UFR LETTRES ET SCIENCES HUMAINES CENTRE DE RECHERCHE TEXTES ET FRANCOPHONIES Thèse de Doctorat de Lettres nouveau régime en Littérature comparée –… [618007]

UFR LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
CENTRE DE RECHERCHE TEXTES ET FRANCOPHONIES

Thèse de Doctorat de Lettres nouveau régime
en Littérature comparée – spéci alité Littératures Francophones

Présentée et soutenue publiquement à l’Université de Cergy-Pontoise
pour obtenir le grade de Do cteur (arrêté du 30 mars 1992)

NOURRITURE ET ÉCRITURE DANS LA
LITTÉRATURE MAGHRÉBINE
CONTEMPORAINE
*
ÉTUDE DE DOUZE AUTEURS

Par
Rosalia BIVONA

Le 6 Octobre 2006

Jury de soutenance
:
Christiane CHAULET Achour, Profe sseur, Université de Cergy-
Pontoise – Directrice de thèse
Jean-Pierre CASTELLANI, PR Univ ersité de Tours, rapporteur
Marc GONTARD, PR, Universi té de Rennes 2, rapporteur
Catherine MAYAUX, PR, Université de Cergy-Pontoise, membre

Remerciements

Au terme de cette étude, je tiens à remercier mon
Professeur, Madame Christia ne Chaulet Achour pour ses
encouragements, ses orientations et sa disponibilité qui n’ont
jamais fait défaut. Qu'elle trouve ici l'expression de ma profonde
gratitude.
Je voudrais remercier tous ceux qui m’ont accordé leur
aide et leurs encouragements, notamment Jacqueline et Claude
Malherbe qui ont bien voulu relire les brouillons et la version
définitive de ce travail, et dont les conseils m’ont été forts utiles.

1Introduction

Ce travail prend force et substance da ns la démonstration que le moment
du repas dans la littérature maghrébine n’est pas seulement un puissant instrument diégétique, susceptible de re ndre à la fois perméables et estompées les frontières
entre appétit et mémoire, savoirs et saveurs, identité et altérité, mais aussi et surtout une façon de combler, grâce aux ve rtus de l’acte de manger, les fractures
historiques, sociales ou ps ychologiques qui ont marqué les pays nord-africains en
général et l’Algérie et le Maroc, dans notre cas spécifique, pendant ces soixante
dernières années.
La convivialité, quand elle se laisse enchaîner à la diégèse, est toujours
destinée à révéler progressivement les vérités profondes des personnages et des
événements, au cours d'une histoire qui n’ est pas nécessairement linéaire. Elle fait
traverser les savoirs, sans en fétichiser au cun : elle les trame dans une spirale qui
déroule une encyclopédie vertigineuse, c ontinuellement écartelée. Le discours
culinaire peut produire une force narrative, parce qu’il est capable de toutes les
connexions, qu’il est intimement lié à d’autres façons de sentir et de voir, différentes de celles qui sont purement narratives. D’où la possibilité d’ouvrir une
analyse aussi large que possible qui touche aux points les plus sensibles de la
production littéraire maghrébine : la de scription ethnographique , l’autobiographie,
l’humour, la modernité textuelle, l’histoire tant individuelle que collective,
l’immigration, le multiculturalisme, et jusqu’à la dimension suprasensible qui
englobe l’individu et le monde environnant.
Les différentes analyses de notre thèse tendent à considérer la nourriture
comme un trait commun à des œuvres qui, dans leurs différences intrinsèques,
expriment, grâce à elle, le rapport avec l’al térité, avec le monde et avec soi-même,

2fondant ainsi non seulement des parcours na rratifs mais aussi une morale : manger
signifie vivre, célébrer la plus honnête des voluptés , suivre l’une des plus
viscérales utopies humaines. Trace laissée par une saveur, itinéraire dessiné sur une table, le parcours peut être détermin é par un plat de couscous ou un verre de
thé, qui deviennent la matérialisation de secrets auxquels on doute d'avoir le droit
d'accéder ; tout repas est une construction de l’esprit, un projet, un préalable, une téléologie, un signe qui s’enracine da ns une dimension géographique, topo-
chronologique et diégétique . C’est un mode de rencontre de la réalité spatiale
expérimentée : indice d’un passage, de la saisie d’un espace, il donne lieu au
travail d’écriture, d’interpré tation puis de lecture, ca r un plat est comme un
tableau, une table dressée est une scène et une salle à manger est un théâtre où
l’on célèbre l’art le plus éphémère, intim e et sensuel : la c onvivialité. Science
totalisante qui se re porte à la physiologie autant qu’à la chimie , à la géographie, à
l’histoire, à la sociologie, à la politique ou à la psychologie, la cuisine est un art
qui impose une mémoire sémantique de s saveurs les plus douces, comme des
parfums les plus persistants.
Rites et rituels : la table confirme ou rassure un ordre établi ; dans l’espace
protégé du banquet, le grésillement du te mps s’arrête. Chaque mets non seulement
prend place au sein d’une culture, d’un te rritoire et d’une histoire, mais assume
aussi une fonction bien précise : être assi s à une table commune signifie participer
à une réciprocité d’appétits et de rega rds, inventer sa propre représentation,
découvrant, justement dans le dynamisme et dans la communion de la nourriture,
la force de l’échange. La re présentation n’est pas donnée de l’extérieur, mais elle
est construite par les conviés , il s’agit d’un ‘festin de paroles’. La parole est à la
fois nourriture et mise en scène : comme si elle était un mets, elle est ‘servie’ entre ostentation et timidité, entre faim et satiété, mais aussi entre langue arabe, berbère et française. Ainsi parole et alté rité, objets du questionnement identitaire,
sont mis en scène dans un face à face du moi avec ses doubles qui montrent sans cesse l’expérience des limites. Alimentant tous les champs de ces langages, la convivialité travaille sur des codes, des savoirs et des expériences partagés, et
devient ainsi le pivot autour duquel tournent les relations romanesques. Car parler
de la nourriture, c'est, de fil en aigu ille, évoquer tout le reste de l'œuvre.

3

Le corpus

Une approche de la littérature maghrébine selon la perspective de la nourriture
oblige, inévitablement, à en négliger d’autres, de même le choix du corpus privilégie parfois des auteurs de grande envergure, et parfois des auteurs qui
appartiennent à la co horte des ‘inconnus célèbres’, qui ne rentrent pas dans les
grands réseaux canoniques. Ainsi, envisageant la c onstruction d’un parcours en
termes gastronomiques, l’éventail qui il lustre cette littéra ture contemporaine
devient protéiforme ; toutefois ces lect ures croisées, qui ne tendent ni à
l’exhaustivité, ni aux parallélismes, permettent de capter des points de
convergence entre les différents vecteu rs diégétiques, thématiques, topo-
chronologiques et stylistiques. Pour pe u qu'on l’examine de près, la culture
maghrébine, telle une nébuleuse de la voie lactée, se dissout en effet en une infinité de composantes, et la réceptivité à cet ensemble d’auteurs – dont les liens sont parfois difficiles à r econnaître, mais demeurent la tents et prêts néanmoins à
provoquer des troubles, des trouées furtives de lucidité – est comme une argile
dans laquelle nous avons façonné notre matière. Comment asseoir ensemble
Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Ali Boumahdi, Rachid Boudjedra, Nina Bouraoui, Mahi Binebine , Driss Chraïbi, Marcel Bénabou, Fouad Laroui,
Mohammed Fellag, Malek Alloula et Moha mmed Khaïr-Eddine à la grande table
d’une thèse, qui est un di spositif bien clos ?

La cuisine cruelle

Notre incursion naît d’une curiosité soulevée, il y a douze au treize ans,
par le roman de Nina Bouraoui La voyeuse interdite . A l’époque, nous préparions
en Italie une première thèse sur cet aute ur, et la thématique violence/nourriture
nous avait frappée ; nos recherches et nos lectures succes sives nous ont alors
conduite à resserrer le compas pour dessiner le cercle de la c onvivialité dans la

4littérature maghrébine. Ainsi nous avons commencé à constituer peu à peu,
pendant nos séjours à l’étra nger et tout au long de lectures plus ou moins
structurées, un grenier de matériaux, d’e xpériences et d’épipha nies qui, quelques
années plus tard, ont été ré élaborés et métabolisés en cette thèse. Au début, notre
pari ne semblait pas mener vers quelque chose d’organique : à première vue, on
pourrait croire que dans cet te littérature on ne mange pas beaucoup. En effet, nous
avons eu du mal, au moins au début, à trouv er de quoi faire notre miel. Il est bien
vrai que les plats s’insinuent secrètemen t dans le texte comme un langage ‘autre’
qui s’amalgame à un système de valeurs so ciales, idéologiques et religieuses, et
conquiert ainsi le monopole des pulsions liées tant à la vie individuelle qu’à la vie
collective. Ainsi, notre moment du repas, jouant son rôle sotto voce , renforçant le
processus narratif, est devenu un petit mor ceau cadré de l’infini romanesque qui
peut être utilisé pour figurer un processu s de réduction ou d’expansion du sujet.
Paradoxalement, la convivialité est devenue une sorte de miroir qui aurait dû
refléter des images fugitives, alors qu’elle reflète ici en réalité des visages et des sentiments vrais et inaltérés. Ce systèm e de projection, de re gards centrifuges ou
centripètes, de jeux d’ombre et de lumière, est une manière de varier la convivialité dans les textes, selon to us les subterfuges de l’iconotexte.
Notre projet initial s’intitulait ‘la cuisine cruelle’. Pourquoi cruelle ?
Habituellement, les arts de la table, où tous les sens sont mis en jeu, n’évoquent
pas la cruauté, mais bien pl utôt plaisir et bien-être, du corps comme de l’esprit. Le
cuisinier sensible sait bien que la nourriture est le mi roir du vécu, aussi fonde-t-il
son art sur des nuances et des gradations, des sauces et jus épais ou légers qui
mettent en relief la matière gastronomique : sa recherche est une patiente quête du parfait accord entre l’âme, l’esprit et le palais.
Dès lors, pourquoi avoir d’abord choisi ce titre paradoxal ? Tout pays, sans
doute, possède dans sa propre tradition au moins un plat que l’on peut qualifier de
‘cruel’, mais notre propos vise plutôt à démêler les fils d’une multitude de saveurs et de situations lourdes de significations im plicites et complexes, à faire apparaître
les différents aspects du moment du repa s, analyser les relations, parfois
ambiguës, qui s’établissent entre l’ordre de la nourriture, de la diégèse et de la
violence. L’adjectif ‘cruel’ ne dénote pa s ici – pas seulement et pas toujours –

5l’insensibilité à la souffrance d’autrui, la capacité d’infliger des tortures physiques
ou spirituelles en se félicitant de sa pr opre indifférence, mais il se situe dans un
éventail d’acceptions bien plus subtiles que nous allons essayer d’élucider.
Le Fils du pauvre 1 de Mouloud Feraoun La Grande maison 2 de
Mohammed Dib, Le Village des asphodèles 3 de Ali Bouhmadi, Le Désordre des
choses 4 de Rachid Boudjedra, La Voyeuse interdite 5 de Nina Bouraoui et
Cannibales 6 de Mahi Binebine: ces six romans n’ont rien en commun, sauf si on
les lit sous le double point de vue de la cruauté de la nourri ture et de la nourriture
de la cruauté. Démêler les valeurs de ces deux termes, souvent si différents et
emmêlés l’un à l’autre, en mettre en re lief les facettes, les engrenages, en
souligner les superpositions tout comme les interstices – combien et comment la
nourriture peut être cruelle – est une tâch e qui demande des instruments bien plus
raffinés que ceux qui sont offerts par l’ analyse du discours, car, tel un appareil
optique, ils multiplient les illusions, agrand issent ou réduisent le monde. On le
verra tout à l’heure, quand les voix des romans dont il est question ici scandent
notre analyse de leurs rythmes, en en s outenant le rythme. La nourriture, qu’elle
apparaisse de manière ponctuelle ou struct urelle, inscrit le te xte entre texture et
structure, fonctionnant comm e une sorte de contrepoint.
Chez Mouloud Feraoun, c’est le cousc ous qui transmet le concept de
dignité/pauvreté avec toutes ses implications, car la nourriture, avant de remplir
un ventre vide, comble une attente collec tive. Ici comme ailleurs, la nourriture
ajoute une syntaxe au vécu, à l’autobiographi e, signant avec le lecteur un ‘pacte
référentiel’. Celui-ci rec ouvre différents rôles au sein de la sphère sociale,
familiale ou affective : à l’intérieur du roman il véhicule le sens, structure le temps et l’espace, assume le rôle de seuil, de démarcation, de rite de passage. Et pourtant
ce couscous n’est qu’un détail, mais qu’es t-ce qu’un détail en littérature ? Y a t il

1 Paris, Éd. du Seuil, 1954.
2 Paris, Éd. du Seuil, 1952
3 Paris, Robert Laffont, 1970.
4 Paris, Denoël, 1991.
5 Paris, Gallimard, 1991.
6 Paris, Fayard, 1999.

6vraiment des détails ? Cette petite partie du texte peut-elle opérer une diffraction ?
Bien que ces bouchées de semoule se placent à la fois sous le signe du politique et
du moral, le détail est souve nt considéré comme ‘inutile’ ou ‘superflu’. Il peut
aussi « révéler un choix esthétique – explique Liliane Louvel – (…) dans ce cas, c’est sa valeur heuristique qui sera soulignée. Il révèle un sens mais aussi un style,
la manière du créateur au plus près du scriptural. On connaît l’importance
politique du ‘détail’, outil de néantis ation discursive d’ une si douloureuse
Histoire, obéissant au même besoin d’ anéantissement d’un peuple, et qui, logé
dans le discours d’un forcené, prend plei nement son sens et envahit le tout. »
7
Ce rôle est particulièrement évident dans La Grande maison de
Mohammed Dib, qui s’ouvre et se conclut avec la voix impérative d’Omar, symbole d’un instinct de liberté indestru ctible, constamment à la recherche d’un
morceau de pain, confronté à la faim, son inséparable compagne et ennemie. Mais
même si, à la fin du roman, la voix du pers onnage se porte sur le signe du pain et
s’y éteint, il n’est plus un enfant, il a des forces nouvell es, revigorées aussi par
l’école française, qu’il faut savoir exploi ter tout en en percevant les incohérences
et en évitant de tomber dans les pièg es idéologiques. Du point de vue chrono-
diégétique, le lecteur est entraîné dans une trajectoire : non seulement Omar
quitte, à la fin du texte, le monde de l’enfance pour entrer dans celui des adultes, mais tout se charge aussi d’un sens nouvea u, tragique et fascinant, comme si lui,
ainsi que tous les autres, avait conscience de s pulsions liées aux tensions de la vie
collective. On perçoit alors nettement le passage de la condition de colonisé à la
condition de révolutionnaire : on a le sentiment que tout et tous sont poussés par
un fort courant sous-marin qui mélange, e nglobe et fait frat erniser, dans un
moment d’empathie absolue, différents niveaux de conscience, lourds d’une
longue mémoire. Le fil d’Ariane de not re enquête nous conduira à travers le
milieu dramatiquement émotif et violen t à l’intérieur duquel s’articule la voix
d’Omar : marquée par le timbre de l’enfa nce, elle donne consis tance à cet espace
diégétique où la faim se transforme en histoire et en conscience politique.
Mais l’histoire n’est pas faite seulement d’événements et encore moins
d’alternatives plus ou moins chimériques ou absurdes, elle est faite surtout de

7 Texte image. Image à lire, textes à voir , Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 177.

7possibilités latentes dans une situation donnée. Les espoi rs d’une génération dans
une saison historique précise font partie de l’histoire de cette saison-là et par suite,
ils ont contribué eux aussi à construire l’ Algérie qui est venue après. La nourriture
parcourt inlassablement l'énigmatique dessin que le récit a tissé par-delà le temps,
croisant les jeux du savoir et de la croyan ce, les destins du groupe et de l'individu,
livrant la construction des relations qui s’ établissent entre l’ordre de la nourriture
et celui des événements et laissant émer ger, à travers les filigranes synchroniques
des souvenirs, des mondes antagonistes et complémentaires.
L’histoire, le temps, l’espace, chaque auteur les aborde dans sa propre
perspective et les structure selon des dichotomies : le champ spatial de la cuisine
lui-même, si périphérique dans l’archit ecture de la maison parce qu’il sépare
nettement l’espace des hommes de celui des femmes, est ‘cruel’ en soi puisqu’il
traduit une réclusion social e. La cuisine es t aussi un espace ra ssurant qui s’oppose
à quelque chose d’inquiétant et de dangereux. D’autre part, la créativité
gastronomique doit rendre compte de ce qui est dit et de ce qui ne l’est pas
(‘cruauté’ du refoulé), de ce qui est licite et de ce qui ne l’est pas, d’où une autre
forme de ‘cruauté’ qui plie toute virtuos ité, comme tout désir de liberté, au
conformisme de la tradition et du rituel. Ma is à côté de la fantaisie, il n’y a pas
seulement monotonie et contrainte – si ce n’ est que la femme peut et doit cuisiner,
toujours et pour tout le m onde – il y a un rapport avec la pauvreté au sens large :
c’est le cas des romans de Dib, mais aussi de Boumahdi.
Chez ce dernier, le signe culinaire est générateur non seulement
d’expansion sémantique, mais aussi de crise narrative d’où dépend l’évolution
diégétique. Le signe est tout d’abord pol ysémique ; tout ce qui concerne la
convivialité n’est pas seulement une sorte de filigrane métatextuelle – où sont mis
en scène les symboles, la parole, l’imaginai re et toutes les émotions qui naissent
des relations problématiques dans un espace de l’enfance à jamais perdue – mais aussi une technique narrative qui met t out en correspondance. Ensuite, le signe
culinaire est un agent réactif qui libère et révèle une substance essentielle de la
diégèse, la fonction réaliste. Dans cet te fonction, le choix des mets et des
moments où ceux-ci doivent être consommé s (avec tout ce qui s’ensuit) permet
aussi bien de garantir une cohérence au niveau référentiel que d’enregistrer,

8préciser des habitudes, des gestes quotidie ns ou des événements qui ont un relief
particulier. De cette somme résulte une superposition d’espaces épistémologiques,
des crises psychologiques et familiales.
Les exemples où la violence suinte de la nourriture et vice-versa ne
manquent pas ; on pourrait en citer bien d’ autres qui apparaisse nt dans toute la
littérature maghrébine, et nous conduisent à la conclusion que l’une des tâches de
l’acte de manger est de traduire les fant asmes de la cruauté dans l’évolution du
récit. La nourriture permet donc d’aj outer à la descrip tion phénoménologique
d’une déjà cruelle expérience de vie, classable aussi bi en au rang d’autobiographie
que de fiction, une violence symbolique ulté rieure. Ainsi, dans le tête-à-tête entre
narrateur et lecteur, un plat, même le plus insignifiant, n’est ja mais neutre et, par
son intensité et sa valeur diégétique, il peut devenir un moyen privilégié de
relation qui contribue à la fusion narrative entre celui qu i lit et celui qui écrit.
Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Ali Bouh madi, Rachid Boudjedra, Nina
Bouraoui et Mahi Binebine nous montre nt comment un plat de couscous, un bout
de pain, des beignets chauds, un méchoui ou trois oranges peuvent être des
auxiliaires importants, car susceptib les de transmettre un imaginaire.

Violence de la nourriture, nourriture de la violence

Cette première ligne bifurque, et une autre logique s’instaure, d’ordre
chronologique. Les héritages ou les formes actuelles de la colonisation inspirent
de nombreux romans : Feraoun, Dib et B oumahdi, à cheval en tre sociologie et
histoire, expriment la pé riode coloniale, alors que Boudjedra, Bouraoui et
Binebine, appartiennent plutôt à une produc tion postcoloniale. Définition difficile,
car l’opposition coloni al/postcolonial tend « à présen ter le colonial comme une
entité homogène et globale à laquelle s’opposerait non moins globalement le
postcolonial. Or le colonial n’est homogène ni dans le temps ni dans l’espace et il
se définit en fonction des pa ys colonisateurs, de leurs méthodes, des époques et de
son évolution interne. (…) La prise en compte de ce problème permettra de
préciser la relation qui peut exister entre, d’une part, type de domination et rapport

9au territoire et, d’autre pa rt, attitudes littéraires. Ce tte corrélation pouvant être
envisagée à travers sa modalité exogène, la colonisation, si l’on se place du point
de vue des Européens ; comme à travers sa modalité endogène, le nationalisme, si
l’on se place du point de vue des Africains » 8. Quel regard jeter sur la
colonisation ? Ruse de l’histoire et de la littérature, se s convulsions restent
toujours présentes et réveil lent des passions dont la France est la caisse de
résonance privilégiée, car elle a structur é un univers mental prégnant qui est resté
vivant même après la décolonisation 9, justement parce qu’il est “expansif”,
disponible, prêt à modifier et à mainte nir chez le lecteur un rapport imaginatif.
A propos de la réception de la littérature maghrébine par un public
occidental, Mohammed Dib a écrit : “si ces Marocains, ces Tunisiens, ces
Algériens tiennent tellement à écrire en fr ançais : qu’ils nous mijotent alors de
bons tajines bien de chez eux”. Il en a été ainsi, et les paroles, r échauffées dans les
vapeurs des kanouns, sont devenues à fur et à mesure croustillantes, mordantes,
chatouillantes, sucrées ou piquantes, aut onomes et post-coloniales, terme qui
correspond à un réexamen de la période col oniale et de la décolonisation mais qui
ne se réfère pas nécessairement à l’histoire. Le temps des règlements de comptes semble révolu. Le roman maghrébin des a nnées 80 assure la transition entre deux
univers, entre plusieurs cultures. Il se nou rrit des apports d'autr es littératures dans
la même situation, ouvre des fenêtres ic i et là-bas, labourant des territoires
insoupçonnés au moyen d'une langue, certes française, mais enveloppée par l'imaginaire arabo-berbère.
Tout phénomène narratif peut aussi être étudié comme fait historique, dont
le point de départ est la variabilité da ns le temps : voilà donc que la cruelle
nécessité de survie s’oppose à la fois à l’horrible boulim ie (voir les figures dignes
d’un tableau de Botero de la grand-mère maternelle et de l’oncle Hocine dans Le
Désordre des choses et La Vie à l’endroit de Rachid Boudjedra) et à la société
décrite par Binebine qui vit so us le signe de la ‘dévorat ion’ et du cannibalisme. La

8 Bernard Mouralis, « Des comptoirs aux empires, de s empires aux nations : rapport au territoire et
production littéraire africaine », in Jean Bess ière ; Jean-Marc Mour a (textes réunis par)
Littératures postcoloniales et francophonie , Paris, Honoré Champion, 2001, p. 26.
9 Cf. Kacem Basfao (sous la direction de), Imaginaire de l'espace, espaces imaginaires , actes de
colloque/EPRI, Casablanca, Univer sité Hassan II, Faculté des Lettres et Sciences humaines I,
1988.

10recherche d’un morceau de pain ou d’une bouchée de couscous s’oppose au
banquet – à son tour ‘cruel’ pour la spéculari té entre le méchoui et la protagoniste
– de La Voyeuse interdite de Nina Bouraoui. Le roma n de Boudjedra est celui où,
au-delà des références culinaires, psyc hologiques et artistiques, s’esquisse en
filigrane tout un rappel d’une résistan ce au pouvoir français, d’une guerre de
libération, tandis que les romans de Nina Bouraoui et de Mahi Binebine ne se
réfèrent pas à l’histoire, ni explicitement aux rapports de culture dominante à
culture dominée, et de ce fait permettent de lire une caract érisation de cette
littérature de plus en plus autonome, voi re transnationale. Ch ez ces auteurs, les
rapports de domination sont plus subtil s, fondés sur l’imposture, l’aliénation.
Vaste conjuration, semble dire Binebi ne, décrivant une vie qui, au nom de
l’économie de l’immigration, ne vaut pas cher.
On relève souvent l'influence de la pe nsée occidentale, et particulièrement
française, sur les écrivains maghrébins. Ma is les idées ont-elles fait souche, les
outils conceptuels ont-ils fonctionné sur la réalité nord africaine ? Le terme de
culture européenne peut se comprendre ég alement de manière progressiste, anti-
impérialiste. C'est la bannière sous la quelle doivent se regrouper les forces
dispersées : une mutation est en cour s et une nouvelle géné ration d'écrivains
s'efforce, par un va-et-vient entre les pôles occidental français/oriental maghrébin,
de développer de nouvelles interrogati ons. Penser une modernité ‘polyphonique’
suppose d’inventorier l'expérience hist orique qui constitue toute modernité.
Boudjedra, lors d’une communication à l'Institut d'Études Romanes de l'Université de Cologne, publiée ensuite dans le Cahier d'études maghrébines ,
déclarait : « Le monde arabe et le m onde maghrébin ne se sont pas du tout
intéressés à l'avant-garde. C'est ce qui fait toute la différence entre le roman algérien ou maghrébin de mes aînés et moi. Le roman anticolonial ne m'intéressait
absolument pas; ce qui m'intéressait, c'ét ait de savoir où en était la littérature
universelle, mondiale. Je voulais le meilleur et tout de suite. Car je ne faisais pas
de complexe d'infériorité ou de complexe du colonisé »
10 . Penser une modernité
plurielle suppose une déconstr uction de l'histoire occi dentale qui se l'approprie,

10 Rachid Boudjedra, Pour un nouveau roman maghrébin de la modernité , in Cahier d’études
maghrébines n°1, « Maghreb et modernité », juin 1989, sous la direction de Lucette Heller-
Goldenberg ; p. 44.

11mais pose aussi la question du rapport à l'Au tre et de la notion d'universalité : tel
est l'enjeu de l'entrecroisement des pensées françaises et maghrébines, de
l’entrecroisement de la littérature et de la peinture, entre autres.
Boudjedra ne montre pas de « belle s images », il superpose des couches
d’histoire dans ses personnages, à traver s lesquels il essaye de montrer les
aberrations de l’Algérie, de l’inceste , du langage. Son roman est un chantier où
s’empile le désordre d’un monde en lambeaux, tant dans les manifestations extérieures que dans la vie intérieure de se s personnages ; là se mêlent le goût et le
peint, les tissus et les sauces, les phantas mes et l’obésité. Les mots et les images
sont tissés ensemble ; chaque mot et ch aque image devant trouver son poids de
chair dans l’espace diégéti que. La nécessité d’analyser Le désordre des choses
sous le double point de vue de la nourriture et de l’art permet de mettre en scène le
côté le plus dramatique de ses personnages.
Le monde boudjedrien est tendanc iellement anorexique, pauvre
d’euphories gastronomiques et pourtant, la nourriture , unie aux saveurs, aux
odeurs, au toucher et à l’espace de la cuisine est l’élément connotatif le plus important de la grand-mère paternelle et de l’oncle Hocine, les deux acteurs du
Désordre des choses . Ils sont déterminés par ces ar ômes et par cet espace, leur
convivialité n’est pas une convivialité sereine où mange r équivaut à parler, ils
restent impassibles et cloués à leur silenc e. Leur obésité boter ienne s’accorde bien
à l’inceste et à une cuisine baroque, ostentatoire et puissante, marquée par la prépondérance des odeurs et des saveurs fortes, si onctueuse que l’on peut
toujours tremper les mains décorées au henné dans les jus, ragoût s, sauces. Ici la
nourriture est un point de révélation en même temps que de cristallisation ;
l’espace de la cuisine, décrit comme un fourmillement de meubles, d’objets,
d’ustensiles et de mets, révèle l’identité des personnages et lai sse à la violence le
temps de se dégager de ces corps et de cet espace.
La voyeuse interdite de Nina Bouraoui met en scène des situations des plus
conflictuelles d’où émergent non seulement le récit d’un passé tourmenté, mais
aussi le malaise du métissage, de l’indéterminé et donc le fantasme morbide de la ‘pureté’. Il s’oppose à tout ce qui est mixte, multiculture l, dont les formes sont
désespérément complexes car en mutation et toujours en deve nir. Décentrement,

12déplacement, dissémination : ces trois te rmes donnent à entendr e les effets du
post-colonialisme : le désengagement de s anciennes puissances coloniales est à
l'origine d'une plus grande circulation des références culturelles non occidentales
qui infléchissent les formes littéraires et artistiques en usage en France. La
voyeuse interdite est un premier roman, un succès éditorial qui ne s’est pas
démenti parce qu’il reflète un mal de vivre dicté tout à la fois par le contexte, par la réalité franco-algérienne, et par les incertitudes les plus intimes. D’où un besoin d’écriture qui explique une façon de voir et de sentir le corps, le sexe et la mort. Il
s’agit d’un roman sur le non-regard, la non-parole : un cri dans ce monde teinté
d’autobiographie. Là jaillit le pourquoi de son écriture. Oui, pourquoi écrit-elle ?
Pour échapper au désir de normalité, un désir qui – poussé à l’extrême – peut
conduire à la folie. Et pourquoi rythmer ce texte avec l’un des plus célèbres
morceaux de Bela Bartók, L’ Allegro barbaro ? Parce que les mêmes assonances
conduisent vers un monde placé sous le signe du désastre, de la violence, de la
chair en lambeaux, tant à l’extérieur que, et surtout, dans la vie intérieure des
personnages. L’ Allegro barbaro mêle donc le musical et l’écrit, les phantasmes et
les personnages, comme il tisse ensemble les phrases et les silences. Il donne à
l’écriture la possibilité de s’exprimer en tant qu’image et en tant que sonorité
autre, car comme lui, et à travers sa qualité, sa direction et sa localisation, il peut raconter un drame.
Mahi Binebine dans Cannibales prend les distances du tragique de son
sujet grâce aussi à des formes d’humour et d’ironie dans le se ns bergsonien, c’est-
à-dire allant contre les automatismes qui bloque nt la fluidité de la vie, dans le cas
présent l’errance, l’immigration désespér ante et désespérée. Avec un sentiment
rageur de gâchis, d'occasions manquées, d'un de stin fantasque et cruel, il atteint le
général par le particulier et le drame de l’immigrati on par les angoisses de ses
personnages ; il dénonce un monde frelaté où le besoin de chercher une vie
meilleure est un leurre, même s'il est parfois tentant de chercher sa place et sa chance dans l’Europe moderne, riche et démocratique ; tout immigré est un
Ulysse dont le voyage est la mé taphore de la vie, et la plus grande illusion, la plus
dangereuse, la plus pernicieuse, est re présentée par cet Occident cannibale qui
dévore l'individu et ne respecte aucun cont rat. Toute Odyssée pose la question de

13la possibilité de traverser les frontière s pour en faire une expérience réelle.
L’Ulysse classique, bien qu’égaré dans le vertige des événements, finit par se
retrouver lui-même dans la confrontati on avec ce vertige : en voyageant d’un bout
à l’autre de la Méditerranée il découvre sa vérité. L’immigré est un naufragé, son
salut révocable est toujours révoqué, le texte tourne non seulement autour d’un
bien-être que l’on n’a pas et que l’on dési re avec une confiance naïve, mais aussi
autour de la survie, premier et inélucta ble impératif de l’homme. Dans cet univers
hallucinatoire et féroce, le cannibalisme devient la métaphore d’une société à la
dérive, oscillant entre un matérialisme exaspérant et un bonheur introuvable, qui
broie l’humanité, qui la renvoie à des pulsi ons primitives, où sont mis en scène les
désirs tout aussi prodigieux qu’insatiables d’un monde qui vit s ous le signe de la
dévoration. Tous les personnages – sauf deux – seront phagocytés : ainsi,
l’Occident pourra participer à ce festin surréel avec des caméras, des micros et des envoyés spéciaux.

La cuisine joyeuse

Peu à peu, fiche après fiche, nous nous sommes aperçue que dans le
rapport du ventre à l'imagination, la cuisin e existait aussi bien du point de vue de
la cruauté que de la joie de vivre et du partage multiculturel. Nous avons pris
conscience qu’elle était capable également de susciter l’hilarité et un humour
profondément authentique faits de rien, di spensés avec nonchalan ce et générosité
par cette grande école qu’est la vie. Ains i, notre projet a pris une forme binaire :
‘cuisine cruelle’ d’un côté et ‘cuisine joyeuse’ de l’autre, les deux reliées par le fil
d’Ariane d’une expérience transformée en conscience aussi large que possible. Le
moment du repas peut produi re, comme s’il était un geys er, une force diégétique,
une réflexion analytique. Il est capable de toutes sortes de connexions et
d’implicites, étant intimement lié à d’autres façons de sentir et de voir, différent
des forces purement narratives parce qu’il se pose au carrefour de la vie publique et de la vie privée. Nous voilà donc dans le monde de Marcel Bénabou, Driss
Chraïbi, Fouad Laroui, Mohammed Fella g, Malek Alloula et Mohammed Khaïr-
Eddine. Chez ces auteurs, selon des moda lités différentes, la nourriture, fortement

14connotée du point de vue social et culturel, établit des relations en refusant, en
acceptant, en partageant bien plus qu’un simple mets, au point que l’on peut lui
attribuer un rôle tout aussi important que celui des ye ux pour le visage, c’est-à-
dire celui de parler mieux et davantage.
Le roman de Marcel Bénabou est une saga typiquement ‘oulipienne’ bâtie
dans le contexte de la judéité marocai ne qui travaille inlassablement sur des
codes, des expériences et des savoirs partagés autour de la nourriture. Elle montre,
sur un mode réjouissant, une structure qui tend à mélanger ce que G. Genette définit comme « histoire (l'ensemble des événements racontés), récit (le discours,
oral ou écrit, qui les raconte) et narration (l'acte réel ou fictif qui produit ce
discours, c'est-à-dire le fait même de raconter) ». Dans ce matériel romanesque
varié et structuré se déroulent deux fils rouges, deux trajectoires qui permettent à
la mémoire de relier les traces individuelle s aux collectives. Ce sont la nourriture
et la religion. Chaque repas, chaque pl at est inséré dans le contexte d’une
explication anthropologi que, philosophique, voire ethnologique, extrêmement
précise : c’est un véritable décalogue de la judaïté. Le rapport entre l’écrivain et cette matière, l’interrogati on sur la création qu’il engend re, la dynamique de cette
écriture nous mènent – pour paraphraser l’essai d’Umberto Eco – à parler de
Scriptor in fabula ; un scriptor très attentif à son lector , prêt à lui laisser une part
de sa liberté de créateur. Ainsi la fiction de vient-elle intelligible dans sa relation et
sa distance au monde du lecteur ou du spec tateur. Il est donc facile d’y déceler un
tour phénoménologique, « un jeu de montre r-cacher qui révèle aussi ce que c’est
qu’écrire, ce que c’est que lire. Une vi e du texte, un travail en mouvement, un
plaisir renouvelé »
11. Toutes les références à la nou rriture permettent d’explorer
un inconscient collectif et d’en faire en même temps un inventaire, avec des
prouesses de légèreté.
Cette légèreté est la base commune qui relie Bénabou, Chraibi et Laroui.
Marocains tous les trois, ils ont bâti leur œuvre sur des situations paradoxales,
amusantes et même cocasses, leur imagination débridée a mis en scène des personnages décalés et des jeux narratifs. Leur maestria est remarquable dans le
jeu des rapprochements culturels, sans jamais se priver des possibilités infinies

11 Liliane Louvel, Texte image. Images à lire, textes à voir , cit., p. 178.

15mises à leur disposition par la langue fran çaise, le dialecte marocain et toute sorte
d’autre piment lexical. Elle a nourri et amusé notre analyse, qui a voulu aussi
chercher les facettes d’une ‘francophonie’ inévitable, décloisonnée, source
intarissable d’un monde narratif bâti su r une double apparten ance culturelle et
linguistique, doublée par les absurdités des engrenages langagiers, car Chraïbi
aussi bien que Laroui s’interrogent sans cesse sur le sentiment maniaque que l’on
a d’appartenir à un idiome, d’être enraciné en lui, nécessairement, naturellement.
Ils témoignent sans complexe sur leur sociét é et ne se laissent pas intimider par le
discours idéologique entretenu autour de la langue : d’où leur force et leur
humour.
Chraïbi, et plus précisément l’insp ecteur Ali, son personnage, met en
lumière des ambivalences et des irrésolutio ns qui ne seraient peut-être pas aussi
visibles, aussi évidentes sans les artifices du double considéré comme procédé d’écriture, ce qui dénote, à plusieurs ti tres, ce roman post-moderne. Brahim
Orourke, auteur de romans policiers à succès, est en train d’écrire son premier
roman politico-social. Toujours hanté par le personnage de l’inspecteur Ali, il
prépare l’arrivée de ses beaux parents éco ssais au Maroc ; cherchant à minimiser
et prévenir leur choc culturel, il va scru ter l'activité nourricière entre frigos et
fourneaux. Ainsi le moment du repas const itue-t-il un processus de visualisation,
un système triangulaire qui os cille entre auteur, personnage et roman en train de
s’écrire ; le point d’énonciation va de l’un à l’autre comme dans un autoportrait
qui est en train de se faire. Encore une fois il est question de reflets, d’effets
d’écrans, de glissements de soi-même vers l’autre, le tout avec une très grande
maîtrise de l’auto-ironie, qui livre l’accès au mode de fonctionne ment de l’écriture
romanesque, un jeu de montrer-cacher qui révèle ce que c’est qu’écrire. Chraïbi se
sert de la nourriture non seulement comme d’une mobilisation d’un savoir, d’un référent culturel et d’un ancrage référentiel, mais aussi comme d’un outil stratégique dans l’expérience de la construction de la dimension
autobiographique, car il est bien inu tile de faire des conjectures sur les
ressemblances ou les différences entre Chraïbi et chacun de ses héros. Si les premiers romans maghrébins comportaient tous une part d'autobiographie, ceux
qui suivent se détachent pour la plupart de la confession meur trie pour enraciner

16leur récit dans une autofiction pleine d’humour et d’ironie. Ce jeu de
dédoublement, à mi-chemin entre la réalité et la fiction, l’identité du personnage
et de l’écrivain, entre le roman écrit et le roman à venir, es t une construction en
abyme articulée herméneutiquement pour mettr e en évidence toutes les coulisses
de la genèse d’une œuvre ; car les livres e ngendrent toujours les livres et les mots
les mots.
Fouad Laroui, en termes d’ appartenance géographique et
communicationnelle, se situe dans le sill on tracé par Chraïbi, même s’il le fait
avec des formes narratives d’engageme nt littéraire et des stratégies
diachroniquement et synchroniqueme nt distinctes. Son pétillant Méfiez-vous des
parachutistes met en scène l’univers de deux personnages diamétralement
opposés : l’ingénieur Machin et le parachutiste, qui, un beau jour, lui est tombé
sur la tête et dont il ne s’est plus libé ré. La caractéristique de ce dernier ne se
borne pas à être l’embrayeur de toutes les situations grot esques, elle est surtout de
produire des prouesses aux fourneaux. Du point de vue sémantique, il est un
personnage-signe, dans le sens d’unité vivante du microcosme réalisée par
l’action narrative, susceptible de puiser son identité dans la combinaison d’un
certain nombre de ‘traits distin ctifs’ – dont celui de faire la cuisine est, justement,
le plus important –, qui n’ont pas une valeur indépendante et absolue, mais
seulement combinatoire. Du point de vue narratif, tous les plats que prépare
Bouazza – ainsi s’appelle le pa rachutiste – représentent un détail qui permet de
faire la navette entre le tout et la pa rtie, dans une activité de déchiffrement
dynamique.
Feraoun, Dib et Boumahdi étaient les auteurs les plus faciles à regrouper
car leurs œuvres ils comportaient toutes une part d'autobiogra phie et reflétaient
une période historique, une société colonial e et une enfance tourmenté par la faim.
Mais nos trois derniers auteurs, Fella g, Alloula et Khaïr-Eddine, se veulent
inclassables. Ils sont sûrement les plus difficiles à regrouper, car les qualités mêmes de leurs œuvres, inhérentes à la fois à leur structure originale et à l'objet de
leur discours, les situent nettement à part de certaines lignes choisies pour notre
corpus. Ils écrivent des text es très différents les uns de s autres, mais animés par
une même passion pour le divertissement et l’humour, doublée d’une réflexion

17inquiète sur l'écriture et la langue. Ces text es ne sont pas des romans de facture
classique, surtout ceux de Alloula et de Khaïr-Eddine : ces sont des récits
traversés de flots poétiques, écrits so us la dictée d'une voix intérieure.
Comment réussir un bon petit couscous de Fellag et Les Festins de l’exil de Malek
Alloula ne rentrent pa s tout à fait dans la catégorie des romans, ni da ns celle de la
littérature maghrébine dite ‘sérieuse’ ou de toute manière, de référence. Nous
avons tenu à insérer également dans notre corpus ces éléments de paralittérature
car cette dernière fait depuis quelques déce nnies l'objet de plus d'attention et, de
ce fait, souffre moins de préjugés auprès des chercheurs, qui l'ont peu à peu
imposée dans le corpus des genres ét udiés et ont parfoi s contribué à sa
valorisation. Ces textes disent la société, aussi bien sous forme de sens commun et
de postures idéologiques que de singularité s réelles. D’autre part, ils permettent
d'évaluer plus précisément la nature du champ littéraire à travers son activité de
lecture concrète, et des modes d'existen ce et de circulation du fait littéraire
proprement dit. Dans leur ligne de détermination beaucoup de ces oeuvres
développent des façons de dire et de sy mboliser, des stratégies nouvelles et des
configurations, qui méritent le détour analytique. Enfi n, cette contre-littérature,
même si elle n'est pas revendiquée en ta nt que telle, participe, avec certaines
écritures majeures du paysage littéraire maghrébin, à la mise en crise du roman traditionnel.
Les textes de Malek Alloula et de Mohammed Fellag créent un espace
diasporique transnational à tr avers la sémiotique de la nourriture où les habitudes
culinaires maghrébines constituent un lien important entre la France et l’Algérie. Ce rapport est médiatisé par les paramètr es de l’exil et l’immigration, car la
marginalisation socio-économique des immigr és de la diaspora nord-africaine est
compensée par la richesse de leurs tradi tions gastronomiques. C’est alors que se
tisse une affinité ‘culturelle’ qui transc ende les barrières de la race et des
frontières, une amitié motivée par le no madisme culturel de la nourriture. Ces
textes se concentrent, avec humour, mais aussi avec amertume, sur la douleur de l’exil, les difficultés d’adaptation et d’assimilation, sur la vie des immigrés
maghrébins. En même temps, ils soulignent l’importance de la mémoire, de la résistance culturelle par le dynamisme de la nourriture dans un contexte de

18ghettoïsation urbaine. Ainsi la nourriture fournit la langue même de l’immigration
qui s’inscrit dans une vision de l’identité et de la différence.
Le texte de Fellag et celui de Alloul a sont tous deux des écrits éclatés,
flamboyants, qui prennent chez le premier le parti du rire démys tificateur, chez le
deuxième le parti du journal, où la nourri ture se conjugue à un art de vivre dont
l'esthétique est à venir, comme une véritable utopie légère et festive. Ils représentent pour notre thèse non seul ement des produits dont le statut
symbolique, à savoir celui de la minorisati on, est appelé à être analysé et évalué
afin de rendre compte de leur dynamique d'existence dans la vie littéraire du
Maghreb, mais aussi une cui llère rase de géographie et d'histoire, un nuage de
nostalgie savoureuse autant que sérieuse et une pincée de fantastique et
d'imaginaire, le tout rehaussé d'un brin de poésie et d’humour…
Rien de plus simple, rien de plus di vertissant, de plus drôle même que de
lire Fellag. Homme de théâtre, il est pr êt à épouser indissolublement l’humour
dont sont imbibées toutes les situations qu’il met en scène, prouesses diégétiques
saupoudrées de son rayonnant gé nie verbal, tout en bafoua nt sans hésiter tous les
stéréotypes auxquels sont soumis pêle-m êle les Français et les immigrés. Le
couscous est un plat national français ? Voilà un phénomène surprenant. En vertu
de quoi le plat national maghrébin jouit-il d'une telle considération ? D'où lui vient
cette allure de mets exquis dépourvu de failles ? Peut-être d’une intégration
pendant si longtemps souhaitée mais jamais réalisée ? Lorsque le terme
‘intégration’ fait son apparition dans le s années 1980, il séduit : contrairement à
l’‘assimilation’, il semble admettre le respect de la culture, des traditions, de la
langue et de la religion des nouveaux citoye ns français. Mais, à l’usage, il se
révèle piégé, et il n'y a pas d'échappato ire possible. Sur ce piège s’ancre la quête,
parfaitement naturelle et humaine, de l'étrange et de l'absurde dans les relations franco-maghrébines. Dans les bas-fonds de la société multiraciale qui maintenant
caractérise de plus en plus l’hexagone où tout un chacun évolue, une si belle unité
ne se ressent guère. Aujourd'hui plus qu’hier , il est bien facile de faire traverser
les frontières à des cultures, à des religi ons, mais non à la nourriture, du moins,
pas tout à fait, malgré la mondialisation. Voilà le miracle. La culture de France
remplacée par culture en France, perçue comme un tout, comme quelque chose de

19beau et de bon dont on ne saurait jamais a ssez vanter les mérites, et pourtant on ne
peut se défaire du sentiment que dans le multiculturalisme seul réside le véritable
salut. Et quoi de plus multiculturel que le couscous ? C’est un plat que l’on ne mange pas au restaurant mais en famille, et de couscous il y en a vraiment beaucoup, avec des brochettes d’agneau, de poulet, de mouton, des merguez, des
légumes cuits dans leur bouillon, raisins et pois chiches. Il y a aussi le couscous
algérien, et là c’est une tout autre hist oire. Relevé ou sucré, il est un plat de
communion, une sorte d’ espéranto gastronomique qu’il fa ut manger fumant car il
ne gagne rien à attendre dans une marmite sous un couvercle opprimant. Dans le texte de Fellag ce constat se conjugue non seulement avec les manières de table,
mais aussi avec la pudeur, la politique, les rites sexuels, le sport, les règles de
savoir-vivre, les frontiè res et les passages de la vie privée à la vie publique, et plus
généralement ce qui a trait à l’histoire – obligatoirement sociale, culturelle et
politique – des relations entre les corps et les esprits, des manières de vivre, de
refuser, de craindre ou de rechercher le corps et les esprits des autres.
Malek Alloula, lui aussi homme de théât re et poète, nous livre un texte qui
n’est pas un roman au sens strict ; moin s astreint aux contraintes du réalisme, il
nous offre la liberté du temps de l'imag inaire. A mi-chemin entre le roman, le
journal et le recueil de recettes, méta phore d’une longue et complexe promenade
entre pensées et souvenirs tous reliés à des mets, à des arômes, Alloula nous
transporte dans les produits de sa terre, prêts à être élaborés jour après jour comme des œuvres d’art. Ainsi il évoque, co mme s’il était une sorte de gardien du
patrimoine gustatif algérien, tous ces plat s qui, pour des raisons très variées, lui
tiennent à cœur, donnant vie de la sorte à un véritable scénario gastronomique
dont la chorégraphie change tous les jours. Ses digressions, quand elles se laissent
enchaîner à la narration anecdotique, ne c ontraignent pas le lecteur à s'en tenir à
une sorte de trame, avec une implicati on d'événements destinés à révéler
progressivement la vérité des personna ges ou des lieux, au cours d'une histoire
nécessairement linéaire. Ses hésitations, ses digressions, ses souvenirs, ses miroirs
sont consacrés à une sorte de route droite et solair e où les personnages perdent
leur mystère fondamental. Il ne s’agit ni de fastes culinair es ni de banquets
opulents, mais du moment du repas dans sa transparence la plus pure, capable de

20transmettre la valeur d’une pincée de sel ou d’une soupe de ha ricots. Oui, car la
soupe est toujours présente sur n’impor te quelle table, célèbre ou anonyme,
ménagère ou branchée : c’est un mets uni versel et probablement l'une des
premières nourritures un peu élaborées capables de remplacer la parole.
Matière parfois brute, parfoi s élaborée par la diégèse, Les Festins de l’exil
répond à des goûts, des nostalgies, des exigences de localisation spatio-
temporelle. Comment dater cet événement, comment expliciter cette émotion s’il n’y avait pas eu cette shorba ou ce ta jine ? La rencontre d’un mets avec un
souvenir ou une image est une contingence merveilleuse et, pour pouvoir en parler, il faut faire remonter à la surface la rare émotion d’une saveur et d’un arôme. Il s’agit d’une complicité très particulière, et cette recherche qui va parfois au-delà de la littérature est un ‘pré-tex te’ où toute bouchée est l’expression parfois
mélancolique, parfois ironique, parfois paradoxale de la maghrébinité.

Il était une fois un autre monde

Le dernier élément de notre cor pus est le roman de Khaïr-Eddine Il était
une fois un vieux couple heureux . Pourquoi ce choix ? Parce que Khaïr-Eddine
représente toute une époque , parce que ce texte est un testament à la fois
personnel et universel, capabl e de ressusciter un passé à travers ses expériences
marquantes, parce qu’il décline un monde où l'histoire n'a plus de pourquoi, mais
simplement des rapports de force, de sé duction, parce que ce roman témoigne de
l’aboutissement d’une œuvre qui avait comm encé sous le signe de la nécrophagie
et qui se termine sous celui d’une nourri ture saine capable de nourrir le corps et
l’esprit ? Pour tout cela sans doute, mais aussi pour une autre raison : le besoin
d’articuler les frontières de notre thèse. Mohamme d Dib au début, Mohammed
Khaïr-Eddine à la fin. Ainsi, de la même manière que les deux extrêmes de cette
étude finissent par s'interpeller dans not re lecture, chacun d'entre eux procède
d'une stratification relativement complexe . Algérien pour le premier, Marocain
pour le deuxième, leur œuvre constitue une question cruciale dans le champ de la
littérature maghrébine. Le corpus construi t son sens au sein de la relation des

21œuvres traitées et en ce qu’ elles ont d’instable, mais au ssi par le rapprochement et
la confrontation des espaces textuels qui l’ouvrent et qui l’achèvent, qui
déterminent d’un point de vue spatial, ch ronologique, sociologi que et historique,
des lieux d’entrée et de sortie. Cette arti culation, dans la genèse de notre thèse,
veut aussi faire dialoguer, sur d’autres plans, la ‘cuisine cruelle’ et la ‘cuisine
joyeuse’, dans le dessein de dévoiler d’ autres effets de sens que nous avons
recherchés dans des symétries, des c ohérences, des écarts, voire des courts-
circuits. Cette ‘co rrespondance’ des frontières de notre travail permet aussi
d’imaginer des mécanismes de ‘relance’ du te xte, de sa lecture et de son sens.
Le roman de Khaïr-Eddine, avec ses liens intertextuels et méta-textuels, sa
dimension suprasensible, s’ouvre sur d’au tres expériences, dé plaçant ainsi les
fonctions et le sens de la conclusion au sens strict du terme. Il était une fois un
vieux couple heureux montre les enjeux d’une conna issance analytique du monde
sensible et suprasensible qui entoure l’homme. Dans la mise en fiction des
mondes post-coloniaux, l’appel aux sagesse s ou aux spiritualités est également
significatif, et s’insère dans la recherche de figures de sens alternatives au règne
de la marchandise globalisée, de la corru ption, de la violence, du totalitarisme
parfois. La présence du spirituel peut ou doit être observée aussi en dehors des
considérations socio-politico-culturelles, comme une dimension parfois essentielle
du devenir des personnages en quête d’un sens, d’une Altérité, d’une réponse qui
se situerait au-delà des éléments matéri els ou rationnels. Dans cette sorte de
testament littéraire et spir ituel, ce processus est d’abord une ouverture qui
s’impose de l’écrit vers la parole poétique orale, telle que citée ou reconstituée dans l’écrit, ou encore telle qu’affleurant dans l’écrit et rec onstituable par une
« archéologie » du discours qui lui assure une représentation. Cette parole est
aussi une métaphore privilégiée pour penser , toujours aussi fortement comme une
quête du sacré, toutes les forces qui fo rment et transforment un imaginaire, un
paysage et une identité.
Il est difficile de dire si un développ ement démesuré de la technologie peut
détruire la nature ou bien s’il est une ma nifestation de la vitalité de la nature
même. Toute catastrophe est, peut-être, en harmonie avec d’autres événements,
même si dans un futur très proche et da ns une vision immanente, toute une région

22et une génération sont en danger. La dé sertification ne troublera peut-être pas
l’ordre cosmique mais elle aura sûrement des conséquences désastreuses sur le
rythme et sur l’espace d’une communaut é ; car la nature malade, mourante
parfois, est un mal qui saccage aussi l’écologi e de l’âme et de l’esprit. En face du
mal, de l’usure, en face de la lassitude ou seulement de la fatigue, où retrouver la
sérénité et le bonheur ? Du côté de la poésie, sans doute, qui sauvera le monde. Sans la poésie, on ne peut pas découvrir t out ce qui est caché et qui ne se dévoile
que sous les yeux des illuminés . Le Vi eux, protagoniste du roman de Khaïr-
Eddine en est un, double de l’auteur, fruit ul time de tout son parcours poétique et
narratif, il est le médium d’une musique sidérale qui nous rappe lle que l’univers a
des points de convergence. Toute plante, comme tout être vi vant, n’est pas une
simple machine qui absorbe des substances, au contraire il faut y voir un ensemble
d’actions qui proviennent du soleil, de la lu mière, des astres et des forces de la
terre, qui permettent de développer de manière équilibrée un organisme en
harmonie avec le monde sensible et suprasen sible. Ce monde est présent dans tous
les mets qui jalonnent le roman. La nourritu re décape et recrée, elle n’aurait aucun
intérêt si elle n’était pas capable de donner une réponse aux questions qui
poussent à remonter plus ha ut que ce que l’on voit.
Toute nourriture dépend de l’appartenan ce à une culture, à un territoire, à
une histoire, la même recette existe sous un nombre de vari antes infinies, et
pourtant il est possible d’affirmer qu’ell e constitue un langage universel, surtout
dans une époque où la peur de ne pas a voir à manger a été remplacée par la peur
de ce que l’on mange, car les pesticides, cons ervateurs, colorants et autres additifs
ôtent toute vitalité et dignité aux plan tes et aux animaux. Toute nourriture est
aussi un microcosme où se retrouve la musi que et le sens du m onde, car elle a une
mission à remplir, plus profonde que celle de plaire et de rassasi er : la santé du
corps n’est qu’un moyen pour obtenir la sa nté de l’âme. Ainsi le vieux couple
amène-t-il le lecteur à pr essentir une quatrième dimension, celle qui conduit aux
portes de la mort, certes, mais aussi de la prophétie, car la vie n’est pas faite
simplement pour être vécue, elle l’est surt out pour être comprise. Ce texte laisse
une sorte de vide de la compréhension, pour souligner qu’il y a dans les choses quelque chose d’autre que l’on n’arrive pa s à pêcher dans la mer de la réalité.

23Voilà pourquoi le poème mystique console, soulève, oriente le Vieux : à la fin de
sa vie, grâce à une grande pr atique morale, il montre qu’ il a dépassé le désir, la
rage, toute lourdeur de l’esprit. Diffi cile ne pas voir dans ce texte l’ultime
testament de Khaïr-Eddine, qui en est arrivé à ces pages posthumes, reflet
irrésistible d’une vie, d’ une mémoire, d’une poétique capable de briser les
prétentions de tous les langages et de t outes les aspirations à un progrès aridement
technologique, qui ne tient pas compte des émotions et des réalités. La solution au
drame de la nature violée, privée de ses éclats, n’est pas dans un temps ou dans un
espace, mais dans quelque chose d’intime, qui n’est ni oriental ni occidental, que chacun possède ; c’est pourquoi le Vieux vit dans un moment soustrait à la
tyrannie du temps, une sorte d’éternité qui lui permet de ressen tir en lui l’univers
environnant.
Personne ne connaît la recette du bonheur, les mets et les boissons les plus
sains ne consolent pas un esprit sombre et aride. Ainsi, faisant succéder à un
sorbet au citron un thé à la menthe, à un petit gâteau aux amandes ou au miel un
café ou toute autre boisson digestive, dans cette étude, nous avons essayé de
déployer une longue bande blanche pour réun ir, dans une gourmandise équilibrée,
Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Ali Boumahdi, Rachid Boudjedra, Nina Bouraoui, Mahi Binebine, Marcel Bé nabou, Driss Chraïbi, Fouad Laroui,
Mohamed Fellag, Malek Alloul a, Mohammed Khaïr-Eddine.
Ce banquet intimement vécu, premier et ultime horizon de notre analyse,
voudrait être comme l’air qui donne à la flûte le son, il ne voudrait pas mettre un point final mais continuer à creuser, phrase après phrase ou roman après roman,
pour atteindre d’inaccessibl es dimensions qui, en conjuguant les analyses
conceptuelles au fables exemplaires, mont reraient des épousailles indissolubles et
heureuses entre nourritu re et littérature.

24

PREMIÈRE PARTIE
LA CUISINE CRUELLE

25
NOURRITURE ET SOCIÉTÉ COLONIALE
MOULOUD FERAOUN, MOHAMMED DIB ET
ALI BOUMAHDI

26
Pour un plat de couscous : nourriture et diégèse dans Le Fils du
pauvre de Mouloud Feraoun

Aujourd ’hui cette indigence, fièrement,
noblement supportée par les miens fait ma
gloire. Alors, elle me semblait une honte
et je la cachais de mon mieux.
Michelet cité par Mouloud Feraoun en
épigraphe à la deuxième partie de Le Fils
du pauvre.

Avec Mouloud Feraoun, le grand écrivain be rbère assassiné à la veille de
l’indépendance par un commando de l’OAS, s’ouvre un nouvel espace,
extrêmement singulier, aux nervures souvent tragiques : la littérature algérienne
en langue française. Le Fils du pauvre 12 est sans doute un ‘roman fondateur’, une
œuvre importante, inaugurale, non seulemen t parce qu’elle enregistre, interprète,
traduit une identité, un espace et un temps, non seulement parce qu’elle représente la volonté de se faire entendre, accep ter et comprendre, affirmant un Moi en
réponse aux images stéréotypées et caricat urales fournies pa r le colonisateur
13,
mais parce qu’il est habité par l’imbricat ion des langues et des imaginaires qu’il
continuera inlassablement à faire évoluer.

12 Paris, Éd. du Seuil, 1954. Toutes les citations s ont extraites de l’édition de poche coll. ‘Points’.
13 Christiane Achour affirme, à juste titre, que « les premières œuvres ‘nationales’ en temps de
colonisation ont été d’abord des réponses aux images déformées et falsifiées du monde colonisé ».
Mouloud Feraoun. Une voix en contrepoint , Paris, Silex, 1986, p. 33. En effet l’autobiographie
tout en transmettant une expérience qui se veut pe rsonnelle et originale, déclenche le soulèvement
d'une parole singulière dans les plis de la langue collective. Elle est la forme la plus apte à soulever
des problèmes intéressants aussi bien au niveau identité/altérité qu’au niveau réalisme/exotisme. En effet, tout en transmettant une expérience qui se veut personnelle et originale, elle sollicite la
médiation de la littérature qui se reconnaît en pa rticulier dans l’investissement des topoï et des
lieux communs, ce qui le place nécessairement au po int de rencontre problématique entre regard
du colonisé et regard sur le colonisé. Intégrant des esthétiques différentes, notamment par le fait
d’une nouvelle conception de l’es pace et du rôle désormais attribué au sujet regardant, le roman
s’enrichit ainsi des techniques descriptives, dérivées généralement des modèles imposés par l’école coloniale.

27Feraoun est l’un des grands pionniers de cette littéra ture, non seulement
pour une question simplement chronologique, mais aussi parce que son écriture
représente une espèce de capital symboli que susceptible de contenir les qualités
qui, aux yeux de Guy Scarpetta, rendent e ssentiel le roman : explorer un territoire
encore vierge, inventer une forme na rrative et rendre ces deux aspects
indissolubles 14. Le Fils du pauvre constitue une radiographie poétiquement
cristalline d’un milieu rural : Tizi (derrière ce toponyme très vague qui en tamazight veut simplement dire ‘colline’ se cache Tizi-Hibel , où Feraoun est né
en 1913) est un village perché, semblable à tant d’autres, où l’on vit d’agriculture,
d’élevage, où les femmes tissent, fabrique nt des objets en terre cuite. Nous ne
reviendrons pas sur la question, si l onguement débattue, du réalisme, de la
narration ethnographique
15 ou de l’autobiographie, nous nous bornerons à dire
que son personnage, Menrad Fouroulou, est son double 16. C’est à partir de celui-

14 Cf. Guy Scarpetta, L’Age d ’or du roman , Paris, Grasset, 1996.
15 Christiane Achour, dans l’essai cité plus haut, explicite le sens à donner au terme
‘ethnographique’ : il s’agit en effet de traduire une société non écrite en superposant son propre
discours à ceux déjà produits. Le problème de la langue comme outil neutre de transmission se
pose, car ‘la langue peut copier le réel – la langue est seconde par rapport au réel (elle l’exprime,
elle ne le crée pas, elle lui est ‘extérieure’)’ ). Cette création romanesque insiste sur le rôle
fondamental de la langue qui permet d’un point de vue pratique et herméneutique des usages
réfléchis susceptibles d’interroge r l'histoire. Ainsi l’ambiguïté s’enkyste au cœur même de
l’écriture. « Seule la transgression linguistique, affirme toujours Christiane Achour, pourrait
remettre en cause la cohérence qu’instaure la fiction. Mouloud Feraoun se pose en face de son
passé, de sa culture, de sa société, de son enfan ce, mais non en face de son écriture : il reproduit
fidèlement le modèle imposé ». En effet notre auteur, tout comme ceux de sa génération, illustre
une langue qui se nourrit de l'alchimie sociale do nt l’Algérie est le théâtre abasourdi. Le rôle du
français est donc non seulement celui d’explorer les plis des visions, des savoirs, des cultures
partagées de gré ou de force, mais surtout celui d’opérer une pratique de la déroute. Pourtant,
continue Christiane Achour, « s’il n’est pas sûr qu e l’écriture subversive suffise à transformer le
rapport de l’écrivain à sa bipolarisation culturelle, il est certain en tout cas que la reproduction est
marque d’adhésion d’autant plus profonde qu’elle n’est même pas questionnée. C’est dans
l’utilisation des langues et des cultures qu’il possède que l’écrivain dévoile son rapport à la langue
imposée et à la langue oubliée, refoulée ou mise en veilleuse. C’est, en ce sens, qu’on peut parler
d’‘écriture assimilée’, c’est-à-dire d’une écriture qui ne peut transmettre, intégrer le potentiel
linguistico-culturel d’origine dans la langue imposée mais seulement le citer… » Mouloud
Feraoun , cit., pp. 56 – 57.
16 Le roman a été incontestablement étiquetté comme autobiographique, au point que souvent la
vie de Mouloud Feraoun a été celle de Fouroulou Menrad et vice-versa, mais il faudrait peut-être douter de certaines évidences : Maurice Le Rouzic démontre que le rapport entre l’auteur et son
œuvre n’est jamais exempté d’ambiguïté et que Feraoun, comme tout romancier, a naturellement
cédé au charme de l’imaginaire. Cf. « Ecritures autobiographiques chez Mouloud Feraoun » in Martine Mathieu (sous la direction de), Littératures autobiographiques de la francophonie , Actes
du colloque de Bordeaux 21-23 mai 1994, Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 45 – 56. Cf. aussi
Mouloud Feraoun, « Fouroulou Menrad » in L’Anniversaire , Paris, Éd. du Seuil, 1972 et les études
de Jean Déjeux, « Mouloud Feraoun ou l’homme-frontière » in Littérature maghrébine de langue

28ci que la description fidè le de la réalité de la Kabylie entre 1920 et 1930, se
déploie. Nous ne ferons porte r notre analyse ni sur le styl e, ni sur la réception, ni
sur les échos, pourtant forts et significatifs, de la litt érature française ou de la
tradition orale berbère 17, pas plus que sur l’effet de l’acculturation sur cette
première génération d’écrivains. Notre poi nt de départ est une interrogation de
Robert Elbaz et Martine Mathieu-Job : « Da ns ce premier roman – disent-ils dans
leur essai – on ne questionne ni ses origin es ni ses allégeances ; l’identité kabyle
(est-ce là une manifestation de la fo rce de cohésion d’un e minorité toujours à
part ?) est un donné irréfr agable. Feraoun, en tant qu’écr ivain, ne se pose pas la
question de savoir s’il est du côté du co lonisateur ou du côté du colonisé, du
moins dans ce premier jet romanesque. Il est Kabyle, c’est tout. Il n’y a pas de déchirement au niveau de l’identité, comme chez un Khatibi, un Memmi, ou un
Chraïbi, par exemple. Il y a, en re vanche, une préoccupation fondamentale
d’écriture et d’installation dans l’espace de l’écriture. Pour lu i, la question n’est
pas : qui suis-je ? mais : comment écrire celui que je suis ? Comment poser ma propre parole ? »
18
A la question ‘comment écrire celui que je suis ?’ Robert Elbaz et Martine
Mathieu-Job tenteront de répondre en suivan t le chemin de l’initiation à l’écriture,
nous suivrons, quant à nous, la ‘route du couscous’. Nous entendons par cette
métaphore tous les nœuds diégétiques où le moment du repas, comme s’il était le
filetage d’une vis, a un rôle déterminant car permettant l’évol ution des faits, la
connaissance des lieux et des personnages. Ce propos, qui vise à démêler les fils d’une multitude de gestes, saveurs et situations lourds d’implicites et complexes significations, à faire apparaître les di fférents aspects du moment du repas,
analyser les relations, parfois ambiguës, qui s’établissent entre l’ordre de la
nourriture et de la diégèse, peut, à not re avis, dans une vi sion à plus grande
envergure, être porteur dans une lectur e de toute la littérature maghrébine.

française. Introduction générale et auteurs , Sherbrooke, Naaman, 1973, pp. 114 – 142 et de
Marie-Hélène Chèze, Mouloud Feraoun. La Voix et le silence , Paris, Éd. du Seuil, 1982.
17 Cf. Jeanne Adam, « Influence d’un conte kabyle et de quelques romans coloniaux sur Le Fils du
pauvre de Mouloud Feraoun », in Giuliana Toso-Rodinis (sous la direction de) Actes du congrès
mondial des littératures de langue française , 23-27 mai 1983, Padova, Ce ntro Stampa di palazzo
Maldura dell’Università di Padova, 1984.
18 Mouloud Feraoun ou l ’émergence d ’une littérature , Paris, Karthala, 2001, p. 22.

29
Authenticité, vérité, simplicité

Le Fils du pauvre est le récit de l’enfance pa uvre d’une vie réelle, fragile
comme le verre, destinée à être ensuite br isée à quarante neuf ans à peine. Feraoun
a été instituteur dans sa Kabylie, continuant dans la vie le monde de ses romans et
vice-versa, ou plutôt, vivant comme il écrit. Son écriture est le revers d’un
expérience humaine qui, bien qu’a priori s ubjective, peut être partagée par toute
une communauté : il met son histoire en commun avec son peuple et transcende
les limites qui circonsc rivent sa singularité 19, d’où une espèce de miroir qui
révèle, éclaire et approfondit un espace, une identité, l’âme d’une génération (et
de celles qui suivront), qui y reconnaît se s propres inquiétudes et sa propre réalité
dure et prosaïque.
Mais si la mort de cet homme (sembl able à beaucoup d’égards à celle d’un
autre grand auteur berbère : Tahar Djaout) a tant marqué les consciences, ce n’est pas seulement en raison de la parole collective au nom de laquelle il a écrit et
œuvré, mais en raison de sa grande honnêteté, transparence, simplicité, douce
intelligence – dirions-nous en deux term es qui nous semblent exprimer plus
fidèlement notre pensée – qui lui ont permis de rester fidèle à l’enfant qu’il était.
C’est pourquoi Le Fils du pauvre est plus qu’une autobiographie et bien plus
qu’un roman ethnographique
20.
Le volume s’ouvre sur la figure de l’aute ur qui – en itali ques – explique au
lecteur comment Menrad Fouroulou s’est décidé à faire face au nombreux

19 Cf. Paolo Jedlowski, Storie comuni. La narrazione nella vita quotidiana , Milano, Bruno
Mondadori, 2000, p. 37.
20 « Même si l’œuvre de Feraoun, comme celle de Séfrioui, libellées injustement ethnographiques,
n’a pas été une révolution du langage (un luxe que ni Séfrioui ni Feraoun ne pouvaient se
permettre étant donné l’état d’urge nce dans lequel ils opéraient), elle aura néanmoins ouvert la
voie à une littérature authentiquement autochtone. Feraoun et Séfrioui auront ainsi été parmi les
premiers écrivains maghrébins à faire parler, pour la première fois depuis l’avènement de l’ordre
colonial, l’inconscient de tout un peuple condamné au silence, et cela non seulement par une
manipulation habile du réel qui nous fait entrevoir un réel intérieur, le surréel, mais aussi dans la
langue du colonisateur. » Hédi Abdel-Jaouad, Fugues de Barbarie. Les Ecrivains maghrébins et le
surréalisme , Les mains secrètes. Centre d’Etudes Sur Les Littératures Francophones d’Afrique du
Nord, New York – Tunis, 1998, p. 68.

30obstacles qui s’érigent, tenaces, lorsque l’on veut coucher sur le papier ses
pensées :

Il s’est mis au travail en 1939, au mois d ’avril, pendant
les vacances de Pâques. Heureux temps !
Devant les innombrables obsta cles qui se dressent à
chaque tournant de phrase, à chaque fin de paragraphe, devant les mots impropres, les tournures douteuses et les adjectifs insaisissables, il abandonne une entreprise au-dessus de ses forces, après avoir rempli un gros cahier
d’écolier. Il abandonne sans esprit de retour, sans colère.
Dans sa classe, il y a un modeste bureau tout noir.
Dans l ’un des deux tiroirs, le chef-d ’œuvre avorté gît
aujourd ’hui, oublié, entre un cahier de roulement et des
fiches de préparation comme le cinquième œuf de la
fauvette que l ’oiseau et ses petits laissent
dédaigneusement dans le nid inutile.
Nul n ’est maître de sa destinée, ô Dieu clément ! S’il est
décidé là-haut que l ’histoire de Menrad Fouroulou sera
connue de tous, qui peut enfreindre ta loi ?
Tirons du tiroir de gauche le cahier d ’écolier. Ouvrons-le.
Fouroulou Menrad, nous t ’écoutons
21.

Oui, écoutons-le, et voilà que s’ouvre l’ autobiographie dans l’espace de la
Kabylie, un espace sûrement aussi beau que bien d’autres mais justement ce ‘comme bien d’autres’ doit être revisité, co rrigé, repensé car, en fait, il ne l’est
pas. Avec ce bonjour explicite lancé au pr obable voyageur qui, le nez collé à son
guide, ou l’esprit encombré de stéréotypes créés par le colonisateur, visite cette
région, vérifiant si ce qu’il a lu ou su correspond bien à la réalité, Feraoun se
transforme en accompagnateur. Il prend pa r la main, discrètement, ce ‘lecteur-
touriste’ à travers un paysage, une sociét é, une époque et le mène le long de
sentiers inédits, loin des clichés, des idées à la mode, en faisant de lui un témoin
actif. Il démontre ainsi, indi rectement, que celui qui lit Le Fils du pauvre doit se
charger aussi d’une littératur e dont le passé est non seul ement l’ancien souffle de
la tradition orale berbère, mais aussi le récit para-colonial et/ou exotique.
C’est, nous semble-t-il, le sens pr imaire et véritabl e de l’œuvre de
Feraoun : préparer une nouvelle possibilité pour ‘dire’ le monde, mais en tant

21 Le Fils du pauvre , cit., pp. 10 – 11.

31qu’écrivain et dans la perspective qui lui est propre, chargé de la responsabilité
dont il a été investi par la vérité d’ écrivain conjugu ée à celle d’homme.

Le touriste qui ose pénétrer au cœur de la Kabylie admire
par conviction ou par devoir des sites qu’il trouve merveilleux, des paysages qui lui semblent pleins de poésie et éprouve toujours une indulgente sympathie pour
les mœurs des habitants. […] Mille pardons à tous les tour istes. C’est parce que vous
passez en touristes que vous découvrez ces merveilles et
cette poésie. Votre rêve se termine à votre retour chez vous et la banalité vous attend sur le seuil.
Nous, Kabyles, nous comprenons qu’on loue notre pays. Nous aimons même qu’on nous cache sa vulgarité sous des qualificatifs flatteurs. Ce pendant nous imaginons très
bien l’impression insignifiante que laisse sur le visiteur le
plus complaisant la vue de nos pauvres villages
22.

Dire ‘nous, Kabyles’ ne signifie certes pas s’adresser au lecteur avec un
pluralis majestatis , c’est un acte d’auto-reconnaissance, la prise de parole au nom
d’une communauté, presque co mme s’il était un avocat en train de plaider la cause
d’une lecture et d’une image de sa terre et de son pe uple qu’il est urgent et
nécessaire de rectifier. Il a le droit de dire la vérité : les Berbères ne sont pas des phénomènes que l’on montre dans les foires ; leur misère ne les rend pas moins
humains – s’ils sont pauvres, ils le sont avec dignité – ; ils sont fiers de leur
organisation sociale et ils ont su s’adapte r aux changements tout en gardant leurs
caractéristiques particulières
23. Pascal, dans la Pensée n. 61 écrit : « Une ville,
une campagne, de loin, est une ville et une campagne ; mais à mesure qu’on
s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes des fourmis, à l’ infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom
de campagne ». Avec ce même téléobjectif , Feraoun décrit, dans les premières
pages, le village, avec ses maisons, ses rues et ses habitants, ensuite la famille Menrad ; son nom est un surnom
24. Fouroulou parle à la pr emière personne tout

22 Ibidem , p. 12
23 Cf. Christiane Achour, Mouloud Feraoun , cit., pp. 53 – 54.
24 Qu’il nous soit permis une petite digression : dans le nom de Menrad Fouroulou il est facile de
voir l’anagramme de Mouloud Feraoun, mais Feraoun n’est pas le véritable nom de famille

32au long des onze chapitres qui composent la première partie, ‘la famille’, tandis
que pour les sept autres de la deuxième partie, ‘le fils aî né’, le narrateur reprendra
la parole en s’exprimant à la troisième personne 25. Il s’agit d’une écriture linéaire,
précise, accessible, à la construction simple, exempl aire de ce que, quelques
années plus tard, Barthes définira comme une ‘écriture blanche’. « Chez beaucoup
de romanciers modernes, l’histoire de l’ homme se confond avec le trajet de la
conjugaison : parti d’un ‘je’ qui est encore la forme la plus fidèle de l’anonymat,
l’homme auteur conquiert peu à peu le droit à la troisi ème personne, au fur et à
mesure que l’existence devient destin, et le départ de l’Histoire, elle est le terme
d’un effort qui a pu dégager d’un monde personnel d’humeurs et de mouvements
une forme pure, significative, donc aussitôt évanouie, grâce au décor parfaitement
conventionnel et mince de la troisième personne » 26. Ce ‘degré zéro’, au-delà des
limites du sens strict et ha bituel du terme, peut, à notre avis, se référer non
seulement au canal de communication, c’es t-à-dire à l’écritu re, mais aussi au
regard et à la connaissance du colonisateur . Ceci a été déstabilisant d’un côté et
dynamisant de l’autre, presque comme si les enjeux d’une tension séculaire
(Feraoun écrit dans une période particulièrement triompha liste de la colonisation :
le Centenaire), qui avaient produit toute une série de stéréotypes, étaient subrepticement déplacés. Mais la parole de Feraoun, sous bien d’aspects, n’est pas
neutre. Lui, en dévoilant la réalité et la logique interne de ce monde, transforme

puisqu’il a été imposé par les officiers français qui devaient rédiger des listes d’état civil pour
mieux contrôler la population. Ces militaires conn aissaient souvent l’arabe mais pas le berbère,
ainsi, en suivant l’ordre alphabétique , on attribua à la famille de notre auteur la lettre F, et donc
voici pourquoi il s’appellait Feraoun. Cf. Elbaz, Mouloud Feraoun… , cit., pp. 19 – 20.
25 Nous rappellons que la version originale contenait une troisième partie, elle aussi à la troisième
personne, qui a été amputée pour mieux satisfaire l’horizon d’attente français. Maurice Le Rouzic
affirme : « Ces raisons expliquent sans doute que l’autobiographie pure, s’assumant en tant que telle, n’existe que très peu, que souvent, comme dans Le Fils du pauvre , le narrateur est un masque
de l’auteur, mais un masque qui dévoile autant qu ’il cache. Ce n’est pas un e transparence absolue.
Pour parler d’eux-mêmes, les auteurs maghrébins utilisent un ‘je’ apocryphe ou sont plus à l’aise derrière une troisième personne. Ainsi, Le Fils du pauvre commence à la première personne et se
termine sous la forme d’un ‘il’ qui autorise une distanciation – donc une image plus vraie : le
narrateur, moins inhibé, peut investir davantage da ns son personnage que dans sa propre personne.
Ce n’est sans doute pas le moindre paradoxe de cette littérature que l’écriture autobiographique
prenne souvent la forme du roman. Pour conclure, nous pourrions avancer l’hypothèse que les
deux genres que nous tentons de distinguer – l’autobiographie, le roman – la littérature maghrébine les fond en une seule et même catégorie ». « Ecritures autobiographiques chez Mouloud
Feraoun »,
cit., p. 55.
26 Roland Barthes, Le Degré zéro de l ’écriture , Paris, Éd. du Seuil, 1972, p. 30. Cf. aussi les pp. 55
– 57.

33les événements d’une vie en autant de mome nts révélateurs. Et la nourriture en est
un.

Faim
La nourriture, selon Lévi-Strauss, es t un langage dans lequel la société
traduit inconsciemment sa structure. Chez les grands classiques comme Dib 27,
Choukri 28, et bien d’autres même appartenant à des générations pl us récentes qui
n’ont pas forcément connu la guerre, elle donne sûrement accès à des réflexions à large spectre qui couvrent plusieurs domain es, de l’anthropologi e à l’histoire. La
faim y figure et hante la quotidienneté de toute une population colonisée, tandis
que la différence avec les tables dressé es chez les notables ou les européens
soulignait des contradictions évidente s et les relations d’oppression entre
dominateurs et dominés. La lutte contre la faim occupait tout le monde sur un
large front, donc ici la n ourriture joue un rôle important non seulement parce que
sa représentation (surtout dans une produc tion littéraire dont le but principal est
celui de décrire une réalité, affirmer une identité et conjuguer une autobiographie)
occupe un espace métonymique bien défini, mais aussi parce que sa rareté la rend
particulièrement importante du point de vue diégétique. Manger signifie
raccourcir la distance entre soi-même et le monde, la nourriture est – d’une
certaine manière – un point de référence. Frédéric Lange affirme : « …manger
c’est rapprocher ou se rapproc her du monde pour le prendr e, se faire prendre afin
de s’emplir, s’enfoncer, peser, s’immerger , se sentir fixe, proche du monde, faire
disparaître le monde et soi avec. Manger c’est aussi se transformer, se dresser,
émerger. C’est encore manipuler le monde pour se définir par sa résistance, sa
remise en ordre, son occupation, son asservissement, ou mi eux encore par son
assèchement : mouiller le monde et l’assécher sont les deux temps qui rythment toute activité humaine. C’est aussi faire di sparaître le monde, l’assassiner ou faire
disparaître ce qui était condamné à périr : le s aliments ; manger c’est alors assainir
le monde. C’est encore achever le monde, le porter à maturité, parfaire sa cuisson,

27 Surtout dans la trilogie algérienne : La Grande maison (1952), LIincendie (1954), Le Métier à
tisser (1957).
28 Cf. Le Pain nu , Paris, François Maspero, 1980.

34l’apprendre, le déchiffrer, l’assumer, le porter, l’assimiler, le rendre semblable à
soi, le convertir en sa propre substance, se l’approprier » 29.
Or, dans Le Fils du pauvre , le rapport avec la nourriture représente
effectivement l’appropriation du monde selon différentes formes et modalités ; la
première que nous rencontrons concerne la préparatio n et la distribution du
couscous par la grand-mère paternelle 30 : comment régler, grâce à une table mise,
une question délicate qui en dit long sur les rapports entre les différentes familles de la petite bourgade. Fouroulou a été bles sé involontairement : entre les familles
Menrad et Aït Amer éclate une querelle furieuse qui part age le village en deux. Il
faut faire intervenir les marabouts pour ét ablir qui a tort et qui a raison. Afin que
leur avis soit favorable, diplomatie et savoir vivre imposent qu’ on les invite dîner,
et ainsi…
Sous la direction de ma grand-mère, les femmes se
disposent immédiatement à prép arer un grand couscous.
La vieille tire non sans orgueil, du chouari qui avait
emporté le raisin à la ville, un grand chapelet de viande
acheté par mon père. Nous verrons bien si ces lâches avares recevront l’honorable assemblée avec de la viande fraîche, comme nous, dit-elle en parlant de nos ennemis. – Ils leur donneront des pois chiches, dit ma mère. – Certainement ! nous sommes pauvres, nous, mais, Dieu
merci, de toute ma vie vos maris n’ont jamais eu à rougir lorsqu’il s’est agi de recevoir un hôte. C’est à cela qu’on
reconnaît les bonnes familles. Évidemment. Mais si, par hasard, mon père n’avait pas acheté de la viande, ma grand-mère n’aurait pas été à court d’arguments et n’aurait pas cr u devoir rougir en offrant,
elle aussi, des pois chiches ou des fèves. […] L’amin arrive bientôt suivi de deux marabouts et d’une douzaine de notables. Ils traverse nt la petite cour en file,
d’un pas lent, drapés dans le ur burnous, l’air sérieux et
digne. Mon père leur souhaite la bienvenue et baise la tête
des cheikhs sur leur capuchon pointu. Mon oncle est assis

29 Frédéric Lange, Manger ou les jeux et les creux du Plat , Paris, Éd. du Seuil, 1975, pp. 19 – 20.
30 « Les femmes préparaient les repas. Mais une fois le couscous cuit, c’était elle qui le versait
dans les plats. Il n’y avait que la viande qu’elle faisait partager par son aîné : travail d’homme.
Comme nous en achetions seulement pendant les fêtes, c’était en somme ma grand-mère qui
nourrissait la famille, pareille en quelque sorte à une mère poule donnant à chacun la becquée ». Le
Fils du pauvre , cit., p. 26.

35dans un coin, adossé à ses oreillers. Les hommes laissent
leurs souliers près de la porte et prennent place, en rond,
sur notre grand tapis rouge. Mon père se tient debout
contre un pilier de la soupen te. Il est un peu embarrassé.
Après avoir énoncé la formule rituelle qui précède chaque discours, l’amin commence à parler. Mais il est interrompu par mon père. – Vous êtes les bienvenus chez nous, les nuits sont longues, nous allons d’abord manger. Les tamens esquissent quel ques protestations pour la
forme. Ils savent qu’ils doivent manger, avant ou après. Et même qu’ils mangeront deux fois, puisqu’en nous quittant ils iront voir nos adversaires. Après tout, songent-ils peut-être, Ramdane a raison de to ut faire commencer par le
couscous. Il leur permet ainsi de digérer d’abord notre repas avant d’en prendre un second. Mon père, de son côté, a jugé la situation : il sait que lorsqu’on a goûté chez
quelqu’un au pain et au sel, il est difficile de le trahir. Pour
achever d’attirer sur nous la baraka, il donne à chacun des
deux marabouts vingt-cinq francs. Tout le produit du malheureux chouari y passe. Cela ne fait rien. Tout le monde est à l’aise. Bon couscous, bonne viande, les cheikhs généreusement reçus, un bon café en perspective, après les discours. On pourra fa ire dire aux langues tout ce
que l’on voudra
31.

Voilà, on ne peut pas trahir après avoi r partagé un repas où la vérité et la
sincérité sont implicites ; le lecteur n’a pas besoin de savoir comment cela s’est terminé ni quelles paroles ont été échangées : goûter au pain et au sel de quelqu’un dit tout indirectement mais avec une forte charge de pathos. La
nourriture est ici l’instrument qui transfor me le monde, le rend plus juste, plus
adéquat, il permet de ‘l’avale r’ et donc de l’assimiler en le métabolisant. La réalité
est déjà ingérée, par suite elle conduit ve rs le Moi, vers l’intériorité. La grand-
mère avec son riche couscous à la viande ‘mange’ les marabouts et les notables du village. Elle les fait siens, ce dîner renferme toute une signification éthique,
seconde une transfigurati on (nous sommes pauvres, ma is nous savons recevoir un
hôte comme si nous ne l’étions pas), dès lors , elle facilite la distinction aux yeux
d’une communauté en soulignant le contra ste entre pauvreté et richesse du plat
offert. La nourriture est comme un ressort qui permet de s’affirmer aussi bien au

31 Ibidem , pp. 42 – 43.

36sein de sa propre société que, avec des instances différentes, aux yeux du
colonisateur parce que manifestement, il ne s’agit pas de n’importe quelle
nourriture appartenant à n’importe quel es pace ou n’importe quelle culture, mais
de celle de l’auteur qui parle au no m du peuple Kabyle. Dans ce passage, par
exemple, il représente la volonté d’assu mer une volonté dure et spartiate où notre
personnage se reflète comme sur un miroir convexe :
La viande est une denrée très rare dans nos foyers. Ou plutôt non ! le couscous est la seule nourriture des gens de chez nous. On ne peut, en effet, compter ni la louche de
pois chiches ou de fèves qu’on met dans la marmite avec un rien de graisse et trois litres d’eau pour faire le
bouillon, ni la cuillerée d’huile qu’on ajoute à chaque repas, ni la poignée de figue s qu’on grignote de temps en
temps dans les intervalles. A part cela, on a la faculté de se verdir les gencives avec tout es les herbes mangeables que
l’on rencontre aux champs ; on es t libre aussi de se remplir
le ventre à tous le s ruisseaux limpides qui dégringolent des
coteaux et l’on peut, en guise de primeurs, manger toutes
les prunes, les pommes ou les poi res encore vertes que les
dents peuvent supporter. Nous sommes des montagnards, de rudes montagnards, on nous le dit souvent. C’est peut-être une question d’hérédité. C’est sûrement une question
de sélection… naturelle. S’il na ît un individu chétif, il ne
peut pas supporter le régime. Il est vite… éliminé. S’il naît
un individu robuste, il vit, il rési ste. Il sera peut-être chétif
par la suite. Il s’adapte. C’est l’essentiel
32.

Viande, fruits, pois chiches, fèves ou bien eau du ruisseau permettent de
découvrir la profonde unité de cet espace, ils sont pour le l ecteur comme le fil
d’Ariane ; pour le personna ge ils sont le miroir de Narcisse parce que cet espace
renvoie son reflet. La nourriture au sens la rge, et le couscous en particulier,
reviennent à plusieurs reprises tout au long du roman, mais toujours avec des
valeurs différentes. Gian Paolo Biasin, en en soulignant la fonction réaliste,
préfère la vraisemblance du texte, car il en garantit la c ohérence au niveau
référentiel et il relie intimement l’expression littéraire au niveau pré-textuel,

32 Ibidem , p. 68.

37historique ou ambiant 33 ; effectivement ici l’aute ur y puise non seulement une
matière narrative, mais aussi en extrait les c ontradictions de la ré alité, de la vérité
qui peut devenir dignité ou honte.
Dans Le Fils du pauvre le moment du repas est pa rtie intégrante de la
technique utilisée pour la représentation, la narration, la caractérisation et aussi la
discrimination de certains rôles bien déterminés : certaines échelles ou bien
certaines valeurs familiales et/ou sociales dépendent de la possibilité d’accéder ou non à un plat de couscous. L’exemple le plus évident, et sur le quel s’articule un
nœud diégétique de très grande importa nce, est sûrement celui qui part du
moment où le petit Fouroul ou est envoyé à l’école. Sa mère lui prépare un
excellent petit-déjeuner, souvenir auquel il consacr e une ample description
34,
tandis que le premier jour, la première sema ine et toute la première année scolaire
ont laissé très peu de souvenirs et il s sont expédiés en une phrase rapide 35. Tout le
monde sait que, sur les bancs de l’école, on noue toujours de nouvelles amitiés, et voici Akli, un compagnon de jeux et d’aventures qui a toutes les qualités et les
défauts qui manquent à Fouroulou : ils sont complémentaires, aussi s’entendent-
ils bien. Certes, comme d’habitude, les pl us beaux moments de la vie d’un écolier
sont ceux des jeux et de la récréation
36. Fouroulou n’est pas une exception et il ne
démontre non plus beaucoup de zèle – ici Fourou lou se révèle le contraire du bon
élève qu’avait été Feraoun –, car il devra redoubler. Ce tte période sera marquée

33 Cf. I Sapori della modernità , Bologna, Il Mulino, 1991, surtout la p. 17.
34 « Je me souviens, comme si cela datait d’hier, de mon entrée à l’école. Un matin, mon père
arriva de la djema avec un petit air mystérieux et ém u. J’étais dans notre cour crépie à la bouse de
vache, près d’un kanoun où se trouvait une cassero le de lait. Ma mère venait de rentrer à la
maison. Elle allait prendre une pincée de sel et une motte de couscous, pour apprêter mon déjeuner
du matin. Je dois préciser, d’ailleurs, que pareil déjeuner ne m’était accordé
qu’exceptionnellement. Il fallait, pour cela, la conjonction de plusieurs circonstances : d’abord
avoir du couscous, puis du lait, ensuite choisir le moment, attendre notamment l’absence de ma petite sœur car elle aurait revendiqué sa part de l’aubaine ; ce qui aurait obligé ma mère à
augmenter la dose commune ou à exciter notre gourmandise sans la satisfaire complètement.
Donc, ce matin-là, toutes les conditions étant réunie s, je trônais seul, face à la casserole, les yeux
encore pleins de sommeil mais le ventre parfaitement éveillé ». Le Fils du pauvre , cit., p. 57.
35 « Ma première journée de classe, ma première semaine et même ma première année ont laissé
dans ma mémoire très peu de traces. » Ibidem , p. 58.
36 « J’allais à l’école sans arrière-pensée. Simplement parce que tous les enfants y allaient. Le
meilleur moment de la journée était sans conteste onze heures, lorsque nous remontions essoufflés
vers le couscous qui nous attendait chez nous. Evidemment, il y avait aussi les jeux, mais on n’avait pas besoin d’alle r à l’école pour jouer ». Ibidem , p. 59.

38par la mort de la grand-mère 37 et les relatives disputes pour partager
équitablement le maigre héritage, le tout contrebalancé par des moments d’entente
familiale 38. Les difficultés économiques ne manquent pas, non seulement dans
cette famille, mais dans toute une communauté où il est difficile de conjuguer le repas de midi avec celui du soir
39 : s’assurer un maigre couscous n’est pas une
mince affaire. Heureusement la construc tion d’un moulin à huile donne un peu de
travail, le chantier est juste à côté et à onze heures préc ises on déjeune. La
tentation est forte. La première fois, sous le prétexte d’aller rendre visite à leurs
pères, Fouroulou et Saïd se joignent aux ouvriers, se mettent à table et, tête basse,
ils mangent une bonne soupe de pommes de terre, un gros morceau de fougasse, du couscous de semoule blanche avec de la viande. Certes, l’estomac est bien
rempli, mais tout de suite leurs pensées se tournent vers les réprimandes qu’ils
recevront une fois rentrés chez eux. Ramdane, le père de notre personnage, fait remarquer à son fils sa digne tristess e : cette bravade l’a profondément humilié
parce que c’est la démons tration publique qu’il ne parvient pas à nourrir
suffisamment sa famille. Pour le contenter il ne peut que lui promettre de ramener
à la maison quelques restes de son repas, qui n’est pas si pant agruélique qu’il ne
peut le sembler aux yeux d’un enfant. Il tiendra sa promesse, mais le gamin n’en
fera pas autant. En effet, pris qu’il est en tre le souvenir de cette soupe qui lui fait
venir tout de suite l’eau à la bouche et le s invitations si insist antes et persuasives
de Saïd
40, le voici qui retourne au chantier ! Cette fois-ci les choses se passent

37 « Elle mourut subitement l’année même où j’entrai à l’école. Je savais à peine ce que c’était que
mourir. Elle fut pleurée médiocrement par ses deux belles-filles qui pensaient ainsi être plus libres.
Ses enfants l’enterrèrent du mieux qu’ils purent. E lle fut veillée toute la nuit par une trentaine de
vieux khaounis qui psalmodièrent jusqu’au matin toutes sortes de chants religieux ; on égorgea un mouton et on servit du couscous aux pauvres de tout le village… » Ibidem , p. 63.
38 « Mon oncle m’appelait à chacun de ses repas. He lima, elle-même, se surprenait à vouloir gâter
Fouroulou. Maintenant que l’irréparable était consommé, on aurait dit que tous le regrettaient un peu. Mais ils ne le regrettaient que dans la mesure où c’était justement irréparable ». Ibidem , p. 66.
39 « Mon père, en effet, avait beaucoup de soucis po ur faire vivre sa famille. Je n’outrepasse pas la
vérité en disant que la seule utilité visible de ma scolarisation était mon absence prolongée de la maison qui réduisait la quantité de figues et de couscous que je mangeais. Je me souviens bien, à
ce propos, des plaintes de ma mère pendant les grandes vacances et de son impatience à voir la fin
des longs congés. Il lui fallait, à elle, beaucoup d’astuce et à mon père beaucoup de sueur pour
joindre les deux bouts. Ibidem , p. 63.
40 « … s’il n’y avait pas eu cette sacrée soupe au x pommes de terre. Son souvenir nous suivait sans
cesse. Nous en avions à chaque instant le goût dans la bouche. Le reste du repas ne venait
qu’après, pour prolonger notre rêverie.

39différemment :

Nous arrivons au carrefour. Je m’arrête. Instinctivement je
regarde du côté du pressoir. Saïd a déjà fait le même geste que moi. Il tourne la tête, nos regards se rencontrent, se
comprennent, il me prend la main et nous courons comme des fous vers les ouvriers. Nous ne reprenons conscience qu’à dix mètres du chantier. Terrifiés de notre audace, nous essayons de nous cacher de rrière une meule de paille.
Trop tard ! ils nous ont vus. Le père Kaci nous interpelle
avec colère et nous crie de faire demi-tour. Saïd part
comme une flèche en direction de la maison. Mon père quitte son travail, se dirige cal mement vers moi, me dit de
ne pas bouger. Je reste planté là, plein de honte. Il me
rejoint, me pose sa grosse main toute sale de mortier sur la tête et me dit : – Laisse-le partir. Va à côté du père Kaci, tu mangeras à
ma place. Je monte à la maison pour me reposer un peu. Aujourd’hui, je n’ai pas faim. Ce repas, sous l’œil dédaigneux des hommes, fut un supplice pour moi. Kaci et Ar ab se moquaient de ceux qui
ne savaient pas élever leur s enfants. L’allusion était
directe, je rougissais et je pâlissais. Je me disais, pour
diminuer ma faute, que mon père n’avait pas faim. Mais je
dus me détromper car, en rentrant à la maison, je lui trouvai, entre les mains, mon pe tit plat en terre cuite, orné
de triangles noirs et rouges. Il achevait de manger mon couscous noir. Ce jour-là, il re tourna au travail le ventre à
moitié vide, mais il grava, une fois pour toutes, dans le cœur de son fils, la mesure de sa tendresse
41.
On ne peut pas manger n’importe où, n’importe comment et avec
n’importe qui, parce que si manger signifie rentrer dans un monde, ce ne sont pas
toutes les portes qui sont ouvertes. F ouroulou a voulu entrer brutalement en

Deux jours après, pendant la récréation, Saïd n’ y tenant plus m’accosta sans préambule et se mit à
me parler de la soupe. Nos appréciations concordèrent. Nous fîmes venir l’eau à la bouche de nos
auditeurs. Puisque c’était passé, nous pouvions bien en parler. Par exemple, ni lui ni moi n’avions
le courage de faire des projets d’avenir. Lequel de nous deux se risquerait à proposer une deuxième visite au chantier ? J’étais gourmand, mais je crois bien que Saïd l’était davantage.
Avant de me voir, il était allé tâter le terrain du côté d’Achour. Ce dernier s’était montré peu
enthousiaste ayant, peut-être, un souvenir trop vif de la réprimande qui avait suivi notre première
équipée. On ne pouvait pas compter sur lui. Avec moi, tous les espoirs étaient permis. Saïd me
‘travailla’ pendant toute la récréation. A onze heures, il se faufila jusqu’à moi dans la mêlée
d’élèves et ne me quitta pas d’une semelle ». Ibidem , p. 70.
41 Ibidem , p. 71.

40contact avec une sphère où il est incongru, son geste a brisé un équilibre. Dans ces
bouchées si amères, il n’y a plus de pl ace pour le goût, mais seulement pour le
regard chargé de mépris et de reproches des autres hommes et pour le silence lourd et humilié du garçon. La table, just ement parce que lisse, plate, ne permet
pas que l’on cache quoi que ce soit et le couscous, qui émerge comme une île au milieu de la mer, est non seulement l’enje u entre une digne pauvreté et une satiété
infamante, mais aussi la mesure de l’ amour paternel. Nous en profitons pour
souligner que chez Feraoun, contrairement à la plupart des auteurs maghrébins, la
figure paternelle est généreuse et ces trai ts de caractère sont exprimés aussi et
surtout par le biais de la nourriture : le père se prive du pain, ce couscous est le
symbole de son travail, emblème de vertu et de pauvreté.

Amitié
La nourriture n’est donc pas seulement un régulateur du social qui permet
de respecter certains codes et des hiérarchies précises, mais est aussi une valeur, un signal de reconnaissance conféré à qui a le droit/devoir d’assumer des
responsabilités. Au sein de la famille, pa r exemple, le petit Fouroulou a toujours
droit aux parts les plus abondantes et les plus savoureuses parce que – selon
l’éducation méditerranéenne ancestrale et phallocrate – il est le garçon aîné
42 ; de
la même façon, on n’hésite pas un instant à épuiser toutes les finances pour offrir
quelque chose d’appétissant et de nourriss ant au père – capable de se sacrifier
pour nourrir dignement sa femme et ses enfants 43 – tombé inopinément malade.
La nourriture recouvre ainsi des foncti ons différentes : affirmation aussi
bien ethnologique (aux yeux du colonisateur), qu’au sein d’une micro- (famille)

42 « Fouroulou en perdant son titre de fils unique prit celui d’aîné qui comporte, lui expliqua-t-on,
certains devoirs pour l’avenir, quand le petit sera gr and, et beaucoup d’avantages dans le présent.
Pour commencer, il eut sa part de toutes les bonn es choses (œufs, viande, galette) que sa mère
mangea pour guérir. Plus tard, le petit ayant symboliquement sa part de tout ce qui se partageait,
on faisait mine de le lui donner et la main déviait vers Fouroulou qui recevait ainsi deux fois plus que les autres. Les sœurs n’avaient rien à dire : un frère peut bien céder ce qui lui revient à son
aîné. Tant pis pour elles si elles ne sont que des filles ». Ibidem , p. 106. Cf. aussi la p. 29.
43 « Lounis prit la direction de la maison. Il se mit d’accord avec le propriétaire pour vendre les
bœufs qu’on ne pouvait plus entretenir. La part du bénéfice servit à soigner le malade. Elle ne dura
pas longtemps. Il fallait de la semoule et de la viande une fois par semaine. On tua un deuxième
bouc et de temps en temps une poule. L’aïd approchait, on dut acheter des gandouras aux enfants. On vendit l’âne et un mouton ». Ibidem , p. 110.

41ou macro- (village) communauté ; appropr iation, maturation, re sponsabilisation.
La diégèse a fait son chemin et elle nous a conduits dans la de uxième partie du
roman, là où Fouroulou cède la plume et la pa role au narrateur. Ce sont les années
marquées non seulement par les études dans le s écoles coloniales mais aussi par la
maladie paternelle, par les difficultés économiques qui en dérivent et donc par une
inévitable émigration en France où le pè re travaillera comme ouvrier pour envoyer
un peu d’argent à la maison. Ce sont des pages qui résument une époque reflètant
l’état d’âme d’une génération avec ses inquiétudes, ses interrogations et sa dure
réalité. Une bourse ouvrira à Fouroulou les portes du collège. Il est maintenant interne à Tizi Ouzou, l’événement mérite d’ être fêté, sa sœur prépare un bon dîner
et le père, tout en pensant que ce n’est pas le bon chemin pour de pauvres paysans condamnés à le rester, ne veut perdre ni le bénéfice des cent quatre-vingt francs
octroyés par l’État, ni celui d’une bouche en moins à nourrir, car il sait bien que
son fils sera mieux nourri là bas qu’à la maison
44. Comme tous les départs, celui
de Fouroulou est triste : son absence se fait sentir, sa mère voudrait lui envoyer
chaque bouchée de couscous qu’elle avale, le sachant loin de ses empressements
et de sa tendresse, elle se fait du souc i pour lui. A Tizi Ouzou il ne manque de
rien, il dort dans un vrai lit confortable, il mange de bonnes choses différentes de
celles qu’il était habitué à manger chez lui. Malheureusement, après quelques
jours, voilà se dessiner à l’ horizon des difficultés admini stratives désespérantes, le
directeur de l’école ne pe ut l’inscrire comme interne, mais l’argent fait
cruellement défaut et payer une chambre va vraiment au-delà de ses moyens. Faut-il renoncer pour toujours aux études ? Apparaître, sous les apparences de
Azir, un garçon de son âge, blond aux yeux bl eus et toujours souriant, une sorte de
providence manzonienne qui offre à Four oulou son aide, presque comme s’ils
s’étaient cherchés, choisis et enfin reconnus. On le sait bien : on s’aide entre amis
sans besoin d’être amis pour s’aider, ma is il est vrai que l’on ne saurait jamais
devenus amis si on ne s’était pas aidé s. Ils pourraient profiter ensemble de
l’hospitalité du Père Lambert ; la mission est à deux pas de l’école et elle accueille
gratuitement une trentaine d’élèves démunis qui viennent des montagnes
environnantes. Les deux nouveaux amis déjeunent ensemble « …d’une soupe,

44 Cf. ibidem , pp. 129 – 130.

42d’un plat de pommes de te rre avec de la viande et de la salade. C’est un
festin ! » 45. Ainsi Fouroulou peut poursuivre ses études pendant encore quatre
ans, dans le cadre serein et douillet de la mission protes tante et surtout réconforté
par la belle amitié d’Azir : dans un monde de tensions et de di fficultés, celle-ci est
un havre de paix qui transcende des fric tions de tout genre. Notre personnage
éprouve une reconnaissance immense pou r celui qui l’a tellement aidé et
rassuré 46. Comme tout véritable ami, Azir lui est indispensable, à condition de ne
pas être nécessaire : paradoxe actif qui repr ésente la véritable valeur de l’Amitié
avec un grand ‘A’. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », disait
Montaigne pour décrire un sentiment intense qui n’a pas de raisons hors de celles inexplicables des affinités électives. Four oulou et Azir suivent cette voie : joyeux
ou affligés pour les mêmes raisons, ils partagent l’espace et le temps
47. Quand
l’on est si proches dans la quotidienneté , on n’a pas seulement mangé bu et ri
ensemble, mais on a fait aussi de choses sérieuses, on est vraiment amis. L’Amitié demande du temps et on ne peut pas se c onnaître, si, comme l’a dit Aristote, on ne
consomme pas ensemble un boisseau de sel. Dans leur cas il ne s’agit pas de sel
mais de pommes de terre :

Les livres d’histoire naturelle avaient beau leur parler de calories, de rations d’entretie n et de croissance, ils n’en
croyaient rien. Ils avaient ach eté un réchaud et préparaient
leurs repas, eux-mêmes, dans leur chambre. Des pommes
de terre, toujours des pommes de terre ! C’était facile à
préparer, bon à manger. P our Menrad surtout, elles
évoquaient de savoureux souvenirs . Mais au bout de deux
ans de ce régime, il se brouilla sincèrement avec elles. Quant à Azir, allez lui parler de pommes de terre, si un
jour vous faites sa connaissance ! Quelquefois, pour changer, ils prenaient à la hâ te, vers onze heures, un repas
froid : un demi-pain pour de ux, un pot de confiture à
soixante-dix centimes et c’est tout. Sur les cent quatre-vingts francs qu’ils touchaient chaque mois, ils en dépensaient chacun quatre-vin gts et donnaient le reste à

45 Ibidem , p. 134.
46 Cf. ibidem , pp. 133 – 134.
47 Cf. ibidem , p. 137.

43leurs parents 48.

Malgré des économies draconiennes, F ouroulou n’arrive pas à replir le
portefeuille paternel qui maigrit à vue d’œil :
De temps en temps, d’ailleurs, Ramdane et Mohand, le père d’Azir, allaient les voir et passaient la nuit avec eux.
Ils se félicitaient tous deux d’ avoir des fils si économes et
les engageaient à persévérer. Le père Ramdane était très heureux. Tout le monde au village disait du bien de Fouroulou et, vraiment, les études ne coûtaient rien. Cependant, il est juste de dire aussi que l’aide de son fils lui manquait beaucoup. Bientôt Ramdane fut obligé de renoncer à la paire de bœufs pour s’occuper uniquement de ses figuiers et de ses o liviers. Pendant les grandes
vacances, lorsque l’étudiant rent rait chez lui, il se croyait
obligé de l’entretenir autrement que les bergers : une tasse de café le matin, de la viande de temps en temps, un peu de semoule pour le couscous. La famille s’habituait à ce luxe et les économies s’en allaient. Lorsque le jeune homme se présenta au brevet , il fallut emprunter pour lui
acheter un costume et payer se s frais de séjour à Alger.
Ramdane hésita longtemps avant de s’adresser à un usurier. Mais quand la chose fut faite, il admit avec facilité les avantages d’une telle tran saction qui tire si bien un
homme de l’embarras. Il fi nit par prendre goût à ces
emprunts à longue échéance et il se mit à s’endetter au fur
et à mesure des besoins. Il en avait assez de lutter. Les temps devenaient de plus en plus difficiles ; il se déchargeait du poids de la famille sur le plus exigeant des créanciers qui, à son tour, au moment voulu, déposerait le fardeau alourdi par ses soins sur les épaules toutes neuves
de Fouroulou
49.

La pauvreté de la famille Menrad n’est pas seulement atteinte par les
‘riches’ collations de l’enfant quand il vien t passer les vacances à la maison : les
temps sont difficiles, il fa ut investir beaucoup d’éner gie pour ses études, mais
aussi pour continuer à vivre. Heureuseme nt tous les efforts seront à la fin
récompensés. Le roman se termine sans dire au lecteur le résultat du concours à

48 Ibidem , p. 140.
49 Ibidem , pp. 140 – 141.

44Alger, lui permettant ainsi de boucler mentalement la circularité du roman et de se
rattacher aux premières pages où le narrateur trouve le journal de Fouroulou dans
un tiroir du bureau de sa sall e de classe. Bien que l’au tobiographie soit une œuvre
interminable parce que d’autres détails, d’autres mouvements, d’autres paroles
mériteraient plus de lumière, le cercle se ferme, le dessin, maintenant définitif, fait
surface, le personnage, au nom aussi de sa communauté, y est arrivé et il pourra,
bientôt, avec son salaire, rembourser l’usurier et maintenir avec dignité ses
parents et sa nouvelle famille.

La table mise en scène

Le Fils du pauvre est donc pour plusieurs rais ons – mais pas pour toutes,
puisqu’il se fonde sur la féconde ambiguï té de la narration autobiographique – une
superficie plate où il est possible de se refléter, de se reconnaître. Certes, un
miroir peut être concave ou convexe, rédui re ou agrandir, mais, de toute manière,
il renvoie à une image, virtuelle, de la réalité. Sans phénomènes de renversement
(comme dans une chambre obscure) ou de cr oisement, le miroir n’interprète pas
les objets qu’il reflète, il ne les ‘t raduit’ pas, il n’est donc pas fiable
50.
Mais jusqu’à quel point est-il possibl e d’affirmer que tout un monde se
reflète et s’explique pendant les moment s du repas ? La nourriture ne bouge ni
parle et cette frustration radicale ouvre le chemin à la transposition parce que elle
parle et œuvre d’au moins cinq façons : a) contrairement au miroir, elle traduit,
permettant au roman de pénétrer une réal ité et vice-versa, presque comme si elle
était l’indispensable filetage d’une vis qui permet, en spirale, d’avancer dans le
temps et dans l’espace ; b) elle répond à une nécessité vitale, passant
nécessairement par un rite collectif, une trad ition et une discrimination ; c) en tant
que résultat du croisement entre milieu et histoire, elle constitue une des expression les plus spécifiques de cette ethnie, presque comme si elle était une
image en négatif qui doit encore être dé veloppée et donc idéalis ée ; d) du point de

50 Cf. Umberto Eco, Sugli specchi e altri saggi. Il segno , la rappresentazione , l’illusione ,
l’immagine , Milano, Bompiani, 1985.

45vue diégétique elle représente un disposit if qui attire, explicite les significations
qui autrement ne pourraient pas être dé voilés avec la même spontanéité, elle
explique, conduit vers le lect eur aussi bien de manière directe que transversale ;
enfin, e) elle est rétrospective, à nos yeux elle co ïncide avec le plot, défini par
Peter Brooks comme un aspect de la trame, dans le sens où elle appartient au
‘discours’ du récit et en constitue la force active et ordonnatrice. Mais elle
n’acquiert un sens (comme d’ailleurs la trame même) que quand elle est utilisée pour une réflexion de et sur la fabula , pour pouvoir la comprendre dans sa totalité.
Le plot est donc la force dynamique qui donne forme au discours narratif
51.
Le moment du repas comporte, indéniab lement, une catharsis : après celui-
ci les personnages et/ou les situations se transforment. Il suffit de se rappeler de
Fouroulou qui, pour s’être attablé avec les ouvriers, prend conscience du sens de
dignité et de toutes ses implication. Ce couscous, ici comme ailleurs, ajoute au vécu, à l’autobiographie, une syntax e : il est nécessaire non seulement pour
accompagner le postulat de l’authenticité, pour donner linéarité et cohérence diégétique, mais, surtout, pour établir avec le lecteur un ‘p acte référentiel’ et qui
mieux et plus que la nourriture peut re présenter cette situ ation et ce monde ?
La véritable table de Feraoun n’est pas celle où l’on mange mais celle où
l’on écrit : le moment du repas recouvre différents rôles au sein des sphères
sociale, familiale ou affective. Notre enquê te a essayé de rec onnaître sa place à
l’intérieur de la diégèse, les significatio ns qu’il véhicule, la structuration qu’il
opère du temps et de l’espace et aussi son rôle de seuil, frontière, rite de passage. Mais la nourriture est aussi quelque chose d’autre : réfléch ie dans le miroir de la
langue du colonisateur, el le renvoie une image qui permet aussi bien à une
individualité qu’à une collectivité d’a ller à la rencontre d’elles mêmes.

51 Peter Brooks, Trame. Intenzionalità e progetto nel discorso narrativo , Torino, Einaudi, 1995, p.
14.

46Éloge du pain et de la faim

I1 avait terriblement faim, toujours, et il n ’y
avait presque jamais rien à manger à la maison ; il
avait faim au point que certaines fois l ’écume de sa
salive se durcissait dans sa bouche. Subsister, par conséquent, était pour lui l ’unique préoccupation.
Il était cependant habitué à n ’être jamais
rassasié ; il avait apprivoisé sa faim. A la longue, il put
la traiter avec l ’amitié due à un être cher ; et il se
permit tout avec elle. Leurs rapports s ’établirent sur la
base d ’une courtoisie réciproque, attentive et pleine de
délicatesse, comme seule une ample compréhension
saurait en faire naître entre gens qui se jugent d ’abord
sans la moindre complais ance et se reconnaissent
ensuite dignes l ’un de l ’autre. Grâce à cette entente,
Omar renversa toutes les indifférences, filles de la peur
et de la paresse. Et s ’il avait songé à donner voix à ce
qui était profondément enfoui en lui, il se serait à n ’en
pas douter exprimé en ces termes : ‘Mère bien-aimée,
Mère faim, je t ’ai réservé les mots les plus tendres… ’
Que de soirs il s ’agenouilla à ses pieds, l ’âme
et les yeux absorbés dans le plus vaste amour, tandis qu’elle souriait, souriait… et s ’approchait de 1ui
l’environnait de sa douce et indulgente présence. Et lui
s’assoupissait d ’un sommeil vigilant sous le mouvement
de ses mains légères, trop légères.

Mohammed Dib, La Grande maison , pp. 109-110.

Mohammed Dib est mort le 2 mai 2003, on peut donc considérer son
œuvre comme achevée : entre La Grande maison
1, son premier roman, et
Simorgh 2, le dernier, un demi-si ècle d’écriture s’est écoulé. L’idée, ou plutôt le
sentiment, s’impose pourtant, malgré l’évidence, de l’inachèvement. Il est des auteurs qui bâtissent leur œuvre, roman après roman, selon des critères presque
arithmétiques : chronologie, évolution sty listique et thématique , constituant ainsi
une somme, une collection, une véritable bibliographie au sens littéral du terme. Il

1 Paris, Ed. du Seuil, 1952.
2 Paris, Albin Michel, 2003.

47en est d’autres, en revanche, pour lesquels seule la totalité finale permet de mettre
en plein jour les différent es parties. L’œuvre inachevée est nécessairement close
par la mort de l’auteur. Le dessin n’ est pas celui d’un parcours linéaire, d’un
premier à un dernier roman, mais cel ui d’un réseau de connexions et
d’interconnections que tout nouveau texte réorganise et modifie. Or, si on lit
presque simultanément La Grande maison et Simorgh , on en tire le sentiment que
Dib, considéré sous l’angle du narrateur utopique, allégorique et surréaliste,
appartient à juste titre à ces deux catégories à la fois, en en incarnant toujours les
caractéristiques les plus haut es. Il a recréé selon une clé de lecture énigmatique et
dramatique, exemplaire et prophétique , non seulement l’Algérie (tout comme
d’autres thèmes et d’autres espaces), mais aussi un moment littéraire et existentiel.
Il a posé les questions les plus radica les sur l’individu, la modernité, les
engrenages sociaux, les mirages de salut et les miroirs de Méduse 3.
Dib n’est pas seulement l’un des plus gr ands écrivains et poètes algériens,
il est avant tout un intellectuel porte-parol e d’une modernité textuelle, capable de
laisser percevoir, dans toutes ses pages, la complexité du monde. Chacun de ses romans est la dramatisation d’un parcours de libération psychol ogique et sociale,
la mise en scène de mutations politiques et linguistiques.
La Grande maison , suivie de L’Incendie
4 et de Le Métier à tisser 5, fait
partie d’une trilogie décrivant l’Algérie au ssi bien rurale que citadine avant le
conflit mondial et, comme le dit Wadi Bouzar, « permet de constater comment, dans le contexte socio-historique de l’époque (le tout débu t des années 1950 ou
même déjà la fin des années 1940), son auteur a su, avec une parfaite maîtrise de la langue française, rendre compte d’une réalité sociale spécifique. Ce premier
roman est particulièrement intéressant par la riche précocité de ses énoncés et tout
aussi attachant par la reconstitution d’un certain climat et la nature de ses personnages »
6. Nous trouvons ici le raccourci bien commode qui mène à

3 Dib a retrouvé chez les romanciers américains et anglosaxons l’atomisme de l’image, de la
puissance du langage à l’état pur. Cf. Jacqueline Arnaud, La Littérature maghrébine de langue
française. Origines et perspectives 1 , Paris, Publisud, 1986, p. 164.
4 Paris, Ed. du Seuil, 1954.
5 Paris, Ed. du Seuil, 1957.
6 Lectures maghrébines , Alger – Paris, O.P.U. – Publisud, 1984, p. 90.

48l’enracinement de l’auteur dans sa ré alité ethnographique, ma is qui néglige de
suivre le fil d’Ariane d’une expérience tr ansformée en conscience politique, d’un
roman transformé en arme de résistance 7. Ce fil parcourt le labyrinthe sans
s’embrouiller, il tisse l’implacable imag e d’une réalité douloureuse et complexe.
Dar Sbitar, ‘la grande maison’ : une citade lle de la misère, grouillante comme une
fourmilière, est le théâtre des opprimés et des affamés 8. Structure définie dans un
espace clos, un territoire autonome, une ca isse de résonance, une cavité incertaine
où s’enfonce l’écriture, à lire comme l’histoi re exemplaire d’une des cellules de la
société algérienne. Une lecture attentive y perçoit un champ de forces articulé où
agissent la faim et les violences qui ont caractérisé ce temps et cette société.
Tout au long des pages du roman le lecteur s’aperçoit qu’il pénètre dans un
espace qui évolue de ce concentré pathétique de misère et de désespoir, fondamentalement habité par des femmes, des vieux et des enfants jusqu’au monde des hommes : conspirateurs qui me urent, sont emprisonnés et torturés,
ivrognes et désœuvrés ou bien exerçant des métiers qui ne rapportent quelques
fruits que de temps à autre
9. C’est un espace de mémoire et d’invention 10, dont le
but n’est pas celui d’en illustrer les viciss itudes, mais de rendre visible le milieu
dramatiquement émotif et violent à l’in térieur duquel s’articule la voix d’Omar.

7 Naget Khadda affirme : « L’écriture de cette fresq ue, qui transpose dans la période de la Seconde
Guerre mondiale le climat socio-politique de l’Algérie au seuil de sa guerre de libération nationale,
se révèle apte à restituer l’éveil des consciences individuelles comme les grandes machinations
psycho-sociales de l’Histoire. La réussite esthétique réside surtout dans l’interaction du discours
politique et de la recherche poétique. La ‘défense et illustration’ de l’humanité des indigènes,
manifestée dans le travail des métaphores, se mue en revendication nationale diffuse mais insistante ». « Mohammed Dib », in Charles Bonn, Naget Khadda, Abdallah Mdarhri-Alaoui (sous
la direction de), Littérature maghrébine d ’expression française , Vanves, EDICEF/AUPELF, 1996,
p. 51.
8 « Dar-Sbitar tenait du bourg. Ses dimensions, qui étaient très étendues, faisaient qu’on ne pouvait
jamais se prononcer avec exactitude sur le nombre de locataires qu’elle abritait. Quand la ville fut
éventrée, on avait aménagé des vo ies modernes et les édifices ne ufs repoussèrent en arrière ces
bâtisses d’antan disposées en désordre et si étroitement serrées qu’elles composaient un seul
coeur : l’ancienne ville. Dar-Sbitar, entre des rue lles qui serpentaient pareilles à des lianes, n’en
paraissait être qu’un fragment ». La Grande maison , cit., p. 71, Cf. aussi les pp. 41, 82, 103.
9 Cf. ibidem , p. 135.
10 Mohammed Dib affirme : « C’était à l’origine une maison d’habitation. Pendant la première
guerre mondiale, elle a provisoirement servi d’hôpital. D’où son nom. On ne peut voir tout. Au fond, il y a une autre maison. A l’entrée, une sorte de porte mène à un logement séparé. Dans la
réalité, ‘Dar Sbitar’ est plus modeste. ‘Dar Sbitar’ de la trilogie est une synthèse. La réalité n’est
pas dans la reproduction fidèle mais dans le sens que vous voulez donner à l’œuvre ». Wadi Bouzar, cit., p. 97.

49Marquée par le timbre de l’enfance, e lle donne consistance à ce lourd espace
diégétique où la faim se transforme en histoire. Tous les personnages de Dar
Sbitar, confrontés à la misère, complices et ennemis de son rythme lent et
tragique, sont les absents de la grande Histoire, ils ne laissent que des traces
indirectes et surréelles de leur exis tence obscure. Cependant, quand on sent la
révolte contre les injustices , l’indigence, la silencie use et atavique résignation,
gonfler sourde, indistincte et à peine c onsciente, quand la si rène qui annonce le
début de la guerre 11 résonne et que la foule se réunit sur la place de Tlemcen, ils
deviennent alors partie vive et intégrante de l’Histoire (avec un ‘H’ majuscule). À
leur manière, ils tentent de la conteste r et de s’y opposer, pa rce qu’il vaut mieux
refaire le monde plutôt que d’y vivre dans le désespoir 12. Dib offre à celui qui en
est privé la parole accusatri ce qui permet à la faim de se dire et qui amène les
lecteurs et les personnages à réfléchir sur les connexions entre action, roman et
société 13.
Le roman s’ouvre donc sur le signe de la voix impérative d’Omar, symbole
d’un instinct de liberté indestructible 14, constamment à la recherche d’un morceau

11 Le roman se termine avec la nouvelle que la guerre est imminente : « Les gens de Dar-Sbitar
avaient plusieurs fois de suite entendu cette sirène au cours des semaines précédentes ; on l’essayait régulièrement. On leur avait bien d it que la guerre allait éclater. Elle éclaterait
certainement : dans la maison, ils s’étaient faits à cette idée. On en discutait à tout propos. Celui
qui déchaînerait cette guerre, disait-on, était un homme puissant. Son emblème, cette croix aux branches bizarrement cassées qui ressemblait à une roue, recouvrait les murs de la ville, tracé au
charbon, à la craie. Il y avait des croix géantes peintes au goudron à côté de l’inscription : Vive
Hitler. On se retrouvait partout nez à nez avec ce sceau et ces insc riptions. L’homme qui portait le
nom d’Hitler était tellement fort que nul n’aurait osé se mesurer avec lui. Et il partait conquérir le
monde. Et il en serait le Roi. Et cet homme si puissant était l’ami des Musulmans : quand il aborderait les rivages de ce pays, les Musulmans jouiraient de tout ce qu’ils désireraient, leur
bonheur serait grand. Il priverait de leurs biens les Ju ifs qu’il n’aimait pas et qu’il tuerait. Il serait
le défenseur de l’Islam et chasserait les Françai s. D’ailleurs la ceinture qui lui serrait la taille
portait la chahada : Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Mohammed est son Prophète ! Cette ceinture ne le
quittait ni jour ni nuit. C’est pourquoi il était invincible. » La Grande maison , cit., pp. 177 – 178.
12 Cf. ibidem , pp. 120 – 123.
13 Selon Beïda Chikhi ces deux systèmes fonctionnant en écho, l’un descriptif, l’autre narratif, ils
sont mis en relation par des procédures que l’on peut considérer comme des fonctions-liaisons qui
établissent le rapport d’interdépendance colonisation-misère-violence. Autour du texte métaphorique et épique se développent donc d’importants éléments de prévisibilité et en même
temps s’opère l’ouverture sur le texte de l’Histoire . En effet cette structure révèle une signification
idéologique qui souligne le rôle émancipateur de la violence car réaction spontanée à l’oppression.
Cf. Problématique de l ’écriture dans l ’œuvre romanesque de Mohammed Dib , Alger, OPU, 1989,
p. 104.
14 « Omar avait fini par confondre Dar-Sbitar avec une prison. Mais qu’avait-il besoin d’aller
chercher si loin ? La liberté n’ét ait-elle pas dans chacun de ses actes ? Il refusait : de recevoir de la

50de pain, confronté à la faim, son insépa rable compagne et ennemie. Rien ne
parvient à le rassasier et la faim est pour lui, comme pour tous les habitants de Dar
Sbitar, un bûcher enveloppant aux flamboi ements lents et tragiques, un gouffre
incorporé qui conditionne les sens, le souffl e, les pensées et la parole. Pain et
faim, le premier semble permettre à la seconde de s’exprimer avec plus de violence, en l’idéalisant et en lui conf érant une sorte d’irréparable immanence.
Dans La Grande maison on peut faire abstraction de tout, mais non de ces deux
éléments : le pain n’implique pas l’absen ce de la faim, il n’arrive même pas à en
éloigner le spectre.

Variations du pain et de la faim

– Un peu de ce que tu manges !
Omar se planta devant Rachid Berri. Il n’était pas le seul ; un faisceau de mains tendues s’était formé et
chacune quémandait sa part. Rachid détacha un petit bout de pain qu’il déposa dans la paume la plus proche. – Et moi ! Et moi ! Les voix s’élevèrent en une prière ; Rachid protesta. Toutes ces mains
tentèrent de lui a rracher son croûton.
– Moi ! moi ! – Moi, tu ne m’en as pas donné ! – C’est Halim qui a tout pris. – Non, ce n’est pas moi ! Harcelé de tous côtés, le gosse s’enfuit à toutes jambes, la meute
hurlante sur ses talons. Estimant qu’il n’y avait rien à en tirer, Omar
abandonna la poursuite.
15

main des voisins l’aumône d’un morceau de pain, il ét ait libre. Il chantait s’ il voulait, insultait telle
femme qu’il détestait, il était libre. Il acceptait de porte r le pain au four pour telle autre, et il était
libre.
Mais en dépit du sentiment farouche que lui procurait cette apparence d’indépendance, ça n’allait pas. Irréductible, pur, un instinct implacable, to ujours en éveil, le dressait contre tout. Omar
n’acceptait pas l’existence telle qu’e lle s’offrait. Il en attendait autre chose que ce mensonge, cette
dissimulation, cette catastrophe qu’il devinait. Autr e chose. Et il souffrait non parce qu’il était un
enfant mais parce qu’il était jeté dans un univer s qui se dispensait de sa présence. Un monde ainsi
fait, qui apparaissait irrécusable, il le haïssait avec tout ce qui s’y rattachait. » La Grande maison ,
cit., p. 115.
15 Ibidem , p. 7.

51Donne-moi un peu de ce que tu manges ! Ce n’est pas une requête, c’est un
ordre. Bien que l’évolution chronologique soit liée non seulement à la voix et au
point de vue d’Omar mais aussi à l’espa ce gravitationnel de la configuration
narrative, il faut convenir que celui-ci n’ est pas un personnage. Il est Dar Sbidar,
Tlemcen, l’Algérie toute entière, parce qu ’au-delà de son rôle perceptif et
perceptible, au-delà de son stat ut, de son regard et de sa parole, il se fond dans une
collectivité qui veut être bien plus vaste que celle qui est décrite dans le roman 16.

16 Beïda Chikhi, se fondant sur les critères du discours réaliste, définit le concept de personnage en
fonction des facteurs de socialis ation et de présence dans l’espace diégétique. Omar est investi
d’un rôle et d’une consistance remarquables, sa figure polarise l’attention du lecteur ; puisqu’il
possède un statut privilegié du point de vue de l’ espace narratif, il est identif iable avec la figure du
héros, et pourtant sa personnalité se fond dans la collectivité dont il partage les angoisses et les
espoirs, car il incarne la dimension essentielle de la quête d’un sens, d’une Altérité, d’une réponse
qui se situe au-delà des éléments connus. Il juit d’autres vies multiples et singulières e son regard
d’enfant, neuf, innocent, objectif permet de garantir le point de vue de l’auteur, son autenthicité. La même problématique est activée par l’approche philosophique des fictions littéraires : elle est
moins attentive à la seule réalité empirique de l’œu vre qu’à la considération de sa vérité, c’est-à-
dire à la manière dont l’écrivain, dans l’œuvre, vise à la vérité. Il est donc nécessaire d’examiner la manière dont l’œuvre atteint à la vérité et viser la vérité de l’œuvre, c’est-à-dire son sens. On ne
raconte pas un événement parce qu’ il est vrai, il est vrai parce qu’on le raconte. Le reconnaître,
enfin, revient à admettre que la fiction doit êt re caractérisée essentiellement par ses fonctions.
Ainsi Dib développe la diégèse sur une gamme de dispositifs d’implication et d’action
extrêmement variée non seulement du point de vue psychologique mais aussi chronologique,
topographique, car le monde décrit est celui où il évolue et qu’il est chargé en même temps de déchiffrer. Problématique de l ’écriture dans l ’œuvre romanesque de Mohammed Dib , cit., cf.
surtout pp. 43-44.

52Le garçon extorque le pain à ses camarades 17, il est aussi capable de le
gagner en rendant de petits services à Yamina qui le traite avec générosité et
gentillesse 18 ; il le demande incessamment presque à chaque page, en lui
attribuant une fonction, non pas réaliste ma is constructive, parc e que la vie, pour
lui comme pour ses compatriotes, est un morceau de pain. Dans les pages de Mohammed Dib cela se conjugue avec une façon d’être et une vision du monde.
La faim et le pain : deux faces de la même médaille, rien n’échappe à cette dichotomie. En prenant à notre compte ce que Gian Paolo Bias in affirme dans un
autre contexte, cette répétitivité est ce rtainement indicatrice d’une fonction
structurale, d’une trame qui n’a rien à voir avec le réalisme – terme souvent

17 « Il y avait des élèves qu’il rançonnait, quotidiennement. Il exigeait d’eux sa part, et s’ils ne
s’exécutaient pas sur-le-champ ils ramassaient s ouvent des volées. Dociles, ceux-là partageaient
leur goûter et lui tendaient les deux moitiés pour qu’il en prélevât une à son choix. L’un d’eux se cachait-il pendant tout e une récréation, il ne s’obstinait guère dans sa dissimulation.
Il venait guetter Omar soit à la sortie de récole , soit à une autre récréati on. Du plus loin qu’il
l’apercevait, il commençait à pleurer. Il recevait sa correction et finissait par remettre un goûter
entier à Omar.
Mais les plus rusés dévoraient leur pain en classe.
– Je n’ai rien apporté aujourd’hui, disaient-ils. L’enfant retournait ses poches. Omar faisait main
basse sur tout ce qu’il trouvait en sa possession.
– Alors, tu l’as donné à un autre pour le cacher ?
– Non, je le jure. – Ne mens pas !
– Je le jure.
– Ne viens pas me demander de te défendre, hein ! – Je te jure que je t’apporterai demain un gros morceau.
D’un geste, l’enfant montrait les dimensions du pa in qu’il promettait. Omar lui jetait la calotte par
terre, la piétinait, pendant que le coupable poussait des plaintes de chien molesté. Il protégeait ainsi ceux que les grands élèves tyra nnisaient ; la part qu’il prenait n’était que son
salaire.
Ses dix ans le plaçaient entre les gaillards du Cours Su périeur, dont la moust ache noircissait, et les
morveux du Cours Préparatoire. Les grands, pour se venger, s’attaquaient à lui, mais n’obtenaient
rien, Omar n’apportait jamais de pain. Lui et ses a dversaires sortaient de ces combats le nez et les
dents en sang, leurs sordides habits effilochés un peu plus. C’était tout. » La Grande maison , cit.,
pp. 8-9.
18 « A Dar-Sbitar, Omar se procurait du pain d’ une autre façon. Yamina, une petite femme aux
jolis traits, revenait chaque matin du marché avec un plein couffin. Elle priait souvent Omar de lui
faire de petites commissions. Il lui achetait du charbon, remplissait son seau d’eau à la fontaine
publique, lui portait le pain au four… Yamina le récompensait à son retour en lui donnant une tranche de pain avec un fruit ou un piment grillé, – de temps en temps, un morceau de viande ou
une sardine frite. Quelquefois, après déjeuner ou dîner, elle l’appelait. Quand l’enfant soulevait le
rideau, – à l’heure du repas, chaque famille baissait le sien, – elle lui disait d’entrer, apportait un plat où elle gardait quelque chose de bon, cassait la miche ronde et blanche et plaçait le tout devant
lui.
– Maintenant mange, mon garçon. Elle le laissait et vaquait dans la pièce. Yamina ne lui offrait que des reliefs, mais propres ; les plus
difficiles n’auraient rien trouvé à y redire. La veuve ne le traitait pas comme un chien ; et cela lui
plaisait. Ne pas être humilié. Omar ne savait pas où se mettre devant tant d’égards. Il fallait que chaque fois Yemina le pressât pour l’encourager à toucher aux aliments. » Ibidem , p. 9.

53employé comme passe-partout qui recouvre une réalité complexe – et, en effet, La
Grande maison ne se plie pas facilement aux impératifs du roman réaliste. La
répétition produit le leitmotiv , la scansion de l’histoire, le rythme de la narration.
Le pain est le ‘langage intérieur’ de Dar Sbitar, autrement dit, il n’est reconductible à aucune chronologie
19. Si l’on veut parler de chronologie, on ne
peut que prendre en considération la tr ajectoire d’Omar qui, comme un papillon
prêt à sortir de son cocon, quitte, à la fin du texte, le monde de l’enfance pour
entrer dans celui des adultes. Le temps est certainement marqué par la suite des saisons, par l’alternance des jours et de s nuits, par certains événements, mais le
lecteur n’est pas engagé dans une co mplexité chronologique où plusieurs
perspectives temporelles se croisent. Il suit, un pas aprè s l’autre, la voix du gamin,
avec ses limites, sa mémoire et, surtout, sa faim. Dans cette infusion de micro- et
macro- drames des gens de Dar Sbitar où l’on vit, meurt, rêve, veille, la faim
mange le temps, en l’arrêtant et en le rendant surréel. La faim, donc, dimension
humaine
20 et chronologique, pivot narratif, où convergent énonciation et énoncé,
tisse la chronique d’une époque où le pain se transforme en diégèse 21. La
pathologique obsession de la faim dont tous les habitants de Dar Sbitar sont
victimes et témoins s’enkyste à l’intérieur d’un caillot narratif ; de là le besoin
d’articuler le roman en une succession de tableaux qui, même si l’auteur a
privilégié une cohérence narrative d’ où jaillit une vérité ethnographique et

19 Gian Paolo Biasin, I Sapori della modernità. Cibo e romanzo , Bologna, il Mulino, 1991, pp. 68-
73 passim .
20 Le manque de pain oblige Omar et sa famille à laper la soupe comme s’ils étaient des animaux :
« Aïni versa le contenu bouillant de la marmite, une soupe de pites hachées et de légumes, dans un
large plat en émail. Rien de plus, pas de pain ; le pain manquait.
– C’est tout ? s’écria Omar. Une tarechta sans pain ?
En arrêt devant la meïda et le plat qui fleurait le piment rouge, Omar, face à sa mère, Aouïcha et
Mériem, se dressait, les jambes écartées, dans l’embrasure de la porte
– Et c’est tout ? répéta-t-il. Cette fois c’était avec colère et dépit.
– Il n’y a plus de pain, dit Aïni. Le pain que nous a apporté Lalla est fini depuis hier.
– Comment allons-nous ma nger la soupe, Ma ?
– Avec les cuillers.
Les cuillers plongèrent dans le plat : au ssitôt Omar s’accroupit auprès des autres.
Ils lapaient en silence, avec une régularité quasi mécanique, la soupe qui leur ébouillantait la
bouche ». La Grande maison , cit., p. 53, Cf. aussi les pp. 54-60.
21 On emploie souvent ce terme comme synonyme de narration, pour éviter tout malentendu, la
diégèse n’est pas l’histoire, mais tout l’univers où elle est ancrée. Cf. les études de Gérard Genette,
notamment : Nouveau discours du récit , Paris, Ed. du Seuil, 1983, p. 13.

54psychologique aux contours précis, se suiv ent sans obéir à des schémas figés,
séparés par des passages en italique 22.
L’univers d’Omar est composé par Aïni, sa mère, qui comme femme,
mère, ménagère, chef de famille, se tu e au travail – elle coud des empeignes
d’espadrilles et est prête à faire de la contrebande de tissus pour gagner quelque
sous 23 –, par deux sœurs, un frère et un père mort depuis si longtemps qu’il en
garde un souvenir flou et lointain 24. À ces personnages, il faut ajouter la grand-
mère maternelle : une figure sur laquelle se déverse de la part de Aïni non
seulement une sorte de haine due au désespoir et à la misère, mais aussi l’indifférence, l’opportunisme et la tr ahison morale de ses autres enfants
25,
surtout du garçon, celui qui a reçu plus que les autres 26. L’état de grande
invalidité physique et psyc hique de la vieille femme sy mbolise l’impossibilité de
communiquer. Omar ne peut entendre qu’ une voix de l’âme avec laquelle se
brisent les barrières froides et cont radictoires d’une te rrible aridité de
sentiments 27. Chez lui l’humanité se bat pour sa propre survie, chez les autres elle
est définitivement étouffée, comme si avoir faim signifiait ne pas savoir aimer. La

22 Selon l’étude de Louis Aragon dans son article « Sur La Grande maison et L’Incendie », in
Lettres Françaises 15 – 22 juillet 1954, cité par Luciano Stecca, « Verso il paesaggio interiore. ‘La
Grande maison’ di Mohammed Dib », in Giuliana Toso Rodinis (a cura di), Il Banchetto
maghrebino. Saggi critici , Padova, Francisci Editore, 1981, pp. 43 – 56.
23 Cf. La Grande maison , cit., surtout les pp. 60, 128 et 130.
24 Ibidem , p. 137.
25 « Grand’mère, à partir de ce moment, fut abando nnée à Aïni pour de bon. Ses filles et son fils
avaient refusé de la reprendre. Lorsqu’était venu le moment de l’emmener, ils avaient déclaré qu’il
était imprudent de déménager continuellement la pauvre vieille. Elle n’avait plus de force, et n’en avait pas pour longtemps à vivre. Il était plus simple qu’on l’ entretint chez Aïni, du moment
qu’elle y était, si on voulait avoir pitié d’elle. Ils lui apporteraient à manger, s’occuperaient d’elle,
la nettoieraient. – Elle ne manquera de rien, tu verras, disaient-ils à Aïni. Tout comme si elle était chez nous. Elle
ne te gênera pas et tu n’auras rien à dépenser pour elle.
C’est ce qu’ils disaient. Mais à compter du jour où Grand’mère se trouva définitivement ancrée chez Aïni, elle s’ajouta aux trois bo uches que celle-ci avait à nourrir. » Ibidem , p. 72.
26 « Quant au frère, c’était plus simple : il ne mit jamais les pieds chez elle. » Ibidem , p. 73.
27 « – Ah ! C’est toi, Omar ? Je n’ai plus que toi.
Elle émettait ces propos dans un demi-sommeil ; Gr and’mère ne faisait plus attention à rien depuis
quelque temps, sauf quand on lui apportait à manger ; alors elle s’agitait un pe u. Puis elle pivotait
de la tête, allongeait le bras, et puisait sa pitance dans le récipient posé à ses pieds. Avec ses doigts
au toucher d’aveugle, elle ramenait ce qu’elle pouvait vers sa bouche qui, s’ouvrant de biais, se
tordait. Elle mangeait en gémissant. Ses vêtements étaient soufflés d’une large tache de graisse, à
l’endroit où reposait sa bouche. Grand’mère se couvrait de détritus d’aliments que ses lèvres ne pouvaient retenir. » Ibidem , p. 143.

55grand-mère paralysée, étranglée par le boa de la solitude, de la peur, de l’angoisse,
de l’indifférence et de l’ indigence a pour seul audite ur ce petit-fils, dont la
légèreté enfantine, avec ses lueurs de tendresse, éclaire un tableau débordant de
misère et de désolation. Quelques ligne s rendront compte de cette atmosphère
sordide et cruelle, dense d’odeurs nauséa bondes, de cris et de plaintes :

Cette terreur, Omar la voyait. Elle se répercutait en lui, qui était là,
dressé sur sa couche, les pieds repliés sous lui. Et il pensa : ‘Certainement, c’est la peur de Grand’mère’. Il comprenait à distance qu’elle avait peur. Peur d’être seule, d’être dans la cuisine, isolée avec
son mal. Elle ne cessait d’implorer au plus fort de la nuit, alors que
toute la maison s’abîmait dans la lé thargie. Elle s’interrompait durant
quelques minutes. Elle écoutait sans doute si on lui répondrait.
S’arrêtait elle par peur aussi ? Ses appels avaient tiré Omar du sommeil. Nul n’y répondait, le mutisme étouffait la vieille maison. Omar imagina le noir qui pesait part out, s’appuyait contre la porte de
la chambre, menaçant, hostile. Cette chose énorme dont on n’aurait su dire le nom guettait dans la cour. D oucement, venant de loin, la voix
de Grand’mère s’élevait encore. Elle bavardait pour rompre la lassitude, non cette bonne lassitude de s corps vigoureux, mais celle de
l’âge. Ses pauvres pensées se frayai ent une voie à trav ers la peur, la
maladie, mais surtout la vieillesse. […] On portait à manger à Grand-mère dans la même écuelle de fer dont l’émail éclaté par endroits, dessinait de larges étoiles noires. Aïni la
posait à ses pieds, avec la nourriture du jour, sans la nettoyer ; il s’y
formait un fond graisseux qui adhéra it aux parois et formait croûte.
− Pourquoi appelais-tu tant cette nu it ? Tu es folle ! pestait Aïni
au-dessus de sa tête. Alors on n’a pas une minute de répit avec toi ?
Grand’mère attendait que sa fille s’él oignât. Elle se ratatinait sur elle-
même. Grand’mère avait peur, comme un enfant ou un petit chien, de
recevoir des coups. Toute ployée, le dos comme brisé, elle reposait, la
tête sur ses genoux. Sans se redresse r, elle clignait du côté d’Aïni.
Omar était assis par terre à ses pieds.
− Hé, Mama ! tonitruait Aïni dans son oreille en poussant vers elle
l’écuelle. Tu ne vois pas que je t’ apporte à manger ? Ou bien ce que
j’apporte te déplait ? La vieille femme ne remuait pas. Aï ni se saisissait de l’ustensile puis
empoignait la tête de Grand’mère et lu i fourrait l’écuelle sous le nez.
− Oui, ma fille, j’ai vu. Pour quoi me traites-tu comme ça ?
− Tiens, mange ! lui disait Aïni en la secouant sans ménagement.
Elle bredouillait quelques mots entr e ses dents ‘Puisses-tu manger du
poison’. Grand’mère, avec des mouvements d’ agacement, sans se retenir
prenait l’écuelle de sa main qui trem blait d’une manière affolante et la
rejetait au sol, sous sa chaise. Aïni , qui lui calait la tête, retirait son

56bras et la figure de Grand-mère : re tombait sur ses grosses rotules. La
vieille femme n’avait plus la force de se maintenir droite ; elle était
irrémédiablement cassée, abattue. Aïni s’en allait en grognant.
28

Aïni laisse exploser une sourde rage contre cette bouche de plus à nourrir,
qui maintenant ‘est un poids’ 29. Pourquoi tant de violence ? Le manque de
valeurs à partager, la faim, l’absen ce d’espoir, représentent un puissant
détonateur. Cette écuelle incr ustée de rouille et de rest es de nourriture n’est pas
seulement la représentation d’une dignité ni ée, d’une cruauté à laquelle on ne peut
pas se soustraire, d’une offense program mée, délibérée, systématique, perpétrée
sur le corps et l’esprit de cette vieille femme dans le de ssein déclaré de l’anéantir,
c’est surtout la représentation de l’abjection 30. Qui, en lisant cette citation, ne se
sent envahit d’une gêne sourde ? C’est une gêne inhérente à quelque chose de
menaçant et d’intolérable qui suscite une convulsion. Être reléguée dans la cuisine, devant une écuelle sale et inaccessible, les vêtements crasseux, le visage et les mains incrustés de salive et de rest es de nourriture, tout cela représente une
cruauté, un isolement physique et me ntal du monde, comme pour lui rappeler
qu’elle est la seule responsab le de la souffrance dont elle est victime. Émergence
brutale d’un clivage de ce qui avait été garanti, d’un Unheimlich qui, si dans des
années lointaines et sombres pouvait sembler familier, est désormais inquiétant, éloigné de toute affection ou impérati f moral, répugnant. L’équivalence entre
nourriture et dégoûtante saleté est une algèbre complexe qui prend en
considération d’innombrables va riables et qui conduit vers une réflexion sur l’être
et le non être, l’ordre et le désordre, la vie et la mort.

28 Ibidem , pp. 140 – 142.
29 « Du moment qu’un être humain devient un poids… pensait Omar.
Et Omar aidait souvent Grand’mère. Cela veut dire qu’il l’aidait à vivre. Il n’avait jamais senti
qu’elle était un poids. Mais une personne peut apporter à manger à toute une famille, et néanmoins
être un poids. Un enfant est-il un poids ? Je ne peux pas comprendre ces choses-là. Certains jours, au lieu de manger, Grand’mère abandonnait son bras qui pendait au-dessus de
l’écuelle, soulevait la tête un bref instant, regarda it, d’un côté et d’autre, remuait sur le carreau nu
ses deux mains irritées, puis geignait longuement. – Vous l’entendez ! disait Aïni à ses enfants.
Ils se tenaient dans la pièce et laissaient Gr and’mère dans la solitude de la cuisine. » Ibidem , p.
145.
30 Cf. Julia Kristeva, Pouvoirs de l ’horreur. Essai sur l ’abjection , Paris, Ed. du Seuil, 1980, p. 10.

57La vieille mère est déjà habituée à la mort, elle la vit comme un cilice qui
douloureusement entoure son corps : des meut es de chiens, attirés par l’odeur de
ses plaies sanieuses, déjà grouillantes de vers, essayent de l’agresser la nuit 31. ‘La
mort est une couverture d’or’, affirme sa fille, selon une logique dictée non par un
sourd cynisme, mais plutôt par l’amertume et le désespoir de lutter absolument
seule contre la misère. Il fa ut chercher ailleurs les raisons d’une telle conduite : où
est-il le fils qui, animé pa r un confortable opportuni sme et, comme s’il était
impossible de faire autrement, s’ est débarrassé de sa mère ? 32 Derrière l’attitude
de Aïni il y a cette figur e qui, une fois déclinée t oute proposition éthique et
affective, la rend complètement insensible à tout doute moral et à toute forme de
compassion. C’est lui qui déchire le pacte qui devrait le lier à sa sœur, qui fait
s’évanouir la certitude du s ecours et qui, lâchement, m ontre sa volonté d’anéantir,
avec une bonne dose d’odieuse indifférence, celle que, au contraire, il devrait
aimer et soutenir. Comble du paradoxe, pe rsonne jamais ne pointera le doigt sur
lui, pas même l’auteur, ni le lecteur distrait.

31 « Grand’mère mâchait des phrases indistinctes et gémissait encore. Elle se plaignait. Omar
croyait comprendre à travers ses paroles embarrass ées qu’elle était délaissée. Elle disait que des
chiens venaient rôdailler autour d’elle, la nuit, et qu’on ne voulait pas la croire. Ces bêtes lui
dévoraient les jambes sitôt que l’obscurité accaparait la maison.
Aïni, qui avait maintes fois déjà entendu cette histoire, lui rétorquait qu’elle rêvait, et l’accusait de
mensonge : elle voulait se rendre intéressante aux yeux des locataires et attirer leur pitié.
– Ce sont les folles fantaisies de ton imagination. Tu ne convaincras personne avec tes sornettes,
concluait sa fille. Mais un soir, Omar surprit un chien qui montait jusqu’à elle, attiré sans doute par la nourriture
qu’il trouvait dans l’écuelle. Grand’mère fut incapab le de la lui disputer, comme de le chasser. A
la lueur instable et sanglante d’un cul de boug ie fixé au sol, l’animal parut de proportions
monstrueuses à l’enfant. Maîtris ant son affolement, Omar parvint cependant à le chasser.
A dater de cette époque, on se rendit compte qu e c’était surtout à cause d’une forte odeur de
décomposition insaisissable, mais perceptible de lo in pour leur odorat aiguisé, que venaient les
bêtes. L’odeur devenant suffocante, on comprit qu’e lle venait de Grand’mère. Aïni décida de lui
enlever les linges qui lui enveloppaient les jambes et les pieds.
Depuis longtemps ses membres inférieurs étaient gourds, ne lui servant plus, enflés démesurément. Une sorte de liquide qui ressemblait à de l’eau s’en écoulait. On ne renouvelait plus les chiffons, et
le jour où Aïni les lui ôta, ils virent tous grouiller des vers dans la chair blanche et molle. » Ibidem ,
pp. 145-146.
32 « Déposant le brasero par terre, Aïni pivota sur place et regarda Grand’mère :
-Pourquoi ne te garde-t-il pas, to n fils ? Quand tu servais de domestique à sa femme pendant des
années, tu étais intéressante ! Quand tes pieds ne t’ont plus portée, il t’a jetée comme une ordure ? Maintenant tu n’es plus bonne à rien ? C’est ca ? » Ibidem , p. 31.

58
Désir de la nourriture/nourriture du désir

Si La Grande maison est un roman social, la faim est son instrument, sa
voix narrative, capable d’influencer le lecteur en jugeant les personnes et les
choses. C’est un espace que l’on explore sans cesse, où s’inscrit un paysage
intime et changeant, individuel et collectif. La faim n’est pas l’apanage d’un seul personnage doué d’une fonction diégétique, mais elle est exte nsible à l’Algérie
entière. C’est un mètre mental, son carac tère obsessionnel confère au roman
l’appellation de ‘réaliste’ pa rce qu’Omar, lui et le monde qui l’entoure, se trouve
dans l’impossibilité de raconter sa propre faim et c’est elle qui décrit son action
sur les personnages et sur leur monde, qui n’est pas fictif
33. Puisque summa de
situations dramatiques, perpetuum mobile , la faim peut engendrer une angoisse
capable de pénétrer tous les rapports humains, lése r les liens affectifs,
l’organisation de la pensée, la vie soci ale et mener vers une forme d’aliénation.
Il ne faut pas penser qu’Omar ne mange pas mais qu’il ne mange rien, ce
qui suppose l’existence d’un objet et donc une relation entre sujet et objet, entre
Omar et le néant. Ce vide est chargé de sens ; comme la pause donne un sens aux notes, ainsi le sommeil parvient à lui donner du répit.

Omar s’endormit peu à peu, éventé par le souffle ardent et léger de la
faim. Dans son inconscience, il fut av erti du jour qui s’approchait, et
un immense soulagement l’envahit. S on corps se détendit, apaisé et

33 Cf. ibidem , p. 117. Nous citons volontiers le passage de cet interview :
– Est-ce que vous gardez toujours dans votre mémoire les habitants de «La Grande maison», le
petit Omar, Lala Aïn, Hamid Seradj… ?
– Oui, bien sûr, mais à vrai dire, c’était une au tre époque, les Algériens ne sont plus comme cela.
Les Algériens ne sont plus les mêmes que ceux du temps de ‘Ta grande maison’. Ce sont des livres
qui appartiennent au passé, à l’histoire de l’Algérie, et c’est encore une chance…
– Mais Omar, Lala Ain, Hamid Se radj sont touj ours vivants…
– Ah oui, c’est sûr. En réalité pour chacun de ces personnages, je me suis servi même si ce mot
n’est pas très heureux, de plusieurs modèles pour chacun d’eux. Or, ce sont des gens que je connaissais plus ou moins, que j’ai donc continué à rencontrer ou à voir.
Aucun des personnages réels vivants ne se trouve tent é de se servir d’un seul modèle et de décrire
une seule personne. Croyez-moi, c’est une des choses les plus difficiles qui soit. Mais prendre des traits, des caractères physiques de plusieurs personnes et en faire un personnage, cela fait partie du
travail d’un écrivain. Mohammed Zaoui, « L’écriture de Mohammed Dib : de l’esthétique à
l’éthique », in Horizons maghrébins. Le droit à la mémoire , Dossier Mohammed Dib, Toulouse,
Mai 1999, p. 76.

59confiant. C’était l’instant de la délivrance. Il s’abandonnait au
sommeil à présent. Il n’avait qu’à se laisser glisser et dormir, dormir,
dormir… 34

La faim est quiétude, ralentissement, abandon, effacement de soi, mais elle
est aussi douloureusement présente, tu multueuse et obsessi onnelle et, avec sa
fixité et sa rigidité, elle peut teni r Omar éveillé tout au long des nuits.

La chaleur, que la faim accompagnait constamment, leur faisait des
nuits sans sommeil. Cependant, plus q u e l a c h a l e u r , l a f a i m r e s t a i t
pour eux terriblement présente. Dans le corps d’Omar c’était comme une flamme insaisissable qui lui procurait une ce rtaine ivresse.
Devenue tout à coup trop légère, trop fragile, sa chair ne lui permettait
pas de s’enfoncer dans l’épaisseur de la nuit où le sommeil n’est que sang et désirs. Une végétation aux raci nes flottant entre ciel et terre
absorbait son corps, le vidait comme une cosse. Des plantes miraculeuses, comme autant de fu sées, atteignaient leur pleine
croissance et mouraient en quelque s secondes. Et seul, persistait ce
petit feu lointain dont la pointe lui brûlait les entrai lles, tandis qu’il
voguait, perdu, intégré aux vagues immobiles de la nuit.
35

Le sommeil, comme la faim, s’inscri t dans un temps indéfini, sans points
de repère. Tout le monde a faim, toujour s : aujourd’hui est id entique à hier, les
actions se colorent d’une signification ré volue, l’argent pour acheter le pain ne
suffit jamais, c’est comme s’il était payé à crédit avec un taux usuraire 36. On fait
et refait les comptes, on espère avoir oub lié quelque chose, mais les calculs sont
justes, rien n’a été oublié, comme par une malédiction inéluctable, presque
mythique 37.
Etant une sensation physique forte et douloureuse, la faim ne peut être
refoulée. C’est une force organique qui a ppartient à l’instinct de survie qui
s’élargit à l’intérieur, qui a le pouvoir de conduire le lecteur vers d’autres sphères.
La faim est démesurément augmentée par le fait que toutes le s faims individuelles
semblent s’additionner. Ainsi finit-elle pa r discourir sur elle-même, se référant

34 Ibidem , pp. 136-137.
35 Ibidem , p. 127.
36 Cf. ibidem , pp. 132-133.
37 Nous pensons volontiers à Sisyphe ou aux Danaïdes, condamnées à verser éternellement de
l’eau dans un vase sans fond.

60sans cesse à son histoire, à sa raison d’ex ister. La faim est tabou, de là le rôle-
fétiche de la nourriture, fantasmée parce qu’objet unique et nécessaire du désir. En
abyme, La Grande maison , espace d’écriture où l’on peut dire ce que l’on ne dit
pas ailleurs, assume le rôle de médiateur 38.
Autour de ce pôle s’organise une so rte de représentation hallucinatoire.
Voilà donc que le désir du couscous se fa it jour, peut-être accompagné d’un beau
morceau de viande 39. Les sœurs d’Omar travaillent depuis deux mois dans une
manufacture de tapis, mais, bien qu’ajouté à celui que gagne Aïni, leur argent ne
suffit pour acheter le pain nécessaire. Pe rsonnages capables de souffrir et de
désirer, voilà qu’elles croient, au moins pour un instant, pouvoir se libérer de ce
poids physique et psychique qu’est la faim :

‘On pourrait peut-être acheter de la viande de temps en temps.
N’est-ce pas, Ma ? Pas vrai, vous tous ? Au moins un jour par
semaine. Et, peut-être, des œufs. Ça coûte moins cher que la viande.
On fera une omelette aux pois chiche s. Et des haricots, c’est encore
moins cher. Et du riz. Qu’en pensez vous, vous autres ? Avec l’argent
qu’on a.’ 40

Tout le monde a le droit de rêver 41 et il est juste d’obtenir, au moins une
fois, ce que l’on désire : voilà que se c oncrétise, nul ne sait comment, un panier
débordant de toutes sortes de bonnes c hoses. C’est un cadeau, et c’est le seul
moment où la faim disparaît pour laisser place à la joie :

Aïni n’avait jamais eu de pani ers comme celui-ci : d’où pouvait-il
bien venir, qui l’avait apporté ? Et de quoi était-il rempli ?
– Des pommes de terre ! explosa Aouï cha en se trémoussant. Ce sont
des pommes de terre, Ma. Des pommes de terre ! Ces mots se transformèrent en un chant qui s’amplifia au point de
paraître insensé. Ils s’interpellaient tous et répondaient ensemble.

38 Cf. ibidem , pp. 170- 176.
39 Cf. ibidem , p 132.
40 Ibidem , p. 151.
41 « Omar pensait aussi à tout ce qu’ils pourraient manger de bon. Des tortillas confectionnées avec
de la farine dans laquelle on ajoute de l’oignon, du persil haché et des débris de poisson. Ou des sardines frites, tiens ! Ou tout simplement de l’oignon frit. » Ibidem , p. 134.

61- Des pommes de terre.
– Il y a aussi des cardes dans le panier.
– Et des cardes. – Et des fèves aussi. – Et des tomates. – Tout ça. – Et de la viande, Ma. De la viaaaande. De la viaaaande. Regarde, Ma, un grand paquet. De la viande aussi ? Les filles tournoyaient : en chantant, se baladaient dans la chambre :
Des pommes de terre ! Des cardes ! De la viande ! Le bonheur les
rendait folles. Seule, la mère conser vait son sang-froid ; elle paraissait
même abasourdie.
42

Sang froid et stupéfaction échappent à toute tentative de description et
laissent Aïni, devant une telle abondance, presque dans un état de choc. C’est une
abondance cruelle qui desserre la faim penda nt trop peu de temps, l’assomme sans
la rassasier. Le déséquilibre qui se crée entre le ‘trop’ et le ‘pas assez’ aboutit, en
définitive, à des conséquences identiques. Nous voulons, à ce propos, quitter pour un instant l’espace exigu de Dar Sbitar pour rappeler la nouvelle « Un beau mariage »
43. Il s’agit substantiellement d’une analepse de La Grande maison où
Dib continue à creuser dans le mythe de la faim en obligeant ses personnages à
accepter le joug de l’extériorité et des rapports sociaux, ce qui lui permet de
focaliser son attention sur des violences in times, secrètes et individuelles bien que
généralisables. Aïni et ses enfants sont invités à un mariage, la nourriture est
copieuse et exquise : un véritable festi n. Obéissant à un orgue il cruel – dicté par
des exigences sociales mais apparaissant aussi comme condition et effet de la
faim-tabou –, la mère ne veut pas laisser transparaître sa misè re et interdit aux
enfants de toucher à quelque mets que ce soit ; Omar ne parvient pas à
comprendre la raison d’une telle interdicti on. L’unité diégétique se construit sur
une expérience de la cruauté mise en scèn e autour de tables dressées où trônent
fièrement des ragoûts exquis, des gât eaux, des côtelettes croustillantes, un
couscous aux dattes et aux œufs, l’ense mble étant vu par des yeux tout aussi
stupéfiés qu’affamés et frustrés. Le ra pport entre nourritur e, pure satisfaction

42 Ibidem , pp. 156-157.
43 Au Café , Paris, Sindbad, 1984, pp. 61-76. La première édition est de 1955.

62alimentaire, et cuisine, émanation du désir, soulève ici un conflit encore plus
tragique que celui auquel les pages de La Grande maison nous avaient habitués.
C’est un conflit dont Omar doit sortir hé roïquement victorieux et, dans cette
atmosphère surréelle, la faim, comme si elle avait été exorcisée, semble
disparaître dans une sorte d’épais brouillard 44.
Mais revenons à notre roman où l’excè s de désespoir et de misère est
appelé à évoluer selon une ligne qui se rapporte co nstamment à l’histoire
algérienne, déterminant ainsi un rapport étro it et existentiel entre nourriture et
cruauté, entre pain et faim, suivant une évolution qui tend à clore le cercle
diégétique, confronté, d’une part, au ryth me lent et mystérieux des événements et,
de l’autre, à une superposition, une somme de précipités tragiques et
polyphoniques qui disent, avec pudeur 45, l’intensité de l’expérience-limite de la
faim.
La voix d’Omar, sans doute de premier plan, n’est qu’ « une parcelle de
cette grande force muette qui affirme la volonté des hommes contre leur propre
destruction » 46, bien que immobiles ou silencieu x, les autres acteurs, quoi qu’ils
disent ou fassent, portent implicitement l’expérience de la faim. Celle-ci semble même conditionner la psychologie des pers onnages, elle tend à gérer l’ensemble
des événements de la représentation et organise la mise en scène des fonctions narratives et dramatiques qu’elle-même enge ndre. Le roman est donc choral : si au
début de notre étude nous avons parlé de ca isse de résonance, c’est parce que les
voix d’Aïni, Omar, Aouïcha, Mériem, la vieille grand-mère, Lalla Zohra, la
cousine Mansouria, de telle ou telle autr e voisine, non seulement ne résonnent en
solistes que de manière apparente et spor adique, mais aussi représentent, non pas
des personnages, comme sur la scène d’un th éâtre, mais tout l’univers choral qui
peut se cacher derrière un morceau de pain.

44 Voici comment se termine la nouvelle : « Maintenant Omar ne pensait à rien, ne se rappelait
plus son état de bête affamée. Occupé par cette visi on, il oubliait tous les plats ; il ne pensait plus à
sa douleur, qui s’était estompée, devenue lointaine… Somme toute, il était heureux, lui aussi. Il se
sentait vaguement fier de quelque chose. Vivre ne signifie pas seulement manger, et le bonheur de vivre, seulement le bonheur de manger. » Ibidem , p. 76.
45 Cf. Anne-Marie Faisandier, « La faim et l’espoir dans La Grande maison », in CELFAN
Review, Temple University, Philadelphia, 2, 1983, pp. 32-34.
46 Pp. 184 – 185.

63Les dernières pages du roman confirment notre hypothèse : nous sommes à
la veille de la deuxième guerre mondial e, la ville grouille de monde. Omar,
comme toujours, va au four pour chercher le pain. Soudain t out se charge d’un
sens nouveau, tragique mais fascinant, comme si lui, avec chaque individu, avait conscience des pulsions liées aux tensions de la vie collective. On perçoit alors
nettement le passage de la condition de co lonisé à la conditio n de révolutionnaire :
on a le sentiment que tout et tous sont poussés par un fort courant sous-marin qui
mélange, englobe et fraternise, dans un moment d’empathie absolue, différents
niveaux de conscience, lourds d’une longue mémoire. Dib reviendra sur ces
images chaotiques et surréelles pour évoque r la guerre d’Algéri e et interpeller
encore une fois l’Histoire
47.
Le roman se conclut comme il avait commencé : la voix d’Omar se porte
sur le signe du pain et s’y éteint. Simple et décidé, il s’assied avec les autres,
devant la meïda et surveille attentivement sa mère qui rompt le pain sur son
genou. Il n’est plus un enfant, il a des forces nouvelles, revigorées aussi par
l’école française, qu’il faut savoir exploi ter tout en en percevant les incohérences
et en évitant de tomber da ns les pièges idéologiques 48 et, surtout, en étant
conscient que la ‘mère-patrie’ de l’autre cô té de la Méditerranée n’est en rien la
terre de sa mère, qui vit dans la priva tion et qui subit de sourdes injustices.

47 Nous renvoyons à Qui se souvient de la mer , Paris, Ed. du Seuil, 1962, où Dib décrit avec des
tons apocalyptiques la guerre d’Algérie. Tout bouge et les forces vivantes et profondes, incarnées
dans le personnage de Nafissa, feront exploser les superstructures coloniales.
48 Louis Althusser en a illustrés les mécanismes dans son Idéologie et appareils idéologiques
d’Etat, Villetaneuse, Centre de reprographie de l’Université Paris-Nord, 1975.

64L’anagramme convivial : Le Village des Asphodèles d’Ali Boumahdi

Dans toutes les grandes familles, l’idéal
était d’avoir le plus grand nombre de
mâles, unis par les liens les plus directs du
sang, alliés par le mariage à la même famille, employés si possible à la même
tâche, obéissant au même chef, et
mangeant à la même table.
Le Village des asphodèles, p. 40

Un titre, qu’il soit d’un roman, d’un conte ou d’un film, est comme le ‘la’ :
une note transcendante sur la quelle tout l’orchestre doit s’accorder ; de la même
manière la couverture li sse et silencieuse du Village des asphodèles
1 est une
surface, un lieu d’origine, l’emblème d’ un parcours idéal, un espace fondamental
dont dépend un récit si clairement et intimement autobiographique.
Berrouaghia, est le ‘village des asphodèles’. Ce nom aux fonctions
narratives spécifiques, descri ptives ou même évocatrices, inévitable contrepoint,
place le lecteur dans la position de voyeur qui, derrière une porte entrebâillée,
assiste à la dérobée au développement d’ une personnalité. La porte s’ouvre au fur
et à mesure que l’on avance da ns la lecture, suivant, bien entendu, l’angle choisi
par l’auteur ; le lecteur, en acceptant l’invitation d’entrer, devient ainsi un juge, un témoin au sens figuré des termes.

1 Paris, Robert Laffont, 1970.

65La zone franche de l’autobiographie
Ali Boumahdi 2 est l’auteur de deux œuvres habituellement qualifiées aussi
bien comme autobiographiques que comme ethnographiques : Le Village des
asphodèles et L’Homme-cigogne du Titteri 3. Son écriture, qui peut être
rapprochée de celle de Mouloud Feraoun 4, fait penser à un double retour à
l’enfance : celle de l’auteur et celle de la littérature algé rienne d’expression
française 5. Cette convergence souligne à la fois l’autobiographie comme
recherche d’identité et d’id entification, déclaration d’état civil, acte de naissance
d’une personne qui revêt son propre personnage, et comme une littérature qui
s’épanouit, dans les premières années après 1962.
Orfèvre reconnu dans l'art de l'aphori sme, Emil Cioran évoquait dans ses
Cahiers le lien entre le suicide et une mauva ise digestion. Il se gardait bien de
citer un exemple précis, mais on peut aisé ment imaginer qu'il pensait aussi à la
cuisine roumaine de sa jeunesse, savoureu se et roborative mais redoutable aux
estomacs délicats, surtout quand elle est mal faite. Ici il ne s’agit pas de mort, mais d’autobiographie, elle aussi mar quée par toutes les étapes culinaires
nécessaires. Nous voici donc dans l'histoi re des rencontres, des découvertes, des
déceptions, des mensonges du personnage, et la volupté qu'elles octroient. Dans
les plis de cette ego-histoire il est facile de déceler une histoire sociale et nationale
plus complexe, parfois elle est la toile de fond, parfois elle est au premier plan, de
toute manière toutes ces digressions passe nt au travers de ce que le personnage
ingurgite.
L’autobiographie vertèbre et tend le roman, mais sa ‘plasticité’,
heureusement impure et en perpétuelle ad aptation, ne peut être définie que grâce
au moment du repas. Le ne rf du roman est le jeu du pe rsonnage entre le monde
réel et une écriture qui ch erche une modernité textuelle. Les souvenirs s'entassent,

2 Ali Boumahdi (1934 – 1994), après des études littéraires, a enseigné en France. Il a été pendant
plusieures années principal du collège de Mont fermeil (région parisienne) et il s’est consacré à
l’intégration des enfants d’immigrés. Cf. Jacques Noiray, Littératures francophones I : Le
Maghreb , Paris, Belin sup, 1996.
3 Paris, Centurion 1987.
4 Le Fils du pauvre , Paris, Éd. du Seuil, 1954.
5 Cf. Charles Bonn, « L’écriture paradoxale du Village des asphodèles d’Ali Boumahdi », in
Giuliana Toso Rodinis (a cura di) Le Banquet maghrébin , Roma, Bulzoni, 1991.

66les exhumer comporte un travail d’autofiction. L’autoportrait 6 détermine la com-
position, la trans-position, mais aussi l’omission, l’inventi on, l’altération du
discours d’un sujet qui revendique, avec sa singularité, une sorte de coïncidence
idéale entre l’image de soi pour les autres et celle qu’il élabore dans et avec son
auto-analyse 7.
On sait que dans la matière autobiographique il y a à la fois l’obsession de
l’identité et son obscurcisse ment, la promesse de descri ption du réel et la volonté
de s’en débarrasser définitivement ; ainsi, tout en naissant non seulement de la volonté de se dire mais aussi de celle de contrôler les informations en les
élargissant ou en les rétrécissant, elle s’insinue subtilement dans la fiction ; l’auteur ne renonce pas au plai sir de battre les cartes et d’empêcher le lecteur de
lire la fiction comme le compte-rendu transp arent de sa vie. Ces oppositions sont
nécessaires pour construire et situer dans leur complexité des états intermédiaires,
ambigus, où le narrateur peut pratiquer et développer, avec humour ou cruauté, les
expériences du Moi, sans s’enfermer dans un discours de vérité. Cet espace libre
et pragmatique implique une distance non seulement mentale et psychologique,
mais aussi chronologique. A la fin du Village des asphodèles on peut lire un lieu
et une date : « écrit à Vannes en 1969 » ju ste pour indiquer que l’auteur a attendu
trente ans avant d’arriver au moment où ce monde, cette vie, pe uvent être racontés
sous l’empire d’une inexp licable urgence intérieure.
La diégèse est sans doute le rempar t factuel d’une vie qui peu à peu se
dissimule et se reconstruit à la fois. C’ est la vie d’un garçon qui souffre et qui
s’interroge ; reconstruite dans un texte littéraire, la figure centrale s’y exprime
constamment à la première personne. Il en résulte alors une so rte de court-circuit
dans le champ narratif, pour la raison particulière que le protagoniste de la vie
racontée est celui qui racont e l’histoire, tandis que t ous les autres personnages
sont évoqués de l’intérieur ou, de tout e façon, à partir d’ une intériorisation
topochronologique. L’écriture est alors bien encadrée dans une dimension spatio-
temporelle : les rites scandent les fêtes et la quotidienneté, s’in scrivant ainsi dans
la sphère collective et individuelle, ma is aussi ils redessinent les espaces, les

6 Cf. Maurice Halbwachs, La Memoria collettiva , Milano, Unicopli, 1987.
7 Cf. Gisèle Mathieu-Castellani, La Scène judiciaire de l ’autobiographie , Paris, PUF, 1996, p. 47.

67frontières de l’expérience et de la mé moire, à la recherche d’un sens nouveau.
D’un point de vue descriptif, l’autobiograp hie remplit les lacunes de la mémoire,
d’un point de vue dynamique, elle brise les résistances du refoulement. Les
espaces peuvent alors représenter un noyau de dispositifs d’énonciation qui
permettent d’alterner narration et de scription, séquences commentatives et
autoréflexives.
L’espace est comme le temps, il se répand autour de nous. Il est une
dimension aussi bien de l’êt re que des choses. Ce récit est, à sa manière, un éloge
du temps, il le laisse arriver, le fait apparaître, simple et évident. Un récit est sans aucun doute un déroulement d’événements dans le temps, mais il s’agit d’un temps fractionné, morcelé – celui des horlo ges et des calendriers capables de
mesurer les intervalles –, il y a surtout un temps intérieur – celui de l’esprit qui accompagne les pensées –, et enfin il y a un temps concentré, qui peut se rétrécir :
l’événement lui impose ses cadences, acc élère son involution et devient un noyau
dur et énigmatique, comme ces étoiles qui, sous l’effet de leur propre énergie,
deviennent des trous noirs.
Cela ne signifie pas pour autant que la prolifération du ‘Je’ interdise au
récit de s’ouvrir sur une extériorité. En alternant de s mouvements brefs ou longs,
l’auteur donne le juste relief non seulement à la temporalité propre des souvenirs mais aussi à d’autres figures, celles des parents avant tout, à qui le roman est
dédié. Ceux-ci, avec leur s inquiétudes, leurs obsessi ons mélancoliques et leurs
violences dévastatrices, sont pétris dans la mélasse du quotidien : écrire pour eux
signifie aussi leur écrire, pour avouer des fautes et des remords, car, comme bien
d’autres auteurs, Boumahdi porte enseveli en lui un sentiment de culpabilité très
fort. Selon beaucoup de spécialistes l’au tobiographie peut être vue comme une
autoreconnaissance thérap eutique du narrateur
8.
Chacun est à sa place et dans son te mps, dans son champ et dans son
contre-champ, pour recourir à des termes cinématographiques ; les images se
suivent, claires et distinctes comme de s photogrammes. Les figures du père et de

8 Nous rappelons : Michael White, La Terapia come narrazione , Roma, Astrolabio, 1992 ; Duccio
Demetrio, Raccontarsi. L ’autobiografia come cura di sé , Cortina, Milano, 1996 ; Maria Pia
Arrigoni, Gianluca Barbieri, Narrazione e psicoanalisi : un approccio semiologico , Milano,
Cortina, 1998.

68la mère appartiennent à des noyaux plus vast es : dans cette réalité composée par la
branche paternelle – les Yac oubi – et la branche materne lle – les Kortebey – elles
développent la temporalité du roman (l’e nfance passé au village paternel et
l’adolescence passée chez les grands-parents maternels à Médéa), la spatialité, la
description ethnographique et historique élaborée du po int de vue individuel et
collectif à la fois.
Dans cet océan font surface des événements précis, des gestes, des noms,
des lieux, des couleurs, des odeurs, des me ts. C’est un processus qui procède de la
recherche non pas d’une vision rétrospectiv e mais de scènes appartenant à ce qui
est défini comme le passé et qui revient au présent 9. Boumahdi veut précisément
décrire un présent au passé malléable, variant les formes de la mémoire et de l’approche littéraire, modulant le monol ogue avec son double, aidant ainsi un
enfant à sortir de l’enfa nce pour devenir lui-même écr ivain en retr ouvant le
chemin de ces événements silencieux et apaisés qui n’attendaient que d’être
réveillés.
Décliné ainsi, Le Village des asphodèles , fruit évident de la pulsion
autobiographique, semblerait ne pas laisse r beaucoup de place aux pratiques de la
fiction littéraire ; mais quelque chose détonne et c’est bien pour cela que nous
voudrions remplacer parfois le terme d’‘autobiographie’ par celui d’‘autofiction’
10. Ainsi, qui veut explorer vol uptueusement ce nouvel espace de
l’entre-deux, entre une autobi ographie qui ne veut pas se définir comme telle et
une fiction qui ne veut pas se détacher de son auteur, peut maintenant se placer
sous cette égide. Donner une nouvelle réalité à ce terme si évocateur, inédit et

9 Anne Muxel affirme : « Ce qui fait mémoire est restitué à la façon d’un kaléidoscope mental, se
composant et se recomposant pour donner l’image de fragments épars dans une construction
pourtant toujours unique et élaborée. Ces différent s morceaux ainsi détachés du passé et revenant à
la mémoire donnent forme à un récit. Un récit auqu el un sens sera cherché. […] Ainsi la mémoire
familiale est-elle d’abord une hist oire personnelle et sa reconstruction. Il y a du roman en elle. Une
fiction vraie à travers laquelle l’individu, mobilisant son passé, se donne du sens ». Individu et
mémoire familiale , Paris, Nathan, 1996, pp. 8 – 9.
10 En 1977 Doubrovsky a créé, dans le champ limité et précis de son roman Fils, l’heureux
néologisme d’‘autofiction’, qui s’est révélé fort utile pour dessiner avec clarté le projet
autobiographique qui lui tenait à cœ ur, un projet qui s’inscrit dans le sillon déjà tracé par Proust
avec la Recherche et par Sartre avec Les Mots . C’est un terme nouveau, polysémique, encore
absent du vocabulaire critique, qui se diffuse rapidement parce qu’il décrit « un des territoires
nouveaux et privilégiés du romanesque contemporain » Serge Doubrovsky, Autobiographiques , de
Corneille à Sartre , Paris, PUF, 1988, p. 7.

69intrigant, facilement manipulable, en le faisant sortir en même temps de l’enclave
créée par Doubrovsky, a permis d’ouvrir des chemins inédits 11.
Le Village des asphodèles est un long récit sans exhi bitionnisme ni fausse
pudeur, où s’effacent les limites entre ce qui es t fiction et ce qui est factuel, où se
superposent un pacte de lecture imaginaire et un pacte de lecture référentiel, qui
appartient, à notre avis, non pas à l’autofi ction mais à l’autobiographie au sens
strict. Le souvenir, en effet, n’est pa s entendu comme réalité gardée par une
mémoire mécanique, mais comme la reprise d’un désir ancien qui s’insinue dans
les pans du présent. L’élément de la fi ction n’émerge pas, comme on pourrait le
penser, des riches étoffes et des forêts t ouffues de l’imaginaire, mais de l’extrême
pauvreté d’une famille pauvre dans un village pauvre au tournant des années cinquante. Boumahdi est fils de cette pa uvreté, son imaginaire s’en est nourri,
pourtant il subit l’attracti on centrifuge d’un monde plus vaste : Médéa d’abord et
la France ensuite. Dans son récit fait défaut la tension (si présente dans les romans
nettement autofictionnels comme ceux de Georges Perec
12) entre fiction et
autobiographie, tout comme fait défaut le dense réseau intertextuel présent chez
des auteurs algériens de la même génération, à la production également
autobiographique mais décidément plus riche et significative, tels que Rachid
Boudjedra ou Assia Djebar 13.
Nous ne voulons pas ici entreprendre la tâche difficile d’ établir la limite
entre autofiction et autobiographie, t outes les deux se font un clin d’œil parce
qu’inventer est plus facile que se souve nir : au fond, l’univers du ‘village des
asphodèles’ est, pour le lecteur, un monde qui a existé dans l’esprit de Boumahdi

11 Rappelons ici le célèbre tableau de Magritte qui représente une belle pipe sous laquelle est écrit :
‘ceci n’est pas une pipe’ pour signifier que ce que l’ on représente n’est pas la même chose que la
réalité. Sous ce sillon, des écrivains comme Robb e-Grillet, Gary ou Modiano, des critiques comme
Barthes, Genette, Lejeune ou Derrida, des me tteurs en scène comme Alain Resnais ou Wim
Wenders ont montré les mécanismes de la narration autobiographique que nous pouvons très
sommairement définir comme pivotant autour de deux pôles : la présentation de soi et la
recherche de soi . Cf. Paolo Jedlowski, Storie comuni. La narrazione nella vita quotidiana , Milano,
Bruno Mondadori, 2000.
12 W ou le souvenir d ’enfance , Paris, Denoël, 1975 ; Je me souviens , Paris, Hachette, 1978 ; Je suis
né, Paris, Éd. du Seuil, 1990.
13 Avec La Répudiation Rachid Boudjedra est sûrement l’auteur le plus représentatif du ‘roman
familial’, tout comme
Assia Djebar dont l’œuvre est ancrée sur l’aspet autobiographique.

70et qui ne vit qu’à travers ses yeux. Vouloir discerner la personnalité d’un auteur à
partir de celle d’un personna ge signifierait le relier à son œuvre par des câbles
plutôt que par un fin réseau de subtiles connexions, et ainsi risquer de confondre
les deux faces de la même médaille.

Anagrammes conviviales
Tout comme table et littérature ont toujours fait bon ménage, la
convivialité doit s’entendre av ec l’autobiographie, l’au tofiction ou la narration
tout court, au point qu’il nous tient à cœur de les imaginer en train de se combiner
selon la fantaisie de l’anagramme, où en déplaçant les élémen ts de l’une on peut
obtenir l’autre. L’ancien jeu d’énigmes consiste dans la permutation et non pas
dans la spécularité ; chaque mot ou phr ase obtenue peut être anagrammée à son
tour parvenant ainsi à des résultats différent s et denses de signification. Dans cette
combinatoire le moment de la convi vialité devient ains i autobiographie,
description ethnographique, analys e psychologique, univers narratif.
Il faut considérer non seulement la permutation des éléments mais aussi le
signe culinaire, qui est en soi un système de signes, qui se superpose et s’ajoute à
d’autres systèmes de signes, non seul ement en tant que générateur d’une
expansion sémantique mais aussi comme moteur des moments de crise narrative
dont dépend l’évolution de la diégèse 14. Le moment du repas est polysémique,
tout ce qui concerne la nourriture n’est pas seulement filigrane, métatexte – où sont mis en scène les symboles, la parole, l’imaginaire et toutes les émotions qui
surgissent des relations probléma tiques dans un espace de l’enfance
irrémédiablement perdue – mais aussi une technique narrative qui met tout en
correspondance, en communication.
Sauf si le narrateur n’a qu’un appétit frigide et ingr at, tôt ou tard il devra
bien manger, tout comme les personnage s qui peuplent son monde : impossible de
résister à la tentation de les voir tous assis devant un cousc ous fumant, d’autant
plus que les mots sont réve illés et rendus plus fluides aussi bien dans la narration
que dans la chose narrée devant les va peurs qui se dégagent du kanoun. Plus

14 Cf. Gian Paolo Biasin, I Sapori della modernità. Cibo e romanzo , Bologna, il Mulino, 1991.

71l’empreinte des odeurs et des saveurs est menacée par l’oubli, plus elle est durable
et tenace : couscous, légumes, gâteaux, ca fé, épices, cristal lisent l’essentiel,
condensent la vie que le narr ateur porte cousue sur lui, totalisent l’intériorisation
du parcours effectué. Le repas, plus ou moins ritualisé, est une partie
fondamentale de la réalité et il est partie intégrante de la technique employée pour
la représentation et la narration, il sert donc à constituer le texte et sa littérarité.
Se servir du fil d’Arianne des moment s de convivialité, très fréquents et
significatifs pour plus d’une raison, veut aussi dire que l’on découpe une bande du
tissu narratif qui permet une analyse cri tique en profondeur rapportable au texte
dans son ensemble. Si le moment du re pas a une fonction simultanément réaliste
et constructive, Boumahdi enrichit pres que chaque page de son récit avec des
références alimentaires, parfois minimes mais importantes, et il exploite leur fréquence pour obtenir une trame textuelle pl us touffue. Devant la meïda – la table
basse, composée d’habitude d’une structure en bois qui soutient un grand plateau
de cuivre – on scande le rythme de la narration, là prennent forme les espaces et les personnages. A l’intérieur d’une auto biographie ces moments pourraient être
comparés à un précipité chimique. Le préc ipité n’est pas la simple sédimentation
d’une substance solide qui aurait été précéd emment en suspension dans un liquide
tout en conservant ses caractères distinctifs, il est ce qui permet au chimiste de retrouver la substance primordiale dont l’ identité même avait été dissoute dans le
solvant. Ainsi le moment du repas est-il un agent réactif qui libère et révèle une substance essentielle de la diégèse : la fonction réaliste. Ici le choix de la nourriture et des moments où celle-ci doit être consommée (avec tout ce qui en
découle) permet de garantir une cohérence au niveau référentiel et donne à la voix de la narration la possibilité d’enregistre r, de préciser des habitudes, des gestes
quotidiens, des événements particul ièrement importants, des crises
psychologiques et familiales.
Notre personnage s’appelle Ali comme l’auteur, son nom de famille n’est
pas Boumahdi, mais Yacoubi. A partir de ce premier indice d’autofiction se
démêle tout l’écheveau familial avec ses membres, ses espaces, ses habitudes,

72qu’il s’agisse du patio ou de la cuisin e, la mémoire du personnage y habite 15,
choisit et emploie ces lie ux au-delà de leur réalité 16. Ce souvenir, en renvoyant le
personnage à son passé, lui permet de re trouver une expérience fondatrice qui
prend la forme d’un patio, penda nt une chaude soirée d’été 17. Jean Duvignaud,
dans son essai consacré à Georges Per ec écrit : « On s’attache à des lieux qui
semblent solides parce qu’on les a habité s ou fréquentés et, parce qu’ils ont
disparu, ils ressemblent à distance à ces boîtes fourre-tout où les enfants rangent
pêle-mêle leurs jouets » 18. Si Le Village des asphodèles est construit à partir de
ces lieux, c’est, tout d’abord, parce qu’ils so nt une sorte de coquillage, de chaude
enveloppe qui sépare le je de la narration du monde 19, ensuite, pour établir non
seulement des rapports des cohésion avec le passé, mais au ssi pour ré véler,

15 « La mémoire – chose étrange ! – n’enregistre pas la durée concrète, la durée au sens
bergsonien. On ne peut revivre les durées abolies. On ne peut que les penser, que les penser sur la
ligne d’un temps abstrait privé de toute épaisseur. C’est par l’espace, c’est dans l’espace que nous
trouvons les beaux fossiles de durée concrétisés pa r de longs séjours. L’inconscient séjourne. Les
souvenirs sont immobiles, d’autant plus solides qu’ils sont mieux spatialisés ». Gaston Bachelard,
La Poétique de l ’espace , Paris, PUF, 1992, p. 28.
16 Michel Butor écrit : « Non seulement je suivrai les pérégrinations de mes personnages passant
avec eux par un corridor pour aller de la salle à ma nger à la cuisine, mais moi-même je décrirai un
trajet propre à l’intérieur de ces décors ; le livre lui-même superpose donc à tout ce qu’il peint, à
toutes ces habitations qu’il suscita, un phénomène d’habitation ; car je me promène en fait dans un livre comme je me promènerais dans une maison ». « Philosophie de l’ameublement », in Essais
sur le roman , Paris, Gallimard, 1964, p. 69.
17 L’auteur évoque avec beaucoup de détails nostalgi ques le patio inondé par une nappe blanche de
lumière. Les murs blancs, badigeonnés à la chaux vive, se découpent sur un ciel bleu intense.
Donner une place, une choréographie, permet à l’aute ur de libérer la parole, la vision, l’écoute. Il
éprouve ce besoin pour permettre une sorte d’assemblage aussi bien dans les images que dans les
souvenirs. « Dans le bas du patio, le matin, il y avait un étroit rectangle d’ombre qui ne cessait de
diminuer à mesure que le soleil se levait. Tout le patio devenait une véritable fournaise vers midi.
C’était dans ce réduit de fraîcheur que ma mère et Yemma faisaient la vaisselle, juste à côté du
bassin de brique où l’eau était emmagasinée. Ye mma, accroupie sur ses talons, lavait les assiettes
dans de l’eau mélangée à de la cendre, et les pa ssait à ma mère qui les rinçait avec l’eau du bassin
et les posait à l’envers sur la table basse et ronde, la ‘meïda’, pour les faire sécher. […] Dans
l’angle droit que faisaient les deux murs du patio se trouvait le kanoun dans lequel brûlait la braise
de charbon de bois, qui servait à chauffer l’eau, à faire cuire les re pas et à chauffer les pièces en
hiver. Les motifs géométriques qui l’ornaient avaient disparu depuis longtemps. […] Ma mère
prenait l’eau chaude et préparait la pâte du pain en la pétrissant longuement, en lui faisant prendre
toutes sortes de formes curieuses dans le grand plat de bois, taillé dans le tronc d’un chêne. Ensuite elle divisait la pâte en plusieurs grosses boules qu’elle aplatissait à l’aide de la paume de la main
droite, tout en surveillant de l’autre la forme de la future miche de pain. Parfois pour me
récompenser d’avoir allumé le kanoun, elle me donnait un tout petit morceau de pâte avec lequel je modelais de petits animaux ou de petits bonshommes ». Le Village… cit., pp. 16 – 19.
18 Jean Duvignaud, Perec ou la cicatrice , Arles, Actes Sud, 1993, p. 22. Nous citons d’après Anne
Muxel, Individu et mémoire familiale , cit., p. 44.
19 Cf. Gaston Bachelard, La Poétique de l ’espace , cit., p. 19.

73comme nous allons le voir au fur et à me sure, la nature de s échanges, de la
communication qui a lieu au sein de la famille.

Le triangle familial

L’auteur met en scène les enjeux, c’est-à-dire les relations familiales
problématiques et conflictuelles qui perme ttent l’évolution du personnage et de la
narration. A une multiplicité de situations conflictuelles correspond une grande
fréquence de cérémonies rituelles, nous dit Turner dans son essai anthropologique
20, donc, en prenant à notre comp te ce théorème, nous pouvons
affirmer que dans Le Village des asphodèles à chaque conflit correspond un repas,
au point que si nous les rassemblions tous ensemble, nous pourrions presque
constituer une ‘trame essentielle’. Le conflit, qu’il soit inscrit au sein de la famille ou du groupe, débouche sur une série de dést abilisations qui li bère la diégèse.
Voici par exemple le passage où Ali se mesure avec l’oppression tyrannique de
son père :

Je me rappellerai toujours mon premier repas avec mon père – comme d’autres enfant s se rappellent la première
fête de leur anniversaire, ou tout autre événement ayant
marqué leur vie. Ma mère avait préparé une soupe rouge. Mes mouvements étaient tellement maladroits que je répandais une partie du contenu de la cuillère sur la meïda
et l’autre sur ma tunique blanche, de telle sorte qu’il ne restait plus rien dans la cuillère lorsque cette dernière heurtait mes dents. J’étais tout occupé à observer le visage de mon père que je
n’avais jamais vu d’aussi près. Il me paraissait tellement
différent avec les innombrables rides qui le sillonnaient
dans tous les sens, avec çà et là des cheveux très raides qui
semblaient piqués dans la peau. Mon père mangeait en silence, les yeux constamment baissés sur la nourriture
qu’il portait à sa bouche. De temps en temps, il me jetait un regard à la dérobée, comme s’il était gêné par ma présence. Comme je ne parvenais pas à porter la soupe dans ma
bouche, je me contentais de mâch er sans arrêt le pain sans

20 Victor W. Turner, Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure , Paris, PUF, 1990.

74pouvoir l’avaler. Ma gorge se serrait à la vue de la
nouvelle cuillerée qui laissait une longue traînée rouge sur
tout ce qui se trouvait entre ma bouche et la soupière.
Mon appréhension augmenta lorsque, sans pouvoir me contrôler, j’imaginai, tout à coup, que je criais des mots
obscènes devant mon père, ou bien que j’étais en train de renverser toute la soupière sur la meïda, ou en train de fuir poursuivi par les malédictions terribles de mon père. Dans mon affolement je me dédoublais ; je me voyais sans cesse en train d’accomplir des choses insensées, absurdes, et le grand visage impassible de mon père flottait devant moi comme s’il était projeté sur un grand écran
21.
La vue se trouble, les contours du pè re deviennent flous comme dans un
film de Wenders, le personna ge se retrouve dans un état de confusion mentale et,
grâce justement à ce passage du visible à l’entrevu, non seulement les choses, les personnes, mais aussi les traditions et les rites semblent perdre l’efficacité qui leur
est propre. Ici aussi, comme dans les ro mans de Rachid Boudjedra, le fils est
châtré symboliquement (la soupe rouge en est un indice certain) et la conflictualité
avec un père oppresseur, enfermé dans s on monde autoritaire et sombrement
silencieux
22 débouche sur une impulsion réfrénée – l’envie de dire des obscénités
– qui n’est rien d’autre que la symbolis ation du parricide œdipien rendu évident
grâce à ce premier repas consommé ensemble. Sa valeur est sans doute initiatique : les taches rouges qui se répa ndent sur la tunique rappellent le sang de
la circoncision. La projection de la mort du père est essentielle pour la narration ;
en effet elle permet de tracer la rivalité œdipienne. Il n’y a pas de place pour le
père et le fils ensemble et chaque crise se traduit par l’éloignement de la table : la

21 Le Village… , cit., pp. 114 – 115.
22 « Lorsque je le servais à table, il s’arrêtait parfois brusquement de manger comme si quelque
chose avait empêché le déroulement habituel des lois de la nature. Etait-ce l’absence d’une serviette ? mais celle-ci était étalée sur ses genoux. L’eau manquait-elle
dans le pichet ? mais ce dernier était rempli jusqu’au bord. Alors affolé, je co urais chercher le sel,
puis le poivre. Comme mon père se tenait toujours immobile, telle une borne kilométrique, je restais debout près de la meïda et je baissais la tête, sincèrement affligé de ne pouvoir deviner ce
qui avait pu manquer à mon père. Il ne me restait plus qu’à avouer mon impuissance et mon échec
par un silence coupable et prol ongé. Alors mon père, comme s’il me faisait une faveur, acceptait
de faire un petit signe de la main pour que je desserve la meïda. Le plat n’était pas à son goût, il
était ou trop cuit ou pas assez cuit. C’était à ma mère de le deviner plus tard dans la cour en
goûtant le plat, et en nous le faisant goûter, pour être sûre de la cause du départ brusqué de mon père ». Ibidem , pp. 66 – 67.

75première est déterminée par l’échec scolaire du gamin 23, la deuxième par une
absence prolongée de la maison sans permission 24, la troisième par un séjour en
prison pour vol 25. D’où une situation conflictuelle qui tout au long du récit ne
touche pas seulement l’enfant, mais aussi sa mère, incapable de mettre au monde
d’autres garçons 26 et donc humiliée dans sa féminité. A la fin du texte ce sera
encore une fois la nourriture qui explicitera l’impo ssibilité de remplir le vide et la
différence entre l’espace maternel et pate rnel, ces deux mondes impénétrables l’un
à l’autre :

Mon père est déjà assis à tabl e dans la salle à manger. En
fin gourmet, il goûte du bout des doigts les différents
hors-d’œuvre. Comme c’est le jour de mon départ pour
l’Europe, je demande à mon pè re une chose inhabituelle :
– Appelle ma mère pour qu’elle mange avec nous. Mon père est d’abord étonné, pui s paraît contrarié, mais
rapidement son visage s’ép anouit et prend un air bon
enfant. Il me dit : – Mais c’est ta mère qui ne veut pas manger avec moi ;
tâche de la persuader toi-même et tu verras. Je vais dans la cuisine, où je trouve ma mère en train de manger seule ce qui restait dans le plat, et je lui dis :
– Mon père demande que tu viennes manger avec nous.

23 « Ce soir-là, mon père ne m’adressa point la parole et, voyant que je n’étais plus invité à sa
table, je retournai dans la cuisine avec mes sœurs. Je compris que j’étais en disgrâce. L’expression
de son visage était grave. De temps en temps, une souffrance aiguë y apparaissait ; elle crispait ses traits et assombrissait son visage ». Ibidem , p. 117.
24 « Mon père mangea son couscous sans relever une seule fois les yeux, sans ajouter un seul mot.
Il limita volontairement le champ de sa vision aux abords immédiats de la meïda. Ainsi, il
réussissait à m’exiler définitivement, ignorant ma pr ésence. Il prenait chaque cuillerée de couscous
avec une extrême réticence et ne consentait à l’avaler qu’à contrecœur. Lorsqu’il termina le plat, il
s’essuya la bouche, remercia le Tout-Puissan t, se leva, mit ses chaussures et partit ». Ibidem , p.
172.
25 « Lorsque nous fûmes libérés, je trouvai mon père à la maison en train de manger. Après le
repas, il vint dans la cuisine. Je levai les yeux sur lui, son visage était presque noir, son regard
avait un éclat insoutenable. Il portait un long bâton. Je ne tentai ni de fuir, ni de résister, ni
d’esquiver les coups. Il frappa de toutes ses forces en criant : – Voilà le destin illustre qui t’est réservé ! » Ibidem , p. 252.
26 « – Décidément, tu réussis mieux qu’une truie qui met bas une nombreuse portée.
Il répéta plusieurs fois cette phrase comme si elle lui procurait un certain plaisir. Ma mère se réfugia dans la cour, poursuivie par les éclats de voix de mon père ; elle ferma la dernière porte du
passage pour éviter que les voisins n’entendent ces insultes.
Cette formule lapidaire, dont chaque terme avait été choisi avec soin, fit souffrir cruellement ma
mère. Non seulement elle était ravalée au rang des animaux mais elle était comparée au
quadrupède le plus vil et le plus couvert d’anathèmes du monde musulman ». Ibidem , p. 66. Sur le
corps et ses fonction nous renvoyons à l’excellant essai de Malek Chebel, L’Imaginaire arabo-
musulman , Paris, PUF, 1993.

76Ma mère me regarde d’un air suppliant et dit :
– Vraiment, je ne peux pas, j’ai tellement pris l’habitude
de manger seule que je ne pe ux plus avaler la nourriture
lorsque je suis en présence de ton père. Je reviens seul dans la salle à manger. Mon père se moque de moi en disant : – Monsieur Ali, tu ne conna is pas encore la psychologie
des femmes
27.
Le père (tout comme, même si c’est à un degré inférieur, les autres
enfants
28) est donc la raison de l’impossible co njonction entre mère et fils : quand
il est à la maison il les fait fuir, Ali cher che refuge à l’extérieur, loin de la
présence paternelle, ou bien dans la cuisine 29 : un espace qui semble se situer au
carrefour de l’insurmontable dialectique entre la haine et l’amour. L’opacité du
personnage se heurte alors à la transparen ce maternelle qui ém erge malgré toutes
les humiliations imposées par la société maghrébine, et qui pour cette raison
oscille entre une présence et une non-prése nce réduisant ainsi le triangle freudien
à une dualité qui a pour axe la figure maternelle 30.
Tout commence avec une image : celle d’un escargot. Comme dans le jeux
des ombres chinoises, celui-ci est le dessin que le soleil trace sur le sentier avec les rayons obliques de la fin du jour, fonda nt dans une seule image les ombres du
petit Ali et de sa mère, penda nt qu’il la suit portant sur le dos le gros balluchon
avec tout le nécessaire pour le bain. Il s reviennent du hammam et ils sont en
retard. La femme accélère le pas en se dema ndant si son mari est déjà rentré, si
tante Zohra Yemma a entre-temps préparé le dîner, si la petite Fatima s’est

27 Le Village… , cit., p. 432 – 433.
28 « Bientôt, je perdis à jamais la consolation de toucher la main de ma mère la nuit, car une petite
sœur, appelée Zoulika, allait dorénavant s’installe r entre ma sœur Fatima et ma mère. La distance
entre nous ne cessait de croître à mesure que les nouvelles naissances étaient annoncées, si bien
que je dus, plus tard, me résigner à dormir à l’au tre extrémité de la pièce, près de la porte ».
Ibidem , p. 32.
29 « Lorsque mon père me surprenait dans la cuisine en train de manger, il avançait vers moi d’un
air menaçant ; alors je faisais mine de courir ve rs la droite pour me sauver, puis j’obliquais
brusquement vers la gauche. Mon père, déséquilibré, se jetait contre le mur en me maudissant. Puis
je m’échappais dans la rue ». Ibidem , p. 129.
30 Cf. Claude Montserrat-Cals, « Questionnement du schéma œdipien dans le roman maghrébin »,
in Charles Bonn ; Yves Baumstimler (sous la direction de), Psychanalyse et texte littéraire au
Maghreb , Etudes littéraires maghrébines, n. 1, Pa ris, L’Harmattan, 1991, pp. 49 – 59.

77réveillée pendant son absence. Comme nous l’avons déjà dit plus haut, ce roman a
été écrit pour les parents et aux parents, pour leur dire ce qu’il n’a jamais eu le
courage d’avouer, afin que, écoutant leur hi stoire filtrée par leur fils, ils puissent
acquérir une nouvelle conscien ce. Le livre est une sort e d’acte d’amour, il est
fondamentalement un hymne à la mère : Boumahdi écrit à s a m è r e e t pour sa
mère. Elle est le personnage qui s’es quisse tout au long du roman, dans la
pénombre, environnée par un univers entièrement féminin – également
marginalisé et méprisé – et peut- être es t-ce justement sa présence mal cachée et
sa condescendance vis-à-vis de son fils qui mettent au jour l’existence d’un
complexe d’Œdipe.
Dis-moi avec qui tu manges…

Y a-t-il des moments plus favorable s que ceux de la convivialité pour
évoquer la vie familiale ? Ici les liens de parenté sont visibles dans une structure
unitaire : le repas avec s on déroulement, son rituel, sa composition, est mis en
scène parce qu’il est partie intégrante de la mémoire. Anne Muxel explique : « De ces souvenirs de table, la mémoire peut jouer comme d’une cai sse de résonance,
faisant s’entrechoquer les goûts, les odeurs et les sons, les paroles et les silences,
les joies et les contraintes, les plaisirs et les gênes, mais aussi les dons et les
règlements de compte. Mémoire de la tabl e nourrie de l’essence même de la vie de
famille dans sa continuité, elle dit la qualité de celle-ci, et son ambiance. On devine la nature des échanges qui s’y sont noués. A table, la famille joue son
va-tout quotidien. Scène maintes fois rejoué e, quelquefois plusieurs fois par jour,
pendant des années. C’est de cette répéti tion même que la mémoire familiale tire
sa densité, et sans doute sa vérité ».
31 Boumahdi, afin que le lecteur connaisse
tous les membres de la famille aussi bien maternelle que paternelle, les confronte à table. Celui-ci est le lieu géométrique de la conversation et la nourriture exprime
les différentes façons d’être ensemble. Ainsi, dans Le Village des asphodèles , les
différents personnages que nous verrons s’a sseoir devant la meïda, donnent lieu à

31 Individu et mémoire familiale , cit., p. 63.

78une métanarrativité qui agit non seulement au niveau diégétique mais aussi en tant
que signe matériel d’une situation dialogale.
Le premier hôte de marque est un personnage qui frappe Ali par ses
manières décontractées, par ses habits eu ropéens : c’est l’oncle paternel Djelloul.
Un homme sûrement attrayant pour ses ma nière européennes. Son pantalon ne lui
permet pas de s’asseoir en tailleur aut our de la meïda comme les autres membres
de la famille. Il prenait grand plaisir à faire la conversatio n, il s’intéressait aux
études des enfants, bref, une bouffé d’oxygè ne pour tout le monde, mais surtout
pour Yemma, toujours confinée dans la cuis ine, qui trouver dans ces moments une
raison d'épanouissement et de vraie convivialité 32. C’est un oncle enclin aux
vices, aux frasques et aux folles dépenses. Il était venu réclamer sa part d’héritage
pour pouvoir la dilapider dans le s bordels, mais il sera bientôt grièvement blessé
dans un accident. La famille d’Ali devra alor s s’en charger, l’accueillir, le soigner
et le nourrir. Telle est donc l’une des ra isons de l’arrivée de l’hôte suivant :
l’oncle Aïssa, émigré en France, dont le retour était très attendu. L’inhabituelle
visite et les devoirs d’hospitalité sont un moteur qui permet d’expliquer ses
propres convictions, ses prises de position. Le menu est longuement discuté, on ne
regarde pas à la dépense, ni au temps et aux énergies qu’i l faut investir. « Tous les
kanouns étaient allumés et différents ragoût s mijotaient en laissant échapper une
odeur appétissante » 33. Ce dîner, loin d’amener une réconciliation, ranime les
anciens désaccords et les divergences de points de vue restés vivaces malgré les
longues années d’exil :

L’atmosphère de liesse et d’attente était définitivement brisée. C’était la fin d’un repas morne, et ma mère,
entourée de mes trois sœurs, préparait le café. Le visage de mon père était préoccupé, souc ieux et las. Les deux frères
parlaient maintenant de Djello ul. Parfois, mon père avait
un sursaut, mais il réussissait à étouffer sa rage et son impuissance. Aïssa le rendait re sponsable de la condition
misérable où se trouvait Djelloul. […] L’atmosphère était devenue tendue et dramatique. Les
deux frères, qui s’étaient ar rêtés depuis longtemps de

32 Cf. Le Village… , cit., p. 46.
33 Ibidem , p. 72.

79manger, s’accablaient de reproches comme s’ils avaient
toujours vécu ensemble 34.

Le moment du repas est comme un miroir qui renvoie une image
synthétique du passé qui se ré vèle plus que jamais source d’interprétation et objet
d’une construction et déconstruction capable de structurer le récit. La nourriture
est donc un catalyseur privil égié qui sert à dénoter une réalité non seulement par
sa présence mais aussi par son absence ou son insuffisance, soulignant ainsi toute l’importance de la faim. La faim, cette se nsation si douloureuse, peut avoir aussi
la fonction d’organiser et de faire évolue r la conscience de soi, bien sûr chez
Boumahdi la faim n’est pas aussi démesurée que chez Dib, où avec sa cruauté implicite et coupante, elle permet au lecteur de fran chir les frontières et les
passages de la vie privée et de la vie pub lique, de s'approcher bien plus près de
l’âme des personnages. Ici tout reste circ onscrit dans l’espace familial, dans la
cuisine, où les enfants attendent le dépa rt des adultes pour manger ce qui reste.
Les gamins sont là, il se disputent, le ur mère a du mal à maintenir l’ordre…

Il fallait manger vite pour apaiser sa faim. Mes cousins mettaient les bouchées doubles. Les meilleurs morceaux disparaissaient en un clin d’ œil, puis le fond du plat
apparaissait, cerné de toutes parts par une multitude de
cuillers. Soudain, je me levais , saisissais le plat à deux
mains et l’emportais en cour ant dans un coin du patio. Je
savais qu’à cette occasion je déclencherais les cris de joie et les rires de mes cousins. Parfois une ou deux cuillers
volaient au-dessus de ma tête, ou m’atteignaient dans le dos ou se fracassaient contre le mur ou la porte
35.
Dans le récit de Boumahdi, en réalité , on ne peut pas dire que l’on souffre
de la faim comme dans les romans de Dib, Feraoun ou Choukri, mais on ne peut
pas dire non plus qu’il y règne l’abondan ce. Il ne s’agit pas de banqueter mais
seulement d’apaiser, avec peu, les protestations de l’estomac, surtout en temps de guerre. Le conflit mondial retentit au loi n, les côtelettes et les brochettes ont

34 Ibidem , p. 75.
35 Ibidem , p. 24.

80disparu, on ne peut que se rabattre sur que lque merguez bien pimentée qui aide à
avaler la galette d’orge 36. La faim est toujours là, à l’affût ; le petit Ali voudrait
sûrement manger davantage et mieux, et, on le sait, où il y a insatisfaction il y a
mouvement, diégèse.
Pourtant, dans chaque vie, même la plus triste et la plus pauvre il y a des
moments qui méritent d’être fê tés, et qui dit fête dit fest in. Voilà alors qu’arrive le
jour où notre Ali, après tant d’échecs scolaires, est choi si pour réciter le
prolégomènes d’Ibn Khaldoun

Le soir de la fête, je port ais mon burnous de laine et de
soie, tissé par ma mère et mo n fez rouge semblable à celui
du maître. Mon père était heur eux et ne regarda pas à la
dépense ; ma mère prépara plusieurs plats. Je fus convié à partager le repas avec mon père. J’avais la gorge serrée et les morceaux de viande s’amoncelaient devant moi. Ma mère insistait pour que je les mange tous car la veillée risquait d’être fort longue
37.
Ali est mal à l’aise dans cette nouvelle situation, lui qui ne brillait
certainement pas pour son zèle et son ardeur à l’étude, lui qui av ait dû quitter déjà
une première fois le kouttab
38, qui préférait la rue a ux livres et qui aimait
s’entourer de compagnies plutôt douteu ses. Cette fête est aussi une cérémonie
d’adieu : revenir à la table du père si gnifie non seulement réconciliation, orgueil
familial, mais aussi volonté de changement, évolution vers une vie différente, désir de se libérer d’une sé rie d’incohérences individue lles et collectives qui lui
explosent en pleine face comme si elles étaient les bulles qui font surface dans une grande marmite pleine de contradi ctions encore pl us terribles.

La branche Kortebey

Le lecteur n’a pas de b onne raison pour espérer une évolution positive :

36 Cf. ibidem , p. 244.
37 Ibidem , p. 210.
38 Cfr ibidem , pp. 114 – 120.

81tout semble destiner Ali à la délinquance. Ce n’est pas de sa faute, il est innocent !
Tel est le cri du personnage à la frontière de deux m ondes. Seule l’autobiographie
peut satisfaire ce besoin de confession et ouvrir une perspectiv e de libération. Le
vol 39, l’accident qui provoqua l’avortement de sa mère (il atte ndait le garçon si
convoité après la longue sé rie de filles) avec la st érilité qui s’en suivit 40, les
mensonges aux suites catastrophiques 41, ce sont des faits vrais, humiliants que le
narrateur rapporte pour s’e xposer, pour satisfaire le doub le désir d’attester sa
bonne foi et pour essayer de faire comprendr e la genèse de sa propre personnalité
et qu’il nous présente comme des accident s, gros ou petits, peu importe, mais
lourds de sens latent 42.
Le changement, de toute façon, n’es t ni exclusivement négatif, ni
exclusivement individuel : Boumahdi nous montre les secousses de la grande
transformation que l’Algérie ét ait en train de vivre, en tant que colonie française
(Pétain et de Gaulle évoqués dans le contex te scolaire) et en tant que terre en voie
d’indépendance (Messali Hadj et Ferhat Abbas évoqués dans le milieu familial ou social). Il y a une grande effervescence
43, la sphère collective entraîne la sphère
individuelle. Ali est admis en sixième, une bourse lui permet de fréquenter le
collège de Médéa ; il s’installe donc chez le s grands-parents mate rnels, il s’habille
différemment, change ses habitudes ; son esp ace s’élargit ; il pre nd le train pour la
première fois et entre dans un monde nouv eau, plus citadin, plus raffiné, dont les
valeurs sont différentes de celles qui ré gnaient dans la sphè re paternelle. Un
monde qui change lentement est fondame ntal pour qu’un Moi latent et étouffé
puisse se libérer, agir, sort ir d’une opacité boueuse.
Les Yacoubi et les Kortebey représen tent deux aspects complémentaires
du panorama social de l’Algérie à la ve ille de l’indépendance : les uns sont
esquissés comme des commerçants pragmati ques, les autres comme des hommes

39 Cf. ibidem , pp. 248 – 253.
40 Cf. ibidem , pp. 236 – 241.
41 Cf. ibidem , pp. 261 – 264.
42 Cf. Gisèle Mathieu-Castellani, La Scène judiciaire… cit., p. 24.
43 Cf. Le Village… , cit., pp. 295 – 300.

82d’affaires plus raffinés et proches du pouvoir colonial 44 et le narrateur fait la
navette entre ces deux sphères.
Arrivé chez les grands-parents, le premie r espace qu’il traverse est le patio,
où fermente une grande agitation pour la préparation du repas, ensuite vient la
cuisine, étape fondamentale avant que l’on accède à la présence du grand-père qui l’attend avec les autres convives. La meïda demeur e un lieu où les liens se
fabriquent. Les manières de table ont to ujours une certaine rigidité due à la
tradition : un ordonnancement des plats, des places et des rôles continue de rythmer la vie familiale. Du contenu des assiettes à celui des conversations, des
dîners quotidiens aux déjeuners plus solenn els, des routines a ux petits rituels,
Boumhadi produit une très agile micro-soci ologie de ce vivant théâtre des tablées
où se partagent bien plus que des mets. Voilà pourquoi il acco rde une si grande
attention à Hallouma, la cuisinière renommée dans toute la ville. Elle s’active auprès des kanouns, soulève les couvercl es, goûte la sauce des différents ragoûts
avec une expérience qui implique la total ité de son être. Meriem, entre temps,
s’occupe de la fabrication du pain, elle pa sse des heures à pétr ir la pâte et ses
miches sont très parfumées. La vie en cuisine est une véritable fourmilière joyeuse, tout le monde bouge, entretient le feu de charbon des kanouns, lave la
vaisselle, s’occupe de faire reluire les gra nds plateaux de cuivre. Le tout sous l’œil
attentif de la grand-mère. A l’heure du dé jeuner tout le monde est là, les cousins
sont rentrés de la medersa, tout est prêt, le grand-père attend dans le salon avec les
oncles et leurs invités assis sur les canapés disposés le long des murs. Le grand-
père accueille le jeune Ali avec des tons pr esque solennels ; la table alimentaire,
assurant le grand jeu narratif, devient ains i une sorte de double, un négatif de la
table sociale
45.
S’en suivent les salutations les plus formelles selon les règles de la
bienséance maghrébine, ainsi que le laveme nt des mains décrit avec une vivacité
toute particulière parce que, après tant de salamalecs, Ali devra se laver en
premier. La convivialité chez les Kortebey dit tout et montre tout, théâtralise de
manière nettement marquée les rôles des différents personnages, permettant de

44 Cf. Ibidem , pp. 327, 380 – 383.
45 Cf. Ibidem , p. 322.

83repérer les traits distinctifs de leur iden tité sociale, culturelle et familiale ; les
moments de convivialité constituent ju stement un tissu derrière lequel se
dissimule toujours une histoire qui attend d’être racont ée. Ali découvre ainsi la
réalité et l’entité de son rôle même, c’ est ici qu’il est mis à l’épreuve, qu’il se
confronte, qu’il peut monopoliser l’attent ion, même s’il dit de grosses sottises.
Boumahdi nous montre son personnage en train de montrer tout son savoir vivre à
table. Le jeune garçon se montre très poli, il présente les plats de manière
impeccable, il place l’aiguière et le bassin de cuivre devant les invités selon leur
rang social. Il gagne toute l’estime et la sympathie de s invités en posant devant
eux les morceaux de viande les plus fins et les gâteaux qu’ils n’auraient pas osé
aller chercher au bout de la table. De temps à autre il prend la parole pour étaler
ses connaissances sur tel ou te autre sujet. Quand on parle des événements de la Seconde Guerre mondiale il peut ressort ir ce qu’il j’apprenait au collège, il
répétait d’un air solennel ce que son grand-père disait à ses paysans, c’est-à-dire :
« La chose la plus importante dans le monde est le Savoir ou la Science, puis vient
l’Action – car le Savoir sans l’Action es t réduit à néant –, puis, en troisième lieu,
vient la Foi, qui sert à soutenir l’homme en cas de revers de la fortune. » Bref, tout
le monde l’écoute et l’admire . Un soir il arriva même à tenir tête l’oncle Hassan
qui expliquait que l’on avait deux voies dans le cou : l’ une servait pour la
respiration, l’autre pour les aliments. D’un air plein d’a ssurance, il démontra que
ce n’était pas vrai, car il ét ait impossible de respirer et d’avaler en même temps.
Du coup l’ancien étudiant de l’université de la Zitouna fut couvert de ridicule
devant tout le monde. Les tantes et le s servantes, en ce précipitant sur des
morceaux de pain restés sur la meïda, commencèrent à mastiquer et à avaler tout en essayant de respirer. T outes lui donnèrent raison. Hassa n alors se leva, lui jeta
un regard chargé de haine, quitta la salle à manger pour s’enfermer dans sa chambre. Peu après, sa femme le suivit. Pe ndant ce temps, le gr and-père ne cessait
de rire en s’essuyant les ye ux avec sa serviette de table. Ali avait ainsi bien animé
la soirée et il continuait à mimer l’avari ce de l’oncle Hassan, la gloutonnerie de
l’oncle Abdu en suçant ses doigts et en rotant
46.
Pour mieux sonder le climat de la maison Kortebey il faudrait aussi

46 Cf. Ibidem , pp. 360 – 363.

84rappeler le riche banquet de noces de l’oncle Karim (dont la suite, avec
l’agression à coups de cout eaux, ne fut point heureuse) 47, ou bien la grande diffa
offerte par le grand-père pour fêter le re tour du pèlerinage à La Mecque où tous
les oulémas et les notables étaient invités 48. A partir de ce moment on peut
considérer la personnalité d’Ali prêt e pour un changement, une expansion
ultérieurs : comme le séjour à Médéa avait décomposé l’espace de l’enfance, ainsi la mort du grand-père, survenue quelques temps plus tard, décompose l’espace de
l’adolescence. Ali découvre personnages te ls que Ferhat Abbas. La volonté de
quitter l’Algérie s’esqu isse nette à l’horizon.

L’exil
Chaque chapitre de ce récit met en scène certaines situations bien
déterminées, invente son rythme, révèle un mécanisme secret et intime qui fonctionne parfaitement à l’intérieur de l’économie globale du texte, les
personnages ne sont pas des figures vi des ou interchangeables mais prennent,
même au-delà du cadre imposé par l’auteur, une épaisseur non seulement narrative, mais aussi psyc hologique et sociale. Ai nsi la décomposition de Le
Village des Asphodèles démontre que au-delà des in tentions aut obiographiques,
au-delà de la volonté de se remémorer un passé, existe un espace présent, celui de l’énonciation, d’où part une voix dépossédée de sa propre enfance et à la
recherche de ses origines. C’est pourquoi le récit de Boumahdi trouve une
possible place parmi les romans de l’exil
49 ; ce terme par lequel nous entendons
ici une parenthèse, une suspension de la vie ordinaire, un relâchement des liens,
une peur et une incertitude inévitables afin que quelque chose continue à se
passer.
Charles Bonn dit : « Le Village des Asphodèles est en grande partie

47 Cf. ibidem , pp. 376 – 389.
48 Cf. ibidem , pp. 394 – 396.
49 Avec l’essai de Charles Bonn cité plus haut, rappelons aussi les comptes-rendus de Malek
Alloula, ‘Sur Le village des asphodèles de Ali Boumahdi’, in Algérie-Actualité , n. 264, 1970, Jean
Déjeux, ‘Sur Le village des asphodèles de Ali Boumahdi’, in Jeune Afrique , n. 514, 1970, et
naturellement la thèse de Nedjma Tebbouche, ép. Benachour, La paysannerie algérienne de la
période coloniale dans le discours littéraire de Dib , Feraoun et Boumahdi , Université de Paris 13,
1984.

85convocation des langages-lieux de l’enfance dans le silence du lieu d’exil, où ils
se figent dans une perte de signifiance proprement tragique. Le silence du lieu
d’exil n’est pas absence de langage : il est in-signifiance hermétique du meurtre
auquel est convoqué le langage de l’enfan ce, un peu à la manière dont le héros
tragique était convoqué sur la scène urbain e dans l’espace d’un langage qui n’était
pas le sien, mais dans lequel il devait rendre compte d’un sens qu’il avait perdu,
justement, dans ce passage en l’espace d’un langage pour lui insignifiant. C’est
pourquoi le silence du lieu d’exil qui est aussi lieu d’accueil des langages
d’enfance seuls énoncés dans Le Village des Asphodèles, est à proprement parler
la mort de ces langages d’enfance comme de leur espace » 50. S’il est donc vrai
que à la parole de Berrouaghia et de Méd éa s’oppose le silence de Vannes, il faut
alors supposer un espace intermédiaire, b éant comme une plaie inguérissable, où
se situe un dire devenu tr ansparent parce qu’appel du li eu perdu. Ce n’est qu’à
l’intérieur de cette plaie que l’énonciation peut se renouveler et s’approfondir pour
tenter de traduire son propr e objet le plus fidèlement possible. Dans cet espace
nous situons notre enquête pa rce que justement les odeurs et les saveurs, avec les
images et les souvenirs, font partie d’ un bagage de mémoire dont souvent on n’a
pas conscience mais dont on ne peut pas se séparer. La semoule de ce couscous, la
fragrance de cette galette, le parfum de ce thé à la menthe sont doués de quelque
chose de magique, ne perdent jamais le ur pouvoir et font partie d’un temps
incorporé prêt à s’épanouir mê me dans le lieu de l’exil.

50 Charles Bonn, « L’écriture paradoxale… » cit., p 126.

86NOURRITURE POSTCOLONIALE
RACHID BOUDJEDRA, NINA BOURAOUI,
MAHI BINEBINE

87Comme dans un tableau de Botero : parcours picturaux et obésité
dans Le Désordre des choses de Rachid Boudjedra

… mon acariâtre et horrible
grand-mère, cette femme obèse, cette cuisinière talentueuse, cette agonisante impavide qui s’était fait photographier sur son lit de mort, avec ses nattes noires, ses falbalas fabuleux et ses yeux charbonneux […] et bourrés de mort, de néant et d’absence … Rachid Boudjedra, Le Désordre
des choses , p. 130.
Comme dans un tableau de Botero… et immédiatement, les créatures
replètes du célèbre artiste sud-améri cain viennent à l’esprit. Mais pourquoi
Fernando Botero ? Souhaitant suggérer le rapport entre l’art pictural et
l’imaginaire de Rachid Boudjedra, il sera it sûrement plus simple de penser à un
rapprochement avec les mondes grouillants de Bosch, les cauchemars de Goya,
les troublantes figures de Bacon, ou bien avec les déformations de Picasso. Mais précisément, à cause d’un subtil fil d’ Ariane qui pourrait êt re celui de la
modernité, notre pensée sollicite ce dernier
1.
La Passion de la modernité est le sous titre d’une longue interview 2 où
Boudjedra accepte, avec ironie et modestie , de mettre à nu son rapport à l’histoire,
la critique, l’autobiographie, le mythe, la mé moire, le sacré, le corps, l’écriture, les
obsessions et aussi l’art ; il s’ag it de rêves et de lectures (on lit un tableau, car il
est le résultat d’une superposition de systèmes constituants un espace

1 Mohammed Dib, avant Boudjedra, dans un texte remarquable a sollicité Picasso et son tableau
‘Guernica’. Cf. Qui se souvient de la mer , Paris, Ed. du Seuil, 1962, rééd. 1990 et sa post-face.
2 Hafid Gafaïti, Boudjedra ou la passion de la modernité , Paris, Denoël, 1987.

88étymologique à l’intérieur duquel on peut dénouer, par combinaisons,
superpositions ou croisements de sy stèmes, le jeu de la signification 3) qui
nourrissent une encyclopédie autobiog raphique ; et, comme dans une
encyclopédie, il y a des entrées dont la présence et la récurrence ont une haute valeur indiciaire où il est possible de discerner le di alogue profond et parfois
énigmatique avec d’autres formes de création.

P comme Picasso

Peut-on juger un peintre en fonction de ses lectures et un écrivain en
fonction de ses artistes préf érés ? Oui. Notre affirmation prend en considération
non seulement l’engagement de l’artiste m oderne au sein du contexte de sa pensée
et de sa production mais aussi de la représentation de certains événements qui
deviennent partie intégran te de l’histoire : sans Guernica , la guerre civile
espagnole – si elle n’était restée que dans les mains d’une historiographie cynique
– aurait peut-être laissé une trace moin s durable et dramatique ; ce tableau
représente en soi un fait historique, dont le point de départ est sa variabilité dans
le temps. Comme l’explique Cesare Segre, ce phénomène constitue la transformation d’une potentia lité infinie à exécution ; on pourra affirmer que le
temps élargit sans arrêt les frontières de toute réalité, littér aire aussi. Voilà
pourquoi il est légitime de dire qu’une véri fication du grand art est justement sa
capacité de parler à plusieurs générations, de se révéler à l’aide du temps. Mais
ceci ne signifie pas que les structures de l’œuvre d’art se transforment ; c’est
l’observateur qui perçoit de nouveaux rapports, de nouveaux points de vue que
l’on peut considérer inépuisables
4. Boudjedra, dans ce sens, est un lecteur de
Guernica , tout comme Picasso pou rrait être un lecteur de Le Désordre des
choses 5, et, comme s’il était possible de distin guer un intérêt basé aussi bien sur

3 Cf. Jean-Louis Schefer, Scenografia di un quadro. Semiotica della pittura , Roma, Ubaldini,
1974, p. 46.
4 Cesare Segre, I Segni e la critica , Torino, Einaudi, 1969, p. 91.
5 Paris, Denoël, 1991.

89une réflexion historique que sur la volonté de faire jaillir des pages des romans la
même énergie qui frappe celui qui regard e un tableau, notre auteur, proposant une
relecture de la modernité, affirme : « Il es t vrai aussi que tout ce qui est porteur de
modernité me passionne. C’est vraiment là , dans cette passion de la modernité,
que je puise ma force, mon courage de vi vre et mes moments d’exaltation. Et c’est
de cette passion de la modernité, des ar ts contemporains, de tout ce qui est
nouveau que je me nourris sans cesse ! […] Je pense par exempl e que la peinture
de Picasso a joué un rôle déterminant da ns ma vie d’écriva in. J’ai été très
influencé par cet énorme peintre. Il représ ente pour moi la modernité même et la
passion de la vie. Il y a chez certains de mes personnages le même déséquilibre
que Picasso a mis dans les corps de ses modè les. Je crois que je l’ai imité sans me
rendre compte, tout au moins à mes débuts » 6.
Modernité, équilibre des formes, force d’expression : effectivement
l’œuvre du grand artiste espagnol, faite de croisements et de fr actures, de greffes
et de filiations, est propice à l’approc he de la narration boudjedrienne. Le
processus est celui de la traductibilité des langages, le passage d’une syntaxe
visuelle à une narrative et vice-versa, sa ns oublier que cette traductibilité a des
limites. C’est seulement à partir de la lecture, c’est-à-dire du sens, qu’il est
possible de retrouver de s significations récipr oquement commutables 7. Mais on
peut trouver d’autres similitudes, par exem ple les métamorphoses formelles : chez
Picasso il est possible de saisir des ‘m atrices’, quand d’un dessin il passe à une
sculpture et ensuite de celle-ci à un tabl eau qui, a son tour, la ‘récupère’ en la
transformant. Son œuvre créatrice pr ocède par dédoublements faussés, par
innombrables proliférations et interpolati ons, l’image évolue jusqu’à ne plus se
rassembler 8. N’est-ce pas le cas de Boudjedra po ur qui les lectures et les écritures
sont dynamisées 9 et la fréquence de certains thèm es et de certains personnages –

6 Hafid Gafaïti, Boudjedra ou la passion … cit., p. 141.
7 Cf. Jean-Louis Schefer, Scenografia … cit., p. 83.
8 Cf. le chapitre de Meyer Schapiro, « La Donna con ventaglio di Picasso. Della trasformazione e
dell’auto-trasformazione », in L’Arte moderna , Torino, Einaudi, 1986, pp. 120 – 132.
9 « Œuvre donc absolument moderne. Ne s’y promène pas qui veut. Productrice de sens, elle
dynamise des souvenirs de lecture, renverse les hi érarchies, rejette la référentialité, suspend l’axe
syntagmatique en bousculant l’intelligibilité. Dès lors, le texte se substitue au récit et un flux de significations promet de nouveaux paradigmes. A fo rce de biffures, d’ellip ses, de redondances,

90semblables et différents à la fois – se poursuivent au long de ses romans comme
pour démontrer une énergie et une cap acité chaotique de transformation 10 ?
L’interlocutrice étrangère 11, l’hostilité manifestée vis- à-vis du père opposée à la
grande tendresse et au grand amour pour la mère, ou bien la guerre
d’indépendance, gravée dans la mémo ire troublée pour toujours des personnages
de L’Insolation 12, du Désordre des choses ou de Timimoun 13 qui, en se
transformant sans arrêt, acquière le car actère prismatique de l’hallucination. Ce
sont tous des éléments récurrents, dist inctifs, nés d’un re gard rétrospectif,
mouvant et révélateur. Le s faits sont rapportés de manière obsessionnelle et
jamais semblable, il y a toujours une faille d’où d’autres po ssibilités narratives
s’engendrent, qui deviennent ainsi témo ignage d’un devenir, représentation des
étapes parcourues.
Picasso et Boudjedra appartiennent à la même histoire : celle de l’art
moderne 14 ; ils sont portés par les mêmes courants qui ont traversé les océans et

l’œuvre de Boudjedra pourrait êt re reçue comme une texture de la ‘désécriture’ ou de la
litté(rature). Au lecteur de construire sa vision des êtres et des choses. Libre à lui d’abdiquer.
De même, la citation en œuvre dans les romans de Boudjedra bouleverse nos habitudes de lecture.
Non pas accréditive mais déceptive, la citation, écr ite en lettres grasses ou dans une langue-autre,
visible ou transformée met en correspondance plusieurs systèmes sémiotiques. Le texte
boudjedrien se sert de tout ce qu’il rencontre, varie les matériaux, met sur le même pied un vers
d’El Moutanabi, une expression de Proust, un sl ogan politique ou publicitaire ». Habib Salha, « Le
lecteur entêté », in Hafid Gafaïti (sous la direction de), Rachid Boudjedra , une poétique de la
subversion , II lectures critiques , Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 42 – 43.
10 Hangni Alemdjrodo affirme : « Convoquer toutes les mémoires au service de la littérature, c’est
mettre un bémol au sentiment de culpabilité longtemps entretenu par les écrivains maghrébins eux-
mêmes. Rachid Boudjedra en a fait une profession de foi. Son œuvre romanesque fonctionne par
absorption permanente d’un texte par un autre. Il inscrit volontairement son art romanesque dans une lignée contemporaine qui a définitivement fait son deuil du roman linéaire et non-digressif ».
Rachid Boudjedra , la passion de l ’intertexte , Pessac, Presses Universitair es de Bordeaux, 2001, p.
13.
11 La figure de Céline/Aline, à un moment donné, est évoquée avec une belle image picturale :
« Assise sur le lit, en tailleur, centrale, les jambes happées sous les cuisses puissantes et sportives,
elle me faisait penser à ces nus de Bonnard ou de Matisse ou – mieux encore ! – de Pignon ; nus couleur sanguine, à cause de cette fin interminable de crépuscule d’été qui ne finissait pas
d’agoniser et qui la teintait d’une couleur ocré-rosé, qui la rendait à la fois plus érotique et plus
métaphysique ». Le Désordre… , cit., p. 189. Cf. anche le pp. 168 – 175, 176 – 178, 187 – 190.
12 Paris, Denoël, 1972.
13 Paris, Denoël, 1994.
14 Bien sûr, Boudjedra n’évoque pas seulement Picasso , son itinéraire littéraire se reflète dans celui
artistique, le désir de transversa lité n’est pas formel mais répond à un besoin vital. Les artistes
qu’il cite démontrent non seulement ses qualités mais aussi une exigence intellectuelle
accompagnée même par un refus des lieux communs et des cultes faciles. L’itinéraire littéraire tout
comme celui artistique est un itinéraire sans fin. D’ ailleurs c’est la nature même de la création que

91les continents, voilà pourquoi ils dialogue nt. Picasso était convaincu que, pour
comprendre son art, il fallait posséder une certaine expérience créatrice ; voilà
pourquoi ses interlocuteurs directs sont de s musiciens, des poètes, des danseurs,
ou bien un torero comme Dominguin.
Ces deux créateurs appartiennent à la même histoire : les relations des
artistes de ce siècle avec les événemen ts, fondamentalement et horriblement
tragiques, qui l’ont habité, laissent émerge r des œuvres qui ne sont pas lisibles en
fonction d’un contexte, mais déterminées par lui. La guerre d’Algérie a, comme
arrière plan, Adorno, Bloch, Foucault, Al thusser ou bien Lacan : tout l’art
contemporain est étroitement lié non seul ement à une réflexion politique mais
aussi à un monde intérieur hallucinant, obs essionnel et pourtant communicatif, au
point de pouvoir transmettre des réminis cences. Car, lire les images, comme lire
un roman, est un processus complexe de projection et de reconnaissance : il est toujours difficile de distinguer ce qui nous est offert à voir de ce que nous y
ajoutons. Il est alors natu rel percevoir le célèbre Guernica de Picasso dans
certains passages de Le Désordre des choses où Boudjedra parle d’Alger.
Pourquoi cette similitude ? Peut-être parce que dans les deux ouvrages il ne s’agit

de ne pas connaître de fin. D'emblée, à partir des références artistiques, se posent aussi la question
de l'écriture, celle du récit, celle du statut de différents énoncés au croisement de la peinture et de
la fiction, du subjectif et de l'objectif, de la narr ation et de l’image, de la capacité de l’art de faire
de la littérature et de la littérature à faire de l’art. Boudjedra propose des méditations, souvent
mélancoliques, parfois hironiques, toujours passi onnantes et émouvantes autour de la manière dont
la littérature aura fait et n'aura pas fait f ace à son siècle. L’art est faite pour penser, et
singulièrement pour penser le XX siècle : pour Boudjedra il s’agit d’une démonstration de
comment elle peut être outil de pensée et, ainsi, de liberté. Voilà pourquoi il s’intéresse tellement
aux revisistations et aux influences visibles et concrètes chez les grands peintres comme Picasso,
Matisse, Van Gogh, Cézanne. Non seulement ils ont repris les mêmes thèmes, les mêmes sujets,
les mêmes modèles avec toujours une petite variante ou un petit apport, mais ils ont été jusqu’à la répétition pure et simple, jusqu’à l’imitation. Picas so a repris Delacroix, Millet, Rembrandt,
Cézanne, etc., mais en les faisant, justement, passe r par son propre moule à lui, sa propre vision du
monde. Cf. Gafaïti, Boudjedra ou la passion de la modernité , cit., pp. 114 – 115. Le sens de la
revisitation consiste à rendre la signification variable, créer de nouvelles images à travers une
fragmentation et une innovation incessantes. Tout ceci s’appelle postmoderne et il nous tient à
cœur de citer non seulement Picasso mais aussi Beck mann et Bacon. Bacon pour le pastel et l’art
de représenter la souffrance, les corps décharnés, souffrants et fuyants, Beckmann pour la
puissance du volume et pour l’amour sensuel de la chair. Nous n’évoquons pas encore Botero avec
son geste si contrôlé mais voluptueux, Boudjedra non plus ne le cite pas, il préfère évoquer Mondrian ou Braque avec ces paroles : « Je ne sais pas si l’écriture a changé ma vie. Tout ce que
je sais c’est qu’elle m’aide à vivre. Et il y a aussi bien d’autres choses qui m’aident à vivre. Je ne
crois pas que seule la littérature m’aide à vivre. Il ne faut pas non plus trop la sublimer. C’est une
béquille. Parmi tant d’autres. Je crois que c’est le peintre français Georges Braque qui disait qu’il
peignait parce que, comme d’autres accrochent leur chapeau à un portemanteau, lui, il accrochait
ses angoisses et ses fantasmes sur la toile. Cette belle phrase de Braque est quelque chose qui m’a
toujours fasciné. Je m’y retrouve tout à fait ». Hafid Gafaïti, Boudjedra , ou la passion… , cit., p. 43.

92pas de défigurer une réalité historique, mais de déchiffr er l’effet qu’elle a produit
sur leur psyché. Alger est représen té comme voué d’o ffice à la guerre, à
l’insurrection, à l’émeute, à la révolte 15, saignante 16, silencieuse, immergée dans
un climat humide, sulfureux, sabl eux, humorale, nauséabond, pourrissant 17,
lourdement et tièdement opaque 18.

La ville, traversée le soir, continuait à macérer dans sa
peur, ses pleurs et ses enterrements qui se faisaient sous la haute surveillance des soldats toujours surarmés, surexcités. Elle croulait main tenant sous ses ordures, ses
eaux usées, ses boues venues d’ on ne sait où puisque la
sécheresse persistait à sévir. La ville, c’est-à-dire ce bric-à-brac faramineux que des urbanistes, des architectes et des paysagistes essayent de puis des années d’organiser
plus ou moins rationnellement, d’embellir plus ou moins joliment ; mais en vain. A cause d’un surpeuplement qui ne faisait qu’augmenter, al ors qu’elle ne pouvait pas
vraiment s’étendre, coincée qu’elle était entre la mer et la montagne. La ville donc, c’ est-à-dire cette sorte de
boursouflure à la fois théâtrale et burlesque, tragique et
emphatique ; et en fin de compte, prétentieuse surtout depuis qu’on s’est mis (qui ?) dans la tête d’y tracer des
rues piétonnes qui n’ont jamais autant servi aux voitures et
à toutes sortes d’engins à moteur. Quelque chose comme
un agglomérat boudiné dans le se ns de la largeur pris entre
la mer anthracite ou bleu pétrol e ou vert d’algue, selon les
jours, les nuages, la clim atologie et l’humeur des

15 Cf. Le Désordre… , cit., pp. 46, 108.
16 Cf. ibidem , pp. 108 – 109.
17 « … épais relents d’huile rance, d’égouts, de friture de petits poissons avariés, d’urine coulant le
long du cadastre trituré et enchevêtré du sol fait d’un mélange de bitume concassé, de sable, de
cailloux, de limaille de fer, de gadoue, de légumes pourris, de viscères de poulets vidés et jetés
devant les maisons, de fruits surs et acidulés, de viande salée et desséchée par l’inéluctable travail
du sel qui la ronge et l’empuantit, de détritus rejetés par la mer et que les enfants ramènent dans
des boîtes en aluminium pour jouer avec, ou parfois, pour les manger, des vomis fétides et fortement alcoolisés sur lesquels on a jeté une poignée de son, juste devant l’unique bar du
bidonville, d’eaux croupissantes et vaseuses, de déjections jaunâtres, de morue salée et tendue sur
des fils qui couturent les ruelle s arabes, nègres, maltaises, sic iliennes ou sardes ; d’anchois
faisandés et vinaigrés, de graisse rancie, de décombres sous lesquels pourrissent des chats
dépiautés par un vieux sadique, ancien marin au teint charbonneux et qui hante silencieusement les
abords de la source où le condamné à mort allait pos er ses pièges à oiseaux, lorsqu’il était enfant,
d’odeurs de renfermé, de pauvreté, de misère, de sueur, de peur, d’effluves cadavéreux, de relents
turgescents, de miasmes faveux, de puanteurs urinales. ».. Ibidem , pp. 240 – 241, Cf. aussi les
passages aux pp. 18 – 19 et 155.
18 Cf. Ibidem , pp. 12 – 14.

93bureaucrates qui régissent le port, et les collines où
stagnent, depuis deux ans que dure la sécheresse, des
orages avortés qui ont fini pa r attirer les sauterelles peu
nombreuses, certes, mais qui avaient eu le temps de terrifier les habitants. Nuag es avortés ou trop légers ou
trop rapides, devenant peu à peu comme métalliques,
aveuglants, cassants, faisant flotter au-dessus de la ville cette odeur si spécifique de linge bouilli, de pansements
purulents, de miasmes nauséa bonds, de sardines pourries,
de légumes vert-de-grisés, de croûtes de pain laineuses,
d’égouts explosés et déborda nt d’une matière fécale et
liquide ; tout cela et tous ces éléments ajoutés les uns aux autres, surajoutés les uns au-d essus des autres, réduisaient
la ville à baigner dans une sorte de vapeur opaque et
concrète, ajoutant à l’atmos phère d’étuve molle qui y
prédomine quelque chose de maladif, de malsain et d’agonisant
19.

Lignes, ombres, et touches rapides, on dirait vraiment un tableau abstrait,
sans objets mais également doué d’une synt axe tout aussi complexe que celle de
l’art figuratif. Cette descript ion évoque une ville qui, en tant qu’espace urbain, est
quelque chose d’extérieur, et pourtant, sent ir et décrire ainsi Alger signifie faire
vibrer des perceptions intimes et subt iles. Lié à des émotions fortes, sa
représentation atteint les zones les plus secrètes de la sphère émotive de l’auteur comme du lecteur
20. Alger est à Guernica ce que Boudjedra est à Picasso ? Non,
l’équation n’est pas si direct e : le langage verbal est lin éaire, sujet à l’évolution
temporelle, tandis que l’œuvre picturale es t spatiale, donc, pour en parler il faut
employer des commutateurs qui confèrent la temporalité à la spatialité 21. La
matérialité de cette mise en scène (qui, sous plusieurs points de vue, évoque aussi
l’œuvre de Francis Bacon), devient ab straite, ambiguë, dense d’humeurs, une
superficie sur laquelle Boudjedra proj ette ses fantasmes, riche de nouvelles
possibilités, au point qu’il es t difficile d’expliquer le dépaysement créé aussi bien
par le passage à peine cité que par les images picassiennes.

19 Ibidem , pp. 77 – 78.
20 Cf. Rachid Boudjedra, « Alger et Constantine da ns l’imaginaire de R achid Boudjedra », in
Lucette Heller-Goldenberg (dir. de publication), Cahiers d ’Etudes Maghrébines , n. 4, 1992, pp.
125 – 127.
21 Cf. Cesare Segre, La pelle di san Bartolomeo. Discorso e tempo dell ’arte, Torino, Einaudi,
2003, p. XIII.

94

Guernica, Alger, Orléansville : espa ces spéculaires et concentriques

Lorsque l’auteur évoque les démons de ses personnages doux, déchirants,
douloureux dont il met en lu mière les fragilités sans myopie ni concession, les
références à la nourriture éclatent comme des coups de pinceau sur une toile.
Ainsi il permet au lecteur de saisir les nua nces et les complexités de ces portraits ;
le rapport avec l’art, la ri chesse d’une langue qui ne ce sse d’évoluer, véhiculent
donc la nourriture et son rôle diégétique. Pour la situer dans cette perspective et
aborder la dimension boterienne des personnages, il est nécessaire de voir
comment elle se noue au sentiment plastique de l’auteur où se fait jour la volonté
de décloisonner un hommage à l’art, à Picasso d’abord, car il exprime des
contenus ‘extra naturam’ lourds de conséquences philosophiques.
Si Picasso suscite chez Boudjedra, tout comme chez bien d’autres
écrivains, tellement de réflex ions et d’admiration c’est parce que ce grand peintre
est aussi un grand poète : la peinture est comme la poésie ou la littérature ; comme l’a dit Francis Bacon, elle frappe dire ctement le système nerveux. Combien de
portes a-t-elle ouvert ? Combien d’œuvres de manière implicite ou explicite ont
suivi celles de Picasso ? Impossible à di re, car l’art n’est pas seulement une
manifestation de l’invisible, mais au ssi l’expression de l’artiste devant
l’insaisissable. Donc, Boudjedra co mme Picasso. Non seulement paradoxal
comme le peintre espagnol – pour avoir ét é capable de pratiquer une doctrine de
l’altérité et, en même temps, écrire une autobiographie dont la dureté a été capable
d’infuser de nouvelles énergies à ce genr e, pour avoir accordé le tango de la
diégèse avec l’ombre de la psychana lyse –, mais aussi révolutionnaire
22 ; tous les
deux rappellent la dissémination, une lecture dynamiquement cyclique où les
éléments s’agrègent ou se désagrègent, tous les deux mettent en scène un monde
halluciné, obsessionnel et, t outefois, communicable, tous les deux représentent un

22 Boudjedra affirme : « tout art a une fonction dérangeante, subversive. Picasso disait que la
puissance de l’art s’affirmait dans la rupture des tabous ; sinon c’est un art fade et invertébré qui est produit ». Hafid Gafaïti, Boudjedra , ou la passion… , cit., pp. 143 – 144.

95‘désordre des choses’, c’est-à-dire la face cachée de l’histoire, cette portion
d’espace aveugle, appréhendé du champ du visible qui contient des présences
obscures et menaçantes.
Ce n’est pas un hasard si la descript ion d’Alger ramène spontanément dans
l’esprit du lecteur l’image de Guernica ; Boudjedra même, pour parler de son
approche avec l’histoire et de la façon de la lire, ressent le besoin de citer
explicitement ce tableau comme un des cris d’indignation les plus déchirants : « … je pratique l’histoire d’ une manière critique et subve rsive. Il s’agit en fait
d’explorer cette face de l’hi stoire […] et, comme on le sa it, dans tous les pays du
monde il y a des silences, il y a des falsifications de l’histoire. J’ai essayé
justement de montrer, non pas en tant qu’hist orien, mais sur le plan sensible et sur
le plan littéraire, comment l’histoire aussi garde ses silences, ses falsifications ; de
dire qu’il y a plusieurs façons de l’explorer et de l’approcher cette histoire. C’est
en cela que l’art est subversif. Il permet de véhiculer une idée à contre-courant de
la lecture qu’on fait habituellement de l’ histoire. L’histoire investie par la
littérature devient subversive. En peignant Guernica Picasso faisait de l’histoire et
de la politique. Mais différemment de s autres, à contre-courant des poncifs
historiques ou historiciens. Il disait d’ailleurs : ‘Lorsque je peins, j’essaie toujours
de donner une image inattendue, inacceptable et donc écrasante du monde. C’est dans ce sens que je suis subversif, c’est- à-dire que j’oblige le lecteur à se poser
des questions, donc à être politiquement et métaphysiquement inquiet’. Une telle
approche me séduit »
23.
La subversion que la littér ature ou l’art introduisent dans l’histoire conduit
à une métamorphose qui pénètre dans les li eux, les personnages et les événements
racontés ; ainsi le lecteur se retrouve devant un monde renversé où le délire,
l’hallucination, l’égarement ne sont pas di scernables de la lu cidité historique
susceptible d’introduire ses propres interl ocuteurs à l’intéri eur d’espaces ordonnés
comme les tiroirs d’une archive. Rappeler Guernica signifie opérer une sorte de
‘suspension’ comme si tout le roman n’était rien d’autr e qu’une dilatation
d’Alger, non seulement du point de vue spatio-temporel, mais surtout psychique.
Décrire cette Guernica algérienne signifie rentrer dedans, penser et ressentir

23 Hafid Gafaïti, ibidem , pp. 35 – 36.

96l’œuvre non seulement comme une superfic ie de projection de fantasmes mais
comme un regard qui de l’inté rieur réussit à atteindre l’ex térieur. Ceci est la toile
de fond sur laquelle Boudjedra commence à tracer les éléments de son roman, il
procède comme s’il tenait entr e ses mains un fusain : les espaces, les figures et
leur passé ne se détachent pas avec ne tteté, elles surgissent grâce à l’abondance
des traits qui se superposent progressi vement ; ainsi à Alger de la guerre
d’indépendance ou des émeutes de 88 se superpose Orléansville (actuellement
Chlef), rasé par l’apocalyptique trem blement de terre de septembre 1954 :

Pathétique donc cette ville à la manière d’une autre ville
secouée, plutôt anéantie, néantisée, rayée de la carte comme écrivent les journaux, il y a quelque quarante
ans…
24

Unis par quelque chose qui dépasse les faits aussi bien de la guerre que
naturels, Alger, Orléansville, Guerni ca (détruite par un bombardement en 1937)
représentent trois espaces t out aussi persistants et dést abilisants que coexistants.
Boudjedra les dessine superposant des traits aussi bien individue ls que collectifs,
ainsi l’image qui émerge de ce ténébreux théâtre de la mémoire acquière une consistance de plus en plus dense ; mais le fusain a une autre grande qualité : on
peut l’émietter et le faire devenir une poudre impalpable dont l’épaisseur et la
densité peuvent être esto mpées avec le bouts des doigt s, avec une gomme ou avec
un morceau de tissu. Voici le jeu de la mémoire : moduler et tisser le souvenir
avec l’oubli
25.
Il est indispensable de savoir vivre avec le passé : l’amnésie ne crée pas un
vide, au contraire, elle est une maladi e qui empoisonne, avec mille fantômes, le
présent. C’est le cas du personnage prin cipal qui raconte concentriquement et
excessivement les turbulences de l’histoire tressées avec celles de sa propre vie.
Ainsi, page après page, il émerge de plus en plus nettement l’ambiguïté, l’incohérence des situations : un communiste pied-noir guillotiné pendant la

24 Le désordre… , cit., p. 22 Cf. aussi les pp. 25 – 27.
25 Cf. Henri Bergson, L’ Evoluzione creatrice , Milano, R. Cortina, 2002.

97guerre d’indépendance pour avoir déposé une bombe 26 qui n’a pas explosé ; un
homme, Ali, surnommé ‘Visage de cauche mar’, atrocement émasculé pendant les
émeutes d’octobre 88 27, un officier français qui, dé bonnairement, semble faire
jouer un bébé avec la ca nne de son pistolet mais , tout d’un coup, avec une
froideur surréelle, il appuie sur la détente 28. Le tout tissé avec les situations et les
personnages de l’histoire personnelle : le jumeau homozygote 29. le présumé
adultère de la mère 30. qui évoque clairement La Répudiation 31. la figure
schizophrène d’un père toujours occupé à essayer de conclure des affaires, à
voyager 32. assoiffé de sexe 33. l’autoritaire et obèse gr and-mère paternelle (qui
sous plusieurs points de vue rappelle les situations décrites aussi bien dans
L’Escargot entêté 34 que, surtout, dans le plus récent roman La Vie à l ’endroit 35),

26 Cf. Le désordre… , cit., pp. 55, 65, 94 – 99, 147 – 151, 191 – 192, 210 – 211, 215 – 239, 270 –
274.
27 Cf. ibidem , pp. 18 – 20, 38, 50 – 52, 60 – 61, 86 – 90, 119 – 124, 200 – 203.
28 Ibidem , pp. 211 – 212, Cf. aussi les pp. 56 – 57.
29 « … ce jumeau dissemblable, comme une contrefaçon de moi-même ou plutôt comme si j’étais,
moi, une contrefaçon de lui, ce jumeau univite llin né – avec moi – d’un même ovule libéré par
maman au moment où… ce jumeau – donc – monozygote qui avait le culot de dire, de penser et de croire (sans aucun humour) qu’il était mon cadet pa rce que j’étais né trois minutes avant lui, mon
contresens, voire mon propre non-sens – donc – tellement nous étions dissemblables, dépareillés,
haineux l’un vis-à-vis de l’autr e ; comme si – d’un commun accord – nous avions tout fait pour
nous différencier, nous habiller différemment, nous détester, nous dissembler l’un l’autre et l’un de
l’autre, afin de démentir toutes ces sornettes, ces clichés, ces chichis, ces mythes et ces racontars
que l’on colporte sur les jumeaux du même ovule, ou pas ! » ibidem , p. 110. Ce frère n’est son
jumeau que sur les registres de l’état civile, non seulement il ne lui ressemble absolument pas,
mais il semble le sosie de l’oncle Hocine si détesté. Cf. ibidem , p. 251.
30 Cf. ibidem , pp. 22, 27, 34.
31 Paris, Denoël, 1969.
32 Le texte est contrepointé par les cartes postales que le père envoyait des villes les plus
lointaines, toutes avec une simple date et une signature. Cf. surtout les pp. 261 – 263.
33 « Mais – certainement – le plus apte et le plus prompt à pleurnicher sur son sort c’était mon père
[…] qui s’était alité de longue date et était revenu – juste après la fin de la guerre – dans la vieille maison habitée par ma mère qu’il avait remplacée pa r plusieurs autres épouses et d’innombrables
maîtresses, sans parler des multiples affaires comme rciales qu’il avait fait fructifier et qu’il perdait
aussi vite sur un coup de dé ou un coup de tête – jusqu’à la faillite totale et définitive. Il avait tout perdu, sauf ses doutes au sujet de cet adultère supposé consommé par maman qui aurait eu un
amant dont seul mon père connaissait le signale ment, mais pas l’identité, grâce à cette fabuleuse
imagination qu’il avait toujours possédée ; il était re venu à la vieille et grande maison ancestrale
pour demander l’asile pour lui et le pardon pour ses multiples péchés ». Le désordre… , , p. 34, Cf.
aussi les pp. 65 – 66, 117 – 119, 166 – 168.
34 Paris, Denoël, 1977.
35 Paris, Denoël, 1991.

98étroitement liée à son fils, tout aussi obèse et incestueusement gluant, oncle
Hocine (lui aussi présent dans La Vie à l ’endroit 36), tante Fatma écrasée par un
tramway pendant qu’elle ramenait des beignets chauds 37. A partir de ces éléments
se dénoue tout un monde diégétique dominé par l’art du désordre et de
l’inventaire, de la prolifération descript ive, sans omissions possibles. Boudjedra
veut révéler le désordre de tout point de vue, pas seulement celui psychique du
personnage, mais aussi le désordre de la narration : systématiquement il brouille
l’intrigue pour déclencher que lque chose qui l’aide à dire l’indicible. Cela signifie
non seulement se mettre en question, nier solidité et vérité à ce qui est proposé
comme réel, mais aussi ouvrir une plaie d’où l’on peut voir des mondes dont les
logiques sont renversées par rapport à l’ordre du discours qui nous est familier.

36 Comme une poupée russe, construite pour en contenir d’autres identiques mais aux dimensions
graduellement décroissantes, la présence obsessionnelle et répétitive de ces personnages est au
service non seulement d’une polyphonie textuelle mais aussi d’un style susceptible de véhiculer la
vision d’un monde tragiquement statique et pervers, destiné à la capitulation : « Rac se rappelait alors les rapports troubles, voire louches que cet oncle ignoble (le Kafard) entretenait avec sa
mère, l’énorme grand-mère qui était tellement obès e qu’elle ne pouvait pas marcher sans l’aide de
ses servantes qui la déplaçaient de pièce en pièce ou , plutôt, de sa chambre à coucher à la cuisine
où elle régentait la préparation des mets, des sau ces, des tagines, des couscous, des pâtisseries, des
sorbets, des loukoums, des halvas, des sirops, des orgeats, etc., qu’elle goûtait pendant qu’ils
mitonnaient ou cuisinaient, avec son index droit toujours enduit de henné et qu’elle stérilisait
plusieurs fois par jour. Parce qu’en plus de son ob ésité, de sa méchanceté et de l’ambiguïté de ses
rapports avec son fils l’oncle Hocine elle était d’une propreté pathologique et d’une maniaquerie
maladive. Elle ne faisait donc que la cuisine et à force de tremper ou d’enfoncer son index dans les
ragoûts, les sauces, les viandes grillées, les poulets à la vapeur, les poissons à l’étouffée, les
couscous de toutes sortes, les feuilletés, les confits , les mélasses et les miels, elle en était arrivée à
peser plus d’un quintal et demi ». La Vie à l ’endroit , cit., p. 54.
37 « Parallélisme des idées noires, donc, des peur s enfantines, des souvenirs macabres (de l’arabe
MAKBARA = cimetière) et sanguinolents (tante Fatma, la vieille bonne écrabouillée par le tramway de six heures du matin, alors que les bei gnets qu’elle était allée acheter étaient restés
horriblement intacts) et des obsessions répétitives . […] Le tramway avait une perche électrique
nichée là-haut face à la barre du ciel. Quand la perc he sortait de ses rails, le receveur descendait
aussitôt et tentait de la replacer à sa place. Ce la pouvait durer longtemps. […] Tante Fatma, la
bonne, agonisa pendant de longues heures. Obsession : ces beignets intacts que l’on avait retirés de
sous le tram. Encore huileux. Chauds. Croustillants. Elle agonisa donc pendant de longues heures. Les pompiers n’arrivaient pas à la sortir de dessous le tramway. Son corps cassé. Vraiment cassé.
Non pas brisé mais cassé en deux parties parf aitement égales. […] Tante Fatma s’était agitée
longuement sous le tramway. Vision d’enfer. Le sang dru. Les entr ailles dehors. Les râles
insupportables. Et quelques petits morveux qui essaya ient de chiper les beignets intacts enfilés les
uns aux autres par une tige d’alfa. Vision d’enfer donc et le sang qui éclaboussait tout et les
entrailles dehors. Je croyais qu’elle allait rester sous le tram toute sa vie ». Le Désordre… , , pp. 38
– 40, Cf. aussi les pp. 180 – 183.

99Éloge de l’obésité

Le monde narratif de Boudjedra est fondamentalement anorexique, pauvre
de nourriture et d’euphories gastronomi ques, les scènes de convivialité sont
absentes « il y a peu de place chez Boudj edra pour la dégustation gourmande ou
valorisante des aliments, tous ici au thentiquement maghrébins », nous dit
justement Maurice Roelens 38. Et pourtant, la nourriture , unie aux saveurs, aux
odeurs, au toucher et à l’espace de la cuisine est l’élément connotatif le plus important de la grand-mère paternelle et de l’oncle Hocine ; leur rôle est
déterminé par ces arômes, par cet espace et par tous les objets et mets qu’il
contient. Il ne s’agit pas d’une convivia lité sereine où manger équivaut à parler ;
ces deux personnages restent impassibles et cloués à leur sile nce, leur fonction
diégétique n’est pas de grand relief, ils sont là, ils font surface dans la mémoire du personnage, avec leur exubérance caricaturale et leur obésité tragique. Dans cet
espace en putréfaction habité par des chai rs âpres, corrompues, ramenées dans un
Alger déchiré, eux, avec une lente solennité , se déplacent au milieu de fourneaux,
casseroles, braseros, serrés dans les quatre murs de la cuisine ; ils sont construits,
presque comme s’ils étaient un tablea u de Arcimboldo, par une montagne
d’aliments. Seulement l’énumération obsessi onnelle et baroque est productrice de
sens. Pour le démontrer, nous nous appuyons volontiers sur cette longue citation :

Photo de la grand-mère, donc, qui avait gâché mon
enfance et que j’allais, fascin é, regarder en cachette de
maman pendant des heures. P hoto jaune à l’envers et
marron à l’endroit, tirée sur du papier qui n’existe plus
depuis belle lurette, représentant mon énorme grand-mère qui était tellement obèse qu’el le ne pouvait pas marcher et
que les femmes de la maison déplaçaient de pièce en pièce ou plutôt de sa chambre à coucher à la cuisine où elle régentait la préparation de s mets, des pâtisseries, des
sorbets, des loukoums, des halwas, des sirops, des orgeats, etc., qu’elle goûtait, pendant qu’ils mitonnaient ou qu’ils

38 Maurice Roelens, « Rachid Boudjedra : la Méditerranée, par excès et par défaut », in Paul
Carmignani, Jean-Yves Laurichesse, Joël Thomas (coordonné par), Saveurs , senteurs : le goût de
la Méditerranée , actes du colloque de Perpignan, 1997, Perpignan, Presses de l’Université de
Perpignan, 1998, p. 276.

100cuisaient ou qu’ils doraient, avec son index droit toujours
enduit au henné et qu’elle stéri lisait plusieurs fois par jour,
parce qu’en plus de son obésité, de sa méchanceté et (dit-on) de sa duplicité, elle était d’une propreté
pathologique et d’une mani aquerie maladive. Elle ne
faisait donc que la cuisine et à force de tremper son index
enduit de henné dans les ragoûts, les sauces, les viandes grillées, les poulets à la vape ur, les poissons à l’étouffée,
les couscous de toutes sortes et en tout genre, les pâtes, les
feuilletés, les mélasses, les miels ; elle en était arrivée à peser plus d’un quintal et de mi. Photo jaune à l’envers –
donc – et bistre (ou marron) à l’endroit, la représentant
assise en tailleur sur son lit, adoss ée à une dizaine de
coussins en percale brodée, avec sur la tête cette inénarrable et incroyable coiffe en forme de cône cousue
dans du taffetas (ou velours ?) garance ; avec – surtout – ses nattes très noires, naturelle ment noires ! car au dire de
maman elle ne s’était jamais teint les cheveux (bien qu’elle raffolât d’onguents, de fonds de teint, de poudres à
épiler qu’elle fabriquait elle-même à la manière d’un alchimiste verruqueux et in solent, de rouges à lèvres
fabuleux, de ricils incroyables , de hennés étonnants, de
kohls fantastiques, de gomme s arabiques introuvables,
etc.) alors qu’elle avait dépassé allégrement les
quatre-vingts ans, qu’elle s ouffrait d’une panoplie de
maladies incurables : diabète, hypertension, urémie, excès d’albumine, goutte, phlébite, etc., depuis son jeune âge. Avec – donc – ses nattes noires tressées d’une façon serrée, ayant l’air sur la photo d’une petite fille, malgré son âge, son obésité et cette agonie qui la rongeait – à
travers toutes ces maladies – de l’intérieur, et depuis toujours. Mais ce n’était pas seulement l’effet des nattes
noires qui la rajeunissait ; elle avait, en effet, gardé, malgré ce corps difforme qu’elle camouflait sous des falbalas d’une beauté incroyable, un visage intact, fin, mince, lisse et rose et comm e céramiqué au lapis-lazuli !
Ce qui n’empêchait pas que sur la photo qu’elle avait
exigé qu’on fasse d’elle, elle l’avait (son visage) fermé,
autoritaire et rempli d’une so rte de méchanceté satisfaite
d’elle-même. Elle avait d’ailleurs fait tant souffrir ma mère ! Ah cette photo de couleur marron ! avec le visage lisse et les joues juvénileme nt roses de cette ancêtre
caricaturale, tellement naturelle dans sa pose (face à l’objectif du vieux militant interd it de séjour dans sa ville
natale et travaillant clandes tinement pour surv ivre) pleine
de morgue et d’emphase, ne craignant ni la mort ni Dieu (elle n’avait jamais été très portée sur la religion) ni les
personnes qui l’entouraient ; n’aimant ni Dieu ni les

101membres de sa famille, à l’exception de cet imbécile
d’oncle Hocine, aussi obèse qu’elle, élevé dans son giron
et entre ses jupons, ses robe s et ses falbalas, n’ayant
jamais rien fait de toute sa vi e (avant et après sa mort à
elle), adorant traîner dans l’énorme cuisine à côté de sa maman qu’il ne cessait pas d’embrasser, de toucher, de caresser et d’étreindre – libidineusement – au vu et au su des femmes de la maison, des bonnes (dont tante Fatma était responsable) des chats qui ne cessaient pas de se
pavaner entre les fourneaux, les braseros, les gigantesques marmites. Photo que je n’avai s pas cessé d’aller regarder
en cachette, fasciné que j’étais par ce symbole du
matriarcat allant à contre-courant de toutes les idées reçues, de tous les clichés, de toutes les anthropologies de bazar. Certes elle faisait pa rtie des exceptions, voire des
spécimens rares, des… Mais ! Puis enfin habillé, debout pour de bon, titubant (dehors) sous le poids du soleil et butant dans toutes sortes d’obj ets durs ou mous (boîtes de
conserve cabossées, roumaines mais intactes, plaquettes de
beurre hollandais, tranches de gruyère ou emmenthal
autrichien enveloppées dans du papier plastifié, sachets de
maïs américains, sacs de ri z chinois, flacons d’huile
d’arachide sénégalais etc., gravats, grosses pierres,
morceaux de fer tordus, pneus aplatis, made in France, sacs de farine argentine, de semoule canadienne, de sucre cubain, etc.,
39

Nous négligeons volontairement de rappeler les échos intertextuels – ou
hypertextuels d’après Gérard Genette 40 – qui résonnent dans toute l’œuvre 41. de
La Répudiation à La Vie à l ’endroit , en passant par L’Escargot entêté ou La
Pluie 42 pour nous arrêter sur ces volumes a bondants, presque sphériques, dignes,
justement, de Botero. Le monde du Maître de Medellin non se ulement est peuplé
par des obèses, personnages assez débonna ires et rassurants dont la peau est

39 Le Désordre… , cit., pp. 42 – 44.
40 Cf. Gérard Genette, Palimpsestes , Paris, Éd. du Seuil, 1982, surtout les pp. 11 – 14.
41 La répétition obsessionnelle de certains éléments d’un roman à l’autre où à l’intérieur du même
roman (dans notre cas le texte à peine cité est répété aux pp. 175, 185 – 187, 254 – 255) devient
une sorte de jeux transtextuel d’autocitation qui permet à l’auteur de développer, à partir d’une
situation, d’un personnage ou d’un roman, toute une série de transpositions sémantiques qui font en sorte que son œuvre soit définie fondamentalement narcissique. Nous renvoyons à la thèse de
Jany Fonte-Le Baccon, Le narcissisme littéraire dans l ’œuvre de Rachid Boudjedra , Rennes II,
D3, 1989.
42 Paris, Denoël, 1986.

102tendue comme celle d’un ballon qui va écl ater, mais il s’agit aussi d’un nouveau
code esthétique et expressif qui s’oppos e à ceux qui sont habituellement admis.
Dans ce sens, son art est une réflexion se nsible sur une façon de voir, déformer,
transgresser, réinterpréter une façon d’être.
Ce n’est pas un hasard si dans l’espace scénographique – baconien sous
certains aspects, picassien sous d’autres – qui couvre presque un demi siècle avec
des événements historiques remarquables, la grand-mère paternelle, qui semble
vraiment fruit du pinceau de Botero, fait son entrée grâce à une photo. Une photo
d’autres temps, aux nuances sépia qui oscillent du jaune au marron, que le
narrateur tourne dans ses mains en en rega rdant attentivement le recto et le verso,
presque comme s’il y cherchait non seulem ent une tridimensionnalité mais aussi
une âme. La grand-mère paternelle et l’oncle Hocine ont-ils une âme ? Oui,
méchante. En ceci Boudjedra se démarque de Botero ; dans un texte écrit par Leonardo Sciascia à l’occasion d’une exposition qui a eu lieu à Palerme, nous lisons : « Les ‘obèses’ de Botero sont des âmes mortes , mais dans le sens qu’ils
disent la mort de l’âme. Ils sont les éléments passifs d’un monde gouverné par le
produit, la confection, le prêt à consomme r de manière uniforme et impénétrable.
Ils font penser aux poulets d’élevage, a ux supermarchés, aux cantines d’usine, aux
voyages organisés. Chez eux la joie, tout comme la douleur, est absente : leur
repos n’est qu’une fixité moutonnière que l’on ne peut même pas définir oubli ou
résignation. Il sont là, tout simplement, ils occupent l’air et ils s’y élèvent comme
des emballages légers, pleins de vent, ou de fumée : ils ressemblent à ces aérostats
en papier, remplis de la fumée d’un morceau de coton imbibé de pétrole, allumé,
et ils s’élevaient jusqu’à disp araître, s’il ne brûlaient pa s dès qu’ils se soulevaient.
Ils avaient, presque toujours, forme de femmes et d’hommes obèses coloriés de
manière éclatante »
43.
Nos deux personnages font peut-être pens er aux poulets d’élevage, mais ils
n’ont rien d’aérien, il faut entendre leur vide de l’âme au sens le plus lourd et
négatif du terme. Tout d’abord la phot o montre la grand-mère agonisante,
immobile, pas tellement parce qu’elle pose, mais surtout parce qu’elle est presque

43 Fernando Botero, La Corrida , Catalogo della mostra di Palermo, Albergo delle Povere 8 marzo
– 10 aprile 1988, Milano, Edizioni Bolis, 1987, p. 29.

103sans vie ; très soignée du point de vue de l’habillement et du maquillage, comme
si elle voulait produire un effet publicita ire, une propagande d’elle-même. Et,
comme il arrive dans la publicité, plus les crimes sociaux sont anormaux,
démesurés, et plus l’image doit être pur e, soignée, pour a fficher une moralité
indémontrable : l’image sert le mensonge et le mensonge sert l’image. Ainsi le visage (sur laquelle trônent des nattes para doxalement très noires) et toute la mise
en scène qui l’accompagne, est impeccable mais sous cette peau apparemment jeune, soignée, lisse et rosée comme si e lle était en porcelaine, à l’incarnat digne
d’un tableau (de Botero, justement), se cachent des maladies insoignables : diabète, phlébite, goutte, qui, avec l’obésité, sont la manifestation du désordre non
seulement alimentaire mais aussi de l’âme.
Goût et dégoût

La grand-mère paternelle et l’oncle Hocine, bien que dans leur espace
diégétique limité, sont représentatifs de situations et de sentiments choquants :
leur lien tout aussi implicitement qu’ explicitement libidineux, les inavouables
méchancetés vis-à-vis du « Je » de la narra tion et de sa mère, laissent imaginer un
intrigue de rapports et de comporteme nts distinctifs de l’univers narratif
boudjedrien. Cette figure de grand-mère autoritaire, symbole d’un sur-moi
familier est donc non seulement un personna ge-matrice itératif, nécessaire pour
représenter un complexe d’Œd ipe préexistant, mais aussi le passage obligatoire
pour tout l’itinéraire autobiographique psychanalytique, car représentatif du
rapport problématique entre l’auteur et la société. Ainsi, paradoxalement, il faut
convenir que, justement grâce a des pers onnages-clé comme celui-ci, dont l’image
se reproduit métastatique ment, l’ouvrage dans son ensemble devient un jeu
polyphonique, introspectif, inté rieurement cohérent, capable de mettre au jour les
règles de sa structure jusqu’à en dévoile r la suggestion et le tragique de son
architecture
44. Les éléments psychologiques ou physiques qui constituent la

44 Cf. l’essai cité plus haut de Hangni Alemdjrodo, Rachid Boudjedra , la passion de l ’intertexte .

104grand-mère paternelle composent ce que James appelait ‘le motif du tapis’, c’est-
à-dire une figure qui apparaît de l’embo îtement et du désordre apparent d’une
structure complexe, à condition que le lecteur accepte aussi bien de se mettre à distance du texte et de l’œuvre qui l’englobe pour rapprocher des formes
récurrentes, des ressemblances et des di fférences, que d’aller à rebours en partant
du dernier roman pour accéder à un concep t dynamique de vision d’ensemble qui
ne fixe ou n’épuise jamais un objet.
Comme le dessin est à la fois inventi on d’une forme et chronique de cette
invention, où les traces de la gestation restent visibles , ainsi aussi bien la grand-
mère que l’oncle Hocine sont, en concentrant notre attention sur Le Désordre des
choses , des traces narratives. Leur rôle es t considérable non seulement pour les
raisons indiquées plus haut, mais aussi pour des raisons stylisti ques, car ils offrent
à l’auteur la possibilité de raconter une vie, de nourrir une biographie oscillante
entre schizophrénie et hi stoire. S’ils n’étaient pa s là, l’intrigue du roman
s’appauvrirait non seulement du point de vue des personnages, mais aussi des
objets, de cette manie de l’accumulation, de l’énumération, de l’inventaire qui
rend la diégèse circulairement et ex cessivement dynamique, boulimique, sans
aucune omission possible
45. C’est justement ce mouvement qui fait vibrer les
pages, préciser les contours des objets et des personnes : il ne s’agit pas seulement
de choses abstraites comme les émotions, le s considérations, les pensées, mais de
choses concrètes, physiqueme nt tangibles et fonctionnelle s, qui vont de la quantité
des onguents, crèmes, rouges à lèvres, poudr es pour le maquillage, aux coussins,
broderies, velours employés pour la mise en scène, en passant naturellement par
une quantité de mets, simples ou élaborés , peu importe, marques de frigidaires,
téléviseurs et bien d’autres fatras suggestifs. Comment ne pas prendre en compte cet inventaire du kits ch ? Comment raconter ce pe rsonnage sans ce matériel ?
Dans une lutte entre ironie et grandiloque nce Boudjedra exploite la prolifération
des objets pour créer un code expressif et transgressif susceptible de donner au
lecteur une perception de la réalité narrative particulière. Comme Botero déforme et transforme les formes, ainsi Boudjed ra procède par cata logages, listes,
proliférations d’objets et d’adjectifs, compliquant la structure, donnant vie à un

45 Cf. Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel , Paris, José Corti, 1980.

105style obèse. La grand- mère paternelle devient un concentré d’excès : les habits, le
maquillage, le poids, les manies hygiénistes (et ici l’écho de L’Escargot entêté
retentit fortement dans la mémoire du lecteur), les maladi es, et surtout la
nourriture. Elle pèse un quintal et demi et , de façon écœurante, elle est toujours là,
dans sa cuisine, en train de tremper ses doigts décorés au henné dans des sauces et
des crèmes, couscous et salades, vian de et poissons, farines et mélasses.
En général la nourriture est représen tée comme le miroir d’une société,
avec ses arômes, ses saveurs et tout l’implic ite véhiculé par la convivialité ; ici, au
contraire, comme dans un film de Peter Greenaway 46, la répétition obsessionnelle
– « les ragoûts, les sauces, les viande s grillées, les poulets à la vapeur, les
poissons à l’étouffée, les cousc ous de toutes sortes et en tout genre, les pâtes, les
feuilletés, les mélasses, les miels » −, ne tend pas au goût mais au dégoût. Ce n’est
pas une question de quantité, de gigantis me, de prolifération, mais de toute la
perversion dont ce personnage est pétri. On sait bien que pour le lecteur comme
pour le psychiatre, les personnages de B oudjedra sont une mine : ils suintent
aliénation, schizophrénie, complexes œdip iens, anorexie, boulimie et beaucoup
d’autres choses encore, leur vision du monde est entièrement filtrée par des psychoses, amnésies, insomnies, obsessions profondes. La grand-mère paternelle
ne fait pas exception, au contraire, elle re présente une des nombreuses facettes du
‘désordre des choses’ lié aussi bien à l’alimentation (boulimie signifie littéralement ‘faim de bœuf’ : l’excès de nourriture ingérée, souvent hautement
calorique et indigeste provoque de graves sens de culpabilité et un profond dégoût
pour soi-même) qu’à la sphère psychosexue lle (la cavité orale a un rôle analogue à
la cavité vaginale, selon Fr eud les premiers contacts vol uptueux de l’enfant avec
le sein et donc avec l’incorporation de la nourriture, sont fondamentaux pour le
développement de la sexualité, la sensati on de la nourriture da ns la bouche est
intimement liée au désir érotique)
47.
Comme l’affirme Charles Bonn, disc ours psychanaly tique et roman
maghrébin – souvent perçu à l’intérieu r d’un espace qu’il revendique comme un

46 Nous faisons allusion au film The Cook, the Thief , his Wife and her Lover , 1989.
47 Cf. Roger Dadoun, « La bouche d’Eros », in Autrement , La gourmandise. Délices d ’un péché , n.
140, 1993, pp. 54 – 60.

106facteur de désordre – sont liés à double fil : ils se f écondent réciproquement dans
une dimension pathogène et dynamique engendrée par des pratiques socio
culturelles 48. Le Désordre des choses est un hymne du déséquilibre parce que
celui-ci fonctionne comme générateur text uel, comme instrument de connaissance
de la psychologie des personnages. Nous suivons Jany Le Baccon quand elle explique que « la mise en scène de désé quilibres est une stra tégie de celui qui,
sous ce masque, attaque l’au torité patriarcale. Il a recours à la psychanalyse pour
déclarer la guerre aux tabous de la soci été de son pays ; on remarque comment,
dans ses textes, la représentation du comp lexe d’Œdipe du fils fait voler en éclats
l’image du père traditionnel »
49.
Le complexe œdipien est flagrant, il reproduit assez bien celui qui est
représenté dans d’autres romans : la structure parentale élémentaire composée par la grand-mère, l’oncle Hocine et le gr and-père est dissociée, elle n’est plus
triangulaire mais duelle (le triangle freudien se révèle inadéqua t) car ce dernier,
comme dans L’Escargot entêté et dans d’autres roman, es t faible, insignifiant, ni
tout à fait vivant ni tout à fait mort, il habite des espaces presque inexistants,
absolument à la merci de sa femme qui

… apostrophant […] de sa voix caverneuse et masculine
mon pauvre grand-père tout in timidé, tout craintif, un peu
faufilé dans ses jours et ses nui ts, à la voix craintive, à la
taille de poupée, aux joues lisses et roses, incapable –
paraît-il – de vivre sans elle, mort de chagrin, fou
d’amour ; se (ma grand-mère) faisant, donc, photographier sur son lit de mort pour l’exem ple et afin d’inculquer aux
générations à venir le sens du devoir, du courage et de la
responsabilité
50.

Père faible, inconsistant et mère cas tratrice : l’oncle Hocine, obèse comme
un personnage de Botero, à l’image de sa mère, il vit avec celle-ci un rapport

48 Charles Bonn, « Schémas psychanalytiques et roman maghrébin de langue française », in
Charles Bonn ; Yves Baumstimler, Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb , Paris,
L’Harmattan, 1991, pp. 11 – 23.
49 Jany Le Baccon, « La crise narcissique dans L’Escargot entêté et La Pluie de Rachid
Boudjedra », in ibidem , p. 38.
50 Le Désordre… , cit., p. 70.

107d’égalité qui éternise la te ntation sublimée de l’inceste sans jamais conduire le
complexe à un acte sexuel conclusif. Il reste lourdement suspendu dans un
dégoûtant et irrésolu complexe œdipien, où les attitudes, l’espace de la cuisine et surtout les aliments – comme s’ils étaient des philtres de séduction –, ne font que
symboliser l’ambigu, voluptueux et perv ers passage de l’amour maternel à
l’érotisme :

élevé dans son giron entre se s jupons ses robes et ses
falbalas n’ayant jamais rien fa it de toute sa vie (avant et
après sa mort) adorant traîner dans l’énorme cuisine à côté
de sa maman qu’il ne cessait pas d’embrasser de toucher de caresser et d’étre indre libidineusement au vu et au su
des femmes de la maison des bonnes […] des chats qui ne cessaient pas de se pavane r entre les fourneaux les
braseros les gigantesques marm ites de l’énorme cuisine où
ma grand-mère (sa maman à lu i) régentait la préparation
des mets des pâtisseries des sorbets des loukoums des halwas des baklawas des sirops des orgeats etc. qu’elle goûtait pendant qu’ils mitonnaie nt ou qu’ils cuisaient ou
qu’ils doraient avec son inde x droit toujours enduit au
henné et qu’elle stérilisait pl usieurs fois par jour parce
qu’en plus de son obésité de sa méchanceté et de sa perversion elle était d’une pr opreté pathologique et d’une
maniaquerie maladive prenan t plusieurs bains par jour
faisant à chaque fois déborde r la baignoire au grand dam
et aux grandes colères de tante Fatma. Elle ne faisait donc que la cuisine, toujours fl anquée de l’oncle Hocine qui,
non seulement, n’arrêtait pas de trifouiller dans ses chairs
abondantes, de l’embrasser, de la caresser d’une façon
équivoque, incestueuse, à la limite ; mais goûtait avec elle les sauces, les viandes, le s poissons, les gâteaux, donnait
son avis, osait la critiquer, encore. Et à force de tremper ses mains dans les ragoûts, le s sauces, les viandes grillées,
les poulets à l’étouffée, le s poissons à l’étuvée, les
légumes à la cendre, il en était arrivé lui aussi, à peser son quintal et demi, comme s’il voula it imiter sa mère en tout
et en toute chose, se confondre avec elle, se réintroduire en elle, la pénétrer !
51

Les fantasmes de séduction se tissen t des deux cotés en dévoilant au
lecteur le double rapport que Boudjed ra entretient avec le phénomène

51 Ibidem , pp. 253 – 255.

108psychanalytique, en effet il ne faut pas percevoir son écriture comme une
expression de névrose ou de désir in cestueux, mais comme une expression
esthétique au sens large du terme. Il est facile de vo ir la psychanalyse et la
littérature comme les deux plats de la même balance, ou bien comme les deux
faces de la même médaille : quand on cro it être confronté à l’une, on est aussi
confronté à l’autre. Mais ici les rappor ts de force agissent différemment, la
diégèse s’insinue dans la st ructure œdipienne, libidinale, pour se projeter dans une
dimension de littérarité 52. D’où l’émergence du dégoût. Le lecteur est envahi par
une nausée instinctive qui s’ajoute à celle éprouvée par l’émasculation d’Ali, par
les descriptions de toute so rte de liquide humoral et nauséabond, par l’accident de
tramway où tante Fatma est restée tranch ée en deux, mais agonisante pendant des
heures et des heures, alors que des gami ns essayent de récupérer les beignets
chauds, huileux et croquants d’en dessous les rails.
Goût et dégoût, nourriture et libido, Botero et B oudjedra se nouent par des
perceptions terriblement él aborées, et pourtant, dans l’ordre – ou dans le
désordre ? – des choses il est possibl e d’apercevoir dans ces dichotomies,
transcrites dans la tension diégético-émo tive et dans le bours ouflage des chairs,
une parfaite maîtrise des rapports qui lient les métaphores alimentaires et les rôles
narratifs.
L’obésité boterienne s’accorde bien à l’inceste et à une cuisine baroque
ostentatoire, puissante, exce ssive, tellement onctueuse que l’on peut y immerger
toujours les mains décorées avec le henné, marquée par la puissance d’odeurs et
saveurs si fortes, tout co mme l’écriture boudjedrienne s’accorde bien avec des
parcours picturaux d’où elle puise à pl eines mains des volumes décharnés ou
somptueux, massifs ou aériens, des couleurs vives ou estompées.

52 Cf. Hafid Gafaïti, « Substrat psychanalyti que et lecture rhétorique (à propos de La Pluie de
Rachid Boudjedra) », in Charles Bonn ; Yves Baumstimler, Psychanalyse et texte littéraire au
Maghreb , cit., pp. 61 – 69.

109Violence de la nourriture et nourriture de la violence dans La Voyeuse
interdite de Nina Bouraoui

Bela Bartók, Allegro Barbaro

La Voyeuse interdite
1, premier roman de Nina Bouraoui, fut couronné par
un succès éditorial immédiat qui ouvrit à son jeune auteur un espace idéal pour
entrer sans complexe dans le monde de s lecteurs. Sur ce texte s’est greffé un
processus narratif, dont les constantes form elles se reproduisent au sein de ceux

1 Paris, Gallimard, 1991.

110qui l’ont suivi, sept jusqu’à ce jour 2, ouvrant ainsi un horizon d’attente. C’est la
règle du jeu : celui qui écrit bâtit un r oyaume pour lui-même et pour ceux qui le
lisent, du moins s’il est un véritable écrivain. Quels so nt les paysages de ce
royaume ? Comment faire pour le reconnaître parmi tant d’autres ? L’écriture, le
style, les thèmes récurrents, l’ombre d’un dé lire sinistre et inquiétant qui conduit à
des secrets inavouables, aux monologues de l’âme, certes, mais ceci est une vieille
histoire 3.
Nous sommes dans les années 70, à Alger. La Voyeuse est Fikria : une
adolescente plongée dans une violence que l’ auteur ausculte dans ses fibres les
plus profondes. C’est la violence de s on propre Moi en terre maghrébine, où tout,
surtout la famille et la société, s’insurg e contre la féminité pour l’étouffer. Nul
doute, la littérature es t pour l’Occident en général et pour la France en particulier,
un subtil instrument pour connaître un pays dont les stéréotypes et les passions ne
peuvent être que difficilement dépassés. A cause, justement, du grave moment
sociopolitique que l’Algérie traversait quand le roman fut publié, les médias ont
voulu faire coïncider La Voyeuse interdite avec un vécu personnel pour l’insérer
dans un contexte propre à séduire les lect eurs. Mais l’Algérie, dans ce roman,
n’existe pas, elle n’est qu’un lieu abstrait qui rend les personna ges abstraits ; après
tout, recourir à la première personne ne signifie pas nécessairement écrire une

2 La Voyeuse interdite , Paris, Gallimard, 1991 ; Poing mort , Paris, Gallimard, 1992 ; Le Bal des
murènes , Paris, Fayard, 1996 ; L’Age blessé , Paris, Fayard, 1998 ; Le Jour du séisme , Paris, Stock,
1999 ; Garçon manqué , Paris, Stock, 2000 ; La Vie heureuse , Paris, Stock, 2002 ; Poupée Bella ,
Paris, Stock, 2004.
3 Nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat Nina Bouraoui : un sintomo di
letteratura migrante fra Algeria e Francia, Università di Palermo, 1995 et aussi aux analyses
suivantes : « Nina Bouraoui : un nuovo spazio all’interno della letteratura algerina », in Scrittura
del nostro tempo nel Mediterraneo , Palermo, Ila Palma, 1994, pp. 15-16 ; « L’interculturalité dans
La voyeuse interdite de Nina Bouraoui », in L’interculturel : réflexion pluridisciplinaire , Paris,
L’Harmattan, coll. « Etudes littéraires Ma ghrébines », n 6, 1995, pp. 89-96 ; « La voyeuse interdite
de Nina Bouraoui : un roman symptomatique de la littérature algérienne d’expression française »,
in Juliette Frølich (sous la direction de), Point de rencontre : le roman , Oslo, The Research
Council of Norway, n 37, tomo I, 1995, pp. 197-210 ; « La voyeuse interdite de Nina Bouraoui :
érotisme et fantasme », in Actes du colloque L’érotisme en littérature , Mount Saint Vincent
University Halifax, 20-21 maggio 1994, Publication du département de langues modernes de l’U.M.S.V., 1995, pp. 271-283 ; « Nina Bourao ui, un exemple symptomatique d’une littérature
migrante à la recherche de son espace évolutif », in Exils croisés , Paris, L’Harmattan, coll.
« Etudes littéraires maghrébines », n 8, 1995, pp. 125-136 ; « Nina Bouraoui, uno spazio evolutivo
della letteratura algerina di espressione francese », in Studi Magrebini, Istituto Universitario
Orientale, Vol. XXIII, 1991, Napoli, 1996, pp. 119-148 ; « Nina Bouraoui, une écriture de l’entre
deux », in François De valière (coordinateur), Nord-sud : une altérité questionnée , Paris,
L’Harmattan, 1997, pp. 135-148.

111autobiographie. Il est sans doute légitime de se demander quelle place peut être
accordée au désir autobiographique, c’est- à-dire à l’existence comme sujet d’une
narration (selon l’interpré tation de Paul Ricœur 4), qui agit souterrainement dans
le vécu même. Il est aisé de reprocher à l’auteur de manquer à l’honnêteté parce
que son regard n’est ni tout à fait authentique ni dénué de stéréotypes 5, parce que
la violence relève plus du fantasme que de la réalité, mais cela n’empêche pas une
volonté littéraire d’aller jusqu’ au bout de peurs et d’obse ssions, ancrant la voix du
personnage dans son propre pa ssé et dans sa solitude 6.
Pénétré de violence, apparemment d écousu, dépouillé de descriptions de
lieux et de personnages pour ne laisser de place qu’à la voix, souvent délirante, du
Je de la narration, le texte renie un postulat essentiel : la convention de l’intrigue,
la continuité chronologique et dramatique qui trace un parc ours linéaire et finalisé.
L’auteur confond présent, passé et futur pour faire sentir que le temps n’a plus
cours sous sa forme habituelle et n’est mesuré que par des horloges intérieures,
dont les aiguilles obéissent à des lois in ternes et reviennent toujours sur elles-
mêmes pour déterminer le moment de la défloration nuptiale. Sans ce drame il n’y
aurait pas de roman. Les pivots autour des quels il tourne sont au moins au nombre
de deux : la mise en scène d’un corps qui vit la transition de l’adolescence à la
puberté, du rôle de fille à celui de femme, et l’inquiétant mariage intra muros , un
mariage-deuil, vécu par Fikria comme un viol, comme une s ournoise rapine de
l’âme. Telles sont les bases non seulemen t pleinement et violemment physiques,
mais aussi psychiques, décrites dans une recherche de soi labyrinthique, habitées
par une fièvre identitaire irrépressible, susceptibles de donner lieu à un théâtre de
la cruauté, dont la vocation première es t celle de représente r la pulsion de mort 7.

4 Cf. Temps et récit II. La configuration du temps dans le récit de fiction , Paris, Ed. du Seuil, 1984.
5 Cf. Farida Abu-Haidar, « Le chant morne d’une jeune fille cloîtrée : ‘La Voyeuse interdite’ de
Nina Bouraoui », Bulletin of Francophone Africa , Maghreb Research Group, Londres,
Polytechnics of Central London, H. Gill, M. Ma jumdar & E. Tolansky, n. 3, 1993, pp. 56-59.
6 Nous renvoyons à l’étude de Contardo Calligaris, Hypothèse sur le fantasme , Paris, Ed. du Seuil,
1983.
7 Cf. Béatrice Didier, « Le journal intime : écriture de la mort ou vie de l’écriture » in Gilles Ernst
(sous la direction de), La Mort dans le texte , Colloque de Cerisy, Lyon, Presses Universitaires de
Lyon, 1988.

112Le long monologue du personnage où se greffent plusieurs niveaux de
conscience n’est rien de moins qu’un cri propre à plonger le lecteur dans un
monde connu (qui ne connaît, au moins pa r ouï dire, l’humiliant statut de la
femme en Algérie ?), teinté de surréalisme , décrit dans la violence de multiples
détails, qui donnent vie à une réalité in soutenable, totalement privée d’amour.
Nina Bouraoui suggère des situations char gées de sens d’où ressortent les tortures
et les souffrances qui en dérivent ; un ex emple parmi d’autres pourrait être celui
de la scène où le père surprend Fikria une cigarette allumée entre les lèvres.
Apparemment calme et souriant, il lui en offre une autre. Le fil de fumée bleutée
semble déjà écrire une histoire avec une sorte de calligraphie éphémère et fugitive, mais ce geste ne dénote pas une tolérance inattendue et complice mais le prélude
d’une violence préméditée et gratuite :
Toujours là quand on ne s’y at tend pas, mon père me
regardait consumer mes dern iers instants de plaisir
solitaire, lorsque mes yeux re ncontrèrent les siens, je
chassais d’une main nerveuse et coupable les dernières volutes de mes soupirs délictue ux. Le paquet traînait sur la
table de la salle à manger avec cet air provocant qui
appelle le péché. Comment résister ? ! Il s’approcha de moi. Éclata de rire. Surprise d’entendre le
son de sa joie, je me mis à sourire et lui lançai un regard complice. Heureux père, il me proposa une autre cigarette. Gênée, je refusai mais il insista. Tremblante et confuse je n’arrivais pas à l’allumer. Il la retira délicatement de ma bouche et grilla une allumette au bout de la colonnette de
tabac blond qui se transforma en braise fumante. Je le remerciai en oubliant que les gestes de mon maître n’étaient jamais inconséquent s. J’attendais un mot. Un
reproche. Infime mais un reproc he ! Rien ne vint. Il me
tendit la cigarette, et, au passa ge, l’écrasa sur mon sourire.
Il dessina au fer rouge quatre petites boursouflures puis, une main collée derrière ma nuque , il pressa plus fort afin
d’écraser la cigare tte contre l’émail de mes dents. ‘Tu
voulais fumer. Eh bien voilà !’ dit-il en quittant ma
chambre. La brûlure dévalorisée par l’étonnement fut à peine
perceptible. Un parfum de vi ande grillée remontait des
tissus rouges du pourtour de ma bouche jusqu’aux narines. Je crevai les cloques, la lymphe d’une nouvelle histoire

113coula dans le cendrier de chair. C’était chaud et salé. Pour
l’avenir, un petit bec de lièvre naissait 8.

Le visage défiguré équivaut déjà à une mort, les brûlures sont les stigmates
sur lesquels se posent les regards inte rrogateurs, susceptibles d’engendrer une
gêne qui se renouvelle sans arrêt. La hain e de l’Autre débouche sur la défiguration
– réelle ou imaginaire – du visage. Le s humiliations, les sévices commencent
toujours par effacer les tra its identitaires du visage, c ontrairement à l’amour qui
conduit à une relation où l’on est char mé par le visage de l’autre.
Père tout simplement odieux et indigne , autant et plus que la mère. Ces
deux figures parentales anonymes se situen t entre une violence ‘privée’, infligée à
l’intérieur des murs domestiques, et une vi olence ‘publique’, c’est-à-dire partagée
et soutenue par toute une société, c onfondue dans une absurdité en suspens,
incommunicable et donc lourde et étouffant e. La violence paroxystique qui habite
les pages de ce roman est le sismographe de la vie émotionnelle du personnage,
capable de communiquer au lecteur la se nsation d’un enchaînement de plus en
plus dramatique, comme si chaque évén ement n’était que le prélude de faits
encore plus terribles.
La force diégétique se fonde su r ces formules exponentielles où le
personnage est dit et se dit parfois à la première, parfois à la troisième personne,
pour rendre ainsi toujours pl us profond et kaléidoscopique le labyrinthe où s’égare
celui qui parle de lui-même en donnant libre cours aux fantasmes et aux
constructions psychotiques 9, engageant le lecteur-voyeur dans un jeu de miroirs
et masques.

La Voyeuse interdite , cit., pp. 67 – 68.
9 « Cet onirisme exacerbé à l’extrême, dévastateur de s vieux mythes et des tabous étouffants, crée
une atmosphère surréelle pleine de mystère et de terreur proche de celle qui imprègne le roman
noir. Toutefois, l’onirisme de Bouraoui n’est ni spontané ni automatique, il est marqué du sceau de
la théâtralité, telle que la définit Khaïr-Eddine, c’est-à-dire ‘une rythmique, une construction, en un
mot, une métamorphose.’ En effet, la narratrice de La Voyeuse interdite est passée maîtresse dans
l’art de la construction et de la métamorphose, ce qu’elle appelle son ‘architecture hystérique’, qui
nous donne à voir les chemins de l’enfance, du rêve mais aussi de la folie. » Hédi Abdel-Jaouad,
Fugues de Barbarie. Les écrivains maghrébins et le surréalisme , Les mains secrètes. Centre
d’Etudes Sur Les Littératures Francophones d’Afrique du Nord, New-York – Tunis, 1998, p. 87.

114Vœu de cruauté
La Voyeuse interdite : le lecteur est averti dès le début, le titre laisse
imaginer que la diégèse est limitée à de s lieux étroits, plongés dans la pénombre
des murs domestiques. L’ombre est le roya ume de l’ambiguïté de la vision, de la
mobilité. Mobile, aux contours imprécis, est l’apparition d’un corps dans
l’obscurité et l’Ombre est la partie de soi méconnaissa ble et inquiétante. Dans
cette écriture fortement cinématographique il n’y a pas de place pour l’extérieur :
tout est filtré par les volets de s fenêtres : à eux, dans un entre-deux ambigu, la
tâche d’établir la frontière entre le dedans et le dehors, l’œil et la rue, la voix et
l’écoute. Le personnage, assoiffé de liberté et de romantisme, vit dans cet espace
comme dans d’interminables et cruels limbe s, entre enfance et maturité. Il en est
comme s’il regardait à la dérobée dans l’in terstice d’une porte entrouverte et qu’il
invitât le lecteur à l’imiter, pour faire de lui un témoin impur, capable de percevoir
la perversion même dans le geste le plus anodin.
La première partie du roman met en scène les différentes pièces de la
maison, les parents et les deux soeurs, Zohr et Leyla. Le père est un musulman
pratiquant, « emprisonné dans une robe raide d’amidon » 10, qui cache mal la
pourriture qui le ronge. Hygiéniste, hypocritement lié à la tradition et à
l’extériorité. La mère, dans son obé sité flasque, est incapable d’aimer.
Une nuit Fikria voit ces deux corps s’accoupler bestialement sur le
carrelage de la cuisine 11. Scène primaire précédée par une description du père qui,
avec ses mains bien soignées, est en train de palper des grains de raisin bien gros
et mûrs. Faire croquer entre les dents la membrane soyeuse, savourer, avec une
mastication lente et délicate, la juteuse consistance de cette chair pourrait être un
moment de poésie sublime, mais…

Les grains enflés de sucre r oulent, glissent puis crèvent
sous la pression du pouce et de l’index limés jusqu’au sang dont les peaux bien repoussé es mettent en valeur les
demi-lunes rosacées qui envahiss ent la totalité des cornes
arrondies. Des boucles noires coupées très court ondulent

10 Ibidem , p. 30.
11 Cf. ibidem , pp. 36 – 38.

115sur ses tempes puis réappa raissent dans une fine
moustache plaquée à l’aide de quelques gouttes de
vétiver ; le front chute dans un creux horizontal où logent
deux châtaignes marron cerclées d’une céramique neuve : elles fixent un des grains éventr és qui crache son jus et ses
pépins sur le rebord de la table basse. Avec sa peau fine et transparente, le fruit troué ressemble à mon sexe d’adolescente, attaché à la br anche principale par deux
ramifications qui pourraient être mes jambes, il vide sa chair devant mon père.
12

C’est un fruit troublant que nous présen te ce passage à forte coloration
érotique : le père, avec son étrangeté familière, se transforme en tortionnaire hypothétique. Il tient dans ses mains le de stin de vie ou de mort de Fikria. Ce
grain − charnu, sucré, tu rgescent, sensuel, représentation éloquente d’une
sexualité et d’une paternit é sans amour, ni tendresse, ni responsabilité, décrit
pendant qu’il éclate dans un ralenti magistral, digne d’un film de Buñuel −, se
charge d’un sens figuré si fort qu’il es t difficile de le dissocier d’une image
érotique
13.
Fikria, entre érotisme charnel et cr uauté sensuelle, soutenue par un style
décadent et baroque à la fois, posant un regard impitoyable sur le monde qui
l’entoure, trace un profil âcre et délirant du père, en le montrant, dans le
voyeurisme d’une scène primitive, guidé non pas par l’amour ou la passion, mais
par la possession : il doit posséder l’autr e de façon presque cannibalesque pour
être lui-même. C’est une illusion fa tale qui n’a rien d’héroïque.

J’ai vu mon père s’acharner sur ces deux grosses mamelles
pleines de veines et de regrets qui pendaient en dépit des empoignades sauvages, sa bouche, largement écartée, essayait d’engloutir une de s poches nerveuses de ma
génitrice mais il la recrachait aussitôt, ses deux mâchoires ne pouvant contenir la totalité du morceau de chair surpiqué d’une auréole brune . […] Les deux silhouettes
confondues par terre me parurent tout d’abord anonymes, elles n’étaient plus à leur pl ace habituelle. Formant un seul
bloc animé sur les côtés par quatre membres bien agités,

12 Ibidem , pp. 30-31.
13 Pour un approfondissement de la question, nous renvoyons à l’essai de Robert J. Stoller,
L’imagination érotique telle qu ’on l’observe , Paris, PUF, 1989.

116on aurait dit une outre grasse et poussive qui se débattait
sur la berge ; elle soufflait, haletait, se reprenait, bavait sur
un sol soudainement étranger ! […] La victime replia ses cuisses monstrueuses. Ses cheveux étalés sur le carrelage, comm e une tête de loup ébouriffée
par la poussière, dessinaient le corps d’un oursin ouvert, ses jambes ballottées dans tous les sens avaient à peine la
force de se redresser pour reluire sous l’ampoule électrique du plafonnier ; aprè s une dernière secousse qui
ébranla la maison entière, m on père s’arracha du piège
visqueux puis se récura les mains avec un savon de ménage. La génitrice n’éta it plus qu’un vulgaire colis
déficelé…
14

Grain de raisin broyé ou oursin déchiré, sur ces deux images on a
beaucoup écrit et glosé 15. Pour Nina Bouraoui elle s représentent des miroirs
déformants qui reflètent le sexe féminin. Ce lui-ci, à son tour, est un œil qui fixe et
interroge, jouit ou souffre, révélateur d’ une vie sensible, animé par des fantasmes
inconscients, habité par quelque chose de pathologique, comme est pathologique
tout ce qui est lié à la mère et à la ma ternité : fertilité, grossesse, avortement,
accouchement, etc. 16
Tous les termes qui se rapportent à la sphère féminine sont péjoratifs, non
seulement du fait de l’aliénation et de la culpabilité déterminées par cette société

14 Ibidem , pp. 36 – 37.
15 Cf. AA. VV., Le Corps et l ’image de l ’autre , Actes du colloque 20 – 23 février 1989, Revue de
la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines , Université Cadi Ayyad, Marrakesch, 1990 ;
Annie Anzieu, La Femme sans qualité. Esquisse psychanalytique de la féminité , Paris, Dunod,
1989 ; Abdelwahab Bouhdiba, La Sexualité en Islam (1975) Paris, PUF, 1982 ; Malek Chebel, Le
Corps dans la tradition au Maghreb , Paris, PUF, 1984 ; Françoise Couchard, Le Fantasme de
séduction dans la culture musulmane, mythes et représentations sociales , Paris, PUF, 1994 ;
Attilio Gaudio, Renée Pelletier, Femmes d ’Islam, ou le sexe interdit , Paris, Denoël, 1980 ; Maryse
Léon, La Femme dans le cinéma algérien , Thèse doctorat 3ème cycle, Paris, EHESS, 1980 ; Juliette
Minces, La Femme dans le monde arabe , Paris, Librairie Mazarine, 1980 ; Anne-Marie Nisbet,
Représentations et fonctions du personnage féminin dans le roman maghrébin de langue française
des indépendances à 1980 , Sherbrooke, Naaman, 1982 ; Fatna Sabbah Ait, La Femme dans
l’inconscient musulman , Paris, Le Sycomore, 1982 ; Jean Sa rocchi, « La femme indévoilable », in
Horizons maghrébins. Le droit à la mémoire , Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, n. 25,
1994, p. 103-115 ; Christiane Souriau, « Sexualité et culture », in Annuaire de l ’Afrique du Nord ,
Paris, CNRS, n. 14, 1977, pp. 1307-1315.
16 « Toi ? Je devine en ton milieu un trou béant, un oeil grand ouvert dont les bords meurtris
n’existent plus, un cratère asséché qui se souvient cependant de ses feux et de ses coulées lointaines rarement fécondes. Le mien ressem ble à la gueule étirée d’un jeune chien à peine
réveillé encore bien serré, rose de l’extérieur comme le corps d’un nouveau-né, gluant de
l’intérieur comme le cordon qui nous reliait. » Ibidem , p. 35. Il nous tient à cœur de rappeler aussi
l’essai de René Girard, La Violence et le sacré , Paris, Grasset 1972.

117et amenés par l’auteur au paroxysme du fantasme, mais aussi parce que cette
sphère est le reflet du monde de Fikria. Pl us que posséder une identité, le Je de la
narration semble renvoyer à d’au tres identités et le sexe a pour fonction de rendre
au narrateur le maillon manqua nt susceptible de mettre en relation une mémoire et
un regard avec le corps.
La mère, anonyme et difforme, sans grâce ni tendresse, incapable d’aimer
et de comprendre, prête à serrer davantage le garrot qui étrangle sa fille, joue le
rôle du tortionnaire. Fikria ne décrit jamais son visage, el le la voit et la montre de
dos, comme une masse de chair flasque, sans regard : ce ‘théâtre’ pour la mise en
scène de la vie intérieure, da ns le bien et dans le mal, avec ses ambiguïtés et ses
masques. Comme une voyeuse , Fikria nous la mont re à la cuisine :

La porte de la cuisine est ouverte, une odeur de poivrons
farcis saisit ma gorge. Un plateau posé à même le sol attend les condiments, ma mè re fait tinter les casseroles
pour m’assurer de sa présence. Je la regarde de dos. Elle tortille son paquet de chair dans tous les sens, droite, gauche, haut, bas, son postéri eur semble être animé par
une force intérieure. Le ventre, lui, reste immobile, il se repose de ses innombrables couches sur l’évier encombré de plats, d’assiettes et de couteaux. Un bout de Vie est
resté coincé dans la poche de la génitrice, ça semble faire
mal ! Un tuyau fuit, une éponge crache sa mousse sur le mur de faïence, il fait chaud et humide dans la petite cuisine aveugle. Chère maman, pourquoi toujours te regarder de dos ?
17

Corps qui n’est que matière et dont l’ âme est morte, à qui il manque ce que
l’être humain a de plus humain : le vi sage. Mère meurtrière parce qu’elle est
capable de perpétrer à son tour sur sa f ille les violences dont elle a été naguère
victime 18, processus judicieusement analysé pa r Pierre Bourdieu. Selon le célèbre

17 Ibidem , p. 34.
18 La fille ‘hantée’ par l’exemple maternel ne peut rien faire d’autre que se renier et se vouer à
l’autodéstruction. Quand la fille deviendra à son to ur mère, elle reportera cette violence sur sa fille,
réitérant ainsi ce modèle à l’infini. C’est comme si on pouvait lire entre les lignes : ‘tu seras toi aussi mère, ma fille !’ La vision de Nina Bouraoui n’échappe pas à ce schéma : « Comble du
paradoxe, elle sera tout près de moi la nuit de mes noces sanglantes. Auteur du terrible complot,
elle attendra, anxieuse, derrière la porte de la chambre nuptiale le déchirement honorifique qui ne flattera que son orgueil de mère. Elle guettera mes moindres soupirs, mes moindres soubresauts,

118sociologue, il n’est possible de renverse r les mécanismes prof onds et invisibles
d’oppression que si on en explicite le fonc tionnement. En effet leur persistance se
fonde sur des esclavages secrets qui, s’il s sont démasqués, pe rdent leur vigueur.
La société façonne les sexes et les corps bien mieux que la na ture. La distinction
homme/femme dépend fondamentalement d’ une construction sociale et non d’un
facteur biologique. Donc, la réalité sexuée est modelée, construi te en fonction de
la famille, de la tradition, de la religion, de l’état, et cetera. Pa r suite, les qualités
et les défauts attribués à la ‘nature’ féminine correspondent ponctuellement à la
domination sociale du sexe masculin. Le r ecours à la nature ne sert qu’à masquer
l’arbitraire de tel pouvoir en le légiti mant et en le perpétuant. Les femmes
participent autant qu e les hommes à cette domination, sur la base du postulat que
les dominés contribuent toujours à leur domination, adhérant, constamment, à la
construction de ce qu’ils subissent. Il ne s’agit pas de pur masochisme, mais d’un
choix énigmatique et pervers qui conduit à réclamer de plus en plus de servitude
et de moins en moins de récompense ou de reconnaissance. En raison de la sujétion subie, l’on finit par adopter les catégories et la Weltanschauung du
dominant. Violence symbolique et ré elle à laquelle on ne peut échapper
19.
Voilà le monde de notre Fikria, enfermée psychologiquement,
physiquement, socialement et sexuellement entre quatre murs. Tout ce qui est féminin est frappé d’anathème
20 : Leyla, sa sœur cadette, rachitique mais habitée
par d’irrésistibles accès de boulimie, se nourrit avec des rest es trouvés dans les

puis tambourinera à la porte, trop impatiente de br andir le drap taché : signe infaillible de ma
parfaite éducation. Et les youyous de la famille se mêleront aux cris de joie d’une mère confiant sa
progéniture à un inconnu. Meurtrière maman ! » P. 25.
19 Cf. Pierre Bourdieu, La domination masculine , Paris, Le grand Livre du mois, 1998. Cf. aussi
Françoise Couchard, Emprise et violence maternelles. Étude d ’anthropologie psychanalytique ,
Paris, Dunod, 1997 et David le Breton, « Expériences de la douleur, expériences de la violence »,
in AA. VV., Séminaire de Françoise Héritier. De la violence II , Paris, Odile Jacob, 1999, pp. 113
– 132.
20 « Je me dirigeais vers mon cabinet de toilette pour tenter d’effacer les premières marques de la
souillure tant redoutée mais il était trop tard. Mon père surgit dans ma chambre. Furieux, il se tenait la tête. Nue, les jambes entravées par le drap du crime, je tombais à ses pieds et plaidais mon
irresponsabilité ; en ouvrant mes veines, la nature s’était dressée contre moi, mon coeur battait
désormais dans mon bas-ventre, ses artères semblables à des gargouilles un jour de pluie dépassaient de ma fleur suppurante et déversaient sur mes cuisses toute leur haine et toute leur
violence. Il me roua de coups et dit : ‘Fille, foutre, femme, fornication, faiblesse, flétrissures,
commencent par la même lettre.’ Ce furent ses derniers mots. » La Voyeuse interdite , cit., pp. 32 –
33.

119poubelles, comme un chien errant. D’ailleurs, elle est habituée à la rue où elle a
été jetée dans l’espoir qu’elle meure, mais le destin en a décidé autrement. Elle ne
parle pas, elle grogne à peine. Elle mange avec les mains, elle reçoit des coups de pied
21. Le paradis de l’enfance est effacé et Fikria construit un univers où il n’y a
de place ni pour les sentiments, ni pour le s complaisances, ni pour la conversation
(et donc pour la nourriture, entendue comme triomphe de la convivialité, de la
magnificence du goût). Son long monologue n’ est interrompu que par des bribes
de dialogue destinées à tomber dans le vide.
Ourdhia, une Targuie, est le seul personnage féminin positif. Bonne à tout
faire, silencieuse, royale – malgré s on rang social –, d’une grande richesse
intérieure, capable par son toucher de tout rendre meilleur, plus doux, plus pur, même les aliments. Sa noblesse d’âme l’ expose aux insultes, aux agressions, aux
violences de toute sorte. Phagocytée et anéantie, elle n’occupe dans l’espace diégétique qu’un rôle marginal et éphémère.
Cruauté de la cuisine et cuisine de la cruauté

La préparation de Fikria au mariage
22, dans le respect de la tradition
algérienne, est le noyau narratif vers leque l tend le roman. Sur la tradition, terme
très récurrent, l’auteur entonne tout bas la litanie de sa Voyeuse interdite , chargée
des frustrations de la société musulmane 23. La liberté, le bonheur,

21 Cf. Ibidem , pp. 47 – 49.
22 Cf. Radia Toualbi, Les attitudes et les représentations du mariage chez la jeune fille algérienne ,
Alger, ENAL, 1984.
23 « Adolescentes, vous vivez dans l’ombre d’une déclaration fatale, votre jeunesse est un long
procès qui s’achèvera dans le sang, un duel entre la tradition et votre pureté. Pures trop impures ! franchement vous ne faites pas le poids ! pensez au lourd fardeau du temps qui entraîne
inlassablement dans son cycle infernal des torrents de règles, de coutumes, de souvenirs de
réflexes, d’habitudes, des torrents de boue dans lesquels s’ensevelit votre sexe déjà coupable à la naissance. Gouffre de l’a priori et de l’inné ! Qui doit payer ? Vous, grand-mères au doigt
inquisiteur, détective de fautes et de souillures, vous les ‘rabat-plaisir’, moralistes à la gomme
bourreaux obsédés par la similitude, voleuses d’extases, empêcheuses d’amour ! Nous, les duplicatas exacts de la première génération pécheresses passives et soumises ! toi drap maculé de
sang et d’honneur ? Dans ton tissu se dessine à l’encre carmin l’espoir et la crainte des mères, des
pères, de l’homme, de la patrie, de l’histoire ! Regardez nos âmes ! elles sont gangrenées, sondez nos esprits au lieu de vous engouffrer amers et désireux dans notre cavité, impasse aspirante et

120l’épanouissement sexuel s ont-ils possibles pour une femme algérienne ? Et à
quelles conditions ? Comme dans le saut à la perche, Nina Boura oui fixe la barre
de son succès littéraire à la hauteur suivante : parler de la sexualité féminine dans
un contexte musulman en cherchant à év iter la reproduction du discours dominant.
Certes, la dette envers Georges Bataille est évidente 24, avec Rachid Boudjedra
aussi, sous plusieurs points de vue. De toute manière le goût pour cette réalité
fantasmée, érotique et violente inspir e à l’auteur les scèn es des préparatifs
nuptiaux, avec des personnages obèses jusq u’à l’invraisembla ble (la figure de
tante K.) ou bien dignes d’un ta bleau de Munch ou de Bacon.
Le style, dans ce roman, mais surtout dans les ouvrages suivants, s’affirme
déjà très personnel, habité par le thèm e d’une sexualité morbide, nourrie par une
tendance à la décomposition et à la cruaut é. Fikria a été destinée à un certain
Siyed Bachir, personnage aussi riche et sini stre que mystérieux. Ses attitudes et sa
grosse voiture noire évoquent fortement L’Amant de Marguerite Duras 25. Les

inspiratrice ! oui le corps reste intact mais bon Dieu, la pureté ne se borne pas à un dérisoire
écoulement de sang ! La nuit le rideau se déch ire et je les entends ces hyènes affamées, ces
prétendues figures de vertu ! La toile de muqueuse se déchire par les branles de l’esprit, et nos
plaintes narguent la jeunesse de la rue sans fe mme ; pauvres males, pauvres vieux, pauvre père,
comme je vous plains !
Un message ? Oui. Descendez de vos tanières ne perdons plus notre temps et le leur, désorientons
avec courage le cours de la traditi on, nos moeurs et leurs valeurs, arrachons rideaux et voiles pour
joindre nos corps ! » Ibidem , pp. 13 – 14.
24 Nous renvoyons à notre « Un symptôme de gre ffe à l’intérieur de la littérature algérienne
d’expression française : Georges Bataille et Nina Bouraoui », in actes du colloque La France au
carrefour de l’Europe , 11-15 avril 1994, Universidad Complutense de Madrid, Revista de
Filologia Francesa, n. 7, 1995, pp. 45-51.
25 Certes, Nina Bouraoui est le fruit de ses lectures et de son temps, l’image durassienne peut
facilement faire surface dans la mémoire du lecteu r, mais il ne suffit pas d’une luxueuse voiture
noire pour parler de la ‘Duras algérienne’ co mme l’a fait parfois la presse française. Cf. Le Figaro,
6 mai 1991. Lors d’une rencontre, l’auteur nous dit : « Je ne suis pas BEUR, comme les
journalistes disent, c ’est à dire les enfants des Algériens nés en France mais qui n ’ont jamais
connu l ’Algérie. Ce n ’est pas mon cas, puisque je suis née en France, de mère française et de père
algérien et j ’ai vécu à Alger. Je suis assez ferme là-dessus parce que je déteste les étiquettes. En
réalité on m ’a souvent comparée à des courants littéraires français : on m ’a même comparée à
Sartre, Duras etc, mais c ’est très pompeux. Et puis être comparée c ’est toujours un peu délicat. La
critique a surtout pris en considération le texte, le style avec la sonorité des phrases, les couleurs
et la musique. La critique a été assez ‘perturbée ’ pour le décalage qu ’il y a entre ce que j ’ai écrit
et mon âge parce que ce que j ’ai écrit est très violent et moi je ne le suis pas du tout. La violence,
la dureté, le pessimisme sont un point de départ. » Rosalia Bivona, « Nina Bouraoui : un sintomo
di letteratura migrante fra Algeria e Francia », cit., p. 180. Cf. aussi notre « Nina Bouraoui,
scrittrice voyeuse fra due culture », in Quaderni della Facoltà di Lettere e Filosofia
dell’Università di Palermo , n. 3, 1994, pp. 11- 18.

121préparatifs pour ce laborieux mariage batten t leur plein dans une atmosphère de
médiocrité provinciale :

…les cornes de gazelles s’entassent en montagnes
farineuses, l’huile des gâteaux dégouline dans des assiettes
creuses comme la lave d’un vol can de beurre rance tandis
que les beignets suffoquent sous un sucre de mauvaise qualité. Les mains de ma mère farfouillent dans une boite
à bijoux, Leyla s’est réfugi ée derrière le canapé, je
l’entends croquer des bo uts de pâtes brûlées
26.

Encore une fois la nourriture évoque quelque chose de flasque, de répugnant,
d’horriblement difforme, chargé de symbolismes sexuels. Ici, comme ailleurs, elle est fondamentalement connotée comme une ma tière corrompue, visqueuse, rance,
tout comme les personnages qui l’accompa gnent : la mère, la sœur. Et voici
qu’arrive l’énorme tante K., qui semble dessinée par Botero. Il faut dégonder la
porte pour la faire entrer. B ourgeoise enrichie, sans goût , elle vit entre Paris et
Alger. Camembert et chocolat, tels sont les souvenirs qu’elle a l’habitude de
rapporter de la capitale française. Selon les lois de l’hospitalité traditionnelle, le
rite du thé s’impose :

… ma mère s’empare de la théière, elle verse le liquide
brûlant dans un verre aux dessins multicolores, une fois le
verre rempli, elle ouvre le couvercle et transvase le liquide. Elle recommence sept fois l’opération : ce nombre porte chance. Chance pour quoi au fait ? Aucune goutte ne s’échappe des récipients, juste la vapeur
qui rougit son visage décoloré par le passé. Tante K. la
regarde, souffle de plaisir devant les gâteaux gras puis
calme son palais avec deux gr ains de muscat. Ses cuisses
volumineuses occupant tout le canapé obligent ma cousine à rester sur l’accoudoir, Rime sourit bêtement et semble
préférer sa situation ba ncale à un pouf moelleux et
aguichant mais situé trop loin de sa môman ! Le thé est servi, tante K. raj oute trois cuillerées de miel
liquide et aspire bruyamment la menthe chaude en clignant

26 La Voyeuse interdite , cit., p. 78.

122des yeux, elle repose son verre, lance un rot sans crainte ni
remords se frotte les mains et nous observe 27.

L’excès de grossièreté de la tante, couronnée par un rot final, agit sur la
force expressive et sur la spécularité avec ces gâteaux et avec ce thé. Elle parle et
elle existe par sa façon de manger. ‘Dis-moi ce que tu manges et comment tu le manges et je te dirai qui tu es’, suggère le vieil adage. L’image des beignets
suintant l’huile, tels des volcans crachant leur bave/lave, met en scène l’ambivalence de la bouche : un orifice qui sert aussi bien pour manger que pour
vomir. Gâteaux pourris mangés par un corps pourri et défait qui n’arrive même
pas à s’asseoir sur un ca napé tant il est gros.
Alors que la nuit de la défloration approche, le rythme du roman devient
de plus en plus rapide. Fikria, en plein délire, mime l’acte sexuel avec un cintre
28.

27 Ibidem , p. 85.
28 Le corps devient alors mémoire de cicatrices visi bles et invisibles, de pénétrations sexuelles
infâmes qui, une fois franchie la frontière du dedans et du dehors, envahissent l’espace intérieur,
d’autant plus privé et secret qu’il est lié à des perceptions honteuses, à des accouplements dérisoires, brutales, indicibles , comme dans ce passage : « C’est alors que, inconsciente, je
m’emparais du cintre démantibulé. Si je ratais mon coup, ma vie serait marquée du sceau du péché
et ma famille serait mise à l’index jusqu’à la fin des temps ! Deux secondes d’hésitation, deux
relents de remords et puis, au diable les ‘convenances’ !
Il fallait que je le calme. Qui donc ? Mais ce sexe béant qui ne cessait de s’élargir depuis des mois
pour accueillir un nouveau venu, un e nouvelle peau en forme de cône ! A présent, il touchait
l’intérieur de mes cuisses, et pesait lourdement da ns l’air lorsque je marchais, il avait grandi le
petit salopard et une mécanique complexe s’était mise en marche à l’intérieur de lui, à l’intérieur
de moi. Petit bec de lièvre, petite anomalie héréd itaire, petit traître, petite ordure ! bientôt il se
prolongerait jusque dans mes entr ailles libéré de sa paroi sacrée à laquelle je ne pouvais accéder,
même avec mon doigt le plus long ! Oui, il fallait le calmer !
La dame en noir m’aida à m’allonger sur mon lit. Buste droit, bras tendus , mains prêtes, mes deux
jambes relevées comme des accolades entourant le mot maudit agrandissaient considérablement
mon champ de vision, l’ampoule électrique braquée sur mon ‘entre-fête’ rose et strié éclairait une forme triangulaire, à la fois sombre et éclatante, pulpeuse et anémiée, vivante et presque morte ;
j’écartais les deux petits coussinets noirs quand en pleine lumière l’oursin décortiqué m’affligea
d’un nouveau sentiment : la PEUR ! il bougeait, geignait, suppliait et une de ses larmes opaques roula jusqu’à ma cheville droite. Devais je, ne de vais je pas ? là était la question ! Pressée,
pressante et autoritaire, la mort ne me laissa pa s le temps de répondre, elle m’inséra la tige glacée
qui commençait un curieux voyage à travers la nuit de mon plus intime intérieur. Tout de suite, elle trouva l’ouverture. Pétrifiée je ne pus rien fa ire pour l’arrêter. C’était trop tard. Butant contre
l’édifice mou et rocailleux, s’accrochant à mes muque uses s’enfonçant de temps en temps dans un
sable mouvant, elle parcourait la tuyauterie de ma machine sans tenir compte de mes plaintes à demi étouffées par un oreiller complice et compatissant.
La tige de fer remonta loin le cours de l’Oued asséché, broussailles, cailloux, flaques, rien ne put
l’entraver dans sa course contre le noir ! gondol ée à souhait, elle arrivait à sauter les haies, les
trous, les dentelles et les pics matelassés ; quand une douleur aiguë m’ébranla : la tête chercheuse
était enfin arrivée. Elle piqua net, se recula pour prendre de l’élan et, les yeux bandés mais l’esprit
clair, elle me seringua une douleur si grande que je manquai arracher ma langue. En dépit d’un flot carmin qui vint apaiser la brûlure inhumaine, elle c ontinua plus haut et, sous la peau de mon bas-

123Point d’orgue du roman, le Je de la narr ation se trouve dans l’impossibilité de
sortir de ses dilemmes et de ses ‘maux de s mots’. Le sexe devient un interlocuteur
qui parle et qui écoute, un espace in térieur encore méconnu. On évoque les
pratiques de l’infibulation 29. À l’évidence tout le mala ise dépend d’une lente et
difficile conquête et ouverture de soi : « je m’enfante moi-même » 30, dit le
personnage. Une recherche profonde, doulour eusement introspective, met en
lumière l’impossibilité de franchir le seui l entre l’univers de l’ enfance et celui du
mariage. La défloration, donc, est comme une bombe à effet retardé, qu’il faut à chaque fois désamorcer, mais qui, inévita blement, explosera dans le fantasme.
Certes, dans le corps vivant et dynami que de la tradition il est facile de
trouver les mets et les épices utiles à la ca use de sa propre cuis ine, au sens littéral
et métaphorique : la nourritu re est le miroir d’une so ciété, avec ses arômes, ses
saveurs et tous les implicites véhiculés pa r la convivialité. Au Maghreb le rythme
ancestral et profond du mariage est accomp agné par une grande fête, qui réunit
autant de parents, amis et voisins que possible. Habituellement il s’étend sur
plusieurs jours. Sur les tables dressées se suivent de nombreux plats, entre autres
le méchoui – c’est-à-dire un mouton égorgé rituellement, vidé de son sang et rôti
–, duquel chaque invité, habilement aidé pa r les trois doigts de la main droite,
arrache de succulents morceaux de viande.
Rien de tout cela dans La Voyeuse interdite , le banquet se teinte de
couleurs sombres. Le temps du repas devien t celui de la putréf action, l’enjeu est le
destin de Fikria. Il n’y a ni lumière ni couleurs. C’est une parfaite métaphore du
corps sacrifié et violé.

ventre, je la vis faire la danse du serpent. Comme un enfant découvrant un nouveau jouet, le petit
cintre s’amusait à l’intérieur de moi, piquant au vif les plus gros organes, taquinant les plus petits,
contournant les plus longs, puis, brûlé par les rouages de la mécanique en marche, il sortit
incandescent de la blessure pleine de sang qui ne cessait de couler sur mon drap. J’avais
l’impression de me faire longuement vidanger, tout sortait, les espoirs de ma mère, la souillure, la
pureté, l’impureté ; l’obsession, la cible de mon futur époux et je m’assoupis dans un grand éclat de rire !
Etais-je morte ou semi-consciente ? Je ne sais plus. Je me souviens uniquement d’un rêve, un
simple songe qui occupa toute la nuit. » Ibidem , pp. 107 – 109.
29 « … ma mère voulait coudre mon sexe… » Ibidem , p. 133.
30 Ibidem , p. 44. Nous renvoyons aux études de Pierre Chauvel « Penser son corps : contrainte ou
compulsion ? » et de Michèle Perron-Borelli, « Fonction du fantasme : élaboration des liens à
l’objet » tous les deux in Revue française de Psychanalyse , t. LVIII avril-juin 1994.

124Allongé sur un lit de pommes de terre, d’ail, de persil et
d’herbes rouges, jambes en l’air, cuisses immobiles, sexes
farcis, ventre béant et yeux mi-clos, graisse cirée et chair généreuse, le méchoui attend les doigts dévastateurs. Les
moutons décapités en mon honneur dans une baignoire vide puis pleine de sang et de sens, semblent dormir paisiblement loin de la ville, loin de la fête, loin de ma tristesse ; assoupis à l’ombr e du temps dans une contrée
étrangère dont on ne connaîtra jamais les frontières, ils ne
livrent qu’une phrase de leur secret : un corps
dérisoirement mort ! enfuis par la lucarne des hauts fourneaux de ma mère les espr its valsent dans l’Invisible,
et, parfois, arrêtent le ri golo manège du néant pour me
lancer quelques fléchettes qui sifflent dans un vent d’ironie et d’amertume. Sous les têtes scalpées, pend une
dentelle de sang noir, irrégulière et trouée sur les côtés par un couteau maladroit ; posées en guise de garniture
macabre à chaque extrémité des plateaux, elles me regardent avec des yeux fendus de blanc : ‘Pauvre Fikria,
comme tu es ridicule avec ta r obe trop grande et tes petites
épaules qui portent le lourd fardeau d’une jeunesse inutile ! bilan catastrophique comptabilisant des jours et des jours de tristesse mêlés à des temps morts : tremplin d’une solitude encore plus effroyable, la solitude à deux puis à trois, à quatre, à cinq, à huit peut-être !’
31

Véritable mise en scène théâtrale où l’ aventure gastronomique se joint au
destin du personnage exhibant cette nourriture comme objet d’une volonté
dévoratrice et destructrice, victime d’une implacable possessi on. La relation entre
la nourriture et la violation du co rps féminin, ici représentée comme res erotica ,
est évidente. Les termes gastronomiques aussi sont fortement connotés. Et cela, pour souligner les principes de translation sur lesque ls se fondent les deux
registres linguistiques. Lectrice de Baudelaire
32, Nina Bouraoui montre le
méchoui allongé sur un grand plateau, cu isses ouvertes et immobiles, comme si
elles étaient les lèvres d’une bouche figée dans un cri, ventre déchiré et sexe farci.
Cette farce ne rappelle qu’ un bubon infect. Il manque le temps du feu, de la
cuisson, qui sert à élaborer et à transformer, grâce à l’art culinaire, ce qui est

31 Ibidem , pp. 133 – 134.
32 Cf. Armelle Crouzières-Ingenthron, « Naissance du moi, naissance d’une écriture : parole
baudelairienne dans La Voyeuse interdite de Nina Bouraoui », in Journal of Maghrebi Studies ,
Cambrige, spring 1993, vol. I, n. 1, pp. 63 – 71.

125vivant en quelque chose que l’on mange et qui donc reste, dans un certain sens,
vivant, parce que des tiné à la vie. Dans La Voyeuse interdite la phase bénéfique
du feu est absente et l’on passe, avec une métamorphose tragique, du vivant au
mort. Les animaux ont été tués dans une baignoire qui s’est ensuite remplie de
sang et de sens, le sens du s acrifice. Ils n’ont pas été cuit s, ils ont été tués et ils
sont là pour évoquer la mort. Voilà pour quoi sur les deux extrémités du plateau
trônent deux têtes ovines horriblement scalpées, au collier de sang figé, aux bulbes oculaires dérisoirement interroga teurs, comme maquillées pour une fête
macabre. Entre le non-vivant et le non-mo rt, elles dialoguent avec Fikria, la
comprennent et la plaignent car elles partag ent toutes le même destin, celui de la
mutilation et du saignement. Elles sont ses alter ego , prisonnières, elles aussi, du
mythe de la pureté rédemptrice et de la virginité triomphante.
Nous voici maintenant dans la ‘cruauté de la cuisine’, c’est-à-dire dans le
champ de l’abjection funè bre et inquiétante, où la nourriture devient une
métaphore tragique. Le méchoui, entouré de pommes de terre, de persil, d’ail et
d’autres assaisonnements, n’est pas al longé sur un plateau mais dans un
corbillard, exactement comme Fikria, quand elle quittera, à la fin du roman, la
maison parentale
33.

Allegro barbaro

Plusieurs facteurs décèlent la distance du vécu. Le monde décrit
n’appartient pas qu’à l’auteur, il n’est qu’un collage d’éléments plus ou moins
directement connus, mais, nous insistons, le but n’est pas de décrire une vérité
autobiographique ou une vérité ethnographi que. Nina Bouraoui, enfonçant la lame
de son écriture dans la construction identi taire de la femme algérienne, veut tracer
les lignes qui déterminent la domination de s modèles traditionnels qui la privent,
au sens large, de son espace et de son droit au regard. La nourriture est donc le

33 « Poussée par ma mère, je m’engouffre dans l’ antre métallique ; j’eus seulement le temps de
capturer un regard accusateur et une porte noire se referm ait sur mon voile. Une ampoule
accrochée au plafonnier éclaire la caissette à fond fermé, des guirlandes de roses et de glycines
recouvrent la banquette à deux places, les vitres sont condamnées par des cartons triangulaires, une
plaque de fer me sépare du chauffeur. Une secousse ébranla le moteur, et, encerclée de fleurs, je
me dirigeai vers une nouvelle histoire. » La Voyeuse interdite , cit., p. 143.

126prétexte panoptique pour exprimer une c onflictualité fondamentale et radicale.
Cela, pour s’exprimer, doit recourir à toutes les formules possibles de l’alchimie
littéraire.
Il ne s’agit pas tellement d’un festin de noces mais plutôt d’une veillée
funèbre, où le méchoui représente aussi bien l’apogée d’un long et complexe
processus d’éclosion qu’un catafalque sur le quel tout le monde s’acharne en le
martyrisant et en le déchirant. Il ne possède même plus une des caractéristiques
vitales de la nourriture, il ne sert qu’à êt re dépecé. Voici alors la scène du festin
cruel, avec toute sa théâtralité et sa pl asticité, rythmées par le son monotone et
lancinant de la darbouka :

La derbouka gronde toujours mais les sons se montrent
plus lourds, espacés par un trait de compas visible à l’œil nu, ils marquent un temps d’arrêt pour bien montrer que l’heure est grave. Le glas a retenti dans la maison aux fenêtres closes ! Telles des poupées mécaniques, les valseuses quittent le socle tournant pour remettre leurs chaussures ; les doigts dévast ateurs s’échauffent en
claquant l’air d’un air enjoué et s’accrochent au buffet
sanglant : la chasse est déclarée ouverte !
Musc, ambre, henné, glycine, jasmin, menthe, anis se mélangent dans les assiettes creuses, fondent dans les
jarres en terre cuite, se boivent dans des gobelets
multicolores ; le muscat orne les plateaux de cuivre, les galettes de sarrasin s’émietten t sur le carrelage, guirlandes
argentées, citrons pressés, sourates du Coran, perles de sueur, pots de citronnade, semoule, thé, café, grains, huiles, sel de mer, poudre poivrée, poivrons farcis, aisselles odorantes, étoffes, so ie, chevelures détachées,
joie, rires, couverts cristal, un voile de parfums, d’images, de gestes et de paroles récoltés se dresse entre Zohr et moi,
entre moi et Zohr. La plante maladive observe le massacre, et toujours et touj ours, personne ne la voit.
Les mains expertes saluent au passage les têtes criblées
d’ail pour se disculper, plonge nt dans une coupelle d’eau
sacrée puis se balancent dans le vide comme les ailes d’un
vautour au-dessus des cercueils ouverts ; impatients mais
gênés par l’abondance, les doi gts dévastateurs bénissent
les chairs étalées, mortes, gisantes dans la sauce entre des bouquets d’herbes odorantes, ils hésitent, contournent,
volent, survolent, évitent, dévi ent, jouent avec un brin de
persil, grattent un bout de nappe, pincent une anse de

127tasse : indécent festin dans le pays du manque, indécence
d’une tombe violée.
Emportés enfin par la faim, ils s’abattent sans retenue sur les sépultures ouvertes au public remuant terre et
pissenlits, farfouillant sous la dalle déplacée, exposant à la lumière les chairs les plus intimes. Un essaim d’ongles vernis s’engouffre dans l’obscur paysage d’un ventre béant, butte contre une peau tendue par la cuisson, explore
les parties les moins appétissantes et s’accrochent désespérément à un croupi on farci de boulettes
généreuses. Après avoir macéré dans la sauce, le sang, la chair et la graisse, les doigts rougis pa r les épices transportent
vaillamment leurs proies au fond d’une gorge froide ; croqueuses de morts, les Mauresques affairées mastiquent les viandes trop cuites et d’ un coup de langue fourchue,
elles happent les petits bout s de cadavres accrochés à leurs
lèvres ‘pneumatiques’. Agglutinées autour du cercueil rectangulaire, elles se bous culent, lèchent, trouent,
déglutissent, s’étouffent, arr achent, cisaillent, sucent,
s’aspergent, découpent, s’ abreuvent, et dans un rot
commun, elles digèrent la mort ! Les diamants se perdent dans la garniture, les bracelets rayent les plateaux, les soies se tachent, des mains veinées
transpercent les fourreaux de peau et les moutons dépecés
se redressent au-dessus de la dalle comme des moribonds
hagards. Pendant ce temps, les enfants, anatomistes macabres, se fabriquaient des jeux d’osselets. Le festin terminé, je regagne ma chambre pour revêtir ma robe de noces. La dernière robe.
34

Festin de mort qui ressemble bien à un rite initiatique, accompagné de sons
rythmiques qui rappellent l’ Allegro barbaro de Bela Bartók, où, grondant au fond
du piano, une simple phrase se multiplie et se superpose, créant, grâce à des particularités tonales et mélodiques et au ssi à des rythmes entraînants et souvent
asymétriques, une intensité presque apocalyptique
35. C’est un morceau à la fois
bref et ambitieux qui demande beaucoup d’ énergie et de trem pe, dont l’écriture –
une forme de sonate dans le premier mouvement, suivie d’un mouvement lent,
puis d’un rondeau – est physiquement et intellectuellement féroce, voire cruelle,

34 Ibidem , pp. 135 – 137.
35 Cf. Alessandro Arbo, Dialettica della musica, saggio su Adorno , Milano, Guerini, 1991.

128au point que la critique américaine l’ava it qualifié d’ « amoral, au-delà du bien et
du mal ».
Il est difficile de dire (et de surcro ît totalement dénué d’intérêt pour notre
étude) si et combien l’auteur a été infl uencé par le style percussif de Bartók 36,
néanmoins, dans la scène ci tée ci-dessus, nous percevons une affinité rythmique et
métrique, comme si elle aussi était sca ndée en trois mouvements. Le premier est
caractérisé par la tensi on poignante cadencée par la plasticité des mains qui
percutent la darbouka ou qui claquent en se préparant à attaquer le méchoui. On
dirait des mains de danseurs de flamen co qui, comme accompagnées par le son
rythmé des talons et des castagnettes, attaquent le mets macabre. Ce thème, à
l’envergure lyrique, est vivifié par les images qui se suivent rapidement. Les
objets se succèdent, sans omission. Ici Ni na Bouraoui opère une dissémination de
l’espace narratif pour exprimer l’angoisse de l’espace psychique. La prolifération
baroque et psychotique d’ingrédients, épices mélangées aux objets les plus
disparates – du Coran aux perles de sueur – amorce un pr ocessus narratif,
circulairement et obsessionnellement dynami que, boulimique. Voici le ressort qui,
d’un côté, révèle la tentative de violer l’ordre établi du la ngage en en soulignant le
désordre et, de l’autre, permet d’exprim er l’indicible, mont rant un monde dont la
structure est schizophrène, cruellement m acabre et inquiétante parce que fruit de
phobies et de tabous qui forcen t les barrières du refoulé.
Dans le deuxième mouvement les main s avancent avides, comme si elles
étaient en train d’explorer une terra incognita . Solennellement et lentement, elles
creusent dans un espace obscur, habité par des chairs âpres, défigurées, écartelées, trempées dans la sauce – qui ici n’a aucune valeur de sublimation du goût – le sang, la graisse et les épices. Elles écor chent sans répit pour porter ces morceaux
jusqu’à une bouche complaisante mais froi de, insatiable actrice d’un processus de
décomposition.
Le troisième mouvement, au timbre riche et raffiné, exploite comme
suggestion percussive le tintement mé tallique de bagues, bracelets, pierres
précieuses, ongles laqués sur la résonnante céramique des assiettes et des

36 Cf. Mehenna Mahfoufi, « Béla Bartók en Algérie (juin 1913) », in AA. VV., 2000 ans
d’Algérie , vol. II, Paris, Séguier, 1998, pp. 145 – 172.

129plateaux. Ensuite, quand les opérations de disse ctions seront terminées, les enfants
joueront aux osselets avec les restes, comme s’ils voulaient proclamer que ce
corps n’a vraiment plus rien de vital, de respectable et, encore moins, de sacré.
L’anéantissement de Fikria est donc double parce qu’il passe symboliquement par
l’anéantissement du mout on. Ce théâtre de la mémoire, ‘mise en abyme’ du
personnage, de ses angoisses et de ses fantasmes originai res, conclut le roman. Le
cortège nuptial/funèbre s’achemine lentem ent, suivi d’une meute de chiens.
Nina Bouraoui déplace dans cette chair non seulement la dichotomie
victime/bourreau, avec tout ce que cela implique, mais aussi une summa des
cruautés sur lesquelles s’ar ticule la diégèse. Fikria, incapable d’accéder à toute
forme de joie et d’épanouissement, est sû rement victime d’une violence innée,
qu’elle traîne comme une pl aie pourrissante. Elle n’es t pas seulement une victime
des autres, parents ou société peu importe, mais aussi d’une violence qui lui est
propre, implicite, secrète et intériorisée. T out ce qui n’est pas lo calisable ne dérive
pas seulement d’un miroir brisé, mais aussi d’une conscience tr oublée. Fikria doit
alors s’allonger sur le divan, le lecteur se ra son psychiatre, ét ablissant ainsi cette
proximité qui rend le roman si bouleversant.
Dans la construction de la mise en scène du banquet nuptial, l’auteur se
sert du méchoui non seulement comme cœur d’un délire où se conjuguent la
pulsion de mort, les fantasmes sexuels et la nourriture – ce qui lui attribue une
grande puissance diégétique – mais aussi en tant que double du personnage. Une
astuce qui, d’un côté laisse émerger le portrait de cette réalité cruelle et mortifère
et, de l’autre, introduit le lecteur dans le temps horriblement déchiqueté de cette
souffrance, de cette agonie. En prenant à notre compte ce qu’Aldo Carotenuto affirme dans un autre contexte, nous pouvons dire que le double a ici une valeur
tragique et s’impose sans que la conscience puisse affronter et intégrer ces aspects
clivés. Le Moi est destiné à succomber devant ces images intérieures destructurantes
37.
Il faudra attendre Garçon manqué , le sixième roman de Nina Bouraoui,
pour récompenser le Moi et passer de la ‘c uisine cruelle’ à la ‘cuisine joyeuse’.

37 Aldo Carotenuto, Il fascino discreto dell ’orrore. Psicologia dell ’arte e della letteratura
fantastica (1997), Milano, Bompiani, 2002, pp. 83 – 84.

130C’est ici que nous percevons le noyau d’une matière narrative, un complexe
processus de transmutation qui se fonde sur la volonté de dépouillement de toute
identité pour pouvoir se situer à un certain niveau émotif, sensible. La narratrice –
à la voix de plus en plus authentique ment autobiographique – habite un corps
sujet/objet de martyre, de souffrance, de honte, de haine ‘publique’ ou ‘privée’.
Elle y habite comme une simple locataire mais elle veut en prendre possession. Ce
corps est celui de la métamorphose, qui désire se transformer de féminin en
masculin 38. Ce n’est qu’à l’aide de cette clé qu’il est possible de lire les romans
précédents ou successifs, ce qui ne signifi e pas que toute déchirure peut être
réparée, toute plaie guérie, toute contradi ction résolue, mais que la conquête lente
et douloureuse d’un équilibre identitaire a amené Nina Bouraoui et son Je de la narration sur des terrains de plus en plus lumineux et lin éaires, sans distorsions,
comme nous le démontre La Vie heureuse , son septième roman.
Dans Garçon manqué l’auteur expérimente les modalités d’hybridation,
les intersections de cultures, d’espaces, de sexes, elle éclaire les deux faces
opposées de la même identité, elle devient une voix de l’ entre-deux. Dans ce no
man’s land situé entre deux éléments antagoni ques il n’y a pas de conciliation
possible. C’est le point d’or gue où l’on peut trouver un es pace ‘autre’, différent de
l’Algérie ou de la France, une sorte de ‘patrie du dési r’. Cette patrie est Rome,
éloignée des évocations de lieux qui rappe llent la biographie et la psychanalyse,
avec ses monuments, ses fontaines, les frai s jardins de Tivoli lors d’un été torride
et, naturellement, ses glaces. Fikria n’ex iste plus, elle a laissé sa place à
Nina/Yasmina/Brio/Ahmed, le méchoui au ssi disparaît, remplacé par une coupe
aussi riche et fantaisiste, ou bien, si on ne veut pas s’asseoir à la terrasse d’un café
(peut-être du célèbre Giolitti près de Piazza Montecitor io) par un cornet
gourmand, surmonté de crème chantilly, à sa vourer pendant que l’on se promène.
Ainsi dans toute la suite de s romans, le monde de la Voyeuse subit une
métamorphose et démontre qu’il est possibl e de tirer d’un gouffre profond, la joie
d’exister.

38 Voir notre « Le sexe flou », in Atti della Tavola Rotonda di Catania, 21-22 maggio 2002,
Firenze, Olski, sous presse.

131Les colonnes d’Hercule de l’exil et de l’anthropophagie

Le Bon Dieu, disait-il, offre toujours des
opportunités à ceux qui en veulent et qui
s’accrochent à leurs rêves, aussi
inaccessibles et déraisonnables soient-ils. Parce qu’en vérité, les rêves s’étiolent à
basse altitude ; ils ont besoin d’espace,
d’azur, d’infini. Alors, à force de s’y cramponner, on finit par être emporté
dans leur sillage, tout là-haut, vers un ciel
de liberté. Les contraintes de la vie sont bien entendu les ennemies des rêves ;
elles n’ont de cesse de vouloir les
capturer, les lester, les désailer. Or un rêve qu’on retient trop longtemps
prisonnier dans sa tête finit aussi par se
faner. Et mourir. Quoi de plus sinistre
qu’un rêve qui se meurt et s’en va en
rampant vers le cimetière de l’impuissance ? Certes non, les rêves
n’appartiennent à personne, n’ont besoin
de personne. Mais ils font un petit bout de chemin avec quiconque persiste à les
courtiser. Ne les tuez pas…
Mahi Binebine, Cannibales , pp. 92 – 93.

La chair humaine n’apparaît pas sur le s cartes des restaurants européens, et
pourtant, à la lumière de ce qui arrive dans le monde de l’immigration clandestine,
elle le devrait. La chronique nous m ontre sans équivoque notre riche Europe
incapable de se confronter normalement avec ceux qui fuient l’Afrique, le Moyen-
Orient ou les pays de l’Est à la recherche d’une vie meilleure. Ainsi aux jeux socio-politiques pervers qui ont déterminé l’exil, il faut en ajouter d’autres, encore
plus pervers, qui, tout en ré vélant la nature intime de la société, conduisent à des
formes de cannibalisme.
L’exil n’est pas seulement la séparation d’un espace géographique affectif,
social ou culturel, ni le passage d’un monde à un autre accompagné d’un sens
permanent d’amputation ou de désorientatio n mentale ; l’exil n’est pas seulement

132un non-lieu1, un univers chaotique où n’existe plus ni ‘haut’ ni ‘bas’, ni ‘dedans’
ni ‘dehors’, ni ‘lointain’ , ni ‘proche’. L’exil n’est pas non plus un discours où se
développe une féconde et be lle littérature. Aujourd’hui plus que jamais de dure
actualité, il est poignant, omniprésent dans la vie et dans notre histoire. Habitués à
penser la migration, l’immigration, le racisme et la diversité comme des
problèmes d’autrui, nous sommes main tenant appelés à les voir comme des
produits de notre histoire, de notre culture, de notre pouvoir, de notre bien-être et
gare si nous y restons indifférents ! Rien ni personne ne pourront jamais cicatriser
les souffrances qui restent imprimées pour t oujours sur le corps, l’âme et l’esprit
de celui qui a vécu l’ exil et qui pour cela est destiné à rester victime d’une histoire
qui se répète constamment, comme dans une guerre circulaire, toujours la même
et dont personne n’est jamais sorti. L’exil n’est pas seulement un grand thème littéraire qui aboutit, fluide et souterrain, à d’autres dimensions, mais une clé de lecture d’images et de situations qui ne peuvent qu’êtr e interprétées par
explicitation des dessins dissimulés dans la trame.
Cannibales
2 de Mahi Binebine 3 est sûrement un roman qui tire sa force
diégétique des vicissitudes de ceux qui, sur une frêle embarcation, tentent de
traverser le détroit de Gibraltar à la r echerche d’une vie meilleure. Et pourtant il
est difficile d’y coller l’étiquette de ‘roman sur l’immigration’ parce que le vertige du non-sens effleure toujours, comme s’ il était une brise marine, l’esprit du
lecteur. Qu’entendons-nous par ‘vertige du non-sens’ ? Une souffrance infinie faite de malaises existentiels, de misère extrême, de terrible solitude, de l’impossibilité de se soustraire à une subtile spirale d’angoisse unie à l’écoute de quelque chose d’intime et de vital, cap able de transformer ce roman, qui ne
raconte ni une histoire ni un lieu, mais un univers mi -poétique mi-enchanté dans

1 Tahar Djaout a écrit : « …être immigré, ce n’est pas vivre dans un pays qui n’est pas le sien, c’est
vivre dans un non-lieu, c’est vivre hors des territoires ». L’Invention du désert , Paris, Éd. du Seuil,
1987, p. 53.
2 Paris, Fayard, 1999.
3 Né en 1959 à Marrakech, il a étudié à Paris où il a été ensuite professeur de mathématiques.
Ecrivain prolifique et à succès (citons : Le Sommeil de l ’esclave , Paris, Stock, 1992 ; Les
Funérailles du Lait , Paris, Stock, 1994 ; L’Ombre du poète , Paris, Stock, 1997, Pollens , Paris,
Fayard, 2001, Terre d ’ombre brûlée , Paris, Fayard, 2004), il ajoute à son activité littéraire une
effervescente activité artistique. Il a exposé aussi bi en aux Etats-Unis (il a vécu à New York entre
1994 et 1999) qu’en France et au Maroc où il vient de se réinstaller.

133lequel le Maroc est omniprésent, en un ch antier complexe, un parcours initiatique
qui débouche sur mille histoires et mille li eux habités par un destin narquois où le
rêve règne souverain.

Trois oranges

Une nuit, sur une plage près de Tanger, juste en face des côtes espagnoles,
un groupe de désespérés guette le bon moment pour tenter la traversée. On attend
le signe du passeur, archétype du corp s conducteur, figure emblématique et
protéiforme placée sous le signe de la péné tration de l’espace et du temps. Tout
cela suffit pour parler indi rectement mais expliciteme nt de l’exil auquel se
préparent huit personnes/personnages, entre fi ction et réalité, à la recherche d’un
point d’équilibre pour échapper à la continuité de leur vie et à la solitude infinie.
Tous, d’une manière ou d’une autre, sont en train de se demander comment bâtir
un univers à l’intérieur duquel il soit possibl e de se reconnaître et de se situer. Cet
univers, bien que fragile, s’apparente à cette embarcation dont le squelette fait
penser aux ailes d’un canard sauvage. Le s vagues se brisent bruyamment sur le
rivage. Ici, comme ailleurs, la faim ne se laisse pas oublier. Ainsi Pafadnam, un
noir qui vient du Mali, commence-t-il à dépa queter un pain d’orge, des olives et
du poisson frit. Kacem Djoudi, un Algérien qu i a échappé de justesse au massacre
de Blida, sort une salade de tomates, des paupiettes de viande et une orange ;
Yarcé, compatriote de Pafadnam, mord dans un sandwich appétissant dont le
contenu est difficile à devine r, tandis que Youssef, Ré da et Azzouz, dans leur
naïveté, n’ont rien apporté parce que, déjà projetés dans le futur – comme si la
traversée sur leur barque mal fichue étai t une sorte de croisière nocturne conforme
aux fantasmes d’ubiquité dont est habité to ut clandestin –, ils pensaient dîner en
Espagne :

‘Une ripaille de tapas arrosée de sangria , en plein cœur
d’Algésiras ! Voilà comment fêter votre renaissance !’
C’étaient là les paroles de Mo rad qui ne s’était pas montré
avare de superlatifs pour nous décrire la nourriture
d’outre-mer, l’infinie variét é des mets que l’on pouvait y
déguster : des fruits fondant s, inconnus en terre de

134Maures, toutes sortes de légumes narguant les saisons, des
viandes d’une tendreté et d’une saveur exceptionnelles 4.

Ainsi commence une transition où le pass é et le futur se pénètrent et le
bras de mer qui sépare/unit les deux c ontinents devient un espace envahi par les
arômes vagabonds et accueillants du couscous , de la paella ou du steak frites, où
l’on parle et l’on rêve en berbère, arabe, swahili, castillan ou français. Morad, celui qui a procuré les clients au passeur , vantant son titre d ’‘expulsé européen’,
parce que expulsé de France trois fois, commence par évoquer les doux souvenirs cumulés pendant dix ans passés à travailler au noir dans un restaurant portugais de
la rue Mazarine à Paris. Voici alors qu’émergent…

Des souvenirs aussi clandestin s que lui, Momo, le petit
frisé de Chez Albert. Au début , ç’avait été la plonge onze
heures par jour dans une cu isine enfumée aux relents de
morue. Des assiettes, des verr es, des couverts à n’en plus
finir. Morad ne se plaignait ja mais. Au contraire, vif à la
besogne, son ardeur n’avait d’égales que la sonorité de ses éclats de rire et ses humeurs folâtres ; il donnait volontiers
un coup de main à Garcia, l’éplucheur obèse dont les
doigts enflaient à cause de l’humidité. Puis il balayait par-ci, il essuyait par-là. Parfoi s, il jetait un coup d’œil, à
travers le passe-plats, sur la gr and-salle tonitruante et gaie
où, suffocants d’hilarité ou pris d’élans mélancoliques, enivrés de vinho verde, des hommes et des femmes de tout
acabit s’acharnaient à vivre intensément. Morad se disait qu’un jour, peut-être, il lui serait donné à son tour de
servir en salle, comme Benoît, cet abruti de frankaoui qui
ronchonnait à longueur de soir ée, inconscien t du privilège
qui lui était échu ; un bonheur simple, à vrai dire, mais un réel bonheur : regarder les client s de près, leur sourire, leur
parler d’égal à égal, leur c onseiller des pl ats que lui,
Momo, le petit frisé de Chez Albert, connaissait à l’épice
près
5.

Ce sont des visions qui se présentent comme autant de facettes de
l’immigration/émigration, qui fragmentent la linéarité chronologique et spatiale, et
qui, comme pour mieux souligner l’aspect erratique des perso nnages qui attendent

4 Cannibales , cit., p. 26
5 Ibidem , p. 28.

135sur le rivage en deçà du détroit, sont d’au tant plus marquées pa r les situations de
ceux qui vivent maintena nt de l’autre côté 6. Le roman met ainsi en scène deux
destins en contrepoint parce que, eux aussi , ils ont quelque chose à transmettre :
traqués et marqués par l’exil, ils prennent leur élan et re joignent dans le territoire
de l’imaginaire ceux qui désirent être projetés dans cette même réalité, leurs
contours deviennent plus précis, quelque chose comme des digressions dans les
détours de la diégèse.
Il est facile de penser que l’immigr ation ne se produit que dans un sens,
qu’elle n’est qu’une sorte de trajet avec un billet d’aller simple, mais cette fuite
désespérée comprend aussi un billet – me ntal, psychologique – de retour. Ainsi
ressemble-t-elle à un métier à tisser ; la nave tte entraîne un fil qui, à la fin, revient
en arrière, peut-être mélangé à d’autres f ils de couleurs différentes. Aux histoires
et aux souvenirs de Momo, s’aj oute la figure de Garcia :

Garcia était un Andalou d’Al mería. Un cousin, donc. Il
travaillait au restaurant depui s son ouverture, dix ans avant
l’arrivée de Momo. Ce qui ex pliquait sans doute les cent
kilos de graisse qui enveloppaient ses os et qu’il avait de plus en plus de peine à soul ever, à traîner d’une chaise à
l’autre. Malgré ses dents jaunes et sa calvitie précoce, Garcia gardait un visage pl aisant. […] Un garçon bien,
Garcia Gomez, apprécié de tous. Les serveurs ne manquaient pas de lui garder les bons morceaux de gâteaux aux amandes, les coupe s de glace à la chantilly
que les clients, repus, entamaient à peine. Le cuisinier aussi lui envoyait de temps à au tre une assiette de ceci ou
de cela, qui lui mettait le feu aux babines. Il aimait tant s’empiffrer, Garcia Gomez ! D’ailleurs, hormis éplucher les légumes et dormir, il ne fais ait rien d’autre dans la vie.
Et il en était heureux
7.

Qu’on y prenne garde : la voracité est une passion destructrice et, en
voulant la nommer, on risque de se conf ondre avec elle. Le récit de Morad se

6 En prenant à notre compte ce que Farida Boualit dit dans un autre contexte, le fléchissement de la
nuance entre « émigrer » et « immi grer » s’annule en une expérience déterritorialisante de l’exil
qui prononce une double expulsion, celle du pays d’origine et celle du pays d’accueil. Cf. Farida
Boualit, « Le chromotope de l’exil dans la productio n de Nabile Farès », in Charles Bonn (sous la
direction de), Littérature des immigrations 2 : Exils croisés , Paris, L’Harmattan, 1995, p. 55.
7 Cannibales , cit., p. 29 – 30.

136termine par une allusion à un rêve très sy mptomatique qui hante le texte et auquel
est confié le rôle très déli cat d’expliciter – au moins en partie – le titre du roman :
Cannibales . Victimes d’autres victimes, le s immigrés, comme s’ils étaient
marqués par une animalité tout aussi individuelle que collective, sont l’image fidèle d’une humanité cannibalisée. Je tés dans les oubliettes trompeuses de
l’histoire et de la société, boucs émissaires de toutes sort es de conflit, ils sont le
premier échelon d’une cruelle pyramide de déshumanisation.
Sur une plage marocaine désolée, entre souvenirs d’enfance,
reconstruction de l’histoire familiale, événements et rencontres déterminantes, projection vers le futur, la navette diégétique ramène le fil en arrière, traçant ainsi au fur et à mesure une image poignante de l’exil dont le pr emier trait est donné
par les trois oranges navel que Kacem Djoudi offre – de manière tout aussi
spontanée qu’inattendue
8 – à Réda, Youssef et Azzouz. Le récit continue à la
première personne de la bouche de ce dernie r, personnage et narrateur à la fois :

Nous avions jeûné depuis les fèves de la veille : une
délicieuse purée à l’huile d’ol ive, pimentée à souhait, dont
je m’étais empiffré par crainte de ne plus pouvoir en manger avant longtemps. Peut-être même jamais. Si bien qu’à l’aube, en quittant la ville, nous nous étions contentés d’un simple café, et rien d’ autre. Autant dire que ces
oranges valaient leur pesant d’or. Il m’en aurait demandé
mille pesetas que j’aurais défait sur-le-champ l’ourlet de ma ceinture pour les lui remettre
9.

Avec trois oranges s’ouvre et – avec leur souvenir – se conclut le roman, à
peu près comme si elles étai ent un talisman capable d’ancr er Réda et Azzouz dans
la vie : vecteur diégétique, elles renferment la valeur de la relation mais aussi de la
‘traduction’ c’est-à-dire du passage d’un lieu à un autre. Elles représentent une clé

8 « Durant le mois que nous avions passé à Tanger dans l’attente du départ, j’avais acquis la
certitude que les hommes ne vous donnent que pour mieux vous reprendre. Cependant, force était
de reconnaître que le geste de l’Algérien relevait de la pure générosité. Ou de la pitié, c’est selon.
Parce que tout ce qui émanait de Réda inspira it la compassion : gestes gauches, jérémiades
incessantes, mains inutiles, paupières chassieuses, tout, absolument tout. Il me faisait honte. Mais
que voulez-vous, on ne choisit pas son sang ! La guigne, il la portait depuis toujours au tréfonds de
ses tripes. Comme le noyau au cœur d’un fruit, ils poussaient ensemble ». Ibidem , p. 36.
9 Ibidem , p. 36.

137de lecture pour les transitions/transacti ons, initiations/transmutations que le
lecteur est amené à découvrir peu à peu. Les trois oranges mè nent au seuil de
l’histoire, intime et dramatique, dont la de nsité réveille la mé moire. La première
est celle de Réda et de s on jumeau : ils avaient à pe ine cinq ans quand, par jeu, ils
ont fait un massacre de poussins. Leur mère , voyant s’évanouir sous un monticule
de plumes sans défense ce qui, dans quelques mois, aurait été son capital, déverse son désespoir en frappant furieusement , avec une savate en bois, les mains
meurtrières. Réda s’en sort avec quelques bleus, tandis que les mains de son frère
enflent rapidement, se gangrènent et doive nt être amputées. La mère, de remords,
se jettera dans un puits.
L’odyssée de l’espoir

On dit que pour changer de destin il faut changer d’adresse. C’est de cette
vérité que naît le choix de l’exil : la r echerche d’une vie meilleure, d’une certaine
sécurité économique, mais aussi de sa propre estime. La deuxième histoire
s’organise autour d’une adresse impr obable, celle de Souleiman. Nouara,
accroupie avec son bébé sous le bateau, mé fiante et silencieuse comme une tortue
dans sa carapace, entre la claustration de son abri et un ailleurs libérateur, part à la recherche de l’homme qu’elle aime depuis toujours et dont elle a perdu les traces
depuis plus d’un an. Elle ne sait pas où le chercher, probablement à Poissy : c’est
la dernière adresse griffonnée sur un bout de papier. L’histoire de Nouara a pour
contrepoint celle de Tamou que le père, dans l’impossib ilité de la nourrir, avait
déposée enfant chez Lalla Meryem, mère de Souleiman et donc belle-mère mais
aussi tante de Nouara, car ces deux de rniers étaient cousins. Tamou est douée
d’une faim ancestrale : vorace comme une sauterelle, elle mange comme quatre.
Comme si à chaque fois elle découvrait av ec joie la nourriture dans ses fibres les
plus profondes :

Fruits secs, légumes crus, sucre en poudre, et jusqu’à la
farine qu’elle ingurgitait par cuillerées entières.
Lorsqu’elle raflait les reliefs d’un repas, on aurait juré qu’une nuée de criquets était pa ssée par là. Elle léchait les

138assiettes, rongeait les os, fini ssait les quignons de pain qui,
d’ordinaire, revenaient aux oiseaux. Quant au chat,
désespéré, il avait fini par déserter la maison 10.

Affamée, certes, mais indispensabl e, elle est aussi une excellente
cuisinière 11. Bref, les figures de Nouara et de Tamou se répondent, l’une ne
pouvant exister sans l’autre. Il est vrai que la première n’existe que dans la pensée
et dans la voix de la deuxième, ce qui perm et de traduire un regard sur la réalité,
sur le visible et l’invisibl e. Cette histoire aussi est brusquement coupée pour faire
place à une autre avant d’être reprise ensuite. Comme dans la texture d’un tapis au
dessin complexe, on ne peut prendre c ongé définitivement du microcosme que
représente chaque personnage afin just ement de retrouver, tout au long de la
diégèse, une tension vive, quelque chose qui dévoile lentement l’épaisseur des
événements coexistants, noués et nécessaires. Le fil de l’exil se tord et se développe, traverse les tis sus et produit des dessins , des histoires et des
figurations ; le lecteur ne verra jama is ces personnages de l’extérieur,
objectivement, mais toujours dans la longue durée intérieure et fragmentée de
leurs souvenirs, rêves ou émotions qui rebondissent comme un écho furtif sur
leurs compagnons d’exil, commun ou différé peu importe.
Tous vont entrer dans le destin de l’ émigré, sous des formes diverses, avec
des motifs différents, et la voix du narrateur , plusieurs fois reprise et plusieurs fois
interrompue, revient sur ces personnages, focalisant, comme si elle était un
réflecteur, le terrible secret de Yousse f , un beau garçon, loyal et affectueux qui
travaillait dans le souk de Marrakech.
Son père faisait mille métiers pour faire vivre la famille, une famille
pauvre mais heureuse. Il avait deux épouses qui s’entendaient à merveille, mieux
que deux sœurs. Leur complicité était si forte qu’il était impo ssible de semer la

10 Ibidem , p. 50.
11 « Elle avait appris à cuisiner en regardant opérer sa maître sse. Elle s’asseyait près d’elle,
épluchait les légumes, hachait persil et coriandre, vidait les poulets, les nettoyait, rinçait marmites,
assiettes, couteaux… bref, l’ensemble des besogne s qui reviennent d’ordi naire aux apprentis. Un
jour que Lalla Meryem était souffrante, Tamou pr it l’initiative de préparer elle-même le repas : un
tajine de cardons aux olives amères, s’il vous plaît ! Le résultat avait été surprenant ! Un pur
délice, qui lui avait valu les compliments de tous. Depuis lors, on lui avait confié les fourneaux sur
lesquels elle s’était mise à régner en patronne accomplie ». Ibidem , p. 51.

139zizanie entre elles. Un jour, on ne sait pourquoi, il fut tenté de voler un sac de blé
dans les caves de la mairie ; les graines étaient splendides, grosses et propres, sans
même un insecte ou un petit ca illou, mais de ce misérable larcin allait jaillir une
tragédie :

C’était un après-midi de fin de printemps, peu avant ces
méchantes canicules qui feraient sombrer les hommes dans une torpeur qui durerait la saison entière. Le père
n’avait pas faim, ce jour-là : des aigreurs d’estomac lui avaient fait préférer une assie tte de melons au tajine de
pois chiches et de cœurs d’artichaut. En rentrant par la place, Youssef avait succombé à une racoleuse odeur de grillades : un roboratif sandwich aux saucisses pimentées à souhait. A la maison, la mère, La lla, les enfants, la voisine
et sa cousine, venue passer les fêtes à Marrakech, étaient
réunis autour d’un succulent repa s. Le pain, tout juste sorti
du four, était encore chaud. Youssef et le père se bornèrent
à prendre le thé au salon, pe nchés sur le transistor pour
écouter les informati ons de treize heures
12.

Un silence bizarre venait de la cuisine : ils semblaient tous morts, et ils
l’étaient en effet. Les deux épouses, le reste de la famille, une voisine avec sa
cousine étaient là, la tête penchée sur l’ assiette, la bave à la bouche : ce blé
contenait de la mort-aux-rats. Le père, devenu fou, est interné, Youssef, une
semaine plus tard, prend le train pour le Nord. À Tanger, il rencontre l’‘expulsé
européen’ qui, apitoyé par son histoire , demande au passeur de lui faire une
‘réduction’. On ne peut pas spéculer sur une disgrâce pareille. Voilà comment
Youssef, avec son regard fuyant par peur de lire son histoire dans les yeux des
autres, fait partie du groupe. Le f il diégétique, continuant à joindre
symboliquement l’indistinct au disconti nu conduit à l’histoi re de Kacem Djoudi.
Sa famille a été exterminée par des barbus fanatiques et lui, maintenant, seul et impuissant, comme Youssef, voudrait mourir. C’est la voix d’Azzouz qui parle, il
s’aperçoit qu’il divague, comme d’habitude. Sœur Bénédicte le lui disait toujours.
Ainsi, entre massacres et catastrophes, on prend conscience que l’on est au milieu
d’une histoire où des fils différents tisse nt la trame, forment des images aux

12 Ibidem , p. 66.

140contours effrangés d’où prennent vie de s lignes qui ne voudraient jamais se
résoudre. Ce sont les lignes d’un monde que l’on ne rec onnaît plus, déstructuré et
redessiné selon des entrelacements tout aussi visibles qu’évanescents.
L’histoire d’Azzouz est l’histoire d’un garçon qui, grâce à Monsieur
Romanchef, son professeur du collège, se fait accueillir par de charitables sœurs
qui lui offriront un affectueux confort et surtout une éducation et une culture
occidentales. Il pourrait arriver au bac et continuer ses études à l’Université, aller
à Toulouse. Il est bien agréable de se bercer dans ce rêve…
Azzouz arrive donc à Marrakech où il se trouve au milieu d’une

foule compacte et remuante plongée dans une ébriété de
bruits et d’appels, assaillie d’odeurs de grillades, de
menthe et d’épices. On eût juré que chacun des badauds
transportait son repas dans la capuche de sa djellaba 13.

Ici s’arrête le récit, on revient sur la plage – espace emblématique de tous
les lieux d’exil – en attendant le signal du passeur. Binebine e xploite ces hiatus
inattendus pour imposer une direction pl utôt qu’un ordre. Son ambition est de
fondre en un seul langage, dans la même aventure narrative, dans le nœud de la
même énigme l’inépuisable dispersion de la vie humaine. C’est pourquoi toute
chronologie fait défaut, mais il serait erroné de dire que le temps a été ‘annulé’.
Au contraire. Le sentiment d’une fractur e, si central, est étroitement lié à la
conscience du temps, à son hist oire et à son inexorabilité. Dans l’impossibilité de
proposer un sens, l’auteur recompose une unité, certes, non une unité pleine, rendue compacte par une trame ininterrompue de causes et d’effets, mais une
unité qui laisse place au vide, à la fragme ntation, au vertige.

Cannibalisme

Azzouz évoque le rêve raconté un soir par ‘l’expul sé européen’. Il était
assis à une table du café France, fumant kif et haschisch , et peut-être se laissait-il
aider aussi par quelques petites cuillères de majnoun . Voix rauque, yeux fiévreux,

13 Ibidem , p. 97.

141il remémore la figure de Monsieur José, le gérant de Chez Albert qui aimait la
bonne chère et avait un joli coup de fourch ette , qui revendiquait fièrement ses
origines et mangeait à la cuisine avec le personnel. Momo admirait son parcours et pensait avec fierté que, lui aussi, il en avait fait du chemin : faux guide à
Marrakech, traqué par des policiers co rrompus qui le rançonnaient, plongeur
clandestin à Paris ensuite, traqué cette fois-ci par d’intransigeants C.R.S. fiers de leur mission. Certes, aspirer à devenir patron d’un restaura nt était peut-être
excessif, mais il aurait aimé vendre de s crêpes, des marrons ou des glaces comme
ce Grec de la rue Monsieur-le-Prince qui faisait payer une crêpe au nutella quinze
francs !
Le rêve commence ainsi : Momo est en voiture avec Monsieur José, ils
s’arrêtent à un café des Champs-Elysées, ils parlent, boivent, boivent encore…

Les yeux de M. José sont rouges comme ceux du serveur ;
un filet de bave dégouline de sa bouche. Jusque-là, il a eu
la chance de pouvoir goûter à tout , dans sa vie, à tout sauf
à la chair humaine. Et, justement, il en a envie, de cette chair, profondément, avidement, désespérément. Il en a rêvé des années durant. Si Mo mo consentait à lui céder ne
serait-ce qu’un seul de ses i nnombrables orteils, il lui en
serait éternellement reconnaissa nt. M. José est prêt à tous
les sacrifices pour apaiser la boulimie qui le tenaille depuis si longtemps. Un oui, un tout petit oui murmuré du
bout des lèvres, et Momo se verrait accorder une infinité
d’avantages et de privilèges inestimables : travailler en salle, par exemple […], ou encore changer de logement. M. José possède un agréable deux-pièces au troisième étage, qu’il pourrait lui offr ir. Ou encore une sensible
augmentation de salaire, voire – mais là, il lui faudrait se défaire d’au moins une cuisse – lui obtenir une carte de
séjour. […] Un doigt, en fait, qu’est-ce que c’est ? Un bout de rien du tout, une misère de ch air et d’os qui finira tôt ou
tard par être déglutie en pur e perte par des bestioles sous
terre. En vérité – la triste, la vieille, l’unique vérité qui soit
– nous finissons inéluctablemen t par retourner à la terre.
Quand bien même M. José mangerait un doigt de Momo, ce ne serait que pour le restituer un jour à l’universelle poussière. Autant donc s’en servir à bon escient de son vivant. Pour mieux profite r de soi jusqu’au bout…
[…] Ayant pris goût à la chair de Momo, M. José en redemandait chaque jour davant age. Et, s’étant habitué au
luxe, Momo cédait à la demande . Curieusement, le fait de

142se laisser manger par autrui n’était pas si horrible qu’il
aurait pu le penser. Cela lui procurait même une certaine
volupté qu’il n’osait s’avouer. Presque une jouissance. Il
avait donc troqué un bras contre une sérieuse
augmentation de salaire, l’au tre contre une promesse de
carte de séjour, puis les deux ja mbes lors de son obtention.
Ainsi avait-il dépensé au fur et à mesure la quasi-totalité
de son corps. Il ne lui restai t plus que sa tête aux cheveux
crépus, ses yeux noirs et sa bouche qui, envers et contre
tout, continuait de sourire 14.

La tête de Momo, posée sur un coussin de velours, contrôle le restaurant,
le soir Garcia la monte à l’étage dans un couffin, la pose tout près de la fenêtre
d’où elle peut admirer les enseignes lumi neuses qui éclairent la nuit parisienne.
Momo est comme prisonnier de ce rêve et sa tête finira écrasée par les
monstrueuses mandibules d’un camion d’ éboueurs. Dans ce double récit les voix
se confondent : qui r aconte qui ? Aussi bien le dévor é que le dévorateur sont des
immigrés. Dans cet univers hallucinatoire et féroce, le cannibalisme devient la
métaphore d’une société à la dé rive, oscillante entre un ma térialisme exaspérant et
un bonheur introuvable ; une société qui broie l’humanité, qui la renvoie à des
pulsions primitives, cannibales, où sont mis en scène les désirs et les appétits tout
aussi prodigieux qu’insatiables d’un m onde qui vit sous le signe de la
« dévoration ». Se nourrir de l’Autre signifie affirmer la supéri orité de sa propre
identité et vaincre la peur de ne pas exister. Les « dévorations » se succèdent,
différentes mais tout aussi impitoyables : tous les personnages seront ‘dévorés’ et
le reste du monde participera à ce festin surréel avec caméras, micros, envoyés spéciaux, journaux télévisés, communiqués de presse. L’occident si convoité est
pire qu’un chacal, il se nourrit de la dé shumanisation d’un nombre croissant de
victimes privées de leur identité, de leur humanité et de leur liberté.
Ce rêve est décidément de mauvais augure. Le regard d’Azzouz revient sur
la plage, le passeur se lève, scrute les ténèbres, annonce qu’on partira dans une
heure. Algésiras sera belle à l’aube. L’es prit d’Azzouz revient aux années passées
à la Pépinière du Point, le couvent où il a passé ses dernières années en compagnie des livres mais surtout de Soeur Bénédi cte, du Père Ali et de Lalla Fatima

14 Ibidem , pp. 116 – 121.

143
… la très grosse et rigolote maîtresse des fourneaux, qui
cédait à la plupart de nos cap rices. Très souvent, elle
s’installait à notre table pour nous voir déguster ses
merveilles : lentilles à la viande séchée, cervelle d’agneau à l’ail ou purée d’aubergines re levée à point. Trente ans de
métier lui avaient conféré un pouvoir absolu à la Pépinière
du Point. Les sœurs, qui ne cessaient pourtant de répéter que la gourmandise est un péché capital, ne lui refusaient rien, même quand elle exigeait des épices qu’il fallait aller dénicher au fin fond de la casbah
15.

La nostalgie est forte, nous sommes à la moitié du roman. À partir de là les
histoires courent vers leur conclusion : r aconter ses propres disgrâces, rêver d’une
autre vie sont les deux faces de la même médaille. Le regard revient encore une
fois sur la plage : territoire à explorer chaque fois, qui ne peut être perçu que par
l’esprit, et surtout par l’ouïe. La navette diégétique revien t en arrière, Nouara cède
son bébé, le petit Soufiane, aux bras de Kacem Djoudi qui est heureux de le
bercer. Elle ne peut se résigner à l’id ée que son Souleiman s’est peut-être marié
avec une Française. La France est si lo intaine… C’est Tamou qui lui a donné
l’argent pour payer le passeur. Elle l’a vol é à Lalla Meryem qui l’avait tiré de la
vente du frigo. Mais ce n’est pas un véritabl e vol : ce frigo avait bien été apporté
par Souleiman, n’est-ce pas ? Noura est bi en son épouse légitime ? Cet argent lui
appartient donc. Tamou offre à Nouara la possibilité de partir ; en larmes, elles
s’étaient serrées très fort et longuement avant de se quitter.
Une étoile filante traverse le ciel : tout le monde sait quel vœu exprimer. À
l’esprit d’Azzouz revient le moment où Réda l’avait rejoint chez les sœurs. Eux aussi, ils s’étaient serrés très fort. Réda raconte son histoire. Après avoir perdu sa
mère, il est confié avec son frère à sa gr and-mère paternelle : un véritable enfer.
Ils s’échappent et ils arrivent à Marrak ech. Les moignons du jumeau seront leur
chance. Les voici tout de suite abordés par un homme qui leur propose couvert et
logis en échange d’un ‘petit boulot’ sur la place Djama’a el fna : ils doivent
mendier. Le jumeau sans mains a la vie f acile et il ramasse pas mal d’argent. Réda
lui deviendra un spécialiste de la boiteri e. Les voici alors dans cet univers de

15 Ibidem , p. 137.

144vendeurs d’eau, charmeurs de serpents, artisans, estropiés, gueux, arnaqueurs,
prostitués, charlatans, bref dans un monde qui grouille affairé sous l’immuable et
distante protection de la Ku tubiyya. S’ils ne ramassent pa s assez ils auront droit à
une bonne raclée. Après tout, des bleus en pl us apitoient davantage et la main va
tout droit au portefeuille. Un jour un Américain offr e une somme énorme à Réda.
Il propose à son frère de s’éch apper, mais celui-ci refuse : il s’est bien accoutumé
à la vie de mendiant. Et puis, que pourrait -il faire sans ses mains ? C’est ainsi que,
en larmes, ils se séparent et que Réda pa rt à la recherche de son cousin Azzouz.
Cette histoire aussi est bouclée, le fil pa rcourt la trame dans un sens, puis dans
l’autre : les dessins cachés commencent à se dévoiler.
Sous la même enseigne

Pourquoi raconter sa propre histoire ? Tout le monde est gêné, tout le
monde éprouve le poids d’un destin encomb rant, d’un choix tout aussi délibéré et
déterminé que fortuit et non désiré. Pourtant , il est souvent bien plus facile de
dévoiler les faces les plus cachées de soi-même à un inconnu qu’à son propre frère ou à l’ami le plus intime. Tout le monde est logé sous la même enseigne. Cette recherche personnelle épouse le destin d’ une petite communauté aussi variée que
représentative. Tout le m onde lutte contre quelque chose qui le menace et quand
chacun, à son tour, raconte sa propre histoire, il permet aux autres d’oublier, pour
un instant, leur propre souffrance. Ainsi, tressant les fils invisibles de la
communauté et de la clandestinité, les hi stoires rêvées ou vécues qui émergent de
ce no man ’s land qui est la plage en face des côte s espagnoles, permettent d’abolir
les différences entre le particulier et l’universel. Cette plage n’est plus un lieu étranger, de malaise et d’instabilité, elle devient familière et rassurante et fait
naître une profonde solidarité. Même Azzouz , timide et discret, éprouve le besoin
de raconter son histoire :

D’ordinaire, je n’aime pas rac onter ma vie, pour la simple
et bonne raison qu’elle n’a rien d’attrayant, rien qui puisse
intéresser autrui. Néanmoins, pris à mon tour par la dynamique des confidences – cet te mystérieuse envie qui

145s’empare parfois des gens da ns une salle d’attente, un
compartiment de train, et les fait s’ouvrir sans retenue à
des étrangers qu’ils ne reverr ont plus, cet irrépressible
besoin d’épancher des bribes de soi dans une oreille inconnue avant de tourner le dos et partir loi n, ailleurs –,
je me mis à leur raconter comment, sournoisement, l’idée
du départ s’était insinuée da ns mon esprit, accaparant, à
mesure qu’elle mûrissait, l’ensemble de mes pensées comme un virus capable d’anéantir le restant de mes rêves
pour n’épargner que celui du départ
16.

Il faut partir, le destin a frappé si fort qu’on ne peut faire autrement : Sœur
Bénédicte meurt juste avant les examens, qui dès lors se passent mal. Tous les
beaux projets tombent à l’eau. D’un seul coup ce monde rassurant et enveloppant
s’effrite et s’écroule. Il ne reste plus que la grosse enveloppe pleine d’argent que
la bonne sœur avait réservée pour les études d’Azzouz, et avec laquelle il va payer
le passeur. Voici que peut-êtr e son rêve se réalisera.

… c’était comme si, maintenant, au milieu de cette nuit
lugubre, derrière ce rocher humide, face à l’ombre dense et immobile du passeur, quel qu’un venait sur un cheval
blanc et m’offrait un passeport avec, sur chacune de ses pages, un visa pour un pays différent – le monde entier entre mes mains ! Un monde ouvert, accueillant. Pour moi. Rien que pour moi…
17

Ce fil aussi est arrivé au bout de son parcours ; l’histoire d’Azzouz
apparaît clairement dans la trame complexe du roman, mais comment a-t-il fait pour rencontrer Morad ? Il ne nous le dit pas, mais il nous ouvre le chemin d’une
autre digression dans la vie de ce de rnier. Procurer des passagers pour les
débarquements de clandestins est sûrement la tâche la plus simple. En France il a
escompté trois ans de prison. Il avait réussi à ne se faire jamais pincer, mais voici qu’un beau jour, il se trouve nez à nez avec des policiers qui lui demandent ses papiers. Il s’enfuit, il parvient à les semer en se faufilant dans un immeuble,
monte les escaliers en courant, tombe sur une vieille femme qui était en train de

16 Ibidem , p. 165.
17 Ibidem , p. 96.

146sortir pour aller faire ses courses. Il lui met la main sur la bouche pour l’empêcher
de crier. Il ne veut pas lui faire du mal, mais elle devient pâle, s’évanouit. Momo
traîne le corps chez elle, ferme la por te à clé. Pendant que l’on entend les
gendarmes piétiner sur le pa lier, la vieille dame meur t. Que faire ? Il ouvre le
frigo, profite d’un peu de pain et du fromage, caresse la vielle chat te et continue sa
lutte contre le destin.
Voici le signal du passeur si atte ndu. Les souvenirs s’entassent dans
l’esprit d’Azzouz, il revoit sa mère 18, pense à son grand-père 19, et se dit
amèrement :

… j’avais depuis toujours resse nti cette funeste solitude
qu’éprouvent les orphelins. Dès ma plus tendre enfance, j’avais su que j’étais né au mauvais moment, au mauvais
endroit, mais que je n’étais pas voué à la misère ni à
l’ignorance. J’étais un étrange r parmi les miens, une âme
oubliée des cieux, égarée dans la boue
20.

Ses pensées sont brutalement interro mpues par la voix rauque du passeur.
Il faudra lui remettre tous les papiers susceptibles de permettre une identification. De l’autre côté il faut arriver sans identité , sans chaussures, sacs ni objets gênants.
S’annuler, effacer son nom, perdre son pr opre visage, oublier son corps signifie
abolir le lieu de son origine, se libérer de l’appartenance et de l’enracinement.

18 « Et voici le visage cendreux de ma mère qui, à son tour, se joint à ceux de mes fantômes
d’antan, comme si j’étais à l’article de la mort. L’image que je garde d’elle est celle d’une femme
enceinte assise derrière un brasero, touillant un taji ne sans viande. Des odeurs aussi me reviennent
en mémoire : cendre, épices, luzerne, bouse de bestia ux. Je lui en voulais d’accepter la brutalité de
mon père : les coups qu’elle recevait autant que les avalanches de taloches qui pleuvaient sur nous.
Je lui en ai voulu de se ranger systématiquement du côté de ce monstre, même quand elle était
convaincue que ma sœur ne mentait pas lorsqu’elle l’accusait de l’avoir violée. Je lui en ai voulu
d’avoir brûlé les mains de ma sœur avec une broche chauffée à blanc pour qu’elle se taise et pour
que la malédiction ne tombe pas sur notre maison. Je lui en ai voulu de ne pas avoir empoisonné
mon père plus tôt. Et puis, aussi et surtout, de m’avoir mis au monde, son monde à elle, marqué par sa laideur ». Ibidem , p. 195.
19 « Je pensai à grand-père. La nouvelle de sa mo rt m’était parvenue avec un an de retard. Réda
avait beaucoup hésité avant de me l’apprendre. [… ] Grand-père était la seule personne au village
avec qui je me sentais en accord. […] Il voulait ta nt que je m’accroche aux études, que je devienne
à mon tour quelqu’un ! Je me souviendrai toujours de ces drôles de séances où il me faisait répéter
mes leçons d’histoire et de géographie. Lui et moi savions qu’il était parfaitement illettré, mais il n’en avait cure. Il prenait mon cahier entre ses vieilles mains – parfois à l’envers – et me
demandait de réciter. Il me jugeait alors à l’oreille, au gré de mes balbutiements, me gratifiant ou
non d’un paquet de biscuits Henrys et de sa bénédiction ». Ibidem , pp. 195 – 7.
20 Ibidem , p. 197 – 198.

147Ensuite, sur l’autre rive, il faudra tout re construire ex novo, sans papiers, sans
garanties, avec l’obsession d’une carte de séjour. On attend la bonne vague pour
pousser la barque et sauter dedans. Aucune erreur n’est permise. Il vaut mieux que
Nouara et son bébé montent tout de suite à bord, sinon ils ne pourront pas y
arriver. Réda se trouve mal, il est comme pé trifié. Azzouz le traîne, mais la vague
les rejette sur la plage. Ils ont beaucoup bu, Réda a la bouche pleine de sable, il
semble mort. Finalement il se ressaisit. Il s sont restés à terre. Tant pis. L’espoir
doit accompagner l’illusion et créer de nouvelles occasions d’équilibre. Peut-être
Morad arrivera-t-il à les faire embarquer une autre fois, parce que, après tout, c’est
un bon bougre. Entre-temps…

Surmontée d’une ombre filiforme, affilée comme un
rasoir, la barque, qui n’était plus qu’un point noir, fondit
lentement dans les ténèbres 21.

Réda et Azzouz passent la nuit sur la plage. Le lendemain, quand ils se
réveillent, le soleil est déjà très haut, ils ont faim et soif. Dans l’estomac ils n’ont rien d’autre que les trois oranges navel généreusement offertes par Kacem Djoudi
la veille.

Nous n’avions rien avalé depuis les oranges navels de la
veille. Nous avions faim et soif. Nous nous levâmes, quittâmes la plage où lézardaient quelques touristes nus sous des parasols bariolés, et prîmes la direction du port.
Sitôt engouffrés dans sa rume ur confuse, vibrante et
soutenue, nous nous faufilâmes dans le dédale de la blanche cité. Voitures, bicycl ettes, bêtes et badauds se
disputaient rues et trottoir s. Le monde continuait de
tourner. Nul ne se souciait de nous. C’était comme si nous
n’existions pas, comme si nous n’étions jamais nés. Alors,
en toute sincérité, se faire dévor er ici, ailleurs ou en pleine
mer, quelle importance ? Nous arrivâmes à proximité du port, là où s’alignaient une rangée de gargotiers noyés
dans la fumée derrière leurs grils. Des gens affamés allaient et venaient, marcha ndaient pour s’in staller à la
meilleure table, tandis qu’une foule de mendiants et de chats que les marchands chassaie nt en vain à grands coups

21 Ibidem , p. 209.

148de torchons s’acharnaient à leur donner mauvaise
conscience. Nous nous assîmes là où il y avait de la place
et avalâmes des sardines grillées arrosées de jus de citron. Réda commença par hésiter, mais finit par s’y mettre à son tour. Le poisson avait l’air frais. Nous bûmes du thé à la menthe et fumâmes une ci garette. Après quoi, nous
quittâmes la place et marchâ mes sans but précis pendant
des heures
22.

Il est plus facile d’errer sans but le ventre plein, lécher les vitrines,
s’arrêter devant celle d’un magasin d’él ectroménagers avec b eaucoup de postes de
télévisions allumés, en fixer un en partic ulier qui diffuse une chaîne espagnole en
train de transmettre les images de corps repêchés en mer : deux Africains, une femme, un enfant, un homme, l’imperméable vert du passeur flotte. Pour les deux survivants cette catastro phe est paradoxalement un hymne à la vie. Alors ils
reviennent au café habituel. Momo, assis à la table du fond, pa rle avec d’autres
gens. C’est probablement la cargaison suiv ante. Il rigole, mais il devient aussi
grave et solennel : peut-être évoque-t-il en core une fois le temps où il travaillait
Chez Albert .
En 1912 coulait le Titanic , ce condensé d’élégance et de luxe. Son
souvenir reste vif et continue à hanter notre mémoire, la preuve en est le succès du
film tout récent. Mais dans un monde d’ inégalités, même les naufrages prennent
des formes et suscitent des attentions différentes : les ‘cha rrettes de la mer’
représentent un des grands drames de not re présent, pourtant elles sont jetées
rapidement dans les oubliettes de l’hist oire, phagocytées, cannibalisées par les
médias. C’étaient des Marocains, des Algé riens, des Africains ? On ne le saura
jamais, ils étaient sans papiers et la mort les a emportés dans les limbes des
mauvaises consciences où les eaux sont toujours dormantes.
Mahi Binebine sait bien que l’ épopée obscure et multiple de la
clandestinité coule silencieuse sans témoins, c’est un enfer secret de paroles, de fables et de rêves. Avec son roman il vi ent à la barre apporte r son témoignage et,
bien que ses personnages ne soient que de s symboles qu’il parv ient à transformer
en présences narratives complexes, il ne se contente pas de tr ansposer l’actualité,

22 Ibidem , pp. 212 – 213.

149il conduit le lecteur dans la trame touffue du destin, où le dénouement
imprévisible d’un fil peut être interrompu n’importe qua nd et n’importe où. Le fil
est ce qui soude la vie à son parcours, il es t aussi l’inéluctabilité du destin. Le fil
est le salut, mais il est aussi son contraire. Certes, Cannibales est un roman sur
l’immigration, parce qu’il en dit la solitude, l’angoisse. Il montre le revers d’un monde intolérant où la liberté reste une utopie, une abstraction et où les êtres
humains sont balayés comme des feuilles mortes. Mais l’essentiel réside ailleurs : Cannibales est fondamentalement un roman de la parole et du silence, de l’oubli
et de la mémoire, de la nourriture et du cannibalisme qui oscille entre un départ
réel et une arrivée imaginaire.
Analyser l’immigration sous la perspective de la ‘cuisine cruelle’ oblige,
bien entendu, à en négliger beauc oup d’autres. Néanmo ins ce découpage
synchronique nous semble particulièrement révélateur : comment justifier le
monde au-delà du détroit de Gibraltar sans les rêves/ récits de Momo ? Comment
se dépouiller de sa propre singularité pour s’offrir à la communauté sans ces trois
oranges ? Dans l’équation gastronomique de l’exil c’est la nourriture qui ‘dit’
l’immigration, qui invente un langage et de s points de référence pour traduire une
réalité, aussi bien visible qu’invisible , qui autrement ne pourrait pas être
communiquée. Le sac de blé empoisonné , le rêve anthropophage, le repas
consommé par Azzouz et Réda aprè s l’embarquement manqué, comme bien
d’autres moments étroitement liés au thème du repas, sont des parcours qui
mènent, sans beaucoup d’entraves, non seulement vers une interrogation/confrontation su r le monde de l’exil, mais aussi vers une mise au
point avec soi-même et la société d’appartenance. Le moment du repas non
seulement fonctionne comme une force or donnatrice, fondamentale aussi bien
pour l’expérience narrative que pour l’expéri ence de lecture, mais il permet aussi
à Binebine de happer le lecteur tout en restant en deçà du drame qui se joue : une
sorte de pudeur élégante qui narre le pi re de manière anodine, comme une banale
évidence, mais souvent ce qui est évident est le sujet le plus rude dont on puisse
parler.
Au moment où notre cercle va lui aussi se fermer, il nous paraît intéressant
de rappeler une considération de Harold Fisch : Ulysse n’est pas seulement un

150errant, il est aussi un survivant 23. Le but de l’Ulysse d’Homè re est le retour ; celui
de Dante aspire à la connaissance et à l’expérience du monde derrière le soleil,
mais il arrive rarement que l’on se demande si, sous certains aspects, il ne vit pas
dans chaque clandestin. Héros aux noms, aux identités, aux formes multiples, Ulysse est modelé selon les circonstances, capable d’invent er et de s’inventer. Il
est chacun et personne, prêt à se métamor phoser tout au long d’un voyage sans fin
et sans horizon
24. Nos deux personnages, toujours hé sitants sur la destination de
leur voyage, prêts à se rembarquer, à réag ir en survivants, ne sont-ils pas les
acteurs d’une moderne Odyssée ?
« Il commençait à faire froid. Réda entra le premier au café » : c’est avec
ces deux dernières phrases, presque comme dans un fondu enchaîné
cinématographique que se conclut le roman. À qui sont-elles destinées ?
Probablement à tous les errants qui obéissent à la loi de l’éternel retour, à tous
ceux qui savourent et/ou imaginent le bonheur amer d’être Maghrébin et Français
ou de n’être ni l’un, ni l’autre.

23 Harold Fisch, Un futuro ricordato. Saggio sulla mitologia letteraria , Bologna, Il Mulino, 1988,
p. 13.
24 Cf. Salvatore Nicosia, Ulisse nel tempo. La metafora infinita , Venezia, Marsilio, 2003.

151
DEUXIÈME PARTIE
LA CUISINE JOYEUSE

152HUMOUR ET NOURRITURE
DRISS CHRAÏBI, MARCEL BÉNABOU, FOUAD
LAROUI

153L’Inspecteur Ali se met à table : une enquête en fragments que Driss
Chraïbi n’a jamais menée

C’est ce que fait toujours mon héros avant
de commencer une enquête. Il mange.
Mon premier livre s’intitulait d’ailleurs:
L’inspecteur Ali se met à table .
(Driss Chraïbi, L’Inspecteur Ali , p. 73)

Non, le premier livre de Driss Chraïbi ne s’intitulait pas ainsi, que faut-il
voir dans ces variations sur un thème ? Une farce joyeuse, avant tout. Qui a lu son
œuvre, connaît un peu le bougre qui, tout au long de L’Inspecteur Ali
1 livre à sa
manière les secrets de cette pantalonnade. Comme il est difficile d’imaginer quelqu’un qui ne mange que des soupes au la it avec du pain de seigle attablé à la
terrasse d’un restaurant gastronomique, ou bien quelqu’un qui adhère à une ligue
anti-alcoolique commander du vin ou du whisky , ainsi il est difficile d’imaginer le
célèbre personnage chraïbien sans ses sard ines et ses autres plats préférés, car
manger rend le monde intelligible et clair, donc objet de réflex ion et la réflexion
sied à tout détective.
Auteur inclassable et imp révisible, pluridisciplin aire, curieux de tout,
traitant des sujets les plus divers avec brio, ne laissant jamais le lecteur sur sa faim, il n’a pas encore écrit L’inspecteur Ali se met à table. Peut-être n’utilisera-t-
il jamais ce titre, et pourtant ce roman exis te quelque part et « met le lecteur en
appétit ». Il faut en convenir, Chraïbi oc cupe une place à part dans le paysage
intellectuel marocain. Non seulement il est l’au teur le plus lu, le plus vendu et le
plus traduit
2, il est aussi la manifestation éc latante d’un mouvement de fond qui

1 Paris, Denoël, 1991, éd. de ré férence, coll. « Folio », 1999.
2 Parmi les beaux passages sur l’engagement de l’écr ivain lourdement chargé de la rumeur de son
succès, qui émaillent L’inspecteur Ali et qui font des pied de nez aux éditeurs, critiques et
universitaires pauvres de style et de pensée, il nous tient à cœur de citer celui-ci : « … qui ne

154traverse le monde littéraire maghrébin, mais avec des propos de passionné de
canoë qui aime naviguer à contre-courant. On dirait qu’il fait, dit ou écrit toujours
ce qu’il ne faut pas faire, dire ou écr ire et qu’il adore s’habiller en martien
charmant, chatoyant et enragé à la fois, donnant à la querelle un tour et une saveur
à cheval entre la littérature et la sociol ogie. Comme la plupart des écrivains dignes
de ce nom, il joue le rôle d’agitateur, au sens noble du terme, plus dans le domaine littéraire que sur le plan politique, même s’il est à la mode de signer tout
genre de pétitions envers et contre t out, avoue-t-il en gardant son sens de
l’humour
3. En effet, nous dit Nadra Lajri, « l’auteur n’est pas seulement un
anarchiste lorsqu’il critique de manière acerbe et sans concessions la société
marocaine au moment où elle tentait de se reconstruire, il semble aussi avoir une
volonté manifeste de ne faire partie d’au cun ordre établi, exerçant son sarcasme
ironique sur tout ce qui peut entraver son indépendance et sa liberté de penser.
Chraïbi cultive le paradoxe, au mome nt où la littérature maghrébine était
orientée vers la production d’œuvres de combat, engagées dans un mouvement
d’émancipation et d’indépendance, lors que cette littératu re se donnait pour
objectif l’illustration de la culture et de la civilisation ancestrales, Chraïbi, lui,
critiquait la société marocaine en détrui sant les fondations d’une culture avant
même qu’elle ne reprenne ses repè res pour renaître et s’épanouir » 4.

connaît notre écrivain national ? Il est célèbre dans le monde entier, même en Algérie, c’est dire!
J’aimerais tout de même développer ma pensée. Un livre se vend dans une librairie, comme son
nom l’indique. C’est la même étymologie d’ailleurs. Il se vend d’autant plus qu’il a du succès.
Mais Les Enquêtes de l’inspecteur Ali, ça, c’est quelque chose ! Un phénomène de l’édition
mondiale. Vous les trouverez non seulement dans le s librairies, petites, moyennes et grandes, mais
aussi et surtout dans les kiosques, les supermarchés, les bureaux de tabac, les gares de chemin de fer, les gares routières, les stations-service, les aér ogares, les grands hôtels, les ministères et même
chez l’épicier. Ils se sont toujours vendus comme des petits pains. Ajoutez à cela les traductions
dans de nombreux pays, en arabe également, sans oublier les adaptations télévisuelles, et vous
serez, tout comme moi, pénétrés par la qualité, voire la quantité de l’honneur que nous fait M.
Orourke en étant présent parmi nous. » p. 68.
3 « Vingt-cinq ans durant, en Europe comme en Amérique, j’avais été l’invité permanent des
crooners, des footballeurs et autres occupants du devant de la scène au nom de la culture. On
sollicitait ma signature pour les droits de l’homme, pou r l’Arménie, la Palestine, et je la monnayais
grassement. Il fallait bien vivre ». p. 217.
4 « Regards sur soi », in Expressions maghrébines , vol. 3, n. 2, 2004, p. 43.

155Auteur prolifique, toujours habité par un désir de transgression et de
rébellion 5, dès son premier roman, Le Passé simple 6, il a été lancé au milieu de la
scène littéraire, pour le meilleur et pour le pire, avec succès et polémiques 7 et il
s’est fait un devoir de ne pas retenir sa plume. Éc rire, c’est sa fonction, son
militantisme, aussi fonce-t-il, sur tous les fronts où son discours peut servir : la politique, la religion, la mémoire, le s contes pour enfants, les ‘polars’
8.
Précisément, il a eu le plus grand succès avec une série de romans policiers, mais ceux-ci ne le sont pas tout à fait : comme leur auteur, ils sont à contre-courant.
Parfois on prétend trouver un ‘universel du polar’ sans tenir compte du fait qu’un
auteur peut tracer les justes limites de son roman selon des définitions aussi
simples et pertinentes que personnelles. En bien des cas le ‘polar’ est un masque,
ses apparences sont trompeuses, car mê me le compositeur déforme la portée
exacte de ses intentions, de ses allusions, de ses déguisements, de ses dissimulations. Certes, des aspects, des caractéristiques défi nissent ce genre
littéraire en tant que tel, mais il serait fallacieux de penser que ces caractères restent immuables. Devant un tel bilan, on aimerait bénéficier d’un surplus de
quelques considérations.
Le "polar" maghrébin a gagné beauc oup de terrain et de légitimité − il
suffit de citer Yasmina Khadra −, et on peut lui reconnaîtr e une grande vitalité et
richesse au point de se demander si cet engouement pour le roman noir sous toutes

5 Voir l’ouvrage de Ho uaria Kadra-Hadjaji, Contestation et révolte dans l’œuvre de Driss Chraïbi ,
ENAL /Publisud, Alger/Paris, 1986 et le s travaux universitaires de Kacem Basfao, Trajets :
structure(s) du texte et du récit dans l’œuvre romanesque de Driss Chraïbi , TDE, Aix-en-
Provence, 1989 et de Mohamed Bakhouch, Récit et personnage de l’immigré dans les textes
maghrébins: D. Chraïbi, R. Boud jedra, T. Ben Jelloun, Y. Kateb, TDNR, Aix-Marseille 1, 1985.
6 Par les éditions Denoël, 1954. Edition de référence Gallimard, « Folio », 1999.
7 Le Passé simple a provoqué un scandale épouvantable qui l’a amené à se défendre. Cf. le dossier
consacré à Chraïbi in AA. VV., Littératures maghrébines , vol. 11, t. 2, Paris, L’Harmattan, 1990,
pp. 57 – 84.
8 « − Ici, j’ai été obligé de faire patienter mon inspir ation et mes affres. J’ai même tapé trois points
de suspension. Comprends-tu ? Je porte ce livre en moi depuis vingt-cinq ans, depuis que j’ai été
saisi un jour par les démons de « l’écrivanité ». Et il a fallu cette guerre du Golfe pour que je me mette en branle. L’écrivain doit être un témoin.
− Calme-toi, fit Fiona.
− Je suis d’autant plus calme qu’il me faut écrire ce livre, coûte que coûte. Avec toutes mes
révoltes anciennes, présentes et futures. Car que va-t-il se passer ? Les Américains vont écraser
l’Irak, sûrement. Il y aura quelque s concessions territoriales entre Israël et les Palestiniens, pour ce
qu’on appelle une paix juste et durable. Et rien ne sera résolu. Je me dois de faire mon métier, au lieu de faire le pitre avec l’inspecteur Ali. » p. 93.

156ses formes n’est pas le signe d’un importa nt changement culturel et d’une volonté
de combler un certain retard dans ce domaine 9. Driss Chraïbi est-il auteur de
‘polars’? Oui, mais non comme les autres . Les enquêtes de l’inspecteur Ali, qui
souvent n’arrête personne, ne tournent pa s nécessairement autour d’un meurtre et
même, parfois, on ne sait pas exactem ent sur quoi et sur qui il enquête 10. Sa
figure n’a rien à voir avec Colombo, De rrick, Poirot, Maigret, James Bond,
Sherlock Holmes, Pepe Carvalho ou Montalbano. Non seulement la pureté logique de son raisonnement reste subject ive, émotionnelle, liée à son narrateur
qui est toujours – plus ou moins expliciteme nt – présent, mais encore celui-ci
semble convaincu de l’irréductible insuffisance de la justice officielle. D’où ses rapports plutôt ténébreux avec la loi et l’autorité. C’est pourquoi il n’hésite pas à
arranger les choses ‘à sa manière’ et ses aventures s’achèvent souvent sous une
forme de ‘politiquement incorrect’ revendiqué
11. Cette petite réserve ne doit pas
faire bouder le plaisir ressenti par le lecteu r devant cette entreprise salutaire de
démythification : le ‘polar’ peut aussi se passer de meurtres, périls et énigmes de
tout genre, héros, embuscades, trains qui déraillent, poursuites au cours desquelles
des voitures rutilantes se transforment en épaves, canots qui chavirent dans des
lacs glacés. Il peut être bâti sur des épisodes ordinair es, des événements minces,
bref, sans ‘suspense’, mais être tel que l’on peut y trouver des éléments pour
comprendre le monde maghrébin, le monde tout court. Certes, toutes les
conditions pour que la lectur e de cet auteur so it un pur régal sont réunies : la
saveur épicée du récit, la chaleur du rega rd, l’habileté du cont eur, le vent joyeux

9 Cf. Jacques Dubois, Le Roman policier ou la modernité , Paris, Nathan, 1992.
10 Voir, par exemple Une enquête au pays , Paris, Seuil, 1981.
11 « Notons par exemple que la récompense obtenue par Ali pour l’enquête menée dans Une place
au soleil s’apparente davantage au détournement de fonds qu’à une simple rétribution salariale.
C’est, par ailleurs, au terme d’obscures maniganc es qu’Ali parvient à con duire la coupable qu’il a
démasquée à Trinity College, au Maroc, afin qu’elle y subisse la peine capitale. C’est enfin par la
force et au terme d’un stratagème odieux qu’il parvient à retenir le criminel mis en scène dans
L’Inspecteur Ali et la C.I.A. dans une prison marocaine, où il sera retrouvé mort d’une balle dans
la tête. ‘Plaisant’ tout au long de l’enquê te, Ali se révèle donc sous un nouveau jour in fine –
paradoxe d’ailleurs parfaitement initié avec Une enquête au pays. Il s’agit là sans doute de
souligner le contraste évident s’établissant entre le caractère fictif du personnage et la réalité
beaucoup moins fantasque des conditions du maintien de l’ordre et de l’application de la justice au
Maroc. Justicier incontrôlable au service d’une co nception plus que discutable de la Justice, Ali
entraîne finalement le lecteur dans les plus sombres recoins du genre policier. » Estelle Maleski, « L’Inspecteur Ali m’a tué… », in Expressions maghrébines , cit., pp. 117 – 118.

157de la dérision et de l’humour, sans oublie r le charme et la richesse de la langue,
mélange subtil et savoureux de bien d’autres ingrédients.
Chraïbi met en scène un univers conf lictuel tragi-comique typique de la
culture marocaine. Son inspecteur, fictif et réel à la fois – avec un admirable jeu
de mise en scène de son créateur –, mûrit avec et pour le public qui l’adopte
définitivement car il exprime non seul ement l’inquiétude existentielle et
l’ambiguïté de notre époque, mais aussi une réalité discontinue, éclatée, atomisée,
dans laquelle le moindre détail fascine pour la légèreté de son humour. Pourrait-
on alors considérer Chraïbi comme une figure engagée, un clerc dont l’oeuvre est présente à la fois dans le débat intellectue l et la discussion polit ique ? Non, lui il a
d’autres façons de prendre part, aux affaires du temps ; lui, l’excentrique,
l’acrobate, s’offre le luxe de vouloir se tenir en marge de la ‘grande l ittérature’ en
écrivant des aventures policiè res (genre souvent déclassé ). En réalité il fait une
opération inverse : il n’écrit pas des ‘polar s’ et il ne se tient pas en marge, au
contraire. Détective et témoin, auteur et personnage, il plonge le lecteur dans une
variété de situations décrites à rebrousse- poil, car le motif essentiel de son œuvre
est d’échapper à la rigidité du discours dominant qui veut à tout prix représenter
une identité collective.

La vie secrète de l’inspecteur Ali

Pourquoi choisir pour notre corpus L’Inspecteur Ali ? Au-delà du choix
personnel, dicté par une sorte de charme, d’une escale indispensable pendant cette
pittoresque croisière dans la littérature maghrébine qui tient au hasard de sa course et à l’influence des vents, des courants et des voix irrésistibles, au-delà d’un calcul
sur les possibilités concrètes de trouver une bonne piste gastronomique à suivre, le
risque − devant un jury de thèse − de ne pas savoir justifier ce choix,
apparemment peu sérieux, menace. Il est vrai qu’on y mange, mais ni plus ni
moins que dans les autres romans. A part L’Homme du livre
12, qui est sûrement le
texte qui présente le moins de moments de repas − sujet oblige −, l’œuvre de

12 Paris, Balland, 1995.

158Chraïbi est toute émaillée de matéria ux volontairement gastronomiques : de Le
Passé simple où Kenza est répudiée pour avoir serv i une soupe froi de à son mari,
de Les Boucs , qui s’ouvre avec une scène chez le boucher, jusqu’à Vu, lu,
entendu 13 et Le Monde à côté 14 en passant par La Mère du Printemps 15 et La
Civilisation, ma mère !… 16, la convivialité ne devient pourtant jamais un langage
‘autre’ qui exprime un système social, reli gieux, historique, di égétique, qui forme
un ‘fil’, capable de relier les différentes îles de l’‘archipel’ narratif. Certes, le titre est alléchant car il la isserait penser à un roman polic ier, mais ce n’en est pas un.
Voilà déjà une raison pour chatouiller notre intérêt, mais est-elle suffisante ? Dans Une enquête au pays
17 l’enquête n’a pas lieu non pl us et l’inspecteur Ali ne
manque pas d’utiliser les ressorts ga stronomiques pour accompagner sa mission
dans l’Atlas marocain 18.
L’Inspecteur Ali nous tient à cœur peut-être parce qu’il garde à nos yeux
quelque chose de marginal : moins analys é que les autres roma ns, il se présente
sans intrigue. Le titre i ndique un personnage princi pal quasiment absent et
l’auteur ne fait que mettre en scène le d écalage entre l’intention et l’aboutissement
du projet narratif. Certes, ce roman met not re expérience de le ctrice devant des
pistes qui influencent, orientent notre goût, nos sentiments. Cette entreprise en
devenir nous fascine et nous touche par sa structure singulière, sa surface textuelle
qui dit ce qu’elle voud rait être, au fur et à mesure d’un développement qui donne
accès à la vie de l’auteur-personnage co mme une fenêtre grande ouverte. Activité
presque souterraine, continûment relayée par d’autres tâches à accomplir, d’autres
choses à dire, la création littéraire n’est pas détachée de la vie familiale, des
minuscules événements privés ou des crises internationales. No tre choix n’est pas

13 Paris, Denoël, 1998
14 Paris, Denoël, 2001
15 Paris, Seuil, 1982.
16 Paris, Denoël, 1972.
17 Paris, Seuil, 1981. Premier ouvrage d’une trilogie formée par La Mère du printemps , Paris Seuil,
1982 et Naissance à l’aube , Paris, Seuil, 1986. cette trilogie est consacrée à la population berbère
du Maroc.
18 Voir par exemple la soupe préparée par sa femme qui lui est restée sur l’estomac tout au long du
voyage, pp. 11 – 13. Les considérations sur le pain, pp. 20 – 21. Couscous, viande et légumes, pp. 57 – 58. Le beau repas des pp. 64 – 69, et aussi les pp. 82, 105 – 107, 141, 172 et 195.

159dicté par la fonction diégétique du mome nt du repas mais par la structure du
roman à laquelle la nourriture s’amalgame et par suite mérite à chacune de ses
apparitions d’être interrogée.
De tous les métiers que l’écrivain abrite, le plus beau est sans conteste
celui de créateur de personnages, plongé da ns le flux de la vie avec une variété de
situations et de climats – dont les moments de repas font partie – qui n’est offerte
qu’à lui, à son œil et à sa plume de voyeur privilégié. Chraïbi expérimente ainsi
une manière de susciter l’attente du l ecteur pour mieux ensuite l’incarner ; il
s’arrache à cette sorte de paresse pour lui fa ire partager son confor t de penser et de
voir. Il navigue entre action romanesque et aventures du quotidien, ces deux aspects étant régis de manière non seul ement vitale, constructive, pleine
d’humour, mais aussi avec des rappels intert extuels à des œuvres aussi réelles que
fictives, antérieures que futures
19.
D’habitude, les écrivains aiment raconter les heures pleines, intenses de la
vie de leurs acteurs, alors que lui, il affectionne les au tres moments, il cultive cet
art des instants sans qualité apparente, ces interstices où se faufilent les accidents
et les hasards de la vie. Le seul remè de à l’inquiétude scripturale qui hante le
narrateur dès le début est un certain échau ffement de gaîté, un désir de faire en
sorte qu’écrire (et lire de notre côté) ne soient pas des activités moroses. Dans ce
plaisir de composer une chronique, le repa s devient un jalon essentiel, même s’il
ne s’agit que de tremper un bout de pain dans la sauce, car pour expérimenter la nourriture, pour interpréter et communique r un plaisir sensoriel, il n’est pas
indispensable de passer par la descri ption et le langage, il suffit d’un « − Hmmm !
ça sent bon là-dedans. Baisse-toi un peu Saadiya, que je te donne un bisou.
Hmmm ! Je peux goûter ? Juste du pain trempé dans le jus »
20. Toute la force du
roman vient de cette manière de fouiller et de creuser dans les gestes et les vicissitudes quotidiens. Cela dit, L’Inspecteur Ali , bien qu’il ne soit pas un roman
policier qui se plie aux rigi des règles logiques et chr onologiques, auxquelles sont
appelés tous les romans sensés apparten ir à cette catégorie, est l’envers d’un

19 Cf. Jean-Christophe Delmeule, « Les jeux interd iscursifs dans l’œuvre de Driss Chraïbi », in
Martine Mathieu-Job (textes réunis et présentés par), L’Entredire francophone , Pessac, Presses
Universitaires de Bordeaux, 2004.
20 P. 32.

160roman raté, incomplet : l’inspecteur n’est qu’ un projet en acte qui se situe dans le
déroulement diégétique, qui montre les vicissitudes quotidiennes du scripteur en
train de proposer au lecteur l’âme de son personnage, lequel, comme un petit démon de Maxwell déguisé en détective, le hante, l’hab ite, le conseille et même
lui rapporte gros
21.
Au fait, qu’est-ce qu’un personnage ? Personne ne pourra jamais résoudre
par avance la question que tout auteur se pose, sachant bien que peu à peu il va
devenir son prisonnier. Brahim Orou rke, le narrateur, incarne le flatus vocis de
Chraïbi, son narcissisme, il est son doubl e, il nous raconte sa vie d’écrivain qui
vient d’accéder à la notori été grâce à son détective fétiche : l’inspecteur Ali,
« hâbleur et provocateur, aussi expert en résolution d’énig mes policières qu’en
analyses pertinentes et inattendues au sujet de l’Islam », lit-on sur la quatrième de couverture. Il n’arrive pas à mener à bi en son roman. Habité par l’envahissante
créature
22, il est en tête à tête avec elle. Il est dans sa dépendance : l’inspecteur
Ali dirige, décide, subjugue 23. Une telle structure dialectiq ue permet de se refléter

21 « Bien sûr, il rigolait avec ses grandes dents à tout propos, tout comme moi. Dès qu’il
apparaissait à la première page d’un polar, la rate ne pouvait s’empêcher de se dilater et le foie de
se gorger. Il avait l’air si jobard, si inoffensif , quelconque. Le contraire d’un Rambo, l’anti-héros
par excellence. Lors de sa sixième ou septième enqu ête, il était entré en djellaba au Parlement de
Stockholm, s’était mouché avec ses doigt s, et il avait lancé joyeusement : Alors on assassine le
premier ministre sans ma permission ? Bien sûr, les droits d’auteur qu’il me rapportait nous
faisaient vivre dans l’abondance, ma famille et moi. Dès que je l’abandonnais, tarissait la source
de l’argent. Je venais d’en faire l’expérience. Et puis, c’était à lui que je devais la célébrité, le
respect pour ma personne humaine. Mais il commençait à être exigeant. Il s’insinuait souvent dans
ma vie privée. Il me soufflait par exemple : Embête Jock ! Coince-le. Ju ste pour voir Allez,
chiche ! Et je lui obéissais comme un idiot. » p. 212.
22 « L’inspecteur Ali téléphona dans ma tête, quelque chose comme : Va te coucher, mon vieil
auteur. J’en ai suffisamment entendu pour écrire le bouquin à ta place. L’intrigue est toute
trouvée : de tes beaux-parents, lequel a noyé l’ autre dans un verre d’eau? Crime impossible, s’il
en fut. Enfoncé, Dickson Carr ! Ah! ce que je vais damer le pion à ces limiers de Scotland Yard ! »
p. 45.
23 « Des années plus tard, il était encore parmi nous. Je l’avais laissé dans le vieux Crest, près de la
tour, et nous étions partis en catimini. Mais il av ait retrouvé ma trace, jusqu’à El-Jadida. Il s’était
reposé quelque peu, puis il avait réclamé sa pâtu re de papier. Repu à satiété, il avait réclamé le
dessert…
Le quatrième brouillon du Second Passé simple ne s’était guère étoffé. A peine vingt-trois pages.
Je l’ouvris au hasard. Et je lus ceci, textuellement :
Par la nuit tandis qu’elle agonise de l’Occident à l’Occident,
Par les étoiles, éclats de diamant dans le ciel, qui vacillent et s’éteignent, L’inspecteur Ali consulta sa montre à quartz.
Par la brise venue de la mer Rouge qui souffle la voie lactée, telle une myriade de cierges, de son
souffle rauque et chaud, Assis sur ses talons, il déballa un sandwich au jambon.

161dans la composition du récit qui répond à ce tte entreprise de démythification de
l’auteur et du personnage, au point que chacun a sa propre machine à écrire,
comme si, sous l’ombre de Chraïbi qui plane en permanence, les deux acteurs
avaient la chance inestimable de vivre de manière autonom e et aussi parallèle leur
aventure romanesque 24.
Malgré le titre, qui désigne de mani ère très précise la relation entre un
personnage principal et un contenu 25, on ne voit jamais le mythique inspecteur au
premier plan : toujours de dos et encore , souvent on ne voit de lui que le reflet.
C’est un peu l’image sur l’édition de poc he que nous avons sous les yeux : une
petite silhouette en bas à gauche, une rue anonyme, et, en haut sur la droite, le
symbole de la monarchie marocaine. Son fu tur est un futur qui ne se déroule pas
mais qui est là, bloqué, en attente « de puis vingt-cinq ans ». Son histoire est
l’histoire qui aboutira tôt ou tard sous la plume de son écrivain : voilà ce qui
donne à Chraïbi − via Orourke, son double − et Ali le même poids diégétique, le
second étant le portrait du premier. C’est un autre aspect du narrateur, parfois
difficile à cerner, que l’on découvre dans la constellation de l’inspecteur, de son
créateur, de l’auteur : ils se travestissent pour la bonne cause, jouent le double jeu
et ils sont tous dédoublés dans la ficti on romanesque selon le principe que ‘ce
n’est pas moi et pourtant c’est toujours moi’.

Par l’aube qui ruisselle aux quatre horizons en un étincelant fleuve de lait,
Par l’astre du jour, couleur de sang naissant, tandi s qu’il incendie la ville de Yathrib, l’inspecteur
Ali dit tout à coup : ‘C’est pas bon, ça vaut rien.’ Ce type ! Si je l’avais maintenu en vie jusqu’à présent, c’est parce que les enfants l’adoraient.
Tarik surtout, qui le considérait comme le prince charmant. » pp. 213 – 214.
24 « Ceci est une table de bois bl anc. Y sont posées deux machines à écrire. Je déplace mon siège,
vais de l’une à l’autre, tape, tape… Entre les de ux, une rame de papier. J’ai longuement parlé à
l’inspecteur Ali, en tête à tête, d’homme à homme. Je lui ai dit en substance :
— Cette vieille machine que je traîne de pays en pays depuis des années, c’est la tienne. Elle a
dactylographié plus de trente polars. Je vais en acheter une autre. Elle sera réservée aux choses
sérieuses. Tu n’y touches pas. Sinon, je te tue dans mon prochain bouquin. Tu m’as bien
compris ? » p. 199.
25 Cf. Gérard Genette, Seuils , Paris, Seuil, 1987, pp. 73 – 80.

162
Le téléphone, les beaux-parents , le coq et le plombier …

Un roman peut s’allumer sur de br outilles. Les phras es surgissent
n’importe où, s’empêtrent dans les gest es quotidiens, il suff it d’un coup de fil
pour le déclic. L’arrivée des beaux-pare nts écossais du narra teur catalyse et
précipite une limaille d’éléments qui n’attendaient que d’être racontés. L’écriture, dès qu’on peut l’observer de près, n’est nullement une grande affaire abstraite,
elle est affolée par les émotions, nourrie par les amours, affaiblie par les soucis,
elle est aussi une application obstinée à se débattre dans le tissu des jours, une
suite indéfinie de presque rien, de fragme nts. C’est ainsi qu’elle se développe et
que sa croissance est ponctuée de beauc oup de choses : le combiné qui marche
mal, le courrier, les cigarettes que le narrateur fume – tout comme son créateur,
qui les allume à la chaîne –, le mur à ré parer parce que Fiona (sa femme enceinte
et en fin de grossesse) a claqué la grille trop viole mment, les commentaires de la
bonne et, bien sûr, quelques pages plus loin, l’arrivée des invités, avec tout
l’affairement que cela inclut. Dans cette ch ronique il faut bien manger, parce que
cela fait partie de la mobilité de la vie où il y a un temps pour tout, comme pour
demander à la bonne

− Tu as prévu quelque chose pour le dîner ?
− Un coq. Mais alors, qu’est-ce qu i a pu la rendre nerveuse à ce
point ? Je ne l’ai jama is vue dans cet état.
Le téléphone. Elle n’arrivait pas à joindre ses parents. Je veux dire: à
placer un seul mot. Et ce coq, comment tu vas l’accommoder ?
− Ah ! c’était donc ça !
− Apparemment. Comment tu vas l’accommoder ?
− Coriandre, sauge, citrons confits, un soupçon de safran.
Joyeuse soudain, légère et vive, elle entra dans la maison, engoncée dans son caftan, la djellaba par-dessu s, un voile noir au niveau de ses
yeux. Dans l’immense couffin pendu derrière son dos, le repas du soir caquetait, se débattait parmi les carottes, les navets, les poivrons, les melons, une botte d’ail, un bouquet de menthe crispée − un beau
gallinacé terre de Sienne avec des pennes vert ém eraude. Mais il était
bien calé entre une pastèque et un pain de sucre.
26

26 Pp. 23 – 24.

163
Le téléphone, les beaux-parents édimbour geois et le coq à cuire, on dirait
que cet animal encore vivant et attendant qu’on lui torde le cou, au milieu de tous
les légumes qui vont l’accompagner, est une rupture qui permet de mettre en
évidence un sens de la précarité, une recherche de possibilités narratives qui
passent toutes dans la marmite avec le volatile. Cette recette est un intervalle qui donne du temps au récit et du récit au temp s, elle s’installe à un certain moment
du texte et fixe un rendez-vous avec les personnages. L’Inspecteur Ali s’offre et
nous offre le plaisir d’être une suite de chapitr es qui se renouvelle nt en variant de
registre, de sujet, de style et même de caractèr es typographiques sans donner le
sentiment de poursuivre un object if particulier. Il y a de la grossesse dans la façon
dont le texte en italiques − réservé au roman en train de naître, dont le titre est Le
second passé simple , ou bien à la parole de l’inspecteur − s’insinue, poussant et
cognant pour se faire une place.
Le recours au fragment pour représente r une tranche de vie permet de faire
éclater le récit : il y a un trop plein de matière verbale événementielle ; c’est pourquoi le recours à un morcellement struct urel permet à l’auteur de construire
son texte selon le modèle du brouillon, de l’incorporation d’éléments hétérogènes.
Comme l’histoire de la cha sse d’eau à réparer. Qui n’a jamais connu les affres de
la recherche du plombier ? D’ordinaire cel ui-ci rabroue les clients, jugeant qu’il
en aura toujours assez, mais s’il dit : ‘j ’arrive demain à 14 heures. C’est promis,
juré’ − phrase qui pourrait inaugurer une attente de plusieurs mois − qu’il tienne
parole, alors il faut s’attendre à un dégât en core plus grave que celui qu’il avait été
sensé réparer. Ce qui pourrait apparaître comme une succession de poncifs constitue non seulement une chronique pleine d’humour sur les caprices du
flotteur, mais aussi une écriture guettée pa r le désordre, dont le but est de faire
passer de la vie dans les scènes les plus statiques. Cette merveille d’aventure
immobile, d’un côté happe le lecteur en lui relatant par le menu l’activité
professionnelle d’un plombier incompétent, de l’autre génère un trouble, car il va
se perdre dans cette série de fragments qui, apparemment, ont très peu de poids
dans l’économie du roman. Chraïbi a ugmente ce trouble par la venue d’un
deuxième plombier capable de résoudre si bien le problème que…

164
Je l’invitai à déjeuner avec nous. De s brochettes cuites sur du charbon
de bois brasillant, sans trace aucune de fumée. Le filet de boeuf avait
été découpé en dés presque égaux, av ait mariné toute la matinée dans
la charmoula : cumin frais, ail et coriandr e hachés, une pincée de sel
et une autre de poivre gris, quelque s gouttes d’huile d’argane. Chaque
morceau était entouré de crépinette , aussi mince qu’une pellicule. La
crépinette avait fondu : en dessous , la viande n’avait pas charbonné.
Moelleuse, juteuse à souhait. Je me rapprochai de Fiona. Sur la table, le pain d’orge fumait encore. Un bol d’olives noires, un plat de riz aux petits pois, un pani er de melons à ch air vert tendre.
Combien de taches de rousseur y av ait-il sur les bras nus de Fiona ?
L’homme à la barbe blanche mangeait avec amour. Il ne cessait d’appeler la bénédiction de Dieu sur la tête de mes enfants.
(…) Brusquement, notre hôte se leva , le poing armé d’une brochette.
J’ai trouvé, s’écria-t-il. Et courut vers les toilettes. Ma foi, c’était une idée géniale, élémentaire. La mince baguette de fer faisait fonction de flotteur à
présent : il l’avait fixée à la cha sse d’eau par un bout, en la tordant
quelque peu; à l’autre bout, il avait enfilé trois ou quatre bouchons de
liège. Et ça marchait… … ou presque. Le troisième plombier…
27

Le troisième plombier, avec « des for ces d’herculeuse » est Saadiya, bonne
à tout faire, c’est le cas de le dire, capable de savoir impr oviser sans partition,
d’exercer les capacités de combinaison que la gastronomie lui a apprises. Qui sait
manier les ustensiles de la cuisine fait travailler l’intelligence, « une intelligence
subtile, toute de nuances, de trouvailles sur l’heure, une intelligence légère et vive
qui se laisse deviner sa ns se donner à voir, bref, une intelligence très
ordinaire » 28. Toutes ces exaspérations quotidiennes, traitées avec beaucoup
d’élégance, pourraient continue r à la manière d’un ‘exerc ice de style’, car, comme
affirme Philippe Hamon, « fragment et mélange s’appellent l’un l’autre, le
fragment en s’autonomisant comme partie gagne de l’indépendance et peut entrer
alors dans des combinaisons ou des ‘collage s’ plus ou moins hétéroclites, dans des
compositions plus ou moins homogènes […] ou hétérogènes […]. Le texte
‘moderne’ ne pouvait donc pas ne pas se calquer mimétiquement sur un réel

27 Pp. 54 – 55.
28 Luce Giard « Faire-la-cuisine », in Michel de Certau, Luce Giard, Pierre Mayol, L’invention du
quotidien , vol. 2, Paris, Gallimard, 1994, p. 223.

165désormais senti comme chaotique, et ne pa s promouvoir le ‘mêlé’, l’hétérogène, le
brisé et le fragmenté comme formes désorm ais privilégiées. De plus, l’ironie et le
witz, ces modes et formes d’expression qu i aux yeux de certains se mettent
quasiment à incarner la ‘modernité’ née en cette ère du soupç on, qui décomposent
le réel et les orthodoxies qui le prennent en charge en le s analysant (l’i roniste a le
‘sens du détail’ selon Jankélé vitch), en renversant ses sy stèmes de valeurs, en y
pratiquant une sorte d’‘anatomie’ critique , en mêlant les registres, décomposent
également l’oeuvre en ‘bons mots’, en ‘traits’ autonomes détachables, en la
transformant en une suite d’‘anas’ juxtaposés » 29.

Portrait de l’écrivain en vedette

La vie est fouillis, et plus particuliè rement celle d’un écri vain-phare, invité
partout, habitué aux bains de foule dans les ‘amphis’ bondés d’étudiants 30. Aussi
bien pour Orourke que pour Chraïbi, être écrivain est non seulement une
occupation majeure mais aussi un métier, une tâche mercenaire : les droits
d’auteur sont évoqués dès que l’occasion se présente ; quelque phrase à propos de
la grande conviction de son génie se glisse grâce à l’au to-ironie qui pa rvient à lui
donner sa juste valeur 31.
Des années durant, parallèlement aux romans, aux films, aux contes, aux
autobiographies, Chraïbi a continué à e xprimer volontiers ses opinions dans des
colloques, des conférences, dans des entr etiens accordés aux magazines et aux
revues, tout comme dans des émission té lévisées ou radiophoniques. Une foule de
commentateurs et d’universitaires, en France comme à l’étranger, s’est penchée
sur son œuvre, instaurant un dialogue qui n’était pas pour lui déplaire, d’autant
que la critique n’avait pas été, au départ, au prix de simplifications et parfois de

29 Philippe Hamon, « D’une gêne théorique à l’égar d du fragment. Du fragment en général et au
XIXe siècle en particulier », in Lucia Omacini ; Laura Este Bellini, (études réunies par), Théorie et
pratique du fragment , Genève, Slatkine, 2004, p. 80.
30 Cf. pp. 67 – 86.
31 « Sur un mur, tout un rayonnage de mes lect ures préférées : Henry Miller, Ibn Khaldoun, Van
Dine, Tintin, et quelques navets illustres dont je me repaissais avant d’entreprendre un nouvel ouvrage, simplement pour me prouver que je pouvais en faire autant. ». p. 57.

166falsifications fâcheuses, particulièreme nt réceptive ni bienveillante. Quand il
intervient, il parle avec aisance, il aime visiblement s’expliquer avec humour, il
calcule ses effets, sans négliger les provocations 32. Un auteur est d’abord
intéressant dans ses textes : Chraïbi non seulement a tendance à se montrer dans la
vie comme il est dans ses livres, mais aussi décrit dans ses livres sa vie comme
elle est vécue par ses personnages au point que l’on ne sait plus très bien qui imite
qui. C’est la notion même d’‘écrivain’ qui est à questionne r en repérant les
ruptures qui la constituent, non sans am biguïtés : tout en créant des moments
autobiographiques, il joue avec une galeri e de ses images, démontrant ainsi qu’il
entretient avec lui-même, auteur et ac teur, des rapports heureux. En effet,
L’Inspecteur Ali n’est que le fragment d’une autofiction sans cesse remaniée,
retouchée, replacée sous de s lumières nouvelles, avec tant d’acuité et d’ironie, où
le lecteur s’amuse à reconnaître le Driss Chraïbi rencontré au Maroc ou en France
dans une manifestation culturelle, un colloque, avec ses tics, sa voix − il faut les
avoir à l’oreille quand on lit ces pages −, ses gestes, ses façons de se rapporter au
public et aux média. Il ne se sépare jamais de ses cr éatures et en même temps
l’exigence de croiser les éléments de s on histoire personnelle avec son monde
fictionnel relève de la nécessité d’en finir avec l’ étiquette abusive
d’autobiographie qui lui a été collée dès Le Passé simple . Dans une interview
menée à Tanger le 24 octobre 1998 une ét udiante lui demande « Comment s’est
fait le passage de Driss à Ali ? », et l’écrivain de répond re littéralement à côté,
puisqu’Ali est le personnage principal de nombreux romans policiers écrits à la
troisième personne : « Alors là, c’est un piège, parce que vous faites encore référence au Passé simple. Et il y a une grande différen ce entre l’écrivain et le

32 « QUESTION (au premier rang. Un jeune homme tr ès distingué, avec des lunettes
d’intellectuel. Petite moustache) : Eh bien, moi, je ne suis pas d’accord. Vous vous comportez en
deçà de ce que vous pouvez être et faire. Notre so ciété est malade. Un homme de votre valeur se
doit de prendre à bras-le-corps les problèmes de notre temps. Il a l’obligation de faire de la
politique (rumeurs, vivats) et d’être le porte-parole de ceux qui n’ont pas de voix. J’ai fini, maître.
(Acclamations.)
RÉPONSE (lentement, détachant les syllabes) : Pourriez-vous me montrer votre carte ?
QUESTION : Ma carte d’étudiant ? RÉPONSE : Non, votre carte de police. » p. 86.

167narrateur… » 33, contrairement à ce qu’on a entendu dans la bouche de ses
adversaires, comme si les tonnes de livres écrits pour dire que ‘je’ est un autre et
pour expliquer que le narrateur de la Recherche n’est pas Marcel Proust, n’avaient
servi à rien.
Pourquoi ces manifestations ? Parce que le grand public doit être attiré, il
doit reconnaître non pas la ‘figure de l’écrivain’, mais l’image du type passé à la
télé. Les écrivains qui vivent de leurs droits d’auteurs sont déjà très rares, et s’ils
ont acquis cette notoriété, c’est parce que, souvent, la complexe machine
médiatique a su transformer leur livre en objet de curiosité ; sinon ils auraient
risqué de rester dans des limbes où ils aura ient été, selon de fortes probabilités,
perdus de vue et oubliés.
Bien que la tendance au ‘v edettariat’ ne soit pas rare parmi les écrivains
reconnus, son ironie le préserve de t oute auto-proclamation déplacée ; ses
incessants clins d’œil au lecteur s’insi nuent partout, il met dans la bouche du
doyen des propos qui d’un côté soulignent la confusion entre les parlotes de
comptoir et les astuces rhétoriques ; de l’autre, un langage souvent creux et
flatteur typique des discours officiels, mais aussi tout un jeux d’allusions
ironiques au second degré sur sa propre œuvre et sur le monde littéraire maghrébin
34. On croirait assister à une c onférence sur la conférence, genre
périlleux entre tous, où les rites académiques de re présentation se voient grossis
comme des effets de cabaret. En effet, à un moment donné il se passe quelque
chose d’inattendu, d’invraisemblable, d’i llogique, qui se heur te aux conventions,
qui ne convient plus à la conscience : Brahim Orourke a faim, on abrège, on
applaudit, on chante l’hymne national… « Ensuite de quoi [il enfila] les manches
de [sa] veste pour aller manger un sandwich » 35. Le doyen, en nage, pris à contre-
pied par la fringale de la vedette, est prêt à tout, il sort son carnet de chèques. Que
faire pour ramener l’invité d’honneur devant les étudiants afin de calmer cette mer
en bourrasque ?

33 Cité par Jeanne Fouet, « Driss Chraïbi. La fabrication du roman familial dans les passages
autobiographiques », in Bertrand; Marie Miguet-Ollagnier (textes réunis et présentés par) Ecriture
de soi: secrets et réticences , Paris, L’Harmattan, 2001, p. 224.
34 Cf. pp. 70 – 71.
35 P. 71.

168
– Apportez-moi un pain d’orge, cha ud de préférence. Fendu en deux.
Et, au milieu, des sardines piquantes. – Tout de suite, maître. Je ne sais comment il s’y prit, mais l’instant d’après ma commande était devant moi, sur un plateau. Je l’engloutis posément, en prenant le
temps de mâcher. Pour la faire de scendre, je bus deux verres d’eau.
Coup sur coup. Il y avait quelques miettes que je ramassai et mis dans ma poche. Le silence était total, phys ique. De l’ongle de mon index, je
tapotai le micro avant de dire sur le ton de la conversation :
– C’est ce que fait toujours mon héros avant de commencer une enquête. Il mange. Mon premier liv re s’intitulait d’ailleurs :
L’inspecteur Ali se met à table.
Et je me tus. S’écoulèrent quelque s secondes, sans un son, sans un
souffle dans la salle. Et puis, du milieu de ce silence, s’éleva un ouragan de rires. Ce fut un déchaîne ment qui m’atteignit par tous mes
pores, au plus profond de moi-même. J’étais proche, très proche de
ces jeunes hommes et de ces jeunes filles qui me buvaient des oreilles et des yeux. Et peut-être sentai ent-ils ce que je ressentais à ce
moment-là.
36

Quand l’appétit s’allie au logos , tous deux peuvent so rtir fortifiés d’une
telle rencontre. Le langage ne renvoie pa s indéfiniment au langage, on parle aussi
avec des silences, des onomatopées, des ex clamations, et c’es t toujours du monde
qu’il est question, fût-ce en soliloque. Ce casse-croûte, au beau milieu d’une
conférence, va être, du po int de vue diégétique, non se ulement parole, mais aussi
parenthèse tendue d’abord et suivie, tout de suite ap rès, d’une sensation de
soulagement, d’aise communicationnel, car l’appétit conduit à un rapprochement
du monde « pour le prendre, se faire prendr e enfin de s’emplir, s’enfoncer, peser,
se sentir fixe… » 37 ; ce pain d’orge tout rond et tout chaud est un flash magique,
la porte ouverte d’une communion, d’une émotion, d’un rapprochement spirituel
et intellectuel entre l’auteur et ses lecteu rs. Si Orourke mange avant de parler, son
inspecteur ne réfléchit qu’à partir de sa lente mastication. Là, significativement,
les deux doubles sont présents et ils gagne nt sur les deux tablea ux, celui du réel et

36 Pp. 72-73.
37 Frédéric Lange, Manger ou le jeux et les creux du Plat , Paris, Seuil, 1975, p. 19.

169celui de la fiction 38. Manger et parler, ce sont des actions sensorielles capables de
susciter des émotions tant au niveau du conscient qu’à celui de l’inconscient. Les
mots remplissent la bouche tout comme la nourriture. Tous deux ont du goût, de la
consistance, de la chaleur :

Les mots étaient déjà dans ma bouche, brûlants. Je n’en prononçai
aucun. Je dis : − Mes chers compatriotes. Au début de chacune de ses enquêtes,
l’inspecteur Ali réunit les suspects et leur raconte des histoires drôles,
sans lien aucun avec l’intrigue. Cela pour détendre l’atmosphère.
Ensuite, il ne dit plus rien, jusqu’au dénouement. Pas une question, pas un mot. C’est sa tactique. Mais , apparemment, il n’y a pas eu de
crime ici, dans cette vi eille fac. Bon. Parfait. Nous allons donc, vous
et moi, nous payer une pinte de bon sang. Je rirai peut-être plus que vous
39.

La présence d’un auditoire incite non seulement à des expressions plus
imagées, à des réponses plus directes , mais aussi à saisir, avec humour,
l’agencement du lieu, les motivations du public. On peut s’intéresser à la dimension psychologique et sociale de ce sandwich et adapter à notre cas ce que
Mauss démontre fort bien à propos de la logique du don et du contre-don
40. On
pourrait affirmer que son but est de régler pacifiquement des conflits : les incompréhensions des lecteurs, de la presse, le langage creux du monde
académique. Dans ce cas la nourriture peut remplir une fonction cathartique, modifier les relations sociales, ma is ce n’est pas toujours le cas.

38 « Élevons le débat, voulez-vous ? Lorsque l’auteur parle, c’est l’homme qui tient un discours,
non l’écrivain. Car, et par définition (c’est une lapalissade qu’on oublie trop souvent), l’écrivain écrit. Son domaine est l’imaginaire. Et, si l’écritu re est un exercice solitaire, le discours est un
sport public − ainsi que cela vient à l’instant de vous être démontré. On s’exprime par l’un et, dans
l’autre, on s’exhibe. (…) Ce fut alors une découverte de moi-même, de l’homme que j’étais censé être et qui, des décennies durant, s’était caché derrière l’auteur des Enquêtes de l’inspecteur Ali. »
p. 77.
39 P. 74
40 Cf. Sociologie et anthropologie , Paris, PUF, 1995, p. 53 et svt.

170
Arrive to-morrow…

Les beaux-parents écossais arrivent, c’est la premiè re fois qu’ils viennent
au Maroc, les recevoir est une source de souci car on veut toujours donner le
meilleur de soi-même. Il faut alors choisir les aliments en tenant compte de leur code culturel, de la vision du monde qui leur est attach ée : le réfrigérateur devient
un peu comme une surface lisse et rassurante où l’on peut se mirer sans peur de
dépaysement, car on est ce que l’on mange :

le réfrigérateur avait été dégivré, vidé de son contenu marocain
comme le smen ou le khlii, que remplaçaient à présent de bonnes
victuailles aseptisées. Œufs en abonda nce et en priorité ; pain sous
cellophane ; fromage inodore et in sipide ; beurre blanc en pots
individuels; tranches de jambon sous plastique ; et toute une collection
de boîtes de conserve et de marmelade
41.

Longtemps trop délicats, les palais anglo-saxons mettent du temps à se
faire aux piments marocains et à une autre conception de l’hygiène ; les
confections plastifiées, les bocaux en verre ôtent toute chaleur communicative.
Certes, la cuisine resserre les liens et nombre de tr avaux d’anthropologues ont
analysé le caractère d’échange, la multicultu ralité de la nourriture, mais celle-ci a
aussi le pouvoir d’étab lir une barrière entre un ‘nous ’ et un ‘eux’. Qu’est-ce que la
nourriture? La vraie nourriture? Elle est vi e et réalité qui provient directement de
l’authenticité du terroir, le produit libre de manipulations industrielles et plongé
dans le dynamisme de l’évolution d’une société et le repas est un acte social
fondamental car il peut mettre la cohésion : parfois réconcilier le monde peut être
aussi simple que partager un tajine ; mais il peut aussi exaspérer les contraintes et
les dénivellations : c’est bien notre ca s. Déjà la révolu tion du contenu du
réfrigérateur anti-chambre de tout repa s, est indice d’une in cision pratiquée sur
l’environnement, d’une dichotomie entr e nourriture et non-nourriture. Comme le
sandwich consommé devant une foule d’ étudiants a valeur de don, de seuil,

41 P. 102-103.

171d’ouverture, ainsi l’effort de remplir le réfrigérateur de pr oduits européens et
industriels au détriment de tout aliment marocain est aussi une forme de don qui
peut être interprétée co mme générosité, attention, engagement, joie, estime,
admiration, altruisme. En effet, ce pr éambule devrait démontrer que dans le
contexte familial la préparation du repas est un signal d’amour très marqué. Malheureusement, malgré tous les efforts, les goûts alimentaires et le purisme de
Susan et Jock sont bien éloigné s de ceux de notre narrateur.
Manger est une opération fort complexe car elle implique l’accès à un
monde plus proche, plus ouvert, plus a ssimilable et Orourke ne voudrait jamais
offrir à ses hôtes des aliments trop inc onnus, distants, voir impurs, contaminés,
dangereux ou dégoûtants, d’où une séparation entre sa propre c onception à lui et
celle, particulière aux beaux-parents, des aliments non convenables, inadéquats.
La répulsion réciproque e nvers une nourriture considérée comme mangeable, et
même exquise, d’un côté mais non de l’ autre est déjà une expression de non-
communicabilité, une forme de distincti on et d’aversion. Bourdieu l’a bien
souligné : « Les goûts (c’est-à-dire les pr éférences manifestées) sont l’affirmation
pratique d’une différence inévitable. Ce n’est pas par hasard que, lorsqu’ils ont à
se justifier, ils s’affirment de mani ère toute négative, par le refus opposé à
d’autres goûts : en matière de goût, pl us que partout, toute détermination est
négation ; et les goûts sont sans doute avant tout des dégoûts, faits d’horreur ou
d’intolérance viscérale (‘c’ est à vomir’) pour les autres goûts, les goûts des autres.
Des goûts et des couleurs on ne discute pa s : non parce que tous les goûts sont
dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé en nature − et il l’est
quasiment, étant habitus −, ce qui revient à rejeter les autres dans le scandale du
contre-nature. L’intoléran ce esthétique a des violences terribles. L’aversion pour
les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les
classes : l’homogamie est là pour en témoi gner. Et le plus in tolérable, pour ceux
qui s’estiment détenteurs du goût légiti me, c’est par-dessus tout la réunion
sacrilège des goûts que le goût commande de séparer »
42. Tandis que Bourdieu se
réfère à la différence entre classes sociales , ici la raison du dég oût réside dans des
ingrédients et des mets préparés par qui appartient à une autre ethnie. Le goût est

42 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement , Paris, Minuit, 1979, pp. 59-60.

172un cordon ombilical, qui ramène toujours à la mère, quels que soient les chemins
détournés qui ont été pris.
Que le festin commence ! Chraïbi laisse tarauder les faits jusqu’à ce qu’ils
expriment les significations les plus subt iles. La saga du cous cous n’irait point
sans ses couleurs : le bleu du plat − rempli avec le jaune de la semoule, le vert des
poivrons, le rouge des tomates, sans oublie r l’orange de la courge et la peau
violacée des aubergines −, les babouches, le caftan rut ilants. Cette aventure, aussi
époustouflante qu’une course de cross, n’est qu’à ses débuts et vaut d’être
méditée. Tout commence bien, apparemment, la famille est autour d’une table richement montée :

Le repas se déroula à peu près normalement. A peu près. Des petits
détails sans importance qui avaient le poids de la différence et le choc
de l’incompréhension. Nous étions réuni s autour de la table. Elle était
ronde et basse. Nous nous apprêtions à faire honneur au couscous, un
immense plat en porcelaine de Fè s, avec des dominantes bleues. Fiona
présidait en caftan et babouches brodées d’or. Un lourd collier
d’ambre ceignait son cou. Joignant le bout de ses doigts, elle récita la
formule coranique, avec son accent chantant : Bismillahi rahmani rahim! Au nom de Dieu Matr ice et Matriciel !
Nous répondîmes en choeur, suivant le rituel :
Bismillah !
Tous, y compris Susan qui se lançait aisément dans l’aventure et le
dépaysement culturel. Tous, à l’exception de Jock. Il n’avait pas desserré les dents depuis qu’il s’ét ait installé dans un bon fauteuil
43.

Peu de sujets menacent plus une vie de couple qu’une question de
nourriture, car qu’il soit né à Rabat ou ailleurs, un Ma rocain sera toujours un
Marocain, et un Écossais, qu’il soit né à Glasgow ou ailleurs, sera toujours un Écossais : une culture ne se change pas pa r décret, ni par démonstration. Fiona est
une exception : parfait exemple d’assimilati on aux us et coutumes du pays de son
mari, elle est à l’aise pour ce qui concer ne non seulement la nourriture, mais aussi
l’habillement, les pratiques religieuses, la langue, bref, elle n’a rien perdu de son
‘écosseité’, elle a tout ac quis de la ‘maroquinité’.

43 Pp. 141 – 142.

173Dans le dispositif de préparation et de décoration de la table tout est bien
défini. De cette surface lisse, irrésistible et polyvalente, qui incite et oblige tout le
monde à se rapprocher, surgit, comme su r une scène de théâ tre, une sorte de
champ de bataille, où les soldats sont en train de se rassasier après les
affrontements. En effet, l’histoire du mot ‘bouffe’ est exemplaire : les
dictionnaires les plus compétents dans l’étude des termes non conventionnels
donnent 1925 comme date de son apparition . Ce vocable a fait la guerre !
Apparemment il s’est répandu av ec le retour dans leurs f oyers des poilus de toutes
conditions, dont les langages s’étaient mêlé s dans le feu des batailles de 14-18. En
effet, pour Jock aussi il est question de réminiscences belliqueuses : le nouveau,
l’inconnu ne sont perceptibles, dans leur violente fraîcheur, qu’à condition de pouvoir s’insérer dans des canevas anciens, comme la dernière guerre mondiale,
qui ne peut vivifier, dans son esprit, que d’affreux souvenirs.

Les boulettes se formaient aisément dans nos mains et, fumantes, nous
les enfournions dans la bouche. Nous leur adjoignions parfois un morceau de viande, des légumes, quel ques pois chiches et raisins secs.
Miloud donnait l’exemple avec entrai n, mais il se tenait correctement
pour un gars de la montagne. Assis par terre en tailleur, le buste droit,
le petit doigt en l’air. Même Susan avait saisi le « truc » pour former
des petites boulettes à la mesure de son petit estomac. Elle en était heureuse, riait, caquetait. Elle dési rait s’instruire, comprendre. (…)
Lentement j’avais levé les yeux. Je vis Miloud qui pr ésentait à Jock
une boule de nourriture bien tassée dans sa grande main. Un fin
sourire lui plissait le nez, à la manière d’un renard. Ses gencives
étaient découvertes. − Koul a sidi, koul ! T faddal ! Ammar kerchek, a khouya.
Jock recula son fauteuil d’une tren taine de centimètres. Il n’avait pas
touché au plat. Pas un grain. Regardan t la cheminée, il dit à la statuette
qui la surmontait que, réflexion fait e, il préférerait de beaucoup être
servi à part et pourquoi donc cette femme café-au-lait avait-elle
débarrassé son assiette, sans sa permission, alors qu’il n’avait pas
encore commencé ? L’exclamation de Susan fit écho à celle de sa fille : − Dad! Jock !
Mais il n’en tint pas compte, tant il était outré. Est-ce que les indigènes de ce pays se lavaient les mains ? C’était la première fois de
sa vie qu’il voyait des ongles sales, noirs de crasse. C’était révulsant.
Et d’abord, il n’aimait pas le riz, Susan le savait bien, depuis quarante
ans. Ça l’avait rendu malade au Pakistan, au cours de la Seconde Guerre mondiale, il était pilote de la R.A.F. Comment ça, de la

174semoule de blé dur ? Je vous dis que c’est du riz, du riz fin, marocain
si vous préférez, il le reconnaissa it à vue d’oeil, ça lui donnait des
ballonnements dans son tummy… 44

Comment, diable, ces grands nigauds d’Écossais voient-ils les Marocains ?
Telle est la question que se pose Chraïbi en sociologue : le grand plat creux, où
l’on peut se blottir, ces boulettes que l’on creuse avec les mains apparemment
sales, ce contact sensuel avec la nourritu re ne peut qu’horrifier un ‘British’.
Situation de gêne, de perplexité, surtout pour Jock − faut-il consommer ou non ? −
et d’exaspérations quotidiennes. Avant de toucher à la moindre graine, il faut
prendre grand soin de la passer à la javel, et puis ce n’est pas de la semoule, mais
du riz. D’où non seulement la méfiance, le dégoût, mais aussi l’incapacité de voir
de quel genre de cér éale il est question.
Sur les manières de table, tout comme sur beaucoup d’autres choses, qui
sont nécessairement sociales et culturelles , se fondent des manières de vivre, de
refuser, de craindre ou de rechercher l’Autr e. « L’univers du sens se déploie, par
conséquent, dans des multiples dimensions qui correspondent à autant de régimes de valorisation du goût à travers la matière […] le produit nu […], le cadre […],
l’interaction […]. Chaque dimensi on pouvant à son tour se charger de
représentations analogiques plus ou moins étendues, sociales, symboliques, voire
mythiques »
45. Ainsi le caractère multiple du repas, qui se transforme et se
renouvelle perpétuellement, se retrouve co mpromis à jamais ; l’image de Jock ,
renvoyée par ce miroir révélateur, offre à Chraïbi la possibilité de débusquer
encore un fragment où en toute chos e l’humour est un postu lat évident, doux
mélange de perspicacité cynique, d’insole nce ludique et de goût de la farce.

44 Pp. 144-145.
45 Jean-Jacques Boutaud, « Sémiopragmatique du goût », in Internationale de l’imaginaire , n. 7
«‘Cultures, nourriture’, Babel, maison des cultures du monde, 1997, pp. 59 – 60.

175Marcel Bénabou et les instances gourmandes de l’épopée familiale

Je n’avais pas eu besoin de lire les
ethnologues pour apprendre que certains
traits culturels – surtout ceux qui touchent
aux habitudes alimentaires – restent longtemps enfouis, insensibles aux
modifications de l’environnement ; mais
je ne savais pas que leur rémanence pouvait se traduire par cette brutale
irruption du souvenir. Je découvrais aussi
que ma trop active, trop zélée, trop remuante mémoire n’était pas – comme
chez tant d’autres dont j’avais d’abord
trouvé la démarche peu ou prou stimulante – victoire sur le temps,
restitution miraculeuse, à l’identique, de
fragments du passé, renouvellement de
bonheurs enfouis ; bien au contraire, par
ses interférences avec le présent, elle ne savait que soustraire au moment vécu la
plus grande part de sa séduction.
Marcel Bénabou, Jacob, Menahem et
Mimoun, une épopée familiale , p. 26.

Un roman est irrémédiablement raté si son lecteur – las d’avoir à
décortiquer une trame touffue et épineu se – commence à sauter d’une page à
l’autre puis d’un chapitre à l’autre pour en connaître la fin. À l’évidence l’auteur
n’a pas été capable de reteni r le lecteur dans le prés ent du texte narratif, il n’a
même pas été en mesure de la lourdeur du quotidien qui, manifestement, s’il
parcourt les pages si rapidement, est moins douloureux que le roman.
Un roman digne de ce nom, au contrair e, invente le présent, introduit le
lecteur dans un concentré d’éternité, lui montre sa propre genèse, de sorte que
lecteur et narrateur, amis si intimes qu’ils peuvent partager le urs amours et leurs
souvenirs, partagent aussi avec une complic ité spéculaire, la mê me impatience, la
même curiosité, la même liberté. Une fois finie la lecture, leurs chemins, immanquablement, bifurquent.
Que dire alors d’un roman sans fin parce qu’il s’agit de l’histoire de

176l’impossibilité de devenir un roman ? Une œuvre moderne, à la manière
d’Arcimboldo, qu’on peut malaisément immobiliser selon des critères qu’elle-
même a contribué à éradiquer, semble, avec son inachèvement, laisser émerger des éléments dont l’auteur n’avait pa s considéré toutes les potentialités.
Jacob Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale
1 n’est pas seulement un
roman qui reflète les captivants mécanis mes de la représentation et de la
construction du livre dans le livre, il n’ est pas non plus un roman idéal comme le
fameux ‘Livre’ de Mallarmé auquel l’aute ur a songé pendant toute sa vie sans
jamais parvenir à l’écrire 2. L’on pourrait peut-être argue r qu’il est les deux choses
à la fois, mais ce serait une opinion superficielle et incomplète. Indéniablement, Marcel Bénabou
3 construit, imagine, rêve d’un autre Jacob Ménahem et Mimoun
aux marges de celui qu’il a écrit et il in combe au lecteur de découvrir ce qu’il
aurait pu arriver et qui n’est pas arrivé et vice-versa. En percevant les mécanismes
cachés dans le texte, s’il le désire, il peut prolonger le roman dans une autre direction. Ainsi l’auteur, en l’associant à l’impossibl e narration, lui ouvre-t-il
grandes les portes de l’Oulipo, l’ Ouvroir de Littérature Potentielle dont Bénabou
est le secrétaire définitivement provisoire
4. Il crée un nouveau genre
autobiographique : celui du roman en pe rpétuel devenir, dérisoirement à la
recherche de soi-même. Et préciséme nt parce qu’il est inachevé il est
légitimement ‘potentiel’ 5 : d’un côté il permet à l’ auteur toutes les acrobaties
narratives qu’imposent dans une phrase ou dans une page des images ou des

1 Paris, Éd. du Seuil, 1995.
2 « Tout semblait donc avoir conspiré pour me faire aboutir à… un livre. La stricte orthodoxie
mallarméenne de mon cheminement, au mo ins sur ce point, était sauvegardée ». Jacob… , cit., p.
49.
3 Marcel Bénabou est né en 1939 à Meknès et vit à Paris depuis 1956. Professeur d’histoire
romaine à l’Université Paris-7 Denis Diderot, il est spécialiste de la résistance à la romanisation dans le monde romain.
4 « Une fois devenu Oulipien, on le reste non seulement pour le reste de sa vie, mais même, au-
delà de la mort, pour le reste de l’éternité, sans radiation possible. Le seul moyen de démissionner est le suicide, à condition qu’un notaire certifie que la volonté de sortir définitivement de la
communauté oulipienne est la seule raison qui port e à ce geste extrême ». Peter Kuon, « L’Oulipo
et les avant-gardes », in Peter Kuon (études réunies par), Oulipo Poétiques , Actes du colloque de
Salzbourg 23 – 25 avril 1997, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1999, p. 18.
5 Cf. les manifestes de l’Oulipo écrits par François Le Lionnais in AA. VV, La Bibliothèque
oulipienne , Paris, Editions Ramsay, vol. 2, 1987, pp . III – XI et l’étude de Jacques Bens, Genèse
de l'Oulipo. 1960-1963 , Edition revue et augmentée, Paris, Le Castor Astral, 2005.

177événements appartenant à trois ou quatr e chronologies différe ntes, sans que le
plaisir de la lecture en s ouffre jamais ; et de l’autre il offre au lecteur une
expérience solaire et globalisante : la ma gie de la compréhension, de la rencontre
et de l’appropriation immédiate d’un récit.

Comment écrire une épopée sans y parvenir

Jacob, Menahem et Mimoun, une épopée familiale : tout lecteur franchit à
sa manière le seuil de ce titre qui devrait être révé lateur de ce qui suit
6,
notamment d’une certaine visi on du texte et de son st atut, or l’épopée – comme
l’on serait tenté de croire – n’est pas le genre mais le sujet du roman.
Conciliant la ‘contrainte narrative’ avec le ‘pacte autobiographique’
Bénabou pose le problème du ‘comment écrire’ ? ‘pourquoi écrire ?’‘quoi
écrire’ ? dans une perspective ludique mise au service de la lecture. Écriture et
lecture potentielle : ce sont les deux annaux essentiels d’une volonté de
construction, voire, d’hyperconstruction, où convergent ironie et jeu. Là réside
une modernité nouvelle, visi ble justement dans cette volonté d’organisation
diégétique bien différente des avant-ga rdes dadaïstes ou surréalistes qui ont
souvent inhibé cruellement la jouissance du texte. L’ennui, à juste titre coupable
de l’éloignement du lecteur du roman, n’ est pas une fatalité, mais le talon
d’Achille de nombre d’œuvres littéraires7, et la modernité ne consiste pas
seulement à suivre de manière moutonnière, mais à intégrer dans le processus
scriptural la totalité des éléments en jeu. Modernité signifie aussi partager les
règles de l’écriture avec un lecteur qui ne veut et ne doit pas s’ennuyer : c’est à lui
de recomposer le puzzle 8, de mener à bien les possibles écritures que cet

6 Cf. surtout les pp. 54 – 62 e 73 – 85 que Gérard Genette consacre au titre en Seuils , Paris, Éd. du
Seuil, 1987.
7 Cf. Roland Barthes, Plaisir du texte , Paris, Éd. du Seuil, 1972.
8 « Tout texte se construit comme mosaïque de c itations, tout texte est absorption et transformation
d’un autre texte ». Julia Kristeva, Séméiotikè , Paris, Éd. du Seuil, 1969, p. 85.

178hypotexte porte dans son sein 9.
Quand l’auteur explique son projet d’épopée grandiose, il imagine son
lecteur ainsi :

Quant au spectateur extérieur – puisque c’est à lui surtout
que je pensais au départ –, il lui suffirait de regarder ces
pages avec une suffisante insistance et, comme en ces tableaux anciens où une fenêtr e ouverte laisse apparaître
une cité avec son beffroi, son parc naturel, ses boulevards,
ses tours et ses palais, ses pl aces publiques et ses murailles
crénelées, il verrait peu à peu émerger, d’entre les lignes,
un monde inconnu. Ce serait donc aussi une de ces
sommes romanesques dans lesquelles on entre comme pour un long séjour sur une terre lointaine et où, même au milieu des bousculades, des interpellations ou des insultes, l’on avance avec avidité en allant de surprise en surprise ;
un de ces livres qui, mêlant hardiment rire et larmes,
émotion et ironie, procurent au lecteur le plaisir de
découvrir de l’intérieur, sous toutes ses facettes, un univers à la vitalité insoupç onnée, dont il ne sortira qu’à
regret, désolé d’abandonner, après une période d’intense
vie commune, une constellation d’amis
10.

Ainsi l’hyperconstruction inachevée parce qu’inachevable peut être
assimilée à une façon d’être ‘transindivi duelle’ : la ‘lisibilité’ des règles
auxquelles Bénabou soumet son roman défi nit la perception ludique moins pour
obtenir du lecteur le décodage pertin ent que pour créer avec celui-ci une
possibilité d’échange, de reproduc tion et de variation créatrice 11.
Fantaisie et rationalité, une fantaisi e légère et rapide, une rationalité
précise et méthodique, coexistent et s’entr emêlent. Le texte se situe parfaitement
non seulement dans l’architecture typique du patrimoine oulipien mais aussi dans la logique du passé li ttéraire tracé par Pourquoi je n ’ai écrit aucun de mes

9 L’œuvre se prête ainsi à différentes lectures, mais n’oublions pas que la liberté du lecteur est
toujours codifiée par le texte car elle se fonde sur les indications textuelles. Cf. Vincent Jouve,
L’effet personnage dans le roman , Paris, PUF, 1992, p. 15.
10 Jacob… , cit., pp. 81 – 82.
11 Nous renvoyons à l’analyse très pertinente de Ja n Baetens et de Bernardo Schiavetta « Écrivains
encore un effort… pour être absolument modernes ! » in Formules , n. 1, disponible sur le site
internet : www.formules.net/revue/01/programme.html .

179livres 12, suivi par Jette ce livre avant qu ’il soit trop tard ! 13, tous romans
marqués par un réel blocage scriptural 14. Le lecteur assiste au fur et à mesure à la
naissance de l’œuvre, mais la genèse n’est pas l’œuvre et la distance qui sépare les
circonstances de la création de son cont enu devient insurmontable. Bénabou – tout
en expliquant au lecteur que ce qu’il tient dans ses mains n’est pas un roman mais
l’histoire, inachevée, d’un roman qui n’a pa s réussi à dépasser le décalage entre
désir de l’écriture et réalité concrète – recourt au même pro cédé que Magritte dans
son célèbre tableau représ entant une pipe intitulé Ceci n ’est pas une pipe 15. Quel
est le sens de ce décalage ? Jacob, Menahem et Mimoun , roman entièrement vrai
parce qu’imaginé et désiré d’un bout à l’ autre, mais jamais concrétisé, presque
pour prévenir le lecteur avec un averti ssement ‘magrittien’‘ceci n’est pas un
roman’, à la fin, quand serait enfin venu le mo ment de renouer les fils et de sceller
la narration, déclare son inachèvement inéluctable :

Grâce à leur intuition – dûme nt ramenée aux dimensions
de mon modeste problème de création littéraire –, je
pouvais enfin l’identifier, la forme miraculeusement accordée à ma situation et à mes capacités. Ni épopée héroïque, ni saga flamboyante, ni grand roman classique.
Mais tentative pour assembler, à l’intérieur d’une narration
sans cesse à reprendre – car je suis persuadé que l’on écrit
toujours le même livre –, les restes éparpillés d’un travail
destiné à demeurer inabouti
16.

Et après ? Non, ce n’est pas la question qui émerge spontanément dans

12 Paris, Hachette, 1986.
13 Paris, Seghers, 1992.
14 « Il ne cherche même plus à créer l’illusion que les livres dont il parle soient des livres réels. Au
contraire, il déclare ouvertement que les textes que son alter ego le narrateur aurait voulu écrire n’ont jamais vu le jour. Car si le narrateur a bien réussi à entamer la rédaction d’un nombre
considérable de livres, il n’en a jamais achevé aucun. Or, c’est justement cet échec qu’il finit par
transformer en réussite ». Thomas Klinkert, « Marcel Bénabou – Un livre peut en cacher un
autre », in Peter Kuon (études réunies par), Oulipo Poétiques , cit., p. 78.
15 Une des constantes poétiques de Magritte est l’irrémédiable distance qui sépare la réalité de la
représentation. Souvent son surréalisme jaillit de la confusion qu’il opère entre ces deux termes. Dans le cas de l’œuvre Ceci n ’est pas une pipe le mystère initial d’une pareille contradiction doit
être évidemment résolue étant ét abli qu’un tableau, même s’il représente une pipe, n’est pas une
pipe réelle.
16 Jacob… , cit., p. 247.

180l’esprit du lecteur (satisfait d’avoir entre les mains un tel prisme narratif), c’est
plutôt la clé de l’exercice oulipien qui défie et menace le point final. La
modernité, nous insistons, est aussi inhérente à l’inachèvement : dans Le pacte
autobiographique 17 Philippe Lejeune appelle cases aveugles ces combinaisons
qui correspondent à une œuvre non pas exista nte, mais seulement possible. Ainsi,
le texte maintient une dualité flottante entre l’application et la théorie ; en renonçant à une opposition entre les deux termes, Bénabou opte pour une conception ludique où l’inachèvement est déjà une première et fondamentale
contrainte narrative
18. « Mes problèmes d’écriture – affirme-t-il – ont cessé le
jour où je ne me suis plus posé comme projet d’écrire tel ou tel livre, mais d’utiliser telle ou telle contrainte »
19. La contrainte a donc un effet libératoire, elle
devient le moteur de l’écriture et ouvre d’autres voies d’expression 20. Mais une
œuvre vraiment ‘ouverte’ ne peut être seulement fruit d’une libération bénéfique,
elle doit aussi suivre les principes géné rateurs de création, de lecture et de
transformation. Ce sont les contraintes de l’Oulipo, fondées sur l’exaltation et sur
la radicalisation d’une règle. Ainsi décrites, les contrain tes ne sont pas vraiment
telles, on devrait peut-être les appeler ‘matrices vivantes pour l’imagination
créatrice’. En effet, cette modernité text uelle ne dégénère jamais en acrobaties
vides : le plaisir du texte, et le plaisir to ut court, doivent trouver leur compte. Les
contraintes narratives n’enlèvent rien à un grand et moderne besoin de naturel, ce

17 Paris, Éd. du Seuil, 1975.
18 « Pour qu’il y ait contrainte oulipienne, il faut que soit utilisée une procédure explicite, un
axiome d’ordre formel dont les implications, la chaîne déductive, feront le texte. La contrainte est
un problème ; le texte une solution. J’aimerais dire, autrement : la contrainte est l’énoncé d’une
énigme ; le texte est la réponse, ou plutôt une réponse, car en général il y en a plusieurs possibles. La contrainte, c’est donc quelque chose d’assez différent d’un bidouillage organisationnel du
travail littéraire. Et c’est très bien le bidouillage organisationnel ! mais ce n’est pas la contrainte.
La contrainte est systématique. Par ailleurs, une contrainte oulipienne doit pouvoir servir à d’autres, ce qui implique des exigences de clarté de l’énoncé (formalisation). La contrainte est
altruiste ». Jacques Jouet, « Avec les contraintes (et aussi sans) », in Marcel Bénabou, Harry
Mathews, Jacques Roubaud, Un Art simple et tout d ’exécution. Cinq leçons de l ’Oulipo , Belfort,
Circé, 2001, p. 34.
19 « Vers une théorie de la lecture du texte oulipien – Fragments d’un débat », in Peter Kuon
(études réunies par) Oulipo Poétiques , cit., p. 210.
20 Cf. Bernardo Schiavetta, Définir la Contrainte document internet consultable sur le site
www.formules.net où la contrainte est définie non seulement comme processus textuel aussi bien
du point de vue de l’écriture que de la lecture, mais on y classe et on y définit les textes aussi bien du signifié que du signifiant.

181naturel où se réfugient les esprits compliqué s. La langue doit être simple et fluide,
à savourer avec l’appétit qui fouette les ye ux et l’esprit en leur faisant monter
l’eau à la bouche, comme s’ils étaient devant un met raffiné.

En même temps, je rêvais d’ une langue simple, faite des
formules les plus familières, et même les plus usées. De phrases qui réussiraient, par leur transparence même, à
propager les impalpables messa ges dont je me sentais le
porteur fortuné : l’odeur, si pa rticulière, des petits foies de
poulet qui grésillaient dou cement sur le fourneau à
charbon, le vendredi après-midi, et leur goût lorsqu’ils commençaient à fondre sous ma langue, en irradiant leur chaleur dans toute la bouche, comme de minuscules morceaux de braise ; ou bien encore cette sensation de légère brûlure que me laissait, au fond du gosier, la goutte d’eau-de-vie au parfum de figues sèches que mon père
m’autorisait à avaler en sa compagnie, certaines matinées de fête, au retour de la synagogue
21.

Évidemment les choix d’expressions à adopter ne dérivent pas d’une
aptitude aprioriste et abstraite, mais d’ un travail patient et minutieux qui creuse
dans les contradictions humaines pour en faire émerger un sens. Bénabou explique
encore : « tous mes livres sont, en mê me temps qu’une réflexion sur l’écriture,
une réflexion sur la mémoire, sur l’écriture de la mémoire et sur l’écriture de l’histoire, deux choses qui ne sont pas tout à fait les mêmes, mais qui sont
complètement irriguées par mon expérien ce d’historien, d’épigraphiste, de
philologue »
22.
Jacob, Menahem et Mimoun, une épopée familiale est un chemin vers des
lieux de l’écriture et de la mémoire, voici une deuxième contrainte qui agit
comme un moteur diégétique car de manièr e ‘homéopathique’. Si c’est le souvenir
qui bloque l’écriture, seulement le souvenir, par le biais de l’écriture, peut être la
thérapie.

Le schéma pouvait paraître éculé : recours au passé,

21 Jacob… , cit., p. 134.
22 « Vers une théorie de la lecture du texte oulipien – Fragments d’un débat », in Peter Kuon
(études réunies par) Oulipo Poétiques , cit., p. 211.

182moyen classique pour contourner un présent bloqué. Il ne
m’en parut pas moins original , puisque en l’occurrence
c’est le souvenir qui était responsable du blocage, et que, par le biais de l’écriture, l’émergence du passé cesserait d’être le mal pour devenir le remède
23.

Le recours au passé implique un mouvement, une dynamique
nécessairement ‘génétique’ en ce sens que l’on remonte aux origines constituées par la mémoire de l’auteur de concert avec une réflexion sur le roman, sa nature et
son histoire. Une troisième contrainte pourrait être celle-ci : la construction préméditée qui s’articule sur les rappor ts numériques (tous les membres de
l’Oulipo sont implicitement ou explicitement des mathématiciens), sur les systèmes des formes narratives, sur des règles comme celles de la tragédie classique française
24 ou bien sur n’importe quel au tre modèle assez perceptible
pour le lecteur pour s’impos er à son esprit en dépit du charme du récit ou de
l’illusion narrative. Enfin, nous voudrions aussi ajouter qu’en évoquant toujours
en contrepoint cette épopée jamais écrite, jamais née, Bénabou opère une sélection
précise des sources et leur adaptation à un projet littéraire qui se rapporte à son
autobiographie 25.

En lisant et en écrivant

« Les belles œuvres sont filles de leur forme – qui naît avant elles » disait
Valéry 26, mais quelle forme donner à notre épopée ? Le projet d’écriture, qui est,
en réalité, le roman même, apparaît comme un échec, un acte manqué. « Le

23 Jacob… , cit., p. 27.
24 Cf. ibidem , pp. 140 – 141.
25 « L’écrivain oulipien même quand il parle de lui, ne laisse jamais oublier que c’est – aussi ou
d’abord – un système de structures et de règles qu i régit toute l’affaire. Il ne s’autoriserait à écrire
certains de ses livres qu’à la fois cuirassé et propulsé par cette machinerie-là. De là viennent les impressions de résonance et de profondeur particulières qu’offrent ces textes oulipiens où on a le
sentiment qu’une écriture fait s’unir en un même mouvement une exigence d’effacement, de
silence, de discrétion (ce n’est pas moi qui parle, c’est la structure choisie qui guide ma plume) et
un va-et-vient incessant entre pose et retrait d’un masque ». Claude Burgelain, « Quelques
remarques sur le sujet oulipien en guise de préf ace », in Marcel Bénabou, Harry Mathews, Jacques
Roubaud, Un art simple…, cit. Cf. à ce propos aussi Jacob… , cit., pp. 42, 43, 46, 83, 105, 107.
26 Cahiers II , Paris, Gallimard, bib. de la Pléiade, 1974, p. 1022.

183samedi matin, il faisait toujours beau, et je ne crois pas qu ’il y ait eu au monde,
depuis ce temps-là, d ’aussi radieuses journées » 27, ainsi commence le roman.
Phrase anodine griffonnée trente ans plus tôt au beau milieu d’une feuille blanche… ‘un jour elle finira it par servir’, se dit l’au teur en lui-même, revenant
par un effet de mémoire dans les espaces austères de la bibliothèque de l’École normale. Oui, parce qu’il y a ceux qui comm encent à partir d’une page vierge et
ceux qui y arrivent après un parcours long et tortueux. Ces derniers ne sont pas
nombreux, il est vrai, et Bénabou, imbibé d’éducation juive et de culture
classique
28, en fait partie. Après avoir quitté le Maroc en 1 957, et après une
khâgne à Louis-le-Grand, il fréquente la pres tigieuse institution de la rue d’Ulm et
c’est là que la mémoire marocaine s’inte rpose de manière br utale et massive à
toute la réalité parisienne 29. La recherche du primum mobile , toujours remise sur
le métier, reste, malgré les efforts, sans résultat 30 et comme pour démontrer
l’inutilité d’exigences struct urelles ou formelles, la tr ame se tisse justement dans
la volonté de vouloir tr ouver un récit à démêler en tre personnages et lieux,
conjuguée au bonheur d’isoler une série de sources extérieures au projet
littéraire 31.
Non seulement les thèmes du futur roma n son annoncés et déclinés tout au
long du parcours diégétique, mais le noyau de la narration est lié aussi – et surtout
– à l’échafaudage, aux choi x à accomplir qui, bien qu’ étant en amont de toute
aventure narrative, sont habilement dissimulés.
Ce projet d’épopée complexe et fascinan t est un éloge de la judéité dont le
but thérapeutique est de régler toutes les dettes implicites ou explicites, individuelles ou collectives que l’auteur a inévitablement contractées au moment

27 Jacob… , cit., p. 9.
28 Né en 1939, il a grandi à Mekhnè s, chez lui coexistent avec bonhe ur le cultures juive, sépharade,
arabe et coloniale française (à cette dernière il fait souvent allusion, cf. par exemple les pp. 21 –
22, 36, 40, 44) et, il va de soi, les langues dans lesquelles ces cultures s’expriment.
29 « Et maintenant que je me trouvais sur le sol de France, où ce hiatus était supposé aboli, où
perception immédiate et constructions imaginaires pouvaient enfin se rejoindre – et même, ô
bonheur, exactement coïncider –, voilà que je me heurtais au plus imprévu, au plus surprenant, au plus absurde des obstacles : c’était le passé marocain qui venait inopportunément s’interposer ! »
Jacob… , cit., p. 23.
30 Ibidem , p. 45.
31 Cf. surtout les chapitres « Intermittences » e « Le tournant », ibidem , pp. 199 – 239.

184où il est venu au monde 32 :

… je me persuadai qu’il me revenait de rendre à mes
parents, sans trop savoir de quelle façon, un peu du lustre
dont ils avaient gardé, cruellement vivace, le souvenir. […] Tous deux portaient encore, dans leurs rapports avec le monde, une forme tenace de dépit, voire parfois de
ressentiment. Il m’appartenait de les en déli vrer. […] Ma
toute neuve fonction de justicie r, je sentis qu’il me faudrait
la prolonger bien au-delà des limites du cercle familial, en étendre le bénéfice à cette famille élargie que constituaient encore, à mes yeux, l’ensemble des juifs du Maroc. Le sentiment d’une dette à leur égard, non moins
encombrante que les deux précédentes, avait une genèse et une histoire particulières
33.

Notre scriptor – historien de formation – sait bien qu’une entreprise
généalogique qui embrasse non seulement l’ histoire des Juifs marocains – déjà si
touffue et bigarrée – mais encore celle encore plus vaste, complexe et ancienne qui embrasse tout le bassin méditerranéen à partir des temps bibliques – ne peut
être bâtie sur une tabula rasa . Le voilà donc parti à la recherche d’un modèle qui
l’aide à tracer un itinéraire précis, érudit et, évidemme nt, non linéaire. Littérature,
architecture, philosophie, sont conviées à ce banquet où, pour donne r au lecteur la
mesure des textes qui ont marqué la créa tion du roman qu’il tient dans ses mains,
le passé est considéré en fonction du futur
34. Racine et Shakespeare, pour
commencer, mais la rigueur de l’alex andrin se marie malaisément avec la
généalogie et la jovialité d’un étudiant de l’École norma le de Paris ; le modèle
sépharade fait naturellement partie de sa culture et de sa nature 35, donc il est
sûrement édifiant de s’inspirer de cette tradition.

D’emblée, je m’étais tourné vers la tradition juive. Quels

32 Cf. ibidem , pp. 28, 42 – 46, 81 – 83, 152 – 158.
33 Ibidem , pp. 42 – 43.
34 « La génétique du texte a quelque chose d’une chasse au trésor : […] c’est une véritable enquête
au cœur de l’écriture, dont le projet est de retrouver la formule par laquelle le texte imprimé
continue mystérieusement à vivre de l’écriture qui l’a fait naître ». Pierre-Marc de Biasi, La
Génétique des textes , Paris, Nathan Université, 2000, p. 8.
35 Cf. Jacob… , cit., pp. 121, 128 – 129.

185héros avait-elle à m’offrir pour m’aider à voir clair en
moi ? A coup sûr, ni les patriarches, ni les rois, ni les
prophètes, ni toutes les grande s figures de la légende ou de
l’histoire que les récits de ma mère m’avaient fait connaître. Ceux-là, quoique régulièrement évoqués dans les prières des jours de fête , ne jouaient plus pour moi
qu’un rôle de figurants muets ; je les sentais maintenant bien trop éloignés de mes préoccupations adolescentes. Heureusement, j’avais de puis longtemps découvert
quantité d’autres filières, et c’est dans une littérature
moins lointaine que j’allais chercher des modèles plus accessibles
36.

D’autres modèles, les modèles europ éens, par exemple, se greffent avec
un grand naturel sur les goûts en matière d’ expression de notre écrivain et, d’un
certain point de vue, sont plus conf ormes à la construction d’un roman en
harmonie avec la modernité. Joyce ? Dant e ? Proust ? Si l’auteur de la Recherche
a structuré son œuvre comme une cathédr ale, pourquoi ne pas suivre le même
schéma architectural ? 37 Certes, la synagogue serait le modèle le plus approprié,
la mosquée aussi, après tout, dans un texte situé en terre d’Islam, pourrait
convenir, sans oublier que la transforma tion d’une structure architecturale en
contrainte narrative permettrait de simplifier la complexité formelle. Le catégories des personnages, toutefois, s’accordent mal avec les catégories architecturales, bien moins souples et flexibles : Bénabou parcourt alors tout un espace littéraire
pour y trouver des modèles : Joyce qui avec son Ulysse renvoie, par association
d’idées, à l’ Iliade ou à l’ Odyssée , et ensuite Kafka, Dante, Wells, Conrad,
Flaubert, Nizan, Mallarmé et d’autres enri chissent une galerie où émerge l’image
de Raymond Queneau
38 avec un clin d’œil de sympathie à Perec 39 et une tape

36 Ibidem , p. 120.
37 Cf. ibidem , pp. 124 – 125.
38 Cf. ibidem , pp. 130 – 131.
39 « Ainsi sollicitée, ma mémoire n’en finissait donc pas de me fournir matière à griffonnages : elle
semblait inépuisable. Et même lorsqu’il m’arrivait – ce qui n’était pas rare – de solliciter à
plusieurs reprises un même fragment du champ lexical, je parvenais toujours à en extraire de
nouvelles récoltes. Je me sentais devenir semblable à ces vieillards qui n’en ont jamais fini de rédiger leurs dernières volontés, et qui éprouvent périodiquement le besoin d’ajouter un nouveau
codicille à leur testament. L’écriture, au lieu de me débarrasser du passé, ne faisait au contraire
qu’en réveiller des pans entiers, auxquels je n’aurais jamais spontanément songé. Un autre, plus assuré de la légitimité de son entreprise, se serait réjoui de cette abondance, qui manifestait, à tout

186amicale sur le dos de Bourdieu 40. Descartes, Schelling, Sc hopenhauer, complètent
le tableau du point de vue philosophique et tous ensemb le invitent le lecteur à
participer à ce banquet où richesse formelle et métaphorique occupent le haut bout
de la table. Dans l’intelligence de son hé térogénéité, à la frontière de ce qui a été
écrit et de ce qui le sera, Jacob, Menahem et Mimoun, une épopée familiale
n’ignore rien des logiques paradoxales qui animent l’Oulipo. Dans cette alchimie
littéraire, interprét ée comme une véritable source germinale où plonge et où fait
surface la diégèse, Bénabou perd sa pl ace centrale pour apparaître sous les
apparences d’un simple ‘ouvrier’ (d’ailleurs, à un membre de l’ Ouvroir convient
parfaitement le rôle d’ouvrier qui, pour me ner à bien sa tâche de descripteur, est
fasciné par tout ce qui est hypothétique ou éventuel) qui transforme tout ce qu’il a
reçu en un texte unique mais séquentiel dont il n’arrive pas à gérer les
proportions. Séduit et engagé, le lecteur est comme englobé da ns une magnifique
mise en abyme : comme si toute cette structure complexe n’était rien autre qu’un
simple épisode à l’intérieur d’une métamorphose encore plus vaste.
La construction du roman, parcourt donc une histoire non linéaire 41, non
prévisible, qui met en exergue la complexité du temps de l’écriture et de l’acte de lecture
42. Ceux-ci se tressent dans un uni vers de séducti on narrative d’où
émergent aussi bien les poten tialités de l’écriture que les lectures de l’auteur ; de
cette façon il peut s’identifier spéculai rement à son lecteur, donnant vie à une

le moins, une certaine acuité du regard rétrospectif . Pour moi, au contraire, je commençais à m’en
alarmer comme d’une prolifération maligne. Et j’ en venais presque à envier cet ami qui, à mon
déferlement de mémoire, avait un jour pu opposer, sur le ton du défi, un cinglant : ‘Je n’ai pas de
souvenirs d’enfance !’ » Ibidem , p. 225.
40 Cf. Ibidem , p. 105.
41 « Non, décidément, c’est à un modèle littéraire qu’il me faudrait, une fois encore (et comme
toujours), revenir. Pourquoi pas ces pages du Talmud que j’avais aperçues autrefois, entre les
mains de mon père, ou bien lors de mes passages d’été dans la grande bâtisse de l’école rabbinique ? Avec leurs lignes et leurs colonnes savamment réparties, leurs alphabets multiples,
elles donnaient à voir, d’un seul coup d’œil, cinq à six textes distincts. N’était-ce pas pour moi le
modèle idéal, celui d’un livre où seraient juxtap osées, ou plutôt entrelacées, plusieurs séries de
textes, différents et pourtant parents ? Je décidai de garder en tête ce schéma vénérable pour en
explorer plus à loisir les développements possibl es. J’avais le sentiment qu’il accroîtrait beaucoup
sa fécondité si je réussissais à le combiner avec d’autres, issus d’une autre tradition ». Ibidem , p.
133.
42 L’Oulipo a forgé la notion de ‘plagiat par anticipation’, Cf. Pierre Bayard, « Le plagiat par
anticipation », in Bruno Clément (sous la direction de) La Lecture littéraire , numéro spécial
« Ecrivains et lecteurs », février 2002.

187véritable phénoménologie de l’acte de lecture 43. Une potentialité
exponentiellement amplifiée par toutes les citations en exergue qui précèdent
chaque partie du roman 44, visant à démontrer que ce processus a lieu non
seulement à l’intérieur du texte mais aussi dans toutes ses pa rties périphériques —
que Gérard Genette appelle seuils et qui constituent le péritexte 45. D’où la
création d’un espace ultérieur, celui de la dérivation, de l’expansion au sens d’une
déformation potentielle qui peut être gr avée par une borgésienne bibliothèque de
la mémoire 46.
D’où vient qu’à la page 120 on n’ait pas encore trouvé le bout de
l’écheveau de cette épop ée que Bénabou invente et qui l’invente avec les
personnages et le lecteur ? Précisément du fait que l’auteur spéculairement et en
abyme partage avec ce dernier ses lectures. Ai nsi lecteur et écrivain plongent-ils,
chacun de son point de vue, dans un texte, y rêvent un peu, le mettent en rapport
avec d’autres textes, en tirent des frag ments et, – pourquoi pas ? – boivent un café
et s’ils en ont envie, fument une cigarett e. Bref, cette épopée qui est en train de
naître peut être manipulée au gré de chacun, ou presque. Ce ‘presque’ est important parce que tout se passe comme si les progrès accomplis pour la bâtir
étaient accompagnés par l’impossibi lité de suivre une seule voie.
Quelques pages plus loin la recherch e d’un modèle n’a toujours pas donné
de résultats, il faudrait commencer au moin s par un ‘qui’, un ‘où’, un ‘quand’ et

43 Norman Holland, Roland Barthes, Umberto Eco, mais surtout Wolfgang Iser avec son L’acte de
lecture , théorie de l ’effet esthétique , Bruxelles, P. Mardaga, 1985 et Michel Picard, La lecture
comme jeu , Paris, Éd. de Minuit, 1986, sont indispensables à toute recherche sur l ’acte de lecture.
Sur ces riches intuitions beaucoup d’autres chercheurs ont fondé leurs études. Il nous tient à cœur
de citer quelques uns des travaux les plus récents qui donnent une bonne explication des aspects
que nous sommes en train de traiter : Paul Bleton, Ça se lit comme un roman policier…
comprendre la lecture sérielle , Québec, Éditions Nota bene, 1999 ; Bruno Clément (Textes réunis
et présentés par), Écrivains , lecteurs , P.U. coll. La Lecture littéraire, Reims, 2002 ; Lucie Hotte,
Romans de la lecture , lecture du roman. L ’inscription de la lecture , Québec, Éditions Nota bene,
2001, Nathalie Piégay-Gros, Le Lecteur , Paris, Corpus Lettres, 2002.
44 Voici par exemple l’exergue qui précède le chapitre « Reprise » : Si l’on pouvait écrire l ’histoire
secrète des livres , et mettre en note les pensées et les intentions de l ’auteur tout au long du roman ,
combien de volumes insipides deviendraient intéressants , et combien d ’ennuyeuses histoires
captiveraient le lecteur !
W. M. Thackeray, Pendennis. Ibidem , p. 241.
45 Gérard Genette, Ed. du Seuil s, cit.
46 Cf. l’excellant essai de Lubomír Doležel, Heterocosmica. Fiction and possible worlds ,
Baltimore, John Hopkins University press, 1998.

188un ‘comment’ 47, mais comment dire la chroni que d’une mémoire anachronique,
une saga qui traverserait diachroniquement l’histoire des Juif marocains ? Et puis,
même si le problème topo-chronologique es t destiné à rester sans solution parce
que l’histoire ne connaît pa s de répit et continue à tisser sa toile complexe
enchevêtrant personnages, lieux et événemen ts. Reste toujours le problème de la
modalité à adopter. Et Béna bou, dans ce jeu tauromachi que avec son épopée se
demande de quelle épée il peut se servir : homonymique ? homophonique ?
diasporique ? œcuménique 48 ? Nous sommes ainsi parvenus à un noyau clé,
fondamental comme le plat de résistance qui décide de la réussite d’un banquet
raffiné :

Pour tout ce qui touchait au passé proche, je savais bien
quel serait mon plat de rési stance. Il tenait en trois
personnages. Trois : ce chiffre magique me semblait déjà
de bon augure. Très vite, comm e pour les patriarches ou
les mousquetaires de Dumas, je pris l’habitude de désigner familièrement ces trois-là par leurs seuls prénoms : Jacob, Ménahem, Mimoun. Mais ils repr ésentaient bien plus pour
moi que les patriarches ou les mousquetaires de mon
enfance. Contaminé que j’étai s (de plus en plus chaque
année) par la pensée païenne , je les voyais, ces figures
tutélaires, comme une triade de divinités dont les statues
se partageraient sans querel le ni empiétement le vaste
temple de la mémoire familiale, ou bien encore comme ces masques de cire que quelque s nobles romains disposaient

47 Cf. Jacob… , cit., p. 137.
48 Le personnage, peu expert en généalogie s’assigne des règles simples pour remonter aux
ancêtres. La première il la nomme ‘l’arme homonymique’. Selon ce critère les aïeux potentiels sont tous les juifs marocains qui portaient l’un des quatre noms de base, à condition qu’ils fussent
antérieurs à l’apparition de ces noms dans la famille. La seconde est ‘l’arme homophonique’,
considérant qu’un même nom peut apparaître, selon les époques, sous des formes, des orthographes ou des transcriptions diverses, toute ressemblance phonétique, même lointaine, avec
l’un des noms de base doit être prise en considération. Ainsi se constituer, autour du seul Bénabou ,
le personnage voit se former une nébuleuse de noms où figuraient, précédés ou non du Ben qui marque la filiation, des Abu, des Abo ou des Abbou , des Ebo ou des Ebbo , sans oublier quelques
rares Ebu. On pourrait alors introduire une troisième règle : ‘l’arme diasporique’. Compte tenu de
l’extrême mobilité géographique des juifs on peut étendre la recherche à d’autres secteurs du
monde juif. Evidemment là il s’agit d’un désir d’évasion pour rompre le trop long tête-à-tête
familial avec le Maroc. Voilà donc que ‘L’arme di asporique’ l’emporte et conduit d’une manière
quasiment naturelle, sur la voie d’un accessoire de chasse plus redoutable encore que tous les précédents : ‘l’arme œcuménique’. Compte tenu de la fréquence, dans les annales du judaïsme, des
conversions, contraintes ou volontaires, la recher che d’ancêtres peut être étendue au-delà de la
communauté juive. Pourquoi exclure des Abou islamiques ou chrétiens du cercle familial ? Cf. Ibidem , pp. 143 – 144.

189dans l’atrium de leur deme ure, et qu’ils exhibaient
fièrement dans les cortèges funéraires pour attester
l’ancienneté de leur souche. Mais il me fallait animer ces statues, redonner vie à ces
masques. Avec eux, je devais sortir du mythe pour pénétrer enfin dans le concre t de l’histoire. Certes, je
n’avais jamais eu l’occasion de les entrevoir, puisque tous trois avaient disparu avant ma naissance ; je ne connaissais
donc ni le son de leur voix, ni leurs attitudes favorites, ni
aucune de ces petites manies qui devaient faire de chacun d’eux, pour son entourage, un personnage unique. Ils étaient cependant les premiers de mes ascendants dont les
portraits n’étaient pas de pur e imagination. Je connaissais
avec certitude les trois visages, conservés sur de vieilles photographies couleur sépia – grandes comme des cartes
postales, elles n’adhéraient plus qu’à peine aux pages trop tripotées de l’album familial – que j’avais vainement essayé de faire parler
49.

Jacob, Ménahem et Mimoun : le gra nd-père maternel, le grand-père
paternel et le père de la grand-mère mate rnelle. Il ne s’agit pas de trois simples
personnages mais de héros insaisissables , avec leurs amours improbables, les mots
incertains, les blessures inguérissables, répa rtis sur la vaste éch elle de l’histoire
marocaine, ou bien, guettés, traqués et tal onnés par l’auteur dans des espaces et
des temps différents. Évoquer ces figures fondatrices de sa propre généalogie
revient à tisser une trame : chaque ge nèse est un processus, un mouvement, une
dynamique, par suite, une histoire. À ce poi nt le lecteur pourrait presque penser,
en se frottant les mains et en se lovant plus profondément dans son fauteuil si confortable et enveloppant : ‘nous y so mmes, enfin commence l’épopée’. Mais il
se trompe : la prodigieuse mémoire de l’auteur, la minutieuse collection de
données, de notes et de fiches ne font pas avancer d’un pas le ro man, au contraire,
elles l’entravent. Preuve que tout au long de ces pages l’auteur n’a fait que traquer
inlassablement chaque cellule de fiction, ch aque atome de lecture, réalisant de ce
fait un livre sur le néant. C’est ainsi que les gestes des ‘Bénabouyades’ s’éloignent
inexorablement de la concré tisation pour rentrer dans le s limbes des livres jamais
écrits ou jamais menés à conclusion.

49 Ibidem , pp. 163 – 164.

190
La raison gustative

Au delà de la proximité onomastique , entre Bénabou et Proust existent des
analogies recherchées et ou lipiennes. Notre ‘épopée’, cu ltivant l’art du souvenir,
s’inspirant presque d’une madeleine judéo-maghrébine, s’ouvre précisément sur
une saveur, sur la recherche de quelque c hose qui évoque toutes les saveurs de la
judéité :

Ainsi, la simple tasse de caf é quotidienne (ce rite d’après
repas auquel j’avais eu du ma l à me plier d’abord, mais
auquel je m’étais fait, comme à bien d’autres, au bout de quelques semaines seulement), dans la salle enfumée du Soufflot ou du Bar des Ursulines, ramenait immanquablement, quelque part au fond de mes narines, le parfum familier, mais désormais absent, du grand verre de thé à la menthe, dosé et sucré à point, que mon père préparait lui-même chaque jour, après la sieste, avec sa minutie coutumière, et qu’il aimait siroter avec moi en silence, dans le jardin, av ant de commencer Minha, la
prière de l’après-midi. De même , un repas pris à la hâte, le
samedi entre midi et une heur e, sur la terrasse bruyante et
mal chauffée d’un restaurant du Boul’ Mich’ (c’était presque toujours un self-service, La Source ou bien Le Capoulade, qui n’avaient pas en core été engloutis par la
vague récente des marchands de saucisses ou de hamburgers), convoquait aussitôt le souvenir, encore tout
proche, de nos robustes déje uners sabbatiques, de leur
apparat, et des péripéties minuscules auxquelles donnait lieu cette célébration hebdomadaire. Il fallait attendre, pour se mettre autour de la ta ble du patio (c’est ainsi que
nous appelions la grande pièce centrale) que la famille fût
au complet. Or il y avait souvent, parmi mes frères, des retardataires. Dès que le dern ier arrivé était installé, mon
père entamait la récitation des psaumes et prières du jour, tandis que ma mère allait faire à la cuisine ses indispensables préparatifs de dernière minute : vérifier
l’assaisonnement de la demi-douzaine de hors-d’œuvre qu’elle avait préparés depuis la veille, rajouter un peu de
cumin sur les betteraves ou les aubergines, quelques gouttes de citron sur les gros poivrons rouges grillés. Mais
elle tenait naturellement à être présente au moment le plus important, celui de la bénédict ion du vin et du pain. C’est

191pourquoi mon père avait pris l’ habitude, quand arrivait le
verset qui précédait de peu chacune de ces bénédictions,
d’élever ostensiblement la voix et de ralentir son débit, en
détachant avec soin les syllabes hébraïques ; familières (‘Ka-a-mour po-te-yah et ya -dé-kha…’). Ma mère, ainsi
avertie, se dépêchait de reveni r. Mais il lui arrivait parfois,
les nécessités de la cuisine la retenant plus longtemps que
prévu, de tarder à répondre à cet appel codé. Tout le
monde alors restait en suspens et mon père devait, dans un silence pesant, garder au bout des lèvres les derniers mots de sa prière. Ce qui le mettait d’assez méchante humeur : il n’aimait pas attendre. Fort heureusement, une fois franchi le cap des bénédictions, et les premiers hors-d’œuvre posés sur la table, tout repartait dans le brouhaha familial habituel
50.

Ce passage se trouve au début du roman, ce qui est particulièrement
révélateur car c’est là que se forme le noyau élémentaire de la narration liée au
Maroc de l’enfance et de la mémoire. Dans ce tableau où le s ouvenir se rattache à
la mémoire familiale, aux saveurs, aux odeurs, aux rites religieux, la diégèse évocatrice se définit exactement en relation avec les lieux, les personnages, les odeurs et les réminiscences
51. La connexion œuvre dans les deux sens : le

50 Ibidem , pp. 23 – 25.
51 Tout cela est décrit comme un réservoir d’images, de sens. Le personnage commence par se
remémorer de quelques objets de la maison parental e qui l’avaient un jour intrigué ou bien fait
longuement rêver : « le majestueux samovar de cu ivre ; les grands plats de faïence chinoise au
délicat décor de fleurs, de feuillages et d’oiseaux, qui ornaient les murs du petit salon bleu ; les
porte-couteaux d’argent, en forme d’animaux allongés, qui ne sortaient de l’armoire que pour être
astiqués et disposés sur la table en même temps que la nappe brodée et les grandes serviettes
blanches des soirs de fête ; le vieux sabre un peu rouillé, enveloppé à la diable dans une étoffe grisâtre, qui était destiné à procurer aux jeunes accouchées, sous le lit desquelles il était glissé, une
protection magique contre les attaques du mal ; t out un ensemble d’ustensiles de cuivre que l’on
n’utilisait jamais, comme ces encensoirs et ces brûle-parfum en cuivre ajouré, ou que l’on sortait en de rares occasions, comme ces flacons au petit vent re rebondi, au goulot long et étroit, que l’on
remplissait d’essence de fleur d’oranger, pour en asperger, certains jours, les invités ». Même
processus pour les odeurs qui, au délà du visible et de la forme, sont comme des feuillets déposés en amont tout au long du processus de remembre nce. Dans cette face caché de la mémoire voilà
donc surgir les âromes du four à pain ; l’odeur d’amande amère des petits pots de colle blanche ;
celle de la dafina (le plat fétiche du déjeuner du samedi), au moment où la mère « soulevait le
couvercle de la marmite pour vérifier l’avancemen t de la cuisson ; le parfum de coriandre qui,
chaque soir, commençait à imprégner la cuisine pendant que je grignotais, en compagnie de ma
plus jeune sœur, Esther, le pain et le chocolat du goûter ». Après les odeurs c’est la quête d’autres
détails, qui révèlent la rencontre dans le présent des temps passés, étanches les uns aux autres.
Voici alors une frénésie grandissante de classifier sur les bruits de la rue et ceux de la maison aux
différentes heures du jour et de la nuit, le nom des camarades, année après année, à l’école de l’Alliance, les adresses des oncles, tantes, cousin s et cousines de Rabat, les menus rituels des

192souvenir engendre le désir d’un mets part iculier et inversement. Dans un Paris
froid, humide et gris, toile de fond d’une vie estudiantine – qui veut résister à la
standardisation des fast food – partagée entre la belle bibliothèque de l’École
Normale et quelque cantine minable, un bistrot mal identifié ou bien une
pâtisserie anonyme du quartier latin (où l’on mange des fr ites industrielles, tièdes
et insipides malgré la moutarde, ou en core des gâteaux de vague inspiration
maghrébine qui devraient être à base de pâte d’amandes mais qui, en fait,
ressemblent davantage à du pl âtre avec un arrière-goût ranc e), la mémoire ne peut
ne pas se demander où s’est cachée la nourriture exquise aux ingrédients sans
doute simples mais préparée par les mains ma ternelles avec les plus grands soins
et une science ancestrale, dans cette terr e marocaine si riche de savoirs et de
saveurs :

Et moi, seul dans cette ville dont je découvrais les rues
sans odeur, les fruits sans goût et les samedis sans soleil,
trempant machinalement dans la moutarde les frites tièdes
et cartonneuses qui débordaien t sur mon plateau-repas, je
cherchais à retrouver, je ne sa is où au fond de mon palais,
un peu de la saveur des pommes de terre maternelles, que
quinze heures de cuisson à feu très doux, dans un mélange de viandes, de pois chiches, de blé et d’aromates, avaient
gonflées d’une sauce épaisse et pourtant fluide à la belle couleur de caramel. Parfois, pour éviter que le souvenir ne se fasse trop
importun, je préférais ne pas a ttendre qu’il se manifeste :
j’essayais de le piéger en devançant ses appels. Je croyais qu’ainsi je parviendrais à mi eux le contrôler. Mais le
résultat de mes ruses naïves était rarement celui que j’attendais. Ainsi ces beignets ou ces pâtes d’amandes que
j’allais dévorer dans une pâtisse rie tunisienne du côté de la
rue Saint-Séverin (je ne connai ssais pas, en ce temps-là, de
pâtisserie marocaine au Quar tier latin), comme remède à
ma mélancolie des dimanches soirs d’hiver, juste avant
l’heure de rentrer, sous la pluie, à l’internat du Lycée
Louis-le-Grand : dès la première bouchée, avalée chaque fois avec la même impatience gloutonne – comme si j’étais sûr que le miracle alla it enfin se produire –, il me
fallait déchanter. Je trouvais les beignets tièdes ou pâteux, et trop présent dans les prétendues pâtes d’amandes le

déjeuners et des dîners des jours de fête, etc., d’où l’émiettement de tout un espace jusqu’aux
extrêmes conséquences, c’est-à- dire, l’impossibilité de la description. Cf., pp. 200 – 201.

193goût rance des cacahuètes qui y avaient été abondamment
– et indûment – mêlées. Au lieu de s’apaiser, la sensation
de manque ne faisait que s’ aviver. Et ce qui occupait
aussitôt ma pensée, c’étaient les beignets brûlants, légers, volumineux et craquants de certains petits matins de septembre, dégustés après une nu it de veillée et de lectures
pieuses, ou bien toutes le s exquises préparations aux
amandes (petits rouleaux en forme de cigares, grosses dattes fourrées, macarons, cornes de gazelle) qui
revenaient immuablement, plusie urs fois par an, enchanter
nos innombrables réunions de famille. Quant à mes expériences, plus tard, av ec certains ‘restaurants
marocains’ (appellation qui gagnerait à être mieux contrôlée), leurs tajines, méchouis, kefta ou couscous,
j’aime autant, aujourd’hui encore, n’en rien dire
52.

Les pommes de terre cuites à petit feu ne sont pas les seules à nous faire
remonter aux ancêtres. S’y ajoutent aussi les gâteaux, surtout ceux, typiques, des
grandes réunions familiales : « La mémoire – dit Anne Muxel – est utilisée pour signifier un mode de ralliement à une ent ité collective : marquer la reconnaissance
d’une origine, s’inscrire dans une gén éalogie, se rattacher à une distinction
familiale en en perpétuant les attributs et les rites, ou encore se référer à un ensemble de valeurs communes »
53. Cet éloge des vertus des saveurs restées
indépendantes entre les murs domestiques montre que les souvenirs alimentaires
qui hantent l’auteur plus que toute au tre chose sont chargés de sentiments
d’appartenance identitaire.

Au commencement était le goût

Dans ce matériel narratif si varié et – malgré les apparences – si
minutieusement structuré, existent de ux fils rouges, deux trajectoires
interdépendantes qui permettent à la mémoire de relier les traces individuelles aux traces collectives : la re ligion et la nourriture. Comm e nous le disions tout à

52 Ibidem , pp. 25 – 26.
53 Anne Muxel, Individu et mémoire familiale , Paris, Nathan, 1996, p. 15.

194l’heure, ce roman est un vé ritable décalogue de la judéité : chaque repas, chaque
moment de convivialité, cha que mets est inséré dans le contexte d’une explication
non seulement anthropologique, philosophique ou ethnologique, mais encore et surtout diégétique et elle s’offre au lect eur comme un spectacle organisé et codifié
où le goût, l’image, le souvenir sont associ és dans la ritualis ation de l’acte de
manger.
Dans le monde juif, particulièrement , la convivialité est définie par un
échange, une communion qui vivifient une communauté qui depuis toujours s’est
sentie menacée
54. La bouche, lieu de l’oralité, est l’instrument de la parole et de
la nourriture. « La bouche, dit Roger Dadoun, s’ouvre pour l’aliment autant que
pour la parole : on peut imaginer un mo ment originaire – hypothétique, donc – de
l’acte culinaire qui relèverait du don et d’une collusion de la parole et de la
nourriture : la parole dit – chante –, l’alim ent matérialise – et esthétise – la parole.
Origine possible, et glorieuse, de la cuisine : dès lors que l’aliment est ‘dit’, il est, si l’on ose dire, ‘cuit’, c’est-à-dire arrach é à sa matérialité crue, ‘naturelle’, pour
prendre place dans un réseau de formes et d’échanges qui marquent l’entrée dans
la culture »
55.
Toutes les références gastrono miques permettent d’explorer un
inconscient, une mémoire collective et – en même temps – de tisser un récit avec la légèreté si chère à Quen eau et surtout à Calvino. Même maintenant le statut du
lecteur doit changer pour que ces précieux détails devienne nt lisibles, c’est-à-dire
identifiés et reconnus et donc lus et jugés avec plaisir. Encore une fois sous le
signe de la lecture Bénabou (se mettant s ous l’égide de Mallarmé dont le brûlant
désir de donner naissance au Livre ava it marqué une génération entière) évoque
l’enfance et les fêtes familiales : le chapitre ‘Livre’ – celui où la Torah bien s’accorde avec toutes les délices du palais – s’ouvre avec l’initiation à la lecture.

54 « De ce fait, le repas lui-même devient polysémique : il peut être vu comme un comportement
alimentaire avec une connotation socialisante (paradigme manger ) ou comme un comportement
social avec une connotation al imentaire (paradigme être ensemble ). Cette polysémie se traduit par
un même fonctionnement sur le mode de la participation, dans laquelle l’objet mangé est un
symbole de communauté, à la fois incorpor é (paradigme manger ) et partagé (paradigme être
ensemble ), c’est-à-dire incorporé par tous collec tivement ». Saadi Lahlou, Penser manger , Paris,
PUF, 1998, p. 126.
55 « La bouche d’Eros », in La gourmandise. Délices d ’un péché , Autrement, série
mutations/mangeurs, n. 140, novembre 1993, p. 58.

195C’est un exercice fondé non pas sur ces petits livres colorés et im agés, mais sur un
austère livre de prières dont les pages ont maintenu intact « un arôme de pot-au-
feu ou de patate douce cu ite sous la braise » 56. La mère se chargera de l’éducation
de son enfant en lui apprenant aussi à discerner les saveur s (là où le goût est
éveillé, même lire est plus facile : le goût est comme un sentier qui mène à la
sensibilité. En effet la tradition juive ve ut que les lettres soient d’abord tracées
avec le miel et ensuite sucées avidement par l’enfant) et à reconnaître tous les
aspects d’un univers où il soit possible de se refléter et s’identifier.

Cela tournait presque touj ours autour de problèmes
concrets, liés aux difficultés de l’observance religieuse quotidienne : comment les moindres actes de la vie – manger, boire, se laver les mains – devaient être l’occasion de prononcer une bé nédiction ; quelles actions
on pouvait accomplir sans violer le repos du shabbat ; quels aliments on pouvait absorb er pendant la Pâque. Cela
l’entraînait [la mère] souvent dans le récit de légendes
édifiantes où apparaissaient tantôt Satan, tantôt le
‘mauvais penchant’ (celui qui est en chacun de nous, et
dont il faut toujours se méfier), tantôt l’ange de la mort.
[…] Malgré leur fin heureuse, ces sombres histoires m’effrayaient. Je préférais le s séances où elle m’expliquait
les particularités de chacune des grandes fêtes. Je n’en
retenais d’abord que quelque s détails, que je trouvais
excitants comme des jeux : la pomme trempée dans le miel, à Rosh Hashana, qui garantissait que l’année serait douce ; les poulets rituelleme nt sacrifiés à Kippour, un
pour chaque membre de la famille, qui emportaient avec eux nos péchés ; à Souccoth, les repas pris pendant une semaine dans une cabane couverte de roseaux, construite dans le jardin ; les lumières allumées sur notre vieux chandelier de Hanoucca, et dont le nombre augmentait d’une unité chaque soir ; les masques qu’on taillait dans des feuilles de carton, et les crécelles étourdissantes qu’on
agitait, le jour de Pourim ; le grand plateau de cuivre,
chargé de denrées diverses, qui tournoyait au-dessus des
têtes le soir de Pessah, ou bie n, le même soir, les petites
quantités d’eau et de vin que l’on versait alternativement
dans une bassine à mesure que l’on évoquait chacune des
dix plaies d’Egypte. Le plus souvent, nous nous interrompions vers cinq

56 Jacob… , cit., p. 50.

196heures. C’était le moment du ‘troisième repas’, cérémonie
à laquelle mon père était tr ès attaché. Car, pour bien
marquer que le shabbat était une journée de délices, le
rituel prescrivait un repas s upplémentaire. Il prenait chez
nous la forme d’une légère co llation : quelques pâtisseries
(que ma mère avait préparées la veille) accompagnant le
verre de thé traditionnel. Une sorte de pieux goûter, en somme. Inutile de dire que j’avais un penchant marqué
pour ce judicieux commandement : en élevant la consommation de gâteaux à la hauteur d’une obligation religieuse, il tranchait agr éablement sur l’inépuisable
engrenage des interdits sabbatiques
57.

Il faut dire tout d’abord que l’alimen tation obéit aux lois très strictes du
kasherùt , qui signifie ‘être apte’ et donc ‘licit e’ ; en résultent la distinction entre
aliments purs ( kasher ) et impurs 58, et, par suite, des règles alimentaires encadrées
dans un contexte très vaste qui représ entent – au moins en partie – la
réglementation qui règle la vie de chaque Juif. Il n’y a rien d’original dans
l’affirmation que les anthropologues ont révé lé les rapports profonds qui relient la
culture, la société et l’individu à la ga stronomie, au point que celle-ci a été
présentée comme la voie royale pour la compréhension des cultures. Elle est un
langage, un système de classification et un champ d’expression à la fois de
l’imaginaire et des rites 59.

57 Ibidem , pp. 93 – 94.
58 Les juifs ont codifié leur nourriture avec des lois rigoureuses, restrictives et prohibitives,
inscrites dans un système législatif qui régit le s rapports humains au sein de la communauté,
comme si les règles alimentaires étaient inhérentes dans le système social. La nourriture représente
donc un véritable code social et moral. Les règles alimentaires sont inscrites dans les textes sacrés
où le peuple juif enregistre une perception de l’univers, une cosmologie qui s ’ajoutent à une
histoire, une éthique et aux détails de la vie quotidienne. Nous renvoyons à A. Memmi, W.
Ackermann, N. Zoberman, « Pratique religieuse et identité juive », in Revue Française de
Sociologie , avril-juin 1973, t. XIV, 2, pp. 242 – 270 ; Massimo Salani, A tavola con le religioni ,
Bologna, Edizioni Dehoniane, 2000 ; Riccardo di Segni, Guida alle regole alimentari ebraiche ,
Roma, Edizioni Lamed, 1996 ; à l’essai de di Mary Douglas, « Deciphering a Meal », in Implicit
meanings. Essays in Antropology , London, Routledge and Kegan Paul, 1991, pp. 249 – 275 ; et
enfin à Mary Douglas, « Les st ructures du culinaire », in Communications , n. 31, 1979, pp. 145 –
170.
59 Jean-Jacques Boutaud affirme : « Une sémiopragmatique du goût peut donc se prévaloir d’une
dimension réellement pragmatique dans la mesu re où elle replace l’analyse du signe et des
processus de signification (compétence sémiotique ) non seulement dans le cadre d’une relation
intersubjective entre instances de communication (pragmatique de l’énonciation à travers le
message) mais dans un cadre d’énonciation sociale où valeurs, normes et représentations constituent la forme à la fois déterminante et négociée de la relation à l’objet ».

197Le calendrier juif prescrit au l ong de l’année six jours de jeûne 60 auxquels
sont associés les rites re ligieux les plus importants. Ceux qui nous touchent de
près, parce que plusieurs pages y sont consacrées, sont sûrement Yom Kippur (ou
jour du grand pardon, à la fin d’une longue période de pénitence, de méditation et
de recueillement spirituel 61) e t l a f ê t e d e Pourim . Ces jeûnes sont précédés ou
suivis par des banquets pantagruélique s qui programment pour chaque fête un
rituel gastronomique : manger ensemble signifie faire corps avec la festivité et communiquer avec les autres dans les rites qui amènent au sacré
62. L’abstinence
devient ainsi complémentaire de l’opulence et la nourriture ne représente plus la
satisfaction d’une pulsion charnelle et pr osaïque mais un plaisir qui guide et
récompense, se revêtant ainsi d’une va leur métaphysique qui conjugue le corps
avec l’esprit, le réel avec le mythique, l’Homme avec Dieu.
Célébrer le shabbat , circoncire un enfant, réciter une prière, chanter un
poème liturgique, respecter tel ou tel autre commandement, étudier et commenter les pages du Talmud, ne signifie pas seulement être enraciné dans un humus
socio-religieux, mais aussi posséder un précieux bagage de mémoire tant
individuelle que collective : les peuples, tout comme les hommes, ne peuvent ne
pas vivre en paix avec leur mémoire. Shabbat : une journée dé licieuse, dont le
souvenir est récurrent.

Lorsque mon père revenait de la synagogue, il faisait déjà
nuit. Le reste de la famille ne tardait pas à arriver, le cérémonial du dîner sabbatique pouvait commencer : la
bénédiction du vin dans la coupe d’argent qui faisait
ensuite le tour de la table et où chacun de nous trempait les lèvres ; la bénédiction de s deux gros pains ronds, sur
lesquels mon père prélevait des petits morceaux qu’il trempait dans le sel et distribua it à tous ; et l’invariable
menu : bouillon de poule aux vermicelles grillés, poisson

« Sémiopragmatique du goût », in Internationale de l ’imaginaire. Cultures nourritures , n. 7,
Babel, Maison des cultures du monde, 1997, p. 56.
60 Cf. Joëlle Bahloul, « L’appétit vient en jeûnant », in La gourmandise. Délices d ’un péché , cit.,
pp. 50 – 53.
61 Cf. Levitico 16 : 29 – 31, 32 : 27 – 32.
62 Cf. Leïla Messaudi, Mohamed Messaudi, Traditions et coutumes des communautés musulmanes
et juives , Casablanca, EDDIF international, coll. ‘L’art de vivre marocain’, 1981, surtout les pp.
198 – 200 e 203 – 206.

198aux piments rouges et aux pois chiches 63.

Bénabou, avec son épopée où s’harmonisent religion, littérature, boissons,
mets, odeurs et saveurs, milite pour la r econnaissance officielle du rôle du goût
tout à la fois comme le meilleur exercice pour la mémoire et comme langage universel qui permet de comprendre les autres et d’ouvrir une fenêtre sur un
monde qui, lui, ne manque nullement de saveur. Instance gourmande et
foisonnante, telle est, par exemple, cette description de repas pascal où, dans
l’implicite fonction de cérémonie, la nourriture incarne une riche somme de
symboles représentative d’une mémoire collective. Il ne s’agit pas, comme on s’y attendrait, de la description du repas, ni du contenu de ce tte mémoire, mais de tout
ce qui est autour, ramenant ainsi le lecteu r dans l’univers diég étique que l’auteur
désire lui montrer :

C’était généralement à la fin de nos longs dîners de Pâque.
L’ambiance soudain se détendait. On avait bu en riant – et en s’appuyant, comme il se doit, sur le coude gauche – la dernière des quatre coupes de vi n rituelles. On avait épuisé
le cycle des prières et des chants, y compris celui que
j’aimais tout particulièreme nt (‘Un chevreau, un chevreau,
que mon père m’a acheté pour deux pièces’), qui ne se chantait qu’en arabe et dont on reprenait en chœur le
refrain. Les neveux s’étaient, depuis longtemps déjà,
endormis en pleurnichant doucement dans les bras de leur mère. Mon père, dégagé désormais de toutes les tâches religieuses qui avaient depuis l’aube empli sa journée,
heureux, se sentait enfin disponible. Sur un mot, une allusion de mon frère aîné, il s’animait. Sa mémoire s’emballait. Il remontait vol ontiers jusqu’à l’époque de
son enfance ou de sa jeunesse et , très vite, il était amené à
évoquer quelques souvenirs des heures les plus sombres.
De ses propos surgissait pour moi un univers encore inconnu : des personnages, des événements, des rites, dont ma mère n’avait pas jusque-l à jugé bon de me parler
64.

Ici la nourriture agit comme une vé ritable métonymie du monde : non
seulement elle vivifie le projet scriptural tant de fois interrompu et tant de fois

63 Jacob… , cit., p. 90.
64 Ibidem , pp. 189 – 190.

199remis sur le métier, mais elle est aussi au centre des rapports familiaux, religieux,
psychologiques 65. C’est précisément sur le souv enir de cette convivialité que
s’ouvrent à tous les coups des chantiers nouveaux, le travail de l’écriture et de la
mémoire peut se prolonger, s’amplifier, se ramifier et se compliquer imprévisiblement. Pourtant, de manière entièrement provisoire, comme cela lui
sied tout à fait, Bénabou ne se contente pas d’interroger son épopée. Au contraire
il se laisse interroger par celle-ci sur ses lectures, se s méthodes, ses certitudes.
Une chose est sûre : grâce à Jacob Ménahem et Mimoun notre goût est devenu
plus juif, plus marocain, plus polyphonique.

65 Cf. Gian Paolo Biasin, I Sapori della modernità. Cibo e romanzo , Bologna, il Mulino, 1991.

200Quand derrière un parachutiste se cach e un cuisinier, ou l’analyse du
personnage dans Méfiez-vous des parachutistes de Fouad Laroui

Parfois, pendant que l’on analyse tel ou tel aspect d’un roman, il arrive de
s’apercevoir que d’autres voies aussi mérite raient d’être parcourues. Ainsi, à deux
ans d’intervalle, l’occasion se présente de revisiter les pages du roman de Fouad
Laroui Méfiez-vous des parachutistes 1, de redécouvrir une à une des péripéties
parfois invraisemblables, de rencontrer à nouveau ces personnages, d’écouter ce
qu’ils disent et ce qu’ils font ; ainsi, encore une fois, ils se présentent avec leur
langage, leurs traits, leur vision du monde et, avec complicité, ils invitent le
lecteur à se glisser dans leur jeu. Observ ateur attentif et écrivain plein d’humour,
Laroui a signé un pacte avec la société ma rocaine: celle-ci lui offre des instants,
des mots, des personnages, des événements anodins et destinés à l’oubli, des
zones d’ombre situées dans les sphères aussi bien politique et collective qu’individuelle, et lui, il se les approprie pour les fondre dans une histoire
protéiforme, subtile, aérienne, capable de s’insinuer avec ironie dans l’esprit du
lecteur.
Ne nous étonnons donc pas que Laroui pa sse à travers le filtre de cette
diffraction de la particularité marocaine pour atteindre la caté gorie généralisante
de la ‘raison maghrébine’. Certes, l’au teur connaît bien les personnages dont il
parle, auxquels il donne la parole, dont il écoute les silences en donnant vie aux
figures qui sont si bien des archétypes qu’ils trouvent un écho chez tout lecteur,
marocain ou non, qui ainsi, fa isant abstraction de l’ironie ou de l’aventure
narrative, les sent vrais, les sent proches de lui. D’un côté le Maroc est interpellé,
avec une truculente ironie, dans ses valeurs les plus élémentaires , dans ses vices et
dans ses vertus les plus profondes, les plus enracinées, d’un autre la fiction
s’appuie sur des problèmes d’écriture, dont la solution permet d’organiser

1 Paris, Julliard, 1999.

201l’espace, le temps, les personnages avec leurs émotions, leurs désirs et leurs
drames nécessaires 2.
Laroui bâtit des personnages qui sont une sorte d’‘encyclopédie’ où se
donnent rendez-vous non seulement des pol iciers corrompus, des politiciens
véreux, des filous et des benê ts en tout genre, mais au ssi des gens d’une parfaite
bonne foi, d’une transparence désarman te dont les aventures essayent de
communiquer un sentiment plus pur, plus lége r de l’existence. Ainsi, s’esquisse en
filigrane une identité, peinte avec une truculente ironie, dans ses valeurs les plus élémentaires, dans ses vices et dans ses vertus les plus profondes, les plus
enracinées. Il en surgit un univers trop va ste, trop complexe et l’auteur transmet
au lecteur la conscience qu’il est im possible d’en donner une interprétation
unique. A partir de ces considérations a co mmencé à se frayer son chemin le désir
d’enquêter sur le statut du personnage, su r son image, sur son parcours, fragmenté
en des séquences dont la logique, comme da ns le cube de Rubik, n’apparaît qu’à
la fin. Regardons de près les acteurs représentés dans Les dents du topographe
3,
De quel amour blessé 4, Méfiez-vous des parachutistes 5, Le Maboul 6 et dans le
dernier La fin tragique de Philomène Tralala 7, il n’y a pas de doute : ils
possèdent, souvent, des vérité s que même le narrateur se mble ignorer. Laroui en
ceci est maître : avec une grande et discrète acuité il souligne le meilleur et le pire de chacun d’eux, grâce surtout à sa curiosité pour les inexplicable s détails de la
vie quotidienne perçue comme à travers un kaléidoscope – ou un cube de Rubik –,
regardée par un œil qui veut en découvrir toutes les combinaisons et facettes
possibles.

2 Dans une étude précédente sur la construction de la protéiforme identité marocaine nous avions
trouvé une aide précieuse dans le mécanisme du c ube de Rubik : le jeu si à la mode dans les
années quatre-vingt. Nous avions rapproché le système des relations réciproques entre les
différents cubes des analepses et des prolepses qui gèrent la charpente diègetique pour discerner le
concept d’individualité. Cf. Rosalia Bivona, « Quando l’identità maghrebina è come un cubo di Rubik », in Etudes de littéreature française, belge et comparée offertes au Professeur Jean-Paul
de Nola , Castelvetrano, Angelo Mazzotta, 2004, pp. 85 – 99.
3 Paris, Julliard, 1996.
4 Paris, Julliard, 1998.
5 Paris, Julliard, 1999.
6 Paris, Julliard, 2001.
7 Paris, Juillard, 2003.

202
Un don tombé du ciel

Le roman Méfiez-vous des parachutistes s’articule sur deux personnages-
pôles diamétralement opposés : l’ingénieu r Machin et Bouazza, le parachutiste
qui, un beau jour, lui tombe sur la tête. Sur cette base l’auteur compose graduellement une phénoménologie de l’ir onie, aussi bien sur un plan formel-
scriptural qu’existentiel et identitaire. Si l’on veut calculer en gros leur ‘poids
narratif’ il est hors de doute que le premie r occupe plus de pl ace que le deuxième,
mais sans le deuxième le roman ne pourrait pas exister : Bouazza est à Machin ce que le génie de la lampe est à Aladin, sa uf qu’il ne lui proposera pas les fatidiques
trois vœux. Machin est le personnage pathé tique qui incarne le s ‘vraies’ valeurs
du roman, c’est-à-dire la bonne foi, l’honnê teté, l’amour ; il est la victime qui
mérite toute la compassion du lecteur parce qu’il doit son statut à sa façon d’être
irréprochable qui lui permet de ne pa s se laisser impliq uer par l’hypocrisie
générale. Mais est-il vraiment juste de penser que le plateau de la balance
diégétique soit plus lourd du coté de l’i ngénieur Machin ? Déjà le nom qu’il porte
ne plaide pas en sa faveur : comment un auteur peut-il choisir pour son héros le
nom de ‘Machin’ ? Comme s’il n’arrivait pas à bien se souvenir comment il
s’appelle au juste !
Quand on ferme le livre le souvenir de la lecture fait ressurgir une figure :
celle de Bouazza, et il ne peut pas en êt re autrement parce que, même si le titre
évoque la catégorie au détriment du spéc ifique, le roman n’ est dédié qu’à lui.
Conseiller au lecteur de se méfier ‘du’ parachutiste, en employant l’article défini
qui, comme l’affirment tous les manuels scolaires, permet d’indiquer un individu
déterminé, déjà connu, aurait été peu utile du point de vue parate xtuel parce que le
personnage est encore to ut à découvrir. Ce héros – si on peut l’appeler ainsi, car il
ne fait rien d’héroïque sauf de rester fi dèle à sa personnalité – est un être obstiné
qui, en un certain sens, détie nt aux yeux du lecteur des vérités collectives et il
arrive, évidemment, à l’influencer. Mais comment un être imaginaire peut-il
influencer un individu en chair et en os ? Vincent Jouve, sur le sillon tracé par

203Thomas Pavel 8, affirme que le personnage n’est jamais tout à fait irréel (un
personnage alternatif complet serait inimaginable) ni to ut à fait réel (parce qu’il
est une création), mais il se présente comme une image mentale remplie de signification, produite par l’interaction du texte et du lecteur. « Parfois, écrit
Roland Barthes, le plaisir du texte s’acco mplit d’une façon plus profonde (et c’est
alors que l’on peut vraiment dire qu’il y a Te xte) : lorsque le texte ‘littéraire’ (le
livre) transmigre dans notre vie, lorsqu’une autre écriture (l’écriture de l’Autre)
parvient à écrire des fragments de notre propre quotidiennet é, bref, quand il se
produit une co-existence »
9. Ceci est un point essentiel : Bouazza a la capacité de
transmigrer diégétiquement non seulement dans la vie de Machin, mais aussi dans l’esprit du lecteur.
Dans la scène au goût fellinien qui ouvre le roman, notre personnage
atterrit – avec tout s on poids et son parachute – sur la tête de cet ingénieur très
européanisé, rentré de France de puis six mois à peine, qui relate
ainsi l’événement :

Un jour, alors que je me promenais, un parachutiste
s’abattit sur moi. Il ne s’excusa même pas… Je
m’empresse de préciser que ce ne sont pas là des choses
qui arrivent tous les jours da ns ce quartier de Casablanca
où j’habitais alors. Mais, pour autant, je ne tire pas de cet événement le moindre motif de fierté. Il aurait pu tomber, c’est le cas de le dire, sur n’importe qui. Si j’avais quitté
ma maison une minute plus tôt, si le chat avait miaulé…
C’est ce qu’on appelle à proprement parler le hasard : la rencontre de deux séries indépendantes. Du moins, c’est ce que je crus sur le moment. Jusqu’à cette collision, nous ne nous connaissions pas, ce quidam et moi. Ce fut un moment assez gênant. Je me relevai en époussetant mes vêtements, comme on le fait dans les films, puis me tournai vers lui. Il avait la tête
entre les mains et pleurait à ch audes larmes. Jusque-là, je
n’avais jamais vu un homme pleu rer, sauf à la télévision,
quand un footballeur rate un penalty. Que fait-on, en présence de l’homme qui pleure ? Une femme, je crois que
j’aurais su : un bras passé autour du cou, quelques «

8 Cf. L’effet personnage dans le roman , Paris, Puf, 1992, p. 64.
9 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola , p. 12. Cité par Vincent Jouve, L’effet personnage dans le
roman , cit. p.

204allons… allons » murmurés d’une voix virile et néanmoins
tendre. Mais un para ? Botté ? Harnaché ? Moustachu pire
que Staline ? Finalement le chu cessa de sangloter, se releva en maudissant la terre entière et en treprit d’enrouler sa toile.
Tout cela peut paraître ass ez surprenant. Mais depuis six
mois que j’étais revenu au pa ys, j’avais appris à ne plus
m’étonner de rien.
10

Cet incipit est la clé de tout le roma n, le narrateur annonce comment
s’écouleront les mois suivants en co mpagnie de la paradoxale présence de
Bouazza ; ce qui ne signifie pas respecter une linéarité chronologique ; en effet la
diégèse est dynamisée par des analepses (re nvois aux événements précédents) et
par des prolepses (anticipations). A mi-ro man, après une série de vicissitudes et
une galerie de personnages, le narrateur – aussi bien pour mieux souligner que la
chute du parachutiste est l’arête diégétique à partir de laquelle rien ne sera plus
comme avant, que pour le distinguer des autres personnages – éprouve le besoin
de revenir sur cette scène :

Puis, vers la fin de l’hiver, se produisit cet événement
décisif. Le parachutiste ! Poum ! Sur le coin de la figure ! Et allez donc ! Il avait fini d’enrouler sa toile. – A propos, merci d’avoir amorti ma chute, me jeta-t-il par-dessus son épaule. – C’est la moindre des choses. – Je m’appelle Bouazza. – Machin. Certes, j’avais cessé de m’ét onner, depuis ce jour lointain
où j’avais frôlé la catastrophe nabokovienne de Tanger.
Mais tout de même, ce type qui tombe de la Lune… – Raconte ! ne pus-je m’empêcher. Un homme qui a une histoire à dire, à la demande générale, il lui faudrait être bi en sot pour ne pas l’étaler
comme un chewing-gum un jour de dèche. Il esquissa un
sourire, soudain important, soudain ayant mieux-à-faire. Renifla un coup, lustra sa moustache. – Je boirais bien un Or angina, annonça-t-il.
Voilà un homme qui sait ce qu’il veut, remarquai-je in
petto. Je lui proposai de venir finir un vieux fond

10 Méfiez-vous des parachutistes , cit., pp. 9-10.

205d’Orangina qui traînait chez mo i depuis l’anniversaire de
Tajeddine et il daigna. Nous nous dirigeâmes vers mon
appartement, curieux équipage. Il s’accrocha à mon bras, prétextant une douleur au genou, et comme il halait une traîne de quatre mètres de long, nous ressemblions à deux types qui se seraient ma riés par inadvertance
11.

Peut-être le lecteur pourrait-il aussi dire la même chose et prendre le
parachutiste bras dessus bras dessous comme s’ils étaient un couple de jeunes
mariés. Ainsi Bouazza s’enracine chez l’i ngénieur Machin et toute tentative de le
mettre à la porte sera vaine. Bouazza et Machin : un couple, comme l’endroit et
l’envers, la nuit et le jour : le premier es t rustre, envahissant, traditionaliste, plus
moustachu que Staline et c’est en cuisin e qu’il exprime le meilleur de lui-même
en préparant des mets rigoureusement marocains ; le second est un homme
cultivé, qui cite Nabokov, Fl aubert, Breton, Rembrandt et Yourcenar, qui a étudié
à Paris et habité à la Cité universit aire du boulevard Jourdan ; il préfère
l’autocontrôle à la dispute, boit de très occidentales Coca-cola ou Orangina et n’a rien contre les plats pré-cu isinés à réchauffer au micr o-ondes (voilà pourquoi chez
lui il n’y a même pas de sel) ; il voudrait ne jamais avoir à se heurter au désordre
fortuit des choses, il désire calme, transparence, honnêteté et il est la victime de ce
désir. Dans cette sorte d’alliance insolit e, le rôle de Bouazza consiste à vouloir
imposer à Machin une identité stéréot ypée : il a des préjugés inébranlables
12, il
chasse brusquement la secrétaire avec qui Machin venait de commencer un flirt et il lui propose comme future épouse sa cousine (la femme idéale : analphabète
mais qui sait cuisiner un magnifique c ouscous et une pastille aux pigeonneaux
13),

11 Ibidem, pp. 64 – 65.
12 « Il a des idées bien arrêtées sur tout, abso lument tout. Tenez, les Portugais… Bouazza méprise
les Portugais, on ne sait pourquoi. Alors les Portugais sont méprisables. Il n’en a jamais vu un, ne sait à quoi ils ressemblent, ignore où se trouve le Portugal. Qu’est-ce que cela peut faire, puisqu’il
connaît le fin mot de l’histoire ? J’abandonne les Portugais, malgré Pessoa, le plus grand poète du
siècle, malgré Magellan et Vasco de Garna, malg ré Camões. Passons à un autre problème, grave,
éternel : que veut la femme ? On a écrit des biblio thèques à ce sujet. Les amoureux fervents et les
savants austères ont sondé cette énigme, en vain. De grands hommes, au soir de leur vie, se sont
avoués incapables d’y répondre… Que n’ont-ils consulté Bouazza ? Il le sait, lui, ce que femme
veut : c’est un homme. Il consentira même à vous dresser un portrait de l’homme en question, qui
lui ressemble au poil de la moustache près, c’en est hallucinant. » Ibidem, p. 73.
13 « – Une salope s’est présentée ici il y a un quart d’heure, me dit-il. Maquillée comme une
abatteuse de chez Prosper, la cigarette au bec, en cheveux. Et une jupe ! On lui voyait carrément

206il arrive transversalement à mettre fin à sa relation avec Yto parce qu’il ne la
trouve pas convenable 14, il lui impose la djellaba, la mosquée 15, certains
programmes télévisés 16, certains amis, sa parentèle 17, bref tout ce qui fait partie
d’une normalité sémantiquement saturée au ssi bien du point de vue individuel que
collectif.
Or, le point de contact de ces deux normalités est son savoir-faire
gastronomique, voilà ce qui le fait de venir du point de vue sémantique un
personnage-signe dans le se ns d’une unité vivante du mi crocosme, mise en scène
par l’action narrative, capable de déterminer son iden tité grâce à la combinaison
d’une certaine quantité de tra its distinctifs – dont le fait de cuisiner, justement, est
le plus important –, qui n’ont pas de valeur indépendante et absolue mais
seulement combinatoire. Du point de vue narratif notre par achutiste est – pour
tout le monde, y compris le lecteur, sauf pour Machin, mais ceci fait
inévitablement partie du jeu narratif, – un héros positif. Ce dernier, exaspéré, a même recours à la police pour essayer de mettre fin à cette cohabitation forcée et
retrouver la solitude perdue ; mais la ruse ne produit pas l’effet désiré, la situation

les genoux, ma parole. Je l’ai chassée vite fait, tu pe nses bien, cette zoufria. De la fenêtre, je lui ai
versé un grand seau d’eau dessus, qu’elle n’y revienne pas.
– Mais… j’avais rendez-vous avec cette jeune femme !
– Ah bon ? Tu me déçois. Ecoute, ce genre de mousmée, c’est rien pour toi. Sois patient, mon frère. Ma nièce Leïla sera bientôt nubile, on te l’a ré servée. Elle sait déjà préparer le couscous et la
pastilla aux pigeonneaux. Et ne t’inquiète pas : elle ne sait ni lire ni écrire. La femme idéale pour
mon frère. Viens que je t’embrasse ». Ibidem, pp. 71-72.
14 « Bouazza s’aperçoit, naturellement, de ce qui se passe. Et tout aussi natu rellement, il faut qu’il
ait une opinion là-dessus. Il pourrait ne rien voir, ou, ayant vu, faire semblant, ou encore décider que ça ne le regarde pas. Il pourrait donc ne pas avoir d’avis sur la question. Mais non. Un soir, il
me tire par la manche.
– C’est haram , prononce-t-il de la voix de basse qu’il affecte lorsqu’il parle théologie.
Quoi, cette brute veut se mêler de la seule chose qu i égaye ma vie, le triangle Yto, le chat et moi,
ce film muet où passe un peu d’amour ? Il va m’assener du haram et du hallal , du licite et de
l’illicite, sous mon propre toit ? Je mugis, féroce : – Et ta sale gueule, elle est hallal ? » Ibidem, p. 160
15 Cf. Ibidem, p. 69.
16 « Allongé sur ce sofa qui est dé sormais plus le sien que le mi en, Bouazza regarde un film à la
télévision. Il saura bientôt si ledit film est ontologiquement bon ou mauvais, ou tout juste moyen.
L’idée que ce ne soit là que son avis, son impression, son point de vue, ne l’effleure même pas. Si
je prétends que la chose est un navet alors qu’il a découvert, lui, qu’il s’agit d’un chef d’oeuvre, il en déduit que je plaisante. Pas chien, il rit. » Ibidem, p. 73
17 « – Tu es un philosophe, mon frère. Quant à moi, je ne fais pas de politique.
(C’était la première fois que Bouazza me traitait de frère. J’aurais dû réagir et le jeter avec perte et
fracas dans l’escalier. Je ne le fis pas. J’alla is le regretter amèremen t) ». Ibidem, p. 66.

207évolue inopinément en faveur du parachutis te et l’inspecteur, plutôt que de le
déloger, prend l’ingénieur à part et, d’une voix basse, lui dit :

– Écoutez, vous n’êtes pas da ns votre tort, évidemment,
c’est votre maison, mais essay ez tout de même d’arranger
ça avec Bouazza, que diable ! Il vous a pris sous son aile, en quelque sorte, parce qu’il a vu que vous étiez tout seul.
C’est un homme au coeur grand comme son parachute, il ne demande qu’à vous être agr éable. Je trouve d’ailleurs
étrange, pour vous dire le fond de ma culotte, que vous
osiez vous plaindre d’un type comme lui. Vous avez vécu
trop longtemps à l’étranger. Il y a des gens, ils paieraient
pour l’avoir à demeure. Par exemple, c’est un cuisinier hors pair : avez-vous goût é ses sardines à la tchermoula ?
En plus, il a toujours le mo t pour rire et il tient son
ramadan ni plus ni moins qu’un autre. Moi, je lui donnerais ma soeur sans hésite r, si j’en avais une. Vous
devriez remercier Dieu tous les matins d’être tombé sur Bouazza. – C’est lui qui m’est tombé dessus. – Vous voyez : un don du ciel !
18

Tajine de poulet au citron

La narration est scandée par les mets que Bouazza prépare : tajine de
poulet au citron ou aux amandes, sardines à la tchermula 19, épaule d’agneau au
safran et au paprika, salade de pois chiches au cumin et zaaluk d’aubergines 20,

18 Ibidem, pp. 81-82.
19 La tchermula est une sauce pour assaisonner le poisson frit, au four ou bien cuit dans le tajine
avec des legumes. Pour la préparer il faut un bouquet de coriandre, sel, clous de girofle, ail, piment
doux en poudre, cumin, jus de citron et huile d’olive.
20 C’est une espèce de purée d’aube rgines, pour la préparer il faut 1 kg d’aubergines, 500 g de
tomates, 5 à 6 gousses d’ail, 5 cuillerée à soupe d’huile d’olives, 1 cuillerée à soupe de jus de
citron, 1 cuillerée à soupe de piment doux, 1 cuille rée à soupe de cumin, se l, 1/2 cuillerée à soupe
de poivre, olives noires et lamelles de citron co nfit. Mettre à cuire les aubergines coupées en gros
dés mais non pelées pendant 30 mn dans l’eau salée. Monder les tomates et les couper en dés. Les
mettre à cuire 5 mn dans une poêle avec huile, piment doux, cumin, ail, sel et jus de citron. Quand
les aubergines sont presque cuites, les égoutter et les presser pour en extr aire l’excédent d’eau et
les ajouter aux tomates. Ecraser le tout en remuant jusqu’à évaporation complète de l’eau, à feu
doux pendant 15 à 20 mn. Rectifier l’assaisonnement si nécessaire avec du jus de citron. Laisser refroidir et servir sur des soucoupes.

208tajine d’agneau à la courge et au miel, r’ghaïfs 21, couscous d’orge au lait et aux
fèves sèches ; l’intérêt ne s’épuise pas da ns la simple dénomination de ces plats ou
dans leur valeur anthropologique : ici convergent, comme nous allons le voir,
toutes les instances narratives. Le début de cette vie en commun est sanctionné par
un tajine de poulet au citron :

Pourtant le soir, quand je rentrai, il était là, occupé dans la
cuisine à confectionner un ta gine de poulet au citron.
– Dis donc, tu ne fais pas souvent la cuisine, toi, me dit-il. Il n’y avait rien, rien, ici. J’ ai dû aller tout acheter, même
le sel. Va t’asseoir au sal on, le dîner est presque prêt.
Il arrive un moment où il semble presque judicieux de
suivre la pente de moindre rési stance. Et puis, le fumet du
tagine… Bref, me voici atta blé avec Bouazza, à m’emplir
la panse. Tout de même…
22

L’ingénieur Machin a une façon trop occidentalement spartiate – et donc
myope aux yeux d’un marocain DOC co mme Bouazza – de voir les choses 23,
pour le premier la nourriture est secondaire, il suffit ne pas entendre un estomac
vide qui se plaint. Il r econnaît néanmoins la joie d’ un bon repas : l’arôme délicat
de ce tajine de poulet au citron le liera à son hôte tout au long du roman ; pour le
deuxième, au contraire, la nourriture est la mère et le père de toutes les nécessités.
En réalité notre parachutiste ne fait qu’oppos er sa façon d’être à celle de Machin,
d’où une très grande et ironique inquiétude vis-à-vis de ce qu’est l’identité dans sa
pure et dure réalité. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, ces tensions
sont contrebalancées par son extrême docilité et par l’adaptation rigide à un modèle ; ainsi la guerre entre les deux personnages n’éclate jamais. Sur ce fil
subtil se déroule toute la diégèse, tout au long de cette ligne se constitue le
véritable leitmotiv d’une identité en crise, capable seulement de se soustraire

21 Il s’agit de crêpes que l’on mange d’habitude pendant le mois de Ramadan pendant le f’tor, le
repas consommé pour rompre le jeûne.
22 Méfiez-vous , p. 67.
23 Par exemple, Bouazza n’a aucune consid ération pour les lectures de son hôte :
« … Tu ne lis pas les journaux ?
– Je lis Le Monde chaque jour.
– C’est quoi ça ? Journal français ? Ah… Très pra tique pour savoir ce qui se passe à Casablanca, au
coin de ta rue. Parce qu e, dis-moi, qu’y a-t-il au coin de cette rue, justement ? » Ibidem, p. 65.

209programmatiquement à elle-même, au point que le roman se termine sur un rêve
où Machin, après mille et une tentatives de sauvegarder son coin d’intimité, après
avoir subi le boléro des calam ités infligées en bonne par tie par son hôte, discerne
la seule solution : s’adapter, se lai sser docilement mode ler par les schémas
marocains qui imposent une fatalité résignée, une collectivité envahissante, une convivialité bruyante. Bref, il faut aimer le s autres, mais surtout « il faut aimer
Bouazza ».
Il faut en convenir, si notre parachutis te met en relation le début et la fin
du roman en transformant tout le texte en un champ de forces extrêmement riche c’est parce qu’il possède toutes les caracté ristiques du ‘bon’ personnage : il est le
caillot, le vecteur qui bâtit la structure na rrative, il est un inst rument indispensable
au développement diégétique, il est la clé de voûte du texte, il prend en charge les
lignes porteuses d’une intentionnalité narra tive. Mais quel est son statut ? Nous
disions tout à l’heure que le personnage prend une forme aussi autonome que
polyédrique seulement dans l’esprit du lecteu r, et il nous encourage à lire, dans les
premières pages du roman, ce que Machin dit pendant qu’il est interrogé par la police de frontière :

Ça veut seulement dire qu’on ne sait pas grand-chose des
personnages d’un roman, en fait on ne sait rien d’eux, hormis les renseignements que nous donne çà et là l’auteur. – Si j’écrivais un bouquin, a ffirma Tête-de-Veau en
fronçant le sourcil, on saurai t tout, absolument tout, sur
mes personnages. Y a qu’à tenir des fiches sur ces salopards. – Continue ! aboya Goebbels.
La nature ayant horreur du vide, le lecteur comble à sa
convenance les creux. Le jeu du désir et du manque est
l’essence de la lecture.
24

Effectivement tout auteur (et critique littéraire) a toujour s rédigé de très
précises et minutieuses fiches, mais cette vision des personnages est réductrice.
D’ailleurs il est nécessaire que les traits de Bouazza soient réduits à l’essentiel – presque comme une de ces silhouettes découpées sur du carton noir – pour en

24 Idibem, p. 14.

210montrer son aspect caricatura l. Ce personnage existe seul ement parce qu’à coté de
la figure de Machin il cr ée une série d’oppositions qui permettent au ressort de
l’ironie de déclancher toute une série d’interactio ns narratives.
Les deux personnages sont antithétique s et complémentaires : l’ordre de
Machin n’est que désordre pour Bouazza et vice-versa, tous les deux représentent
une Weltanschauung , tous les deux conduisent le lecteur tout au long des
sinuosités de la société marocaine et nous racontent les mille contradictions qui
l’habitent, l’enrichissent, la rendent passionnante ou insupportable. La diégèse
fonctionne ainsi : à tout équilibre de Machin s’oppose le dé séquilibre créé par
Bouazza, mais le contraire n’est pas pos sible ; celui-ci, en effet, garde son
imperturbabilité désarmante, dans la profonde conviction que n’importe quel
discours, bien que très clair et très sé rieux, n’est rien d’au tre qu’un fatras de
plaisanteries amusantes. Ainsi, voici le ré cit de sa réaction à l’invitation explicite
de s’en aller :

Regarde-toi, Bouazza. Le vendredi, tu mets ta djellaba
blanche et tu vas, débordant de componction, montrer ta bobine à la mosquée. Pourquoi ? Tu crois en Dieu ? Mais Dieu croit-il en toi ? Peut-il croire en quelqu’un qui va à la mosquée parce que les ornières sont déjà creusées et qu’il
suffit de se laisser rouler comme un tonneau ? Quand il n’a pas plu depuis lurette, tu te joins à des processions
psalmodiantes comme si Dieu pouvait être plus sensible
aux suppliques d’un crapaud qu’à l’hymne aux grenouilles
du Rigveda. Quelques génuflexions et tu crois être quitte.
Marionnette ! Ceux qui doutent, ceux qui pleurent, ceux
qui se réveillent en sursau t la nuit, les stylites, les
renonçants, voilà des croyances dangereuses et authentiques. Que fais-tu la nuit, Bouazza ? Tu ronfles ? Tout juste. Pour parler ton langage délicat : fous le camp. Va-t’en. Mets les voiles. Montre-moi la semelle de tes chaussures. Je ne veux pas de ta fraternité baveuse. Voilà ce que j’aurais voulu di re au parachutiste. Mais en
quelle langue ? Je pense tout ce la dans celle de Voltaire,
mais les seuls mots de français que Bouazza comprenne sont : penalty , corner, parking et striptease. Alors j’essaie
de m’expliquer dans son patois . Je cherche mes mots et je
n’arrive qu’à baragouiner quelque chose comme : – Moi pas très content. Toi t’en aller. Ce qu’il pare d’un grand éclat de rire et d’un bisou goulu.

211- Mon frère est tellement drôle. Je vais te faire un tagine
poulet aux amandes. 25

Ces deux dernières phrases représentent toute la saine naïveté de notre
parachutiste – mise en re lief par l’opposition avec le discours complexe et
philosophico-téologiquement bien articulé de Machin – qui résout n’importe quel
problème avec l’arme gastronomique : il su ffit d’un succulent ta jine de poulet aux
amandes et personne ne pourra le mettr e à la porte. L’acte de cuisiner est
réductible à une fonction, à une qualificati on permanente qui il lustre, décline,
articule le personnage. D’au tres scènes de ce genre donne ront une forme concrète
à des situations-clé de la diégèse et vice -versa, c’est-à-dire : tel met transmettra,
dans un certain sens, une certaine vale ur à Bouazza dans une perspective non
seulement littéraire, mais aussi soci ologique. D’où une ci rcularité et une
redondance puisque l’aspect gastronomique non seulement ‘double’ l’épaisseur du
personnage mais il est aussi susceptible de donner vie à un rôle thématique au sein
de la diégèse.
Toute la communication passe ainsi par le développe ment de la figure de
cet hôte non désiré qui devi ent la base de l’information narrative justement parce
que sa réalité est incarnée dans la narrati on. Il apparaît de l’extérieur, le texte
rapporte ses paroles et ses actions mais dissimule ses sentiments, c’est un
personnage ‘creux’ : au lecteur la tâche de le remplir, d’en déchiffrer la vérité et
d’en synthétiser les différent s aspects en suivant au fur et à mesure le déroulement
narratif, produisant ainsi une sorte de rétroaction de ce qui vient d’être lu sur ce
qui est encore à lire.
Qui est Bouazza ? D’où vient-il ? Comment est-il fait ? A toutes ces
questions l’auteur répond brièvement et allusivement. Bref, la description
physique est réduite à l’essentiel, aucune introspection, parce que le narrateur se
sert de lui comme un instrument au servic e de situations métaphoriques. En effet
il faudrait se demander non seulement jusqu’ à quel point il est le produit de la
fantaisie de Fouad Laroui mais aussi jusqu’ à quel point il représente la tradition
marocaine, avec ses qualités et ses défauts. Bouazza obéit aveuglement à des

25 Méfiez-vous… pp. 76-77.

212règles comportementales et socio-culturelles ; tous les personnages, à vrai dire,
sauf peut-être Machin qui en beaucoup d’occasions n’est pas dans son élément 26,
ont en commun une indéfectible maroqui nité vigoureusement réprimandée. Ce
patrimoine commun, acquis in utero ou refusé, constitue un lien qui les unit tous
et les emprisonne à la fois. Sur ces paradoxes se fonde l’originalité de l’écriture de
Laroui car il essaie de rendre visible ce qui ne l’est pas et son ironie s’appuie aussi
bien sur une culture d’origin e – qui parfois s’accorde ma l avec les façons de faire
et de penser, peut-être pas forcément meilleures mais de toute façon plus « modernes » au sens de plus occidentalis ées, voire plus francisées – que sur la
nature et la struct ure des personnages.

Les quatre saisons

Selon Thomas Pavel le monde narra tif se situe su r trois niveaux
27 :
sémantique, structural et pragmatique. Si l’on applique ces critères à notre
Bouazza, il sera aisé d’affirmer que du point de vue sémantique il est chargé de
sens non seulement à l’intérieur de l’ engrenage narratif, mais il incarne
certainement un haut degré de réalité coll ective ; du point de vue structural il agit

26 Surtout du point de vue linguistique, comme nous l’avons déjà souligné en citant le morceau
précédent ; pour une illustration plus ample nous re nvoyons au chapite ‘L’individu et son langage’
pp. 90-101, dont nous citons un extrait particulièrement significatif : « – Aurais-tu compris,
Bouazza, que je n’ai pas de langue maternelle, que c’est une blessure béante et que c’est peut-être
cela qui m’empêche de me fondre dans la chaude unanimité bouazzique, dans le rassemblement
des corps d’où rien n’émerge ? Ça m’a coûté, mais j’arrive désormais à le formuler, ce malaise. Je
ne savais pas. Certaines situations… Enfant, je me sentais vilain petit canard. On me canardait, de
cailloux et de projectiles divers, dans la rue. On m’ appelait le Français… Essaie d’être populaire à
Fquih Ben Salah ou à Kasbah Tadla, avec un tel surnom… Je n’ai que des secondes langues.
Une nuit, je fus attaqué à Casablanca, du côté de la gare, par un homme armé d’un couteau qui
s’empara de ma sacoche et détala. Je le poursuivis en hurlant : « Au voleur ! Au voleur !» Il coupa à travers un marché finissant ou commençant, je ne sais plus. Des ouvriers étaient occupés à
charger ou à décharger des cargai sons… «Au voleur ! Au voleur !» Ils me regardaient, stupéfaits.
Quoi ? Qu’est-ce ? Finalement je récupérai ma sacoche que le voleur, à bout de souffle, me jeta au visage avant de se fondre dans la nuit. Ayant enfin compris de quoi il retournait, les ouvriers
(c’était peut-être toi en vingt exemplaires) me firent asseoir et m’offrirent du thé. « Ecoute, me
dirent-ils, la prochaine fois, crie quelque chose d’autre car oufouleur ! oufouleur !, non ça, on ne
connaît pas ». Pourquoi n’avais-je pas hurlé en marocain ? Parce que, je le découvrais à l’instant,
tremblant et en nage, ce n’était pas ma langue maternelle. » Méfiez-vous , p. 90. Cf. Aussi les pp.
46-47 et 77.
27 Cf. Univers de la fiction , Paris, Ed. du Seuil, p. 75

213aussi activement à l’intérieur de la diégès e parce que sa ‘valeu r’ est augmentée par
l’opposition avec Machin, l’association avec d’ autres acteurs et par les situations à
l’intérieur desquelles il se meut ; et en fin, du point de vue pragmatique le lecteur,
de façon subjective, peut le percevoir par les différe nts degrés de maroquinité
qu’il représente, poursuivant ainsi vers une méta-lecture qui tend à perfectionner
et compléter cette figure du point de vue imaginaire.
Ces critères semblent avoir l’ambiti on d’enfermer dans des diagrammes
uniformes les bonds et les galipettes les pl us imprévisibles de la narration ; en
effet ils ne sont pas applicables rigoureu sement parce que le personnage n’est pas
comme le maraîcher qui cultive pour cha que saison un légume différent : chez lui
toutes les facettes coexistent et agissent, peut-être pas toujours avec la même intensité, mais il est difficile de trouver une seule composante au détriment des autres. Pourtant, même si la comparaison peut sembler insolite et en contradiction avec ce que nous venons d’affirmer, il nous ti ent à cœur de cult iver cette idée et
d’imaginer notre parachutiste, en bon cu isinier qu’il est, attentif aux quatre
saisons, en syntonie avec le maraîcher, obé issant au rythme de la fertilité qui
détermine la prédominance de la dynamique et donc de l’évolution diégétique. Il
tombe sur la tête de Machin vers la fin de l’hiver (rencontre scellée par le fameux
tajine au citron), un mois plus tard, donc au printemps, Machin essaie avec l’aide
de la police de le mettre à la porte (et le commissaire évoque et célèbre les
sardines à la tchermoula), en été (le text e parle de vacances) voici les vicissitudes
du cousin Samir (tajine d’agneau à la courge et au miel)
28, ensuite l’histoire très
complexe de l’engouement pour Yto, tr essée avec différentes analepses et
prolepses où est d’abord mis en scène le mariage avec Nour (l’ex femme de
l’ingénieur Chifoune qui habite dans le même immeuble) et ensuite sa
répudiation. Bouazza, l’invité-surprise, de viendra le cuisinie r, le maître de
cérémonies, l’homme à tout faire, le courtier , le printemps et l’hiver de Machin ; il
couvre l’espace des quatre saisons où chac une a son plat typique aussi bien du
point de vue gastronomique que diégétique.
Le patrimoine culinaire marocain av ec ses goûts et ses arômes est une
valeur qui doit être privilég iée et sauvegardée : la cuis ine est un art qui produit des

28 Cf. Méfiez-vous… , p. 104.

214merveilles, la nourriture est une fable pa radigmatique et aventureuse et il suffit
d’une petite dégustation pour se retrouver su r des sentiers aux implications
infinies. Ainsi le poulet ou l’ag neau cuits dans le traditionnel tajine en terre cuite,
unis aux épices et aux légumes, ou bien aromatisés avec un savant mélange
d’aromates qui fondent dans l’huile d’oliv e, associant ainsi les nuances du cru et
du cuit 29, deviennent clairement lisibles et éclairent les catégories des
personnages qui sont principalement de de ux sortes : ceux du côté de Machin et
ceux du côté de Bouazza, ces derniers étant naturellement les plus nombreux 30.
Bouazza est l’arête de cette bipartition : da ns sa transparence et sa spontanéité il
est communicatif, naïf et donc convivial. Chez lui il n’y a rien de mécanique, de
formel ou de rhétorique ; il prépare volontiers de bons petits plats pour des gens que Machin n’aime absolument pas et qui, tôt ou tard, lui causeront des
problèmes. Il semblerait presque que Lar oui charge ses protagonistes de mener à
bien une grande mission : conclure des tra ités de paix avec l’existence et déclarer
la guerre au reste du monde. Le parachutis te gère l’antithèse avec l’ingénieur
grâce aussi à une localisation territoriale : sur la base de son rôle et de sa fonction
il est dans la cuisine où non seulement il « plume touille, mitonne, réchauffe, grille, brûle »
31, mais surtout il séduit, charme , intéresse par son habileté
gastronomique 32 ; la nourriture n’est pas seul ement une condition sémantique
mais aussi pragmatique. Au contraire, il m ontrera une vive aver sion pour la petite
Yto dont Machin était tombé amoure ux et il entravera toute sorte de
communication et donc d’interaction culinaire.

29 Cf. l’étude de Claude Lévi-Strauss, Mythologiques : Le cru et le cuit , Paris, Plon, 1964.
30 Cfle chapitre « bruits de babouches », Méfiez-vous… , pp. 143-148.
31 Ibidem, p. 133.
32 Parmi les nombreux exemples qui vont être objet de notre analyse, le passage où Machin reçoit
la visite d’une cousine lointaine avec son amie Chouchou nous semble particulièrement explicatif.
Les deux filles voudraient se fauflier dans la cuisine pour préparer une harira . Bouazza, au lieu de
voir son espace menacé, comme on aurait pu le penser, est heureux, il caresse tout de suite ses
moustaches irsutes et … « Chouchou cagneuse et huileuse lui emboîta le pas, j’eus à peine le
temps de m’effacer. Elles me crièrent, des environs : – On va te faire une harira !
Oh ! Et Bouazza ? Chasse gardée, la cuisine, si on ne s’abuse ? Mais non : revenu du marché, il se
réjouit de l’intrusion, sans doute n’en était-ce pas une pour lui, sans doute ne connaissait-il même
pas ce mot. Il fit mille salamalecs, échangea quelques trucs culinaires avec ces dames, le zeste de
citron, le coup du. poignet, faut-il écosser les pois chiches. Puis ayant mis un poisson au four, il se
mit à frôler Chouchou. Poilue comme je les aime, me souffla-t-il en passant ». Ibidem, p. 175.

215
Affaires de coeur

Bouazza a une façon sournoise et sinueuse d’interférer dans les affaires de
cœur de son hôte, il conclut des alliances souterraines et implicites avec les autres
personnages qui, comme lui, répondent aux codes comportementaux traditionnels : la cuis ine et ses recettes supposent un enracinement, une identité ;
le goût a son archéologie et la nourriture es t un protocole qui va bien au-delà de la
simple ingestion d’aliments. Ainsi la se crétaire en minijupe, très maquillée,
cigarette au bec est traitée comme une « pouffiasse », tandis qu’il accueille avec
un grand sens de l’hospitalit é, Nour, la femme de l’ingénieur Chifoune, qui est à
la recherche d’un pigeon pour rendre ja loux son mari qui passe beaucoup trop
d’heures devant l’ordinateur
33. Le sens de l’hospitalité si bien peint dans tout le
roman 34 met en scène un Bouazza affable et généreux, capable d’offrir un
chaleureux accueil, le sourire sur les lèvres et sur le cœ ur. Nour sonne à la porte
et…

33 En réalité la situation est, comme d’habitude, bi en plus complexe et Machin s’aperçoit trop tard
d’avoir été pris au piège : « Par bribes, je finis par reconstituer… Son plan avait tourné
étrangement. Chifoune jaloux ? Pas le moins du monde. Hamou Hamal, l’oeil meurtri de l’avoir
trop collé au judas, était descendu l’avertir de son infortune. Le mari très peu marri n’y vit que
l’occasion de se débarrasser de Nour et de sa mère. Il y gagnait peut-être quelques mètres carrés
pour de nouveaux embranchements informatiques ». Ibidem, p. 127.
34 L’auteur nous laisse imaginer le parachutiste qui reçoit les invités selon les us et coutumes
marocains. Il n’arrête pas de leur répéter de faire comme chez eux, pour confirmer ce rôle…
« Bouazza m’avait réservé une surpri se. S’étant probablement rensei gné sur mes affinités, il avait
invité Tajeddine et Dounya pour une épaule d’ agneau au safran et au paprika. Ils le
complimentèrent sur son talent de cuisinier et s’en allèrent en me disant que mon cousin tombait
vraiment à pic. Mon cousin ?
Le gardien de l’immeuble prit l’habitude de monter faire une partie de dominos avec le
parachutiste. Parfois des amis de rencontre se joigna ient à eux. Un jour que j’entrais dans le salon
alors que Bouazza était à la cuisine, j’eus le plaisir mélancolique et rare de m’entendre souhaiter la
bienvenue dans ma propre maison par des joueurs de cartes hospitaliers qui ne m’avaient jamais
vu ». Ibidem, p. 72. N’oublions pas que Bou azza s’est incrusté chez l’ingénieur évoquand
justement le devoir d’hospitalité, devoir sacré et ancestral : « – Excuse-moi si je suis impoli, je ne
connais pas les usages… Tu comptes rester ici combien de temps ?
Il se racla le gosier, grave. – Effectivement, tu ne connais pas les usages. Tu es tout de même musulman, non ? Sache que je
suis daïf Allah, l’invité de Dieu. Je suis sacré pendant trois jours.
– Et le quatrième jour ? – Tu fais ce que tu veux, mon frère ». Ibidem, p. 68.

216C’est alors que Bouazza nous rejoignit sur le palier, un
carton de lait à la main, une baguette sous le bras.
– Mais c’est Mme Chifoune, su surra-t-il. Que nous vaut
l’honneur ? Mais c’est un gra nd jour ! Une grâce divine !
Le comble de la félicité ! Puis se tournant vers moi : – C’est ça que les Français t’ont appris ? Cette impolitesse ! Ce manque d’usages ! Tu laisses Mme Chifoune sur le palier ? Là, comme une merde fraîche ? Tu peux aussi lâcher les chiens, tant que tu y es. Je te signale que le grand-oncle de Mme Chifoune était le caïd
de Oued Zem, ça ne te dit rien ? Il fit quelques ronds de jamb e, moult salamalecs, petits
rires de gorge et voi là Nour dans mon salon, à siroter le
délicieux thé à la menthe que l’infâme a préparé en un tournemain. – Vous êtes de la famille ? questionna-t-elle. – Machin et moi, on est comm e des frères, affirme-t-il.

confession

Lorsqu’elle s’en alla, son thé avalé, je lui dis, croyant être poli : «Revenez quand vous voud rez. » Elle revint le
lendemain, puis le jour suivant … Et puis quoi, c’était une
femme, malgré tout, et plut ôt jolie. Il fait chaud, à
Casablanca. Un jour, Bouazza étant sorti… Quelques semaines d’adultère fu rtif s’ensuivirent, on peut
se reporter à des livres d’ images pour les détails.
35

Comment le sens de l’hospitalité pourrait-il se passer du rite du thé 36 ?
Tout l’univers y est contenu : la siniya (le plateau circulaire) représente la terre, la
barrad (la théière) le ciel et les kissan (les verres) la pluie : le ciel s’unit à la terre
grâce à la pluie, ainsi participer au ri te du thé est comme offrir à son âme une
gorgée d’univers, promettre générosité et abondance. Entre deux gorgées la
conversation coule, sucrée et parfumée de menthe : dans cette boisson rapidement
préparée par Bouazza sont contenus l’adultè re et les noces réparatrices qui en
découleront.
Il va de soi que le mariage-piège entr aîne Machin dans une spirale faite de
contraintes et de compromis qui réduisent de plus en plus son espace vital :

35 Ibidem, p. 121.
36 Cf. Abdellah Zrika, «Le Maro c dans une théière », in Regards sur la culture marocaine , n. 1,
1988. pp. 14-16.

217l’appartement dont il avait été le seul et unique habitant (avec son chat) accueille à
présent à titre définitif Bouazza et N our avec son monstre marin de mère 37. La
situation lui échappe et il subit ce tte vie en commun passivement, en
téléspectateur. Jusqu’au jour où cette espè ce de bizarre équilibr e conjugal est sapé
par l’arrivée de Yto, la sœur du flic de Tanger qui l’avait retenu au commissariat
pour un interrogatoire surréa liste. Elle vient demander du travail comme femme
de ménage. Machin l’accueille et il en to mbe amoureux tout de suite : son visage
est comme un portrait de Vermeer, la conc rétisation d’une mystérieuse bulle de
bonheur, mais…

Le soir, quand Bouazza voit la petite, il la nie, tout
d’abord ; refuse d’admettre ; puis, ayant cligné deux ou
trois fois des yeux, il retrousse les babines, montre les
crocs et émet une sorte de grondement. Yto pétrifiée ne
bouge pas. – Quoi, qu’est-ce ? balbugrogne l’énergumène. Je fais front, ce fascis te ne passera pas.
– Cette jeune fille s’appelle Yto, son frère est un ami d’enfance. Elle aidera dans le ménage. [Yto ! Frère ami !
Elle aidera ! C’est ainsi que j’articule tout cela.]
– Pas besoin d’aide ! – Si. Tu sais faire des r’ghaïfs, toi ?
– Mieux que ta mère ! – Eh bien, pendant que tu feras les r’ghaïfs, elle fera
chauffer le miel. Ça ira plus vite. Il comprend que je suis décidé. Je me suis placé devant Yto pendant la confrontation. Je sens sa petite main
empoigner un pan de ma chemise et serrer très fort. Nous deux maintenant, c’est toi et moi contre le monde entier. Quand Nour rentre, elle sait déjà – le Mossad local fait
bien son travail – que je me suis enfin décidé à lui offrir ce
qu’elle ne cessait de me de mander : une petite bonne !
Très important pour le statut so cial… Qui n’a pas sa petite
bonne ? Demandez… De préféren ce berbère, ce sont les
plus dociles.

37 « J’étais marié depuis un mois avec Nour… (Et av ec sa mère. Venue pour la cérémonie, elle ne
ressortit plus de chez moi. « Je ne vais pas mettre ma mère dehors, non ?» glapit ma moitié.
Bouazza vida la bibliothèque en mon abse nce et y installa le monstre marin ». Méfiez-vous… , p.
127.

218- Tu as raison, me dit-elle avant que j’aie pu placer un
mot, Bouazza est une perle, cuisinier sans pareil, mais il y
a des choses qu’on ne peut pas demander à un homme de
faire. 38

Les rapports de complicité et d’hostili té émergent nettement : Bouazza et
Nour sont alliés contre Yto et Yto est l’alliée de Mach in. Successivement Nour va
divorcer de Machin pour revenir chez s on ex-mari mais l’i dylle avec Yto ne
durera que trois semaines parce qu e Bouazza le considère scandaleux 39. Bref,
Machin est à la merci de son hôte dont le rôle est justement celui de créer et de
défaire des situations narratives en ag issant sur leur enchaînement, leur
combinaison et leur construction. L’être et le faire se mélangent constamment
chez Bouazza : comme tous les véritables virtuoses d’un art quelconque, il sait
s’effacer derrière son habileté, ce sont donc les fourneaux qui parlent pour lui. Les
citations précédentes nous ont permis de mieux expliquer l’action en s’appuyant
sur le détail gastronomique si significatif et infaillible : quel es t le secret du tajine
de poulet au citron, aux amandes, des sard ines à la tchermoula ? Prendre racines
chez Machin et lui organiser la vie. Les réactions de Bouazza permettent de faire
évoluer les événements, décèlent tout de suite les équilibres/déséquilibres diégétiques avec les autres personnages, révè lent sa fidélité à certaines traditions
et permettent au lecteur de percevoir à tr avers lui le fonctionnement d’une société.

38 Ibidem, p. 139.
39 « Bouazza me ceinture et me repousse dans l’appa rtement. Il colle son visage contre le mien,
relents d’ail, dents pourries…
– écoute, n’aggrave pas ton cas. Sajour soupçonne déjà quelque chose. Si tu t’obstines, ça va tourner au vinaigre. Sais-tu quel age elle a, ta Berbère ?
– Je ne sais pas. Je m’en fous.
– Elle a quatorze ans ! – Elle en paraît quinze.
Quatorze, je te dis. Tu risques cinq ans de prison pour toutes sortes de délits, à jouer chaque soir
avec elle. Vas-tu comprendre, à la fin ? J e te rends service. Parce que tu es mon frère. Tout
l’immeuble est déjà au courant de tes turpitudes. Détournement de mineure, débauche avec enfant,
chat et balles de tennis, troubles divers… Eh puis , quoi, un ingénieur et une bonne, ce n’est pas
normal. Je me dégage de son double nelson et retourne sur le palier. Il est vide. Seul l’oeil de Hamou
Hamal luit derrière son judas. Je me précipite dans la cage d’escalier, descend les sept étages en
quelques minutes, mais je n’ai que le temps de voir une Mobylette disparaître au coin de la rue, Yto passagère menue de son gredin de frère ». Ibidem, p. 163.

219Saint Bouazza

Imaginons un instant que Fouad Lar oui possède une hypothétique photo de
groupe des personnages de son roman, im aginons aussi qu’il veuille l’envoyer à
un cousin lointain qui habite en Améri que ou en Australie ; probablement sur la
tête de Bouazza a-t-il tracé une croix mi nuscule, peut-être avec un stylo rouge,
pour que l’attention se polar ise sur lui et qu’il soit facilement reconnaissable.
Cette petite croix – qui pour nous est son activité gastronomique – permet de voir
tout le reste. Les aventure s dont le parachutiste a été le ‘primum mobile’ sont des
moments pivots autour desquels tourne la diégèse et qui offrent à Laroui la
possibilité non seulement de maintenir son point d’observation pour exprimer
avec spontanéité ce qui pourrait échapper, ma is aussi, tel un chanteur ambulant, de
montrer au lecteur une série de tableaux qui composent une sorte de ‘chanson de
gestes’ de la maroquinité où Machin et Bouazza s’affrontent, se défient en combat
singulier pour se dépouiller réciproquement des comportements acquis et rompre
un ordre – ou un désordre, selon les points de vue – préétabli.
Empruntant une belle phrase à Geor ges Mailhos, nous pourrions affirmer
que Bouazza « révèle le rest e, ce qui n’est pas lui ; non plus un initiateur, voire un
capitalisateur de sens, mais tout juste un indicateur à la su rface des choses ;
punctum lui-même, sans plus de densité qu’un point géométrique, il centre
l’attention, mais pas sur lui : il centre le divers, l’autre. Il est absurde de se
demander ce qu’il est, puisqu’il se nourrit de l’autre ; être de papier, il n’est
pourtant pas dangereux. Il lui suffit d’être un être de la ngage, qui a de la verve,
qui bavarde sans cesse, et qui a sa langue, un système clos refusant l’universalité
du langage » 40. Et sur la langue il y aurait beaucoup de choses à dire : dans tous
ses romans Laroui pose le problème de l’incompréhension linguistique comme
drame identitaire, de la difficile intégr ation dans la société marocaine quand l’on a
fait ses études au lycée français d’abor d et qu’on les a poursuivies en France.
Machin, avec son identité en mutation, sa it jouer avec les deux cultures sans être

40 Georges Mailhos, « Personne et personnage », in Personnage et histoire littéraire , Actes du
colloque de Toulouse 16-18 mai 1990 , Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1991, pp. 157-
158.

220prisonnier d’aucune des deux ; Bouazza, au contraire, épluche, fait frire, touille,
grille, goûte : avec une gr ande dévotion gastronomique, il met ses mains dans la
pâte diègétique, la pétrit, la fait lever et il sort du four une mar oquinité aussi réelle
que virtuelle d’où se dégage un parfum incomparable.
Notre parachutiste est pétri avec des matières premières absolument
irréprochables, il ne peut être falsifié ni cloné, son authenticité doit donc le
destiner au paradis. Ainsi, toujours omniprésent, Machin le rencontre non
seulement dans la vie quotidienne mais aussi dans le monde des rêves :

Me voici aux portes du Ciel. Il y a là une sorte de voie
romaine, plutôt étroite, le long de laquelle des milliers d’âmes en peine se pressent à l’infini. On dirait un remake
de la partition des Indes. Le type qui règle la circul ation n’est autre que Bouazza.
Dès qu’il me voit arriver, un large sourire éclaire sa
trogne. « Laissez passer mon fr ère ! » braille-t-il, et les
zombies s’écartent, les archanges itou. D’une clé désinvolte, saint Pierre me fa it signe d’entrer, on ne me
demande même pas mon passeport. Me voici au séjour des
bienheureux. Bouazza me rejoint, tiens il fume la pipe, tiens il a Le
Monde sous le bras, et cette anti chambre du Paradis, si je
ne m’abuse, c’est le café de Flore. Alors, avoue, me dit l’esprit en me fixant de son seul oeil
valide, avoue que la solitude te pèse. Ce n’est pas une chape de plomb, ce n’est pas un écrasement soudain. C’est plus subtil que ça. Tu as un projet précis pour ta vie, elle est réglée à l’avance, rien ne peut troubler cette belle
ordonnance. Puis l’édifice se fi ssure, petit à pe tit. Tu n’es
plus tellement sûr de vouloir faire ceci ou cela. Tel acte
t’apparaît soudain tellement inutile. La journée s’écoule
ainsi, faite de petits renoncements et de haussements d’épaule. Tu sombres, tu t’empoisses. Tout s’écroule ou se délite. La solution ? C’est LUI : Bouazza. Il est ta bouée de sauvetage. Il sait toujours ce qu’il faut faire. Il est la commune mesure. Tu crois que le monde gravite autour de
ta petite personne ? Bon, c’est peut-être vrai. C’est sans
doute vrai. Mais n’est-ce pas un peu fatigant ?
41

41 Méfiez-vous… , pp. 189-190.

221Peut-être sur cette photo hypothétique, su r la tête de Bouazza n’y a-t-il pas
une petite croix mais une auréole : qui tombe du ciel doit revenir au ciel et
d’ailleurs, qui sait manœuvrer si habilement marmites et casseroles, ne mérite-t-il
pas d’aller au Paradis d’office ?
Maintenant tout est en ordre, voici la véritable nature de Bouazza : il est le
‘double’ de Machin et vice-versa. Le beso in irréfrénable de ce dernier de trouver
une identité et le concours de circonstances, déterminées par son hôte, qui se sont
acharnées à l’en empêcher est enfin calmé, le puzzle de sa vie se recompose, la
tradition et la modernité peuvent trouver un miroir où se réfléchir, les deux faces
de la médaille concordent. Les contradi ctions, les dissonances, les antagonismes
sont tous aplanis : Bouazza au paradis lit Le Monde et il est confortablement
installé au Café de Flore , rien d’étonnant, alors, à ce qu’on imagine Machin,
toque de cuisinier sur la tête, derrièr e les fourneaux en train de préparer
d’excellents petits plats.
De manière dérisoirement interrogative Laroui anéantit la frontière,
l’abîme, qui sépare les deux héros en montrant qu’il nourrit une grande passion
pour les histoires et les personnages communs mais paradoxaux, pour tout ce qui
est en dissonance avec une époque ou une société, pour tous ceux qui vivent de
manière décentrée ; sans oublier que, comme dans le cube de Rubik, après avoir
tourné dans un sens et dans l’autre les f acettes, tout prend un ordre et une forme,
même malgré nous. Kullu maktub , dit-on au Maroc : tout est écrit. Acceptons,
nous aussi, ce fatalisme paisible et mettons à profit ce que Bouazza nous a appris.

222NOURRITURE ENTRE LES DEUX RIVES
MOHAMMED FELLAG, MALEK ALLOULA

223Apologie du couscous
Petit traité sur les rapports franco-maghrébins selon Fellag

Le rire est la meilleure façon de regarder
le monde d’une façon ni conventionnelle
ni morale
Fellag

Rit-on dans la littérature maghrébine contemporaine ? Malgré les plaies
laissées par la colonisation ou la recherche identitaire, l’humour est bien présent, aucune littérature n’est con cevable sans lui. L’ironie peut être camouflée, subtile,
alors que l’humour demande un espace de plus en plus grand et diversifié car il
recouvre des domaines qui ne coïncident pas toujours avec ceux occupés par la
production romanesque, même, souvent ils vont au-delà. Fellag applique
régulièrement la règle que la provocati on mélangée à la tendresse, au désir de
démolir toute sorte d’enclave est une bombe qui fait exploser le rire et la réflexion. Dans cette étude le moment du re pas a souvent joué le rôle de miroir
particulièrement fidèle d’un contexte socioc ulturel : la nourriture permettait de lire
une attitude vis-à-vis des événements, de la colonisation, de l’immigration, mais
que se passe-t-il quand le Ma ghrébin, avec ses us et coutumes alimentaires migre
vers l’autre rive de la Méditerranée, de l’autre côté du miroir ? Son image, aux
yeux de l’Autre s’est-elle transformée ? Comment les Français perçoivent-ils les Algériens qui vivent sous leur ciel ? C’est une histoire de regards, certes, celui que
le colon pose sur l’indigène, celui de l’anci en colonisé sur l’ancien colonisateur ;
c’est une histoire de lieux, en Algérie d’ abord et en France ensuite ; c’est une
histoire de temps, mais c’est aussi une question de goût. A force de manger du
couscous on entre dans les fluides de formes décomposées et recomposées de
l’identité nord-africaine ; l’inépuisabl e semoule pousse ses graines à l’infini,
graine sur graine, graine aprè s graine, jusqu’à habiter, contenir l’identité française
et se faire contenir par elle.

224Cette identité a des pouvoirs vertigin eux qui conduisent inéluctablement
vers une métaphysique : « Les aliments absorbés, tant qu’ils se conservent tels
quels, tant qu’ils nagent à l’état solide dans l’estomac, sont une charge pour
l’organisme. La transformation accomplie, c’est alors qu’ils deviennent de la force et du sang. Procédons de même pour la nourriture de l’esprit. Ne souffrons pas que rien de ce qui entre en nous demeure intact, de peur qu’il ne
soit jamais assimilé. Digérons la matière : autrement elle passera dans notre
mémoire, non dans notre intelligence. Adhérons cordialement à ces pensées
d’autrui et sachons les faire nôtres, af in d’unifier cent éléments divers, comme
l’addition fait des nombres isolés un no mbre unique en comprenant dans un
total unique des totaux petits et in égaux entre eux. Voilà comment doit
travailler notre esprit : qu’il cèle tout ce de quoi il a été secouru et ne produise que ce qu’il en a fait. »
1 Phrases anciennes qui n’ont rien perdu de leur
modernité ; la pensée de Fellag flotte da ns les effluves de Sénèque qui laisse
encore aujourd’hui affleurer les bienfaits d’une ‘digestion’ permettant de transformer en énergie propre tout ce qui est absorbé, d’opérer de savantes et savoureuses additions au sens le plus large du terme.
Dialectique franco-maghrébine

Le point de départ de Fellag réside dans la dialectique où chacun se
reconnaît à la fois étranger et semblable. Les Français et les Algériens : deux
mondes ? Ces deux univers opposés ne se raient-ils pas, tout bonnement, les
versants du même art de vivre, dissemblables, mais inéluctablement complémentaires ? Ainsi ironise-t-il sur la complexe machine qui fait fonctionner
les modes interrelationnels sans jamais sombrer dans les facilités hâtives de la psychologie comparée des peuples. Au contraire, dans son ouvrage Comment
réussir un bon petit couscous
2 il coud à petits points un tissu de sympathie et de
critique, de curiosité et d’ inquiétude ; il peint non se ulement une fresque variée,

1 Sénèque, Lettres à Lucillius , traduction de Henri Noblot, Paris, Les Belles Lettres, 1965, t. III, p.
123, lettre 84.
2 Paris, Lattès, 2003.

225éclatée et humoristique 3, de l’identité opposée à la ma rginalité, mais aussi la
nostalgie d’un monde possible : le monde des relations franco-maghrébines.
Ce petit traité s’ouvre sur l’annonce d’un coup de foudre gastronomique
qui amènera très vite à découvrir, au fil des malentendus et des ambiguïtés, puis
des échanges multiculturels, les riches vi rtualités d’une société ouverte, sans
tabous ni préjugés. Aider les Français à s’interroger, avec humour, sur l’Autre −
l’étranger, l’immigré, le différent − c’est en fait les aider à se questionner eux-
mêmes, refuser de se placer sur le terrai n piégé où s’enracine et se justifie la
méfiance, renverser des perspectives et bousculer tous les enjeux cultuels et
culturels :

J’ai récemment lu dans un magazine très sérieux un
sondage qui affirme que le couscous est aujourd’hui le plat préféré des Français. Vous imaginez ma joie et ma fierté en apprenant que le pe uple qui a porté au sommet
de ses possibilités l’ art et le raffinement du bien-manger,
mettait en tête de son panthéon culinair e « La » création
de mes ancêtres maghrébins ? Derrière ce compliment exceptionnel à notre plat na tional se cacherait-il une
déclaration d’amour ? N’est- ce pas une manière pudique
et détournée de nous dire que vous nous aimez enfin ?
[…] Pour aimer, il faut conna ître. A présent que vous nous
connaissez, vous êtes passé à l’étape suivante. Et quoi de plus approprié que le convivi al couscous pour se laisser
aller aux épanchements aff ectifs ? Quand vous êtes une

3 Un sujet peut toujours être abordé selon des visions différentes : une ouverte à 180° qui ne peut
être limitée que par la ligne de l’horizon ; ou bien à partir d’un angle étroit, comme quand l’on
regarde par une porte entrebaillée. Fellag choisit ce tte deuxième possibilité et il nous fait rire des
incohérences qui effleurent toujours la vie de tout le monde et de tous les jours. La matière
humaine ne manque pas, ce qu’il faut c’est un état d’observation, de vigilance, de disponibilité à
l’écoute. Fellag met en scène le prototype de algé rien immigré ou du fran çais comment ils sont ou
comment ils ne voudraient pas être, c’est dans cette dichotomie qui réside l’ironie. Christiane
Chaulet-Achour explique que « cet humour aurait deux cibles :
− la première, les Français, auxquels on propose une démonstration par dérision de leurs propres
exclusions, de leurs propres ‘représentations du malpropre, du bruyant, du grouillant, du louche,
du marginal’, de leur refus plus ou moins explicite d’accepter que les immigrés investissent les
‘lieux où s’est élaborée la culture nationale : la so ciété, l’école, la cité, l’exercice politique’ ; et en
conséquence de leur rejet dans les marges de ces lieux : périphéries et banlieues, classes
techniques et de transition, représenta tion politique sans cesse controversée. (…)
– La seconde, les immigrés eux- mêmes. C’est l’exemple de l’humour d’autodérision. Or l’on sait
que, rire de soi-même, c’est à la fois dénoncer par la caricature et affirmer sa différence sans que le
‘devenir de la République’ fasse naufrage !… » Christiane Chaulet-Achour, « Les Beurs en
France : une autre présence, l’humour », in Nelly Feurhahn (sous la direction de) La comédie
sociale , Sain-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1997, p. 132.

226majorité à déclarer, on aime le couscous, nous devinons
que le compliment s’adresse à nous. Nous sommes issus
d’une culture où la parabole et la métaphore sont des modes de communication natu rels. Message reçu. Nous
savons décoder. Merci ! J’en profite pour lancer un appel à
la minorité de Français encore hésitants, et aux abstentionnistes. Faites un effo rt ! Vous avez tout à y
gagner. Le fait d’accepter que nous faisons désormais
partie de votre environnement social et culturel va vous
rasséréner, vous faire du bien. Vous aurez moins d’ulcères. En nous intégrant, vous nous oublierez !
4

Ainsi le ‘problème’ de la présence massive et défi nitive des Maghrébins en
France est souligné de manière simple et terriblement efficace grâce à un humour
pétillant, convivial, capable de déchirer la lourde oppression qui pèse depuis
longtemps sur une intégration qui garde t oujours des coins d’ombre car elle repose
sur une triple crise, identitaire, urbaine et sociale. « L’humour à l’œuvre, dit
Christiane Chaulet-Achour, pourrait se concevoir comme antidote au racisme et
porte entrouverte sur une intégrati on à un monde moins crispé sur une
assimilation étroite, plus ouvert à la différence. L’humour serait une réponse
possible à une ‘xénophobie fascisante’, née en partie du ‘racis me colonial’ qui a
commencé ‘sa traversée de la Médite rranée’ avec la guerre d’Algérie » 5. « Pour
aimer, il faut connaître ! En nous intégr ant, vous nous oublierez ! », il suffit de ces
exclamations, pour remettre en cause tous les alibis et dér ouler le fil d’une
réflexion sur la France au seuil du troisième millénaire, sur ses peurs et ses passions. Aimer, ce verbe si confus, lié au jeu d’inexplicables attraits et
répulsions, qui puise ses for ces dans les habitudes, le s souvenirs, voilà pourquoi
l’intégration est souvent difficile. Le sujet de l’immigration a été largement sillonné
6 mais ces relations demandent enco re à être déchiffrées, toujours au
risque de se tromper ou de voir des dérive s dangereuses là où il n’y en a pas.

4 Comment réussir …, cit., pp. 9 – 11.
5 Christiane Chaulet-Achour, « Les Beurs en France : une autre présence, l’humour », cit., p. 131.
6 Cf. C. Camilleri, A. Sayad, I. Tabo ada-Leonetti, (sous la direction de), L’Immigration en
France : le choc des cultures , Actes du colloque de mai 1884 à L’Arbresle, L’Arbresle, Centre
Thomas Moore, 1987 ; Pier re Milza, Marianne Amar, L’Immigration en France au XX° siècle ,
Paris, Armand Colin, 1990 ; Dominique, Schnapper, La France de l ’intégration. Sociologie de la
nation en 1990 , Paris, Gallimard, 1991 ; Bernard, Stasi, L’Immigration : une chance pour la
France , Paris, Robert Laffont, 1984 ; Benjamin, Stora, Ils venaient d ’Algérie. L ’Immigration

227Liée à la France politiquement, écono miquement, socio-culturellement,
l’immigration maghrébine ne peut pas fair e abstraction d’un certain espace, d’un
certain environnement et d’une certaine quotidienneté ; que l’on considère cet
‘envahissement’ comme une contrainte épouvantable ou comme une chance
inestimable 7, le discours de Fellag n’en appara ît pas moins nécessaire. Il « fait
rire là où ça fait mal », dit Véronique Mortaigne 8 et en effet l’intégration fait
mal : comment faire ‘digérer’ ou ‘oublie r’ les cités HLM, les différentes
manifestations de malaise ethnique, toutes sortes de réclusions et d’intolérances ?
Lui, il ne veut pas faire ‘oublier’, au contraire, il dé nonce ce malaise environnant
qui dégage une sorte de terrorisme invisible. Il exerce son militantisme et son humour par la mise en ex ergue des infimes décalages d’une société tragicomique.
Son humorisme vient non seulement du pa radoxe fondamental de la réalité
franco-maghrébine mais aussi du ton candide qu’il emploie pour peindre toutes ces fêlures, ces incompréhensions en miro ir entre Algérie et France. Certes, on rit
toujours de quelque chose, même inconsci emment ; à l’origine de cette hilarité,
dans la parole, la situa tion, l’objet ou le geste il y a quelque autre chose qui,
formellement, déclenche le rire, c’est là que Fellag puise sa matière thérapeutique.
S’il nous fait rire, c’est bien grâce à sa façon de mettre en scène de manière non-contradictoire les vraies cont radictions et les conflictualités tragiques : retourné à
l’envers, un paradoxe reste un paradoxe, util e pour amorcer la réflexion, car il a le
privilège de faire repenser des évidences qui nous entourent si confortablement.
Justement, « … c’est cette faculté de relativisation propre à l’énoncé anti-cliché par excellence qu’est le paradoxe, qui nous amène si souvent à accepter notre sort

algérienne en France . 1912-1992, Paris, Fayard, 1992 ; Emmanuel, Todd, Le Destin des
Immigrés : Assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales , Paris, Ed. du Seuil,
1992.
7 « On vous apprendra aussi comment vous prémuni r contre les effets néfastes du réchauffement
de la planète. Nous, l’effet de serre, on connaît ! Le maghreb est un vaste laboratoire des conséquences de l’effet de serre et la France est aux postes avancés. Il est impératif de prendre des
mesures d’urgence. Il faudra, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, intensifier, systématiser les
mariages mixtes, et, pourquoi pas, les rendre oblig atoires afin de procéder à des transferts de
pigmentations « phototype 4 », qui serviront de barrières contre le s rayons ultra-violets B de plus
en plus dévastateurs pour les peaux démunies de défenses naturelles. Il faudra également
régulariser tous les clandestins et stopper les charters qui vident la France de sa matière première épidermique. A chaque fois que des maghrébins, des Africains sont renvoyés chez eux, c’est autant
de Français malades qui se profilent à l
’horizon. Il y va de la survie de l’espèce. » Comment réussir
p. 12.
8 Titre d’un article publié sur Le Monde le 30.06.2002.

228en souriant » 9. Ces incompréhensions et ces contradictions deviennent donc
‘compatibles’ avec un système social complexe et il n’y a que l’humour pour
mettre en exergue les vrais/faux conflits. L’ humour a une optique à part, il dit la
réalité mais l’organise autrement, la crée, la décompose et puis la monte à l’envers
rendant évident ce qui ne l’est pas : c’ est ce que l’on appe lle en rhétorique
‘l’antiphrase’.
Tout le monde sait bien que les França is n’arrêtent pas de trépigner, de
s’impatienter, de s’agacer, de râler pour un oui ou pour un non, parce qu’ils ont
deux personnes devant eux à la banque ou à la poste, parce qu’ils doivent, en cas
de courses à la dernière mi nute, attendre que ‘l’arabe’ du coin finisse de passer
son coup de fil avant de les servir 10, parce que l’ascenseur met trente ou quarante
secondes à venir les cueil lir, parce que la recherche du correspondant de New
York par les lignes transatlantiques prend quelques incompressibles minutes,
parce que, quand le feu passe au vert , il y a toujours un quidam pour donner un
bref coup de klaxon, comme si les dix vo itures devant pouvaien t démarrer en une
fraction de seconde, parce qu’il faut attendre trois minutes le métro suivant. Il faut
que tout, tout de suite, soit là à poi nt, comme si une sorte d’accélération
universelle leur avait ôté t oute sorte de patience et de sain fatalisme, comment les
guérir ? Il suffira de réfléchir ensemble

… à un nouveau projet de société. Vous nous avez
enseigné la modernité, la république, la laïcité. On vous enseignera les fondements du mektoub, la philosophie
qui permet de tout relativis er. On vous montrera les
attitudes à adopter pour re ster zen face à n’importe

9 Ronald Landheer, « Le paradoxe, ou l’humour d’un illogisme », in Nelly Feurhahn (sous la
direction de) La comédie sociale , cit., p. 82.
10 « Quand vous arrivez à la caisse, soyez patient si l’épicier palabre au téléphone avec un vague
cousin d’Agadir qui projette de se marier l’été suiv ant et lui demande une aide financière. S’il
devient tout rouge, gesticule, transpire et crache des sons bizarres en vous fixant droit dans les
yeux, n’ayez pas peur. Primo : pendant qu’il vous fixe, il ne vous regarde pas. Il prend juste appui
sur vos yeux pour se projeter jusqu’à son village natal et dire à son cousin ce qu’il pense.
Secundo : les mots rugueux, acérés et remplis d’âpres consonnes qu’il mâchonne dans sa bouche
avant de les envoyer dans le combiné ne sont pas des insultes. C’est du berbère.
Il jure que, depuis trois jours, il n’a vendu qu’un misérable pot de harissa et que le premier client
qu’il voit depuis la veille, c’est un ‘infidèle’ qui se tient devant lui, en ce moment même, comme
un dadais, un paquet de couscous à la main, attendant qu’il ait fini de téléphoner pour encaisser…
‘Mais, par Allah ! je le laisse mariner, le mécréant. Ils s ont restés plus d’un siècle chez nous ; il
peut bien attendre cinq minutes !’ » Comment réussir…, cit., p. 24 – 25.

229quelle catastrophe. Si, par malheur, un satellite tombe
sur votre maison, si l’usine qui vous emploie ferme ou
délocalise, il vous suffira de dire mektoub, c’est écrit,
avec un coup d’œil complice vers le ciel, accompagné d’un zeste de fatalité joyeuse dans la voix, et tout ira mieux.
11

Il diagnostique les maux dont souffrent les Français ; fort de sa médecine,
il entend leur redonner un semblant de sa nté grâce à la semoule magique du rire
partagé. Voilà ce qui lui permet d’aller bi en au-delà de cette incompréhension en
miroir que l’on peut entendre chez les uns et les autres comme une basse continue.
Sa plus belle leçon réside dans cette façon de travailler constamment sur les
faiblesses, les manques, les démons, la bêtise et d’inviter son spectateur ou son
lecteur au rire partagé. Le rire est, d’ abord, jouissance et bonhe ur de partage, en
toute connivence. Fellag, indifférent a ux interrogations interminables et aux
analyses indigestes des sociologues qui s’asphyxient d’elles-mêmes en ne
considérant comme dignes de leur attenti on que des théories souvent abstraites,
bâtit son texte sur cette affection proche, où se disputent sympathie et empathie.
Le couscous devient, avec l’humour tonique qui habite ses textes 12 et ses
spectacles 13, la solution de tous les problèmes d’ordre social, cu lturel, religieux,
car c’est une question non pas de gastr onomie plus ou moins exotique, mais
d’application de la plus grande et lumi neuse forme de fraternité : ses graines
atteignent l’esprit et le cœur par le biais du goût, to ut comme Fellag atteint le
général par le partic ulier et le drame na tional par des angoisses de proximité ; il
fait passer tous les sous-ent endus et non-dits par le rec ours à l’ironie qui démontre

11 Comment réussir …, cit., p. 11.
12 Djurdjurassique Bled , Paris, Lattès, 1999 ; Rue des petites daurades , Paris, Lattès, 2001 ; C’est
à Alger , Paris, Lattès, 2002 ; Le dernier chameau , Paris, Lattès, 2004.
13 1998-1999 : Djurdjurassique Bled , créé en français en décembre 1997 au TILF (Théâtre
International de Langue Française, dir. Gabriel Ga ran) ; il sera joué au Festival d’Avignon en
juillet 1998 et au Théâtre des Bouffes du Nord ; tournera jusqu’à la fin 1999.
2000-2002 : 330 représentations en France : Un bateau pour l ’Australie , créé en avril 2000, sera
joué au Bataclan (déc. 2001) et au Théâtre des Bouffes du Nord (janv-fév. 2001) pour finir au TNP
de Villeurbanne en juin 2002.
2002-2003 : 310 représentations en France : Le Syndrome de la page 12 , lecture au Théâtre du
Rond-Point.
Janvier 2003 : Che bella la vita ! Contes, nouvelles et récits de Mohamed Fellag, au TILF.
Avril 2003 : Création de l’Opéra Comique : Opéra d ’Casbah , mise en espace par Jérôme Savary.
Mars 2004 : Le dernier chameau , joué au théâtre de Bobigny.

230comment la tension qui sous-tend les rappor ts franco-maghrébins se délie grâce au
cercle invisible du partage gastronomique qui, pour sé duire, n’use d’autres
charmes que ceux des papilles gustatives.
Certes, il s’agit non seulement d’ un mets créateur qui favorise les
rencontres et abolit les frontières, mais aussi d’un instrument de connaissance de
tout un univers complexe dont on a du ma l à surmonter les stéréotypes et les
passions. L’auteur l’a bien compris, et il place là son aventure douce-amère, tout
aussi improbable et ambitieuse que bien ré elle. En effet le couscous est un laissez-
passer subtil et silencieux qui lui permet de traverser tous les c odes, tant celui de
la philosophie que celui des sciences so ciales, ou celui, peut -être aussi, de la
psychanalyse. Tonifiant, agile, sans poils – ni graines – sur la langue, il a le
pouvoir de venger toutes les frustrations au ssi bien individuelle s que collectives ;
son instantanéité crée une parole pour cette majorité qui reste silencieuse.
Couscous politique et politique du couscous

Peut-on bâtir une théorie politique du couscous ? La réponse est dans
l’histoire des solutions alimentaires, parées comme il convient, pimentées à
souhait pour relever toutes leurs propriétés gustatives. Fellag demeure un exemplaire empêcheur de penser et de di re fade, il retourne n’importe quelle grave
question comme un gant, même la questio n palestinienne. En effet, les portes
dérobées aussi peuvent donner accès aux grands sujets de l’histoire et faire éclater
au grand jour les divergences et les disp arités jusque-là occultées. Le ‘complexe
de la merguez’ est un raccourci qui permet de comprendre d’où vient un malentendu, développé jusqu’à l’outrecu idance par quelques politiciens, et
d’atteindre des vérités par le caractère et la force émotive de l’humour renforcés
par la fuite de toute optique faible , traditionnelle et stéréotypée.

Entre le poulet et le m outon sont joliment disposées
quelques saucisses grillées à point. Pour ceux qui l’ignorent encore, je tiens à préciser que la merguez, à l’instar du gros saucisson appelé casher parce qu’il est

231halai, est une invention des Ju ifs d’Algérie. Elle
symbolise la peur ancestrale des circoncisions ratées. Ce
n’est d’ailleurs pas un hasard si Freud n’est pas d’origine viking, mais d’origine contrôlée. D’où sa fameuse théorie, ‘Tout vient de là ’, soutenue à l’unive rsité d’Innsbruck, où
il fit scandale auprès de la communauté universitaire en sortant de son cartable une sauc isse séfarade, qui lui avait
été envoyée de Tlemcen par son ami le rabbin Bénichou pour lui permettre d’étayer sa démonstration. Nous partageons cette phobie av ec les Juifs, au point de
pouvoir dire qu’en dehors du lointain cousinage nous sommes surtout unis par ‘le complexe de la merguez’. Et c’est bien dommage que le problème palestinien qui empoisonne les relations de cause à effet ne soit pas
encore réglé, car les Palestiniens eux aussi ont le droit de vivre le complexe de la merguez dans de bonnes
conditions psychologiques.
14

Ici, comme ailleurs, la caractéristiqu e de l’humour de Fellag consiste dans
la confrontation avec l’inattendu et aussi une sorte de suspension des évidences
immuables ; le ‘complexe de la merguez’ souligne bien une contradiction, les
mécanismes d’une tension, un paradoxe qui re nd réversible et allusive n’importe
quelle vérité 15. A partir de ces considérations , à mi-chemin entre tension et
détente, Fellag montre que rien ne semble pouvoir unifier Juifs et Arabes ;
soudain apparaît une saveur suprahum aine, capable d’assurer l’harmonisation
volontaire, qui réussit à réuni r ces éléments qui jusque là n’avaient jamais voulu
s’accorder spontanément. Le couscous pol itique se mue ainsi en politique du
couscous.
Cette perspective assigne à la sa ucisse maghrébine une démarche
inductive, universelle, e lle est le socle commun de tous les peuples
méditerranéens et donc, même si elle es t partagée par les théories les plus
opposées ou les doctrines les plus contraires, elle permet, dans l’intérêt de tout le
monde, d’élaborer un savoir complexe, une conduite diplomatique. Qui aurait
jamais associé Freud et la merguez ? Qui aurait jamais réfléchi sur la dimension
politique du couscous ? Le père de la ps ychanalyse a cru tirer au clair ce qui se

14 Comment réussir… , cit., p. 32 – 33.
15 Cf. Ronald Landheer, « Le paradoxe, ou l’humour d’un illogisme », in Nelly Feurhahn (sous la
direction de) La comédie sociale , cit., pp. 75 – 77.

232tramait sous les papilles gustatives. Par bonheur il a eu des fils, qui continuent à
moudre le grain. Pour séduire, Fellag n’ use d’autres charmes que ceux de la
langue, de l’intelligence et d’un humour qui fait vaciller l’espr it de sérieux qui
plane, imperturbable, sur les sciences politiques et sociales.
Les digressions autour du plat le pl us représentatif du Maghreb sont une
porte ouverte sur les multiples facettes de la société franco-algérienne, un outil pour dresser un état des lieux dans ce pays qui, bien que particulièrement fier de
ses connaissances gastronomiques, a très médiocrement résisté à l’invasion des
fast-foods, car la paresse s’est vite transformée en incapacité. Dresser une
‘législation de l’estomac’, montrer que l’acquisition des mœurs nord-africaines a mis dans le sang français le goût de la sem oule et le sens de la convivialité sincère
et libre, est une tentative difficile et même périlleuse, du fait, justement, de la très grande diversité des points de vue :

La grosse différence entre Maghrébins et Français, c’est
que les premiers le cuisinent chez eux tandis que les seconds le mangent au restau rant. Or, chacun sait que la
chambre aseptisée d’un hôtel de luxe ne peut pas rivaliser
avec le charme brut de la nuit chez l’habitant. C’est pourquoi, même s’il tient la première place dans l’estomac des Français, le couscous leur reste étranger . Quand ils le
dégusteront dans une famille nord-africaine, ils se gaveront aussi d’odeurs, de brui ts, de rires, de chants, de
grandes claques sur les omoplat es, et de discussions sans
fin où les arguments des uns et des autres volent au-dessus
de la table avec une élégance rare
16.

Une certaine idéologie ‘conservatrice’ des manières de table est ainsi
abolie et l’‘étrangeté’ du c ouscous est convertie en légi timité, car cette semoule au
passé millénaire et indéchiffrable, autorise des espaces, des gestes, des visions du monde jusque là inconnus par les Fran çais et certaines vi rtuosités culinaires
instaurent un certain langage implicite, fondamental, pluriel. A l’intérieur d’une
même société, on ne change pas. Mais il arrive que l’on cha nge de société. La
cuisine, ce qu’elle véhicule, c’est un sa voir commun à une culture, à quoi tout se
rapporte, elle compose « un langage dans lequel chaque société code des messages

16 Comment réussir …, cit., p. 16.

233qui lui permettent de signifier au mo ins une partie de ce qu’elle est » 17. Depuis
que la France est sortie de ses frontière s géographiques et qu’elle a découvert les
différences des savoirs et des saveurs autr es, elle a aussi appris à s’habituer à
d’autres régimes alimentaires : Mau ss parlait de ‘techniques du corps’ 18,
tributaires de l’ordre culturel local et donc, avec lui, modifiables. Mais il est vrai
aussi que les conduites alimentaires, avec leur haut degré de ritualisation,
constituent un terrain où innovation et tradi tion se mêlent, s’entremêlent, laquelle
des deux réussira à s’imposer sur l’autre, et à quelle vitesse ?
Le monde se partage en deux catégories de gens : ceux qui invitent chez
eux, et les autres. Seuls les premiers sont humains et inventifs. En se retrouvant
entre leurs murs domestiques, ils parlent, s’agitent avec on ne sait quelle ivresse
théâtrale, quel paroxysme de la conniven ce. Oui, car l’hosp italité peut être
anticipée grâce à tous les préparatifs qui commencent dès les courses au marché.
Luce Giard l’explique de manière admirabl e : « J’appris la joie tranquille de
l’hospitalité anticipée, quand on prépare un repas à partag er avec des amis, de la
façon même dont on compose un air de fête, dont on dessine, les mains en
mouvement, les doigts attentifs, tout le corps habité par le rythme de l’agir, et
l’esprit comme en éveil, libéré de sa propr e pesanteur, voletant d’idée en souvenir,
saisissant enfin tel enchaînement de pensée, modulant à neuf ce lambeau
d’écriture » 19. Il faut alors espérer que l’alchimie de ce couscous ne vient pas des
plats à emporter, ou, pire, congelés et ré chauffés à la dernière minute au micro-
ondes ou bien d’un traiteur auquel on a fait appel : un coup de fil à Martin Alma (un pied-noir, bien sûr)
20 et, à condition d’être au moin s quatre, le couscous sera
livré à domicile. S’il en est ainsi, les Français n’ont pas avancé d’un pas alors
qu’ils rêvaient de longues randonnées, la maghrébinité reste une instance
supérieure qui n’a pas enco re été atteinte et le pl us maghrébin des plats se
retrouve dans une espèce de no man ’s land social et gastronomique où orient et

17 Claude Lévi-Strauss, Du miel aux cendres , Paris, Plon, 1967, p. 276.
18 Cf. Marcel Mauss, Sociologie et enthropologie , Paris, PUF, 1966, pp. 365 – 386.
19 Luce Giard, « Faire-la-cuisine », in Mich el de Certau, Luce Giard, Pierre Mayol, L’invention du
quotidien , vol. II, habiter, cuisiner, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1994, p. 216.
20 Pour ne pas laisser le lecteur sur sa faim : 44, rue Jean-Goujon, Paris 8e.

234occident subissent chacun les attaques de l’ autre. Mais viendra bien le jour où les
Français achèteront un vrai couscoussier et rouleront la semoule…

… en chantant des ritournelles folkloriques.
Ils traverseront la moitié de la ville pour aller chercher
une épice essentielle. Ils mett ront un aqfal avec un bout
de chiffon entre la marmite et le couscoussier pour empêcher les déperditions de vapeur. En rentrant chez eux, ils s’arrêteront pour respirer avec volupté les effluves qui parfumeront l’escalier : Tiens, les Martineau
préparent un couscous, ce soir ! Et le jour où l’un d’eux so upirera, à la vue du désert
affectif qu’il s’apprête à tr averser parce que sa femme
vient de le quitter : Qui va me faire le couscous
maintenant ? Alors on pourra dire qu’il est vraiment entré dans les moeurs.
21

Il ne s’agit plus de manger ‘simpl ement’ un ‘bon petit couscous’, pour
faire plaisir à son palais et nourrir son ve ntre, mais de susciter une anamnèse, pour
restituer une sorte de légende muette, pour déguster, point tant comme un met
mais comme une ‘culture’, comme une ‘amitié gourmande’.
L’art de faire rire

Le ton léger et insouciant de ce pet it traité pour convaincr e les Français de
s’approprier un art de vivre différent, n’es t pas celui auquel on est habitué dans la
critique littéraire. D’ ailleurs le texte dont il est que stion ici n’est pas un roman et
Fellag n’est pas un romancier. Il ne s’agit pas, comme dans les études
précédentes, d’intercepter et d’analyser une diégèse, des lieux, des personnages. Son signe distinctif est le maniement de l’humour, le sens du croquis. Ce texte,
qui nous permet d’élargir notre corpus au paralittéraire, appart ient à la catégorie
des discours imprévisibles et sans comparaison du monologue comique. Lui, homme de théâtre que l’on imagine bien sur scène, dans ce vertige du solo, rayonnant avec ses tics, sa fougue et sa chemise à pois, s’attache à mettre en
exergue le décalage tragi-comique entre ces deux façons d’être, entre la réalité et

21 Comment réussir …, cit., p. 17.

235ce qu’on en dit, à montrer que ces différences s’inscrivent, nolens volens , dans un
schéma issu d’un malentendu, d’une ma ladresse de base où les Maghrébins
subissent la méfiance des Français 22 − et vice-versa −, alors qu’il serait si facile et
si fructueux pour tout le monde de trouver des liens d’amitié fraternelle. Quête parfaitement naturelle et humaine, ma rquée par le malaise ethnique qui nous
environne, par l’Histoire et par son histoire, une plongée dans un présent au goût
un peu ‘salé’, dans une ironie empreinte d’ une sorte de chagrin diffus, compliquée
par une bonne dose de vérité qui dit non seulement l’i mmigration et les plaies
intimes de l’Algérie, mais aussi tout le pa ssé historique de la Méditerranée, fait de
grande culture, mais aussi d’anciennes rancunes.

Mais ce plat, qui a conquis le pays de Charles Martel —
prenant au passage une revanche sensuelle sur la bataille
de Poitiers, qui nous est re stée comme une enclume sur
l’estomac durant treize si ècles n’est pas un bloc
monolithique figé pour l
’éternité dans une préparation
unique et définitive. Au contraire, le couscous est pluriel, riche et ouvert aux vents de toutes les influences
23.

Mosaïque de toutes les cultures qui ont fait l’histoire et la géographie de la
Méditerranée, le couscous s’honore d’êt re à la croisée des chemins, un peu
comme le monologue comique, « champ d’ étude privilégié en matière de
pratiques langagières, disc ursives, culturelles » 24. Il devient une épreuve
d’ouverture vers la diversité, en mettant l’accent sur l’importance des interactions,
des relations, de la constitution des identi tés. Il revendique ici vigoureusement et

22 « Pour reconnaître un Français, c’ est facile : il fait un pas en arrière quand un Arabe se précipite
vers lui, même pour l’embrasser ». Ibidem, p. 14.
23 Ibidem, p. 18.
24 Jean-Marc Defays, « Quand dire c’est faire… rire. A propos des monolinguistes comiques », in
Nelly Feuerhahn ; Françoise Sylvos (sous la direction de), La comédie sociale , cit., p. 98. Fellag
joue énormément sur les pratiques langagières et culturelles algériennes : jusqu’à l’âge de huit ans
il ne parlait que kabyle, pendant la guerre d’Algérie, en 1958, la famille s’installe à Alger, où il se
trouve confronté à une réalité linguistique nouvelle : l’arabe algérien dans la rue avec les copains,
et très bientôt le français à l’école. Ainsi l’enfant qui ne parlait que le kabyle, bercé par les contes
de ses tantes et les chansons de sa mère, se retrouve-t-il brusquement plongé dans l’univers
multilingue de la ville d’Alger : kabyle, arabe algérien, français… Ces trois langues ne le
quitteront plus et l’habitent encore aujourd’hui. On peut dire qu’elles ont, chacune séparément,
contribué à former le créateur d’ aujourd’hui. Mais réunies, il arrive également qu’elles forment ses
mélanges étonnants : un verbe français conjugué en arabe algérien, une salutation kabyle, des emprunts, des jeux de mots plurilingues…

236avec satisfaction, sa pluralité. Certes, le vrai multiculturalisme se cache toujours
dans la nourriture : comme de son séjour à Ferrare Marot a rapporté le sonnet,
ainsi de leur séjour en Afrique du nord les Français, tout en étant nourris d’un
complexe de supériorité, ont rapporté ce plat, avec sa magie, son langage, sa danse des mains
25. Les ‘pieds-noirs’, en rentrant après les traités d’Evian, ont
rapporté dans leurs maigres bagages un autre accent, d’autres coutumes et un certain art de vivre. Nostalgiques, ils font toujours la cuisine comme ‘là bas’ : le
couscous, en France métropolitaine, n’est pas un plat exotique. Certes, si ces
deux peuples, par la colonisation d’abord et par l’immigration ensuite, malgré
toutes les sanglantes déchirures, font pre uve d’une attirance hors pair, c’est bien
parce qu’ils ont eu des me ts, des recettes, des arômes en commun ; la semoule
caresse les limites de ces deux univers gastronomiques, de ces deux sociétés
pendant longtemps si proches et si loin taines : non seulement elle s’adapte à
chaque destin, le mouille, s’y transforme , enrichi par tout ce qu’il révèle et
traverse, mais elle devient aussi un passeur qui permet le passage de l’étranger au
familier, une sorte de transport d’une monade culturelle à une autre. Nécessairement dynamique, organique et ac tive, elle détermine les modalités de
sa propre interprétati on, elle est le point de rencontre entre mimesis et energeia ,
engrainage fondamental du mécanisme du métissage qui se laisse d’autant
mieux s’appréhender qu’on le considèr e comme une propriété distinctive.

25 Dit Fellag : « Si le couscous a été inventé pa r les Berbères, ce sont les Pieds-noirs qui l’ont
médiatisé. Tout en respectant sa composition et la préparation traditionnelle, ils lui ont ajouté un
ingrédient nouveau : la tchatche. Il ne s’agit pas d’une variété de sardine ni d’une danse
acrobatique, mais d’un flux incontinent de mots dis tillés à très grande vitesse, dans le but principal
de garder la parole le plus longtemps possible, même pour dire n’importe quoi. (…) Il tchatche, il tchatche, il tchatche… sans jamais respirer, tellement il a peur. S’il s’arrêtait pour prendre de l’air,
quel-qu’un pourrait lui prendre la parole. Après, il faudrait qu’il fasse la queue devant le
distributeur de tickets de conversation et qu’il attende son tour en silence pour parler à nouveau. Autant le condamner à mort ! (…) Les Pieds-noirs ont quand même apporté un grand plus au
couscous : le vin rouge.
Avant eux, on buvait le traditionnel leben, le petit lait, qu’on appelle ainsi parce qu’il n’y en a pas
beaucoup. C’est normal. Tout est petit en Algérie : les chèvres, les mamelles, les paturages.
Avec les Pieds-noirs, l’Algérie coloniale s’est retrouvée divisée en deux communautés : les
buveurs de rouge et les buveurs de leben. » Comment réussir …, cit., pp. 42 – 44. Sur les
problématiques pieds-noirs cf. aussi Évelyne Navarro ; Ambroise Navarro, Manuel de cuisine
pied-noir, Bayonne, Harriet, 1984 ; Léon Mazzella, Le parler pied-noir : mots et expressions de
là-bas , Marseille / Paris, Rivages, 1989 ; Lucienne Garriga-Martini, Identité pieds-noirs et
expression littéraire : écritures et écrivains après 1962 , thèse DNR, Aix-en -Provence, 1995.

237Dans ses graines on lit donc le multicul turalisme et ses racines, la volonté
d’unifier ce qui d’habitude, selon des analyses et des situations plus ou moins
complexes, ne l’est pas. Mais, justement, quelle est la frontière, qui sépare ceux à qui nous serrerons bien volontiers la main de ceux à qui nous la refuserions et vice
versa ? Cette combinaison humaine est enco re plus sélective en cas de partage
d’un repas, surtout s’il est à base de couscous, miroir d’une histoire bien
tourmentée. Une bouchée de savoureuse semoule et voilà une connivence qui s’établit ? Non, ce n’est pas si facile, et pourtant le bonheur se contente de choses
simples. L’arme semble légère : elle l’est ; et c’est précisément ce qui la rend efficace. C’est sa force, tout comme la force de l’ironie réside dans les
contradictions. Fellag le sait bien et il repère ces infimes dérèglements psychologiques ou sociaux qui, à force de s’accumuler, conduisent vers deux
mondes complètement étanches. Si le cous cous est un plat unifiant, est-il pour
autant unique ? Ou bien est-il tout imprégné de chamailleries identitaires ? Celui que l’on mange à Paris, par exemple, j ouissant d’un orgueil qui lui est comme une
seconde nature, reflète-t-il vraiment la société maghrébine ? Non, car…

Dans le faux couscous royal parisien donc, on allèche le
client avec une cuisse de poulet nourri aux hormones de
croissance qui envoient généraleme nt le cycliste en prison.
Là, vous avez le cycliste dans l’assiette qui pédale dans la semoule. Juste à côté de lui trottine un morceau de
tremblante de mouton britannique que vous n’arrivez pas à attraper avec la fourchette. P our le coincer, il faut le
surprendre au moment où il ne s’y attend pas. Faites semblant de parler avec votre voisin de table du troisième
chapitre de La critique de la raison pure, en soutenant
qu’il aurait dû précéder le second, tout ayant un oeil sur les mouvements de la bête. Au moment où sa vigilance se relâche, sautez dessus et co incez-le dans un renfoncement
du vestiaire pour l’empêcher de s’échapper du restaurant,
ce qui rendrait la poursuite encore plus compliquée
26.

Fellag, avec son poulet dopé et son m outon cloné, montre bien que ce plat
perd la cohérence, la logique, l’esprit qui faisaient toute sa force, il ne reste plus
qu’un ensemble d’ingrédients dont on ne co mprend ni l’origine ni la fonction.

26 Comment réussir …, cit., p. 30.

238Tout est bousculé, on trouve désormais les sauces en boites lyophilisées, le fumet
de veau ou de mouton en sachets. La vague à tendance écologique qui vante les
produits naturels est elle-même récupérée par le bio et l’allégé vendus en grande
surface. Tous ces dérèglements, à force de s’accumuler, conduisent à une perte de relation entre la personne et le monde, le but que l’on voulait atteindre est
complètement faussé, les repères fondamentaux sont perdus de vue à jamais. Encore une fois Luce Giard explique fort bien ce processus : « Mille cuisiniers d’emprunt fabriquent dans nos villes de s plats exotiques simplifiés, adaptés à
nos habitudes antérieures et aux lois du marché. Ainsi mangeons-nous les lambeaux de cultures locales qui se défont, ou l’équivalent matériel d’un voyage passé ou à venir ; ainsi l’occident dévore-t-il à belles dents de pâles copies de ces merveilles subtiles et tendr es, mises au point dans la lenteur des
siècles par des générations d’artistes anonymes »
27. Évidemment l’authenticité
d’un plat n’est pas seulement une questi on de savoir ou d’intelligence, elle
s’affiche, s’affirme ailleurs que sous le s pendeloques de la salle à manger. Car
l’essentiel, nous dit Jean-Paul Aron 28, c’est l’investissement d’un héritage
culturel qui relèverait d’une approche sémiotique − unités de goût, de textures, de
parfums − dont la mise en mémoire conditionn e le savoir-faire et l’exercice d’un
art. C’est vrai pour la peinture, c’ est sans doute exact pour la cuisine.
Mais si le couscous que l’on mange en France est un substitut industriel,
en Algérie, comment est-il ?

En Algérie, le couscous au dauphin se cuisine avec du
requin. Pour trouver un requin, il faut en général un général, un général, un général… Surnommé « couscous présidentiel » jusqu’en 30 après 62, le couscous algérien a été s upplanté, depuis que le pays est
entré dans la cinquième dictature, par l’appellation « couscous armé ». Couscous de régime autoritaire, il est fait d’une semoule en forme de plomb, au grain plus rigide que celui des autres pays maghrébins. Sur le marché, on peut trouver à profusion du petit, du moyen et du gros

27 Luce Giard, « Faire-la-cuisine », in Mich el de Certau, Luce Giard, Pierre Mayol, L’invention du
quotidien , cit., p. 250.
28 Cf. Internationale de l ’imaginaire. Cultures nourritures , n. 7, Babel, Maison des cultures du
monde, 1997 .

239calibre. Si l’on n’a pas de couscoussier pour passer la
semoule à la vapeur, on peut transformer son voisin
immédiat, ou n’importe quel être humain au hasard, en passoire.
29

Cet humour nous propose, avec une conscience tragique, un raccourci pour
dire la réalité algérienne. En cinq phrases Fellag séduit, aiguise le sens critique et
en même temps il met en jeu le pouvoir, l’ armée, la guerre civile. L’expression la
plus élevée de l’humour est caractérisée par la découverte d’une nouvelle manière
de voir et d’interpréter le s choses, qui permet la re structuration d’un univers
sémantique organisé de manière différe nte par rapport à celui qui nous a été
proposé par les médias. Dans ces cinq phrases s’exprime sur le mode dramatique la vie quotidienne de l’Algérie pendant les années de massacre. Le couscous
devient une pitance inquiétante, entre de ux pays, ses graines sont des balles car,
en fait, la réalité elle-même a disparu, faut e de repères pour la pe nser et il ne reste
plus que l’humour.

29 Comment réussir …, cit., pp. 37 – 38.

240Malek Alloula, ou 33 divagations gastronomiques irrésistibles

Mon imaginaire en matière de cuisine, on
l’aura compris, opère à rebours. Me
ramenant par la pensée vers ce qui me
manque tellement et que j’ai peu de chances de retrouver un jour, il me
dispense d’errances gastronomiques qui,
sans regret aucun, ne sont pas de mon goût.

Malek Alloula, Les festins de l ’exil, p. 34.

Al-hamdu lillah ! s’exclame, en rendant grâc e à Dieu, tout bon musulman à
la fin d’un repas, que celui-ci soit riche ou frugal, et ainsi fais ons-nous à la fin de
ce banquet alors que nous nous apprêtons à déguster, comme dernier plat, Les
festins de l ’exil 1 de Malek Alloula 2.
Contrairement aux analyses précédente s, où le moment du repas se prêtait
à une coupe diachronique en o ffrant une clé de lecture po ssible, ici la nourriture
n’est plus un pré-texte, mais le véritable sujet, qui fait autorité et joue sur les cordes sensibles des sens, accompagné par tout un programme d’arômes, de saveurs, de liberté d’esprit, d’agilité de l’intelligence, de netteté de la mémoire.
Tout tourne autour de la gastronomie, di scipline de la mesure appliquée à un art
éphémère, dont l’objet s’inscrit néce ssairement dans la durée. Avec son
autonomie, le moment du repas, pensé en te rme de vérité référentielle, est investi
de fonctions qui vont au-delà de l’acte de décrire : fluide et tr ansparent, il est le
récit ouvert de lui-même. Alloula, en vr ai philosophe de la dégustation, sait y
saisir la juste intuition de la vérité et lui donner un nom.

1 Paris, Françoise Truffaut, 2003.
2 Né à Oran, il vit à Paris depuis 1967. Parmi ses œu vres rappelons les recueils poétiques suivants :
Villes et autres lieux , poèmes, Paris, Christian Bourgeois, 1979 ; Rêveurs/Sépultures , Paris,
Sindbad, 1981 ; Mesures du vent , Paris, Sindbad, 1984 ; Le Harem colonial , Genève, Slatkine,
1980, II éd. Paris, Séguier, 2001.

241Shorba lubìa

Le lecteur est introduit dans l’univers culinaire dès le prologue qui évoque
la première – bien timide – rencontre avec Kateb Yacine durant une première – tout aussi timide et magique – introducti on dans le milieu de la haute bourgeoisie
parisienne. Ce souper, non seulement fut sp lendide, et les papill es gustatives de
l’auteur en gardent encore le souvenir, ma is il marqua le débu t de son amitié avec
le grand Kateb. Après avoir pris congé, le s deux hommes partagent le même taxi.

La longueur du trajet me permit de me racheter du
mutisme presque grossier qui, par timidité, fut le mien durant la soirée. Encore sous le coup de mes récentes découvertes culinaires, je me répandis en superlatives appréciations
sur les raffinements de table et qualités de la chère auxquels nous avions eu droit.
Yacine se contentait d ’opiner du chef en marmonnant, de
temps à autre, pour me donner évasivement la réplique :
‘Oui, oui ; ‘Bien sûr, bien sûr. C ’est toujours grande
classe chez Mme de L*** ’.
Le taxi venait de s ’arrêter.
J’étais rendu et m ’apprêtais à prendre congé quand
j’entendis Kateb murmurer de son coin de banquette :
‘Mais où sont donc passés nos couscoussiers dans tout cela ?’
Quelques jours plus tard nous eûmes, Kateb et moi, cette
brève conversation téléphonique :
‘Dis-moi, y a-t-il un plat de chez nous qui te manque terriblement ? – Sûrement. – Lequel ? Lequel ? – La chorba loubia des gargotiers de la rue de Tanger.
– Viens samedi prochain, porte de Saint-Cloud, si tu veux
en manger une vraie – c’est-à-di re une sœur de celle de tes
gargotiers d’Alger’.
Yacine tint, ponctuellement et en tous points, promesse. Il
nous cuisina une chorba loubia qui, tout en comblant mes
souvenirs, éveillait en moi ce tte irrépressible nostalgie de
plats et de goûts devenus tellement lointains.
Trente ans plus tard, l ’exil allait donner un nom et une
forme à cette nostalgie
3.

3 Les festins… , cit., pp. 10 – 11.

242
Qu’a donc en commun la shorba lubìa avec la Tour de Pise, le Père Noël
ou le numéro treize ? Être une représentati on mentale sur laquelle se greffent un
ensemble de connaissances, de s ouvenirs, manipulables mentalement 4. La
représentation structure le paysage ment al, véhicule l’imaginaire, est ancrée
psychologiquement et socialement ; c’est, en somme, la ‘forêt de symboles’
baudelairienne, le prisme à travers lequel on voit et on interprète le monde. Cette shorba lubìa est donc une représentation mentale, ou un ‘objet de valeur’, comme
aurait préféré la définir Greimas
5. Sans vouloir appliquer de complexes schémas
sémiotiques, nous nous limiterons à dire qu e sur cet ‘objet de valeur’ se greffent
trente-trois chapitres-réflexions-souvenirs, comme s’ils étaient les plats d’un banquet apprêté par Lucullus auquel l’écrivain nous invite en te rre française, et
l’on sait bien que dans l’exil de tout Algérien le parfum de la shorba ne peut
manquer.
Que se cache-t-il derrière ce nom qui a un son magique et mystérieux pour
les oreilles du lecteur occidental ? Une ‘simple’, ‘banale’ soupe ( shorba ) aux
haricots ( lubìa ), plat très populaire , très ré pandu particulièrement à Alger,
piquante, et qui se mange surtout en hiver. Pour six personnes il faut un kilo de
haricots blancs, une pincée de bicarbona te, unir de l’huile, une ou deux tomates,
un peu de concentré de tomate, ail, cumi n, piment, poivre noir, safran, sel. Les
haricots doivent tremper t oute une nuit dans de l’eau avec le bicarbonate, ensuite
il faut les cuire sans les saler. Quand ils sont cuits, les égoutter et les mettre dans
une marmite avec un peu d’eau et l’huile, le s tomates fraîches coupées en dés, le
concentré, une tête d’ail et les épices. Faire cuire lentement pendant vingt autres minutes. Au moment de la porter à table on peut ajouter de l’ huile ou du vinaigre.
Si nous avons mis les adjectifs ‘simple’ et ‘banale’ entre guillemets, c’est
justement parce que derrière l’apparente ‘s implicité’ ou ‘banalité’, il y a tout le
savoir et la saveur de la science culinaire populaire, anonyme (dont personne n’est

4 Cf. Cf. l’excellent article de Jean-Françoi s Dortier, « L’univers des représentations ou
l’imaginaire de la grenouille » in Sciences humaines , n. 128, juin 2002, pp. 24 – 30.
5 Cf. « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur », in Du sens II. Essais
sémiotiques , Paris, Éd. du Seuil, 1983, pp. 157 – 169.

243l’inventeur), faite d’habileté manuelle et de tant de petits secret s destinés à évoluer
lentement et silencieusement avec le temps.
Ce parfum le ramène très loin, à sa petite enfance, quand une de ses tantes
le prenait dans ses bras et, faisant la grosse voix, lui demandait si elle pouvait le
manger. Ensuite affleurent les souvenirs des innombrables ba nquets offerts dans
les occasions les plus variées : mariages , circoncisions, décès, naissances, où un
méchoui (mouton à la broche que l’on fa it rôtir lentement sur les braises)
disparaissait, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, grâce à l’incessant
travail des mains des invités qui, avec trois doigts seulement de la main droite, le curait jusqu’à l’os.
On peut être gloutonnement vorace, tout efois en cuisine la rapidité ne
convient pas, il y faut plutôt lenteur et patience, deux qualités profondes qui
s’accordent bien avec les sentiments les plus nobles. C’est ainsi qu’Alloula procède dans son éloge du kanùn , sorte de brasero où brûle la flamme purificatrice
du charbon et du bois, qui aujourd’hui est horriblement remplacé par des bonbonnes de gaz. Dans sa région cet appareil est aussi appelé majmàr , idéal pour
cuisiner à feu lent, car temps
6 et patience en sont les véritables ingrédients.

Sur ces braseros, la cuisson des plats semblait échapper au
temps – ou, plutôt, les braseros prenaient tout leur temps
pour extraire des aliments ces très subtils sucs qu’aucun

6 « J’aime imaginer, en matière d’art culinaire, que le temps n’est pas seulement une catégorie
abstraite, mesurable. J’aurais plutôt tendan ce à y voir l’ingrédient par excellence, aussi
indispensable que le sel, le poivre et autres épices que l’on verse dans le plat de cuisson. Aussi,
pour telle ou telle préparation, mes recettes idéales préciseraient : ‘Ajoutez 3 cuillerées à soupe de
temps’ ; ‘Avec les oignons, faites revenir un verre à eau de temps’ », etc.
Mais tous ces temps mêlés – ceux d’une immémoriale histoire alimentaire –, confondus au fond du
fait-tout, n’ont absolument rien à voir avec le temps de cuisson chronom étré, lui, strictement
neutre, extérieur, interchangeable, sans goût et sa ns saveur en définitive. Macérant ensemble dans
leur jus, infusant lentement, échangeant par os mose leurs saveurs cachées, se sublimant l’un
l’autre pour une synthèse chaque fois nouvelle, ces temps créent un temps spécifique du plat, lui
donnent un tempo, une atmosphère, une musique propre.
Seul le temps – ce temps que nous consommons pour ainsi dire dans notre assiette et dont nous
prenons parfois conscience – nous introduit à une sorte d’extase qui ne se réduit certainement pas au seul plaisir gustatif. Nous sommes aussi invités à goûter à la consistance de ce temps cuisiné et,
en quelque sorte, à entrer de plein-pied dans une méditation qui restitue à l’acte de manger son vrai
sens, celui d’un acte de civilisation. A contrario, il est intéressant de noter que l’évacuation du temps et sa dévalorisation nous
entraînent vers les fadeurs des consternantes ‘cuisines-contre-la-montre’, ponctuées de vocables
(fast, quick , minute , express ) liés à la célérité extrême mise aussi bi en à préparer le ‘plat’ qu’à le
consommer ». Les festins… , cit., pp. 54 – 55.

244autre mode de cuisson ne permettait d’obtenir.
Dans le plat achevé, les goûts des différents ingrédients ne
se juxtaposaient pas seulement mais, au contraire, s’étaient profondément interpénétrés, intimement mêlés en une
synthèse originale des saveur s, chaque fois inédite et
surprenante dans ses nuan ces, presque miraculeuse.
Cuisiner devenait un art tenant de l’alchimie parfaitement
maîtrisée. Chez la cuisinière, la patience – cette vertu entre toutes cardinale, théologale – résu mait un savoir-faire non écrit,
infaillible, prenant intuitivement en compte une multitude de paramètres, parmi lesquels le temps et la température exacts de cuisson n’étaient pas les moindres. Je revois ma mère s’activant, allant d’un brasero à l’autre, soulevant ici ou là un couverc le, goûtant une sauce ou
touillant légèrement la prépar ation, rajoutant du charbon,
ôtant ou ravivant des braises et, cela fait, repartir pour
vaquer à d’autres occupations, puisqu’elle avait le temps,
le temps que lui accordait son majmar, ce temps qu’elle
considérait comme l’ingrédient par excellence
7.

Ainsi s’active tout un mécanisme oniri que, bercé par des saveurs, des
odeurs, des sons, des couleu rs et des fantaisies mé taphysiques, dignes d’un des
plus audacieux tableaux de De Chirico ; la nourriture ne serait-elle pas une sorte
de rêve de la matière ? Pensons seulement à toutes les étrangetés alimentaires qui
peuplent le monde, ou à des films comme Mondo Cane, La Grande Bouffe, Le
Festin de Babette ; et pourtant dans la réalit é chacun de nous adopte une manière
d’être gastronomique rigide où peu de place est réservée aux fantaisies exotiques.
Ainsi, si notre auteur voulait un jour ét onner et mettre dans l’embarras le chef du
restaurant le plus exclusif, il lui demanderait certainement une fritta 8 et une
meguina 9, cuites rigoureusement et exclusivement sur un ancien majmàr. Pour
exaucer ce désir et ne pas dé cevoir son client, le chef se rait prêt à envoyer un jet
privé en Algérie, à enlever madame Alloul a avec ses ustensiles , ses ingrédients et

7 Ibidem , pp. 26 – 27.
8 Sorte de piperade.
9 Sorte d’omelette. Mettre dans une grande cocotte de l’eau salée et la faire bouillir, ajouter de la
viande hachée, du persil, de l’oignon haché fineme nt et des épices variées. Laisser cuire jusqu’à la
complète évaporation de l’eau, sans oublier de remuer de temps en temps. Laisser refroidir la
viande, ajouter des œufs (en moyenne un par 100 gr. de viande), mélanger le tout et le verser dans
une poêle où l’on aura fait chauffer de l’huile. Faire cuire à feu d oux des deux côtés, servir chaud
ou froid.

245ses épices − car, bien que l’on parle de mondialisation, on ne pourra jamais
manger une caponata 10, ni un cassoulet ni un tajine ‘authentiques’ à New-York
ou à Berlin −, la conduire à Paris et, une fois qu’elle a rempli sa haute mission
gastronomique, lui faire découvrir la ville du haut de la Tour Eiffel.

Soupe de cailloux, soupe de grimaces

La soupe est certainement le mets le pl us vieux et le plus répandu dans le
monde, capable de tenir à distance diabète et cholestérol, mais elle est frappée
d’un grave anathème : celui d’être un pl at fade (qui a dé jà vu des enfants
enthousiasmés par la soupe ?), sans fantaisi e et pour les pauvres. Et pourtant, faute
de mieux, avec un peu d’imagination, même une soupe de cailloux peut sembler
excellente. Il suffit de penser à Djoha 11 qui voulait payer avec le seul tintement
des pièces de monnaie l’odeur du rôti qui lui avait permis de trouver exquis son
morceau de pain dur. Certes, la soupe de cailloux peut être cuisinée n’importe où, sauf au pôle où la calo tte glacière cache tout élément rocheux. La soupe peut aussi
être à la grimace, quand chaque soir on s’assied face à son partenaire avec lequel
on ne s’entend plus guère et l’on se disput e continuellement ; et pourtant une belle
soupe chaude, à manger selon d’ anciens rythmes et non avec des
shhhhhhhhhhhlup pressés et distraits, devrait réconcilier avec l’existence,
permettre de renouer avec l’autre, en se jura nt fidélité, en se promettant aide et
assistance en cas de destin adverse. Tous ces légumes coupés menu contiennent
dès le début quelque chose d’important : après avoir été choisis et lavés
minutieusement, ils savent prolonger le temp s de la parole et du souper, ils savent
s’accorder à l’amour et à l’indifférence, au succès et à la dé faite, ils imprègnent
profondément l’enfance et l’é ducation, ils sont représenta tifs du repos bien mérité
du travailleur et l’accompa gnent jusqu’à la retraite.

10 Sorte de ratatouille, plat typique de la cuisine sicilienne, d’origine arabe.
11 Personnage qui habite le monde méditerranéen depuis sept siècles − il s’appelle Giufà en Sicile,
Hodja en Turquie −, il incarne une sagesse fondée sur l’art du paradoxe et se nourrit de la
mirifique absurdité du monde. Cette histoire est racontée aussi par Rabelais dans le Tiers Livre, chapitre 37, le personnage qui est l’arbitre s’appelle Joan le Fol.

246En être réduit à manger seul est bien pire que dormir seul. Quand la crise
matrimoniale fait rage, avant de dire que l’ on dort dans des lits séparés, il faudrait
dire que l’on mange à des tables sépar ées, ce qui est beaucoup plus grave, parce
que la table, si entourée de tabous et de règles, est un véritable autel, pour les
solennités comme pour les sacrifices. Tout es les civilisations et les cultures
exaltent, sacralisent la convi vialité en lui conférant une haute valeur symbolique.
Celui qui mange seul est la personnificati on de l’aberration, du malheur, mais cela
ne suffit pas : du point de vue psychol ogique il est dans un état de
régression/répression émotive et mentale. Manger, en considérant cet acte comme ‘nécessité fonctionnelle’, sans plaisir, est associé à la bestialité, à l’égocentrisme
narcissique, à la masturbation
12. Manger seul devant la télévision, parce que cela
tue le plaisir de la conversation, conduit à la psychose, à l’appauvrissement de
l’univers mental tout entier : dans cet ap lanissement uniforme, le ‘téléphage’ ne
vit pas, parce que savoir manger équivaut à sa voir vivre, au sens le plus large du
terme.
Nourriture et télévision : combien d’anthropologues, de sociologues, de
psychologues se sont consacrés au sujet ! Nourriture et sexe : on jouit d’un corps comme on jouit d’un mets et les assonances entre les deux sphè res sont infinies,
jusqu’à arriver au cannibalisme. Malek Alloul a ne veut pas reveni r sur les sentiers
par trop battus et ses souvenirs le condui sent aux images d’un voyage en Italie, à
Milan, devant La Cène de Léonard de Vinci. Jésus et les apôtres sont là, statiques,
dans une sorte d’attente serein e, rendue encore plus déch irante peut-être par l’état
de dégradation de la fresque, qui n’avait pas encore été restau rée. Après ce voyage
notre auteur regardera différemment les moments prosaïques de la convivialité,
obsédé désormais par l’idée que ce pourrait être le ‘dernier repas’ d’un des
commensaux.
Il faudra bien pourtant se de mander pourquoi les tables − des plus
modestes aux plus fastueuses − frappent toujours l’imag inaire. Et comment ne pas
penser aux célèbres tablea ux d’Arcimboldo ? Ses portraits composés de légumes
ou de fruits confondent les limites entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas.

12 Cf. le chapitre « L’assiette » de Gisèle Harrus-Révidi, Psychanalyse de la gourmandise , Paris,
Payot, 1994, pp. 121 – 129.

247Qui sait quelle saveur aurait le cardinal X, la princesse Y ou le pape Z ? Pour le
découvrir il faudrait les cuisiner comme une soupe ou comme une ratatouille. Et
que dire du Déjeuner sur l ’herbe de Manet ? Ce sont là de savoureuses
dissertations qui ramènent toujours à la cuisine algérienne, plutôt même, à celle
d’Alloula : frugale, essentielle. Le véritabl e secret est de créer, imaginer, sans
jamais tomber dans de dangereuses comp lications baroques, parvenir à cuisiner
avec rien. Ainsi font les gra nds maîtres qui avec peu ou avec des restes créent des
choses exquises. Attention ! la véritable cuisine n’est pas celle des privilégiés, et
souvent le déterminisme vulgaire du por tefeuille n’est pas synonyme de bien
manger. Le goût est quelque chose d’impa lpable, aux tonalités variées qui entre
elles résonnent comme les tuyaux d’ un orgue, et puis le goût a une âme
migratrice, pensons seulement au cous cous qui jouit en France d’une double
nationalité amplement méritée !
La cuisine est aussi langage, d’elle dépendent les campagnes électorales,
les crises politiques : ce sont des situati ons où l’on mange et où l’on est mangé, où
l’on doit partager le gâteau sans trop fair e de miettes, et ce ne sont pas seulement
des manières de dire…
Il existe un jeu qui co nsiste à demander aux pa rticipants en quoi ils
voudraient se transformer ; en général ils choisissent des plantes ou des animaux ;
et s’il nous était demandé quel mets à offrir aux dieux de l’Olympe nous voudrions devenir, lequel choisiri ons-nous ? Alloula n’a aucun doute : la dolma.

Le plat, tel que me l’a toujour s servi ma mère lors de mes
retours à Oran, est divin. A la fois léger, consistant et de
très fin arôme, il laisse dans son sillage de si mémorables
nostalgies que j’en ai fait le plat par excellence de ces virtuels festins de l’exil auxquels je me convie par la
pensée et qui me font saliver d’abondance
13.

Pour ne pas laisser notre lecteur le bec dans l’eau, voici la recette : il s’agit
de très délicates boulettes de poisson, t ypiques de la cuisine oranaise, qui
demandent une certaine habileté. Pour six personnes : un kilo de pageaux, un
bouquet de coriandre, une cuillère à soupe de riz, du poivre noir, du poivre rouge,

13 Ibidem , p. 86.

248deux gousses d’ail, un oignon, cinq cuillè res à soupe d’huile, deux tomates
fraîches, deux cuillères à s oupe de concentré de tomate, deux kilos de pommes de
terre. Nettoyer le poisson, en prélever les filets que l’on dispose dans une terrine
et ajouter riz, poivre rouge et noir, coria ndre, ail et oignon finement hachés. Pétrir
délicatement et former des boulettes de tr ois ou quatre centimètres de diamètre,
les faire frire légèrement et les réserver. Dans une cocotte faire dorer l’ail et l’oignon dans un bon peu d’hu ile, verser dessus un litre d’eau et ajouter sel,
poivre, chair des tomates fraîches, concen tré. Laisser bouillir et ajouter les
pommes de terre coupées en dés. Faire cuire à petit feu et puis, à mi-cuisson,
ajouter délicatement les boulettes de poiss on ; après dix autres minutes de cuisson
à petit feu, la dolma est prête.

La loi du sel

Le sel, ce condiment si rare, si préc ieux et si fondamental pour le goût du
palais, de l’intellect et du cœur, sert — comme nous avons eu l’occasion de
l’écrire dans les pages sur Moul oud Feraoun — à mesurer l’honneur comme
l’amitié : on doit en partager une dose avant d’être certain de son authenticité, et l’on doit en goûter chez les autres pour être conscient des règles et de interdictions
qui gèrent la vie sociale et les observer.
La ‘loi du sel’ trouve son origine à table, bannit le vol, l’inceste, la
malhonnêteté, le parjure, la dé lation : par exemple ce serait haram (interdiction
absolue) que de désirer ou séduire l’épouse ou un autre membre de la famille de son hôte. La convivialité est al ors le vrai ciment moral, capable de renforcer et de
purifier la société dans ses fi bres les plus secrètes. La ta ble a son code : l’étiquette
veut que les côtelettes d’agneau ne soient pas prises avec les mains, mais quand
elles sont aussi goûteuses et fondantes, comment oser les soumettre à l’injure du
couteau et de la fourchette ? A table on ne parle pas, on ne parle pas la bouche
pleine, sinon il y a risque de calamité s tels le refroidissement des plats,
l’aérophagie, la bouchée aval ée de travers, etc. Mais comment imaginer un repas
muet ? La parole, à l’égal de la gastr onomie, est une particularité sans équivoque
de l’être humain : se soumettre au s ilence pesant serait-il une menace pour les

249succulentes bouchées, qui se révolteraient , croquantes et bouill antes, entre langue
et palais ? La chair des voyelles, les os des consonnes seraient impitoyablement
broyés entre les dents et la parole vi vante n’aurait pour seul destin que de
succomber. Non, impossible de permettre que l’art de manger tue celui de la conversation : on renoncerait ains i, de but en blanc, à tout ce qui se dit avant,
durant et après ce moment magique qu’es t le repas polyphonique et polyvalent.
Un dernier souvenir d’enfance clôt le volume : la fête en l’honneur de sidi
Ghalem, saint protecteur du pays d’origin e de l’écrivain. De splendides tentes
étaient dressées et tout le monde s’asse yaient en cercle, les jambes croisées,
devant un fastueux banquet de fête. Difficile de rendre les honneurs dus à tous ces
mets, difficile peut-être aussi de se les rappeler tous, mais un détail se détache
nettement : l’hôte déploie entre les invité s une longue bande de tissu blanc à tenir
sur les jambes, comme une immense servie tte qui les rassemble, les réunit tous,
selon une sorte de rite par lequel, solennellement, ils se jureraient une fraternité
irrévocable. Or le petit Malek, peut-êtr e parce que peu attiré par les mets
surabondants, s’exclut de ce cercle magi que. À ce moment-là il n’en comprenait
pas l’importance et à présent il en a du regret. Son plus grand désir est donc de
réparer son geste maladroit d’alors et de pouvoir demander un bout de ce tissu.
Quand cela se produira, l’exil sera enfin te rminé, lui permettant de retrouver les
siens sous une de ces tentes, devant un banque t pantagruélique, s ous la protection
de sidi Ghalem. Toute vie humaine se passe en conjectures, une vie c’est autant ce
qui aurait pu être que ce qui a été. Tout ce qui nous arrive est double et incertain,
fait de rencontres et de divorces , de présences et de fantômes.

250
ENTRE CHAIR ET ESPRIT
MOHAMMED KHAÏR-EDDINE

251Nourriture et dimension suprasensible dans Il était une fois un vieux
couple heureux de Mohammed Khaïr-Eddine

Mes rêves, mon imagination ont des
ressources insoupçonnées, ils colmatent
les vides d’une réalité souvent pauvre en merveilleux. Or seul le merveilleux peut
rendre la vie agréable. (…) Je me réfugie
dans ce merveilleux pour échapper aux mauvaises influences et aux mauvaises
images qu’on me lance à la figure et je me
dis que, après tout, si la réalité est bien désagréable, il y a encore quelque chose
au fond de soi qu’il faudrait saisir… C’est
l’amour de la vie, c’es t le rêve, l’éternité,
la beauté, l’Innommé, c’est
l’Inconnaissable peut-être… Et si l’on
rêve, ce n’est pas pour rien. Seule la
poésie permet cet accomplissement de soi,
elle seule nous libère des entraves terrestres et du comportement insensé des
hommes.
Mohammed Khaïr-Eddine, Il était une
fois un vieux couple heureux , p. 136.

Une page, la main qui la tourne, le sill age visuel qu’elle laisse dans l’air, Il
était une fois un vieux couple heureux
1, dernier roman de Mohammed Khair-
Eddine 2, s’ouvre sur un plan horizontal infini qui combine le sens du temps et de
l’espace. En d’autres termes, le lecteur as siste au film de la vie vécue par ce vieux
couple, silencieux, sans enfants, qui a at teint l’âge où l’on fa it bien plus qu’un
bilan, car tout film, bien qu’il soit expression de l’art du visible et de l’évidence
immédiate, peut aussi débusquer l’invisibl e, l’insaisissable. Bouchaïb et sa

1 Paris, Seuil, 2002.
2 Né à Tafraout (sud du Maroc) en 1941 dans une famille de commerçants. Il a vécu à Agadir
(1961-1963), à Casablanca (1963-1965), puis 15 ans à Paris (1965-1979) où il y publie beaucoup et anime pour France-Culture des émissions radiophoniques nocturnes, il se marie et a un fils. Il
rentre seul au Maroc en 1979, sur un coup de tête dira-t-il. En 1989, il est à nouveau à Paris où il
renoue avec le théâtre. Il est mort à Rabat en 1995. Ses œuvres, interdites aux Maroc de son
vivant, ont commencé à être rééditées en 2002.

252femme, heureux dans leur maison de pierre franche bâtie sur le roc, dominant la
vallée, regardent leur vie présente, rythm ée par les saisons, scandée par des mets,
une vie qui n’a ni poids ni ombre, comm e dématérialisée à l’intérieur d’un cadre
sec et étriqué, mais qui dé gage une grande sérénité.
Ce romancier à l’écriture minutieuse et poétique, riche de constats allusifs,
de résonances symboliques, est profondé ment ancré dans les vertiges du monde
sensible, les caprices de la société et le miracle époustouflant de s mots. Il séduit le
lecteur – et ceux qui travaillent sur son œ uvre – par des textes tragiques, violents
de plusieurs points de vue : le drame de la ville emportée par le séisme dans Agadir
3 ; le grouillement de la décomposition, la nécrophagie, l’ abjection et la
puanteur de la charogne 4 dans Le Déterreur 5. Dans ses romans le passé ne
parvient pas à être enseveli, les cadavres ne sont jamais enterrés, le travail de deuil n’a pas été accompli. Son répertoire, nous explique Rachida Saïgh Bousta
6, est
celui de l’insoumission, de la révolte, de la ruine, de la subversion, du chaos, de
l’errance, de la quête de liberté ; et, ap rès le monde de ceux qui se nourrissent de
cadavres, voici un monde qui met en va leur une vie saine, harmonieuse et
contemplative, où les heures et les jour s semblent être la combinaison d’une
secrète alchimie qui transfigure les bana lités en rituels, les passe-temps en
envoûtements, les contingences en épisodes sacramentels. Ces éléments épars sont
élaborés minutieusement dans un puzzle à pa rtir duquel tout s’éclaire ; le refoulé
fait surface dans une vie paisiblement active, une sphère d’action où il ne faut pas
nécessairement oublier le passé pour créer le futur, car c’est l’enseignement qui
libère de l’aliénation et de la folie. Ce roman ne constitue pas un cadre d’épanchements autobiographiques, il n’en est pas moins un cadre propice à accueillir un examen de cons cience. Il tire le fil qui, au lieu de tisser, ‘détisse’
constamment la pensée, mais au-delà des difficultés propres à l’abstraction qui ont

3 Paris, Seuil, 1967.
4 Cf. Ouidad Tebbaa, « Le Déterreur : une traversée de l’abject ion », in AA. VV. Mohammed
Khaïr-Eddine, texte et prétexte , Actes du colloque international, Université Cadi Ayyad,
Marrakesch, Publications du Ministère des Affaires Culturelles, 1999, pp. 77 – 83.
5 Paris, Seuil, 1973.
6 “Mohammed Khaïr-Eddine: repères et portrait du poète errant”, in AA. VV. Mohammed Khaïr-
Eddine, texte et prétexte , cit.

253parfois du mal à s’incarner, il convie le lecteur à s’interroger sur la loi supérieure
de la pensée. Il est donc, en quelque sorte, une expéri ence mystique portée par une
extase matérielle, une fable qui n’obéit qu ’à ses propres déterminations. Il propose
une nouvelle façon de percevoir le monde, et, si d’un côté il cons ole, en beauté, de
l’amertume des textes précédents, de l’autr e il continue le chemin intense de la
mémoire et de l’imaginaire. Celui-ci se détermine tout au long de sentiers tracés dans un monde minéral, végétal et animal subtil et interrogateur, susceptible de
mettre en lumière des lieux d’écriture et de pensée difficiles à cerner, car situés au
croisement des connivences entre philosophi e et littérature, entr e métaphysique et
déconstruction de cette métaphysique, signe et sens, passé et futur.
Le moment du repas constitue donc, dans ce théâtre de l’esprit, une
affirmation de la vie et une protestation contre le néan t, une manière de rêver,
indéfiniment, l’humanité plutôt que la barbarie. Le couscous partagé est
indispensable pour débusquer en un temp s donné une évidence indispensable, la
capacité de dire ce que l’on ne pourrait pas savoir autrement, justement parce qu’il s’inscrit non seulement dans un métabolisme diégétique, mais aussi dans un métabolisme du monde suprasensible. Au-delà en effet de ce que la nature met à la portée de tous, il est toujours quelque c hose de rare et de miraculeux caché dans
le mystère des bois et dans les gorges des montagnes. Faute de cerner des vérités,
les significations de la convivialité se recoupent, investissent des images de
félicité universelle, d’un temps d’harm onie, du paradis à venir ou du paradis
perdu, un héritage culturel qui relève d’ une unité de goûts et de parfums dont la
mise en écriture transmet plus qu’une iden tité, une histoire ou une mémoire : une
philosophie, car on n’est pas seulement ce que l’on mange et l’air que l’on respire,
on est aussi le fruit des émotions, les seul es vraies, qui consolent et orientent.
Bouchaïb est un fin lettré qui possède des manuscrits rares et précieux sur
la région et sur bien d’autres sujets. Il est en train de mener à terme un long poème
épique sur un saint qui avait combattu le mal et le démon, il fréquente assidûment
la mosquée, dont il tient aussi la compta bilité, mène une vie exemplaire, assure
l’exercice de la loi, surveille la légitimité , ne lésine jamais sur un conseil ou une
explication, il est touj ours prêt à partager ce que la na ture met sur sa table. De son
élévation morale découl e l’action bénéfique qu’il exerce sur la réalité

254environnante. Il rapporte faits et propos du haut de l’âge mûr qu’il a atteint, y
projetant avec attendrissement la logi que et l’éthique venues ensuite. Son
cheminement résulte d’un passé comple xe, son parcours est celui d’une vie
formée d’abord dans et par l’action, les an nées d’exil, de solitude, ou bien les
années passées en prison, les travaux forcés, les évasions, les combats de l’esprit où s’impriment les tragédies du siècle don t il nous montre quelques bribes : ce
sont des secrets à l’écart desquels il tient même sa femme. De celle-ci on ne sait pas grand-chose, sinon qu’elle vient d’aill eurs, d’une autre montagne, sans doute.
Ce vieux couple vit de peu mais sans souc is grâce à l’argent régulièrement envoyé
par un jeune homme de confiance qui gère leur échoppe à Mazagan. Ainsi peut-il
profiter d’une certaine aisance qui lui perm et de manger de la viande, et même
plusieurs fois par mois.
A l’exception de quelques séquences, le moment du repas, de forme plus
ou moins complexe, est partout présen t ; chaque tajine donnant lieu

à un rituel précis. Seul le chat de la maison y assiste car il est tout aussi intéressé que le vieux c ouple. Après avoir mis un énorme
quignon à cuire sous la cendre, la vi eille femme allume un brasero et
attend que les braises soient bi en rouges pour placer dessus un
récipient de terre dans lequel elle prépare soigneusement le mets.
7

On peut croire que ce tajine, tout co mme les autres repas qui jalonnent le
roman, non seulement représente un ja lon narratif mais possède une vie
autonome. Il est ‘investi’ affectivemen t par le vieux couple, il est un cadre
significatif, concrètement représentable tout en donnant accès à une dimension
contemplative de l’univers, de gratitude envers Dieu qui a permis de vivre une
telle paix avec des êtres chers. L’édif ice suprasensible commence alors à se
construire, se cherche dans l’image de la voie lactée, la mémoire des vieilles
légendes. Tourne ainsi la grande roue de s mythes. Comme si le gyroscope n’avait
aucune raison de s’emballer, ni la toupie de ronfler. D’une éc riture minutieuse,
poétique, de constats allusi fs en résonances symboli ques, nous vient l’envie de
‘surfer’ sur les vagues de l’univers vers les limites du monde sensible. L’univers
visible et invisible est là, t out y est convié : le Paradis, l’Enfer, les insectes qui

7 P. 10.

255viennent finir leurs jours br ûlés par les lampes disposées sur la terrasse, les cris
des chacals et des oiseaux nocturnes, le sifflement des serpents, mais aussi la
vache qui reste dans l’étable. Elle produit du si bon lait, qu’ il est facile de faire un
peu fermenter et de parfumer avec une pincée de thym et quelques gouttes d’huile d’argan pour qu’il accompagne un couscous d’orge aux légumes de saison et sans viande. C’est le mets que Bouchaib et sa femme préfèrent à t out. Ce vieux couple
tranquille, qui a fini par accepter avec séréni té la stérilité de l’homme qui, plutôt
que d’en éprouver honte ou amertume, se sent en paix avec son âme et avec la société. Manger ce plat, donc, n’est pas une simple activité, c’est aussi une
expérience qui engage la tota lité de l’être, corps et âme voués à une éthique et à
une esthétique. Ces sentiments se rattach ent encore une fois à un dîner, précédé
par la prière, animé par le récit d’une quotidienneté partagée et habitée par un
sentiment de reconnaissance : « – Ton tagine est fameux. Et le pain aussi. Elle rit.
– Dieu nous en fasse profiter, dit-elle »
8. La conversation se prolonge avec des
considérations sur les saisons, la pluie et la neige, les moissons qui approchent.
Les deux époux parlent longuement, calmeme nt, secrets et souples, d’une voix à
peine rouillée, comme par une brume d’in somnie. Peut-être ont-ils signé un pacte
avec une instance bienveillante qui, en r écompense de leurs talents vertueux, leur
épargnerait les marques de l’âge ? Dès lors ils s’allongent côte à côte et s’endorment sous le ciel étoilé, confir mant la démonstration kantienne que la
conscience morale est le refl et d’une conscience cosmi que, et que nous portons en
nous-mêmes les substances et les lois na turelles qui nous entourent. Sous la voûte
céleste les personnages perçoivent la force de la terre et ils participent eux-mêmes
à l’ouverture de celle-ci dans le cosmos. C’est parce qu’ ils vivent en accord avec
la nature sensible. Bouchaïb et sa femme n’auraient pas conscience d’être en son
sein s’ils n’en faisaient pas partie avec leurs corps. De même pour leur
spiritualité : ils ne pourraient pas être pa rtie intégrante d’un e nature spirituelle
s’ils ne portaient pas en eux-mêmes des for ces de semblable nature. De là vient la
dimension morale de toutes leurs actions, action qui ré sulte du croisement entre
un quotidien vu au plus près et de grands idéaux.

8 P. 14.

256
Une communion panthéiste

De l’élan vers une dimension spiritu elle au souvenir de la guerre de
libération, aux maquisards recherchés, aux arômes sauvages du lièvre ou de
quelqu’autre gibier, au rêve de l’amandier 9, on trouve, comme dans une addition
de concrétions du jour, de réminiscences et de réflexions achroniques, un parcours
qui relie ces différents pôle s balisés par la riche gamme lexicale qui caractérise
l’univers de Khaïr-Eddine. Le morcellement favorise, du moins peut-on le penser,
une distanciation de soi, bien que le moi de l’auteur constitu e un possible lieu de
convergence occupé par des éléments de d écor, de vie quotidienne : la sieste, la
canicule, le bruit des insectes… Le soupi r du détail devient tout aussi important
que le souffle de l’histoire et de la mémoire : il nous aide à y voir plus clair,
puisqu’il dresse le portrait des hommes, des choses et de la nature. Il est toujours
possible de ramener tel ou tel épisode, tel ou tel personna ge du livre à des
événements historiques particuliers, mais aucune de ces références n’est vraiment
pertinente, tant la vision de Bouchaïb les déborde sans cesse pour imposer dans
toute son ampleur sa propre histoi re, ses paysages, sa logique.
Toutefois, prenant à notre compte la remarque que fait Abdelkhaleq Jayed
à propos du Journal , on pourrait dire que dans ce roman aussi, l’auteur s’est
déporté sur une autre logique non seul ement du langage, mais aussi du monde,
une logique située aux antipodes de la logique représentative 10. En effet, par le
biais du Vieux, l’auteur ressuscite un monde qui bascule de la sérénité acquise aux
souffrances d’un passé douloureux, de l’en fer quotidien d’Agadir détruite par le
séisme, aux bons petits repas dont on fa it profiter aussi une voisine solitaire,
considérée comme une sainte, capable à la fois de lire et d’écrire l’arabe classique
aussi bien que le berbère, et de guéri r de toute maladie grave. Elle est un
personnage en qui s’incarne la dimension animiste et harmonieuse de la nature :
elle confectionne même le pain communautaire et le fait de l’in viter à partager le

9 Cf. p. 22.
10 Cf. “Notes sur le Journal de Mohammed Khaïr-Eddine », communication présentée au colloque
international Mohammed Khaïr-Eddine, Faculté des lettres et des Sciences Humaines Ibn Zohr – Département Langue et littérature française Agad ir 16, 17, 18 décembre 2004… sous impressions

257lièvre pris au piège et de ne jamais la négliger, satisfait la conscience d’une
appartenance à une communauté aussi larg e que possible, para llèle aux liens du
sang. Talouqit, ainsi se nomme-t-elle , s’occupe particulièrement des maârouf , les
sacrifices rituels et le repas en commun s ous l’égide d’un saint. Le sacrifice est un
rite religieux à retombée sociale, où les pensées, pour s’élargir aux choses,
doivent d’abord être formées dans le fo r intérieur de chacun. C’est ainsi que le
Vieux annonce à sa femme que l’on va sacrifier deux bœufs à la mosquée pour
que chaque famille ait sa part de viande.
De grands kanouns étaient déjà allumés à l’écart. On avait apporté
d’énormes marmites pour la cuisso n du repas communautaire. Il n’y
aurait pas de couscous vu le temps que sa préparation demandait, mais on servirait un énorme tagine agréme nté de légumes divers. Le pain
viendrait des fours du voisinage où les femmes s’activaient depuis le
lever du jour. Après cette grande agape, les inflass procéderaient au
partage équitable de la viande destinée aux familles, puis tous rentreraient chez eux, repus et satisfaits. Ainsi se passa cette mémorable fête qui n’eut pas d’équivalent par la
suite.
11

Ce tableau pourrait devenir un vecteu r privilégié de la phobie, ou même de
la banalisation, du sang, de la mort et de la fascination qu’ils exercent, bien au
contraire, ceux-ci se laissent deviner un peu dans la pénombre, montrant un
monde un peu lointain, un peu flou, pauvre mais digne et sans violence. Cette
réalité qui semble exprimer une inexorable loi sociale et religieuse ne peut être saisie qu’à travers d’insensibles flo ttements, d’étranges anamorphoses, en un
perpétuel vacillement de l’être et du monde. Consommer la viande des animaux
sacrifiés et le rite même du sacrifice au raient dû ouvrir un espace entre le pur et
l’impur, l’humanité et la divinité, mais il n’en est rien, le ryth me lent de la phrase
ne cherche qu’à rendre l’inéluctabilité d’un fait, d’un destin et le sacrifice, tout en
dissimulant l’agonie, dissimule aussi l’expérience mystique.
Le récit khaireddinien a toujours été fiévreux, tissé d’une multitude de fils
tendus à craquer, ainsi le sacrifice à la mosquée est-il accompagné par le récit d’un rêve que Bouchaïb fait récursivement : un magnifique amandier où il grimpe
pour en cueillir les fruits, mais dont, pe rdant l’équilibre, il tombe. Pourquoi ce

11 P. 26.

258rêve ? Peut-être parce qu’il représente un passé, peut-être aussi parce qu’il
réactualise un présent avec des connexions différentes, des sens ations chaotiques,
peut-être enfin parce qu’il représente une intériorité 12. Des significations
semblables abondent, plus ou moins allusive s, glissées dans l’œuvre sous forme
de rêves, d’allégories, de proverbes et rébus. Qui d’ailleurs n’a jamais éprouvé de
vertige ? Qui n’a jamais expérimenté ce tte manière de quitt er le réel, ses
pesanteurs et sa raison, non pour s’évanoui r hors de soi-même et se dédoubler,
mais pour ouvrir les portes d’un autre territoire ? Khai r-Eddine ne nous montre
pas les conditions de ce jeu. Cette image témoigne de toute manière d’une vie spirituelle indépendante du corps.
Le Vieux se rappelle le te mps où il était spahi au Sa hara. Il avait déserté.
Après avoir été pris, torturé, il voudrait oublier ce passé, ma is c’est celui-ci qui ne
l’oublie pas. Ainsi se revoit-il errant de vi lle en ville, à la recherche de travail,
pendant une monstrueuse épidémie de t yphus. L’histoire, pour citer un événement
que l’on perçoit sur le moment même comme ‘historique’, ce qui n’est pas
toujours le cas à long terme, apparaît telle en raison de son importance, de son
intensité. Et l’histoire fait peur au romancier, quand elle est vivante. Trop grande,
trop compliquée, trop submergeante. On voit là à l’œuvre certaines formes de psychopathologie politique et sociale que le colonialisme a érigées en système.
Cette dérive va si vite, touche tellemen t à l’essentiel, que Khaïr-Eddine y revient
chaque fois avec un lapsus inédit. Reprise, réécriture, polysémies d’intertexte et
d’intertextualité interrogent paradoxalement l’histoire : que s’est-il passé entre deux occurrences pour que le même énoncé soit devenu différent la seconde fois ?
Khaïr-Eddine renvoie aux opérations multip les qu’un texte effectue toujours sur
d’autres textes et qui so nt bien connues depuis les Palimpsestes de Genette. Le
souvenir de tant d’affrontements impit oyables, qui donnent à ce qu’il écrit ce ton
dramatique et confidentiel à la fois, parle d’une souffr ance passée et difficilement
apaisée. De la simplicité même des mots et des phrases sourd une émotion quasi
charnelle. Les mensonges et les crimes de l’histoire algé rienne, marocaine,
mondiale, la paranoïa et la terreur se mêlent à cette vie paisible. Parfois on juge
l’histoire indicible, parfois on la sa isit d’une main légère. C’est pourquoi

12 Cf. p. 24.

259Bouchaïb «s’était donc marié avec une cousine lointaine et s’était mis à cultiver la
terre des ancêtres ». D’où, en filigrane, la réflexion sur le fonctionnement de
l’agriculture biodynamique et sur le dysfonc tionnement de la société, du progrès,
de la modernité à tout prix. Voilà d’où vient ce caractère steinerien d’ Il était une
fois un vieux couple heureux .
Rudolf Steiner, fondateur de l’an throposophie, donnait en 1924 une série
de conférences qui constituent le f ondement de la méthode biodynamique 13. Sur
la base d’une connaissance spirituelle a pprofondie, il explique comment et dans
quelle mesure des forces et des substances doivent agir ensemble pour que chaque
plante puisse grandir et mû rir conformément à sa nature. La biodynamique est une
branche pionnière de l’agricu lture biologique, elle renforce la vie du sol dans sa
particularité en l’imprégnant de matière animale et végétale. Les insectes, les
oiseaux et tous les autres animaux cont ribuent eux aussi à ce processus, car la
multilatéralité et l’harmonie presque parfaite des cycles à l’intérieur d’une aire sont les caractéristiques non seulement d’un écosystème naturel stable, mais aussi
de la relation de la terre et de se s composantes avec les forces cosmiques
14.
Ce roman, doublé d’un conte initiatique , montre bien comment le destin
est toujours lié, de manière irrévocable, à la terre. La science anthroposophique
parle de corps éthéré : celui qui arrive à le perce voir de manière suprasensible
verra la réalité sous une autre lumièr e et rendra son esprit et sa capacité
d’observation plus riches et articulées. Celui qui atteint un certain degré dans cette
connaissance réussira à percevoir la personna lité spirituelle qui agit en tout être
vivant. Certes, cette démarche n’est qu’un outil d’analys e ; Steiner n’a pas fourni
de clés de critique littéraire, pourtant ses théories participent à l’articulation
herméneutique de ce texte. Khair-Eddine, voyageant dans la mosaïque des mots, a
mobilisé un savoir, des références cu lturelles, un ancrage référentiel au service de

13 Cf. Rudolf Steiner, Problemi dell'alimentazione : tre conferenze tenute a Dornach per gli operai
del Goetheanum il 23 gennaio, 31 luglio e 2 agosto 1924 , 3. ed, Milano, Antroposofica, 2000;
Impulsi scientifico-spirituali per il progresso dell'agricoltura : corso sull'agricoltura : otto
conferenze e un'allocuzione tenute a Koberwitz presso Breslavia dal 7 al 16 giugno 1924 con
diverse risposte a domande, e una conferenza tenuta a Dornach il 20 giugno 1924 , 3. ed. italiana,
Milano, Antroposofica, 1987.
14 Cf. Rudolf Steiner, Corrispondenze fra microcosmo e macrocosmo : l’uomo, un geroglifico
dell’universo : sedici conferenze tenute a Dornach fra il 9 aprile e il 16 maggio 1920 , Milano,
Antroposofica, 1989.

260l’émotion et de la création romanes que. Son personnage (et poète secret)
entretient sa soif de poésie et de vér ité grâce à cette profonde connaissance de la
nature, à la nourriture qu’il introduit da ns son corps, à sa vie tranquille et
harmonieuse, car

il aimait jardiner. Il avait planté des arbres fruitiers : des oliviers, des amandiers, et même un bananier, chose inconnue dans la région. Quand il trouvait un nid dans un arbre, il était heureux. Il considérait
les oiseaux qui venaient dans se s champs comme ses protégés. (…)
Attenant à sa maison, un petit verger produisait des clémentines, des oranges et des figues, ces petite s figues noires dont les merles se
régalent dès qu’elles commencent à mûrir. Bouchaïb permettait à ces
oiseaux dont il appréciait le chant de partager sa subsistance. Aussi ne fuyaient-ils jamais à son approche.
15
La vie n’est pas faite simplement pour être vécue, mais aussi pour être
comprise, tout comme les fruits ne sont que d’exquises nourritures dans ce monde
pur où il faut voir la symbiose de l’hom me, de l’animal et du végétal. Peu
d’écrivains ont, comme lui, cet art de la confidence avec tout ce qui est vivant
sous n’importe quelle forme, car il réussit à voir en grand aussi bien la nature que l’esprit qui l’habite, pour aboutir à une vision globale. Humains et animaux –
chats, lièvres, serpents, scol opendres, abeilles –, mais aussi les arbres, la terre, la
neige, les printemps, la canicule, ne cessent de dialoguer.
On eut donc presque tout de suite le s premiers légumes d’hiver et le
Vieux s’en régala abondamment, car il adorait les produits frais de la
terre. Sa vieille femme lui prépara un couscous n’wawsai sans viande
qu’il avala, boulette aprè s boulette, avec du petit- lait parfumé de thym
moulu. À la maison, tout le monde était heureux, y compris les bêtes. On aimait la verdure et tous en mangeaient sauf le chat roux. Les
premières oranges arrivèrent en janvier et c’est le Vieux qui en cueillit
comme s’il se fut agi d’ un rite sacerdotal. Il f it une invocation à Dieu
avant de commencer à détacher les fr uits des branches et à en remplir
un couffin. (…) Ce matin-là, un sole il éblouissant inondait le paysage
agreste et faisait étinceler la neige sur les crêtes. On entendait s’interpeller les gens dans les champs environnants. Une gaieté
féerique avait soudain e nvahi le coeur racorni de s êtres, et les plus
mélancoliques partageaient cette joie élémentaire.
16

15 P. 34.
16 Pp. 88 – 89.

261
La science de l’esprit est un exer cice solitaire, qui puise dans la
connaissance individuelle et qui, pour être transmise aux autres, doit être habillée
de paroles et d’idées. Khaïr-Eddine, tout en étant solidement accroché à sa terre
(même dans ce qu’elle a de minéral), sait d’emblée atteindre l’universel, vivifié
par le souvenir de tant de souffrances di fficilement apaisées qui donnent à ce qu’il
écrit ce ton retenu, presque confidentiel, et impératif à la fois , capable de faire
percevoir un « Moi divin ». Ce monde baigne dans une lumi ère de surnaturel et de
joie, un prodige permanent de la nature.
Bouchaïb, comme une Cassandr e lucide et pathétique, récuse fortement, à
plusieurs reprises 17, la logique productiviste appliquée aux hommes 18, tout
comme il critique l’agriculture fondée sur les cultures intensives, l’emploi de pesticides et les engrais chimiques, dont les conséquences déva statrices prennent
une ampleur dramatique dans un contexte bien plus large que celui de la
littérature
19. On dirait aussi que tout change ment, toute modernité sont perçus
comme une perte, une ruse infernale 20 ; évidence certes indispensable à répéter,
en un temps où la masse de plus en plus anonyme et puissante a besoin de tout
posséder : l’idée que les gens doivent achet er davantage, construire davantage,
procréer davantage, consommer davantage, met bien en scène les rouages et les
ravages du productivisme qui hantent le ro man. Et pourtant, dans ce monde qui ne
connaît pas le vrai nom de ce qui est mora lement sain, il y a des gens, comme le
Vieux, sa femme ou le Haj Lahcène, qui savent conquérir la connaissance
spirituelle parce qu’ils sa vent l’élargir au-delà du m onde sensible, leurs forces
spirituelles faisant bloc cont re celles de la matière.

Nourriture, poésie et nature

– Eh bien! Des oranges… Les prem ières. Allez ! J’en prends une.

17 Cf. pp. 71 – 72; 126 – 127.
18 Cf. pp. 109 – 110.
19 Cf. pp. 126-127.
20 Cf. pp. 107-108; 119-121; 124-125.

262Elle en prit une qu’elle pela et mangea sans se presser.
– Elle est fameuse, dit-elle.
– Je n’en ai pas encore profité, répondit le Vieux.
– Mais prends-en donc ! – Plus tard. Là, je suis o ccupé. Et ça coule de source cette fois. Je ne vais pas
m’interrompre. Le saint se manifeste avec fo rce. On dirait qu’ il veut sortir de
l’oubli. – Eh bien, continue. Je vais préparer le déjeuner. – Fais du couscous… avec beaucoup de navets. – D’accord. Elle partit. Le Vieux continua d’écrire ju squ’à l’heure du déjeuner. Il rangea alors
ses instruments de travail dans la niche murale et, après avoir jeté un long coup
d’oeil à l’extérieur, il revint s’asseoir à sa place. Il était tout émoustillé car cette
rédaction l’avait ragaillardi. Son regard se porta sur les or anges. Il en pela une qu’
il dégusta pour mieux en apprécier la saveur. (…)
Ils s’installèrent autour de la grande table ronde. Le fumet du couscous aux jeunes
pousses de navet était délicat. À son habit ude, le Vieux mangeait lentement, avec
une sorte d’application joyeuse qui i ndiquait combien il appréciait le mets.
21

Ce qui pour les autres n’est qu’émotions et vers, est pour Bouchaïb chair,
pain, eau, lait, miel, huile ou pulpe de fru it, et inversement. Souvent, le fait de
manger n’est pas aussi simple qu’on l’imagine : tout comme la poésie, la nourriture est un art de l’invisible, car, paradoxalement, il réside dans ce qui n’est
pas. La nourriture semble appartenir au visible, à l’évidence immédiate, et
pourtant elle peut aussi débusquer l’invisibl e, l’insaisissable, car ce qui entre dans
le corps, avant d’être un produit, est une force, une substance à la fois naturelle, animiste et spirituelle
22. Il est certes bien visible que Khaïr-Eddine met la
nourriture et l’écriture d’un poème pratiquement sur un même plan 23 : le Vieux se
nourrit pour pouvoir écrire et vice-versa. Dans une certaine mesure, il met son
corps à la disposition d’entités spiritue lles pour qu’elles racontent à travers lui
comment elles perçoivent les événemen ts du monde sensible. C’est ainsi que,
pendant que la Vieille découpe le cuissot de chevreau pour le mettre à sécher, le

21 Pp. 91 – 92.
22 Cf. Rudolf Steiner, Impulsi scientifico-spirituali per il progresso dell’agricoltura , cit.
23 Cf. pp. 80 – 81. Ce passage est particulièrement explicatif : « à préparer sous l’œil ébloui du Vieux
un tagine qu’elle condimenta d’aromates aux fragrances rares. La narine du Vieux était titillée par cet
agréable fumet. Il en laissa même tomber son porte-plume pour suivre les gestes précis et légers de la
vieille femme. Un bonheur ineffable s’exhalait de sa personne. – C’est une véritable tentation, dit-il. Ton merveilleux travail me distrait du mien. Mais ce que tu fais là,
c’est aussi de la poésie.
– Ha? – Oui, c’est de la poésie. Que Dieu te bénisse. » p. 83.

263Vieux, lui, se met à écrire avec application. Le saint su rgit de l’invisible, ce
contact est peut-être rendu plus efficace pa r l’essence de l’aliment : un bon tajine
de chevreau avec des olives, du citron et de s carottes lui fera le plus grand bien,
car la poésie est aussi dans ce mets 24. Écrire un poème : ces vers chuchotés d’une
voix très proche qui résonne en lui depuis longtemps, ce corps à corps mené tout
au long d’une vie avec les mots et les phrases 25, font de lui un homme hors du
commun, assoiffé de beauté et de vérité, qui sait rendre compte de la vie de ce
saint méconnu, revenant d’Inde où il avait lutté contre de fausses divinités. Il
faudrait peut-être lire dans cet acte d’écriture simultanément une sorte de
palimpseste mêlant un vécu présent ou passé à des perceptions mystiques, et aussi
un combat contre toute forme de dictature, de laideur, de choses spirituellement difformes, ou de modernité lour de de convoitise et d’ennui
26.
La nourriture se situe donc, avec tout ce qu’elle véhicule, dans ce contexte.
Elle est investie d’un message plus authentiquement philosophique – relevant
d’une approche anthroposophique – que ce que l’on pense habituellement. Khaïr-
Eddine, élevé entre un père tyrannique exécrable, et une mère absente car
abandonnée, a vu sa vie bouleversée par le séisme d’Agadir de 1960. Son œuvre
est marquée par ce choc qui revient aussi dans Il était une fois un vieux couple
heureux , roman apparemment si paisible 27. Derrière ses écrits se cache en réalité
une vision du monde désenchantée, dont le rôle est autant politique que social.
L'acte poétique est d'abord un moyen de dénoncer le monde frelaté où

24 Cf. p. 129.
25 « … Quand j’étais jeune, j’écrivais sur l’amour, la nature, la beauté, le courage… Maintenant aussi,
mais c’est différent. Je pense aux choses sacrées, à la beauté aussi, et j’ai le sentiment que l’homme n’est
pas totalement mauvais malgré les apparences. Avant j’étais insouciant, j’avais envie de vivre. Aujourd’hui, cette humanité farfelue me donne du souci comme si j
’en étais responsable. Je vis sans
aucun optimisme.
– Oublie donc cette humanité et pense à toi, dit la vieille. Tu veux du thé ? – Je veux bien, merci. » p. 180.
26 “Mes rêves, mon imagination ont des ressour ces insoupçonnées, ils colmatent les vides d’une
réalité souvent pauvre en merveilleux. Or seul le merveilleux peut rendre la vie agréable. (…) Je me réfugie dans ce merveilleux pour échapper aux mauvaises influences et aux mauvaises
images qu’on me lance à la figure et je me dis que, après tout, si la réalité est bien désagréable, il y
a encore quelque chose au fond de soi qu’il faudrait sa isir… C’est l’amour de la vie, c’est le rêve,
l’éternité, la beauté, l’Innommé, c’ est l’Inconnaissable peut-être… Et si l’on rêve, ce n’est pas pour
rien. Seule la poésie permet cet accomplissement de soi, elle seule nous libère des entraves
terrestres et du comportement insensé des hommes ». p. 136.

27 Cf. pp. 64-66.

264l'appartenance à une communauté est un leur re, même s'il est parfois tentant d'y
faire sa place, d'y être reconnu comme un individu singulier; le plus grand leurre,
le plus dangereux, le plus pernicieux, étant re présenté par une société qui étouffe
l'individu et ne respecte aucun contrat. Mais l'acte de création poétique est aussi
un geste de conquête, un moyen de se créer un espace propre : l’ affirmation de la
vie contre le néant. Jayed affirme, lors de son intervention au colloque sur Khaïr-
Eddine déjà cité : « Il était une fois un vieux couple heureux peut se lire comme
expression de soi, c’est-à-dire comme introjection dans un autre de désirs
inconscients ; on est alors dans le domain e de l’alter ego. C’es t d’ailleurs ce qu’a
lucidement décelé Paul Rousselon. Le livre ne naît nulle part qu’en soi-même. Khaïr-Eddine parle du Vieux, mais en réalité il brode sur lui-même : Paul a bien
compris en lisant le récit du Vieux que lors que sa femme (la vieille) concoctait des
petits plats, c’était non seul ement pour le vieux couple et son chat mais aussi pour
moi, le narrateur frustré qui, pour comp enser ses manques, fait cuisiner son
personnage comme s’il s’agissait d’une co mmande expresse… C’était ma seule
possibilité de participer à un bon repas en un lieu tranquille. »
28 Khaïr-Eddine
parcourt inlassablement l'énigmatique brode rie que son imaginaire a tissé par-delà
le temps, croisant les cultures et les la ngues, les jeux du savoir et de la croyance,
les destins du groupe et de l'individu, pour nous livrer cette fabula hors du temps.
D’ailleurs, comment ne pas penser que l’auteur a reconnu un frère dans
son personnage ? Comment ne pas lire dans ce texte un testament ? Et cela, non
seulement parce qu’il s’agit de son dern ier roman publié à titre posthume, qui
donc scelle inéluctablement une fin, dresse le bilan d’une existence et montre la
chronique angoissée et lucide d’une vie, mais surtout parc e que l’auteur s’érige en
témoin de son siècle. Témoignage indispensable, où il prend les choses de plus loin et à la racine. Pas de psychologie, mais une intermittence qui donne une image exacte des allures de la pensée. Ne nous risquons pas à recomposer le
portrait de l’auteur en additionnant les él éments disparates de cet ouvrage ; on
peut cependant, entre ses lignes, deviner le raffinement et la calme inquiétude
d’un homme qui applique à la vie le principe d’incert itude. Khaïr-Eddine est mort

28 On ne met pas en cage un oiseau pareil !Dernier journal, août 1995 , Bordeaux, William Blake
& Co., 2001. p 34.

265en 1995 après une douloureuse maladie, et tous les hommages qui lui ont été
rendus le présentent comme un être solita ire, inconsolé, dont les poèmes avaient
atteint un seuil extrême de rigueur, de gé nie et de lucide voyance. Pourquoi ce
roman dégage-t-il tant de charme indicible, de douce tristesse et de vraie poésie ?
C’est peut-être qu’il pose l’une des questions les plus f ondamentales qui soient :
le rapport avec le temps, la vie et la mo rt. En effet, le poème que Bouchaïb a
composé est destiné à la postérité, afin que cette œuvre soit reconnue un jour, dans
un siècle peut-être. S’il veut laisser en héritage une œuvre écrite, c’est parce
qu’elle pourra aller loin. Comme un exer cice spirituel, elle mettra toujours du
passé vivant dans un présent trop mortel , elle rendra visible le parcours auquel
l’auteur s’est livré, car la littérature, à un certain degré de danger, est une extase matérielle, une expérience mystique qui cherche à appréhender les mystères
profonds de la vie que d’autres tentent de capter par les voies de la science, de la
religion, de la sociologie ou de la psycha nalyse. Il ne s’agit pas d’histoire, car
pour le Vieux la succession des événements n’est que sable insignifiant et instable
soulevé par le vent. Le monde réel n’appartie nt qu’à une réalité partielle où tout se
réfère toujours à autre chose. L’essentie l est que les pensées soient habillées de
paroles pour être accueillie s par d’autres personnes qui leur offriront d’autres
émotions, d’autres sensations. Avec la cert itude que le Vieux en sait plus long que
le plus inspiré des savants, que la poés ie a toujours une l ongueur d’avance parce
qu’elle se situe à la fois au cœur de la vie et dans l’espérance de son dépassement ;
cette parole conséquente, espace ouvert au jeu avec l’esprit, con tinuera à vivre et à
devenir une force puissante. Peu importe si celui qui l’écoutera ne percevra pas
toujours ce qui se dissimule sous le feu illage bruissant des mots. C’est pourquoi le
Vieux, prêt à n’écouter que le s bruits et les voix de la nature, toujours hostile à la
modernité, à la technologie, cède à la fasc ination qu’exerce la matérialité même
d’un ouvrage. Le voici donc pris au pièg e de la recherche d’une manière de
diffuser son texte
29. Écrasé entre l’enclume de la tradition et le marteau de la
modernité, entre l’aspiration à comprendre le sens de la vi e et l’envie de partager
son expérience, il se heurte au choix de la diffusion et aux raisons de ce choix,
bercé par le crépitement de la plume sur le papier d’abord. Fasciné par la souple

29 Cf. pp. 149-150.

266élégance de la calligraphie, il cède fina lement volontiers à la volupté de diffuser
son poème à la radio. L’immédiateté, la passion de l’écriture et de la lecture
s’unissent ainsi en une valeur d’éternité.
La modernité est parfois nécessaire, parfois commode, parfois inutile,
parfois dangereuse. L’interrogation qui inve stit aussi bien l’art culinaire que la
mémoire et le terroir 30 accompagne la dernière partie du roman. Les vieux
ustensiles en terre cuite sont sûrement s upérieurs à ceux de mé tal. Ils donnent un
autre goût aux mets, ils con tiennent une autre sagesse, ils ont une autre histoire,
mais après ? Oui, il faut sauvegarder le futur, même celui que contiennent les
graines et les herbes 31. Quand le commis de la minoterie remet au Vieux le
réchaud à gaz et les semences des herbes, il lui propose aussi de l’engrais, car dit-
il, c’est très efficace…

– De l’engrais ? s’ étonna le Vieux.
– Oui, de l’engrais. Tout le monde l’utilis e aujourd’hui.
– Alors, c’est la fin des haricots ! éclat a le Vieux. Mais c’ est du poison, ça! Il
n’y a pas mieux que le bon fumier de la vache, crois-moi.
– Je sais, je sais. Je suis contre l’util isation excess ive des produits chimiques.
On dit que ça donne le cancer, tout le monde sait cela mais tout le monde en
utilise. Pas moi, affirma le Vieux. Je suis fidè le à la nature, pas à ce que disent les
radios. Depuis quelque temps, il écoutait sur une radio privée une émission publicitaire qui faisait grand cas de certain s engrais, fongicides et pesticides, et
cela l’amusait tellement qu’il en riait : ‘Quand on a mis tout ça dans son ventre, adieu la valise ! Il ne reste plus grand-chose à y mettre.’ Non, je ne suis pas pressé. Ça poussera quand ça poussera, dit-il.
32
Des fruits et des légumes sains apport ent la santé du corps qui conduit vers
la santé de l’âme, mais ils détermin ent aussi un monde capable de supporter
l’héritage de sa civilisation, reconnaissa nt ainsi l’irréductible spécificité des
identités individuelles et collectives qui partagent la mesure du temps et de
l’espace, les rêves, la beauté, l’univers. Nous disions plus haut que chaque chose
semble se référer à une autre ; le persil et la coriandre, le céleri et le basilic ont

30 Cf. 124.
31 Cf. p. 125.
32 Pp. 126 – 127.

267leur place, tout comme les fourmis ou le s chevreaux. La nature n’est pas faite pour
que l’homme la détruise et une agricultu re industrielle, bien myope, ne peut
apporter que le désastre. Les décennies qu i vont suivre ne pourront pas assurer
une sagesse sans mérite, la te rre deviendra de plus en pl us sèche : telles sont les
pensées qui travaillent l’esprit du vieillard. Ainsi, au long poème sur le saint, s’en
enchaîne un autre où il est question de la fiancée de l’eau qui perd son ami à cause
du soleil. Rendue folle par la douleur, elle s’ en va vers le vide sidéral. Dès lors,
plus d’averses, les vallées s’assèchent, le désert envahit tout ce qui était autrefois
fertile 33. C’est une autre manière, discrète et détournée, pour Khaïr-Eddine et son
personnage de confier cette gra nde angoisse de la dissolutio n de l’identité et de la
nature qui ne cesse de le hanter 34, et qui par suite le condamne à continuer à écrire
dans un va-et-vient permanent, comme s’ il jouait du violoncelle avec un archet
trop dur. A écrire en berbère, pour chercher toujours ce que l’on est et où l’on est,
car la question de la langue revêt dans ce dernier te xte de Khaïr-Eddine une
importance encore plus grande que dans les textes précédents. Le langage
représente ici la cristallisation la plus él evée de la civilisation humaine. Raffiné,
profond, insaisissable, tellement envahissant aussi, il pénètre les sensations et les
connaissances de l’homme et établit un lien entre le sujet sensible et la
connaissance du monde.
Son travail romanesque ou poétique tient constamment compte de la
richesse des résonances possibles de toutes ces langues superposées ou
juxtaposées. D’ailleurs la peur que re ssent le Vieux est que les autres ne
s’intéressent pas à cet héritage, c’est pour quoi il s’attache à transmettre une langue
riche et dense, et à faire de son ré cit une gageure : rendre poignant un drame
géographique et écologique. A l’heure où le s expériences littéraires semblent se
confondre de plus en plus avec l’affirmati on identitaire, il est bon d’entendre aussi
une voix qui rappelle les risq ues de notre propre vulnérabi lité et qui en appelle à
l’universalité de l’aventure de l’homme dans le cosmos.

33 Cf. pp. 155 – 156.
34 Cf. pp. 155 – 160 et 175 – 178.

268Conclusion

Plus ou moins directement, plus ou moins harmonieusement, la structure
de notre corpus a voulu mettre en place une façon de lire le moment du repas dans
la littérature maghrébine. Certes, d’autres auteurs et d’autres genres auraient pu
être inclus dans notre analyse, mais peut -être, à force d’accumuler des variables,
la matière n’aurait-elle pas pu s’articuler si aisément entre ‘cuisine cruelle’ et
‘cuisine joyeuse’. L’élargissement des analogies à une idée ou à la recherche
d’impressions aurait rendu notre structur e moins solide, avec des correspondances
et des symétries plus difficiles à saisir.
Le terme ‘roman’ ainsi que l’adjectif ‘maghrébin’ demandent à être revus,
car les textes retenus ne dise nt pas tous vraiment le Maghr eb et ils ne sont pas tous
des romans. La littérature maghrébine a c onnu, à partir de la fin des années 60, un
grand bouleversement formel. Elle a mar qué le début d’une ère hyper-critique où
toute parole est perçue comme potentiel lement logocentrique, entraînant la
littérature engagé à une quête de reno uvellement de ses tactiques formelles.
Le désir de questionner ces douze auteur s, ce qu’ils disent et comment ils
disent leur monde, et le rapport qu’ils ont avec ce qu’il s écrivent, nous a amenée à
défendre l’idée du déplacement des interrogations thématiques vers des questions de forme et de diversification des st ratégies littéraires. Enfin, une raison
personnelle nous a animée pour ces textes représentatifs d’ un désir de rupture par
rapport à l’ensemble de la production littéraire à laquelle ils appartiennent.
Voici donc la ratio qui nous a conduite à faire évoluer notre projet dans un
processus qui demandait à être continuellem ent revu et adapté en fonction de la
perception que nous avions du moment du re pas dans tel ou tel autre texte, celui-
ci offrant un modèle dynamique des proc essus littéraires. La validité de cette
approche ne peut être perçue que dans les ‘trames’ de chaque texte analysé

269comme de l’ensemble de notre corpus. Les auxiliaires et les ruses du manger
instruisent sur le désir qui les soutient, et c’est cela qui nous permet de dessiner
notre ‘motif dans le tapis’, pour reprendre une formule chère à Henry James 1. A
quoi renvoie cette expression ? A une écritur e secrète que personne ne parvient à
déchiffrer, aux entrelacs de dessins comp liqués qui s’enchevêtrent sur une trame.
L’essai de James est une variation brillante et subtile sur la lecture et le rôle de la
critique. Il affirme deux principes : dans chaque œuvre il y a un objet à découvrir,
cet objet n’est pas indicible, au contraire, il n’attend que d’être décrit, bien que
l’écrivain n’aspire pas seul ement à l’exactitude de la description, mais aussi à
traverser les apparences pour atteindre l’inaccessible souche des causes et des effets, jusqu’à franchir les limites de l’exprimable. D’où la tension entre texte et interprétation, qui consiste toujours dans l’omission volontaire d’une partie de
l’histoire pour donner du relief à d’autres éléments. La métaphore du motif dans le
tapis devient ainsi aussi c oncrète « qu’un oiseau dans la cage, qu’un appât sur un
hameçon, qu’un morceau de fromage dans une souricière »
2 .
A la fin de cette étude, après des tour s et des détours, nous voulons insister
sur l’image qui se dessine, comme quand le tisserand retourne son tapis et que
d’un enchevêtrement de fils naissent soudain des images complexes. Le moment
du repas est notre ‘motif dans le tapis’, ti ssé avec des fils directeurs aux épaisseurs
et aux couleurs variées sur une chaîne hor izontale et une trame verticale. Souvent
on a besoin de nouer ces fils, pour mie ux les serrer ; de multiples facteurs
contribuent à créer ces nœuds, conférant au tapis un équilibre technique et formel. La beauté d’un tapis réside dans la qualité de la fibr e employée, dans le dessin,
dans le raffinement de la technique, mais aussi dans les couleurs, dans le
sentiment d’harmonie qu’il arri ve à susciter. La structure du métier à tisser permet
d’avoir une double chaîne, l’une inférieure et l’autre supéri eure pour que l’on
puisse, en soulevant et en baissant les fils pairs ou impairs, créer des raies
alternées où puissent passer le s fils de la trame, le procédé prend ainsi son sens
dans le glissement qui se produit entr e ces deux plans d’inscription, dans ce
passage qui relie et sépare à la fois. Il co mmence à être tissé sur une base qui a la

1 Henry James, Le Motif dans le tapis , Arles, Actes Sud, 1997.
2 Cité par Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres , Paris, Seuil, 1999, p. 26.

270fonction de maintenir tout e la structure successive , on commence à nouer et à
faire passer des fils d’un bout à l’autre, et le travail se poursuit ainsi, fil après fil,
nœud après nœud, jusqu’à l’aboutissement de l’œuvre. De même que dans un
tapis, on peut voir dans notre parcours une successions de conversions et de
transitions singulières : la de scription de la société colo niale, vue dans une optique
réaliste où les problématiques structurales demeurent marquées par la faim et la misère. Dans notre brassage, Le Fils du pauvre , La Grande Maison et Le Village
des asphodèles , bien que regroupés sous l’égide du roman colonial, de par la
diversité de leurs modes d’expression, r éclament des outils conceptuels divers. La
narration est détaillée ou elliptique, la desc ription littérale ou lointaine, le symbole
immédiat ou incertain, mais le sujet est là partout, très visible, très proche : ce
sujet, c’est l’Algérie des a nnées 30-50. Dans ces pages on entend le bruit sourd de
la guerre, cette guerre qui re nd fou et extrêmement lucide à la fois, et qui amorce
une lutte de plus en plus am ple, implicite et profonde.
La table, comme la trame d’un tapis, est le lieu où se fabriquent une
éducation et une morale, du contenu des a ssiettes au récit d’une enfance pauvre,
miroir fidèle d’une société et d’une génération. C’est pourquoi chez Feraoun, Dib
et Boumahdi la nourriture – ou plutôt son manque, et donc sa rareté, la rend
particulièrement importante du point de vue diégétique – elle hante le récit et souligne les contradictions évidentes entr e dominateurs et dominés. En recouvrant
des fonctions différentes, elle parcourt le roman telle une navette, et permet de
pénétrer une réalité : ainsi, elle avance sous ou sur les fils, dans le temps et dans l’espace, représentant une affirmation à la fois ethnologique (aux yeux du
colonisateur), et intérieure à une mi cro- ou macro- communauté, famille ou
village. L’alimentation répond à une nécessi té vitale, passant nécessairement par
un rite collectif, une tradition et une discrimination. Fruit du croisement entre
milieu et histoire, elle représente un di spositif qui explicite des situations qui
autrement ne pourraient pas être dévoilées avec la même spontanéité ; elle est
rétrospective, elle coïncide avec le plot, défini par Peter Brooks comme un aspect
de la trame, mais elle n’acquiert un sens (comme d’ailleurs la trame même) que quand elle est utilisée pour une réflexion de et sur la fabula , pour pouvoir la
comprendre dans sa totalité. Pascale Casanova affirme : « Le sens de la solution

271que James propose au critique (…) n’apparaît que lorsque sa forme et sa cohérence
jaillissent soudain de l’enchevêtrement et du désordre apparent d’une configuration
complexe, est sans doute à cherch er non pas ailleurs et en dehors du texte, mais à partir
d’un autre point de vue sur le tapis ou su r l’œuvre. Si donc, changeant la perspective
critique, on accepte de prendre quelque di stance par rapport au texte lui-même pour
observer la totalité de la co mposition du tapis, comparer les formes récurrentes, les
ressemblances et dissemblan ces avec d’autres formes, si l’on s’efforce de voir
l’ensemble du tapis comme une configurat ion cohérente, alors on a quelque chance
de comprendre la par ticularité du motif spécifique qu e l’on veut voir apparaître » 3.
L’uniformité et l’unité n’excluent pas les différences spécifiques de chaque
œuvre, car l’‘unité dans la diversité’ doit être une idée portante de notre recherche,
de notre pensée et de notre écriture au se in du libre jeu dialectique des identités
multiples, qui, elles seules, peuvent constituer et enrichir le patrimoine littéraire maghrébin.
Le moment du repas joue un rôle im portant non seulement parce que sa
représentation permet d’affirmer une id entité aussi bien individuelle que
collective, mais aussi parce qu’il permet de conjuguer un espace métonymique bien défini. Si les in struments d’analyse, les auteurs et les sujets sont différents, la
préoccupation majeure est restée la même : montrer le rôle de la nourriture dans
des rapports de force, de séducti on, de fureur et de désastre. Le Fils du pauvre , La
Grande Maison et Le Village des Asphodèles résument une époque, avec les
angoisses, les interrogations et les conflits d’une génération. La nourriture au sens
large, et le couscous en pa rticulier, reviennent à plusie urs reprises, toujours avec
des valeurs différentes afin de perme ttre de découvrir la profonde unité d’un
espace où le personnage peut se regarder tel Narcisse dans un miroir, car c’est
encore une fois la nourriture qui expli que les rapports père-fils ou mère-fils. Un
père affectueux chez Feraoun, absent chez Di b et tyrannique chez Boumahdi ; une
mère toujours présente chez chacun. A partir de la visibilité et de la transparence
de ce vécu prend forme l’écriture autobiographique, réussissant ainsi à faire de sa propre mémoire un langage et démontrant que le je de la narration est habité par
une parole qui jaillit directement de la révélation de son être propre. Mais où

3 Pascale Casanova, ibid. , p. 13.

272réside l’intérêt d’insérer son propre vécu dans un texte qui veut être aussi de
fiction et, de toute manière, de créa tion littéraire, adhérant donc au pacte
autobiographique dont parle Philippe Lejeune ? 4 Les écrivains, on le sait bien, ne
sont jamais sincères et ils préfèrent lais ser derrière eux des traces, des indices,
mais non des preuves qui peuvent être fatale s au rêve. Ils ne racontent pas leur vie
telle qu’ils l’ont vécue, mais ils la vivent telle qu’ils la racontent. En se créant,
cette vie met en place un monde qui, pour inventé qu’il soit à partir de ce que
l’écrivain choisit de m ontrer plus ou moins consciemment, plus ou moins
librement, nous apparaît comme familier, et dans lequel la tentation est grande
d’aller chercher ce qu i nous permet de l’identifier comme tel. A l’origine de la
première partie de cette analyse, dont le s traits sont aussi te intés de sociologie,
nous nous sommes interrogée sur la représen tation, dans la litt érature maghrébine,
des hiérarchies tant sociales que familiale s, et des rapports de dépendance et de
domination qu’elles impliquent . Ce désir de questionner la littérature, ce qu’elle
nous dit de ce monde, du rapport de l’écri vain à ce qu’il décr it, de ses choix
comme de ses silences, et de la capacité de l’écriture à transf ormer la matière dont
elle se nourrit, s’accorde bien avec le modèle du « motif dans le tapis », qui ne se
limite pas à des effets ou à des visions stri ctement liés à l’analyse du discours. La
convivialité hante et déstabi lise tous les messages, tous les signes, et la forme la
plus concrète sous laquelle on peut la repérer vient du f ond de la diégèse.
D’origine apparemment fortuite, elle peut êt re très visible et explicite mais aussi
difficile à reconnaître, demeurant parfoi s latente et prête néanmoins à provoquer
des troubles et des angoisses.
Chez Boudjedra, Bouraoui et Binebi ne, la nourriture prend d’autres
qualités, peut-être plus t actiles, l’épaisseur des pers onnages et des situations
dévore et régurgite tout un monde qui environne le moment du repas et son
déchiffrement. Ces trois auteurs n’ont pa s d’intentions autobiographiques, même
s’ils parlent d’événements qu’ils connai ssent ou auxquels ils ont participé. Ils
mettent en scène la résurrect ion d’un passé à travers des expériences corporelles et
psychologiques marquantes. Dans ce dévoi lement de soi, la nourriture, secondée
par des situations de grand malaise, concocte, entre pudeur et exhibition, un

4 Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.

273saisissant mélange d’événements dramati ques destinés à révéler progressivement
la vérité psychologique des personnages, au cours d’une hist oire difficilement
linéaire. Ce passé émerge dans la littéra ture maghrébine qui re court volontiers à la
poésie, au lyrisme, mais aussi à l’humour pour dire la tragéd ie des rapports Nord-
Sud, avant ou après la décolonisation. Le s hésitations, les digressions, les miroirs
nous montrent des acteurs qui perdent au fur et à mesure leur profond mystère.
Nous trouvons peut-être ici devant une des lignes de démarcation entre la
littérature et la littérature dite postcoloniale, comme si l’on passait des fils pairs aux fils impairs; et voici que la vitalité, l’ouverture, la modernité de cette littérature gagnent d’autres plans et aborde nt d’autres perspectives. Ainsi va-t-elle
d’une poétique de l’autobiographie à tout e la société qu’elle met en jeu, à la
psychanalyse, à la relation de certains romans avec l’art contemporain ou bien
avec certains concepts liés à d’autres faç ons de structurer le récit. Dans ce tapis
dont le dessin est le moment du repas, l’irruption d’élém ents non littéraires
comme l’art ou la musique est à notre avis d’une grande portée, car elle
désarticule tout discours, e lle court-circuite la dial ectique du signifiant et du
signifié. La modernité linguistique qui sert à exprimer la phénoménologie des
choses et des sentiments, apporte avec elle les graines de la réalité et du vécu,
mais aussi bien Boudjedra que Bouraoui ou Binebine, quand ils disent ‘je’, le
disent comme à partir de la cellule d’une ruche qui s’élargit au -delà de ses parois
qui gardent des larves et des secrets. On peut difficilement imaginer chez ces
auteurs des personnages sereins et légers, car depuis bien longtemps la mémoire,
tout comme l’autobiographie, n’est pa s objet d’écriture mais d’autopsie.
L’écriture est errance, écrire ou s’éloi gner de soi sont un même acte ; on
abandonne ainsi les pensées contingentes qua nd on s’applique à les formuler et il
faut se détacher d’elles pour les découvr ir sous une autre forme. A ce moment-là
seulement il est possible, et même inévit able, qu’un jour le voyage intérieur se
prolonge dans une pérégrination géogra phique, et que l’examen du paysage
intérieur se conjugue avec l’épreuve du monde. C’est pour quoi toute la force de
Cannibales réside dans la tension entre Maghreb et Europe : dans cette tension on
lit une histoire collective en abyme. Il est vrai aussi que le but de toute errance est l’errance même, et tout ce qui sera dit, d écrit et évoqué n’aura de valeur que grâce

274à l’intensité du vécu antérieu r. Le jeu des rencontres ne sert qu’à coudre l’espace
au temps aussi bien qu’à la mémoire, metta nt ainsi deux lèvres sur les rives de la
Méditerranée. D’une autre manière Driss Chraïbi, Marcel Bénabou, Fouad Laroui, Mohammed
Fellag, Malek Alloula et Mohammed Kh aïr-Eddine, eux aussi, nous mènent
ailleurs, ils mettent en oeuvre plusie urs techniques, jouent de multiples
instruments pour manifester la toute-puissa nce de la fiction et de l’imaginaire.
chez eux, mais surtout chez les trois premie rs auteurs, l’accroissement des devoirs
de l’écrivain ne saurait être séparé de l’élargissement des responsabilités de la
lecture, l’emprise de la diégèse réclaman t non seulement la mise en crise délibérée
des mécanismes de projection exemplifiant s du roman traditionne l, mais aussi la
construction d’un espace de dégagement, de distanciation, permettant l’exercice
de la liberté du lecteur à l’ intérieur même du texte.
Les dialogues avec leurs personnages, l’omniprésence de la figure de
l’auteur, sont la conséquence directe du basculement du genre dans la modernité
textuelle. Ainsi les mille digressions et le s bifurcations donnent-elles de l’énergie
et du rythme. Chez Chraïbi notamment, on se demande qui est le personnage de
qui, et comment naît une histoire. Finaleme nt ces auteurs, chacun à sa manière,
par une de ces transformations dont ils ont le secret, parviennent à transformer des
non-histoires en un parcours mélancolique, ir onique et vibrant, où les mots pèsent
un poids particulier. Car tell e est la force de l’écriture, capable de fabriquer du
roman avec le plus fade, le pl us insignifiant des réels.
Traversant la production littéraire maghr ébine, la faim, la violence, mais
aussi la gourmandise et le plaisir de se retrouver ‘à table’, donnent à ce corpus
leurs couleurs, différentes et uniques, répertoriées, stra tifiées, harmoniques, et si
paradoxal que cela puisse paraître, il semble s’esquisser un ‘motif dans le tapis’,
celui d’une harmonie désaccordée, disjoint e, désynchronisée, qui se nourrit de
l’hétérogénéité délibérément entretenue de ses constituants.
Notre but a été de développer une dém onstration systématique qui analyse
sous ses différents aspects le moment de la convivialité et y découvre la cohérence
d’une pensée. Le sujet se démultiplie, se donnant à lui-même la chance d’autres vies’, expérimentant des iden tités plurielles à la faveur desquelles il glisse une

275autre vision du monde. La convivialit é est une vraie métonymie du monde, non
seulement parce qu’elle vivifi e un projet narratif sans arrêt remis sur le métier à
tisser, mais encore parce qu’elle est le pivot des rapports religieux,
psychologiques sociaux. On pe ut lire tant de choses dans cette intervention de
saveurs, qu’à la fin on se sent le ve ntre et l’esprit bien rassasiés.

276Bibliographie

Corpus
Dib, Mohammed, La Grande maison , Paris, Seuil, 1952.
Feraoun, Mouloud, Le fils du pauvre , Paris, Éd. du Seuil, 1954.
Boumahdi, Ali, Le village des asphodèles, Paris, Robert Laffont, 1970.
Boudjedra, Rachid, Le désordre des choses , Paris, Denoël, 1991.
Bouraoui, Nina, La Voyeuse interdite , Paris, Gallimard, 1991.
Chraïbi, Driss, L’Inspecteur Ali , Paris, Denoël, 1991.
Bénabou, Marcel, Jacob Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale, Paris, Éd.
du Seuil, 1995.
Laroui, Fouad, Méfiez-vous des parachutistes , Paris, Julliard, 1999.
Binebine, Mahi, Cannibales , Paris, Fayard, 1999.
Khaïr-Eddine, Mohammed, Il était une fois un vieux couple heureux , Paris, Seuil,
2002.
Alloula, Malek, Les festins de l’exil , Paris, Françoise Truffaut, 2003.
Fellag, Mohammed, Comment réussir un bon petit couscous , Paris, JC Lattès,
2003.

Autres romans de chaque auteur étudié
Bénabou, Marcel, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, Paris, Hachette,
1986.
–, Jette ce livre avant qu’il soit trop tard! Paris, Seghers, 1992.

277Binebine, Mahi, Le sommeil de l’esclave , Paris, Stock, 1992.
–, Les Funérailles du Lait , Paris, Stock, 1994.
–, L’Ombre du poète , Paris, Stock, 1997.
–, Pollens , Paris, Fayard, 2001.
–, Terre d ’ombre brûlée , Paris, Fayard, 2004.
Boudjedra, Rachid, La Répudiation , Paris, Denoël, 1969.
–, L’Insolation , Paris, Denoël, 1972.
–, La Pluie , Paris, Denoël, 1987.
–, Lettres algériennes , Paris, Grasset & Fasquelle, 1995.
–, La vie à l’endroit , Paris, Grasset, 1997.
Boumahdi, Ali, L’Homme-cigogne du Titteri , Paris, Centurion, 1987.
Bouraoui, Nina, Poing mort , Paris, Gallimard, 1992.
–, Le Bal des murènes , Paris, Fayard, 1996.
–, L’Age blessé , Paris, Fayard, 1998.
–, Le Jour du séisme , Paris, Stock, 1999.
–, Garçon manqué , Paris, Stock, 2000.
–, La Vie heureuse , Paris, Stock, 2002.
–, Poupée Bella , Paris, Stock, 2004.
Choukri, Mohamed, Le pain nu , Paris, François Maspero, 1980.
Chraïbi, Driss, Le Passé simple, Paris, Denoël, 1954
–, Les Boucs , Paris, Denoël, 1955.
–, La Civilisation, ma mère !… Paris, Denoël, 1972.
–, Une enquête au pays , Paris, Seuil, 1981
–, La Mère du Printemps Paris, Seuil, 1982
–, L’Homme du livre Paris, Balland, 1995.
–, Vu, lu, entendu Paris, Denoël, 1998
–, Le Monde à côté Paris, Denoël, 2001
–, L’Inspecteur Ali et la C.I.A.
Dib, Mohammed, La Grande maison , Paris, Éd. du Seuil, 1952.
–, L’incendie , Paris, Éd. du Seuil, 1954.
–, Au Café , Paris, Sindbad, 1955.
–, Le métier à tisser , Paris, Éd. du Seuil, 1957.

278Fellag, Mohammed, Djurdjurassique Bled , Paris, Lattès, 1999.
–, Rue des petites daurades , Paris, Lattès, 2001.
–, C'est à Alger , Paris, J.-C. Lattès, 2002.
–, Le dernier chameau , Paris, J.-C. Lattès, 2004.
Feraoun, Mouloud, La terre et le sang , Paris, Éd. du Seuil, 1953.
–, Jours de Kabylie , Paris, Éd. du Seuil, 1968.
–, Lettres à ses Amis , Paris, Éd. du Seuil, 1969.
–, L’Anniversaire , Paris, Éd. du Seuil, 1972.
Khaïr-Eddine, Agadir , Paris, Éd. du Seuil, 1967.
–, Le Déterreur , Paris, Éd. du Seuil, 1973.
–, On ne met pas en cage un oise au pareil !Dernier journal, août 1995 , Bordeaux,
William Blake & Co., 2001.
Laroui, Fouad, Les dents du topographe, Paris, Julliard, 1996.
–, De quel amour blessé , Paris, Julliard, 1998.
–, Le Maboul, Paris, Julliard, 2001.
–, La fin tragique de Philomène Tralala, Paris, Julliard, 2003.
Perec, Georges, W ou le souvenir d’enfance , Paris, Denoël, 1975.
–, Je me souviens , Paris, Hachette, 1978.
–, Je suis né , Paris, Éd. du Seuil, 1990.

Etudes sur les auteurs (ouvrages et articles)
AA. VV, Mohammed Khaïr-Eddine, texte et prétexte , Actes du colloque
international, Université Cadi A yyad, Marrakesch, Publications du
Ministère des Affaires Culturelles, 1999.
Achour, Christiane, Mouloud Feraoun, une voix en contrepoint , Paris, Silex,
1986.
Alemdjordo, Hangni, Rachid Boudjedra, la passion de l’intertexte , Pessac,
Presses Universitaires de Bordeaux, 2001.
Bensmain, Abdallah, Crise du sujet, crise de l’identité. Une lecture
psychanalytique de Rachid Boudjedra , Casablanca, Afrique-Orient, 1984.

279Boutet de Monvel, Marc, Boudjedra l’insolé. L’inso lation, Racines et Greffes ,
Paris, L’Harmattan, 1994.
Bouzar, Wadi, Lectures maghrébines , Alger – Paris, O.P.U., Publisud, 1984.
Chèze, Marie-Hélène, Mouloud Feraoun. La Voix et le silence , Paris, Éd. du
Seuil, 1982.
Coupel, Eugène, Le juste assassiné ou L’univers de Mouloud Feraoun (1913-
1962) , Paris, Editions des Ecrivains, 1998.
Elbaz, Robert; Math ieu-Job, Martine, Mouloud Feraoun ou l’émergence d’une
littérature , Paris, Karthala, 2001.
Elbaz, Robert, « Mémoire et transgression chez Marcel Bénabou », in Bulletin of
francophone Africa , n. 12 – 13, 1998, pp. 75 – 85.
Gafaïti, Hafid, Boudjedra ou la passion de la modernité , Paris, Denoël, 1987.
–, (sous la direction de), Rachid Boudjedra, une poétique de la subversion:
autobiographie et histoire. Recueil de textes , Paris, L’Harmattan, 1999.
–, Rachid Boudjedra, une poétique de la subversion: autobi ographie et histoire . II
lectures critiques , Paris, L’Harmattan, 2000.
Gleyze, Jack, Mouloud Feraoun , Paris, L’Harmattan, 1990.
Gros, Isabelle, « Les odeurs dans La Répudiation de Rachid Boudjedra », in Le
Maghreb Littéraire, Revue canadie nne des littératures maghrébines , vol.
II, n. 3, 1998, pp. 37 – 50.
Houaria Kadra-Hadjaji, Contestation et révolte dans l’œuvre de Driss Chraïbi ,
ENAL /Publisud, Alger/Paris, 1986.
Igonetti, Giuseppina; Se rgio, Salvatore Maria, Rachid Boudjedra. Un grande
scrittore algerino, Mazara del Vallo, Liceo Ginnasio ‘Gian Giacomo
Adria’, 1987.
Nacib, Youcef, Mouloud Feraoun , Paris/Alger, Nathan/SNED, 1982.
Wagner, Frank, « Marcel (Ménah em) Bénabou, ou le judéo-maghrébo-
oulipisme », in Le Maghreb Littéraire, Revue canadienne des littératures

280maghrébines , vol. VI, n. 11, 2002, pp. 29 – 55.

Essais sur la littérature maghrébine
Collectifs :
Approches scientifiques du texte maghrébin , Casablanca, Toubkal, 1987.
Visions du Maghreb , Actes du colloque de Montpellier 18-23 novembre
1985, Aix-en-Provence, Edisud, 1987.
Identité culturelle au Maghreb , Université Mohammed V, Publications de
la Faculté des Lettres et Scien ces Humaines, Série Colloques et
séminaires n. 19, Rabat, 1991.
Lectures critique s du texte maghrébin . Actes du colloque de Kénitra, 16-
18 avril 1987, Kénitra, Faculté de Lettres et Sciences Humaines, 1992.
Désir d’identité désir de l’autre , Meknès, Publications de la Faculté des
Lettres de Meknès, 2002.
Abdel-Jaouad, Hédi, Fugues de Barbarie. Les écrivains maghrébins et le
surréalisme , Les mains secrètes. Centre d’Etudes Sur Les Littératures
Francophones d’Afrique du Nord, New York – Tunis, 1998.
Achour, Christiane, Anthologie de la littérature algérienne de langue française ,
Paris, Bordas, 1990.
–, (sous la direction de) Dictionnaire des œuvres algé riennes en langue française ,
Paris, L’Harmattan, 1990.
Allam, Khaled Fouad, Culture et écriture: Essai d’analyse sémiotique de la
littérature maghrébine et plus partic ulièrement algérienne d’expression
française , Udine, Del Bianco, 1985.
Arnaud, Jacqueline, La Littérature maghrébine de langue française. Origines et
perspectives , vol. 1, Paris, Publisud, 1986.
Basfao, Kacem (sous la direction de), Imaginaire de l’espace, espaces
imaginaires, Casablanca, EPRI, Faculté des Lettres et Sciences Humaines
I, 1988.

281Bekri, Tahar, Littératures de Tunisie et du Maghreb , Paris, L’Harmattan, 1994.
Bendahman, Hossaïn, Personnalité maghrébine et fonction paternelle au
Maghreb (Œdipe maghébin) , Paris, La Pensée Universelle, 1984.
Bererhi, Afifa; Chikhi, Beïd a (sous la direction de), Algérie. Ses langues, ses
lettres, ses histoires. Balise s pour une histoire littéraire, Blida, Imprimerie
A. Mauguin, 2002.
Bonn, Charles, Imaginaire et discours d’idées. La littérature algérienne
d’expression française et ses lectures, Sherbrooke, Naaman, 1974.
–, Le roman algérien de langue franç aise. Vers un espace de communication
littéraire décolonisé? Paris-Montréal, L’Harmattan-PUM, 1985.
–, Problématiques spatia les du roman algérien , Alger, ENAL, 1986.
–; Khadda, Naget; Mdarhri-Alaoui, Abdallah, Littérature maghrébine
d’expression française , Paris, EDICEF/AUPELF, 1996.
Brahimi, Denise, Appareillages , Paris, Editions deuxtemps Tierce, 1991.
Bouzar, Wadi, La mouvance et la pause , Alger, SNED, 1983.
Chater, Souad, Les émancipées du harem, regard sur la femme tunisienne , Tunis,
Ed. La Presse, 1992.
Chebel, Malek, Le Corps dans la tradition au Maghreb , Paris, PUF, 1984.
–, L’imaginaire arabo-musulman , Paris, PUF, 1993.
Cherif-Chamari, Alya, La femme et la loi en Tunisie , Casablanca, Le Fennec,
1990.
Chikhi, Beïda, Maghreb en textes. Ecriture, hi stoire, savoirs et symboliques,
Paris, L’Harmattan, 1996.
Déjeux, Jean, Littérature maghrébine de langue française. Introduction générale
et auteurs , Sherbrooke, Naaman, 1973.
–, Situation de la littérature maghrébine de langue française. Approche
historique. Approche critique. Bi bliographie méthodique des œuvres
maghrébines de fiction 1920-1978 , Alger, OPU, 1982.

282–, Dictionnaire des auteurs m aghrébins de langue française , Paris, Karthala,
1984.
–, Maghreb. Littératures de langue française , Paris, L’Arcantère, 1993.
Devalière, François (coordinateur), Nord-Sud: une altérité questionnée , Paris,
L’Harmattan, 1997.
Fontaine, Jean, Le roman tunisien de langue française , Tunis, Sud Éditions, 2004.
Gafaïti, Hafid, La femme dans le roman algérien , Paris, L’Harmattan, 1996.
Girard, René, La Violence et le sacré , Paris, Grasset 1972.
Gontard, Marc, Le moi étrange : littérature marocaine de langue française , Paris,
l'Harmattan, 1993.
Khatibi, Abdelkebir, Le roman maghrébin , Paris, Maspero, 1968.
Madelain, Jacques, L’errance et l’Itinéraire. L ectures du roman maghrébin de
langue française , Paris, Sindbad, 1983.
Mathieu-Job, Martine (textes réunis et présentés par), L’Entredire francophone ,
Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2004.
Minces, Juliette, La Femme dans le monde arabe , Paris, Librairie Mazarine, 1980.
Mdarhri-Alaoui, Abdallah, Narratologie: théories et analyses énonciatives du
récit. Application aux textes marocains , Rabat, OKAD, 1989.
Nisbeth, Anne-Marie, Le personnage féminin dans le roman maghrébin de langue
française , Shebrooke, Naaman, 1982.
Noiray, Jacques, Littératures francophones I: Le Maghreb , Paris, Belin sup, 1996.
Sabbah Ait, Fatna, La Femme dans l ’inconscient musulman , Paris, Le Sycomore,
1982.
Salha, Habib, Cohésion et éclatement de la personnalité maghrébine , Tunis,
Publications de la Faculté des Lettres de la Manouba, 1990.
Tengour, Habib, « Le Surréalisme maghrébin », in Peuples méditerranéens , n. 17,
1981, pp. 77 – 81.

283Tenkoul, Abderrahman, Littérature marocaine d’écriture française: essais
d’analyse sémiotique , Casablanca, Afrique-Orient, 1987.
Toso Rodinis, Giuliana (a cura di) Le banquet maghrébin , Roma, Bulzoni, 1991.

Sur la nourriture et la convivialité
Collectifs :
Cuisines, reflets des sociétés , Paris, Musée de l’Homme, 1996.
Saveurs, senteurs: le goût de la Méditerranée , actes du colloque de
Perpignan, 1997, Perpignan, Presses de l’Université de Perpignan,
1998.
Assouly, Olivier, Les nourritures divines. Essais sur les interdits alimentaires ,
Arles, Actes Sud, 2002.
Aubaile-Sallenave, Françoise, « La Médite rranée, une cuisine, des cuisines », in
Social Science Information , vol. 35, n. 1, 1996, pp. 139-194.
Bahloul, Joëlle, Le culte de la Table Dressée. Rite s et traditions de la table juive
algérienne, Paris, Métailié, 1983.
Ballarini, Giovanni, Il triangolo culinario. La cucina come cultura , Bologna,
Calderini, 1984.
Balta, Paul, Boire et manger en Méditerranée , Arles, Actes sud, 2004.
Bassani Liscia, Jenny, La storia passa dalla cucina , Pisa Edizioni Ets, 2000.
Belhadj, Anne-Marie, La cuisine méditerranéenne , Paris, Publisud, 1990.
Benchina, Hochine; Guardi, Jolanda, La cucina dell’Islam , Milano, Xenia
edizioni, 2000.
–, La cucina araba , Milano, Fabbri Editori, 2000.
Benkheira, Mohammed Hocine, “Interdits comparés: alimentation, altérité et
socialité: remarques sur les tabous alimentaires coraniques”, in Archives
européennes de sociologie , 1997, vol. 38, t. 2, pp. 237-290.
Biasin , Gian Paolo, I sapori della modernità. Cibo e romanzo , Bologna, il Mulino,

2841991.
Boureima, Abdou Daouda, Préceptes du jeûne du ramadan , Paris, Ed. Essalam,
1998.
Boutaleb, Amina, Cuisine d’Algérie et du Maghreb , Paris/Alger,
Méditerranée/Ennahdha, 2003.
Bragaglia, Cristina, Sequenze di gola. Immagini e cibo, Firenze, Edizioni Cadmo,
2001.
Brécourt-Villars, Claudine, Mots de table, mots de bouche , Paris, Stock, 1996.
Brillat-Savarin, Jean-Anthelme, Physiologie du goût (1846), Paris, Flammarion,
1982.
Camporesi, Piero, La carne impassibile , Milano, il Saggiatore, 1985.
–, La terra e la luna. Alimentazione, folclore, società , Milano, il Saggiatore, 1989.
Carmignani, Paul; Lauric hesse, jean-Yves; Thomas , Joël (coordonné par) Saveurs,
senteurs : le goût de la Méditerranée , Perpignan, Presses de l’Université
de Perpignan, 1998.
Châtelet, Noëlle, Le corps à corps culinaire (1977), Paris, Éd. du Seuil, 1998.
Chenille, Vincent, Le plaisir gastronomique au cinéma, Paris, J. – P. Rocher,
2004.
Coirault, Michel, Les fêtes: judaïsme, christianisme, islam, Paris, Ed. du Cerf,
1994.
Cotoni, Marie-Hélène (publié par) Nourritures et écriture , Université de Nice-
Sophia Antipolis, Publications de la F aculté des Lettres, Arts et Sciences
Humaines de Nice, Centre de Recherche Littéraires pluridisciplinaires, 1999.
Digard, Jean-Pierre (études d’ethnographi e historique du Proche-Orient, réunies
par), Le Cuisinier et le Philosophe : Hommage à Maxime Rodinson , Paris,
Maisonneuve et Larose, 1982.
di Segni, Riccardo, Guida alle regole alimentari ebraiche , Roma, Edizioni

285Lamed, 1996.
Diouri, Abdelhaï, Culinary Cultures of the Middle East , London-New York, S.
Zubaida & Tapper, I. B. Taurus, 1994.
Ersilia, Francesca, Introduzione alle regole alimentari islamiche , Roma,
Pubblicazioni dell’Istituto pe r l’Oriente C. A. Nallino, 1995.
Essid, Yassine (sous la direction de), Alimentation et pratiques de table en
Méditerranée , Colloque du GERIM, Sfax 8-9 mars 1999, Paris,
Maisonneuve et Larose, 2000.
Fellag, Mohammed, Comment réussir un bon petit couscous , Paris, J.-C.- Lattès,
2003.
Ferrières, Madeleine, Histoire des peurs alimentaires , Paris, Éd. du Seuil, 2002.
Flandrin, Jean-Louis; Cobbi, Ja ne (sous la direction de), Tables d’hier, tables
d’ailleurs. Histoire et ethnologie du repas , Paris, Odile Jacob, 1999.
Giachetti, Ismène (coordonné par), Identités des mangeurs – Images des aliments ,
CNERNA-CNRS, Polythechnica, 1996.
Göckel, Renate, Donne che mangiano troppo. Quando il cibo serve a compensare
i disagi affettivi (1988), trad. it. Milano, Feltrinelli, 2000.
Goody, Jack, Cooking, Cuisine and Class, A study in Comparative Sociology ,
Cambridge, Cambridge University Press, 1982.
Grünert, Angela; Becke r-Rau, Christel, (2001), Ramadan: voyage au cœur d’un
rite, trad. fr. Paris, La Martinière, 2001.
Hal, Fatema, Les saveurs & les gestes, cuisines et traditions du Maroc , Paris,
Stock, 1995.
Harris, Marvin, Buono da mangiare. Enigmi del gus to e consuetudini alimentari
(1985), trad. it., To rino, Einaudi, 1992.
Harrus-Révidi, Gisèle, Psychanalyse de la gourmandise , Paris, Payot, 1994.
Hubert, Annie, Le pain et l’olive. Aspects de l’alimentation en Tunisie , Paris,
CNRS Editions, 1984.

286Jaillette, Jean-Claude, Les dossiers noirs de la malbouffe , Paris, Albin Michel,
2000.
Jeanneret, Michel, Des Mets et des mots , Paris, José Corti, 1987.
Kouki, Mohammed, Cuisine et pâtisserie tunisiennes , Tunis, Maison Tunisienne
de l’Edition, 1977.
Lafon, Michel, Prières et fêtes musulmanes. Suggestions aux chrétiens , Paris,
Éditions du Cerf, 1982.
Lahlou, Saadi, Penser manger , Paris, PUF, 1998, p. 126.
Lange, Frédéric, Manger ou le jeux et les creux du plat , Paris, Éd. du Seuil, 1975.
Lévi-Strauss, Claude, Mythologiques: Le cru et le cuit , Paris, Plon, 1964.
–, Du miel aux cendres , Paris, Plon, 1967.
–, Le origini delle buone maniere a tavola. Miti, usanze, comportamenti: le loro
strutture comuni fra i popoli , (1968), trad. it. Mila no, Il Saggiatore, 1998.
Lupton, Deborah, L’anima nel piatto (1996), tr. it. Bologna, Il Mulino, 1999.
Marin, Louis, La parole mangée et autres essais théologico-politiques, Paris,
Klincksieck, 1986.
Mardam-Bey, Farouk, La cuisine de Ziryab. Propos de tables, impressions de
voyages et recettes pouvant servir d’initiation pratique à la gastronomie
arabe , Arles, Actes Sud, 1998.
Messaudi, Leïla; Messaudi, Mohamed, Traditions et coutumes des communautés
musulmanes et juives, Casablanca, EDDIF international, 1981.
Mintz Sidney W., Storia dello zucchero. Tra politica e cultura (1985), trad. it.
Torino, Einaudi, 1990.
Moles, Abraham, « Le système de la cuisine dans l’art de manger », in Sociétés , n.
25-26, 1989, pp. 53 – 65.
Montanari, Massimo, Convivio oggi. Storia e cultura dei piaceri della tavola
nell’età contemporanea , Roma. Bari, Laterza, 1992.
–, (a cura di), Il mondo in cucina. St oria, identità, scambi , Roma-Bari, Laterza,

2872002.
Moryoussef, Viviane; Moryoussef, Nina, La cuisine juive marocaine (1983),
Paris, J. Grancher, 1995.
Navarro, Évelyne; Navarro, Ambroise, Manuel de cuisine pied-noir, Bayonne,
Harriet, 1984
Oudghiri, Hadam, « A tavola in Marocco. Sapori, profumi e colori di un’arte
sapiente e creativa », in Africa e Mediterraneo, cultura e società , Bologna,
Edizioni Lai-momo, n. 30, aprile 2000, pp. 41 – 43.
Padovani, Giuseppe, « Il cibo come simbol o culturale », in Di Nallo, Egeria (a
cura di), Cibi simbolo nella realtà d’oggi , Milano, Franco Angeli, 1986,
pp. 39-61.
Pfirsch, Vincent, La saveur des sociétés. Sociol ogie des goûts alimentaires en
France et en Allemagne , Rennes, PUR, 1997.
Portinari, Folco, Il piacere della gola. Il romanzo della gastronomia , Milano,
Camunia, 1986.
Pouillon, Jean, “Manières de table, manièr es de lit, manières de langage”, in
Nouvelle revue de Psychanalyse. “Destins du cannibalisme” , Gallimard,
Paris, n 6, automne 1972, pp. 9 – 25.
Poulain, Jean-Pierre, Sociologies de l’alimentation , Paris, PUF, 2002.
Revel, Jean-François, Un festin en paroles: histoire littéraire de la sensibilité
gastronomique, Paris, Pauvert, 1979.
Rouyer, Marie-Claire (sous la direction de), Food for thought ou les avatars de la
nourriture , Groupe d’Etudes et de Recherch es Britanniques, Université
Michel de Montaigne, Bordeaux III, 1998.
Salani, Massimo, A tavola con le religioni , Bologna, Edizioni Dehoniane, 2000.
Scamardella, Maria Michela, “Cenni su ll’uso del grano nella tradizione
gastronomica araba”, in Annali del Dipartimento di Studi del Mondo
Classico e del Mediterraneo Antico Sezione linguistica , Napoli, Istituto
Universitario Orientale, n. 18, 1996, pp. 203 – 221.

288Schivelbusch, Wolfgang, Storia dei generi voluttuari: spezie, caffè, cioccolato,
tabacco, alcol e altre droghe (1990), trad. it. M ilano, Bruno Mondadori,
1999.
Serres, Michel, Les cinq sens. Philosophie des corps mêlés , Paris, Grasset, 1985.
Servan-Schreiber, Perla, Et nourrir de plaisir , Paris, Stock, 1996.
Toussaint-Samat, Maguelonne, Histoire naturelle et morale de la nourriture ,
Paris, Bordas, 1987.
Zana-Murat, André, La cuisine juive tunisienne , Paris, Albin Michel, 1998.

Ouvrages critiques
Collectifs :
Psychanalyse et langage, inconscient et culture , Paris, Dunod, 1977.
Le personnage en question , actes du IVe Colloque du S.E.L., Toulouse,
Travaux de l’Université de Toul ouse-le-Mirail, Série A, t. 29,
Service des publications, 1984.
La bibliothèque oulipienne , Paris, Editions Ramsay, vol. 2, 1987.
Personnage et histoire littéraire , Actes du colloque de Toulouse 16-18 mai
1990 , Toulouse, Presses Univ ersitaires du Mirail, 1991.
Figures de l’interculturalité , Montpellier, Praxi ling Université Paul
Valéry, 1996.
Communications , n. 31, 1979.
Le Corps et l ’image de l ’autre , Actes du colloque 20 – 23 février 1989,
Revue de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Université Cadi Ayyad, Marrakesch, 1990.
Séminaire de Françoise Héritier. De la violence II , Paris, Odile Jacob,
1999
2000 ans d ’Algérie , vol. II, Paris, Séguier, 1998.

289Abric, Jean-Claude, Pratiques sociales et représentations , Paris, PUF, 1994.
Ackerman, Diane, Le livre des sens , Paris, Grasset, 1991.
Adam, Jean-Michel; Petitjean, André, Le texte descriptif. Po étique historique et
linguistique textuelle , Paris, Nathan, 1989.
Althusser, Louis, Idéologie et appareils idéologiques d’Etat , Villetaneuse, Centre
de reprographie de l’Univ ersité de Paris-Nord, 1975.
Anzieu, Annie, La Femme sans qualité. Esquisse psychanalytique de la féminité ,
Paris, Dunod, 1989.
Anzieu, Didier, Créer détruire , Paris, Dunod, 1996.
Arbo, Alessandro, Dialettica della musica, saggio su Adorno , Milano, Guerini,
1991.
Arnheim, Rudolf, Guernica di Picasso: genesi di un dipinto (1962), trad. it.
Milano, Feltrinelli, 1964.
–, Verso una psicologia dell’a rte. Espressione visiva, simboli e interpretazione
(1966), trad. it. Torino, Einaudi, 1969.
Arrigoni, Maria Pia; Ba rbieri, Gian Luca, Narrazione e psicoanalisi: un
approccio semiologico , Milano, Cortina, 1998.
Attias-Donfut, Claudine, Sociologie des générations. L’empreinte du temps , Paris,
PUF, 1988.
–; Lapierre, Nicole; Segalen, Martine, Le nouvel esprit de famille , Paris, Odile
Jacob, 2002.
Bachelard, Gaston, La poétique de l’espace (1957), Paris, PUF, 2001.
Bahloul, Joëlle, La maison de mémoire. Ethnologi e d’une demeure judéo-arabe
en Algérie (1937-1961) , Paris, Métaillé, 1992.
Barthes, Roland, Le degré zéro de l’écriture , Paris, Éd. du Seuil, 1953.
–, Mythologies , Paris, Éd. du Seuil, 1970.
–, Plaisir du texte , Paris, Éd. du Seuil, 1972.

290–, et alii, Poétique du récit , Paris, Éd. du Seuil, 1977.
Battaglia, Salvatore, Mitografia del personaggio (1966), Napoli, Liguori, 1991.
Bénabou, Marcel; Mathews, Ha rry; Roubaud, Jacques, Un art simple et tout
d’exécution. Cinq leçons de l’Oulipo , Belfort, Circé, 2001.
Benedetti, Carla, L’ombra lunga dell’autore. Ind agine su una figura cancellata,
Milano, Feltrinelli, 1999.
Bens, Jacques, Genèse de l'Oulipo. 1960-1963 , Edition revue et augmentée, Paris,
Le Castor Astral, 2005.
Bergson, Henri, L’Evoluzione creatrice , (1926), trad. it. Milano, Cortina, 2002.
Bessière, Jean (textes réunis par), Modernité, fiction, déconstruction , Paris,
Lettres modernes, 1994.
Bichsel, Peter, Il lettore, il narrare (1982), trad. it. Mila no, Marcos y Marcos,
1992.
Bleton, Paul, Ça se lit comme un roman policier … comprendre la lecture sérielle ,
Québec, Éditions Nota bene, 1999.
Botero, Fernando, La Corrida. Catalogo della mostra di Palermo , Albergo delle
Povere 8 marzo – 10 aprile 1988, Milano, Edizioni Bolis, 1987.
Bouhdiba, Abdelwahab, La Sexualité en Islam (1975) Paris, PUF, 1982.
Bourdieu, Pierre, Sociologie de l’ Algérie , Paris, PUF, 1961.
–, La distinction, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
–, Le sens pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1980.
–, La domination masculine , Paris, Le grand Livre du mois, 1998.
–, Esquisse d'une théorie de la pratique, précédé de trois études d'ethnologie
kabyle , Paris, Ed. du Seuil, 2000.
Brisebarre, Anne-Marie, La fête du mouton, un sacrif ice musulman dans l’espace
urbain , Paris, CNRS éditions, 1998.
Brooks, Peter, Trame. Intenzionalità e prog etto nel discorso narrativo (1984),

291trad. it., Torino, Einaudi, 1995.
Butor, Michel, Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1964.
de Biasi, Pierre-Marc, La Génétique des textes, Paris, Nathan Université, 2000.
Calligaris, Contardo, Hypothèse sur le fantasme , Paris, Ed. du Seuil, 1983.
Calvino, Italo, Sotto il sole giaguaro (1986), Milano, Mondadori, 2002.
–, Lezioni americane (1988), Milano, Mondadori, 1993.
Camilleri, C. ; Sayad, A. ; Taboada-Leonetti, I. (sous la direction de),
L’Immigration en France : le choc des cultures , Actes du colloque de mai
1884 à L’Arbresle, L’Arbresle, Centre Thomas Moore, 1987.
Caprettini, Gian Paolo, Semiologia del racconto , Bari, Laterza, 1992.
–, Lo sguardo di Giano. Indagini sul racconto , Torino, Edizioni dell’Orso, 1990.
Carotenuto, Aldo, Il fascino discreto dell’orrore. Psicologia dell’arte e della
letteratura fantastica , Milano, Bompiani, 2002.
Casanova, Pascale, La République mondiale des Lettres , Paris, Éd. du Seuil, 1999.
Certeau de, Michel, L’écriture de l’Histoire , Paris, Gallimard, 1975.
–, L’invention du quotidien, t. II, Paris, Gallimard, 1994.
Charnay, Jean-Paul, Sociologie religieuse de l’Islam , Paris, Sindbad, 1977.
Chatman, Seymour, Storia e discorso. La struttura narrativa nel romanzo e nel
film (1978), trad. it. Parma, Pratiche Editrice, 1998.
Chebel, Malek, Le Corps dans la tradition au Maghreb , Paris, PUF, 1984.
–, L’Esprit de sérail. Perversions et marginalités sexuelles au Maghreb , Paris,
Lieu Commun, 1988.
Chelbi, Moustapha, Culture et mémoire collective au Maghreb , Paris, Académie
Européenne du livre, 1989.
Clément, Bruno (textes réunis et présentés par), Écrivains, lecteurs , La Lecture
littéraire , P.U. Reims, 2002.

292Coirault, Michel, Les fêtes. Judaïsme Chris tianisme Islam. Quand, pourquoi,
comment? Paris, Asfar, 1991.
Compagnon, Antoine, La Seconde main ou le travail de la citation , Paris, Éd. du
Seuil, 1979.
–, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun , Paris, Éd. du Seuil, 1998.
Couchard, Françoise, Le Fantasme de séduction dans la culture musulmane,
mythes et représentations sociales , Paris, PUF, 1994.
–, Emprise et violence maternelles. Étude d ’anthropologie psychanalytique , Paris,
Dunod, 1997.
de Certau, Michel ; Gi ard, Luce ; Mayol, Pierre, L’invention du quotidien , vol. 2,
Paris, Gallimard, 1994.
Degott, Bertrand; Miguet-Ollagnier, Ma rie (textes réunis et présentés par),
Ecriture de soi: secrets et réticences , Paris, L’Harmattan, 2001.
Delhez-Sarlet, Claudette, Catani, Ma urizio (sous la direction de), Individualisme
et autobiographie en Occident , actes du colloque de Ce risy-la-Salle, 10-20
juillet 1979, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1983.
Demetrio, Duccio, Raccontarsi. L’autobiografia come cura di sé , Milano,
Cortina, 1996.
Derrida, Jacques, L’Ecriture et la différence , Paris, Éd. du Seuil, 1967.
Doležel, Lubomír, Heterocosmica. Fiction e mondi possibili (1998), trad. it.,
Milano, Bompiani, 1999.
Domenach, Jean-Marie (sous la direction de) Approches de la modernité (1974),
Paris, Ellipses, 1995.
Dorigo Ceccato, Rosella; Parafitt, Tudor; Tr evisan Semi, Emanuela (a cura di)
L’“altro” visto dall’“altro”. Lettera tura araba ed ebraica a confronto ,
Milano, Edizioni libreria Cortina, 1992.
Doubrovsky, Serge, Autobiographiques , de Corneille à Sartre , Paris, PUF, 1988.
Douglas, Mary, “Deciphering a Meal”, in Implicit meanings. Essays in

293Antropology (1975), London, Routledge and Kegan Paul, 1991.
–, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou (1967), trad. fr.
Paris, La Découverte, 2001.
–, Antropologia e simbolismo. Religione , cibo e denaro nella vita sociale (1975),
trad. it., Bologna, il Mulino, 1985.
Downey, John Wilham, La Musique populaire dans l'oeuvre de Béla Bartók ,
Paris, Centre de documentation universitaire – S.E.D.E.S., 1966.
Dubois, Jacques, Le Roman policier ou la modernité , Paris, Nathan, 1992.
Durand, Gilbert, Les structures anthropol ogiques de l’imaginaire (1960), Paris,
Dunod, 1992.
Duvignaud, Jean, Perec ou la cicatrice , Arles, Actes Sud, 1993.
Eco, Umberto, Lector in fabula, Milano, Bompiani, 1979.
–, I limiti dell’interpretazione , Milano, Bompiani, 1990.
–, Sei passeggiate nei boschi narrativi, Milano, Bompiani, 1994.
Eisenberg Josy; Abecassis, Armand, A Bible ouverte (1978), Paris, Albin Michel,
1996.
Engle F., Blair G., The Jewish Festival Cookbook , Warner Communications Co,
New York, 1975.
Ernst, Gilles, (sous la direction de), La Mort dans le texte , Colloque de Cerisy,
Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1988.
Feurhahn, Nelly (sous la direction de), La comédie sociale , Sain-Denis, Presses
Universitaires de Vincennes, 1997.
Fiorentino Francesco; Carcereri, Luciano (a cura di), Il personaggio romanzesco.
Teoria e storia di una categoria letteraria , Roma, Bulzoni, 1998.
Fisch, Harold, Un futuro ricordato. Saggio sulla mitologia letteraria (1984), trad.
it., Bologna, Il Mulino, 1988.
Frølich, Juliette (sous la direction de), Point de rencontre: le roman , Oslo, The
Research Council of Norway, n 37, tome I, 1995.

294Fuentes, Carlos, Geografia del romanzo (1993), trad. it. Milano, Pratiche Editrice,
1997.
Gaudio, Attilio ; Pelletier, Renée Femmes d ’Islam, ou le sexe interdit , Paris,
Denoël, 1980.
Gauvin, Lise (sous la direction de), Les langues du roman. Du plurilinguisme
comme stratégie textuelle , Montréal, Presses de l’ Université de Montréal,
1999.
Genette, Gérard, Figures III , Paris, Éd. du Seuil, 1972.
–, Palimpsestes , Paris, Éd. du Seuil, 1982.
–, Nouveau discours du récit , Paris, Éd. du Seuil, 1983.
–, Seuils , Paris, Éd. du Seuil, 1987.
–, (sous la direction de) L’Autofiction: essai sur la fictionalisation de soi en
littérature, Paris, E.H.E.S.S., 1989, ANRT, 1990.
–, Fiction et diction , Paris, Éd. du Seuil, 1991.
–, L’œuvre de l’art. Immanence et transcendance , Paris, Éd. du Seuil, 1994.
Glaudes, Pierre; Reuter, Yves, Le personnage , Paris, PUF, coll. Que sais-je?,
1998.
Glissant, Edouard, Poétique de la Relation , Paris, Gallimard, 1990.
Goffman, Erving, La mise en scène de la vie quotidienne , 2 vol., Paris, Éd. de
Minuit, 1973.
Gontard, Marc ; Bray Maryse, Regards sur la francophonie , Rennes, Presses
universitaires de Rennes, Centre d'étude s des littératures et civilisations
francophones, 1997.
Goody, Jack, La Raison graphique. La Domestication de la pensée sauvage
(1977), trad. fr., Paris, Éd. de Minuit, 1998.
Greimas, Algirdas Julien, Du sens II. Essais sémiotiques , Paris, Éd. du Seuil,
1983.
Gribaudo, Paola (a cura di), Fernando Botero , Milano, Electa, 2000.

295Gruzinski, Serge, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999.
Guglielmi, Guido, Letteratura come sistema e come funzione , Torino, Einaudi,
1967.
Iser, Wolfgang, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (1976) , trad. fr.
Bruxelles, P. Mardaga, 1985.
Jacques, André, Les déracinés. Réfugiés et migrants dans le monde , Paris, La
Découverte, 1985.
James, Henry, Le Motif dans le tapis , Arles, Actes Sud, 1997.
Jedlowski, Paolo, Storie comuni. La narrazi one nella vita quotidiana , Milano,
Bruno Mondadori, 2000.
–; Rampazi, Marita (a cura di), Il senso del passato. Pe r una sociologia della
memoria , Milano, Franco Angeli, 1991.
Jodelet, Denise (sous la direction de), Les Représentations sociales (1989), Paris,
PUF, 1997.
Jouve, Vincent, L’effet personnage dans le roman , Paris, PUF, 1992.
Halbwachs, Maurice, La memoria collettiva (1945), trad. it., Milano, Unicopli,
1987.
–, Les cadres sociaux de la mémoire (1925), Paris, Albin Michel, 2000.
Hamon, Philippe, Semiologia lessico leggibilità del testo narrativo , Parma,
Pratiche Editrice, 1977.
–, Du Descriptif, Paris, Hachette, 1993.
–, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique , Paris, Hachette,
1996.
Hornung, Alfred, Autobiographie et Avant-Garde , Tübingen, Gunter Narr Verlag,
1992.
Hotte, Lucie, Romans de la lecture, lecture du roman. L’inscripti on de la lecture ,
Québec, Éditions Nota bene, 2001.
Houdart-Merot, Violaine, Réécriture et écriture d’invention , Paris, Hachette,

2962004.
Kolnai, Aurel, Le dégoût , Paris, Agalma, 1997.
Kristeva, Julia, Séméiotikè , Paris, Éd. du Seuil, 1969.
–, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection , Paris, Éd. du Seuil, 1980.
Kundera, Milan, L’Art du roman , Paris, Gallimard, 1986.
Kuon, Peter (études réunies par), Oulipo Poétiques , Actes du colloque de
Salzburg 23-25 avril 1997, Tübi ngen, Gunter Narr Verlag, 1999.
Landowski, Erik; Fiorin, José Luiz (coordinato da), Gusti e disgusti.
Sociosemiotica del quotidiano (1997), Torino, Testo & Immagine, 2000.
Laplantine, François; Nouss, Alexis, Métissages de Arcimboldo a zombi , Paris,
Pauvert, 2001.
Laroui, Fouad, « De l’inconvé nient d’être Marocain », in Jeune Afrique , n. 1893,
1997, pp. 33 – 38.
Lejeune, Philippe, Le pacte autobiographique, Paris, Éd. du Seuil, 1975.
Lintvelt, Japp, Essai de Typologie narrative. Le “point de vue”. Théorie et
analyse , Paris, José Corti, 1989.
Lotman, Jurij; Uspenskij, Boris A., Tipologia della cultura (a cura di Remo
Faccani e Marzio Marzaduri) (1975) , trad. it., Milano, Bompiani, 1995.
Louvel, Liliane, Texte image. Image à lire, texte à voir , Rennes, presses de
l’Université de Rennes, 2002.
Mannoni, Octave, Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène (1969), Paris, Éd. du
Seuil, 1985.
Marx, Jacques, Littératures francophones. Problématique de l’identité dans les
littératures francophones émergentes , Bruxelles, Presses Universitaires de
Bruxelles, 2003.
Mazzella, Léon, Le parler pied-noir : mots et expressions de là-bas , Marseille /
Paris, Rivages, 1989.
Martinez Raposo, Diana ; Vella, Rosalia (textes rassemblés et présentés par),

297Etudes de littérature française, belge et comparée offertes au Professeur
Jean-Paul de Nola à l’occasion de sa retraite , Castelvetrano, Angelo
Mazzotta, 2004.
Mathieu-Castellani, Gisèle, La scène judiciaire de l’autobiographie , Paris, PUF,
1996.
Mathieu, Martine (sous la direction de), Littératures autobiographiques de la
francophonie , Actes du colloque de Bordeaux 21-23 mai 1994, Paris,
L’Harmattan, 1996.
Mauron, Charles, Des métaphores obsédantes au mythe personnel , Paris, José
Corti, 1980.
Mauss, Sociologie et anthropologie (1966), Paris, PUF, 1995.
Mellah, Fawzi, Clandestin en Méditerranée , Paris, Le Cherche midi, 2000.
Milza, Pierre ; Amar, Marianne, L’Immigration en France au XX° siècle , Paris,
Armand Colin, 1990.
Morpurgo Enzo; Egidi, Valeria, Psicoanalisi e narrazione: le strategie nascoste
della parola , Ancona, Il Lavoro Editoriale, 1987.
Muxel, Anne, Individu et mémoire familiale , Paris, Nathan, 1996.
Omacini, Lucia; Este Bellini, Laura (études réunies par), Théorie et pratique du
fragment , Genève, Slatkine, 2004,
Panofsky, Erwin, Il significato delle arti visive (1955), trad. it. Torino, Einaudi,
1962.
Paquot, Thierry (sous la direction de), La bibliothèque des deux rives. Sur la
Méditerranée occidentale , Paris, Lieu Commun, 1992.
Pavel, Thomas, Univers de la fiction (1986), Paris, Éd. du Seuil, 1988.
Picard, Michel, La lecture comme jeu , Paris, Éd. de Minuit, 1986.
–, Lire le temps , Paris, Éd. de Minuit, 1989.
Piégay-Gros, Nathalie, Le Lecteur , Paris, Corpus Lettres, 2002.
Rancière, Jacques, Les Noms de l’Histoire. Essai de poétique du savoir , Paris, Éd.

298du Seuil, 1992.
Ricœur, Paul, Temps et récit , Paris, Éd. du Seuil, 1985.
Rothe, Arnold; Calle-Gruber, Mireill e (textes réunis et présentés par),
Autobiographie et biographie, Collo que Franco-Allemand de Heidelberg ,
Paris, Nizet, 1989.
Rimmon-Kenan, Shlomith, Narrative fiction: c ontemporary poetics , Routledge
(1983), London-New York, 1989.
Sami, Ali, L’espace imaginaire , Paris, Gallimard, 1974.
Samoyault, Tiphaine, L’intertextualité. Mémoire de la littérature , Paris, Nathan,
2001.
Sartre, Jean-Paul, L’Imaginaire – psychologi e phénoménologique de
l’imagination , Paris, Gallimard, 1940.
Scarpetta, Guy, L’Impureté , Paris, Grasset, 1985.
–, L’âge d’or du roman , Paris, Grasset, 1996.
Sayad, Abdelmalek, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances
de l’immigré , Paris, Éd. du Seuil, 1999.
–, Histoire et recherche identitaire, suivi d’un Entretien avec Hassan Arfaou ,
Paris, Editions Bouchène, 2002.
Schnapper, Dominique, La France de l ’intégration. Sociologie de la nation en
1990 , Paris, Gallimard, 1991.
Segre, Cesare, I Segni e la critica , Torino, Einaudi, 1969.
–, Intrecci di voci. La polifonia nella letteratura del Novecento , Torino, Einaudi,
1991.
–, La Pelle di san Bartolomeo. Discorso e tempo dell’arte , Torino, Einaudi, 2003.
Sontag, Susan, Contro l’interpretazione (1961), trad. it. Milano, Mondadori,
1998.
Stasi, Bernard, L’Immigration : une chance pour la France , Paris, Robert Laffont,
1984.

299Steiner, Rudolf, Problemi dell'alimentazione : tre conferenze tenute a Dornach
per gli operai del Goetheanum il 23 gennaio, 31 luglio e 2 agosto 1924 , 3.
ed, Milano, Antroposofica, 2000.
–, Impulsi scientifico-spir ituali per il progresso dell'agricoltura : corso
sull'agricoltura : otto conferenze e un'allocuzione tenute a Koberwitz
presso Breslavia dal 7 al 16 giugno 1924 con diverse risposte a domande,
e una conferenza tenuta a Dornach il 20 giugno 1924 , 3. ed. italiana,
Milano, Antroposofica, 1987.
–, Corrispondenze fra microcosmo e ma crocosmo : l’uomo, un geroglifico
dell’universo : sedici conferenze tenu te a Dornach fra il 9 aprile e il 16
maggio 1920 , Milano, Antroposofica, 1989.
Stoller, Robert J., L’imagination érotique telle qu ’on l’observe , Paris, PUF, 1989.
Stora, Benjamin, Ils venaient d ’Algérie. L ’Immigration algérienne en France .
1912-1992, Paris, Fayard, 1992.
Todd, Emmanuel, Le Destin des Immigrés : Assimilation et sé grégation dans les
démocraties occidentales , Paris, Ed. du Seuil, 1992.
Toualbi, Radia, Les attitudes et les représentations du mariage chez la jeune fille
algérienne , Alger, ENAL, 1984.
Tremblay, Francis, La Fiction en question , Montréal, Balzac-Le Griot éditeur,
1999.
Turner, Victor W. Le phénomène rituel. Structure et contre – structure (1969),
trad. fr. Paris, PUF, 1990.
Van den Heuvel, Pierre, Parole, mot, silence. Pour une poétique de l’énonciation ,
Paris, José Corti, 1985.
Veyne, Paul, Comment on écrit l’histoire . Essai d’épistémologie , Paris, Éd. du
Seuil, 1971.
White, Michael, La terapia come narrazione (1990), trad. it., Roma, Astrolabio,
1992.

300Yahyaoui, Abdessalem (sous la direction de), De la place du père. Entre mythe
familial et idéologie institutionnelle , Grenoble, La Pensée Sauvage, 1997.

Revues
Annuaire de l’Afrique du Nord , Paris, Editions du CNRS, t. XXIV, 1985.
Autrement , « Le Mangeur. Menus, mots et ma ux », série Mutations/Mangeurs, n.
138, Paris, 1993.
–, « La gourmandise. Délices d’un péch é », série Mutations/Mangeurs, n. 140,
Paris, 1993.
–, « Manger magique. Aliments sorciers, croyances comestibles », série
Mutations/Mangeurs, n. 149, Paris, 1994.
–, « Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles », série
Mutations/Mangeurs, n. 154, Paris, 1995.
Bulletin of Francophone Africa, Maghreb Research Group, Londres, Polytechnics
of Central London, H. Gill, M. Majumdar & E. Tolansky, n. 3, 1993.
Bulletin of francophone Africa , n. 12 – 13, 1998.
Cahiers d’Etudes Maghrébines , n. 1, 1989.
–, n. 4, 1992.
CELAAN , n. 1, vol. 1-2, 2002.
CELFAN Review, n. 2, 1983.
Critique , “Gastronomie” n. 685-686, 2004.
Confluences Méditerranée , Paris, L’Harmattan, n. 10, 1994.
Courrier International , « Tout le monde à table ! te ndances, traditions et recettes
des cinq continents », Hors-série cuisine, mars-mai 2002.
Etudes littéraires maghrébines , « Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb » , n.
1, Paris, L’Harmattan, 1991.

301–, « L’Interculturel : réflex ion pluridisciplinaire », n. 6, Paris, L’Harmattan, 1995.
–, « Littératures des immigrations 1 Un es pace littéraire émergent », n. 7, Paris,
L’Harmattan, 1995.
–, « Littératures des immigrations 2 Exils croisés », n. 8, Paris, L’Harmattan,
1995.
Expressions maghrébines , « Driss Chraïbi » vol. 3, n. 2, 2004.
Horizons maghrébins. Le droit à la mémoire , Toulouse, Université de Toulouse-
Le Mirail, n. 25, 1994
Horizons maghrébins. Le droit à la mémoire , « Dossier Mohammed Dib »,
Toulouse, 1999.
Internationale de l’imaginaire, “Cultures nourritures”, n. 7, Babel, Maison des
cultures du monde, 1997.
Intersignes, « Entre psychanalyse et Isla m », n. 1, Paris, Alif, 1990.
Itinéraires et contacts de cultures , n. 10, t. I, Paris, L’Harmattan, 1990.
–, « Autobiographies et réci ts de vie en Afrique » n. 13, Paris, L’Harmattan, 1991.
–, « Poétiques croisées du Maghreb », n. 14, 1991.
Journal of Maghrebi Studies , Cambrige, spring 1993, vol. I, n. 1
L’Arc , « Lévi-Strauss », Pari s, Duponchelle, 1990.
Le Maghreb Littéraire, Revue canadienne des littératures maghrébines .
Magazine littéraire , “Homère – Les Métamorphoses d'Ulysse” n. 427, janvier
2004.
Nouveaux Actes Sémiotiques , « Sémiotique gourmande », n. 55 – 56, 1998.
Nouvelle revue de Psychanalyse , n. 6, automne 1972.
Ponts , n 4, 2004, Numéro spécial « Astres et désastres » actes du Colloque
international de langues, littératures et civilisations de s pays francophones,
Milan, 8-11 juin 2004.
Qantara , n. 36, 2000.

302Quaderni della Facoltà di Lettere e Filosofia dell ’Università di Palermo , n. 3,
1994.
Regards sur la culture marocaine , n. 1, 1988.
Research in African Literatures , n. 23, 2, 1992.
Revista de Filologia Francesa, Univer sidad Complutense de Madrid, n. 7, 1995.
Revue des Lettres et de Traduction , Université Saint-Esprit de Kaslik, Liban, n. 9,
2003.
Revue d’ethnologie française , Pratiques alimentaires et identités culturelles, vol.
1-1997, Paris, 1997.
Revue française de Psychana lyse, t. LVIII avril-juin 1994.
Revue française de Sociologie , avril-juin 1973, t. XIV, 2.
Revue française de Science Politique , vol. 48, n. 3-4, juin-août 1998, Paris,
Presses de Sciences Po.
Sciences humaines , n. 128, juin 2002.
Studi Magrebini , Napoli, Istituto Universitario Orientale, vol. XXIII, 1991,
Napoli, 1996.
Vingtième siècle , n. 46, avril-juin 1995.
Traces , n. 4, 1982.

Thèses
Aboughazaouat, Ahmed, Le roman algérien de langue française et la guerre de
libération , Nancy, D3, 1980.
Bakhouch, Mohamed, Récit et personnage de l’immigré dans les textes
maghrébins: D. Chraïbi, R. Boudjedra, T. Ben Jelloun, Y. Kateb , TDNR,
Aix-Marseille 1, 1985.
Basfao, Kacem, Trajets : structure(s) du texte et du récit dans l’œuvre
romanesque de Driss Chraïbi , TDE, Aix-en-Provence, 1989

303Belkaid – Khadda, Naget, (En)jeux culturels dans le roman algérien de langue
française , Paris III, D3, 1987.
Benabadji-Settouti, Batoul, Le thème de la misère dans trois romans algériens
d’expression française: ‘Le fils du pauvre’ de Mouloud Feraoun, ‘Le
métier à tisser’ de Mohammed Dib, ‘L e sommeil du juste’ de Mouloud
Mammeri , Oran, 1980.
Ben Ameur – Darmoni, Kaouthar, L’univers féminin et la drôle de guerre des
sexes dans quelques films tunisiens , Lyon II, D3, 2000.
Bivona, Rosalia, Nina Bouraoui : un sintomo di letteratura migrante fra Algeria e
Francia, Università di Palermo, 1995.
Devergnas, Annie, Le monde animal, végétal et minéral dans l' imaginaire des
écrivains marocains de langue française , Université Rennes II, D3, 2002.
El Bouri, Amal, Le thème de la folie et du délire dans certains romans
maghrébins d’expression française , Paris IV, D3, 1985.
Fonte-Le Baccon, Jany, Le narcissisme littéraire dans l’œuvre de Rachid
Boudjedra , Rennes II, D3, 1989.
Garriga-Martini, Lucienne, Identité pieds-noirs et expression littéraire : écritures
et écrivains après 1962 , D3, Aix-en-Provence, 1995.
Ibrahim-Ouali, Lila, Ecriture poétique et structures romanesques de l’œuvre de
Rachid Boudjedra , Université Blaise Pascal Clermont II, D3, 1995.
Latcher, Annie, Le Monde féminin dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra Aix-
Marseille I, D3, 1979.
Léon, Maryse, La Femme dans le cinéma algérien , D3, Paris, EHESS, 1980.
Marie, Sylvie, L’enfance dans le roman maghrébin d’expression française (1950-
1975) , Paris X, D3, 1978.
Mezgueldi, Zohra, Oralité et stratégies scriptur ales dans l'oeuvre de Mohammed
Khaïr-Eddine , Université Lumière, Lyon, D3, 2000.
Mufti, Kamel, Psychanalyse et écriture dans l’œuvre de Rachid Boudjedra , Aix-
Marseille I, D3, 1982.

304Saigh, Rachida, Polysémie et béances des dires dans le roman maghrébin de
langue française à partir de 1967 , Paris XIII, TDE, 1988.
Tebbouche Benachour, Nedjma, La paysannerie algérienne de la période
coloniale dans le discours litté raire de Dib, Feraoun et Boumahdi , Paris
XIII, D3, 1984.

Sites internet
http://www.aib.it
http://www.algerie-litterature.com http://www.bnf.fr http://buweb.uni v-angers.fr
http://www.dz-ac.org www.djazair2003.org www.fabula.org http://www.fct.u-paris10.fr /recherche/recherche.asp
www.formules.net http://www.khaoula.com/recettes.htm http://www.libdex.com http://www.lights.com/hytelnet www.limag.com http://www.lemangeur-ocha.com http://membres.lycos.fr/dzlit http://mirror-fr.cybertheses.org http://membres.lycos.fr/dzlit http://www.mom.fr/bibliotheque

305http://opac.sbn. it/index.html
http://repere.sdm.qc.ca
http://www.sudoc.abes.fr http://www.tamurth.net http://www.uhb.fr/scd/bibnat.htm http://www.vox-poetica.org

306Index
Abbas; 81; 84
Adorno; 91
Alloula; 3; 13; 16; 17; 18; 19; 23; 240-249 ;
274
Althusser; 91
Aron; 238
Bacon; 87; 93; 120 Barthes; 203
Bartók; 12; 109; 127; 128
Bataille; 120 Baudelaire; 124
Bénabou; 3; 13; 14; 23; 175-199 ; 274
Biasin; 36; 52 Binebine; 3; 5; 8; 9; 10; 12; 23; 131-150 ;
272; 273
Bloch; 91 Bonn; 84; 105
Bosch; 87
Botero; 9; 87; 101; 102; 104; 106; 108; 121
Boudjedra; 3; 5; 8; 9; 10; 11; 23; 69; 74; 87-
108; 120; 272; 273
Boumahdi; 3; 5; 7; 8; 16; 23; 64-85 ; 270;
271
Bouraoui; 3; 5; 8; 10; 11; 23; 109-130 ; 272;
273
Bourdieu; 117; 171; 186
Bouzar; 47 Breton; 205
Brooks; 45; 270
Calvino; 194 Carotenuto; 129
Casanova; 270
Chaulet Achour; 226 Choukri; 33; 79
Chraïbi; 3; 13; 14; 15; 16; 23; 28; 153-174 ;
274
Cioran; 65
Conrad; 185
Dadoun; 194
Dante; 150; 185
De Chirico; 244 de Vinci; 246
Descartes; 186
Dib; 3; 5; 7; 8; 9; 16; 20; 23; 33; 46-63 ; 79;
270; 271
Djaout; 29
Djebar; 69 Dominguin; 91
Doubrovsky; 69
Duras; 120 Duvignaud; 72
Eco; 14
Elbaz; 28 Fellag; 3; 13; 16; 17; 18; 19; 23; 223-239 ;
274
Feraoun; 3; 5; 8; 16; 23; 26-45 ; 65; 79; 270;
271
Fisch; 149
Flaubert; 185; 205
Foucault; 91 Gaulle; 81
Genette; 14; 101; 187
Giard; 233; 238 Goya; 87
Greenaway; 105
Greimas; 242 Hadj; 81
Hamon; 164
Homère; 150 Ibn Khaldoun; 80
James; 269; 271
Jankélévitch; 165
Jayed; 256; 264
Jouve; 202 Joyce; 185
Kafka; 185
Khadra; 155 Khaïr-Eddine; 3; 13; 16; 17; 20; 21; 22; 23;
251-267 ; 274
Khatibi; 28 Lacan; 91
Lajri; 154
Lange; 33 Laroui; 3; 13; 14; 15; 16; 23; 200-221 ; 274
Le Baccon; 106
Lejeune; 180; 272 Lévi-Strauss; 33
Magritte; 179
Mailhos; 219 Mallarmé; 176; 185; 194
Manet; 247
Marot; 236
Mathieu-Job; 28
Mauss; 169; 233 Memmi; 28
Mortaigne; 227
Munch; 120 Muxel; 77; 193
Nabokov; 205
Nizan; 185 Pavel; 203; 212
Perec; 69; 72; 185
Pétain; 81 Picasso; 87; 88; 89; 90; 91; 93; 94; 95
Proust; 167; 185; 190
Queneau; 185; 194

307Racine; 184
Rembrandt; 205
Ricœur; 111
Roelens; 99
Rousselon; 264 Rubik; 201; 221
Saïgh Bousta; 252
Scarpetta; 27 Schelling; 186
Schopenhauer; 186 Sciascia; 102
Segre; 88
Shakespeare; 184
Steiner; 259
Turner; 73 Valéry; 182
Wells; 185
Wenders; 74 Yourcenar; 205

308
Table
INTRODUCTION 1
Le corpus 3
La cuisine cruelle 3
Violence de la nourriture, nourriture de la violence 8
La cuisine joyeuse 13
Il était une fois un autre monde 20

PREMIÈRE PARTIE
LA CUISINE CRUELLE 24

NOURRITURE ET SOCIÉTÉ COLONIALE
MOULOUD FERAOUN, MOHAMME D DIB ET ALI BOUMAHDI 25

POUR UN PLAT DE COUSCOUS : NOURRITURE ET DIÉGÈSE DANS LE FILS DU
PAUVRE DE MOULOUD FERAOUN 26
Authenticité, vérité, simplicité 29
Faim 33
Amitié 40
La table mise en scène 44

ÉLOGE DU PAIN ET DE LA FAIM 46
Variations du pain et de la faim 50
Désir de la nourriture/nourriture du désir 58

L’ANAGRAMME CONVIVIAL : LE VILLAGE DES ASPHODÈLES D’ALI BOUMAHDI 64
La zone franche de l’autobiographie 65
Anagrammes conviviales 70
Le triangle familial 73
Dis-moi avec qui tu manges… 77
La branche Kortebey 80
L’exil 84

309NOURRITURE POSTCOLONIALE
RACHID BOUDJEDRA, NINA BOURAOUI, MAHI BINEBINE 86

COMME DANS UN TABLEAU DE BOTERO : PARCOURS PICTURAUX ET OBÉSITÉ
DANS LE DÉSORDRE DES CHOSES DE RACHID BOUDJEDRA 87
P comme Picasso 88
Guernica, Alger, Orléansville : es paces spéculaires et concentriques 94
Éloge de l’obésité 99
Goût et dégoût 103

VIOLENCE DE LA NOURRITURE ET NOU RRITURE DE LA VIOLENCE DANS LA
VOYEUSE INTERDITE DE NINA BOURAOUI 109
Vœu de cruauté 114
Cruauté de la cuisine et cuisine de la cruauté 119
Allegro barbaro 125

LES COLONNES D ’HERCULE DE L ’EXIL ET DE L ’ANTHROPOPHAGIE 131
Trois oranges 133
L’odyssée de l’espoir 137
Cannibalisme 140
Sous la même enseigne 144

DEUXIÈME PARTIE

LA CUISINE JOYEUSE 151

HUMOUR ET NOURRITURE
DRISS CHRAÏBI, MARCEL BÉ NABOU, FOUAD LAROUI 152

L’INSPECTEUR ALI SE MET À TABLE : UNE ENQUÊTE EN FRAGMENTS QUE DRISS
CHRAÏBI N ’A JAMAIS MENÉE 153
La vie secrète de l’inspecteur Ali 157
Le téléphone, les beaux-parents, le coq et le plombier … 162
Portrait de l’écrivain en vedette 165
Arrive to-morrow… 170

MARCEL BÉNABOU ET LES INSTANCES GOURMANDES DE L ’ÉPOPÉE FAMILIALE 175
Comment écrire une épopée sans y parvenir 177
En lisant et en écrivant 182
La raison gustative 190
Au commencement était le goût 193

310QUAND DERRIÈRE UN PARACHUTISTE SE CACHE UN CUISINIER , OU L ’ANALYSE DU
PERSONNAGE DANS MÉFIEZ -VOUS DES PARACHUTISTES DE FOUAD LAROUI 200
Un don tombé du ciel 202
Tajine de poulet au citron 207
Les quatre saisons 212
Affaires de coeur 215
Saint Bouazza 219

NOURRITURE ENTRE LES DEUX RIVES
MOHAMMED FELLAG, MALEK ALLOULA 222

APOLOGIE DU COUSCOUS
PETIT TRAITÉ SUR LES RAPPORTS FRANCO -MAGHRÉBINS SELON FELLAG 223
Dialectique franco-maghrébine 224
Couscous politique et politique du couscous 230
L’art de faire rire 234

MALEK ALLOULA , OU 33 DIVAGATIONS GASTRONOMIQUES IRRÉSISTIBLES 240
Shorba lubìa 241
Soupe de cailloux, soupe de grimaces 245
La loi du sel 248

ENTRE CHAIR ET ESPRIT
MOHAMMED KHAÏR-EDDINE 250

NOURRITURE ET DIMENSION SUPRASENSIBLE DANS IL ÉTAIT UNE FOIS UN VIEUX
COUPLE HEUREUX DE MOHAMMED KHAÏR -EDDINE 251
Une communion panthéiste 256
Nourriture, poésie et nature 261

CONCLUSION 268

BIBLIOGRAPHIE 276
Corpus 276
Autres romans de chaque auteur étudié 276
Etudes sur les auteurs (ouvrages et articles) 278
Essais sur la litté rature maghrébine 280
Sur la nourriture et la convivialité 283
Ouvrages critiques 288
Revues 300
Thèses 302
Sites internet 304

311INDEX 306

TABLE 308

Similar Posts