TD04 : Le roman du XVIIe siècle : Paul Scarron, Le Roman comique [603926]

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TD04 : Le roman du XVIIe siècle : Paul Scarron, Le Roman comique ;
Antoine Furetière, Le Roman bourgeois ; Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves

LE BAROQUE, LA FRANCE ET L’EUROPE
Conférence de Bernard Chédozeau
ACADEMIE DES SCIENCES ET LETTRES DE MONTPELLIER
Séance du 12/02/2007, Bulletin n° 38, pp. 25 -33 (édition 2008)
Bien qu’il soit largement reçu en musique et accepté dans les domaines
architecturaux et artistiques, le terme de baroque reste controversé. Il soulève en
effet des questions qui touchent à l’identité propre à la France. Pour accepter le
baroque et pour pouvoir le penser, il est en effet nécessaire d’accepter la
réhabilitation de perspectives que l’anthropologie officielle et la culture
universitaire ont toujours récusées d’un poin t de vue nationaliste.
Il faut d’abord accepter la réalité d’un croissant baroque qui, du Portugal et de l’Espagne jusqu’à la Hongrie, distingue un champ
sud-européen peu prisé des peuples du nord qui se sont construits contre lui ; ce croissant baroque n’ inclut pas la France.
Il faut ensuite accepter l’idée que cet ensemble baroque a voulu se définir à la fois contre la Réforme protestante, bien sûr ,
mais aussi (dans les pays italiens et danubiens) contre l’Islam et contre l’Ottoman ; c’est alors contre le protestant et contre le Turc
musulman que s’affirme une civilisation de l’image et de la coupole.
Il faut encore accepter la valeur positive des grandes perspectives de la dévotion catholique tridentine, la transmission ora le,
l’affectivité et la convivia lité, c’est -à-dire des valeurs que récuse en France l’autre interprétation des décrets tridentins,
l’interprétation de Port -Royal, qui fait plutôt confiance à l’écrit, à l’intellect, à l’individu.
Enfin, et du point de vue de l’histoire de la critique, il faut accepter de reconnaître certaines des valeurs positives de la pensée
allemande du XIXe siècle, dans la mesure où la reconnaissance du baroque est d’abord le fait de philosophes et de critiques
allemands et suisses ; de plus, ces penseurs n’ont pu rani mer le baroque que sous l’influence de Schopenhauer et de la libération
qu’il opère par rapport aux valeurs du classicisme.
Ainsi le baroque est fondé sur des perspectives qui prennent le contre -pied du nationalisme étatique français : comment, au
XIXe siècle, un pat riote laïque français pourrait -il goûter l’église romaine du Gesù ?
Enfin après la dernière guerre on a tenté de donner un sens politique au baroque et voir en lui un possible lieu identitaire pour
la construction d’une Europe du Sud non prussie nne, mais démocrate -chrétienne. J’en présenterai l’échec.
Ainsi se révèle une curieuse évolution dans l’un des domaines les plus délicats de l’interculturel français et européen. De t out
temps, aussi bien au XVIIe qu’au XXe siècles, le baroque a été rejeté , et à chaque fois selon des considérations européennes
étroitement liés au religieux et au politique.

Le refus du baroque en France au XVIIe siècle
L’art tridentin naît à la fin du XVIe siècle, à Rome, autour et à
l’ombre de la cour pontificale. Par une amplification du premier art né
du concile de Trente, art d’abord plus austère et strict, il se développe
en art baroque et se répand très vite dans un croissant géographique
qui, par l’Italie, l’Autriche et la Hongrie, va du Portugal à la Pologne ; il
atteint jusqu’aux plus lointaines possessions des empires ibériques. Il
revêt alors les formes de plus en plus amples et extrêmes que nous
connaissons en Espagne ou en Bavière.
En France, au début du XVIIe siècle et dans les années 1600 -1630,
certes il n’est plus permis de préférer un prince étranger, voire
espagnol, mais catholique, à un prince français mais protestant ; mais il
est encore possible d’être ultramontain, hispanophile et antiprotestant.
Les ultramontains sont favorables à ce qu’on appelle les « prétentions »
de la papauté, qui aspirent à une Chrétienté supranationale qui ignore les
nations et qui entend placer le pape par -dessus les rois. Les ultramontains
sont très souvent des partisans du baroque, comme les jésuites de la somptueuse église Sai nt-Louis, les ordres mendiants à direction
romaine, les bénédictines amies de la reine dévote du Val -de-Grâce, d’autres encore. Ce sont les représentants de ce catholicisme très
favorable à Rome qui manifestent des tendances baroques, et au début du XVIIe siècle on peut être favorable au baroque naissant sans
être traître au pays, à la nation naissante.
Mais tout change après les années 1630. Le baroque est alors ressenti comme lié aux deux grands adversaires : à l’Espagne, qu i ne
sera vaincue qu’au milieu du XVIIe siècle, et surtout au Saint -Siège. Richelieu puis Louis XIV mènent une politique d’affirmation
nationale et étatique qui vient à bout de l’Espagne et qui, dans le domaine religieux mais aussi à des fins politiques, réaff irme les
maximes gallicanes de la vieille Ecole de Paris. Cette politique d’indépendance politique face à l’Espagne et de relative autonomie
religieuse face à Rome prend en art la forme du refus du baroque, de l’art « italien » jugé décadent par rapport au classicis me de la
Renaissa nce ; la France lui oppose progressivement le retour aux valeurs et aux règles classiques, dans un « retour à l’antique » qui fait
du séjour des artistes à Rome un véritable déchirement : s’ils admirent l’antique, « l’art italien », c’est -à-dire baroque, l es consterne.
Il y a ainsi beaucoup de cohérence dans les caractéristiques de la culture française en face de la vision cléricale et baroqu e du
Saint -Siège et de l’Espagne ; l’affirmation des valeurs classiques est indissociable d’un nouveau surgissement p olitique de la France.
Mais cette affirmation est très originale par rapport à ce qui se fait en Angleterre ou en Espagne. Dans ces pays, une nouvel le
identité se fait autour d’un idéal d’empire universel qui s’étend au -delà des mers ; en France cette nouv elle identité se fait autour
d’un idéal de la nation, puis de la patrie. L’idée fondamentale est que les valeurs prônées par la nation France ne sont pas meilleures
parce qu’elles sont françaises, mais parce qu’elles s’appuient sur la « raison » qui leur c onfère un caractère d’universalité et
d’éternité : à l’idéal universel de l’Angleterre ou de l’Espagne, et à l’idéal catholique et universel du Saint -Siège, s’oppose peu à peu
un idéal qui se veut tout aussi universel, mais parce que fondé sur les lois de la raison, areligieux et bientôt laïque.
Ces affirmations fondent pour plusieurs siècles non seulement le refus mais le mépris du baroque et de ses valeurs plus
affectives, sensibles, populaires. Il faut bien voir que pour la France, refuser le baroque c’e st refuser les pouvoirs pontifical et
espagnol et adopter en Europe une identité très originale.

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A la source de l’art classique : la spécificité française
La France a refusé l’évolution vers le baroque, mais elle reste catholique. Elle prétend qu’on
peut être catholique comme le veut le concile de Trente, mais sans l’être à la mode baroque. On
peut le vérifier rapidement à propos de deux points majeurs, la Présence réelle dans
l’Eucharistie, d’une part, et de l’autre le rôle reconnu au laïc : les positions françaises ne sont pas
celles du monde baroque.
Pour l’affirmation de la Présence réelle, l’Eglise de France réorganise toutes ses églises en les
dotant d’un autel à tabernacle orné de retables, de gloires et de baldaquins. Mais à la différence
de ce qui se passe dans le baroque méditerranéen, cette ornementation s’en tient à l’essentiel,
et elle ne se développe pas dans d’immenses retables comme en Espagne. Tridentinisation, c’est –
à-dire réforme catholique de l’Eglise, n’est pas synonyme de baroquisation .
Sur un autre plan, l’Eglise de France facilite une participation plus étroite du laïc à la
dévotion en autorisant l’accès à la lecture des textes sacrés, bibliques et liturgiques ; l’Eglise
baroque ultramontaine interdit expressément cet accès aux textes – l’Espagne et l’Italie n’auront
de traduction de la Bible qu’à la veille de la Révolution française -, et elle interprète les
demandes tridentines en un sens plutôt sensible et affectif, appuyé sur l’imagination et le cœur.
C’est pourquoi en France on rid iculise ce qu’on appelle les « outrances » et les « excès » de l’art
et de la dévotion baroques. Ainsi les deux Eglises – s’il est permis de les opposer – acceptent
toutes deux la tridentinisation, mais en donnent une formulation différente.
C’est cette Eg lise propre à la France qui est contemporaine de ce qu’on appelle le classicisme. Le catholicisme ultramontain s’identifie
plutôt aux tendances profondes de l’art baroque dont il se sent consubstantiel ; et le gallicanisme religieux manifeste à l’é gard du Saint –
Siège une hostilité qui au fil des décennies deviendra anticléricale, puis antireligieuse ; à terme se profile la laïcité « à la française ».
*
Des années, des siècles s’écoulent. En France naît au XVIIe et au XVIIIe siècles une culture identitaire q ui est nationaliste et patriotique,
le plus souvent laïque et souvent chauvine, qui se veut universelle au prétexte que ses valeurs, étant celles de la raison, s ont par elles –
mêmes universelles ; de l’autre côté, dans les pays baroques sont exaltées des va leurs religieuses qui se prétendent universelles parce
qu’elles se veulent l’écho sur terre d’un au – delà salvateur. Aux français, ces valeurs baroques apparaissent comme celles d’un univers
outrancier, fantasque, irrationnel, de tendance mystique, et bien sûr clérical. C’est l’époque du triomphe du classicisme français, puis du
néo-classicisme, qui occulte la spécificité de la culture baroque. C’est l’époque où on définit le baroque comme une « variété du laid ».

La redécouverte du baroque
Mais dans la s econde moitié du XIXe siècle apparaissent les grands
redécouvreurs du baroque, Burckhardt et après lui H. Wolfflin, Eugenio d’Ors
et tant d’autres, qui découvrent avec stupeur, puis « ravissement » au sens
propre, ce qu’ils recréent sous le nom de baroque ; très vite ils obtiennent
une large audience.
Un facteur favorable à la renaissance du baroque est constitué par
l’apport de Schopenhauer ainsi que par l’écho que lui donne le premier
Nietzsche1. Schopenhauer et Nietzsche déstabilisent profondément les
valeurs classiques sur lesquelles s’appuie le classicisme français. Il ne s’agit
pas ici de reprendre les analyses qui voient en Nietzsche un penseur du
baroque : je me borne à avancer l’hypothèse selon laquelle la reconnaissance d’une anthropologie désormai s dite « baroque », et
surtout la valorisation positive de ces valeurs, n’ont pu s’envisager et se mener à bien qu’après les philosophes allemands.
On sait la formidable entreprise de subversion qu’a constituée Le Monde comme Volonté et Représentation et son immense
influence dans toute l’Europe de la seconde moitié du XIXe siècle, jusqu’à la malheureuse guerre de 1914 -1918. L’apport de
Schopenhauer est la reconnaissance du « monstre en nous », d’une Volonté, d’un vouloir -vivre aveugle et tout – puissant, in coercible
dans une animalité qui veut sans but conscient, sans finalité autre que sa propre satisfaction. L’importance de la vie et des pulsions,
le vitalisme de cette philosophie, l’effondrement consécutif des valeurs de la raison, de l’intellect et de la conscience, la prise en
compte non d’un Objet qui n’existe plus (le monde comme représentation) mais du sujet seul existant, seul signifiant en dépit de
son opacité, l’impuissance du langage à désigner et la nécessité de suggérer, de persuader, le rôle es sentiel reconnu plus à l’auditeur
qui reçoit un appel auquel il doit donner du sens qu’à un message -objet qui reste insaisissable et inattingible : autant d’éléments qui
sapent l’ensemble des valeurs du classicisme français et l’idéal dit cartésien de clar té logique et d’évidence morale. S’affirment un
trouble inconscient, la présence en chaque individu d’un Ça avant la lettre, un Ça incontrôlable, inconnaissable. Les pulsion s d’un
Wille impersonnel évacuent le bel ordre antérieur, déjà miné par la Révoluti on et le Romantisme.
Le baroque peut alors réapparaître. Ses valeurs n’apparaissent plus comme absurdes, fantaisistes ou scandaleuses : elles
peuvent à nouveau être envisagées. Il ne s’agit certes pas de dire que le baroque serait schopenhauerien : trop de traits baroques
sont en contradiction formelle avec la pensée du philosophe de Francfort, à commencer par le support de la foi catholique dan s son
pan et sous ses colorations spirituelles et mystiques d’appel, qui excluent tout pessimisme réel et lient le baroque à un certain
molinisme très souvent anti -augustinien ; il ne s’agit pas non plus de reprendre l’opposition entre un classicisme apollinien et des
forces de vie dionysiaques s’exprimant dans le baroque, puis chez Nietzsche.
Mais la réception de la philosophie de Schopenhauer permet de penser positivement l’anthropologie baroque. Schopenhauer n’est
pas baroque ; les valeurs qu’il affirme de façon si nouvelle et si provocante ne sauraient se confondre avec les valeurs baro ques, sinon
dans certaines ma nifestations à tout prendre marginales. Ce qu’affirment Schopenhauer, Nietzsche et à sa façon Wagner, c’est à
l’évidence les limites du classicisme à la française, du cartésianisme, à coup sûr de la morale (en particulier de la morale laïque), et
certainem ent en politique des droits de l’homme. Face à la vision dont Port -Royal puis les Lumières ont été chargés aux XVIIe et XVIIIe
siècles, en cette deuxième moitié du XIXe siècle c’est une autre vision du monde qui s’affirme, une vision dont la grandeur sauva ge et la
beauté ne peuvent dissimuler les terrifiantes virtualités2. Comment ne pas voir que la présence du monstre en nous est à la fois proche
et contraire de la béatification, voire de la déification dont rêvent les spirituels et les mystiques baroques ?

1 Voir Schopenhauer et la création littéraire en Europe, sous la direction d’Anne Henry, Méridiens Klincksieck, 1989.
2 Ces thèmes sont en partie développés dans « Port-Royal [de Sainte -Beuve] : une construction ahistorique, mythique et identitaire ? », dans Pour ou
contre Sainte -Beuve : le « Port -Royal »», Actes du colloque de Lausanne, septembre 1992, Labor et fides, Chroniques de Port -Royal, 1993, p. 201 -214.

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Les réactions en France : le second refus du baroque
En cette fin du XIXe siècle et jusqu’en 1920 au moins,
Schopenhauer et Nietzsche sont largement reçus en France,
comme dans le misérabilisme de Zola ou de Maupassant ; ils sont
tout autant refusés ave c violence. On n’est alors pas surpris de
voir réapparaître, comme au XVIIe siècle, des opposants qui
s’opposent au baroque, redevenu un lieu de contradictions pour
l’identité française. De surcroît, le fait que ces penseurs soient
allemands ou de culture germanique pèse comme une
hypothèque sur la réception en France de ces nouvelles analyses.
Parmi beaucoup de réactions d’hostilité au baroque, j’ai retenu celles d’hommes comme Louis Courajod, qui enseigne à la fin d u
XIXe siècle à l’Ecole du Louvre, et d’ Henri Bremond qui commence alors la publication de son Histoire littéraire du sentiment
religieux en France (1915). Louis Courajod est professeur d’histoire de l’art ; il vomit l’art baroque, l’art « italien », mais il vomit aussi
le classicisme parce qu’i l trouve que c’est un art copié de l’antique, que ce n’est pas un art d’origine française ; quant à l’abbé
Bremond, il redécouvre le baroque en littérature spirituelle avec un mélange d’admiration et de pitié. L’un et l’autre marque nt,
chacun à sa façon, u ne étape dans l’histoire compliquée des relations de la France avec le baroque.
Louis Courajod est un vaillant polémiste gallican, ultra patriote. Il n’a guère d’éléments lui permettant de comprendre le
baroque. Pour lui, tout l’art du XVIIe siècle, qu’il s’agisse de l’art baroque et « italien » ou de l’art classique français inspiré de
l’antique, n’est qu’une trahison pure et simple du vieil idéal gallican et gothique : à l’art médiéval, surtout à l’art gothi que défini
comme « gaulois » et populaire, « art français, chrétien et septentrional »3 , art « pétri du même limon et animé des mêmes
instincts que le corps de la France et que l’âme nationale », le XVIIe siècle a substitué un art étranger : « Le premier art du XVIIe
siècle ne fut […] que l’applicati on en France d’un style né en Italie et appelé le style baroque », et cet art étranger a été relayé
ensuite par le classicisme, que Courajod définit comme « le culte exclusif de l’antiquité classique ». Sous le poids de l’inf luence
italienne et romaine, « l’enseignement classique des Universités et les jésuites » ont fait prévaloir des valeurs nouvelles, étrangères
au vieux fonds français ; et pour l’art religieux les chapitres des cathédrales ont été « les pires ennemis de l’architecture et de la
sculpture françaises » dans les démolitions qu’ils ont faites des monuments médiévaux. Bref, « nos vieux gallicans » sont tombés
dans le piège de l’art italien et « depuis l’invasion ultramontaine, certains instincts profonds de l’âme française, le meill eur du
patr imoine artistique de la patrie » sont « opprimés, reniés et bafoués ».
Cette position qu’on peut dire « patriotique » est à la clé de bien des condamnations ultérieures du baroque. Pour Courajod, être
favorable à l’art et à l’anthropologie baroques revient , comme au XVIIe siècle, à nouveau méconnaître le fond de l’« âme française »,
italianisée, latinisée, romanisée, et même antiquisée « à travers les interprètes italiens ». L. Courajod déplore cette évolu tion qui, autre
point significatif, est le fait des nobles, de la haute bourgeoisie et des clercs, qui ont proposé là un art élitiste coupé du peuple médiéval.
« L’âme chrétienne et barbare de l’Occident dut revêtir, malgré elle, les dehors et le costume de l’antiquité païenne »4.
Dans ce contexte, la posit ion de l’abbé Bremond, auteur de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France, est fort
intéressante. Ce grand découvreur fournit un apport d’une ambiguïté décisive : s’il contribue à la réhabilitation du premier dix-
septième siècle religieux et à celle de la littérature qui va être appelée la littérature baroque, c’est dans une perspective
exclusivement catholique qui va soulever, elle aussi, bien des oppositions. Chez Bremond, la redécouverte du baroque se fait à
travers celle des auteurs qu’il appelle les humanistes dévots. Formé à l’école classique, H. Bremond est à la fois fasciné et rebuté par
ces auteurs qu’il admire en même temps qu’il les juge extravagants ; il contribue plus que quiconque à la résurrection de tan t de
poètes français oubli és, ceux mêmes du baroque, mais il le fait en méconnaissant la notion même de baroque ; l’entreprise apparaît
alors comme une annexion au catholicisme de toute une époque de la littérature française, celle du premier dix – septième siècle. Et
même si les vo lumes suivants reconnaissent la spécificité et l’originalité de l’Ecole française de spiritualité, l’ensemble de l’ouvrage
n’en irrite pas moins ceux pour qui l’identité française se définit dans un classicisme parfaitement étranger au baroque, un
classici sme marqué par une laïcité où le Parnasse et le Calvaire sont nettement distincts.
On est alors amené à se demander si l’hostilité à ces analyses trop catholiques n’est pas en partie à la source des études su r les
libertins, sur celles qui annoncent la pen sée des Lumières, sur toute la recherche des pans non catholiques ou anticatholiques de la
littérature du premier XVIIe siècle. Ces études seraient alors comme autant d’analyses visant à rééquilibrer dans un sens « français » et
laïc les analyses d’histoir e littéraire, en un moment où Henri Bremond fait renaître les pouvoirs de la religion romaine et du mysticisme.
Le trouble provoqué par les analyses de l’abbé Bremond explique probablement, au moins en partie, la méfiance et la réserve a ffichées
par la sui te en France à l’égard du baroque, lorsque celui -ci se verra reconnaître un statut après la deuxième guerre mondiale.

L’après -guerre des années 1950 et les espérances politiques
placées dans le baroque
Entre les deux guerres, de nombreuses recherches pré sentent l’art et la
littérature baroques. Il n’est alors plus possible de nier l’existence au moins d’une
poésie et d’un théâtre français non seulement de l’âge baroque, mais eux -mêmes
baroques et très liés au religieux. Faut -il même envisager l’hypothèse d’une «
France baroque » ? C’est la question qui se pose lors de l’explosion des années
1945 -1960.
Après la guerre en effet, dans les années 1950, en France, en Italie et en
Allemagne une fraction non négligeable de l’intelligentsia espère trouver dans le
baroque un lieu spirituel d’union et de rencontre pour la nouvelle Europe qu’ils
souhaitent créer : à côté de l’Allemagne prussienne chargée du « péché », faire
naître une nouvelle Europe, Europe du sud, plus heureuse, plus méridionale,
proche des brillant es et plus inoffensives Autriche et Italie. Ces hommes politiques rêvent de recréer un passé interculturel permettant
de réécrire l’histoire dans des perspectives nouvelles d’unification européennes, si possible autour du catholicisme. Les par tisans de
l’Europe se complaisent alors dans la redécouverte du baroque, et cet espoir fou n’est certainement pas dissociable de la premiè re Idée
européenne, en direction d’une Europe rééquilibrée vers le sud, s’organisant en face des deux blocs.

3 Leçons professées à l’Ecole du Louvr e, 1887 -1896, t. III, p. 127 ; voir l’ensemble des pages 1 -176.
4 Leçons […], p. 2, 65, 11, XI, 17, X, 34, 62 resp.

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Cette aventure n’ira p as loin. En France, les opposants au baroque ne sont autres que les adversaires de l’Europe : c’est un tir
de barrage ruine l’entreprise, tir de barrage nourri par l’extrême gauche, par les communistes, mais aussi, et pour d’autres raisons,
par la droite n ationaliste ; comme exemple pour les communistes, on peut retenir Roger Vailland. Si beaucoup d’opposants
s’opposent aux aspects catholiques de l’entreprise, les patriotes s’inquiètent de la définition de la nation ou de la patrie
qu’impliquerait la reconn aissance du baroque : accepter le baroque, n’est -ce pas à nouveau communier dans une identité
européenne noyant la patrie ? N’est -ce pas accepter des options méditerranéennes et catholiques ? Peut -on favoriser la renaissance
honnie ou méprisée d’un sud lat in ? Et ne risque -t-on pas de ruiner la spécificité française, si laborieusement définie à travers les
valeurs classiques nées du refus du baroque au XVIIe siècle et peu compatibles avec la notion d’un baroque encore souvent tenu
pour « décadent » ? La rec onnaissance des valeurs européennes d’un interculturel baroque ne risque -t-elle pas de faire parcourir au
pays le chemin inverse de celui qui a bâti nation et patrie ? Et que deviennent les valeurs de la mesure et du bon goût, du c lassicisme
éternel ? A la coupole ultramontaine, ne faut -il pas préférer le clocher gaulois ? Pour ces opposants, reconnaître les valeurs du baroque
témoigne alors, en plein XXe siècle, moins d’une vocation européenne que d’un regrettable effritement du sens patriotique.
En ce sen s, on peut même se demander si, loin de porter l’idée de l’Europe comme l’ont peut -être espéré ses promoteurs, la
redécouverte du baroque n’a pas été en France un des éléments qui ont empêché la naissance d’u ne Europe autre que
commerciale ; les démons hér ités d’un passé finalement trop proche ont sans cesse agité les spectres de jadis par rapport auxquels
et contre lesquels la France avait défini sa culture. Face aux européens prisonniers de ce passé, la gauche et la droite l’emporteront :
le baroque a été long à se laver des suspicions politiques qui l’ont entouré à sa renaissance, comme elles l’avaient entouré à son
apparition. On n’est pas surpris des diverses directions prises par ses adversaires, qui ou bien le nient, ou le neutralisent en le
coupant d e ses aspects religieux ou en n’y voyant que la résurgence de ce qu’on appelle péjorativement un asianisme éternel.
Bref, que ce soit au XVIIe ou au XXe siècles, la perspective baroque a voulu renforcer les liens de la France avec un univers sud –
européen d ont l’identité française s’est toujours soigneusement distinguée ; et à chaque fois les plus vives oppositions se sont
manifestées. Le baroque est une des pierres de touche permettant de définir la conception que chaque citoyen se fait de ses
relations à l a France et des relations de la France avec les pays du sud, ou avec l’Europe du Nord. Le baroque est un facteur
constitutif de l’analyse géopolitique.

L’échec religieux du baroque
La redécouverte du baroque dans les années 1950 a été ainsi contrecarrée par les
contradictions de la politique et par la mystique nationale. Mais elle n’a pas eu plus de chance
dans la sphère du religieux, et qui l’eût cru à la fin de la guerre ? N’y avait -il pas,
apparemment, une chance raisonnable de reconstruire une Europe catholique qui, sans se
reconnaître pleinement et exclusivement dans l’art baroque, pouvait cependant trouver en lui
comme un père fondateur ? Là encore, les réalités ont ruiné les beaux rêves, et de la façon la
plus inattendue. Alors même qu’on redécouvre la splendeur de la poésie religieuse baroque, à
une époque où on édite et où on joue les pièces de l’âge baroque comme Clitandre, l’illusion
Comique, et peu après des pièces très catholiques comme Le Véritable Saint -Genest de Rotrou ; à l’époque où l’on r edécouvre pour
les admirer les églises et les monastères du monde baroque, Espagne, Bavière, Autriche : c’est à ce moment que l’Eglise catho lique
procède à un aggiornamento qui prend les formes d’une profonde débaroquisation. Tout le décor tridentin perd s on sens ;
l’ensemble de la liturgie est redéfini : il n’y a plus de place pour les gloires et les baldaquins, et les plus beaux chœurs sont soumis à
des agressions de vandales. Ainsi, au moment même où les découvreurs du baroque en réaffirment l’esprit, le s valeurs, les
richesses, les catholiques en nient la validité et en effacent les manifestations dans les églises. La musique elle -même s’en va, sans
être toujours remplacée. C’est un des supports majeurs de l’anthropologie baroque qui disparaît ainsi.
Ainsi au XXe siècle le baroque est révoqué aussi bien par ses adversaires politiques que, en religion, par l’Eglise qui jusque -là
s’appuyait sur lui.

Conclusion
Comme à leurs débuts, l’art et la culture « baroques », qui ont des aspects totalitaires en ce qu’ils
prétendent donner tout son sens à la vie de l’homme – il n’y a pas d’« art pour l’art » dans la pensée baroque,
qui est le monde du sérieux religieux -, sont au XXe siècle un lieu d’expression des grands choix politiques et
religieux. A ce titre, ils soulèvent la question de l’interculturel et à coup sûr celle de la possibilité d’écrire une
histoire européenne commune. Le regard porté sur le baroque par un italien, un espagnol, un bavarois, sera
profondément différent de celui que portera un français ; et cette différence repose sur des valeurs
politiques et religieuses toujours profondes.
Comment oublier qu’en 1942 encore un auteur comme Raymond Lebègue pouvait écrire qu’« on dépeint ordinairement5 le français
du Grand Siècle comme un homme dénué d’i nquiétudes métaphysiques et de curiosités hardies. Son attitude est sereine ; il s’appuie
solidement, d’un côté sur la Raison, de l’autre sur l’orthodoxie : ici le Discours de la Méthode, là Y Exposition de la doctrine catholique »6.
On voit à quel point u n français patriote a toutes les raisons de se méfier du baroque, parce que reconnaître à la France une place dans
l’empire baroque revient à ne voir dans l’art français de cette époque qu’un modeste rameau d’un art ailleurs admirablement productif ;
parce que c’est aller contre l’histoire, qui a défini l’identité française contre ce baroque ; parce que c’est s’exposer à altérer la pureté,
l’autonomie et la prééminence du « classicisme » français, et, dans le pire des cas, ne voir en lui, avec certains crit iques actuels, qu’une
forme extrême du baroque. Mais aujourd’hui l’« impérialisme » des valeurs classiques ne s’exerce plus guère…

5 Je souligne.
6 Etudes sur le théâtre français, t. 1, p. 348.

5
Pierre Köhler, « Le baroque et les lettres françaises »,
Cahiers de l'Association internationale des études
françaises , 1951, nos 1-2, pp. 3 -22.

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10
Gilles Deleuze, « Un critère pour le baroque »
(Chimères , nos 5-6, 1988, pp. 3 -9, article repris dans Le pli : Leibniz et le baroque , Paris, Minuit, 1988. )

Si le baroque se définit par le pli qui va à l’i nfini, à quoi se reconnaît -il, au plus simple ? Il se reconnaît d’abord au modèle textile
tel que le suggère la matière vêtue : il faut déjà que le tissu, le vêtement, libère ses propres plis de leur habi tuelle subordination au
corps fini. S’il y a un cos tume pro prement baroque, il sera large, vague, gonflant, bouillonnant, juponnant, et entourera le corps de ses
plis autonomes, tou jours multipliables, plus qu’il ne traduira ceux du corps : un système comme rhingrave -canons, mais aussi le
pourpoint en br assière, le manteau flottant, l’énorme rabat, la chemise débordante, forment l’apport baroque par excellence au XVIIe
siècle1. Mais le Baroque ne se projette pas seulement dans sa propre mode. Il projette en tout temps, en tout lieu, les mille plis de
vête ments qui tendent à réunir leurs porteurs respec tifs, à déborder leurs attitudes, à surmonter leurs contradic tions corporelles et à
faire de leurs têtes autant de nageurs. On le voit en peinture où l’autonomie conquise par les plis du vêtement qui envahi ssent toute la
surface devient un signe simple, mais sûr, d’une rupture avec l’espace de la Renaissance (Lanfranc, et déjà Rosso Fiorentino) . Chez
Zurbaran, le Christ se pare d’un large pagne bouffant sur le mode des rhingraves, et l’Immaculée Conception p orte un immense
manteau ouvert et cloqué. Et quand les plis du vêtement sortent du tableau, c’est sous la forme sublime que le Bernin leur do nne en
sculpture, lorsque le marbre porte et saisit à l’infini des plis qui ne s’expliquent plus par le corps mais par une aventure spirituelle
capable de l’embraser. Ce n’est plus un art des structures, mais des tex tures, comme avec les vingt marbres que le Bernin compose.
Cette libération des plis qui ne reproduisent plus simplement le corps fini, s’explique facilem ent : un tiers, des tiers se sont
introduits entre le vêtement et le corps. Ce sont les Éléments. Il n’est même pas nécessaire de rappeler que l’eau et ses fleuves, l’air
et ses nuages, la terre et ses cavernes, la lumière et ses feux sont en eux -mêmes des plis infinis, comme le montre la peinture du
Greco. Il suffit plu tôt de considérer la manière dont le rapport du vêtement et du corps va être main tenant médiatisé, distendu,
élargi par les éléments. Peut -être la peinture a -t-elle besoin de sortir du tab leau, et de devenir sculpture pour atteindre pleinement
à cet effet. Un vent surnaturel, dans le Jérôme de Johann Joseph Christian, fait du man teau un ruban boursouflé et sinueux qui
termine en formant une baute crête derrière le saint. C’est le vent, dan s le buste de Louis XIV du Bernin, qui plaque et drape le haut
du manteau, à l’image du souverain baroque affrontant les éléments, par oppo sition au souverain « classique » sculpté par
Coysevox. Et surtout n’est -ce pas le feu qui, seul, peut rendre compte des plis extraordinaires de la tunique de la sainte Thérèse du
Bernin ? C’est un autre régime de pli qui surgit sur la bienheureuse Ludovica Albertoni, renvoyant cette fois à une terre
profondément labourée. Enfin, l’eau elle -même plisse, et le serré, le collant seront encore un pli d’eau qui révèle le corps mieux que
la nudité : les célèbres « plis mouillés » sortent des bas -reliefs de Goujon pour affecter le volume entier, pour constituer l’enveloppe
et le moule intérieur et la toile d’araignée de tout l e corps, visage y compris, comme dans les chefs -d’œuvre tardifs de Spinazzi (« la
Foi ») et de Corradini (« la Pudeur »)2. Dans tous ces cas, les plis du vêtement prennent autonomie, ampleur, et ce n’est pas par
simple souci de décoration, c’est pour expri mer l’intensité d’une force spi rituelle qui s’exerce sur le corps, soit pour le renverser, soit
pour le redresser ou l’élever, mais toujours le retourner et en mouler l’intérieur.
Les grands éléments interviennent donc de beaucoup de façons : comme ce qui assure l’autonomie des plis de tissu par
rapport à un porteur fini ; comme élevant eux -mêmes le pli matériel à l’infini ; comme « forces dérivatives » qui rendent sen sible
une force spirituelle infinie. On le voit, non seulement dans les chefs -d’œuvre du Baroque, mais dans ses stéréotypes, dans ses
formules toutes faites ou sa production courante. En effet, si l’on veut mettre à l’épreuve la définition du Baroque, pli à l ’infini, on
ne peut pas se contenter de chefs -d’œuvre, il faut descendre aux recettes et aux modes qui changent un genre : par exemple la
nature morte n’a plus pour objet que les plis. La recette de la nature morte baroque est : draperie, qui fait des plis d’air ou de
nuages lourds ; tapis de table, aux plis maritimes ou fluviaux ; orfèvre rie, qui brûle de plis de feu ; légumes, champignons ou fruits
confits saisis dans leurs plis de terre. Le tableau est tellement rempli de plis qu’on obtient une sorte de « bourrage »
schizophrénique, et qu’on ne pourrait les dérouler sans le rendre infini , en en tirant la leçon spirituelle. Il nous a semblé que cette
ambition de couvrir la toile de plis se retrouvait dans l’art moderne : le pli all -over.
La loi d’extremum de la matière, c’est un maximum de matière pour un minimum d’étendue. Aussi la matièr e a-t-elle
tendance à sortir du cadre, comme souvent dans le trompe -l’œil, et à s’étirer horizontalement ; certes des éléments comme l’air et
le feu tendent vers le haut, mais la matière en général ne cesse de déplier ses replis en long et en large, en ext ension. Wölfflin a
marqué cette « multiplication des lignes en largeur », ce goût des masses et ce « lourd élargissement de la masse », cette fl uidité ou
viscosité qui entraînent tout sur une pente imperceptible, toute une conquête de l’informel : « le Got hique souligne les éléments de
construction, cadres fermes, remplissage léger ; le Baroque souligne la matière : ou bien le cadre dispa raît totalement, ou bien il
demeure, mais, malgré un dessin rude, n’est pas suffisant pour contenir la masse qui déborde et passe par dessus3. » Si le Baroque a
instauré un art total ou une unité des arts, c’est d’abord en extension, chaque art tendant à se prolonger et même à se réali ser dans
l’art suivant qui le déborde. On a remarqué que le Baroque restreignait souvent l a peinture et la cantonnait dans les retables, mais
c’est plutôt parce que la peinture sort de son cadre et se réalise dans les sculp tures de marbre polychrome ; et la sculpture se
dépasse et se réalise dans l’archi tecture ; et l’architecture à son tour trouve dans la façade un cadre, mais ce cadre décolle lui -même
de l’intérieur, et se met en rapport avec les alentours de manière à réaliser l’architecture dans l’urbanisme. Aux deux bouts de la
chaîne le peintre est devenu urbaniste, et l’on assiste au pr odigieux développement d’une continuité des arts, en largeur ou en
extension : un emboîtement de cadres dont chacun se trouve dépassé par une matière qui passe au travers. Cette unité extensiv e

1 Cf. François Boucher, Histoire du costume, éd. Flammarion, pp. 256 -259 (l a rhingrave « est une culotte d’une extrême largeur, jusqu’à une aune et
demie par jambe, aux plis si abondants qu’elle présente absolument l’aspect d’une jupe, ne laissant pas deviner la séparation des jambes »).
2 Cf. Bresc -Bautier, Ceysson, Fagiolo dell ’Arco, Souchal, La grande tradition de la sculpture du XVe au XVIIIe siècle, éd. Skira. Fagiolo dell’Arco fait un
commentaire excellent de la sculpture baroque, et Souchal, du « rococo ». Les exemples que nous invoquons sont tous reproduit s et analysés dan s
ce livre, pp. 191, 224, 231, 266, 270.
3 Wölfflin, Renaissance et Baroque, éd. Montfort, p. 73 (et tout le chapitre III).

11
des arts forme un théâtre universel qui porte l’air et la terr e, et même le feu et l’eau. Les sculptures y sont de véritables
personnages, et la ville un décor, dont les spectateurs sont eux -mêmes des images peintes ou des sculptures. L’art tout entier
devient Socins, espace social public, peuplé de danseurs baroques . Peut -être retrouve -t-on dans l’informel moderne ce goût de
s’installer « entre » deux arts, entre peinture et sculpture, entre sculpture et architecture, pour atteindre à une unité des arts
comme « performance », et prendre le spectateur dans cette perfo rmance même (l’art « minimal » est bien nommé d’après la loi
d’extremum)4. Plier -déplier, envelop per-développer sont les constantes de cette opération, aujourd’hui comme dans le Baroque. Ce
théâtre des arts est la machine vivante du « Système nouveau », te lle que Leibniz la décrit, machine infinie dont toutes les pièces
sont des machines, « pliées différemment et plus ou moins développées ».
Même comprimés, pliés et enveloppés, les éléments sont des puissances d’élargis sement et d’étirement du monde. Il ne
suffit même pas de parler d’une succession de limites ou de cadres, car tout cadre marque une direction de l’espace qui coexi ste
avec les autres, et chaque forme s’unit à l’espace illimité dans toutes ses directions simultanément. C’est un monde large et flottant,
du moins sur sa base, une scène ou un immense plateau. Mais cette continuité des arts, cette unité collective en extension, s e
dépasse vers une tout autre unité, compréhensive et spirituelle, ponc tuelle, conceptuelle : le monde comme pyramide ou cône, qui
relie sa large base matérielle, perdue dans les vapeurs, à une pointe, source lumineuse ou point de vue. C’est le monde de Leibniz
qui n’a pas de peine à concilier la continuité pleine en extension avec l’individualité la plus compréhensive et l a plus resserrée5. La
Sainte Thérèse du Bernin ne trouve pas son unité spirituelle dans la flèche du petit satyre qui ne fait que propager le feu, mais dans
la source supérieure des rayons d’or, en haut. La loi de la coupole, figure du Baroque par excellen ce, est double : sa base est un
vaste ruban continu, mobile et agité, mais qui converge ou tend vers un som met comme intériorité close (la coupole de Lanfranc,
pour Sant’Andrea della Valle). Et sans doute la pointe du cône est -elle remplacée par un arrond i qui fait surface concave au lieu
d’angle aigu ; ce n’est pas seulement pour émousser la pointe, mais parce que celle -ci doit être encore une forme infiniment pliée,
ployée sur concavité, autant que la base est matière dépliable et repliée. Cette loi de l a coupole vaut pour toute sculpture, et
montre comment toute sculpture est architecture, aménagement. Le corps sculpté pris dans une infinité de plis de tissus de ma rbre,
renvoie d’une part à une base composée de personnages ou puissances, véritables éléme nts de bronze qui marquent moins des
limites que des directions de développement, d’autre part à l’unité supérieure, obélisque, ostensoir ou rideau de stuc, d’où tombe
l’événement qui l’affecte. Ainsi se répartissent les forces dérivatives en bas, et la fo rce primitive en haut. Il arrive même qu’un
groupe organisé suivant la verticale tende à basculer optiquement, et à mettre ses quatre puissances sur un plan hori zontal fictif,
tandis que le corps sculpté semble s’incliner de 45°, pour prendre de la hauteu r par rapport à cette base (le tombeau de Grégoire
XV). Le monde comme cône fait coexister, pour les arts eux -mêmes, la plus haute unité intérieure et la plus large unité d’extension.
C’est que celle -ci ne serait rien sans celle -là. Il y a un cer tain temp s déjà que s’élabore l’hypothèse d’un univers infini, qui a perdu
tout centre aussi bien que toute figure assignable ; mais le propre du Baroque est de lui redon ner une unité, par projection,
émanant d’un sommet comme point de vue. Il y a long temps que l e monde est traité comme un théâtre de base, songe ou illusion,
vêtement d’Arlequin comme dit Leibniz ; mais le propre du Baroque est non pas de tomber dans l’illusion ni d’en sortir, c’est de
réaliser quelque chose dans l’illusion même, ou de lui communiq uer une présence spirituelle qui redonne à ses pièces et mor ceaux
une unité collective6. Le Prince de Hombourg, et tous les personnages de Kleist, sont moins des héros romantiques que baroques,
parce que, en proie à l’étourdissement des petites perception s, ils ne cessent de réaliser la présence dans l’illusion, dans
l’évanouissement, dans l’étourdissement, ou de convertir l’illusion en présence : Penthésilée -Thérèse ? Les Baroques savent bien
que ce n’est pas l’hal lucination qui feint la présence, c’est la présence qui est hallucinatoire.
L’unité de base, l’unité collective en extension, le processus matériel horizontal qui opère par dépassement de cadre, l’univ ersel
théâtre comme continuité des arts, tend vers une autre unité, privée, spirituelle et vert icale, unité de sommet. Et il y a conti nuité non
seulement à la base, mais de la base au sommet, puisqu’on ne peut pas dire où commence et finit celui -ci. Peut -être ce sommet est -il la
Musique, et le théâtre qui y tendait se révèle opéra, entraînant tous les arts vers cette unité supé rieure. La musique en effet n’est pas
sans ambiguïté, surtout depuis la Renaissance, parce qu’elle est à la fois l’amour intellectuel d ’un ordre et d’une mesure supra sensibles,
et le plaisir sensible qui découle de vibrations corporelles. Plus encore, elle est à la fois mélodie horizontale qui ne cesse de développer
toutes ses lignes en extension, et harmonie verticale qui constitue l’unité spirituelle intérieure ou le som met, sans qu’on sache bien où
l’une finit et où l’autr e commence. Mais précisé ment, il appartient à la musique baroque d’extraire l’harmonie de la mélodie, et de
restaurer toujours l’unité supérieure à laquelle les arts se rapportent comme autant de lignes mélodiques : c’est même cette élévation
de l’harmoni e qui constitue la définition la plus générale de la musique dite baroque.

4 Les sculptures planes de Carl André, et aussi la conception des « pièces » (au sens de pièces d’appartement) illustreraient, non s eulement les
passages peinture -sculpture, sculpture -architecture, mais l’unité extensive de l’art dit minimal, où la forme ne limite plus un volume, mais
embrasse un espace illimité dans toutes ses directions. On peut être frappé par la situation propremen t leibnizienne évoquée par Tony Smith : une
voiture fermée parcourant une autoroute que seuls ses phares éclairent, et sur le pare – brise de laquelle l’asphalte défile à toute allure. C’est une
monade, avec sa zone privilégiée (si l’on objecte que la clôtu re n’est pas absolue en fait, puisque l’asphalte est au dehors, il faut se rappeler que le
néo- leibnizianisme exige une condition de capture plutôt que de clôture absolue ; et même ici la clôture peut être considérée com me parfaite
dans la mesure où l’asp halte de dehors n’a rien à voir avec celui qui défile sur la vitre). Il faudrait un recensement détaillé des thèmes
explicitement baroques dans l’art minimal, et déjà dans le constructivisme : cf. la belle analyse du Baroque par Strzeminski et Kobro, L’esp ace
uniste, écrits du constructivisme polonais, éd. L’Âge d’homme. Et Artstudio, n° 6, automne 1987 : articles de Criqui sur Tony Smith, d’Assenmaker
sur Carl André, de Celant sur Judd, de Marjorie Welish sur Le Witt, et de Gintz sur Robert Morris, qui pro cèdent à une confrontation constante avec
le Baroque (on se reportera notamment aux plis de feutre de Morris, pp. 121, 131). Il faudrait aussi une étude spéciale sur l es « performances » de
Christo : les enveloppements géants, et les plis de ces enveloppes .
5 Cf. non seulement la pyramide de la Théodicée, qui couvre tous les mondes possibles, mais le cône des Nouveaux essais (IV, ch. 16, par. 12), qui
vaut pour l’ensemble de notre monde : « Les choses s’élèvent ve rs la perfection peu à peu et par degrés ins ensibles ; il est malaisé de dire où le
sensible et le raisonnable commencent… c’est comme la quantité augmente ou diminue dans un cône régulier. »
6 Sur la formation d’un univers infini qui n’a plus de centre, et le rôle de Bruno à cet égard, cf. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Gallimard ; c’est
Michel Serres qui montre qu’une nouvelle unité s’en dégage, à condition de substituer le sommet d’un cône au centre d’une sph ère (Le système de
Leibniz, PUF, pp. 653 -657). Sur le thème du théâtre, Yves B onnefoy a montré la position complexe du Baroque : ni illusion ni prise de conscience, mais
se servir de l’illusion pour produire de l’être, construire un lieu de la Présence hallucinatoire, ou « reconvertir le néant aperçu en présence », puisque
Dieu a bi en fait le monde avec rien. C’est ce que Bonnefoy appelle « le mouvement de l’intériorité » ; cf. Rome 1630, éd. Flammarion.

12
Raymond Lebègue, « La poésie baroque en France »,
Cahiers de l'Association internationale des études
françaises , 1951, nos 1-2, pp. 23 -34.

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Théophile de Viau
(1590 -1626 )

Biographie

Une grande indécision religieuse
Théophile de Viau offre un parfait exemple de la confusion religieuse qui caractérise
cette l’époque du XVIIe siècle. Durant sa courte vie de trente -six ans, il adopte en effet
trois attitudes différentes face à la foi. Il est d’abord influencé par le protestantisme: il
est né près d’Agen en 1590, en pleine guerre de religion, de parents protestants; de
1615 à 1616, il combat en Guyenne avec l’armée protestante, au côté du comte de
Candale, contre les troupes royales. Parallèlement, à partir de 1615, il est attiré par la
pensée libertine orientée vers l’athéisme. Il subit enfin l’influence du catholicisme: en
1621, il rejoint l’armée du roi et lutte contre les protestants; en 1622, il se convertit
au catholicisme et reçoit la communion, avant de mourir, le 25 septembre 1626.

Persécuté…
Son athéisme lui attirera poursuites et persécutions. En 1619, il est exilé pour avoir composé des vers impie s.
En 1623, il est condamné à être brûlé vif et trouve refuge à Chantilly chez le duc de Montmorency. Il est bientôt arrêté,
alors qu’il tente de passer aux Pays -Bas. Emprisonné, il est à nouveau jugé et frappé, en 1625, de bannissement
perpétuel. À sa sor tie de prison, il est, une fois encore, accueilli par le duc de Montmorency.

… mais apprécié
S’il est persécuté, Théophile de Viau n’en est pas pour autant un écrivain maudit. Ses poèmes, publiés en 1621, 1623 et
1624, connaissent un grand succès. C’est l e triomphe pour sa tragédie, Pyrame et Thisbé , représentée en 1621.
Plus de soixante éditions de ses œuvres paraissent an cours du XVIIe siècle : il est le poète le plus lu de son époque, un poète épris de
liberté, désireux de vivre comme il l’entend et d’ écrire selon sa fantaisie, poussé par son tempérament et non corseté par les règles.

Son œuvre
Dramatique exemple des vicissitudes de la littérature sceptique et la cour, Théophile de Viau laisse une œuvre poétique
riche et originale, indépendante des leç ons de Malherbe qu’il admire en refusant de l’imiter.
Il exprime « dans une langue moderne la sensibilité d’une âme moderne » (A. ADAM) : il aime sincèrement et
spontanément « la nature, la vie, la société, l’océan, ses vagues; son calme… la musique, les b eaux habits, la chasse, les
beaux chevaux, les bonnes odeurs, la bonne chère »… ainsi évoque -t-il naturellement toutes les beautés du monde
lorsqu’il veut adresser un bon éloge au roi, ou supplier Cloris de lui accorder « un amoureux plaisir ».
Mais il a a ussi chanté les formes les plus sombres de la passion: faiblesses et déceptions, humiliations et chagrin
d’amour, et il a découvert avec l’exil la tristesse profonde de la condition humaine.
On comprend que, jusqu’à Boileau, Saint -Amant et Tristan l’Hermit e, et plus longtemps qu’eux, Théophile de Viau ait eu
une renommée éclatante.
Depuis les Regrets de Du Bellay, il n’est pas un sonnet qui traduise de façon plus poignante et plus sobre que celui sur
son exil le désespoir et la douleur de vivre.

17
Gros plan sur les Œuvres poétiques (1621 -1624 et éditions posthumes)
Le sentiment de la nature est au centre des Œuvres poétiques . Théophile de Viau est sensible à l’éphémère, au
changeant. Il sait apprécier les modifications subtiles qui apparaissent dans un paysa ge, qui le rendent émouvant, parce
que chaque moment est unique, inoubliable. Il est là, ouvert à toutes les impressions, les sens en alerte, avide de
profiter de cette vie qui s’offre à lui. Ce bonheur de vivre, de se sentir vivre éclate à chaque vers: il est présent dans la
poésie lyrique, mais aussi dans l’humour que Théophile de Viau pratique dans ses Épigrammes .

Gros plan sur Pyrame et Thisbé (1621)
La tragédie de Pyrame et Thisbé fut vraisemblablement créée en 1621. Éditée pour la première fois en 16 23, elle donna
lieu à plus de soixante -dix rééditions au cours du XVIIe siècle. Théophile de Viau était décidément un auteur à succès.
La pièce est marquée par le romanesque et le lyrisme. Dans la Babylone antique, Pyrame et Thisbé s’aiment, mais deux
obst acles s’opposent à cet amour. Comme dans Roméo et Juliette de William Shakespeare, les deux familles sont ennemies et
ne veulent pas entendre parler de mariage. D’autre part, le roi est éperdument amoureux de Thisbé et utilise son pouvoir pour
s’opposer à Pyrame. Devant cette situation, les deux amoureux décident de s’enfuir. Ils doivent se retrouver, la nuit, dans un
endroit écarté. Mais Pyrame, arrivé le premier au lieu du rendez -vous, voit du sang et les traces du passage d’un lion. Il croit
que Thisbé a été dévorée et se tue. Thisbé, parvenue à son tour à l’endroit fixé, se suicidera sur le corps de son bien -aimé.

Citations choisies
• Un plaisir est plus grand qui vient sans qu’on y pense.
(Pyrame et Thisbé )
• Ah! voici le poignard qui du sang de son maîtr e
S’est souillé lâchement: il en rougit, le traître! ( Pyrame et Thisbé )
• Dans ce climat barbare où le destin me range,
Me rendant mon pays comme un pays étrange …
• Imite qui voudra les merveilles d’autrui:
Malherbe a fort bien fait, mais il a fait pour lui.
• La règle me déplaît; j’écris confusément:
Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément.
• Incertain et dépravé, je ne me retiens pas assez du plaisir
comme chrétien, je m’y laisse aller comme homme, mais je
ne m’y laisse pas tromper comme bête. • Le sot gliss e sur les plaisirs,
Mais le sage y demeure ferme
En attendant que ses désirs
Ou ses jours finissent leur terme.
• Mais je me sens jaloux de tout ce qui te touche,
De l’air qui si souvent entre et sort par ta bouche.
(Pyrame et Thisbé )
• Un froid et ténébreux s ilence
Dort à l’ombre de ces ormeaux
Et les vents battent les rameaux
D’une amoureuse violence.
• Si je voulais verser quelque goutte d’encre sur
vos actions, je noircirais toute votre vie.

Bibliographie

Éditions
Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir, œuvres choisies , éd. Jean -Pierre Chauveau, Paris, Gallimard, 2002.
Théophile de Viau, Œuvres poétiques , éd. Guido Saba, Paris, Bordas, 2008.
Théophile de Viau, Œuvres poétiques , éd. Michèle Rosellini, Frédéric Briot , Neuilly -Sur-Seine, Atlande, 20 08.

Études critiques sur Théophile de Viau
ADAM, Antoine , Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620 , Genève, Slatkine Reprints, 2008 [ 1935 ].
CASALS, Marie -Noëlle. « La poésie de Théophile de Viau : la parole est à la défense », Littératures , n°44, 2001, pp. 47 -62.
CORBEIL , Steve, « Théophile agonique : Le Cachot du libertin, la cellule de l'écrivain », Tangence, été 2001, no 66, pp. 36 -47.
DE JEAN, Joan , « Une autobiographie en procès. L’affaire Théophile de Viau », Poétique , n° 48, 1981, p p. 431 -448.
DUCHÊNE, Roger ( éd.), Théophile de Viau , Actes du colloque du CMR 17 offerts en hommage à Guido Saba, Marseille,
19-20 octobre 1990, Paris -Seattle -Tübingen, Biblio 17, 1991.
FOLLIARD, Melaine, RONZEAUD, Pierre, THOREL, Mathilde, Théophile de V iau, la voix d'un poète . Poésies 1621, 1623,
1625 , Paris, PUF, 2008.
LACHEVRE, Frédéric, Le Libertinage devant le parlement de Paris : le procès de Théophile de Viau (11 juillet 1623), Paris,
Centre de Documentation Universitaire, 1968.
MARMIER, Jean, « L a poésie de Théophile de Viau. Théâtre du moi », PFSCL , no 9, 1978, pp. 50 -65.
MATHIEU -CASTELLANI, Gisèle, « Éros et ses masques : images de la femme dans la poésie de Théophile de Viau », dans
Richard G. Hodgson (éd.), La Femme au XVIIe siècle, Actes du c olloque de Vancouver, University of British Columbia,
5-7 oct. 2000, Tübingen, Narr, 2002, pp. 11 -32.
Méthode , n° 14, 2008 (numéro consacré en partie à Théophile).
PEUREUX, Guillaume ( dir.), Lectures de Théophile de Viau , Rennes, PUR, 2008.
SABA, Guido, Fortunes et infortunes de Théophile de Viau. Histoire de la critique suivie d’une bibliographie , Paris, Klincksieck, 1997.
SABA, Guido, Théophile de Viau, un poète rebelle , Paris, PUF, 1999 .

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Poèmes en ligne
http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/liste_auteurs_a.html

http://www.unjourunpoeme.fr/auteurs/viau -theophile -de

Recueil Œuvres poé tiques – Première partie
A Cloris. Stances
A elle même
A feu Monsieur de Lozières
A Mademoiselle de Rohan, sur la mort de Madame la duchesse
de Nevers
A Monsieur de Montmorency
A Monsieur du Fargis
A Monsieur le Duc de Luynes
A Monsieur le Marquis de Buckingham
A Philis. Ode
A Philis. Stances
Apollon champion
Au Roi
Au roi sur son exil
Au Roi. Étrenne
Aussi souvent qu’Amour fait penser à mon âme…
Ballet. Vénus aux Reines
Cloris, ma franchise est perdue…
Consolation à M. D. L. Stances
Contre l’hiver
Courtisans, qui passez vos jours dans les délices…
Dans ce temple, où la passion…
Déjà trop longuement la paresse me flatte…
Depuis qu’on m’a donné licence d’espérer…
Désespoirs amo ureux. Stances
Dis-moi, Tircis, sans vanité…
Élégie
Élégie à une dame
Élégie. Mon âme est t riste et ma face abattue…
Enfin guéri d’une amitié funeste…
Enfin mon amitié se lasse…
Épigramme – Cette femme a fait comme Troie…
Épigramme – Grâce à ce comte libéral…
Épigramme – Je doute que ce fils prospère…
Esprits qui connaissez le cours de la nature…
Heureux, tandis qu’il est vivant…
J’ai trop d’honneur d’être amoureux…
Je jure le jour et la nuit…
Je n’ai repos ni nuit ni jour…
Je passe mon ex il parmi de tristes lieux…
Je pensais au repos, et le céleste feu…
L’autre jour, inspiré d’une divine flamme…
L’infidélité me déplaît…
La frayeur de la mort ébranle le plus ferme…
La Solitude
Le Matin
Le plus aimable jour qu’ait jamais eu le monde…
Le soleil est devenu noir
Les Nautoniers
Les Parques ont le teint plus gai que mon visage…
Les Princes de Chypre
Maintenant que Philis est morte…
Me dois -je taire encore, Amour, quelle apparence ?
Mon espérance refleurit…
Mon frère je me porte bien…
Ode au Prince d’Orange
Pour Mademoiselle D. M. Stances
Pour Monseigneur le duc de Luynes. Apollon en Thessalie Quand j’aurai ce contentement…
Quand la Divinité, qui formait ton e ssence…
Quand tu me vois baiser tes bras…
Que mon espoir est faible et ma raison confuse !
Que lque si doux espoir où ma raison s’appuie…
Qui que tu sois, bien grand et bien heureux sans doute…
Qui voudra pense à des empires…
Satire prem ière
Satire seconde
Si j’étai s dans un bois poursuivi d’un lion…
Si quelquefois Amour permet que je respire…
Sur la paix de l’année M.DC.XX.
Sur le ballet du Roi. Le forgeron pour le Roi
Sur une tempête qui s’éleva comme il était prêt de s’embarquer
pour aller en Angleterre
Ton orgueil peut durer au plus deux ou trois ans…
Un berger prophète
Un fier démon, qui me menace…
Vos rigueurs me pressaient d’une douleur si forte…
Vous dont l’âme divine aspire aux choses saintes…

Recueil Œuvres poétiques – Second e partie
Au moins ai -je songé que je vous ai baisée…
Au Roi sur son retour du Languedoc
Chère Isis, tes beautés ont troublé la nature…
Cloris, pour ce petit moment…
Cruelle, à quel propos prolonges -tu ma peine ?
D’un sommeil plus tranquille à mes amours rêvant…
Dans ce climat barbare où le destin me range…
Depuis ce triste jour qu’un adieu malheureux…
Élégie – Cloris, lorsque je songe, en te voyant si belle…
Élégie – Souverain qui régis l’influence des vers
Élégie. A Monsieur de Pezé
J’ai fait ce que j’ai pu pour m’arracher de l’âme…
Le déguisé pour Monsieur le Premier
Maintenant que Cloris a juré de me plaire…
Ministre du repos, Sommeil, père des songes…
Ne me fais point aimer avecque tant de peine…
On n’avait point posé les fondements de Rome…
Perside, je me sens heureux…
Pour une amante captive
Pour une amante irritée
Proche de la saison où les plus vives fleurs…
Sacrés murs du Soleil où j’adorais Philis…
Sur le ballet du Roi pour Monseigneur le duc de Montmorency
Thisbé pour le portrait de Pyrame au peintre

Recueil Œuvres poétiques – Troisième partie
La maison de Sylvie par Théophile
La pénitence de Théophile
La plainte de Théophile à son ami Tircis
Lettre de Théophile à son frère
Prière de Théophile aux poètes de ce temps
Remerciement de Théophile à Corydon
Remontrance de Théophile à Monsieur de Vertamont conseiller
en la Grand’Chambre
Requête de Théophile à Nosseigneurs de Parlement
Requête de Théophile au Roi
Théophile à son ami Chiron
Très humble requête de Théophile à Monseigneur le premier président

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http://perso.numericable.fr/anne.lantenant/articles/modernite.htm

La poétique de la Modernité chez Théophile ou l’émergence et l’affirmation du moi
par Paul Valence

I. Le libertinage é picurien
a) l’affranchissement de l’homme et le
plaisir de la transgression
b) Le De Rerum Natura ou l’immédiateté
d’une existence fuyante
c) La redécouverte des sens et la parole
poétique comme affirmation de l’existence II) Individualisme de Théophile
a) Refus du dogmatisme malherbien
et affirmation d’une poésie
profondément singulière
b) La place du poète dans la société
c) Singularité d’une œuvre
personnelle et mélancolique,
s’assombrissant au fil de l’écriture III) L’avènement d’une modernité
stylist ique dans l’œuvre de Théophile
a) Le refus du monde antique
b) L’invention langagière
c) L’affirmation du moi

Cette fois, c’est d’un véritable grand poète que nous allons parler.
C’est en ces termes que Théophile de Viau (1590 -1626) est révélé, plus de deux siècles après sa mort, dans Les
Grotesques, par un autre Théophile agitateur injustement méconnu, Gautier. Révélé, méconnu ; pourtant, tout au long
du XVIIe siècle, les Œuvres de Théophile de Viau (que nous nommerons dorénavant, à la manière de ses co ntemporains,
simplement Théophile) connaissent un retentissant succès public, avec plus de 90 éditions. Ces Œuvres seront, plus tard,
décriées par le classicisme (Boileau, encore, sous l’impitoyable plume duquel se font et défont les réputations littéraire s,
et ce malgré l’admiration de Corneille1) puis complètement oubliées d’un XVIIIe siècle évidemment clos à la poésie.

Ce n’est que le XIXe siècle romantique qui, redécouvrant le baroque, réhabilitera enfin Théophile, et devinera en lui
l’artisan d’un « frisson nouveau » (comme le clamera plus tard Hugo, patriarche romantique, à propos de Baudelaire2) et
le chantre précurseur d’une modernité conquérante. Ainsi, Gautier n’écrit -il pas, toujours dans Les Grotesques : « C’est
lui, il faut le dire, qui a comme ncé le mouvement romantique » ?
Tant d’anachronismes, d’audacieuses comparaisons, de provocations calculées, nous amènent à nous questionner sur la
nature de la poésie de Théophile ; profondément ancrée dans son époque, inséparable même de celle -ci, et tro uvant à la
fois d’innombrables résonances chez les écrivains de tous temps – en particulier, nous l’avons vu, chez les romantiques.
Comment, alors, penser l’étude d’une poésie aussi multiple, changeante au gré des points de vue, immanquablement
marquée du sceau des écrivains qui l’ont découverte, aimée, révélée ? Dans quelle mesure peut -on considérer l’œuvre de
Théophile comme procédant d’une écriture intrinsèquement originale, résolument personnelle et isolée de toute
tendance littéraire ? Peut -on voir, co mme l’affirme Gautier, dans l’auteur de Pyrame et Thisbé , tragédie certes confuse
mais bouillonnante d’invention, le voyant, la figure même du poète, le prophète d’une modernité à venir ?
Nous faisons donc face à une écriture fuyante, contradictoire, se dé robant à l’interprétation, particulièrement
représentative, en ce sens, de la période baroque. Or nous allons voir qu’au centre même de cette poétique
essentiellement volage, mouvante, se dégage, s’affirme la figure obstinée et constante (bien que souvent rêvée,
hallucinée, réinventée), le moi, du poète.
Pour ce faire, nous dégagerons, tout d’abord, la conception de Théophile de la parole poétique ; une parole s’exprimant,
en un premier temps, à travers la scandaleuse émancipation d’un libertinage épicurien . Mais ne serait -il pas alors aisé,
en assimilant de la sorte Théophile au le mouvement libertin, de trahir la pensée d’un auteur absolument indépendant,
réfractaire à tout mouvement littéraire, quel qu’il soit ? Nous étudierons alors l’individualisme de T héophile, la place
qu’il accorde au poète dans la société et la singularité d’une œuvre mélancolique qui dépasse bien souvent la
philosophie épicurienne. Enfin nous verrons, dans une troisième partie, l’invention des images et le constant
renouvellement de s formes employées, menant chez le poète à la composition d’un moi affirmé, central.

I. Le libertinage épicurien

a) L’affranchissement de l’homme et le plaisir de la transgression

Le libertinage est une tradition littéraire traversant, comme une culture souterraine, tout le XVIIe et XVIIIe siècle. Il consiste en
un mouvement de révolte intellectuelle contre les dogmes d’une société ( libertinus signifie » libre -penseur »). Il prit, tout au
long de son existence, différentes formes. Ainsi, il s’éleva tout d’abord, entre 1600 et 1680, contre les dogmes de la religion
chrétienne (c’est le » libertinage érudit »). Puis, entre 1620 et 1800, contre les convenances de la pudeur (« libertinage
érotique »). Parallèlement, il s’attaquait entre 1700 et 1750 aux vertu s amoureuses (« libertinage galant ») et, finalement,
comme dans un aboutissement, entre 1750 et 1800, aux vertus morales (« libertinage sadien »).

1 Dans l'avertissement Au lecteur de Mélite , où Théophile est cité dans la continuité de Ronsard et Malherbe.
2 L’expression, appli quée à Théophile, apparaît dans la préface de Jean -Pierre Chauveau à sa propre édition, Après m’avoir tant fait mourir, œuvres
choisies de Théophile de Viau , Paris, Gallimard, 2002.

20
En tant que doctrine du plaisir, s’élevant contre toute forme de dogmatisme, l’épicurisme peut être considér é comme
une influence primordiale sur chacun de ces mouvements.
En 1623, Théophile est condamné pour avoir prétendument participé au Parnasse des Poètes satyriques3, recueil
scandaleux prenant ouvertement plaisir à enfreindre la morale de l’époque. Les ver s pour lesquels il fut emprisonné, et
qu’il niera, par ailleurs, toujours d’avoir écrit, montraient Théophile dans une attitude frondeuse et pulsionnelle de
transgression envers les tabous de son temps (le dévoilement du sexe, les maladies génitales, la ma sturbation, la
sodomie, associés à un repentir caricatural) :
Phyllis, tout est [fou]tu, je meurs de la vérole,
Elle exerce sur moi sa dernière rigueur :
Mon v[it] baisse la tête et n’a point de vigueur,
Un ulcère puant a gâté ma parole.
J’ai sué trente jo urs, j’ai vomi de la colle,
Jamais de si grands maux n’eurent tant de longueur,
L’esprit le plus constant fût mort à ma langueur, Et mon affliction n’a rien qui la console.
Mes amis plus secrets ne m’osent approcher,
Moi-même en cet état je ne m’ose touche r :
Phyllis le mal me vient de vous avoir [fou]tue.
Mon Dieu, je me repens d’avoir si mal vécu :
Et si votre courroux à ce coup ne me tue,
Je fais vœu désormais de ne [fou]tre qu’en cul.
Outre la morale, ici, Théophile transgresse l’éventail des possibles inspirations poétiques. C’est en effet dans la parodie, dans la
perversion de l’art noble par excellence (celui de l’écriture) que le poème prend son sens. En utilisant la forme privilégiée de la
poésie du XVIe siècle (le sonnet d’alexandrins), la ponctua nt de grossièretés et, dans l’esprit de Ronsard, réservant la plus forte
idée (l’ultime provocation envers la religion) pour la pointe du sonnet (le second tercet), Théophile joue avec les formes
académiques de la poésie et fait preuve d’un évident plaisir à choquer. Ce plaisir réside également dans le fait que le poète n’a
plus honte ni de son corps (même s’il va contractant une répugnante vérole), ni de son esprit (le non -repentir, la perversion de
la sodomie). Parallèlement à cette émancipation de l’être entier, se trouve, bien entendu, le plaisir d’enfin nommer les choses,
de refuser la dérobade des anciennes figures. On assiste donc ici à un véritable affranchissement de l’homme, à une affirmati on
de la liberté d’être (physiquement parlant) et de penser , à travers une parole poétique renouvelée.

b) Le De Rerum Natura ou l’immédiateté d’une existence fuyante

Tout au long de l’âge dit classique au sens large du terme (période se déclinant entre la Renaissance et la Révolution França ise,
et englobant donc la période baroque), le De Rerum Natura de Lucrèce connaît de régulières réimpressions. Ce classique de la
littérature antique, qui s’ancre dans la tradition de l’épicurisme, est doté d’un fort caractère subversif qui n’ira pas sans
grandement influencer les divers mouvements de libertinage énoncés plus haut. On y trouve en effet de nouvelles conceptions
de la morale (et, parmi elles, l’éloge du plaisir et la dénonciation des prêtres) et de l’existence (rejet des causes finales et
acceptation de la mort). On imagine sans mal l’influence d’un tel ouvrage sur la création poétique de l’époque.
Se retrouve ainsi, chez Théophile notamment, une conception de la précarité de la vie éminemment proche de l’épicurisme.
Parmi les nombreuses occurrences dans l’œuvre de ce dernier, on peut noter, dans l’« Élégie à une Dame » (v. 15 -16) :
Celui qui dans les cœurs met le mal ou le bien
Laisse faire au destin sans se mêler de rien.
Dans ces vers, Théophile refuse l’idée de providence, alors fort répandue dans l’Église chrét ienne du XVIIe siècle. On
reconnaît, bien sûr, un thème déjà présent chez Lucrèce et Épicure. Le poète souligne ici la précarité d’une existence
dénuée de sens, laissée entre les mains libres de l’homme, qui, ne pouvant plus compter sur la finalité des cho ses, doit
alors saisir le monde dans tout ce qu’il a de plus immédiat.
Ainsi, dans la Première Journée , l’esprit volage du narrateur s’accommode des changements climatiques, calque son tempérament
sur un monde (et un corps) toujours changeant, impossible à appréhender dans sa globalité, ne pouvant exister que dans l’instant :
[…] la disposition de l’air se communique à mon humeur ; quelque discours qui s’oppose à cette nécessité, le
tempérament du corps force les mouvements de l’âme. Quand il pleut, je suis assoupi et presque chagrin ;
lorsqu’il fait beau, je trouve toutes sortes d’objets plus agréables.
Cette empressement à saisir un monde multiple, toujours différent, se retrouve, par ailleurs, dans l’écriture, le style
même de Théophile, direct et, si par fois confus, toujours en accord avec l’instant de la composition et de l’inspiration.
Ainsi, à nouveau dans l’« Élégie à une Dame », ne retrouve -t-on pas un esprit rêveur, volage, ouvert à l’interminable
succession d’immédiats qui l’entoure (v. 115 -119) :
Je ne veux point unir le fil de mon sujet,
Diversement je laisse et reprends mon objet,
Mon âme imaginant n’a point la patience
De bien polir les vers et ranger la science ;
La règle me déplaît, j’écris confusément.

3 Noter la différence entre la poésie « satirique » (courant littéraire se moquant du ridicule et dont l’auteur le plus célèbre est Régnier) et
« satyrique ». Par Poètes satyriques, on entend ici une poésie de la paillardise et de la licence. Les auteurs les plus représe ntatifs de ce courant
sont Sigogne, Motin et Berthelot.

21
L’écriture, la forme, s’accorde donc ave c le fond, en ce sens qu’elle est immédiate, qu’elle est saisie dans l’instant ; elle
n’est soumise à aucune contrainte, à aucune obligation de cohérence, et se laisse emporter au gré de ses inclinaisons
passagères. Ce n’est pas, à proprement parler, une é criture réflexive mais bien une écriture sensible.
De plus, outre l’appréhension immédiate du monde, Théophile, toujours épicurien, invite, devant la précarité d’une existence
fuyante, au profit immédiat du monde. On peut donc lire dans l’élégie « Cloris l orsque je songe en te voyant si belle » (v. 24 -26) :
Je goûterai le bien que je verrai présent :
Je prendrai les douceurs à quoi je suis sensible
Le plus abondamment qu’il me sera possible.

c) La redécouverte des sens et la parole poétique comme affirmat ion de l’existence

C’est dans cette même élégie « Cloris lorsque je songe en te voyant si belle » que le poète semble, émerveillé,
redécouvrir la vérité, la seule vérité, que détiennent ses sens. En effet, Théophile n’écrit -il pas (v. 28 -30) :
Nos sens tr ouvent en eux tant de ravissements,
Que c’est une fureur de chercher qu’en nous -même
Quelqu’un que nous aimions, et quelqu’un qui nous aime.
Dans ce passage, le poète semble faire bien peu de cas des passions, ces mouvements qui assujettissent l’âme et
l’emprisonnent. À nouveau, il prône une vérité immédiate, basée sur le plaisir et accessible par l’unique biais des sens,
c’est -à-dire une vérité que l’homme porte en lui -même. Il donne, dans la Première Journée , une explication plus
développée de cette doctr ine :
J’aime encore tout ce qui touche plus particulièrement les sens […] Mais à tout cela mon désir ne s’attache que
pour se plaire, et non point pour se travailler. […] la passion la plus forte que je puisse avoir ne m’engage jamais
au point de ne la pou voir quitter un jour.
Théophile opère donc une séparation entre l’âme, à laquelle il n’accorde que peu de crédit, et le corps, détenteur, selon
lui, de toute vérité. Il n’hésite pas longuement entre un plaisir intellectuel (tel, par exemple, la poésie),
traditionnellement plus durable, et un plaisir physique, plus bref, plus immédiat et donc plus proche de l’essence, elle –
même physique, du monde.
On peut alors se questionner sur l’utilité de l’écriture dans cette optique. Quel sens Théophile confère -t-il en effet à une parole
poétique qui ne pourrait, rigide, que faussement décrire le monde et, impuissante, qu’improprement imiter les plaisirs des
sens, ces sens tout entiers, sans fraude et sans contrainte (élégie « Cloris lorsque je songe en te voyant si bel le », v. 21) ? Doit –
on, de cette citation, conclure que l’écriture serait nécessairement frauduleuse et contraignante, c’est -à-dire contraire à la
nature humaine dans le sens où l’humain, selon Théophile, détient sa vérité dans le plaisir et dans l’immédia t profit du monde ?
Il semblerait que Théophile ne conçoive l’écriture certes pas comme un moyen de capter le monde (comme nous l’avons vu,
celui -ci ne peut être saisi dans toute sa vérité que par les sens), mais bien comme un moyen de célébrer le bonheur, justement,
des sens. Ainsi, toujours dans l’« Élégie à une Dame », véritable art poétique, Théophile n’écrit -il pas (v. 139 ; 143 -146) :
Je veux […]
Employer toute une heure à me mirer dans l’eau,
Ouïr comme en songeant la course d’un ruisseau,
Écrire dan s les bois, m’interrompre, me taire,
Composer un quatrain sans songer à le faire.
Dans ces quelques vers, les sens d’un Théophile engouffré dans une nature fourmillante aboutissent nécessairement à
l’écriture. Ici, il voit, il entend, il saisit, puis, ensu ite, écrit, transcrit. L’écriture, la parole poétique devient donc un moyen
de célébrer la vie, de célébrer le bonheur de voir, d’entendre, de sentir.
Nous avons donc vu, tout d’abord, la conception libertine qu’a Théophile de la vie. L’homme, placé au cen tre, ne doit plus
avoir honte de son corps, de son esprit, et, surtout, ne doit plus avoir honte des mots qui qualifient ces deux réalités. En effet,
l’exorcisme, le plaisir de l’exorcisme, passe par la nomination, enfin, des choses de la vie. Nous avons v u ensuite en quel sens
la poésie de Théophile est héritée d’un épicurisme antique. L’existence est ici brève, fuyante. L’homme ne peut saisir le
monde que par le bonheur immédiat que lui procurent ses sens. Enfin, dans cette perspective, on peut voir la pa role poétique
devenir le moyen de célébrer ces sens ; les mots devenir, à nouveau, une affirmation de l’homme et de la vie.
Ainsi avons -nous, dans cette première partie, associé Théophile à un large mouvement existant avant lui et continuant
après sa mort : le libertinage épicurien. Ne prenons -nous pas alors le risque d’occulter toute une partie, beaucoup plus
personnelle, de l’œuvre d’un écrivain se réclamant infatigablement d’une inaltérable individualité et liberté d’esprit ?
Penchons -nous donc, à présen t, sur cet aspect de l’écriture de Théophile.

22

II) Individualisme de Théophile

a) Refus du dogmatisme malherbien et affirmation d’une poésie profondément singulière

Afin de comprendre la singularité de Théophile dans le monde poétique de son époque, il faut, tout d’abord, le situer par
rapport au plus illustre de ses contemporains (bien que de 35 ans son aîné) : Malherbe. En effet, l’influence de ce dernier
sur la langue poétique française fut telle qu’on ne pouvait, au long du XVIIe siècle ou, tout du m oins, de sa première partie,
exister en littérature qu’en se situant parmi ses partisans (et donc en basant son écriture sur l’imitation du style
malherbien) ou ses adversaires (comme, par exemple, le satirique Régnier, neveu du tristement célèbre Desporte s).
L’attitude de Théophile envers le caennais est néanmoins partagée. Il reconnaît le talent et l’importance de son confrère
mais se refuse à marcher dans ses pas. Ainsi, on peut lire, dans l’« Élégie à une Dame » (v. 72 -76) :
Malherbe a très bien fait, m ais il a fait pour lui,
Mille petits voleurs l’écorchent tout en vie :
Quant à moi ces larcins ne me font point d’envie,
J’approuve que chacun écrive à sa façon,
J’aime sa renommée et non pas sa leçon.
Théophile fonde donc sa poétique sur le refus de l’imi tation, technique alors fort répandue depuis la Pléiade. Comme
nous l’avons vu plus haut, il conteste les règles lorsqu’elles sont appliquées à l’écriture poétique et aime jouir dans la
création d’une certaine liberté (d’où son refus, bien souvent, des for mes fixes, et l’utilisation de l’élégie). Voilà donc un
poète essentiellement baroque, un poète du mouvement niant à l’écriture toute forme de dogmatisme.
Plus loin, toujours dans l’« Élégie à une Dame », Théophile oppose le travail acharné (en l’occurrenc e d’imitation) à
l’inspiration soudaine. Il préfère naturellement la seconde, et se réfère à nouveau, pour en juger, aux sens (v. 87 -88) :
Cet effort tient leurs sens dans la confusion,
Et n’ont jamais un rai de bonne vision.
Le poète, ici, doit être celui qui voit. Celui qui, à nouveau, capte le monde en un soudain éclair d’inspiration, et non pas
celui qui se base sur des règles d’écriture préétablies et immuables. En se situant ainsi à l’encontre des canons formels
de son époque, Théophile accentue son i ndividualité et s’écarte consciemment de la société littéraire. Il n’hésite pas,
par ailleurs, toujours dans l’« Élégie à une Dame », à reconnaître ce dégoût qu’il a d’une société dogmatique, restrictive
et donc, par essence, impropre à la poésie telle que lui-même la conçoit ; une société à laquelle il a un temps appartenu,
à laquelle il sait s’adresser et de laquelle il n’éprouve, dans une évidente provocation, aucun regret (v. 121 -124) :
Autrefois quand mes vers ont animé la scène,
L’ordre où j’étais con traint m’a fait bien de la peine.
Ce travail importun m’a longtemps martyré,
Mais enfin grâce aux Dieux je m’en suis retiré.

b) La place du poète dans la société

Nous avons donc vu quelle place – ou plutôt, dans l’extrait cité plus haut, quelle absence – dans la société Théophile
préconise pour le poète. Pourtant, croire en une telle conception – l’écrivain doit être écarté, entièrement étranger et
séparé de ses semblables – amènerait, dans l’étude de cet auteur, à un contresens.
Dans les vers cités ci -dessus, Théophile est pleinement intégré à la sphère sociale. En effet, la critique, à laquelle il a
recours, implique qu’il soit encore partie de la société. S’il en avait été totalement séparé, la critique n’aurait plus eu
aucun sens, ni aucun fondement. I ci, Théophile est (ou a, autrefois, été) observateur ; il est donc bien obligatoirement
lui-même intégré à la société qu’il attaque.
Le poète est donc à l’écart mais jamais complètement exclu. C’est la première place que lui accorde Théophile dans la
socié té des hommes : celle d’un observateur chevronné.
La critique de ses contemporains tient une place importante dans l’œuvre de Théophile. Outre, comme nous l’avons vu,
les méthodes de travail de ses confrères en littérature, Théophile s’attaque à tous les t ravers du monde dans lequel il vit
et écrit. Ainsi, dans la « Satire Première », tout en affirmant son inébranlable individualité, Théophile dénonce, tour à
tour, les sphères de la société humaine. De la même façon, dans l’« Élégie à une Dame », on peut li re (v. 9 -14) :
Le savoir est honteux, depuis que l’ignorance
A versé son venin dans le sein de la France.
Aujourd’hui l’injustice a vaincu la raison,
Les bonnes qualités ne sont plus de saison,
La vertu n’eut jamais un siècle plus barbare,
Et jamais le bon sens ne se trouva si rare.

23
Théophile critique donc ici une société dénuée de bon sens, de culture et d’équité. Une telle vision nous amène à la
seconde place, selon l’auteur, du poète en société : celle d’un agitateur, d’un provocateur, souvent amusé, qui choque
ses semblables et les pousse à la réaction, et donc à la réflexion. On retrouve, bien entendu, cet aspect de l’écriture de
Théophile notamment dans des œuvres libertines et scandaleuses dont nous avons cité la plus fameuse précédemment.
La troisièm e conception du poète dans la société selon Théophile est celle d’un rêveur contemplatif, émerveillé par le monde, la
nature, le plaisir des sens. On trouve à nouveau dans l’« Élégie à une Dame » la plus belle illustration de cette doctrine (v. 139 -142) :
Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints,
Promener mon esprit par de petits desseins,
Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
Méditer à loisir, rêver tout à mon aise.
Ainsi, à travers les trois conceptions, que nous venons de voir, du poète dans la société, Théophile tisse une vision de la
figure de l’artiste comme celle d’un homme consciemment écarté de ses semblables, différent, mais jamais tout à fait
séparé, jamais étranger. Qu’il soit observateur ou rêveur, c’est par l’œil du poèt e que transparaît la société et le monde.
Ces deux réalités ne sont donc pas fidèlement décrites mais filtrées, altérées par une vision qui cherche à atteindre un
but (celui, notamment, de choquer). L’œuvre, ainsi conçue, est donc nécessairement personnell e. Elle se soustrait au
monde et devient une seconde réalité, elle -même soumise à ses propres changements et évolutions.

c) Singularité d’une œuvre personnelle et mélancolique, s’assombrissant au fil de l’écriture

L’œuvre littéraire de Théophile s’étend sur une courte dizaine d’années mais est parcourue de contradictions, de
réflexions sur elle -même et de remises en question. En effet, à mesure que l’auteur, constamment menacé par la mort,
sait sa fin proche, le ton auquel il recourt s’assombrit, devient (bien que l’ayant, en filigrane, toujours été), plus
mélancolique, à l’image des paroles du narrateur de la Première Journée , qui ne parvient pas à cacher, sous l’apparent
contentement d’un discours raisonnable, l’amertume de ses paroles :
Là je m’allais p longer dans le vice qui s’ouvrait assez favorablement à mes jeunes fantaisies ; mais les
empêchements de ma Fortune détournèrent mon inclination, et les traverses de ma vie ne donnèrent pas le loisir
à la volupté de me perdre. Depuis, insensiblement mes dé sirs les plus libertins se sont attiédis avec le sang et leur
violence s’évanouissant tous les jours avec l’âge me promet dorénavant une tranquillité bien assurée.
Cette fantaisie libertine auquel il fait ici référence, laquelle ne craignait pas de ne voir en la vie qu’un insensé moment à
saisir le plus immédiatement et le plus abondamment possible fait place à la terrible perspective d’une mort proche.
La vision qu’a Théophile de la mort est intensément sombre. Face à elle, l’homme ne peut être que seul, c e qui terrifie le
poète. La différence est marquante, lorsque l’on compare les « consolations »4 écrites par Théophile, et les œuvres plus
personnelles. De même, la différence entre les premières œuvres (parues en 1621) et les œuvres écrites durant
l’empri sonnement (entre 1623 et 1625) est flagrante. Ainsi, dans le premier recueil, paru en 1621, dans un poème
sobrement intitulé « Sonnet », Théophile appelle la mort (v. 11 -14) :
Et rien plus que la mort ne peut me faire envie.
Voyez, si mon malheur s’obstine à me punir,
Je pense que la mort refuse de venir,
Parce qu’elle n’est point si triste que ma vie.
La mort à laquelle Théophile fait ici référence est une Parque purement littéraire, une figure classique de la rhétorique
poétique. La mort qu’il évoque quel que années plus tard, alors qu’il est emprisonné et gravement malade, est
extrêmement différente. Ainsi, dans la Lettre de Théophile à son frère , il somme son frère de venir à son secours. On
remarque alors bien sûr que le poète qui, plus haut, demandait l a mort, attend à présent qu’on vienne l’en sauver :
Derechef, mon dernier appui,
Toi seul dont le recours me dure,
Et qui seul trouves aujourd’hui
Mon adversité longue et dure,
Rare frère, ami généreux, Qui mon sort le plus malheureux
Pique davantage à le suivre,
Achève de me secourir :
Il faudra qu’on me laisse vivre,
Après m’avoir tant fait mourir.
Cette fois -ci, la mort, dans l’écriture, n’est plus une image littéraire mais une terrifiante réalité. La mélancolie
progressivement accentuée de Théophile da ns la création poétique l’amène donc, en un premier temps, à abandonner
un certain idéalisme épicurien et à considérer l’homme seul face à sa propre mort. Cette conclusion, à son tour, fait
procéder, chez l’auteur, à un refus de plus en plus évident des fo rmules littéraires entendues, et à envisager une
écriture nouvelle, libérée des canons de la forme et des images hérités de la Pléiade.

4 Genre littéraire prisé du XVIIe siècle depuis Malherbe, qui lui donna ses lettres de noblesse. La consolation est un poème de circonstance adressé à une
personne ayant perdu un proche, et visant, le plus souvent, à célébrer la beauté de la vie.

24
Nous avons donc vu de quelle façon Théophile, tout d’abord, se singularise des poètes de son époque en refusant de pren dre
un réel parti envers la poétique de Malherbe, écrivain qu’il admire mais dont il refuse le dogmatisme. Il dénigre tout
particulièrement la technique de l’imitation qu’appliquent les disciples du poète normand. Il affirme, au contraire, une
écriture lib re et personnelle, souhaitant n’appartenir à aucun mouvement. Le poète prend ainsi sa place, par rapport à ses
semblables, dans la société littéraire d’abord, puis humaine : une place multiple, certes pas complètement séparée, mais tout
de même à l’écart, d’observateur chevronné, d’agitateur amusé et de rêveur contemplatif. Ainsi verra le jour une œuvre
poétique et critique singulière, autonome et ancrée dans son époque. Néanmoins, cette œuvre, chez Théophile, est loin
d’être figée et, à mesure de l’écritur e et de la vie, l’auteur, de plus en plus péniblement solitaire, se sent mourir et refuse, face
à la réalité, une écriture littéraire, systématique, faisant appel à des images convenues et sensiblement vieillies.
À ce style entendu et stéréotypé, nous allo ns à présent voir comment Théophile oppose une écriture libre et
personnelle, une constante invention formelle et un véritable renouvellement de la parole poétique menant à
l’affirmation – voire, comme nous en émettrons l’hypothèse plus tard – à la composi tion d’un moi central.

III) L’avènement d’une modernité stylistique dans l’œuvre de Théophile

a) Le refus du monde antique

Que n’a -t-on pas déjà écrit sur le refus de Théophile du monde antique, sur son aversion pour les références mythologiques,
si rép andues dans la poésie depuis la Renaissance ? Pourtant, comme nous allons le voir, il semble que Théophile, plutôt qu’à
un refus obstiné, procède à une réinvention du lexique mythologique et antique, l’appropriant à son langage.
Il faut, afin de se pencher sur cette question, explorer l’un des aspects de l’œuvre que nous avons, jusqu’à présent, occulté : la
poésie amoureuse. C’est en effet dans ce domaine que le lyrisme poétique, celui de la Pléiade en particulier, s’est
particulièrement exprimé. Les images , codées, stéréotypées, ont fini par former un langage auquel il est difficile de se
résorber. Pourtant c’est contre, précisément, cette propension à avoir recours au même vocabulaire, devenu tiède et
inexpressif, pour exprimer la passion et les flammes de l’amour, que Théophile se révolte. Ainsi, dans le poème » À Monsieur
du Fargis », il répond à Charles d’Angennes, seigneur du Fargis, qui lui avait demandé un poème amoureux, et écrit (v. 1 -2) :
Je ne m’y puis résoudre, excuse -moi de grâce,
Écrivant pour autrui je me sens tout de glace.
Puis (v. 15 -26) :
Je n’entends point les lois ni les façons d’aimer,
Ni comment Cupidon se mêle de charmer :
Cette divinité des Dieux même adorée,
Ces traits d’or et de plomb, cette trousse dorée,
Ces ailes, ces brandons, c es carquois, ces appas,
Sont vraiment un mystère où je ne pense pas.
La sotte antiquité nous a laissé des fables
Qu’un homme de bon sens ne croit point recevables,
Et jamais mon esprit ne trouvera bien sain
Celui -là qui se paît d’un fantôme si vain,
Qui se laisse emporter à des confus mensonges,
Et vient même en veillant s’embarrasser de songes.
Théophile se refuse donc, tout d’abord, à » écrire pour autrui », creusant ici, à nouveau, la dimension personnelle de sa
poésie, et, dans le prolongement de cette idée, critique le style lyrique amoureux, tout droit hérité de l’antiquité. De la
même façon, dans la Première Journée, on peut lire :
L’invocation des Muses à l’exemple de ces Païens est profane pour nous et ridicule […] et nos vers aujourd’hui qui
ne se chantent point sur la Lyre, ne se doivent point nommer lyriques […] et toutes ces singeries ne sont ni du
plaisir ni du profit d’un bon entendement.
Le refus des images devenues clichés d’une poésie sans surprise s’accorde avec la volonté, étudiée plus hau t, de
nommer les choses telles qu’elles sont et de ne plus s’abandonner à une habile rhétorique se dérobant à la réalité.
Pourtant, Théophile lui -même, à plusieurs reprises, fait dans ses poèmes référence à l’antiquité et reconnaît Ovide, le
poète de la my thologie dont il tira des Métamorphoses sa propre pièce Pyrame et Thisbé , comme un maître. Ainsi, par
exemple, dans « La Solitude », Théophile a évidemment recours au lexique mythologique (voire même, à travers la
figure de Diane, au lexique pétrarquiste).
Comme nous venons de le voir, ce n’est donc pas l’antiquité ou la mythologie en elles -mêmes que critique et récuse
Théophile mais l’obligatoire et creux ornement sous la forme duquel elles sont utilisées en poésie. Ainsi, soit en
repoussant ce langage, so it en l’adoptant à son propre discours, Théophile réinvente une façon d’écrire et fait preuve
d’une originalité langagière constante.

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b) L’invention langagière

Dans l’« Élégie à une Dame », Théophile, après avoir revendiqué sa singularité poétique, procl ame (v. 154 -156) :
Il faudrait inventer quelque nouveau langage,
Prendre un esprit nouveau, penser et dire mieux
Que n’ont jamais pensé les hommes et les Dieux.
La quête d’un nouveau langage, d’une nouvelle écriture, est au centre de l’œuvre de Théophile. Nous l’avons vu, tout
d’abord, dans le souci, associé au libertinage et à l’épicurisme, d’affirmer par les mots la présence de l’homme, puis
dans celui de ne pas se contenter d’un style inexpressif, démodé, et d’images éculées.
Théophile, en un premier tem ps, recherche une écriture ancrée dans son époque. Il cite, dans la Première Journée ,
Démosthène et Virgile, et donne en eux l’exemple d’écrivains (à nouveau vains à imiter) ayant su parer leur propre
temps d’un style caractéristique. Toujours dans la même œuvre, on peut lire le précepte guerrier :
Il faut écrire à la moderne.5
Théophile cherche donc ici une écriture qui caractériserait son temps. C’est en cela, également, qu’il se distingue
consciemment de Malherbe et, plus encore, de Ronsard et se refuse à les imiter. Il les admire en tant que poètes
mais les considère déjà comme d’un temps révolu. En effet, la poésie de Malherbe prend place dans une
perspective historique précise, celle des guerres de religion enfin terminées, d’une noirceur enfin évapor ée et d’un
providentiel retour à la paix avec l’avènement du règne d’Henri IV. En revanche, Théophile, comme tous les
membres d’une génération qui n’a pas vraiment connu la guerre, vivra la mort du monarque, en 1610, comme un
impensable bouleversement, un traumatisme. Cet événement joue très probablement un rôle primordial dans
l’esthétique baroque d’un monde de mouvements, d’incertitude, d’inquiétantes ombres et d’illusions, un monde
où plus rien n’est sûr, où l’existence elle -même est mise en doute. On co mprend alors que, dans ce monde,
Ronsard, rêvant quant à lui d’un idéaliste poète prophète et prince, parût bien suranné.
La conception du langage poétique dépasse donc bien entendu, chez Théophile, la simple question de la littérature. La poésie,
comme no us l’avons vu, doit être l’affirmation d’une existence enfin certaine, tangible, en même temps que le miroir du monde.
La forme, la langue doit donc suivre cette ambition, épouser la vision d’un homme, le poète, résultant lui -même du
monde et de la société dans laquelle il évolue. Ainsi, outre l’affirmation de l’existence, c’est dans l’écriture que doit se
trouver l’essence de l’être, et sa vérité.
À la fin de l’épître « À Monsieur du Fargis », Théophile, après avoir refusé d’écrire sur commande et après av oir dénoncé
le style lyrique ornemental des poètes de son temps, écrit (v. 63 -66) :
Ces termes égarés offensent mon humeur,
Et ne viennent qu’au sens d’un novice rimeur,
Qui réclame Phébus ; quant à moi je l’abjure,
Et ne reconnais rien pour tout que ma na ture.
Théophile nie donc ici toute écriture dans laquelle ne se reconnaîtrait pas sa propre nature. Le lien entre le langage
poétique et le moi est dès lors consommé.

c) L’affirmation du moi

La dimension autobiographique de l’œuvre de Théophile est ouver tement proclamée. En effet, à l’encontre, à nouveau,
d’un Malherbe qui se cache derrière une rhétorique stricte et ferme laissant peu de place, en apparence seulement, aux
sentiments, ou d’un Ronsard se perdant dans le foisonnement et la richesse du langag e, Théophile, dans ses écrits, se
montre tel qu’en lui -même, affranchi, comme nous l’avons vu, de toute honte.
Chez lui, la parole poétique est la seule parole de vérité. Ainsi, dans l’avertissement Au lecteur de l’édition de 1621 de
ses Œuvres , Théophile écrit :
[…] je suis bien aisé de faire publier mes écrits, qui se trouveront assez conformes à ma vie, et très éloignés du
bruit qu’on a fait courir de moi.
Le poète doit donc écrire en accord avec sa vie et avec sa nature. À nouveau, on remarque la diffé renciation entre
Théophile, l’écrivain, et la société, capable uniquement de bruit.
Ainsi, en se singularisant à nouveau, et surtout en considérant la parole poétique de la sorte, Théophile, dans ses écrits,
va chercher, par le biais d’une mélancolie et d’ une solitude non dissimulées, son essence propre, son moi. Or, ce n’est
pas un chemin facile. La découverte du moi , comme celle, par ailleurs, de l’amour (voir à ce sujet, bien entendu, la
tragique histoire de Pyrame et Thisbé ), est aventureuse et incertai ne. Ainsi, dans l’ode « Un Corbeau devant moi
croasse » (notons ici l’importance de ce premier vers, dans lequel le moi se voit arrivé à son terme, ne trouvant plus
devant lui qu’un oiseau de mauvais augure, et se réfugiant alors nécessairement dans l’hall ucination et le rêve),
Théophile fait part d’une longue hallucination, d’un étrange dérèglement (v. 7 -10) :

5 Le lecteur , bien entendu, ne pourra pas ne pas reconnaître ici, dans la poursuite des anachronismes énoncés dans l’introduction, le dog me
rimbaldien : « Il faut être absolument moderne ».

26
J’entends craqueter le tonnerre,
Un esprit se présente à moi,
J’ois Charon qui m’appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.
Puis (v. 17 -20) :
Le feu brûle dedans la glace,
Le Soleil est devenu noir,
Je vois la Lune qui va choir,
Cet arbre est sorti de sa place.
Dans cette ode, Théophile explore les tréfonds de son être6. Ainsi, à la fin de la première strophe, lorsqu’il dit atteindre
le « centre de la terre » n’est -ce pas, en réalité, lui -même qu’il entrevoit enfin ? L’étrangeté du texte est renforcée par la
deuxième strophe, qui fait appel à des figures poétiques classiques (l’ impossibilia antique, l’oxymore pétrarquiste du feu
et de la glace). C’e st donc dans le monde de la poésie, à l’intérieur d’un système codifié et connu qu’il pervertit
subtilement (quel est ce monde déchiré, renversé, sinon la poésie elle -même ?), que Théophile atteint la vérité de son
être, et que se révèle le moi du poète.
Or, plus encore que la découverte du moi, on assiste, dans la poésie de Théophile, à la réinvention de celui -ci. À travers ce
long processus d’hallucination et d’écriture vu plus haut, l’être poétique est révélé, affirmé. Ainsi, une fois encore, prend son
importance le thème du songe. Le moi nouveau est associé à l’inspiration créatrice, qui engendre une autre réalité, provoque
visions et cauchemars. Dans un « Sonnet » participant à la tradition du rêve érotique, Théophile écrit (v. 1 -3 ; 12 -14) :
Je songeai s que Phyllis des enfers revenue,
Belle comme elle était à la clarté du jour,
Voulait que son fantôme encore fît l’amour[…]
Elle me dit : » Adieu, je m’en vais chez les morts,
Comme tu t’es vanté d’avoir foutu mon corps,
Tu te pourras vanter d’avoir foutu mon âme. »
Ici, comme on peut le lire, Théophile ne s’adresse plus au corps. On le voit, au contraire, faire l’amour (acte physique de
l’émerveillement des sens) avec un fantôme, un esprit. L’inspiration poétique, sous forme d’hallucination et considérée
comme une vision (voir l’extrait, cité plus haut, de l’« Élégie à une Dame » contre l’imitation, comparant l’écriture à un
« rai de bonne vision »), consiste à la recherche labyrinthique du moi, c’est -à-dire d’une vérité de l’être au -delà, ou, plus
précisém ent, englobant la vérité physique.
C’est en faisant l’amour avec cet esprit, par l’apparition soudaine de l’inspiration que Théophile découvre le moi,
l’affirme et, dans l’écriture enfin, le réinvente, le met en scène, le compose.
Nous avons donc vu la pla ce primordiale, dans toutes les étapes de la réflexion et dans toutes les facettes de l’œuvre, accordée
à l’homme dans la poésie de Théophile. En effet, l’œuvre libertine, tout d’abord, met celui -ci au centre d’une parole poétique
conçue comme affirmation de l’existence et du plaisir des sens. On assiste ainsi à la formidable émancipation de l’homme et à
son affranchissement des contraintes de la morale. Cette séparation vis -à-vis des règles de la société et la singularité profonde
de Théophile, comme nous avons pu le voir par la suite, amène l’auteur à se questionner sur l’acceptation ou le refus
d’appartenance aux mouvements et doctrines littéraires (comme, bien entendu, le libertinage) et sur la place du poète dans la
société et dans l’écriture. Cette pla ce, multiple mais toujours à l’écart, que Théophile préconise, aboutit à l’écriture d’une
œuvre profondément personnelle. C’est donc ainsi que va surgir, au centre du poème, par le biais de l’invention stylistique, du
refus de l’imitation et de la redécouv erte constante du langage, le moi affirmé du créateur. En effet, le parallèle entre
l’aventureuse invention d’un langage nouveau, moderne, et la recherche du moi est tout tracé.
Ainsi, chez Théophile, l’écriture doit, pour prendre sa place, affirmer l’homm e et l’existence, être résolument moderne.
Et c’est précisément par cette modernité que le poète va, ensuite, redécouvrir une vérité intime.
Que doit -on alors penser de la phrase de Gautier, citée plus haut, considérant Théophile comme le premier romantiqu e ?
On le sait, le but de Gautier avec Les Grotesques était plus un objectif de provocation qu’une visée purement littéraire. De la
même façon, si un XXe siècle révolté a redécouvert le baroque, c’est avant tout en réaction au postclassicisme. Quel sens
prend alors la question d’une modernité chez Théophile, révélée par le romantisme?
Nous n’avons pas manqué, tout au long de cette étude, de souligner les similitudes, de rapprocher Théophile des romantiques
bien sûr, mais aussi de Baudelaire (qui citera, par ailleurs, le sonnet « Je songeais que Phyllis des enfers revenue », étudié plus
haut, dans une version différant de la nôtre, à la fin de « Mon cœur mis à nu »), de Verlaine, de Rimbaud, et, enfin, des surréalistes.
Chacun de ces poètes ou mouvements peut en effet trouver dans l’œuvre de Théophile une résonance à ses propres
desseins. Les romantiques peuvent y apprécier la prédominance du moi, Baudelaire un certain et troublant amour pour le
morbide, Verlaine la mauvaise influence d’un poète maudit d’avant l’heure, Rimbaud l’avènement d’une modernité enfin
proclamée, et les surréalistes l’exploration des premières abîmes du subconscient.
On peut certes trouver tout cela dans l’œuvre de Théophile. Mais ce n’est pas ainsi que la modernité s’exprime chez lui. Ce
n’est pas en préfigurant les thèmes de la littérature à venir. C’est avant tout dans la composition d’une poésie tout entière
tournée vers l’existence, vers le bonheur de sentir, d’être, une poésie tournée vers l’affranchissement de l’homme, vers la
haine des contraintes, des dogmes et des fanatismes, tournée vers la découverte de soi et affirmant toujours, à travers la
constante invention, à travers la métamorphose – quel terme serait mieux adapté à Théophile, grand admirateur d’Ovide, que
celui -ci ? – du langage, la seule vérité qu’il fallût bon de connaître, celle de la précarité et de la beauté de notre vie ; une vie à
saisir présente, toujours sensible, et, bien évidemment, le plus abondamment qu’il nous sera possible.

6 Ce n’est pas un hasard si ce texte a bien souvent été, au cours du XXe siècl e, rapproché du surréalisme et de l’exploration, à travers le rêve, du
subconscient.

27
https://tidsskrift.dk/index.php/revue_romane/article/view/11274/21390

John Pedersen , « La liberté : un thème poétique chez Théophile de Viau »,
Revue Romane, no VIII, 1973, pp. 205 -215.

Depuis longt emps déjà Théophile de Viau n'est plus un poète malaimé, jugé en fonction de deux odes (souvent
tronquées, du reste) ou des fameux vers de Pyrame sur le poignard qui rougit.7 Les historiens de la littérature ont
désormais accepté de voir en Théophile un re présentant considérable de la poésie française du XVIIe siècle, et bien des
articles ont été consacrés à son œuvre ces dernières années.
On distingue, dans ces études, deux courants dominants : l'un traite de de ce qui est parfois appelé la structure
poét ique, tandis que l'autre s'occupe plus particulièrement des idées philosophiques du poète.8 Il est d'ailleurs certain
que le second de ces deux courants reste redevable au grand ouvrage d'Antoine Adam sur Théophile et le libertinage.9
En dépit de l'intérê t que présentent incontestablement ces études, on ne saurait nier que, d'une part, la notion de
structure poétique demeure peu précise et que, d'autre part, les études 'philosophiques' risquent de négliger le fait que
Théophile fut moins philosophe que poè te. Serait -il possible, cependant, de concilier les deux courants pour parvenir à
un type d'examen qui s'attache non seulement à constater la

[p. 206]
présence de certains concepts exprimés dans le texte, mais, ensuite, à élucider leurs fonctions dans l' œuvre poétique?
Nous le croyons, et nous proposons pour ces concepts dont, à la fois, la présence et la fonction ont été démontrées, le
terme de thème poétique. Il nous semble, en effet, que l'analyse dite thématique, et qui se borne parfois à des réflexio ns
subtiles sur la présence de tel ou tel concept dans l'œuvre, ne mérite une place dans l'étude littéraire que dans la mesure
où elle est bien intégrée à l'examen de la 'structure poétique', c'est -à-dire à l'examen des différents éléments qui confèrent
à l'œuvre sa cohérence. Plus particulièrement, nous estimons que les études sur la poésie de Théophile trouveraient un
complément non négligeable dans cette catégorie de thème poétique que nous venons d'établir.
Plutôt que de prolonger ici les considération s théoriques, nous préférons cependant passer immédiatement à l'étude
d'un des thèmes poétiques les plus importants dans l'œuvre de Théophile, sinon le plus important, celui de la liberté.
Qu'il nous soit permis de revenir, par la suite, aux problèmes qui s'attachent en général au thème poétique.
Il est certain que la liberté occupe une place primordiale dans la poésie de Théophile de Viau. Le mot se retrouve de
nombreuses fois dans les textes, et comme la liberté est un concept qui se définit essentiellem ent par rapport à son contraire, il
est important de voir dans quels contextes particuliers Théophile y a recours. Quelles sont les situations où le poète estime sa
liberté menacée? Une lecture attentive des trois recueils qui forment son œuvre poétique pe rmet de répondre de façon assez
précise à cette question.10 On constate, en effet, que dans cette poésie, l'indépendance et la liberté personnelle constituent la
préoccupation centrale du poète, soit qu'il réfléchisse sur son œuvre ou sur la condition humai ne, soit qu'il tombe, une fois de
plus, amoureux d'une Chris ou d'une Caliste peu disposée à lui rendre ses sentiments. N'oublions pas, cependant, que la vie d e
Théophile fut riche en péripéties qui, de manière très concrète, portèrent atteinte à sa libert é personnelle. L'épisode le plus
violent, à cet égard, est sans aucun doute la monstrueuse incarcération de septembre 1623, qui ne prend fin que deux ans

[p. 207]
plus tard. Ce désastre constitue la toile de fond du troisième recueil et en fait un docume nt humain dont l'intensité
d'expression nous saisit même aujourd'hui, à travers plus de trois siècles. Le ton du poète est humble et brisé, comme
on le voit, par exemple, dans la « Requeste au Roy » :
… je ne veux
R'avoir ma liberté première
Que pour la mettre en ce devoir,
Et ne demande la lumière
Que pour l'honneur de vous revoir. (II 109, 306 ss)
II ne reste pas grand -chose ici de l'indépendance qui caractérise ailleurs celui qu'on a appelé le prince des libertins.
Cependant, et c'est un des aspe cts captivants du recueil, on y entrevoit de temps à autre l'espoir qui renaît, comme si
on assistait à une libération psychique au milieu des horreurs du monde réel qui l'entourent:
Et mon esprit tout transporté
Au milieu de tant de contrainte
Gouste à demy ma liberté . (II 118, 108 ss)
L'effet le plus surprenant de cette libération intérieure est sans doute La Maison de Silvie , une suite de dix odes,
inspirées par la duchesse de Montmorency et par le splendide pare qui entoure son domaine de Chantilly . Il est à peu

7 Nous pensons aux deux odes « La Solitude » et « Le Matin », citées en partie dans le manuel Lagarde et Michard par exemple, et aux vers qui ont fait rire
Boileau et tant d'autres: « Ah ! voici le poignard qui du sang de son Maistre/ S'est souillé lâchement. Il en rougit, le Traître. »
8 Citons pour mémoire H. R. Jauss: «Zur Frage der 'Struktureinheit' alterer und moderner Lyrike», in Germanisch -romanische Monatschrift , juli
1960, pp. 231 -266, et Jacques Morel: «La Structure poétique de 'La Maison de Silvie' de Th. de Viau », in Mélanges d'histoire littéraire (XVIe -XVIIe
siècles) offerts à Raymond Lebègue (Paris, 1969), pp. 147 -153, ainsi que J. -Ch. Potterat: «Th. de Viau o u l'homme à l'aventure », in Lettres
d'Occident, études et essais offerts à A. Bonnard (Neuchâtel, 1958), pp. 91 -121, et Richard Mazzara: «The philosophical -religious evolution of Th. de
Viau» French Review , April 1968, pp. 618 -28.
9 Antoine Adam: Th. de V iau et la libre pensée française en 1620 (Paris, 1935).
10 Nous citerons d'après l'édition présentée par Mme Jeanne Streicher dans la série Textes Littéraires Français, Th. de Viau: Œuvres Poétiques , I-II
(Droz, 1951 -58).

28
près certain que Théophile avait déjà commencé cette suite quand il fut arrêté, mais il lui a fallu tout reprendre dans sa
solitude forcée, et l'ensemble, tel qu'il se présente dans la première édition de 1624, est un témoignage émouvant de la
liberté qui caractérise sa vie intérieure, en dépit des chaînes de la cave humide où il était détenu.
L'arrestation du poète constitue le paroxysme d'une longue période pleine d'inquiétude, pendant laquelle il dut se soumettre aux
rigueurs de l'exil et à la dureté des Grands. Un poème du premier recueil nous offre des vers qui expriment admirablement
l'attitude de Théophile non seulement vis -à-vis de ses maîtres, mais face à une grande partie des problèmes que lui pose l'existence :
Je dois aimer mon jo ug, m'y rendre volontaire,
Et dedans la contraincte obéir et me taire:
C'est d'un juste devoir surmonter la raison
Et trouver la franchise au fonds d'une prison. (I 72, 13 ss)

[p. 208]
Tâcher de transformer la contrainte en liberté, reconnaître, par u n acte volontaire, la nécessité d'un frein à la liberté, tel
est le mouvement sans cesse oscillant qui donne son ton particulier à la poésie de Théophile. Nous allons voir à quel
point ce ton pénètre les différentes pièces des trois recueils, et, plus part iculièrement, combien il détermine trois motifs
qui sont chers au poète: l'amour, l'inspiration poétique et le destin.
L'amour est parfois décrit comme le point culminant de l'existence humaine, qui nous élève et protège, et dans ces cas, les
chaînes, sym bole traditionnel de l'amour, sont transformées en signe de liberté : Il semble que tes fers estoient la liberté (I
68, 60). En bref, l'amour, vu sous ce jour, conduit au libre épanouissement de la personnalité, et pour le couple, à une
réciprocité qui pro met le bonheur. Les choses, cependant, ne s'arrangent pas toujours ainsi, il s'en faut de beaucoup.
Dans un autre groupe de poèmes, en effet, le concept d'amour entraîne infailliblement celui de contrainte et, pour le
couple, la réciprocité se révèle impo ssible. On assiste, dans ces textes, à une véritable destruction de la raison et de la
liberté du poète, et le cri qu'il pousse dans la citation suivante est loin d'être une exception :
Prends en pitié, redonne la clarté
A mon esprit, rends luy la libert é. (I 114, 51 s)
Le voilà jeté, semble -t-il, dans un trouble extrême, et pourtant, si paradoxal que cela puisse paraître, on trouve de
nombreux exemples où le poète se cramponne à sa 'servitude' humiliante, où il se plaît même à étaler sa crise intérieure :
Je veux pour mon plaisir aymer sa cruauté,
En faveur de ses yeux je hay ma liberté.
Je hay mon jugement et veux qu'on me reproche
Que j'ayme sans subject un naturel de roche. (II 62, 55 ss)
L'amour, qui naît d'un coup de foudre fatal, semble rendre impossible toute explication logique quant à ses
conséquences. Privé de sa raison et de sa volonté, l'homme devient un simple pantin, plutôt tragique que ridicule.
Cependant, le caractère fatal de l'amour n'exclut nullement sa nature périssable, et le pess imisme dont témoigne
l'extrait suivant en fournit une preuve éloquente:

[p. 209]
Mais tu sçavois qu'Amour meurt en la jouissance,
Qu'il nous travaille plus, moins il a de licence
Qu'en des baisers permis ceste vertu s'endort
Et que le lict d'Hymen e st le lict de sa mort. (I 71, 133 ss)
II semble donc que l'épanouissement libre soit aussi néfaste à l'amour que celui -ci l'est à la liberté individuelle. Il
convient pourtant d'ajouter que si le lict d'Hymen est le lict de sa mort , c'est peut -être aussi qu'il est souvent considéré
comme le symbole de la contrainte plutôt que de la liberté. En tout état de cause, il est certain que les rapports ambigus
entre l'amour et la liberté caractérisent, dans une large mesure, la poésie de Théophile.
La seule liber té qu'il soit permis au malheureux de souhaiter est celle de l'esprit ( redonne la clarté à mon esprit …). Il
peut espérer, grâce à sa poésie, reconquérir cette liberté, et les vers suivants nous offrent un exemple qui, dans sa
franche simplicité, nous par aît fort attachant :
Mon ame en me dictant les vers que je t'envoye,
Me vient de plus en plus ressuciter la joye,
Je sens que mon esprit reprend sa liberté,
Que mes yeux desvoilez cognoissent la clarté. (II 28, 61 ss)
Cette liberté de l'esprit est une des sources les plus riches de son inspiration, et le poète y insiste déjà dans la célèbre
Elégie à une Dame, qui ouvre, comme une sorte de manifeste poétique, le premier recueil. Voyez comment Théophile
se sert ici d'une formule impressionnante pour cara ctériser sa propre œuvre et sa problématique :
Autresfois quand mes vers ont animé la sceine
L'ordre où j'estois contrainct m'a bien faict de la peine
Ce travail importun m'a long temps martyre :
Mais en fin grâce aux Dieux je m'en suis retiré
Peu san s faire naufrage et sans perdre leur ourse,
Se sont advanturez à ceste longue course:
Il y faut par miracle estre fol sagement. (I 11, 119 ss)
Voilà, admirablement concentré, le problème du poète: comment réconcilier la fureur de l'inspiration poétique avec les
exigences de la raison ? Comment rester maître de ses paroles lorsque la 'veine' se veut souverain absolu ? Il faut estre
fol sagement , chercher l'équilibre sans

29

[p. 210]
trop craindre le vertige. Encore un problème dialectique dans lequel la li berté est engagée.
Quoique la liberté d'expression, pour Théophile, représente un bien inestimable, il parvient cependant à la dompter
quand la raison le lui conseille. L'expérience lui a appris une certaine méfiance à l'égard des Grands, et bien qu'il ai me
s'exprimer 'sans fard et sans respect', il trouve raisonnable de faire preuve de quelque prudence dans les cas douteux.
On ne saurait pousser l'idéalisme plus loin que ne le permet le bon sens :
Ma liberté dit tout, sans toutesfois nommer
Par une vain e aigreur ceux que je veux blasmer.
Aussi n'attends jamais que je te face rire
D'un vers, que sans danger je ne sçaurois escrire. (I 91, 51 ss)
Nous savons que cette prudence n'était que trop bien fondée, et il est permis de penser que même une extrême
prudence de la part du poète n'aurait pas empêché ses adversaires de mener à bonne fin leurs vilains jeux. L'homme est
en effet soumis à la loi cruelle du changement. Rien n'est stable dans ce monde, et même les plus sages précautions ne
protègent pas cont re les coups du Destin, car, comme le poète nous l'apprend dans la « Satyre Première », le plus libre
du monde est esclave à son tour (184, 51).
Cette « Satyre Première » forme, avec la « Satyre Seconde », le point central du premier recueil, au moins dan s l'édition
originale, où les deux pièces étaient placées ensemble. Voici, de la « Satyre Première », deux extraits qui montrent
combien le rôle du destin y est important :
Sçache que ton filet, que le destin ourdit
Est de moindre importance encor qu'on ne te dit.
Pour ne le point flatter d'une divine essence
Voy la condition de ta seule naissance. (I 82, 7 ss) Je croy que les destins ne font venir personne,
En l'estre des mortels qui n'ait l'ame assez bonne
Mais on la vient corrompre, et le celest e feu
Qui luit à la raison ne nous dure que peu:
Car l'imitation rompt nostre bonne trame
Et tousjours chez autruy fait demeurer nostre ame.
(I 88, 169 ss)

[p. 211]
II est à noter que, malgré les apparences, les deux extraits ne se contredisent nulle ment: le point de départ du poème est bien
une réfutation totale de l'idée de l'origine divine des hommes, mais cela n'implique pas que l'homme soit fondamentalement
mauvais, au contraire. Nous avons tous l'ame assez bonne , mais ce qui nous perd, c'est Y i mitation, laquelle, avec sa
dépendance des autres, est une renonciation partielle de la liberté. La seule possibilité de maintenir la liberté face au Des tin
réside dans l'attitude stoïcienne, qui s'efforce, dans la mesure du possible, de faire coïncider la volonté individuelle et le
Destin surhumain. La révolte, au contraire, est jugée assez sévèrement, et notamment dans la « Satyre Seconde » :
Cognois tu ce fascheux, qui contre la fortune
Aboye impudemment comme un chien à la lune ? (I 89, 1 s)
S'il est jugé impudent de s'élever contre la fortune, on peut en conclure, en revanche, qu'il ne faut pas voir, dans
l'acceptation du Destin, une soumission veule et humiliante. La joie de celui qui a accepté son destin, la joie du jeune
Horace désigné pour le com bat, se trouve en germe dans les Satyres de Théophile, ce qui devrait suffire pour nuancer
considérablement sa réputation trop sommaire de poète épicurien.1
On a pu constater, dans les pages précédentes, que la liberté est présente, chez Théophile, à plusi eurs niveaux. Dans sa
défense désespérée contre les attaques personnelles aussi bien que dans ses réflexions sur sa poésie, sur l'amour ou sur le
Destin, le concept de liberté ne cesse de transparaître, directement ou indirectement. La constatation de sa p résence,
cependant, ne suffit pas pour rendre compte de l'usage qu'en fait Théophile dans sa poésie. Il faudra, en outre, examiner
de plus près la fonction particulière de ce concept dans l'œuvre. En étudiant maintenant la composition des trois recueils,
nous espérons pouvoir circonscrire la fonction poétique que remplit le concept de liberté dans la poésie de Théophile.
Pour ce qui est du premier recueil, M. Adam a discuté, avec beaucoup de pertinence, la part éventuelle de Théophile
dans la publication d e la première édition qui en fut donnée en 1621.2 Il conclut que cette part fut
[p. 212]
active sans qu'il soit possible aujourd'hui de préciser à quel point. En fait, M. Adam semble penser que Théophile n'est
pour rien dans le groupement des textes, autr ement dit dans la composition du recueil. C'est possible. Mais comme il
n'existe aucune preuve ni de cette hypothèse ni du contraire, nous nous permettons de rejeter ce problème pourtant
captivant. Il nous semble en effet plus intéressant d'examiner, dans la première édition, la succession des textes afin d'y
discerner un éventuel principe de composition autre que le principe biographique proposé par M. Adam.
La première pièce, Elégie à une Dame, a certainement été placée en tête du recueil par les soins d e l'auteur lui -même,
(et là -dessus nous sommes en plein accord avec M. Adam). Elle comprend toutes les idées importantes qui seront
développées par la suite: notre existence est difficile et menacée, car les hommes sont vilains et le Créateur s'abstient
de toute intervention. Or, dans la poésie, le poète est libre de suivre ses propres voies (I 9, 71 ss), et dans l'amour, autre
domaine privilégié, l'opposition entre la contrainte et la liberté aboutit à la victoire de celle -ci. Voilà, très succinctement
résumé, le contenu thématique de cette élégie qui sert comme introduction au reste du recueil.
En analysant le recueil selon des critères thématiques, nous avons trouvé que le recueil comporte quatre parties
fondées chacune sur un thème précis, qui, au demeu rant, y est envisagé sous plusieurs angles différents.

1 Voir par exemple Adam, op. cit. , p. 215.
2 Adam, op. cit. , pp. 199 ss.

30
La première partie, qui s'étend de l'ode Le Matin (I 13) jusqu'au sonnet Les Parques ont le teint plus gai que mon visage (I 33),
est constituée par un groupe de poèmes centrés sur l'amour. Les deux p remières odes, Le Matin et La Solitude, illustrent les
plaisirs et les douceurs de l'amour, tandis que le reste de cette partie est consacré aux amours malheureuses du poète. Y est
présentée sans cesse l'inconstance de la bien -aimée, inconstance mise en re lief par l'esclavage du poète servant sa 'maîtresse'.
La seconde partie du recueil est occupée par les problèmes de l'individu et plus particulièrement par son combat pour la
liberté, dans un monde dominé par l'asservissement et l'instabilité. Cette parti e va de l'épître « Je pensois au repos… » (I
49) jusqu'à l'ode « Mon Dieu que la franchise est rare » (I 95) et a pour sommet la très importante « Satyre Première ».
Ensuite, on distingue une troisième partie, principalement consacrée aux thèmes déjà ment ionnés, mais liés ensemble
de façon plus intime cette fois. L'amour y représente la plupart du temps une menace très

[p. 213]
concrète contre la liberté et l'intégrité du poète. Cette partie se termine par les stances Je jure le jour qui me luit (l 15 1).
La dernière des parties centrales que nous croyons pouvoir distinguer est sans doute moins cohérente que les trois
précédentes. Elle s'ouvre par un coup de maître, « La frayeur de la mort esbranle le plus ferme » (1152 ss)1 et comporte
d'autres pièces qu i traitent également de l'angoisse ; le thème dominant, cependant, en est l'exil du poète et sa servitude à
l'égard des Grands, notamment à l'égard du Roi. Cette dernière partie aborde donc, sous différentes formes, la suppression
de la liberté, concept qu i reste incontestablement le concept -clé des quatre parties que nous venons de présenter.
Ajoutons, cependant, que ce premier recueil ne comporte pas que les quatre parties que nous venons de déterminer.
On y trouve également le Traicté de l’lmmortalité et une nouvelle en latin intitulée Larissa .
Quelles conclusions peut -on tirer de ce qui précède, quant à la composition du premier recueil? Il est évident qu'on peut
faire des objections à notre subdivision en quatre parties et aux commentaires que nous y avons apportés; mais nous
sommes persuadé que l'idée directrice reste valable: la problématique centrale du recueil est la lutte pour la liberté
dans tous les domaines de l'existence. L'insistance sur ce thème est tellement frappante que nous y voyons un
argument sérieux pour supposer une composition consciente du recueil.
Procédons ensuite à un examen pareil pour le second et le troisième recueil. Dans le second, l'œuvre lyrique est
encadrée par les Fragments d'une histoire comique , placés tout de suite a près la préface, et la tragédie Pyrame et Thisbé
qui clôt le volume. Nous nous en tiendrons ici aux poésies, qui dominent du reste l'ensemble du recueil. Serait -il
possible d'y trouver une 'architecture intérieure', un principe fondamental selon lequel les pièces ont été groupées.
Mme Streicher a indiqué un ordre «chronologique ou dramatique: les Amours de Cloris, les Amours parallèles de Cloris
et Caliste, le Triomphe de Caliste» (II 3). Il nous paraît cependant nécessaire d'ajouter que c'est là une divisi on qui reste
'à la surface' et qui ignore tout des motifs et de l'orientation générale du recueil. Car il n'y a pas un Théophile devant
«Cloris» et un autre devant «Caliste»; il y a, dans tous ces textes, l'expression d'une attitude très

[p. 214]
complex e face à l'amour. Voilà pourquoi nous n'attachons que peu d'intérêt aux problèmes concernant l'identité réelle des
Cloris et des Caliste; l'essentiel n'est pas là, mais dans les conflits intimes du poète, tels qu'il les exprime dans sa poés ie. Ces
conflits émanent le plus souvent de l'opposition entre, d'une part, la liberté et la raison, et de l'autre, la «volupté frénétique» et
la «fureur». Nul texte ne le montre mieux que l'ode Cloris pour ce petit moment (l 75), qui est la dernière pièce avant Pyram e,
et qui, à notre avis, réunit les éléments principaux qui contribuent à la cohérence des pièces groupées dans ce recueil.
Quant à la troisième partie de l'œuvre poétique, le recueil de 1625, il est évident que Théophile n'a pas pu s'y occuper
personnellemen t de l'ordre de présentation des textes. Les pièces forment quatre groupes: des requêtes aux Grands, des épîtres
aux amis, La Maison de Silvie et la Lettre à son Frère . Une fois de plus, il nous paraît évident que la 'tension' du recueil provient de
l’oppo sition entre, d'une part, la liberté avec toutes ses implications et, d'autre part, les dangers qui menacent cette liberté.
Nous pouvons donc constater, à travers l'ensemble de l'œuvre poétique, une problématique centrée sur le concept de liberté.
La cont rainte sociale, en effet, y est parfois compensée par l'amour, qui parvient, de temps à autre, à créer une atmosphère de
liberté. Cet état, cependant, est menacé par le joug des passions, joug dont seule la raison peut nous délivrer, au moment où
l'esprit aura 'reconquis sa liberté'. On a vu que la création littéraire rend possible une telle reconquête, et c'est précisément ce
jeu dialectique, dans la poésie de Théophile, entre la liberté et ses différents pôles contraires, qui nous a servi ici de fi l condu cteur.
Dans les pages qui précèdent nous avons essayé de montrer, à travers l’étude de la liberté dans la poésie de Théophile,
l'utilité d'une catégorie littéraire appelée ici thème poétique . En quoi cette catégorie diffère -t-elle de celles relevant
d'étu des thématiques plus traditionnelles? Avant tout en ceci qu'elle invite le critique littéraire à ne pas ignorer la
fonction pour s'en tenir à la simple présence de quelques concepts dans le texte littéraire. Le thème poétique, tel que
nous le concevons, ob lige le critique à intégrer ces concepts dans l'étude des structures poétiques; on évitera ainsi les
réflexions trop libres, voire gratuites, sans rapport avec le contexte poétique.
Le thème poétique, donc, ouvre sur un examen 'binaire', qui ne doit négli ger ni l'aspect idéologique ni la structure
poétique de l'œuvre. C'est pourquoi nous avons jugé opportun d'appliquer cette méthode à la

[p. 215]
poésie de Théophile pour souligner combien la liberté y reste, à plusieurs niveaux, un concept fondamental:
explicitement traitée, et étroitement liée à d'autres thèmes majeurs, celle -ci ne révèle sa fonction principale qu'à
l'étude de la composition des trois recueils qui forment l'œuvre poétique.

1 Nous avons analysé ce poème dans un article intitulé «Description et Interprétation», in Baroque , n° 4 (Montauban, 1970), pp. 59 -65.

31
Ko Ryo -Rim, « Étude sur la poétique du songe et de la rêverie ch ez Théophile de Viau »,
프랑스문화예술연구 제44집(2013), pp. 1-27.

1. Introduction
2. Le sommeil comme un espace fluide
3. L'hiver comme un espace d'épreuve et de peur
4. Le songe et la rêverie comme une salvation et la retraite à l'hiver
5. Le songe et la rêverie et la conquête de l'épreuve
6. Le songe et la rêverie comme un espace poétique
7. Conclusion

1. Introduction

Il n'est pas exagéré de dire que l'étude de la poésie française de la fin du XVIe siècle au début du XVIIe siècle – période
qu'on appelle couramment l'âge de baroque ou l'époque du préclassicism e reste un domaine méconnu. Parmi les
poètes de cette époque -là, le poète Théophile de Viau occupe une place importante, tourné vers une vertu moderne et
ouvrant la voie au romantisme à venir.1

[p. 2]
Le plus grand problème des recherches sur les œuvres de Théophile de Viau, est qu’elles se concentrent trop sur les
analyses biographiques.2 Par ailleurs les travaux traitant la rêverie et le songe au XVIIe s’appuient le plus souvent sur la
philosophie et les idées de ce temps plutôt que sur les œuvres litté raires.3 Aussi, on peut se demander si la conception de
l’inconscience au XXe siècle telle qu’on la trouve chez Freud ou Bachelard4 peut s’appliquer aux œuvres de Théophile de
Viau, un poète du XVIIe siècle. De ce fait, on examinera la valeur de la rêverie et du songe chez Théophile de Viau en
évitant de trop s’appuyer sur la perspective psychique ou psychanalytique, mais se concentrant sur ses œuvres.

[p. 3]
Les notions de 'songe' et de 'rêverie' dérivées des verbes 'songer' et 'rêver' ont un lien discret avec toute l'histoire littéraire
de France ; mais ce sont des notions qui ne sont pas encore complètement fixées à la première moitié du XVIIe siècle, et dans
lesquelles se mêlent des sens divers. D'un côté, le 'songe' est considéré comme le passage privi légié de la communication
entre Dieu et l'homme au travers du songe prophétique par lequel le message de Dieu est transmis à l'homme.5 De l'autre
côté, la 'rêverie' est traitée comme l'action d'un esprit bizarre provenant du 'délire' et de la 'folie'.6 Le 'songe' et la 'rêverie'
sont donc différents à l'égard de la sémantique. Alors que le 'songe', très étroitement lié à l'image, est proche du 'contenu ' du
rêve,7 la 'rêverie', étymologiquement dérivée du verbe 'vagabonder', met l'accent sur l''action' de rê ver.8
Dans cette étude, nous ne traiterons pas de la différence sémantique entre songe et rêverie du fait de son ambigüité.
D'ailleurs, il est impossible de saisir tout le contexte historique dans son ensemble et de disserter pleinement sur le
songe et la rêverie. Cependant, en considérant que ces deux termes portent sur des aspects différents, on développera
notre argument en gardant toujours à l'esprit les perspectives propres au songe et à la rêverie. De fait, il n'est pas
impossible de dire que ce que n ous avons l'intention d'explorer, couvre une partie commune au 'songe' et à la 'rêverie'.

[p. 4]
Nous examinerons donc les différents visages du songe et de la rêverie chez Théophile de Viau en montrant plusieurs
exemples dans ses poèmes.
Afin de définir le songe et la rêverie, une autre conception de l''espace' sera introduite du fait que le songe et la
rêverie du poète se déroulent à l'intérieur d'un espace particulier dans beaucoup d'œuvres. Ici on redécouvrira
également la valeur de l''hiver' chez Théo phile de Viau qui joue un rôle remarquable comme espace poétique, en faisant
l'analyse des caractères particuliers de cette saison et des traits du songe et de la rêverie dans cet espace.

1 Sur le contexte historique et le statut de Théophile de Viau dans la littérature française, voir Guido Saba, Théophile de Viau : un poète rebelle ,
PUF, 2008, pp. 5 -14.
2 Florence Orwat remarque la limite des analyses biographiques essayées par Guido Saba comme suite : “Comme le note régulièreme nt G. Saba, il est
difficile, et parfois i mpossible, de débrouiller le vrai (inspiré par le biographie) du faux (l’auteur explorant la tradition poétique et les motifs qu'elle
propose – ceux de la prison, de l’exil, de l’éloge au prince, de l’amoureux infortuné […]. Mais là n’est pas l’essentiel : le « vrai », en littérature, finit
toujours par se vider de sa charge référentielle et donc, par relever de la topique, en un jeu où dominent réécriture et inte rtextualité” (Florence Orwat,
« L'Herbe se retenait de croître : le temps du poème », dans Lectures de Théophile de Viau, PU de Rennes, 2008, p. 133).
3 Les études traitant authentiquement la relation entre le monde littéraire de Théophile et le songe ou la rêverie, ils ne sont pas très suffisants à
l’exception de « Théophile et les songes » (Floren ce Dumora, « Théophile et les songes », Cahiers Textuel , n° 32 : Les Œuvres poétiques de Théophile de
Viau “Ecrire à la moderne”., 2008, pp. 131 -147) et « Ethos rêveur et conscience d’auteur chez Théophile de Viau » (Florence Orwat, « Ethos rêveur et
consc ience d’auteur chez Théophile de Viau », dans Lectures de Théophile de Viau, PU de Rennes, 2008, pp. 131 -144). Florence Dumora et Florence
Orwat sont les chercheurs qui quêtent la question du songe ou de la rêverie au XVIIe siècle dans L'Œuvre nocturne (Florence Dumora, L'Œuvre
nocturne : Songe et représentation au XVlIe siècle , Champion, 2005) et L'Invention de la rêverie (Florence Orwat, L'Invention de la rêverie : Une conquête
pacifique du Grand siècle, Champion, 2006).
4 Cf. Bachelard, Gaston, La poétiq ue de l'espace , PUF, 1957 ; La poétique de la rêverie , PUF, 1960.
5 Sur l'histoire concrète de la notion du 'songe', voir Florence Dumora, L'Œuvre nocturne, op. cit. , pp. 25 -247.
6 Sur l'histoire concrète de la notion de la 'rêverie', voir Robert Morrissey , « Vers un topos littéraire : La préhistoire de la rêverie », Modem Philology,
77:3, 1980, pp. 261 -290 ; Florence Orwat, L'Invention de la rêverie, op. cit., pp. 19 -92.
7 Cf. Pierre -Alain Cahne, « Rêve et songe. Lexique et idéologie », RSH, n° 211 : Rêver en France au XVIIe siècle, 1988, p. 193.
8 Cf. Robert Morrissey, op. cit. , p. 270.

32
2. Le sommeil comme un espace fluide

Bien que la 'rêverie' et le 'song e' soient omniprésents dans un grand nombre d'œuvres de Théophile de Viau (soit directement
soit indirectement), il est toutefois très rare que le thème du 'sommeil' attaché au 'rêve' soit présenté par le poète lui -même.
Le Sonnet VI conteste que le sommei l soit nommé l'image de la mort puisqu'il est d'abord ministre du repos et père
des songes. Théophile de Viau définit le sommeil comme un espace fluide dans lequel le doux 'transport' se passe.
Autrement dit, cet espace fluide ne peut jamais s'identifier a vec la mort, état immobile éternel et absolu. Le terme
'transport' présuppose une 'chaleur' qui s'exhale du mouvement. Le narrateur cueille dans cet espace du rêve
momentané des songes heureux qui évoquent le corps nu de sa dame Élise.

[p. 5]
Ministre du repos, Sommeil, père des songes,
Pourquoi ta -t-on nommé l'image de la mort?
Que ces faiseurs de vers t'ont jadis fait tort
De le persuader avecque leurs mensonges!

Faut -il pas confesser qu'en l'aise où tu nous plonges,
Nos esprits sont ravis par un si do ux transport,
Qu'au lieu de raccourcir, à la faveur du sort,
Les plaisirs de nos jours, Sommeil, tu les allonges. Dans ce petit moment, ô songes ravissants!
Qu'Amour vous a permis d'entretenir mes sens,
J'ai tenu dans mon lit Elise toute nue.

Sommeil, ceu x qui t’ont fait l'image du trépas,
Quand ils ont peint la mort ils ne l'ont pas connue,
Car vraiment son portrait ne lui ressemble pas.1
Le Sonnet VII prend pour contenu l'état d'âme du narrateur après son rêve. Le feu de l'amour n'a pas disparu et brûle
encore. Cette chaleur conservée n'est pas forte comme la flamme de l'amour, mais 'douce'. Les songes amoureux que le
narrateur rêve ont cette douceur aussi. L'esprit du narrateur consolé et reposé par le rêve est très différent de celui qui
était le sien avant qu'il ne dorme. Une certaine puissance magique provoquée par le rêve guérit et change son âme.
Au moins ai -je songé que je vous ai baisée,
Et bien que tout l'amour ne s'en soit pas allé,
[p. 6]
Ce feu qui dans mes sens a doucement coulé,
Rend en quel que façon ma flamme rapaisée.

Après ce doux effort mon âme reposée
Peut rire du plaisir qu’elle vous a volé,
Et de tant de refus à demi consolé,
Je trouve désormais ma guérison aisée. Mes sens déjà remis commencent à dormir,
Le sommeil qui deux nuits m’a vait laissé gémir,
Enfin dedans mes yeux vous fait quitter la place.

Et quoiqu’il soit si froid au jugement de tous,
Il a rompu pour moi son naturel de glace,
Et s’est montré plus chaud et plus humain que vous.2
Le Sonnet VIII, la dernière pièce de la Série du rêve — formée par les Sonnet VI, Sonnet VII, et Sonnet VIII —, traite le
denier moment du processus du sommeil qui suit le 'sommeil’ et le ’rêve’, à savoir le '(r)éveil’. Dans cette pièce, la
conscience 'sceptique' du narrateur se révèle au moment du (r) éveil. Il fait de sa mélancolie et de sa flamme le moteur
de sa vie, et jouit d’une sorte d’état d’âme morbide.
D’un sommeil plus tranquille à mes amours rêvant,
J’éveille avant le jour mes yeux et ma pensée,
Et cette longue nuit si durement passée,
Je me trouve étonné de quoi je suis vivant.
[p. 7]
Demi désespéré je jure en me levant
D'arracher cet objet à mon âme insensée,
Et soudain de ses vœux ma raison offensée
Se dédit et me laisse aussi fol que devant. Je sais bien que la mort suit de près ma folie,
Mais je vois tant d'appas en ma mélancolie,
Que mon esprit ne peut souffrir sa guérison.

Chacun à son plaisir doit gouverner son âme:
Mithridate autrefois a vécu de poison,
Les Lestrygons de sang, et moi je vis de flamme.3
En fin de compte, ce que le poète veut signifier avec cette série de sonnets, c'est la haute position que le songe
occupe pour lui. En particulier, le Sonnet VIII implique le désir de goûter un monde 'innové' et de rencontrer un nouveau
moi après le rêve. Cet aspect fixe le po int de vue du narrateur au présent qui réfléchit sur le rêve du passé dans les
Sonnet VI et VII. Il met par conséquent l'accent sur les songes autant que sur le moment du sommeil et du rêve. Cette
expérience étrange qui ouvre et les yeux et la pensée du po ète est sublimée par le 'poème'.

[p. 8]
3. L’hiver comme un espace d’épreuve et de peur4

Théophile de Viau fait comparaître plus particulièrement l''hiver' parmi les quatre saisons dans ses œuvres. L'hiver
est l'unique saison traitée comme un sujet authenti que chez lui. Cette saison ne fonctionne pas simplement comme un
arrière -plan mais comme un espace poétique avec une identité remarquable que laisse entrevoir le titre de Contre
l'hiver. Ce titre sous -entend en effet l'invincibilité de l'hiver, objet de ré sistance pour le poète. De fait, cette œuvre
consacre une importante partie à accentuer l'aridité et la 'froideur' de l'hiver.5

1 Théophile de Viau, Œuvres complètes, éd. Guido Saba, t. II, Champion, 1999, p. 46 (nous l’abrégeons en OC, t. II, Sonnet VI, p. 46).
2 OC., t. II, Sonnet VII, pp. 46 -47.
3 OC., t. II, Sonnet VIII, pp. 47.
4 Ici, on considère l''hiver' comme un 'espace' – poétique et temporel – même s'il indique le temps précis.
5 Vers 25~vers 72 (48 vers) correspondent à cette partie dans cette œuvre composée en 144 vers.

33
Les champs ne sont que des marêts ;
L'été n'espère plus de moudre
Le revenu de ses guérets,
Car il n'y trouvera que poudre. Tous nos arbres sont dépouillés,
Nos promenoirs sont tous mouillés,
L'émail de notre beau parterre
À perdu ses vives couleurs,
La gelée a tué les fleurs,
L'air est malade d'un caterre,
Et l'œil du ciel noyé de pleurs
Ne sait plus regarder la terre.1

[p. 9]
La description de l'hiver, même banale, revêt un caractère superficiel mais non -négligeable. L 'Elégie XXIII décrit aussi
la rigueur de l'hiver d'une manière similaire au Contre l'hiver.2 La supériorité de l'hiver vient de sa 'cruauté' et de sa
puissance.3 L'hiver emporte toutes les fleurs et la récolte des laboureurs sans aucune pitié. De la même manière, il
sépare le narrateur de son amante.4
Le portrait de l'hiver cruel ne diffère pas grandement de l'idée négative commune sur cette saison. L'hiver est u n
'locus terribilis ’ où se déroule la songerie sombre, inquiète et souvent convulsive.5
[p. 10]
L’image négative de l’hiver tient son origine de la conception générale de cette saison comme une période d’épreuve.
La souffrance psychique du narrateur qui se superpose à l’épreuve de l’hiver renvoie à la situation de la séparation
amoureuse dans les Trois séries de l'hiveir – composée de Contre l'hiver, Elégie XV, et Elégie XXIII.
L’hiver enferme et isole la dame dans son espace, ou autrement dit aménage son é loignement du narrateur dans
Contre l'hiver.
Ce beau corps ne dispose plus
De ses sens dont il est perclus
Par la froideur qui les assiège.
Epargne, hiver, tant de beauté!
Remets sa voix en liberté.6
Dans l’exemple ci -dessus, le criminel qui sépare le na rrateur et son amante est la froideur de l'hiver qui gèle tout. Le
narrateur enamouré et la dame qui est l’objet de son amour existent dans toute la série de l'hiver. Le problème vient de
ce que le sentiment d’amour reste toujours dans le cœur du narrateur , mais que son amante est ’absente’.
Cette situation d’éloignement s’étend jusqu’à la dimension psychique. Le narrateur sent l’hiver même au sein du
printemps ; cet 'hiver' constitue un autre espace temporel dans l’espace du printemps. Par conséquent, l’hi ver dans les
œuvres de Théophile de Viau est l'espace

[p. 11]
abstrait que le poète imagine avant d'être le reflet du temps réel. La désespérance du narrateur à cause de l'absence de
sa dame s'exprime en une nature subjectivement transformée.
L'éloigneme nt et l'isolement causé par l'hiver accompagnent toujours la 'mort'. Plusieurs synonymes de la peur
comme l''horreur', l''effro l’ et le tremblement du narrateur peuvent être relevés partout dans ses œuvres. On a peur de
l'hiver parce que les phénomènes nat urels qui arrivent pendant cette période s'étendent à la mort. L'épreuve de l'hiver
amène l''horreur' extrême et le corps du narrateur se 'gèle'. Théophile de Viau rattache souvent cette 'peur -panique' au
sens de la froideur, du gel, et de la glace.7

1 OC, t. I, Contr e l’hiver (Ode X), p. 154.
2 Cf. “Alors que tous les flots sont transformés en marbres, / Lorsque les aquilons vont déchirer les arbres, / Et que l'eau n' ayant plus humidité ni
poix, / Fait pendre le cristal des roches et des bois, / Que l'onde aplanissant ses orgueilleuses bosses / Souffre sans murmurer le fardeau des
carrosses, / Que la neige durcie a pavé les marêts, / Confondu les chemins avecque les guérets, / Que l'hiver renfrogné d'un orgueilleux empire, /
Empêche les amours de Flore et de Zéphyre” ( OC, t. H, Élégie XXIII, pp. 76 -77). Jean -Pierre Chauveau montre que la description de l'hiver dans
Elégie XXIII peut être comparable avec celle dans Contre l'hiver. (Théophile de Viau, Après m'avoir fat tant mourir : Œuvres choisies , éd. Jean -Pierre
Chauve au, Gallimard, 2002, p. 274.)
3 “Dieux, hâtez donc lhiver, et lui soyez témoins; / Que le prntemps, l'automne et l'été valent moins; / Qu'il dépouille les bo is et de sa froide haleine
/ Perde tout ce que donne et le mont et la plaine. / Ce mois qui mainten ant retient cette beauté, / A bien plus d'injustice et plus de cruauté" (OC, t.
H, Élégie XXIII, p. 77).
4 “Car l'hiver au plus fort de sa plus dure guerre, / Nous ôte seulement ce que nous rend la terre, / N'emporte que des fruits, n1 étouffe que des fleu rs, / Et
sur notre destin n'étend point ses malheurs, / Où la dure saison qui m'ôte ma maîtresse” (OC, t. H, Élégie XXIII, p. 77).
5 “Sans revenir trop longuement sur les points bien connus, on insistera sur le fait que les paysages accueillant ou suscitan t le rêve intérieur
s'organisent autour de deux catégories antithétiques de motifs et d'images légués par la tradition. Le locus terribilis se caractérise par les rochers ou
par leur variante tellurique, la montagne, mais aussi par l'aridité végétale, les tempêtes, les éclairs et les orages. Monde des eaux bouillonnantes et
furieuses, des cimetières et des ruines, la nuit y est encore profonde et ténébreuse, hantée parfois par les animaux sauvages (lions, ours, panthères,
chouettes, hiboux ou corbeaux). La songerie qui s'y déploie a pour elle d'être sombre, inquiète et souvent convulsive. Le locus amoenus, en revanche,
offre ses vallons, ses ombrages et son doux zéphyr. La végétation, épargnée par l’ardeur du soleil, s’y épanouir en notes colorées et odorifé rantes. Les
roses se mêlent aux violettes et aux lys, les œillets au myrte et aux fruits. Les animaux — cygnes, biches, poissons, oiseaux, moutons — y vivent en
toute quiétude. Ces univers irénique appelle une rêverie du repos et de la détente, comme vient en témoigner la position du rêveur, allongé sur le
gazon ou couché près du rivage ” (Florence Orwat, L'Invention de la rêverie, op. cit., pp. 210 -211. soulignage par le citateur).
6 OC, t. I , Contre l'hiver (Ode X), p. 157.
7 Cf. “Cette peur -panique qui r éactive les mythes et les topoi traditionnels de la création poétique, Théophile l'associe constamment à la sensation du froid,
du gel, de la glace. À la liberté, au jour, au soleil et à sa chaleur, il oppose en permanence la peur, la nuit et le froid. « L a froide horreur » des « forêts » et « de

34
L'élé ment funeste dans les Trois séries de l'hiver est l'image de 'descente'. Par exemple, l'espace souterrain — par
exemple le 'gouffre' ou l''abîme' — est présent dans ces poèmes,1 et le verbe 'tomber' apparaît dans l’Elégie XXIII.
John D. Lyons affirme que l a perception de la 'temporalité' engendre la 'mélancolie'.2 Les adverbes de temps —
comme 'lorsque', 'quand', 'depuis', 'longtemps', 'désormais', 'aujourd'hu l’ — souvent disposés au

[p. 12]
début des vers sont une preuve qui reflète la conscience compuls ive du poète à l’égard du cours du temps.3 De même,
la répétition de 'ne… plus’ implique la mélancolie que le narrateur ressent en voyant la rupture temporelle et les choses
transformées par le temps.4
Il est évident que le thème de l’’éloignement’ est un thème qui a régné chez les poètes de cette époque -là.5 Ce
thème, signalé par des chercheurs comme Guido Saba, se borne au sens de 'séparation amoureuse’ dans le point de
vue de la poésie d’amour pétrarquiste. Néanmoins, l’éloignement de Théophile de Viau f ranchit cette dimension
physique, et arrive à avoir une signification globale qui met ensemble la rupture temporelle et l’isolement psychique.
4. Le songe et la rêverie comme une salvation et la retraite à l’hiver
Pour surmonter les épreuves de l’hiver qui a provoqué cette séparation amoureuse et qui mène à la mort, mais aussi
pour retrouver la beauté de l’amante, le poète -narrateur décide de lutter contre l’hiver. Cette volonté de résistance est
manifeste dans Contre l'hiver.

[p. 13]
Plein de colère et de ra ison,
Contre toi, barbare saison,
Je prépare une rude guerre.
Malgré les lois de l'univers,
Qui de la glace des hivers
Chassent les flammes du tonnerre,
Aujourd'hui l'ire de mes vers
Des foudres contre toi desserre.6
Les rayons du 'regard' envoyé par l'a mante provoque la 'flamme' d'inspiration au poète. Le poète qui reçoit cette
ardeur réchauffe l'hiver et peut espérer accueillir le printemps.7 Dans l’ Elégie XV, le poète confesse qu'il ressent l'ardeur
dans son âme.8 Car c'est dans son âme qu'il conserve l'image de sa dame, production de sa 'mémoire' puissante.
L'origine de la beauté que le narrateur veut récupérer dans Contre l'hiver aboutit à l'image de Caliste de VElégie XXIII. Il
affirme avec sûreté que la beauté de sa dame ne rencontra jamais l'hiver dans l’Elégie XXIII9. Ici, sa volonté résolue de
garder perpétuellement l'image de son amante se révèle dans son écriture. Dans le cas de Contre l'hiver, Théophile de
Viau suggère de freiner le temps par la puissance du langage poétique.10

[p. 14]
La loi d e la nature implique que le printemps viendra bientôt si l'hiver est déjà là. Les quatre saisons circulent ; donc
le poète qui accueille l'hiver peut pressentir le printemps. Pourtant, même s'il entretient le souvenir de son amante et
du printemps, il est incapable de fondre la neige de l'hiver. Que peut donc faire le poète ?
Fais que cette douleur s'allège,
Et pleurant de ta cruauté,
Fais distiller toute la neige.11
Il digère toute son amertume par ses pleurs dans Contre l'hiver,
Afin de digérer plus tôt mo n amertume
Je la fais par mes vers distiller à ma plume.12

la nuit » revient ainsi comme motif exemplaire. « L'horreur de la prison » finira par concentrer tout cet imaginaire : froid et « sueurs de glace », mais aussi
sensation de saisissement, de noir, de privation.” (Pa scal Debailly, « Le Lyrisme de la peur chez Théophile de Viau », dans Lectures de Théophile de Viau : Les
Poésies, PU de Rennes, 2008, p. 97. soulignage par le citateur.)
1 Cf. Véronique Adam, « Cercueils et recueils pour le corps : Théophile de Viau », da ns Images fanées et matières vives : Cinq études sur la poésie
Louis XILI, Ellug, 2003, pp. 137 -156.
2 Cf. John D. Lyons, « Temporality in the lyrics of Théophile de Viau », Australian journal of French studies, n° 16, 1979, p. 373.
3 Cf. “ Depuis ce triste jour qu’un adieu malheureux/ Depuis rien que la mort n’accompagna ma vie” (OC, t. H, Elégie XV, p. 56. soulignage par le
citateur) ; “Depuis tous mes plaisirs dorment dans le cercueil,/ Aussi vraiment depuis je suis vêtu de deuil” (ibid., p. 57. soulignag e par le citateur) ;
“Désormais nous voyons épanouir les roses” (ibid., p. 58. soulignage par le citateur).
4 Cf. “Alors que tous les flots sont transformés en marbres, / Lorsque les aquilons vont déchirer les arbres,/ Et que l’eau n’ayant plus humidité ni
poids” (OC, t. II, Elégie XXIII, p. 76. soulignage par le citateur).
5 OC, t. II, p. 302.
6 OC, t. I, Contre l’hiver (Ode X), p. 154.
7 Sur l’image de la 'lumière' et du 'feu' chez Théophile, voir Rosa Galli Pellegrini, « Les Images de lumière dans l'œuvr e poétique de Théophile de
Viau », Cahiers de littérature du XVIIe siècle, 6:6, 1979, pp. 173 -181.
8 “J'ai le feu dans les os et dans l'âme déchirée / De cette flèche d'or que vous m'avez tirée” ( OC, t. II, Élégie XV, p. 57).
9 “Ces fleurs dont le printemp s fait voir tes rives peintes,/ Au matin sont en vie et le soir sont éteintes;/ Mais quelque changement qui te puisse
arriver,/ Caliste et ses beautés n'auront jamais d'hiver” ( OC, t. II, Élégie XXIII, p. 76).
10 “Si tu m'accordes ce bonheur,/ Par cet œil q ue j'ai fait seigneur/ D'une âme à l'aimer obstinée,/ Je jure que le Ciel lira/ Ton nom qu'on
n'ensevelira/ Qu'au tombeau de la destinée,/ Et par moi ta louange ira/ Plus loin que la dernière année” ( OC, t. I, Contre l'hiver (Ode X), p. 158).
11 Ibid., p. 157.
12 OC, t. II, Élégie XXIII, p. 78.

35
La neige, qui dégèle dans l’ Elégie XXIII, est 'distillée'1 par la plume du poète -narrateur et achève le poème. Florence
Dumora explique que cette 'distillation'2 signifie qu'une humeur intime à l'as pect psychologique coule goutte à goutte
'par le poème'.3 La

[p. 15]
plume du poète brûlée finit par vaincre l'hiver.
D'un autre côté, l''isolement' et la 'retraite' agissent sur les conditions stimulant la rêverie.
Confus je me retire, et songe qu'il vau t mieux
Consoler autrement et mon âme et mes yeux.
Je m'en vais dans les champs pour voir s'il est possible
Qu'un bienheureux hasard me la rendît visible.4
Ainsi, le narrateur se retire à la nature et 'songe' à consoler son âme et ses yeux. La séparation de la réalité alimente
le motif de construction de l'espace poétique dans lequel le poète goûte un véritable repos. Pour cette raison, il aspire à
s'isoler dans cet espace clos bien que sa volonté de créer un espace unique soit extrêmement solitaire. Par conséquent,
l'éloignement et l'isolement convertissent la retraite que le poète subit en une retraite volontaire.

5. Le songe et la rêverie et la conquête de l’épreuve

La rêverie et le songe de Théophile de Viau vont et viennent entre deux pôles. Ce va -et-vient entre l'état de tarissement
et de débordement est défini par le croisement de la 'détermination' et de

[p. 16]
L’‘hyperbole’ dans les Trois séries de l'hiver5, Le printemps également manifeste son identité aux antipodes de l’hiver.6
Le narrateur cho isit ce moyen pour consoler sa tristesse causée par l’absence de son amante. Autrement dit la rêverie
comble la place laissée vide. Le temps de la rêverie correspond à l’attente du printemps en hiver. Néanmoins le
narrateur espère paradoxalement attendre t oujours le retour de sa dame plutôt qu’elle lui revienne effectivement.
Pourquoi donc le poète veut -il prolonger la durée de l’attente douloureuse ? Bien qu’il attende et poursuive le
printemps, pourquoi chante -t-il l’hiver aride et misérable ? C’est parce que le poète sait qu’il faut passer le temps de
l’hiver pour accueillir le printemps, et distiller son poème par la plume afin de surmonter l'hiver. Ce que motive le
mouvement de cette plume est l'erreur’ du sens qui coïncide avec le processus de la rêver ie.
L'eau, capable de se transformer en solide, en liquide, ou en gaz, offre un élément de ’métamorphose’ à la rêverie de
Théophile de Viau. Le déroulement de la rêverie trouve sa métaphore dans le cours de l’eau dans les Trois séries de
l'hiver. Les image s de l’eau peuvent ainsi se ranger en trois catégories — le fleuve et la mer, le

[p. 17]
sang et les pleurs, et le bateau.
Chez Théophile de Viau, l'orientation vers une rêverie fluide est revendiquée comme racine de l'œuvre dans l’ Elégie XXIII.
Parfois, lorsque je pense écrire mon tourment,
Je passe tout le jour à rêver seulement,
Et dessus mon papier laissant errer mon âme,
Je peins cent fois mon nom et celui de Madame.
De penser en penser confusément tiré,
Suivant les mouvements de mon sens égaré,
Si j'arrête mes yeux sur nos noms que je trace,
Quelque goutte de pleurs m'échappe, et les efface,
Et sans que mon travail puisse changer d'objet,
Mille fois sans dessein je change de projet.7

1 “DISTILLER v. act. Terme de Chimie. Separer [sicJ par le moyen du feu ou d'une alembic tout l'humide ou le suc le plus exquis de quelques corps,
l'élever par la chaleur, & le resserrer par le froid.” ; “DISTILLER, se dit absolument des choses qui tombent goutte à goutte” (Antoine FurEtière,
Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sc iences et des arts, A. et
R. Leers, 1690, 3 vol, t. I, p. 656) ;
2 “DISTILLATION s. f. Action de distiller, ou la chose même distillée. C'est une élevation des parties aqueuses, spritureuses, oleagineuses [sic !] ou
salines des mixtes, séparés des grossières & terrestres par le moyen du feu, qui se resserrent & se condensent après par le froid” (ibid. , loc. cit.).
3 “Cette temporalité rapproché établit donc la continuité entre la phénoménologie et la psychologie de Théophile. Lui -même goutte à goutte
temporel de sa poésie, qu'il nomme « distillation ». Il s'agi t « au train de ces vers », de distiller l'humeur intérieure : “Afin de digérer plutôt mon
amertume/ je la fais par mes vers distiller à ma plume ”, selon une transsubstantiation qui a quelque chose de physiologique […]” (Florence
Dumora, « L'Herbe », op. cit., p. 158).
4 OC, t. II, Élégie XXIII, p. 79.
5 Cf. “Ce mois qui maintenant retient cette beauté,/ A bien plus d ’injustice et plus de cruauté;/ Car l’hiver au plus fort de sa plus dure guerre,/ Nous
ôte seulement ce que nous rend la terre,/ N’emporte que des fruits, n’étouffe que des fleurs,/ Et sur notre destin n’étend point ses malheurs,/ Où
la dure saison qui m’ôte ma maîtresse,/ Toutes ses cruautés à ma ruine adresse” (ibid., p. 77. soulignage par le citateur).
6 “Désormais nous voyons épanouir les r oses,/ La vigueur du printemps reverdit toutes choses,/ Le ciel en est plus gai, les jours en sont plus
beaux,/ L’Aurore en s’habillant écoute les oiseaux,/ Les animaux des champs qu’aucun souci n’outrage/ Sentent renouveler et l eur sang et leur
âge,/ Et s uivant leur nature et l’appétit des sens/ Cultivent sans remords des plaisirs innocents” ( OC, t. II, Élégie XV, p. 58).
7 OC, t. II, Elégie XXIII, p. 78.

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Pour le poète qui parvient au bout des Trois séries de l'hiver en pa ssant de Contre l'hiver à l’Elégie XXIII, la création
poétique représente la volonté créatrice désirant par la rêverie maîtriser sa peur venue du manque et de l'éloignement.
Le franchissement spatio -temporel par la fiction poétique devient possible dans le monde poétique de Théophile de
Viau où les images se mêlent et rendent ses frontières évanescentes ou les suppriment tout à fait.
Le transport d'un pôle à l'autre pôle cause un 'renversement' de la situation. Cette possibilité d'un renversement est
toujou rs immanente à la dualité spatiale dans les Trois séries de l'hiver. Afin de débloquer cet état d'éloignement et
d'isolement semblable à la mort, qui est comme une prison créée par la séparation de son amante et la finitude du
temps, le seul moyen est d'in verser la situation.

[p. 18]
L'existence des deux pôles trouve sa source dans la perspective duelle de Théophile de Viau sur la nature : soumission
aux principes naturels et désir de les renverser se heurtent chez lui.
Si Théophile de Viau préfère l'hiver parmi les quatre saisons pour espace poétique, c'est qu'il présente le plus grand
éventail de variété dans sa transition vers le printemps, et que par conséquent la dualité de la rêverie et du songe s'y
distinguent plus facilement. L'hiver se caractérise tout à la fois par la brutalité et par la générosité. S'il est évident que la
vocation du poète est de repousser l'hiver, cette saison ne manifeste pas qu'un aspect négatif. Certes, la liberté est absent e
pendant l'hiver à cause de son immobilité, mais c'e st aussi le temps du repos et de la préparation pour le printemps. La
faculté d'inverser l'hiver en temps de repos dépend du poète entièrement. L'hiver aux deux visages devient le lieu de la
réalisation de son désir. Lorsque le poète réussit au renversemen t de l'hiver qui est ' locus terribillis ', cette saison se
transforme en 'locus amoenus' . À ce moment -là, le retournement véritable n'est possible par que la création poétique. Si le
poète supporte le temps de l'attente avec l'effort de l'inversement, il ar rive devant la porte du printemps, l'espace de vie.

6. Le songe et la rêverie comme un espace poétique

Pour observer la relation entre le rêve au cours du sommeil – comme figure primitive du songe et de la rêverie – et
l'hiver en tant qu'espace de songe et de rêverie, il ne faut pas examiner que les

[p. 19]
éléments du songe et de la rêverie mais aussi le rapport entre le sommeil et le rêve traité dans le premier chapitre. C'est
pourquoi Contre l'hiver, Elégie XV, et Elégie XXIII, développent tous le thèm e du sommeil et du rêve.
En reconnaissant une affinité entre l'hiver et le sommeil, l'essence du songe et la rêverie théophilienne se dégage
tout naturellement. L'hiver et le printemps, la nuit et le matin, ces deux catégories temporelles se correspondent
d'ailleurs. L'hiver contient en effet les traits de la nuit, permettant de l'assimiler à cet espace du sommeil qu'est la nuit .
Le printemps est comme le matin clair et plein de vie, l'hiver est le temps nocturne émaillé de la mort ténébreuse.
La mort et le cauchemar sont de fait évoqués ensemble, et les expressions attribuées à la peur de la glace dans les
Trois séries de l'hiver présentent une ressemblance intérieure avec la mort qui est partagée par l'hiver et le sommeil.
Dans le rêve, comme dans l'espace de l'hiver, la situation d'éloignement et d'isolement du narrateur loin de sa dame ne
s'applique pas qu'au domaine physique, mais aussi au domaine spirituel qui sépare le moi de l'inconscient dans le cours
du rêve. De plus, l'espace de l'hiver et du rêve ont en commun la mélancolie.
Ainsi le mouvement observé pendant la rêverie se découvre aussi bien dans les espaces du sommeil que de l'hiver.
Aux trois étapes — l''hiver', le 'dégel', et le 'printemps' (le moment du 'renouvellement') — dans l'espace de l'h iver,
correspondent celles de l'espace du sommeil — le 'sommeil', le 'rêve' et le '(r)éveil'.
La dualité et la circularité de la rêverie et du songe dans l'espace de l'hiver se manifestent aussi dans l'espace du
sommeil. Comme l'hiver, le sommeil se connot e d'un côté négatif (la mort) et d'un côté

[p. 20]
positif (le repos). Cette dualité du songe dans lequel coexistent l’objet reflété et la vision, est représentée par le ’miroi r’.
Si la surface de l’eau gelée pendant l’hiver fonctionne comme un miroir e nfermant l’image, le rêve comme autre miroir
invisible est le résultat de l’inconscient du narrateur qui se projette dans le futur.
Le moment du '(r)éveil’ et du 'renouvellement' est le point où la rêverie arrive finalement dans l’espace du sommeil
et de l ’hiver. Le narrateur affirme que "je ne suis plus vivant si je ne ressuscite" dans l’ Elégie XXIII. On peut dire que
l’importance du (r)éveil est ramassée dans cette expression. La nouvelle action de la conscience s’accomplit dans le
processus du (r)éveil. La démarche du renouvellement des saisons (de l’hiver au printemps) correspond au renouveau
du soupçon du rêve au (r)éveil.
Odette de Mourgues considère la 'raison' et la 'rêverie' comme les deux concepts importants dans le monde poétique de
Théophile de V iau. Elle définit l’’imagination’ comme l’interaction entre la rêverie et la réalité. Elle exige que le langage
théophilien exprimant la sensation personnelle prouve que son songe est fort enraciné dans le monde réel perçu par les sens.1

1 Cf. Odette de Mourgues, « The Reason and Fancy Poetry of Théophile de Viau », L'Esprit créateur, vol. 1, 1961, pp. 75 -81.

37
Sa perspective rom pt avec l’idée préexistante qui considère que la raison et la rêverie sont totalement indépendantes.
Au cours du (r)éveil, la frontière des images s’efface et se mélangent. Les bornes entre le rêve et la réalité deviennent
ambigües dans l ’Ode V de la Maiso n de Sylvie où le cauchemar se réalise. Pour Tircis, le rêve n’est plus seulement
l’’illusion’ fictive, il garde une ’vérité’ plus puissante ; c’est ainsi que Damon explique que la voix

[p. 21]
prophétique dans le rêve devient 'véritable' dans le réel.1
Les fragments ramassés du songe se 'synthétisent' et s''interprètent' après le processus de la méditation au moment
du (r)éveil. Le songe chez Théophile de Viau est significatif, parce que le spectacle réinterprété dans le rêve se copie
dans le poème. Le so nge réorganisé dans son œuvre est un nouveau monde reconstruit sur la réalité, et où est
intervenue la subjectivité du poète. Le songe du poète qui reste dans le monde du rêve, s'épanche par le langage
poétique vers la synthétisation et l'interprétation du moment du (r)éveil.
Si cela est, qu'est -ce que la rêverie du poète poursuit finalement ? C'est la 'liberté' que la mort et le corps
restreignent. La délivrance de l'esprit emprisonnée dans le corps est abordée dans une autre œuvre de Théophile de
Viau, le Traité sur l'immortalité de l'âme.2 Pour lui, la liberté ne prend pas sa source dans une éternité donnée a priori,
mais dans la coopération entre la fugacité et la circularité de la rêverie et du songe. Les animaux qui jouissent sans
contra inte de leurs p laisirs innocents à la venue du printemps marquent par là la libération de leur nature et de leurs
désirs maintenus captifs pendant l'hiver.3 La liberté est possible dans la philosophie de Théophile de Viau tant que l'on
reste fidèle à tous les moments de la vie, mais elle

[p. 22]
est impossible sans la reconnaissance de la fugacité qui change continuellement le monde.

7. Conclusion

On a pu constater que l'espace poétique de Théophile de Viau est la combinaison de l'espace, du songe et de la rêverie, et
qu'il est obligé de se munir d'un espace de manque et d'épreuve comme l'hiver pour engendrer le songe et la rêverie à
l'origine de l'imagination poétique, le songe et la rêverie devenant la matière de la création pour le poète dans cet espace.
De cet espace du songe et de la rêverie s'épanouit l''individualité'. Or si l'expansion de l'espace privé garantit l'acquisition
de la 'modernité', l'espace du songe et de la rêverie, clos et intime chez Théophile de Viau, porte la semence qui grandit da ns
la littératur e française postérieure et dépasse la simple confession des sentiments personnels.
Les deux axes du songe et de la rêverie chez Théophile de Viau sont la dualité (du songe et de la rêverie), et le
renversement (ou l'inversion) des conceptions préexistantes . L'indivisibilité de l'espace et du songe et de la rêverie est
liée directement à la dualité de l'espace et du songe et de la rêverie. La tentative d'inversion par Théophile de Viau, qui
s'est tenu distance de l'imitation aveugle de la tradition littérair e, transforme la 'rêverie', considérée comme anormale
et morbide au XVIIe siècle, en moteur de l'imagination pour la création poétique.

[p. 23]
L’image et la vision dominant le songe et la rêverie chez Théophile de Viau deviennent son objet poétique ultim e. Le
processus du songe et de la rêverie est le long itinéraire à la recherche d'images pour le poète. Le souvenir gravé dans
la tête du poète de la figure de son amante ou des spectacles vus dans ses rêves produit des images innombrables, et la
création poétique devient un travail de sélection et d’interprétation de ces images parsemées. Un poème est donc
l’extrait des images distillées par tout ce trajet. Néanmoins, le poète ne demeure pas que dans la rêverie et le songe ; il
doit s’éveiller au festin de s images ravissantes ou choquantes.
Il est certain que l’idée de 'liberté' domine toutes les œuvres de Théophile de Viau. La liberté qu’il espère obtenir est
celle de l’esprit pouvant jouir comme il veut même s’il est enfermé dans la prison du corps ou du temps. Il se produit
une situation paradoxale de retraite volontaire dans un espace secret comme la prison de l’hiver pour gagner la liberté,
parce qu’à cet état de suspension par l’emprisonnement se substitue celui du bonheur dans le monde clos où il peut
goûter la poésie, la liberté, et la passion. Finalement, Théophile de Viau réussit à renverser l’espace de l’épreuve en un
espace de création, l’espace de la mort en espace de vie, et l’espace fermé en espace ouvert.

1 “Sans doute que leurs vérités,/ Plus puissantes que leurs mensonges,/ Touchent plus fort nos facultés/ Et nous impriment mieu x les songes,/ Je
retins si bien ses accents,/ Et son image dans mes sens/ Demeura tellement empreinte,/ Qu e ton corps mort entre mes bras/ Et ton sang versé
dans mes draps/ Ne m'eussent pas fait plus de crainte” ( OC, t. II, La Maison de Sylvie, Ode V, p. 216).
2 Cf. OC, t. I, p. 277.
3 “Les animaux des champs qu'aucun souci n'outrage/ Sentent renouveler et leu r sang et leur âge,/ Et suivant leur nature et l’appétit des sens/
Cultivent sans remords des plaisirs innocents” (OC, t. II, Élégie XV, p. 58).

38
http://baroque.revues.org/418

Timothy J. Reiss , « Poésie “ libertine ˮ et pensée cartésienne :
étude de l' Élégie à une dame de Théophile de Viau », Baroque [en ligne], no 6, 1973 .

On n'a que trop parlé depuis le bon père Garasse du libertinage du pauvre « martyr » Théophile1. On l'a suivi dans les
plus petits détails conn us de sa vie en y apportant les preuves documentaires soit extérieures – celles qui concernent le
procès – soit intérieures – les écrits poétiques eux -mêmes2. On a moins étudié la structure de la poésie afin d'en
dégager en quoi consiste cette « pensée » si vantée et si persécutée. Le présent essai a pris ses commencements dans
une telle tentative. Ce n'était qu'après quelque temps que je me suis aperçu d'une possibilité de rapprochement, pas
tout à fait inattendu, qui pourrait jeter une certaine lumière no n sur des rapports personnels, mais sur deux pensées
qui se ressemblent étrangement : celle du Théophile de 1620 -21 et celle du jeune Descartes. Évidemment, je ne
prétends aucunement que l'étude d'un seul poème du premier et le rappel de quelques passages du dernier puissent
remplacer une étude systématique. Cet essai se bornera à présenter quelques suggestions.
Parlant de l' Élégie à une dam e, Antoine Adam a affirmé :
Elle développe, sur le terrain propre de la poésie, l'idée maîtresse dont Théophile pous se, dans tous les domaines,
les conséquences logiques: point de raison universelle; mais la Nature, infiniment diverse, jamais identique en
deux êtres. Pas de traditions imposées, pas de conformisme, pas d'orthodoxie. Réaliser pleinement sa propre
original ité sa Nature. La poésie c'est cela3.
Et bien plus, comme je l'espère montrer. Car, entre Raison et Nature il y a chez Théophile une liaison assez particulière :
la raison contrôle et est contrôlée par la Nature. Par Nature, Théophile entend d'abord le mon de comme il nous
apparaît, le monde comme il a été créé par Dieu, et comme il se présente à nous en sujet d'étude. La Nature est une
« réalité » perçue qui s'interpose en quelque sorte entre nous et Dieu qui continue à l'entretenir :
Celuy qui dans les cœ urs met le mal ou le bien ;
Laisse faire au destin sans se mesler de rien ;
Non pas que ce grand Dieu qui donne l'âme au monde
Ne trouve à son plaisir la nature féconde,
Et que son influence encor à pleines mains,
Ne verse ses faveurs dans les esprits hu mains… (vv. 15-20).
L'homme se trouve donc au même niveau « métaphysique » que la nature : la notion de « l'âme du monde » – qui reviendra
chez Gassendi, chez Cyrano, etc. – infusée par Dieu directement au monde, a pour effet d'ôter à l'homme son rôle d e
médiateur entre corps animal et esprit divin. L'homme, renvoyé au niveau de la bête brute, n'est pourtant pas complètement
perdu : le poème de Théophile est fondé sur une dialectique du bien et du mal dont le dénouement dépend de l'individu.
Dès le débu t du poème le poète oppose « le sçavoir », « la raison », les « bonnes qualitez », « la vertu », « le bon sens »,
à « l'ignorance », le « venin », « l'injustice », « barbare » ; et il est difficile, donné l'ordre des thèmes, de ne pas
comprendre que le voc abulaire hostile vise les idées contemporaines des rapports homme/Dieu/monde. Théophile va
plus loin encore, en suggérant que le poète, celui qui apporte la connaissance par sa « sainct estude » (sic – v. 5), est
réellement persécuté par les forces qui rep résentent « l'ignorance » : « l'injustice, dit -il, a vaincu la raison » (v. 11) et
ainsi « …mes esprits couverts/ D'une tristesse sombre avaient quitté les vers » (vv. 3-4).
Le poète devient donc moins prophète, composant sous l'inspiration divine, celu i qui apporte aux autres, moins
heureux, la vérité de Dieu, que celui qui explique la nature, qui se jouit de la nature. Car si la nature est devenue
l'intermédiaire entre l'homme et Dieu (comme elle doit l'être, puisque, au même niveau maintenant que nous , elle
représente le seul endroit où nous pouvons voir les travaux divins), ce sera cette nature, affirme -t-il, qu'il est le plus
raisonnable (au sens le plus fort) d'examiner. S'adonner à la nature n'est donc pas mauvais, mais au contraire le moyen
le plu s sûr de satisfaire notre propre nature d'homme :
Il y a en nous des semences de science, comme en un silex (des semences de feu) : les philosophes les extraient
par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage4.
Ainsi Descartes vers la même époque où Théophile rédige l'Élégie. Et justement, dans la mesure où le poète écrit sous
l'influence de sa « fureur (Élégie, v. 3), il contient en lui la connaissance de la nature – en tant qu'il en fait partie. Pour
Théophile pou rtant si on n'avance pas au -delà de soi -même, on risque de ne pas en sortir du tout5.
La raison doit opérer d'abord sur la nature extérieure. En fait elle ne la dépassera même pas, puisque ce dépassement exigerait
une parfaite connaissance de la chose exa minée. Parce que la Nature, le monde, s'interpose entre la conscience humaine et la
conscience divine, la part du poète doit être le jeu de l'esprit et du monde. Dans ce sens l 'atmosphère poétique de Théophile
est déjà celle du Monde (c. 1632) de Descartes à l'égard de l'objet de la compréhension humaine : le refus d'aller au -delà de ce
qui nous est apporté par l'expérience immédiate pour généraliser dans un domaine de la conscience pure : opération qui nous
laisserait devant l'ordre scolastique : monde – conscience humaine – conscience divine. Le schéma du nouvel ordre proposé par
le poète se représenterait plutôt : conscience humaine – monde – conscience divine. Cela d'ailleurs, uniquement de notre point
de vue : car du point de vue de Dieu, l'homme et le monde ne se situent pas à des niveaux différents.
Dans le Fragment d'une histoire comique , Théophile insistera sur cette idée que l'esprit ne peut ni se détourner de
l'extérieur ni le dépasser – et les deux processus sont essentiellement, dans cette criti que de ce qu'il appelle l'ignorance
de son siècle, une opération unique, puisque l'effort de dépasser est en même temps un détournement – et que la
tentative de l'exprimer doit chercher à s'identifier mentalement à cette extériorité. C'est -à-dire que le si gnifiant qu'est

1 Le mot vient de Jeanne STREICHER : Théophile de Viau, Œuvres poétiques , éd. Jeanne Streicher, 2 vols. Genève : Droz ; Paris : Minard, 1951, 1958, I,
p. XIII. Toutes mes citations de la poésie de Théophile viennent du premier volume de cette édition d'après la réimpression de 1967.
2 Voir, par exemple, les deux ouvrages les plus importants : Frédéric LACHÈVRE , Le Libertinage devant le Parlement de Paris : le procès du poète
Théophile de Viau 11 juillet 1623 – 1er septembre 1625 , 2 vols. Paris : Champion, 1909 ; et Antoine Adam, Théophile de Viau et la libre pensée
française en 1620. Paris : Droz, 1935.
3 ADAM, op. cit., p. 235.
4 DESCARTES , Les Olympiques, in Œuvres philosophiques , éd. Ferdinand Alquié, 3 vols. Paris : Garnier, 1963, I, p. 61.
5 Théophile DE VIAU, Œuvres complètes , éd. Maurice Alléaume, 2 vols. Paris : Jannet, 1855, II, p. 11.

39
le langage doit correspondre au signifiant (et j'avoue qu'ici je me sers d'un critère plutôt cartésien que théophilien)
qu'est l'impression que nous avons de l'objet – de façon arbitraire et tout conventionnellement :
Il faut, dit Théophil e, que le discours soit ferme, que le sens y soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant ; les
affetteries ne sont que mollesse et qu'artifice, qui ne se trouve jamais sans effort et sans confusion.
Dans une lettre à Mersenne du 20 novembre 16 29, Descartes exprimera plus ou moins la même idée quand il commente une
langue « universelle » qui serait « naturelle et facile » et qui représenterait avec précision les choses « qui tombent en l'esprit
des hommes »1. Un peu plus tard, dans Le Monde , il soulignera la possibilité de cette correspondance entre mot et chose :
Vous savez bien que les paroles, n'ayant aucune ressemblance avec les choses qu'elles signifient, ne laissent pas
de nous les faire concevoir… Or, si des mots, qui ne signifient rien que par l'institution des hommes, suffisent
pour nous faire concevoir des choses avec lesquelles ils n'ont aucune ressemblance…2
Pour Théophile, l'usage trompeur du langage, c'est -à-dire, son utilisation comme instrument in vacua (quand il devient
son p ropre but), n'est qu'un exemple d'une erreur générale, le renversement du rapport entre l'homme et le divin: qui a
eu pour résultat la perversion de la société humaine dans sa totalité. Ceux -là mêmes qui voudraient suivre la « raison »
et comprendre la « véritable» situation de l'homme se trouvent obligés de dissimuler :
Les comédiens, écrit Descartes, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque.
Comme eux, au moment de monter sur ce théâtre du monde où, jusq u'ici, je n'ai été que spectateur, je m'avance masqué3.
Les raisonnables, les poètes, ajoute à cela Théophile,
Vivent tout autrement que les autres ne font : Mais leur divin génie est forcé de se feindre… (vv. 28 -29).
De cette condition de l'homme, la Cour, tout naturellement, présente un microcosme. Ici le poète parle de lui -même, et
qui sait que ce « brutal » dont il parle (v. 33) ne soit pas de Luynes, favori du Roi, qu'il est obligé de servir et qui
représenterait ainsi les forces néfastes ?
Et po ur m'être souillé de cet abord funeste,
Je croy longtemps apres que mon ame a la peste ;
Cependant il faut vivre en ce commun malheur,
Laisser à part esprit, et franchise et valeur,
Rompre son naturel, emprisonner son ame… (vv. 37 -41).
Nous voilà de retour au début du poème et à cette « tristesse sombre» dont il a déjà parlé et qui se révèle ainsi non
simplement une réaction personnelle à une situation particulière, mais commentaire général sur l'état de l'humanité. Il est
également évident que le de rnier vers cité – « Rompre son naturel, emprisonner son ame » – a un sens qui dépasse de loin
un cas individuel. L'action de dissimuler vis -à-vis de cette société corrompue implique un effort de ne pas se laisser couper
de tout contact direct avec la natur e. L'importance de la solitude pour l'individu devient, à son tour, assez claire – cette
solitude que le père Mersenne, dans son Impiété des Déistes qualifie d'« une des marque certaines du libertin »4.
Le poète loue la dame de son élégie précisément de so n refus de tout ce qui est obscur, caché, trompeur. Il l'oppose à
l'« erreur » des « infâmes » (v. 49), à leur « obscure fureur », qui est cause qu'ils voyent autrui sous le même jour : c'est
ainsi que Théophile, à leurs yeux, devient un « fantasque resveu r » (v. 43). Pour la dame tout est ouvert (v. 52) ; elle a
« un génie à voir dans les courages » (v. 53), elle peut facilement comprendre les « nouveaux écrits » de Théophile déjà
mis sur le même pied que la lumière et la raison. Il semble y avoir ici, un parallèle assez étroit entre cette intelligence qui
voit clair, qui jette une lumière sur tout ce qu'elle regarde, et le mot de Descartes dans la première des Regulae :
Toutes les sciences ne sont en effet rien d'autre que l'humaine sagesse, qui demeure t oujours une et identique à elle –
même, quelque différents que soient les objets auxquels elle s'applique, et qui ne reçoit pas d'eux plus de diversité que
n'en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu'elle éclaire…5
C'est là le même renver sement de la pensée scolastique que nous avons déjà vu : pensée qui conçoit l'esprit humain
comme allumé par le divin, n'ayant aucune lumière qui lui soit propre, et qui essaie donc de s'effacer (en tant qu'unité
autonome) devant les choses qu'il examine6. Chez Théophile, comme chez Descartes, c'est surtout une affirmation des
pouvoirs humains dont il est question. Évidemment, si l'équation est renversée, comme fait Théophile, alors
l'intelligence humaine – si elle va « comprendre » le monde extérieur – doit apporter sa propre lumière. C'est là, je crois,
le sens de ces oppositions constantes dans l'Élégie de la nuit, de la mort et du barbare, à la lumière, la vie, la joie :
vv. 3 morte / couverts vv. 18 plaisir / féconde 4 sombre 20 faveurs
4 pénible 28 vivent
6 mépris / ingratitude 40 esprit / franchise / valeur
22 contagion du vice
32 coustume (mauvaise) 47 doux flambeau
33 brutal 48 beau
34 crime 50 esprit subtil / rare vers
37 souillé / abord funeste 51 mouvemens… ouverts
38 la peste 65 estime
45 estourdie 66 contentement
4 maladie 68 la raison
et ainsi de suite.
C'est vers la dame que Théophile se retournera pour se donner une « muse » :
Je ne veux réclamer ny Muse ny Phebus,
Grace à Dieu bien guari de ce grossier abus,

1 Op. cit. , I, p. 2.
2 Ibid. , I, p. 315-16.
3 Préambules, op. cit., I, p. 45.
4 Cité par ADAM, op. cit., p. 235.
5 Op. cit., I, p. 78. C'est moi qui souligne.
6 Voir aussi Ferdinand ALQUIÉ , Science et métaphysique chez Descartes [cours dactylographié]. Paris : Centre de Documen tation Universitaire, 1968, p. 12.

40
Pour façonner un vers que tout le monde estime,
Votre contentement est ma dernière lime… (vv. 63 -66)
La phase « grossier abus » se met à côté d'autres, telles que « l'obscure fureur », « l'erreur du peuple », pour s'appliquer
bien précisément à cet usage du langage rejeté dans le passage que j'ai cité du Fragment , et qui s'oppose à la clarté:
Vous entendez le poids, le sens, la liaison :
Et n'avez en jugeant pour but que la raison… (vv. 67 -68).
La dame apparaît alors comme la représentation d e la raison humaine. L'opposition entre la raison et l'erreur qui sert à
la présenter ne fait que souligner cette interprétation :
Vous n'avés point l'erreur qui trouble ces infames,
Ny l'obscure fureur de ces brutalles ames ;
Car l'esprit plus subtil e n ses plus rares vers,
N'a point de mouvemens qui ne vous soient ouverts… (vv. 49-52).
Un autre passage du Fragment où Théophile commente la différence entre écrire comme les anciens (c'est -à-dire le bon usage
du langage) et écrire ce qu'ils ont écrit, où il affirme que chaque esprit a un rapport nécessaire et individuel avec le monde, et
que tout le reste n'est que dissimulation, mensonge, et masque, se retrouve dans la suite du poème quand il se justifie :
Imite qui voudra les merveilles d'autruy,
Malherbe a tres -bien fait, mais il a fait pour luy… (vv. 71 -72).
Idée sur laquelle il insiste :
J'approuve que chacun escrive à sa façon,
J'ayme sa renommée et non pas sa leçon. (vv. 75 -76).
La raison, et le langage par lequel elle s'exprime, est parti culière à chaque être humain. Dans une lettre à Mersenne du
18 décembre 1629, Descartes reprendra la même pensée :
[Les Anciens] faisaient plus par la seule force de l'imagination que ne peuvent faire ceux qui ont corrompu cette
force par la connaissance de la théorie1.
Ceux qui suivent la mode, dit Théophile, dans ce cas les suivants de Malherbe, adoptent un langage qui, pour eux,
manque nécessairement de « naturel », qui représentent un faux signifiant en ce qu'il évite tout contact entre leur
esprit et le monde – au contraire – ; et ces imitateurs sont rejetés au même niveau que l'ignorance, l'erreur, le vice :
Cest effort tient leur sens dans la confusion,
Et n'ont jamais un rais de bonne vision. (vv. 87 -88).
Ceux qui imitent autrui selon une théorie toute faite détruisent le « sens naturel » du langage – « Grattent tant le
Français qu'ils le deschirent tout » (v. 91) –, tandis que celui qui suit une autre mode, celui, par exemple, qui joue le
poète maudit, détruit d'une autre façon le rapport naturel entre lui et le monde – « …retarde/ Ses yeux sur un abject
sans voir ce qu'il regarde » (vv. 109-10) – ; ou bien celui qui est forcé de s'adapter à un moule qui ne lui convient pas:
ainsi Théophile dramaturge qui faussait sa propre nature – « Il y faut par miracle estre fol sagement il (v. 127). Le vrai
poète, l'homme vraiment raisonnable, adopte un style qui lui est propre, un style qui reflète de façon immédiate le jeu
de la conscience de l'individu et du monde qui l'entoure.
Quand il revient à son p rojet actuel, il s'agira justement d'entretenir une espèce de dialogue avec la nature, une sorte de renaissance solitaire :
Je veux faire des vers qui ne soient pas contraincts,
Promener mon esprit par de petits dessains,
Chercher des lieux secrets où r ien ne me déplaise,
Mediter à loisir, resver tout à mon aise,
Employer toute une heure à me mirer dans l'eau,
Ouyr comme en songeant la course d'un ruisseau,
Escrire dans les bois… (vv. 140-46).
Il s'agit en effet de rien moins qu'un échange entre d eux consciences qui se regarderont, à travers « l'eau », à travers
« un ruisseau », dans les rêves. Le but ultime sera qu'elles se confondent; et ces « lieux secrets », tout comme ce « val
solitaire et sombre » qui représente le lieu de l'ode « La Solitude » est à la fois la Nature et l'esprit du poète. L'esprit qui
éclaire, par le fait même de contenir sa propre lumière, s'accapare de la chose illuminée. La raison qui ordonne le
monde extérieur le fait sien. Voilà en quoi l'homme devient l'égal d'un dieu : il se crée le monde, et pour réaliser une « si
haute entreprise» » (v. 153), il lui faudra de nouveaux moyens. On revient au langage du poète :
Il faudrait inventer quelque nouveau langage,
Prendre un esprit nouveau, penser et dire mieux,
Que n'ont jam ais pensé les hommes et les Dieux. (vv. 154-56).
Il est question d'un langage qui puisse bien traduire le « nom » (v. 160) de la raison, de cette Dame :
Or je tiens, écrit Descartes, que cette langue est possible et qu'on peut trouver la Science de qui e lle dépend, par le
moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la vérité des choses, que ne font maintenant les philosophes.
Mais n'espérez pas de la voir jamais en usage ; cela présuppose de grands changements en l'ordre des choses, et il
faud rait que tout le Monde ne fût qu'un paradis terrestre, ce qui n'est bon à supposer que dans les pays des romans2.
Ce ne sera pas que Descartes et Théophile qui partent à cette recherche. Tout le dix -septième siècle se préoccupera,
dans les romans pour les uns, dans des œuvres plutôt philosophiques pour l'autre, de paradis terrestres et de leur
langue universelle3. En effet, pour que la Raison fournisse un modèle convaincant du monde, il lui faut un outil qui
permette de croire que son système reprend exact ement celui de la nature : la « langue universelle » serait un tel outil.
Selon Théophile la poésie pourrait bien l'être, parce que seule la poésie permet l'union de l'intérieur et de l'extérieur, de
l'âme humaine et de l'âme du monde. Poésie et Raison, in dividu et Nature se confondent4.

1 Op. cit., I, p. 234.
2 Lettre à Mersenne du 20 novembre 1629, op. cit., p. 232.
3 Voir, par exemple, l'ouvrage de Paul Cornelius, Languages in Seventeenth – and Early Eighteenth -Century Imaginary Voyages , Genève, Droz, 1965.
4 Une telle conclusion ne saurait évidemment pas s'appliquer à la pensée proprement cartésienne comme elle se développe par la suite. J'insiste
sur les mots « le jeune Descartes » en ce qui concerne la présente étude. Il semble assez évident en effet qu'au moment où l'expérience n'est autre
chose qu'une confirmation de « principes » préalablement établis dans l'esprit, tout échange disparaît. Une fois la Méthode , et, à plus forte raison,
le cogito , acceptés comme seul centre de toute c onnaissance, l'ordre et l'unité théophiliens sont définitivement et totalement bouleversés.

41
La solitude (ode)
1
Dans ce val solitaire et sombre
Le cerf qui brame au bruit de l'eau,
Penchant ses yeux dans un ruisseau,
S'amuse à regarder son ombre.
2
De cette source une Naïade
Tous les soirs ouvre le portail
De sa demeure de cristal
Et nous chante une sérénade.
3
Les Nymphes que la chasse attire
À l'ombrage de ces forêts
Cherchent des cabinets secrets
Loin de l'embûche du Satyre.
4
Jadis au pied de ce grand chêne,
Presque aussi vieux que le Soleil,
Bacchus, l'Amour et le Sommeil
Firent la fosse de Silène.
5
Un froid et ténébreux silence
Dort à l'ombre de ces ormeaux,
Et les vents battent les rameaux
D'une amoureuse violence.
6
L'esprit plus retenu s'engage
Au plaisir de ce doux séjour,
Où Philomèle nuit et jour
Reno uvelle un piteux langage.
7
L'orfraie et le hibou s'y perchent,
Ici vivent les loups -garous ;
Jamais la justice en courroux
Ici de criminels ne cherche.
8
Ici l'amour fait ses études,
Vénus dresse des autels,
Et les visites des mortels
Ne troublent point c es solitudes.
9
Cette forêt n'est point profane,
Ce ne fut point sans la fâcher
Qu'Amour y vint jadis cacher
Le berger qu'enseignait Diane.
10
Amour pouvait par innocence,
Comme enfant, tendre ici des rets ;
Et comme reine des forêts,
Diane avait cette lic ence.
11
Cupidon, d'une douce flamme
Ouvrant la nuit de ce vallon,
Mit devant les yeux d'Apollon
Le garçon qu'il avait dans l'âme 12
À l'ombrage de ce bois sombre
Hyacinthe se retira,
Et depuis le Soleil jura
Qu'il serait ennemi de l'ombre.
13
Tout auprès le jaloux Borée
Pressé d'un amoureux tourment,
Fut la mort de ce jeune amant
Encore par lui soupirée.
14
Sainte forêt, ma confidente,
Je jure par le Dieu du jour
Que je n'aurai jamais amour
Qui ne te soit toute évidente.
15
Mon Ange ira par cet ombrage ;
Le Soleil, le voyant venir,
Ressentira du souvenir
L'accès de sa première rage.
16
Corine, je te prie, approche ;
Couchons -nous sur ce tapis vert
Et pour être mieux à couvert
Entrons au creux de cette roche.
17
Ouvre tes yeux, je te supplie :
Mille amours l ogent là -dedans,
Et de leurs petits traits ardents
Ta prunelle est toute remplie.
18
Amour de tes regards soupire,
Et, ton esclave devenu,
Se voit lui -même retenu,
Dans les liens de son empire.
19
Ô beauté sans doute immortelle
Où les Dieux trouvent des ap pas !
Par vos yeux je ne croyais pas
Que vous fussiez du tout si belle.
20
Qui voudrait faire une peinture
Qui peut ses traits représenter,
Il faudrait bien mieux inventer
Que ne fera jamais nature.
21
Tout un siècle les destinées
Travaillèrent après ses y eux,
Et je crois que pour faire mieux
Le temps n'a point assez d'années.
22
D'une fierté pleine d'amorce,
Ce beau visage a des regards
Qui jettent des feux et des dards
Dont les Dieux aimeraient la force. 23
Que ton teint est de bonne grâce !
Qu'il est bla nc, et qu'il est vermeil !
Il est plus net que le Soleil,
Et plus uni que de la glace,
24
Mon Dieu ! que tes cheveux me plaisent !
Ils s'ébattent dessus ton front
Et les voyant beaux comme ils sont
Je suis jaloux quand ils te baisent.
25
Belle bouche d'amb re et de rose
Ton entretien est déplaisant
Si tu ne dis, en me baisant,
Qu'aimer est une belle chose.
26
D'un air plein d'amoureuse flamme,
Aux accents de ta douce voix
Je vois les fleuves et les bois
S'embraser comme a fait mon âme.
27
Si tu mouilles tes doigts d'ivoire
Dans le cristal de ce ruisseau,
Le Dieu qui loge dans cette eau
Aimera, S'il en ose boire.
28
Présente -lui ta face nue,
Tes yeux avecques l'eau riront,
Et dans ce miroir écriront
Que Vénus est ici venue.
29
Si bien elle y sera dépeinte
Que les Faunes s'enflammeront,
Et de tes yeux, qu'ils aimeront,
Ne sauront découvrir la feinte.
30
Entends ce Dieu qui te convie
A passer dans son élément ;
Ouïs qu'il soupire bellement
Sa liberté déjà ravie.
31
Trouble -lui cette fantasie
Détourne -toi de ce mi roir,
Tu le mettras au désespoir
Et m'ôteras la jalousie.
32
Vois-tu ce tronc et cette pierre !
Je crois qu'ils prennent garde à nous,
Et mon amour devient jaloux
De ce myrthe et de ce lierre.
33
Sus, ma Corine ! que je cueille
Tes baisers du matin au soir
Vois, comment, pour nous faire asseoir,
Ce myrthe a laissé choir sa feuille ! 34
Ouïs le pinson et la linotte,
Sur la branche de ce rosier ;
Vois branler leur petit gosier
Ouïs comme ils ont changé de note !
35
Approche, approche, ma Driade !
Ici murmurer ont les eaux ;
Ici les amoureux oiseaux
Chanteront une sérénade.
36
Prête moi ton sein pour y boire
Des odeurs qui m'embaumeront ;
Ainsi mes sens se pâmeront
Dans les lacs de tes bras d'ivoire.
37
Je baignerai mes mains folâtres
Dans les ondes de tes cheve ux
Et ta beauté prendra les vœux
De mes œillades idolâtres.
38
Ne crains rien, Cupidon nous garde.
Mon petit Ange, es -tu pas mien !
Ha ! je vois que tu m'aimes bien
Tu rougis quand je te regarde.
39
Dieux ! que cette façon timide
Est puissante sur mes esp rits !
Regnauld ne fut pas mieux épris
Par les charmes de son Armide.
40
Ma Corine, que je t'embrasse !
Personne ne nous voit qu'Amour ;
Vois que même les yeux du jour
Ne trouvent point ici de place.
41
Les vents, qui ne se peuvent taire,
Ne peuvent écoute r aussi,
Et ce que nous ferons ici
Leur est un inconnu mystère.

D’un sommeil
plus tranquille
à mes Amours rêvant
1 D’un sommeil plus tranquille à mes Amours rêvant
2 J’éveille avant le jour mes yeux et ma pensée,
3 Et cette longue nuit si durement passée,
4 Je me trouve étonné de quoi je suis vivant.
5 Demi désespéré je jure en me levant
6 D’arracher cet objet à mon âme insensée,
7 Et soudain de ses vœux ma raison offensée
8 Se dédit et me laisse aussi fol que devant.
9 Je sais bien que la mort suit de près ma folie,
10 Mais je vois tant d’appas en ma mélancolie
11 Que mon esprit ne peut souffrir sa guérison.
12 Chacun à son plaisir doit gouverner son âme,
13 Mytridate autrefois a vécu de poison,
14 Les Lestrigons de sang, et moi je vis de flamme.

42

Vincent VOITURE
(1598 -1648)

Biogr aphie

Né à Amiens, le 23 février 1598.
Fils d’un marchand de vins en gros, ce dont on le railla souvent, il occupa diverses charges à la
cour. Dans sa jeunesse, il signa Voycture deux pièces, l’une latine, l’autre française, et Voicteur
une pièce de vers sur la mort d’Henri IV, qu’il récita, en 1610, comme écolier du collège de
Calvi. Envoyé en Espagne par le duc d’Orléans, frère du Roi, « il fut fort estimé à Madrid, et ce fut là qu’il fit ces vers
espagnols, que tout le monde croyait être de Lope de Vega , tant la diction en était pure. » (Pellisson). Il fit des poésies
latines, françaises, espagnoles, italiennes, et a laissé des Lettres. « C’est lui, au reste, dit encore Pellisson, qui renouv ela en
notre siècle les rondeaux, dont l’usage était comme perdu depuis le temps de Marot. »
Il fut présenté par M. de Chaudebonne à l’hôtel de Rambouillet dont il fut un des oracles et où il excita un enthousiasme
inouï avec son sonnet d’Uranie ; il fut admis à l’Académie française le 27 novembre 1634, et il y vint pe u. Sa réputation
de bel esprit s’était étendue à l’étranger, et lorsqu’il mourut, l’Académie porta son deuil.
Pellisson, écho de l’opinion de son époque, a dit : « Ses œuvres ont été publiées après sa mort en un seul volume, qui a été reçu
du public avec t ant d’approbation, qu’il en fallut faire deux éditions en six mois. Sa prose est ce qu’il y a de plus châtié et de plus
exact… la lecture en est infiniment agréable. Ses vers ne sont peut -être guère moins beaux, encore qu’ils soient plus négligés. »
« Vo iture, dit Voltaire, donna quelque idée des grâces légères de ce style épistolaire qui n’est pas le meilleur, puisqu’il
ne consiste que dans la plaisanterie. C’est un baladinage que deux tomes de lettres dans lesquelles il n’y en a pas une
seule instructiv e, pas une qui parte du cœur, qui peigne les mœurs du temps et les caractères des hommes ; c’est plutôt
un abus qu’un usage de l’esprit. C’est le premier qui fut en France ce qu’on appelle un bel esprit. Il n’est guère que ce
mérite dans ses écrits, sur le squels on ne peut se former le goût ; mais ce mérite était alors très rare. On a de lui de très
jolis vers, mais en petit nombre ». (Il y a une note sur Voiture, voir Ubicini), Sarasin a écrit une jolie pièce de vers : « La
Pompe funèbre de Voiture ». Sain te-Beuve lui a consacré deux Causeries du Lundi.
Mort le 27 mai 1648.
http://www.academie -francaise.fr/immortels/base/academiciens/fiche.asp?param=32

Philippe de Champaigne (1602 -1674), Portrait de Vincent Voiture , vers 1643.
Le personnage représenté est l’homme de lettres et poète Vincent Voiture. Ce dernier
compte parmi les membres fondateurs de l’Académie française en 1635.
A partir de 1640, Philippe de Cham paigne se rapproche des milieux jansénistes et de
Port -Royal. Adversaire de toute démonstration spectaculaire ou gratuite, le peintre
approfondit le recueillement, l’introspection. On peut observer à travers cet exemple
caractéristique, sa manière de portr aiturer ses commanditaires. Ici, Philippe de
Champaigne capte les dernières années de la vie du poète Vincent Voiture (vers 1643 –
1644). Le peintre ne recevant plus de commandes officielles, peignait de nombreux
portraits pour des commanditaires privés.
L’homme peint en buste, apparaît légèrement tourné de trois quarts sur un fond sombre. La composition, très serrée,
confère à son modèle une grande austérité, un sentiment de spiritualité.
Le poète est vêtu de manière sobre. Sous son pourpoint en soie noire, des manches fendues laissent apparaître une
chemise d’étoffe blanche. Seul son grand col blanc rigide, fermé par une cordelière à pompons de soie, égaye quelque
peu la rigueur introduite par l’habit et le fond lisse.
Ce costume est caractéristique de la fi n du règne de Louis XIII et du début de celui de Louis XIV. Un détail permet
d’ailleurs d’affirmer qu’il a été peint avant 1644 : à cette date en effet, un décr et somptuaire1 imposait la suppression
des bordures en dentelle. Le costume et le fond uni, de c ouleurs sobres et sombres, mettent en valeur l’expression du
visage. Contrairement aux portraits académiques traditionnels, celui -ci n’est pas idéalisé : Vincent Voiture est
représenté avec un long nez rubicond, un double menton, quelques rides autour des yeux et un teint couperosé.
Philippe de Champaigne, formé à l’École flamande, joue un rôle prépondérant dans la peinture française de la première
moitié du XVIIe siècle. S’inscrivant en rupture avec le goût du baroque italien qui avait gagné l’art français , il opte pour le style
empreint de réalisme sans concession des écoles du Nord et continue ainsi à créer la rigueur du classicisme français.
(Peintures, sculptures du Moyen âge au XXe siècle . Dossier pédagogique / collections , Musée d’Art Roger -Quilliot , Clermont Ferrand)

1 Loi qui réglementait les dépenses faites pour le luxe.

43
T05 : Vincent Voiture, « Ballade », « Sonnet d’Uranie »

Ballade
1 Toy qu'une étoile favorable
2 Retient au gré de ses desirs,
3 Dans cette ville desirable
4 Où demeurent tous les plaisirs ;
5 Chasse la tristesse importune,
6 Pren le temps pendant qu 'il est tien,
7 Jouïs de ta bonne fortune,
8 Mange mon loup, mange mon chien.
9 Les plaisirs sont suivis de peines,
10 Et qui peut s'assurer qu'un jour
11 Il n'yra pas dans les Ardennes,
12 Ou dans le fons de Luxembour ?
13 C'est la loy de nôtre naissance
14 De sentir le mal e t le bien,
15 Tandis qu'il est en ta puissance,
16 Mange mon loup, mange mon chien.
17 Le temps qui toute chose efface,
18 Par qui tout est ensevely,
19 Semble user de la même audace
20 Du Maître de Corbinelly,
21 Aux Roys, aux Reynes, aux Princesses,
22 Il dit d'un sévère mainti en,
23 Use vîte de tes richesses,
24 Mange mon loup, mange mon chien.
25 Beauté juste, sage et sévère,
26 Dont les yeux peuvent tout charmer,
27 Marquise que chacun révere
28 Et qu'aucun n'oseroit aymer,
29 Digne d'avoir sous ton Empire
30 Cent mille coeurs comme le mien,
31 Permets que je te puisse dire
32 Mange mon loup, mange mon chien.
33 Je voudrois bien, prodigue d'ambre
34 Qui coute icy beaucoup d'argent,
35 T'en remplir toute cette chambre,
36 Où l'on voit un Triton nageant ;
37 Mais une raison conveincante
38 Ne veut pas que j'en face rien ;
39 Pren donc ces Turrons d'Alicante,
40 Mange mon loup, mange mon chien.
41 Pour moy, qui, comme Promethée
42 Me sens déchirer nuit et jour,
43 Et voy mon ame becquetée
44 D'un insatiable vautour,
45 Je dis à cet oyseau funeste,
46 A qui mon coeur sert d'entretien,
47 Achève tôt ce qui me reste,
48 Mange mon loup, mange mon chien.
49 Je n'ai pû m'empêcher d'écrire ;
50 Mais si par un mauvais succès,
51 De cecy, qui n'est que pour rire,
52 L'on vient à vous faire un procês ;
53 Interrogez sur ces Affaires
54 Riés comme Saint Adrien,
55 Et dites à vos Commissair es,
56 Mange mon loup, mange mon chien. Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie
1 Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie,
2 L'absence ni le temps ne m'en sauraient guérir,
3 Et je ne vois plus rien qui me pût secourir,
4 Ni qui sût r'appeler ma liberté banni e.
5 Dès long -temps je connais sa rigueur infinie,
6 Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr,
7 Je bénis mon martyre, et content de mourir,
8 Je n'ose murmurer contre sa tyrannie.
9 Quelquefois ma raison, par de faibles discours,
10 M'incite à la révolte, et me promet secours,
11 Mais lors qu'à mon besoin je me veux servir d'elle ;
12 Après beaucoup de peine, et d'efforts impuissants,
13 Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle,
14 Et m'y r'engage plus que ne font tous mes sens.

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Poèmes en ligne

Vincent Voiture

http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/vincent_voiture/ vincent_voiture .html

À une Demoiselle qui avait les manches
Ballade
Belles fleurs, dont je voy ces jardins embellis
Ce soir que vous ayant seulette rencontrée
Chanson
Cinq ou six fois cette nuict en dormant
D'un buveur d'eau, comme avez débattu
Dans la prison qui vous va renfermant
Dedans ces prés herbus et spacieux
Des portes du matin l'Amante de Céphale
Epitaphe
Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie
J'avois de l'Amour pour vous
Je me meurs tous les jours en adorant Sylvie
L'Amour sous sa loy
Le Soleil ne voit icy ba
Lors qu'avecque deux mots que vous daignâtes dire Ma foi, c'est fait de moi …
Mon âme, à Dieu, quoi que le coeur m'en fende
Nostre Aurore vermeille
Ou vous sçavez tromper bien finemen
Placet à une Dame
Pour vos beaux yeux autheurs de mon trespas
Pour vos beaux yeux et vostre beau visage
Pour vos beaux yeux qui me vont consumant
Quand Iris aux beaux yeux
Regrets sur la mort du Rondeau
Si haut je veux lo uër Sylvie
Sous un habit de fleurs, la Nymphe que j'adore
Stances – A une Demoiselle…
Stances – sur une Dame…
Tout beau corps, toute belle image
Trois jours entiers, et trois entieres nuits
Vous de qui l'oeil est mon vainqueur

Marc Antoine Girard de Saint Amant

http://poesie .webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/ marc_antoine_girard_de_saint_amant/marc_antoine_girard_de_saint_amant .html

Assis sur un fagot, une pipe à la main
Fagoté plaisamment comme un vrai Simonnet
Je viens de recevoir une belle missive
L'Amarante
L'automne des Canaries
L'esté de Rome
L'hyver des Alpes
La débauche
La Généreuse
La naissance de Pantagruel
La nuit
La plainte de Tirsis
La pluie
La Rome ridicule
La solitude
Le contemplateur
Le Déluge Le fromage
Le melon
Le palais de la volupté
Le paresseux
Le poète crotté
Le printemps des environs de Paris
Le soleil levant
Les goinfres
Les visions
Moïse sauvé
Plainte sur la mort de Sylvie
Sonnet à feu M. Desyveteaux
Sonnet inachevé
Sonnet sur des mots qui n'ont point de rime
Sonnet sur la moisson d'un lieu proche de Paris
Voici le rendez -vous des Enfants sans souci
Vos attraits n'ont plus rien que l'épée et la cape

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Soph ie Rollin , « Les “fictions ingénieuses” de Voiture : des modèles exemplaires du style galant »
(Loxias , n° 10, mis en ligne le 15 septembre 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id =125 .)

Résumé
L’œuvre de Voiture, publiée deux ans après la mort de l’auteur, en 1650, connut un immense succès au XVIIe siècle : la première
édition est épuisée dans l’année et onze rééditions se succèdent dans la décennie qui suit. Précédée d’une préfa ce rédigée par un
de ses neveux qui constitue la première théorie de l’esthétique galante, elle fait de Voiture le principal promoteur de cette
esthétique. Pour le père Bouhours, qui rédige par la suite plusieurs ouvrages théoriques consacrés à la galanter ie, Voiture apparaît
en effet comme un modèle et, les “ fictions ingénieuses ” introduites dans certaines de ses lettres, sont des illustrations exemplaires
de ce qu’il nomme le style “ agréable ”. Ces “ fictions ” constituent donc à la fois un terrain pri vilégié pour observer les traits
distinctifs de l’esthétique galante et pour découvrir l’originalité du style de Voiture.
Voiture introduit dans certaines de ses lettres familières de singulières fictions fondées sur une alliance de genres, de reg istres, d e
tonalités et de styles différents. Il pastiche le genre du conte dans une lettre écrite à mademoiselle de Bourbon encore enfa nt, les
romans de chevalerie dans les lettres adressées à ses amis à la guerre ou les romans d’aventure galants dans celles qu’il destine à
ses maîtresses. Tandis que le discours déborde le cadre de l’épistolaire pour s’adapter à la personnalité du destinataire, l’ alliance
des genres débouche sur une imbrication du réel et de la fiction. Voiture charge Roland ou Amadis de transmettr e ses hommages,
ou en arrive, en pleine guerre de Trente Ans, à réécrire dans le style du roman courtois l’histoire qui est en train de se jo uer.
Ces fictions surprennent le destinataire et le décontenancent même parfois en affichant des allures irrévéren cieuses. Voiture
transgresse les codes de l’échange avec les Grands et avec les dames en transposant le monde de la cour et des salons dans ce lui
des animaux. Il assimile le duc d’Enghien ayant fait traverser le Rhin à son armée à un brochet, et son amie A ngélique Paulet à une
lionne pour railler sa “ cruauté ”. Le discours dérive vers le burlesque, mais le burlesque de Voiture demeure galant car la raillerie
procède toujours d’un jeu et ne se change jamais en sarcasme.
Enfin, pour charmer ses lecteurs, Voi ture rapproche le discours épistolaire du genre poétique. En recourant à la rhétorique
pétrarquiste, il s’amuse à sublimer les femmes de son entourage et à transfigurer les menus événements du quotidien. Il offre ainsi
une image de l’esprit qui régnait à l ’hôtel de Rambouillet où la fine fleur de l’aristocratie cultivait une certaine désinvolture en
faisant de sa culture littéraire une source de divertissement.
Comme le signale le père Bouhours, les “ fictions ingénieuses ” de Voiture proposent une image si gnificative de l’esthétique galante.
Tout en reflétant l’allant, la variété et la gaieté que recherchaient les familiers des salons du XVIIe siècle, elles représe ntent un
véritable renouveau de la création. Avec ces lettres privées d’un nouveau style, Voit ure abat les cloisons entre les genres, récuse les
normes traditionnelles du discours et séduit en s’arrogeant des libertés dont ses successeurs tireront avantage.
Index
Mots -clés : épistolaire, galanterie, mondanité, préciosité, Voiture
Plan
• La variété d u discours
• La gaieté et le jeu
• Le charme des fictions de Voiture
Texte intégral
Pendant longtemps, les auteurs galants, relégués dans les marges du classicisme, ont été présentés comme des “ attardés et
égarés ”1. Mais, au cours des deux dernières décennies, des études ont remis au jour l’esthétique galante, et avec elle tout un pan
de la littérature et de la civilisation du XVIIe siècle jusqu’alors sinon “ oublié ”, du moins minoré. Après “ L’Esthétique galante ”,
étude fondatrice réalisée sous la direction d’Alain Viala 2, des travaux d’édition ont rendu de la visibilité aux œuvres galantes, tandis
que plusieurs ouvrages soulignaient l’importance de ce courant au XVIIe siècle 3.
En dépit de cet engouement récent et de cet effort de bonne volonté, restent des zones peu explorées au sein de l’esthétique
galante. Ainsi, le rô le majeur et la place de premier plan occupée par Voiture dans ce courant n’ont -ils guère été mis en lumière
jusqu’à présent. Pourtant, Voiture incarnait, aux yeux de ses contemporains, le modèle exemplaire du galant homme 4, et les lettres
et poésies composant son œuvre sont antérieures aux productions qui fleurissent dans l’entourage de Madeleine de Scudéry.
Rassemblées et publiées après sa mort, en 1648, elles connaissent un retentissant succè s de librairie, et sont précédées, dans
l’édition originale 5, d’un éloge de Voiture par son neveu Martin Pinchêne qui constitue la première théorie de l’esthétique galante 6.
L’œuvre de Voiture permet donc de cerner de plus près cette esthétique galante un brin mystérieuse et nébuleuse par nature pa rce
qu’elle est partout : dans les poésies, les romans et les correspondances privées, dans les ruelles, la manière de converser, l’“ air ”
que certains ont et qui fait irrémédiablement défaut à d’autres ; mais elle demeure insaisissable, rétive à la théorie, ne se dévoilant
que derrière l’écran du “ je-ne-sais-quoi ”. Et, dans ses lettres f amilières, le père Bouhours, théoricien de l’esthétique galante,
regarde ce qu’il nomme les “ fictions ingénieuses ” de Voiture comme un modèle exemplaire du “ style agréable ” et de “ l’air de
gayeté ” qui caractérisent sa “ manière ”7. Elles sont fondées sur un mélange des genres qui introduit une grande variété dans le
discours ; elles lui offrent de la gaieté en conviant le destinataire à une sorte de jeu, et possèdent un charme capable de t ransfigurer
la réalité ordinaire pour séduire le lecteur.
La variété du discours
Voiture s’amuse en effet, dans ses lettres, à raconter des “ fables ”, laissant glisser son discours vers la fiction. Alliant au genre de la
lettre familière des genres narratifs plaisants, il s’amuse à pasticher le conte quand il écrit à mademoiselle de Bourbon enc ore
enfant, s’inspire des romans de chevalerie courtois dans les lettres écrites “ en vieux lan gage ”, des romans galants italiens ou

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espagnols dans les lettres de compliments, utilise le modèle de la fable pour métamorphoser son amie Angélique Paulet en lion ne
ou le prince d’Enghien en brochet, et endosse des identités de fantaisie, signant tour à tour “ Gustave -Adolphe, roi de Suède ”,
“ Léonard, gouverneur des lions du Maroc ”, “ le chevalier inconnu ”, etc. Pour le père Bouhours, ces “ fictions ingénieuses ”8 “ sont
pour l’esprit auta nt de spectacles divertissants, qui ne manquent point de plaire aux personnes éclairées ”.9
Pourtant, dans le premier dialogue composant La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit , Eudoxe, par la voix duquel
s’exprime l’auteur, soutient que les véritables “ ouvrages d’esprit ” ne sauraient s’écarter du vrai et composer avec le faux. Lorsqu’il
évoque certaines lettres de Voiture, il doit consentir quelques réserves :
Si j’osois condamne r Voiture, repartit Eudoxe ; je dirois qu’en ces deux rencontres, il s’oublie un peu, & sort du caractère du
véritable esprit […] 10
Toutefois, il ajoute ensuite :
[…] mais j’aime mieux dire qu ’il se joûë agréablement de son sujet ; & que les Lettres galantes ne demandent pas une vérité
si austère que des Epitres dédicatoires, qui sont d’elles mesmes graves & sérieuses 11.
En refusan t de “ condamner Voiture ”, le père Bouhours indique que ses lettres s’écartent des modèles traditionnels du discours
épistolaire. Elles établissent le modèle nouveau et original des “ Lettres galantes ”. En réalité, la lettre galante n’est pas seulement
affranchie des conventions habituelles ; elle édifie des règles nouvelles que Madeleine de Scudéry énonce dans la conversation
intitulée De la manière d’écrire des lettres :
C’est proprement en celles -là [les lettres galantes] où l’esprit doit avoir toute s on étendue ; où l’imagination a la liberté de
se jouer, et où le jugement ne paraît pas si sévère qu’on ne puisse quelquefois mêler d’agréables folies parmi les choses les
plus sérieuses 12.
La lettre galante se caractérise par sa “ liberté ”, mais elle “ doit ” néanmoins respecter un principe qui recouvre un procédé
stylistique : l’alliance d’ “ agréables folies ” et des “ choses sérieuses ”. C’est précisément ce que fait Voiture en introduisant des
“ fictions ingénieuses ” dans des discours possédant une valeur référentielle.
Dans la lettre à mademoiselle de Bourbon 13 où il pastiche le genre du conte, il rapporte le “ supplice ” qui lui a été infligé pour avoir
manqué à sa mission de divertir la petite fille qui était malade. Les dames de Rambouillet l’ont condamné à être “ berné ” :
J’eus beau crier et me défendre, la couverture fut apportée, et quatre des plus forts hommes du monde furent choisis pour cela 14.
Le discours suit une logique d’amplification mise au service du merveilleux :
A tous coups ils me perdoient de vue et m’envoyoient plus haut que les aigles ne peu vent monter. Je vis les montagnes abaissées
au-dessous de moi, je vis les vents et les nuées cheminer dessous mes pieds, je découvris des pays que je n’avois point imaginés 15.
Et Voiture émail le son récit de péripéties :
Mais il survint un plus dangereux accident : le dernier coup qu’ils me jetèrent en l’air je me trouvai dans une troupe de
grues […]. Aussitôt elles vinrent fondre sur moi à grands coups de bec, et d’une telle violence, que je c rus être percé de cent
coups de poignards ; et une d’elles qui m’avoit pris par la jambe, me poursuivit si opiniâtrément qu’elle ne me laissa point
que je ne fusse dans la couverture 16.
De plu s, en alliant des registres différents, il séduit des lecteurs variés. Il côtoie le registre galant par un compliment témoignant
que, s’il peut échouer à divertir une enfant, il ne saurait faillir à sa réputation de galant homme :
Mais parmi tant d’objets différents qui en même temps frappèrent mes yeux, il y en eut un qui, pour quelques moments,
m’ôta de crainte et me toucha d’un véritable plaisir ; c’est, mademoiselle, qu’ayant voulu regarder vers le Piémont […] je
vous vis dans Lyon que vous passiez la S aône. Au moins, je vis sur l’eau une grande lumière et beaucoup de rayons à
l’entour du plus beau visage du monde 17.
Et il glisse vers le badinage par un trait d’esprit destiné non à l’enfant, mais aux adultes :
Ce que je vous puis dire, mademoiselle, c’est que jamais personne ne fût si haut que moi, et que je ne croyois pas que la
fortune me dût jamais tant élever 18.
Voiture s’éca rte autant que possible, dans cette lettre, du vrai et du réel. Cependant, la visée de son discours exige qu’il renonce à
une “ vérité […] austère ”19 pour divertir mademoiselle de Bourbon et réparer son précédent échec.
Dans les lettres adressées au comte de Saint -Aignant, au comte de Guiche et à Arnauld de Corbeville, il allie des éléments encore
plus hétérogènes puisqu’il évoque des événements politiques et historiques contemporains en pasti chant les romans de chevalerie
médiévaux. Un trucage du cadre énonciatif métamorphose ses correspondants en héros de romans : Voiture s’adresse, sous le nom
de “ chevalier inconnu ”, au comte de Guiche et à Arnauld de Corbeville rebaptisés “ comte Guicheus […] et dom Arnaldus ”, et au
comte de Saint -Aignant nommé “ très-gentil, très -preux et très -noble chevalier de l’Isle Invisible ” parce qu’il est prisonnier à la
Bastille 20. Il récupère le re gistre merveilleux dans lequel se situent ces romans anciens en déclarant par exemple que si le comte de
Saint -Aignant est embastillé, c’est qu’il est victime d’un “ enchantement ” :
Ce m’aid’Dieux, beau sire, cettuy est le plus fier enchantement dont j’ou ïs oncques parler, et qui plus fait à douter. Planté
de preud’hommes y a qui moult ont grand talent de vous aider en cette vostre besogne 21.

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Mais surtout, Voiture travestit son langage en empr untant aux chansons de geste le lexique des armes et du combat et en
employant des tournures syntaxiques archaïques :
Aussi bien, quand je me ramentois comme estes sur le point de ferir sur ennemis, et de vous parmi eux mesler, si qu’à
toute heure il m’es t avis que d’icy j’oy la noise de la bataille, le hennir des chevaux, le froissis des lances, le chapelis des
armes, et le martelis des espées, je me hontoye moult durement à par moy, et me tiens à honny et mécréant, quand je ne
puis en celle achoison estr e près de vous […] 22.
Enfin, il va jusqu’à réécrire l’Histoire elle -même. Pour raconter la reprise par les armées françaises de la ville de Cazal assiégée par
les Espagnols 23, il travestit la bataille en aventure chevaleresque. L’assaillant, le prince Thomas de Savoie, est présenté comme “ un
géant dépiteux et felon ” et la ville de Cazal est devenue :
[…] une damoiselle qui Cazali e est nommée, moult prisée et cherie de ceux du païs, et de maints grands seigneurs
d’étranges terres desirée, comme celle qui est de moult beau viaire et bien adressée de tous ses membres, avenant et de si
plaisant regard, que c’est un déduit à regarder 24.
Voiture éclaire les enjeux de l’entreprise militaire en transposant la politique internationale dans le domaine amoureux :
[…] le soudan des Ibériens […] pieça de longtemps la convoitoit p our la mettre en servage, et lui tollir son honneur, ainsi
qu’il a fait de mainte autre que le geant a mise en sa baillie, dont il a pris les unes à vive force, et plusieurs autres par barrat
et mal engin : car de telles damoiselles convoiteux est le souda n à demesure, si que l’en dit que toutes les desire, et
oncques n’en pourroit estre assouvy 25.
Du côté français, le “ chevalier faé aux vermeilles connoissances ” et “ l’invincible chevalier qui porte d’azur à trois fleurs d’or ”26,
occupés sur le front de Flandres, ne peuvent intervenir personnellement. Ils dépêchent le gouverneur du Piémont, “ Harcuriel des
Isles Périlleuses ”27. L’Histoire, pour cette fois, cède aux exigences du roman, “ au desfinement, la desconfiture tourna sur les
gloutons ”. Voiture allie réel et fiction, sérieux et plaisant, associant l’idéalis ation propre au roman de chevalerie aux événements
historiquement datés de la guerre de Trente Ans.
Mais ses romans favoris sont les œuvres composées par les Italiens ou les Espagnols qui, elles aussi, mêlent aventures
chevaleresques et amoureuses. Il s’en inspire pour renouveler l’expression du compliment dans deux lettres restées célèbres. Celle
que, âgé d’environ vingt -cinq ans, il a fait imprimer au début d’un exemplaire du Roland furieux de l’Arioste offert à madame de
Saintot 28 lui a valu d’être introduit et à l’introduire à l’hôtel de Rambouillet et l’a rendu célèbre dans les ruelles. Jouant sur la
polysémie du nom Roland qui renvoie au roman ainsi qu’à son héros éponyme, Voiture délègue à ce dernier le soin de présenter ses
hommages à la dame. Il annonce “ la plus belle aventure que Roland ait jamais eue ” sans préciser s’il s’agit de celle que raconte le
livre ou de sa rencontre avec madame de Saintot :
Madame, voici, sans doute, la plus belle aventure que Roland ait jamais eue, et lorsqu’il défendoit seul la couronne de
Charlemagne, et qu’il arrachoit les sceptres des mains des rois, il ne faisoit rien de si glorieux pour lui qu’à cette heure qu’il
a l’honneur de baiser les vôtres 29.
Il joue de la même façon sur la polysémie du mot “ fables ” et du nom Amadis dans la lettre au duc de Bellegarde 30 accompagnant
un exemplaire de l’ Amadis de Gaule :
Monseigneur, en une saison où l’histoire est si brouillée, j’ai cru que je pouvois vous envoyer des fables, et qu’en un lieu où
vous ne songez qu’à vous délasser l’esprit, vous pourriez accorder à l’entretien d’Amadis quel ques -unes de ces heures que
vous donnez aux gentilshommes de votre province 31.
L’alliance du réel et de la fiction, de la lettre et du roman est justifiée par la personnalité du duc de Bellega rde qui, comme les héros
de ces romans, s’est distingué par les armes et par ses conquêtes amoureuses. C’est pour cette raison que Voiture le présente
comme un modèle exemplaire de “ la vraie galanterie ” :
Vous avez su avoir des rois pour rivaux sans les avoir pour ennemis, et posséder en même temps leur faveur et celle de
leurs maîtresses 32 ; et en un siècle où la discrétion, la civilité et la vraie galanterie étoient bannies de cette cour, v ous les
avez retirées en vous […] 33.
Il confirme ainsi que l’alliance d’éléments différents constitue une caractéristique majeure de la galanterie, aussi bien au plan social
qu’au plan littéra ire et stylistique. De plus, l’entrelacement du réel et de la fiction autorise à formuler des compliments
dithyrambiques. Madame de Saintot est assimilée par analogie à une héroïne de roman :
Et certes elle [Angélique 34] seroit au -delà de tout ce qu’Arioste nous en jamais dit, s’il [Roland] ne reconnoissait l’avantage
que vous avez sur cette dame, et n’avouoit que si elle étoit mis auprès de vous, elle auroit recours, avec plus de besoin que
jamais, à la force de son anneau 35.
Et le duc de Bellegarde est présenté comme le parangon de la chevalerie :
En effet, monseigneur, vous avez fait voir à la France un Roger plus aimable et plus accompli que celui de Grèce et que celui
de l’Arioste ; et sans armes enchantées, sans les secours d’Alquife ni d’Urgande, et sans autres charmes que ceux de votre
personne, vous avec eu dans la guerre et dans l’amour les plus heureux succès qui s’y peuve nt souhaiter 36.

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Paradoxalement, les compliments formulés par Voiture peuvent sembler plus “ vrais ” que ceux qui apparaissent dans les discours
encomiastiques traditionnels car le détour par l a fiction leur offre un caractère plaisant qui “ tempère ”37 ce qu’ils ont d’excessif.
C’est ce que Voiture affirme à la fin de la lettre à madame de Saintot :
[…] il est, ce me semble, bien j uste, puisque je lui donne moyen de vous entretenir de ses passions, qu’il vous raconte
quelque chose des miennes ; et que parmi tant de fables, il vous dise quelques vérités 38.
Les préfaces e t les épîtres dédicatoires, au XVIIe siècle, confondent souvent leurs destinataires avec les héros ou héroïnes des
ouvrages qu’elles introduisent. Mais Voiture s’en distingue en faisant de cet usage une sorte de jeu mondain. Le jeu littérai re du
pastiche d énonce en même temps qu’il redouble le jeu social consistant à faire l’éloge des dames et des Grands. C’est là, selon le
père Bouhours et Madeleine de Scudéry, une des caractéristiques majeures des lettres galantes où l’on “ se joûë agréablement de
son suj et ”, dit le premier, “ où l’imagination a la liberté de se jouer ”, déclare la seconde. Par leur caractère ludique, les fictions de
Voiture peuvent même s’autoriser à côtoyer la raillerie.
La gaieté et le jeu
Le nom de Voiture demeure associé à la traditi on du badinage marotique qu’il a remis en vogue. Mais, tout en réactivant une
tradition ancienne, Voiture reste ancré dans l’esprit de son époque car ce que l’on nomme couramment “ badinage ” est, au XVIIe
siècle, la forme galante du burlesque. Il ne s’agi t pas de cette “ forme de protestation et d’insurrection par l’écriture ” 39 qui se
développe dans la seconde moitié du siècle sous l’égide de Scarron, mais d’une forme ludique du burlesque co nsistant à prendre de
la distance par rapport aux normes sociales et littéraires. Or, dans les discours adressés aux Grands ou aux dames, les ficti ons
inventées par Voiture révèlent que c’est un jeu de transgresser les conventions imposées par l’étiquette ou les codes de la
politesse mondaine.
Il s’amuse, par exemple, à transposer l’univers de ses familiers dans celui des animaux. La célèbre lettre de la Carpe au Bro chet est
d’ailleurs inspirée d’un jeu mondain organisé autour du duc d’Enghien, futur Grand Condé, dans lequel chaque participant figurait
un poisson. Après un des succès militaires du duc, Voiture, pour l’en féliciter, lui adresse une lettre dans laquelle le duc conserve son
rôle de Brochet, Voiture celui de la Carpe, tandis que les événements de la campagne militaire sur le Rhin sont transposés dans
l’univers des poissons. Voiture enfreint les règles du discours encomiastique en donnant au duc d’Enghien, prince du sang et héros
de la bataille de Rocroi, l’apparence d’un vulgaire poisson et en s ’adressant à lui sans façons. La lettre commence par une
interpellation familière et des compliments qui contrastent éminemment avec le style de l’éloge officiel :
Eh ! bonjour mon compère le Brochet ! bonjour mon compère le Brochet !Je m’étois toujours bi en douté que les eaux du
Rhin ne vous arrêteroient pas ; et connoissant votre force et combien vous aimez à nager en grande eau, j’avois bien cru
que celles -là ne vous feroient point de peur, et que vous les passeriez aussi glorieusement que vous avez ache vé tant
d’autres aventures 40.
Voiture abaisse encore le registre de la lettre en passant des images piscicoles aux métaphores culinaires :
Quoique vous ayez été excellent jusqu’ici à toutes le s sauces où l’on vous a mis, il faut avouer que la sauce d’Allemagne
vous donne un grand goût et que les lauriers qui y entrent vous relèvent merveilleusement 41.
Il se fait même irrévérencieux en traitant les enjeux de politique internationale comme une affaire de “ gros poissons ” :
[quelques macreuses] […] nous dirent que les gros poissons, lesquels, comme vous savez, mangent les petits, avoient peur
que vous ne fissiez d’eux, comme ils font des autres […]. A dire le vrai, mon compère, vous êtes un terrible Brochet ! […] et
si vous continuez comme vous avez commencé, vous avalerez la mer et les poissons 42.
Les jeux de mots qu’il g lisse, sous couvert de la transposition du monde politique dans celui des poissons, ont des connotations
audacieuses. Dans le contexte des rivalités entre les princes du sang qui annonce la Fronde, le duc d’Enghien apparaît presqu e
comme un ambitieux assoi ffé de gloire et de pouvoir. A cet égard, la métaphore de Voiture apparaît prémonitoire. Reste que le
modèle traditionnel du discours encomiastique ressort passablement gauchi de cette fiction burlesque.
Voiture subvertit également les codes du discours a dressé aux dames dans des lettres où il crée de nouvelles fictions sur le modèle
de la fable pour revisiter le discours amoureux. Il profite d’un passage à Ceuta, après un séjour en Espagne, pour imaginer u ne
fiction dans le goût africain. Jouant sur le su rnom de “ lionne ” donné à son amie Angélique Paulet par les familiers de l’hôtel de
Rambouillet, il s’amuse à employer le mot au sens littéral et attribue à la jeune femme une généalogie léonine :
Après cela, mademoiselle, je n’aurai plus rien à faire ici , que d’aller voir vos parents 43, à qui je veux parler de ce mariage,
qui a fait autrefois tant de bruit, et tâcher d’avoir leur consentement, afin que personne ne s’y oppose plus. A ce que
j’entends, ce sont gens peu accostables. J’aurai de la peine à les trouver. On m’a dit qu’ils doivent être au fond de la Libye,
et que les lions de cette côte sont moins nobles et moins grands 44.
Le badinage repose sur l’ambiguïté entretenue entre sens littéral et sens figuré, sérieux et plaisanterie. Voiture feint de r evenir au
sérieux et d’évoquer de véritables lions qu’il aurait pu apercevoir à Ceuta :
Tout de bon, on en donne ici des lions pour trois écus qui sont les plus jolis du monde : en se jouant, ils emportent un bras
ou une main à une personne […] 45.
Mais il ajoute :
[…] je vous les enverrai par le premier vaisseau qui par tira, et plût à Dieu que je pusse aller avec eux me mettre à vos pieds !46

49
Poursuivant la fable d’une lettre à l’autre, il joint à la suivante… plusieurs lions de cire rouge. Ce qui était jeu de mots devient alors une
véritable fable dans laquelle Voiture pastiche aussi le style de ce que l’on nommerait aujourd’hui le roman d’espionnage poli tique :
Mademoiselle, ce lion ayant été contraint, pour quelques raisons d’Etat, de sortir de Libye avec toute sa famille et
quelques -uns de ses amis, j’ai cru qu’il n’y avoit point de lieu au monde où il se pût retirer si dignement qu’auprès de vous,
et que son malheur lui sera heureux en quelque sorte, s’il lui donne occasion de connoître une si rare person ne47.
Mais il se sert surtout de cette fiction pour formuler un discours galant tout en tournant en dérision les topoï de la poésie
pétrarquiste. Jouant à se dissimuler derrière la signature “ Voiture l’Africain ” ou “ Léonard, gouverneur des lions du Maroc ”, il
abandonne la déférence exigée par un discours adressé à une dame, précisant :
[…] l’air de ce pays m’a déjà donné je ne sais quoi de félon, qui fait que je vous crains moins, et quand je traiterai désormais
avec vous, faites état que ce sera de Turc à More 48.
Ainsi dénonce -t-il la “ cruauté ” de la jeune femme :
[…] j’envoie dès demain des cartels aux Mores de Maroc et de F ez, où je m’offre à soutenir que l’Afrique n’a jamais rien
produit de plus rare, ni de plus cruel que vous 49.
Cependant, l’assimilation plaisante d’Angélique Paulet à une lionne lui permet de revisiter l’image de la “ cruelle ” en superposant
ironiquement le sens littéral et le sens figuré de l’adjectif substantivé :
Si vous voulez leur apprendre l’invention de se cacher sous une forme humaine, vous leur ferez une faveur signalée : car
par ce m oyen, ils pourroient faire beaucoup plus de mal et plus impunément. […] Au moins sais -je bien qu’ils ne verront
rien auprès de vous qui leur puisse radoucir ou rabaisser le cœur, et qu’ils y seront aussi bien nourris que s’ils étoient da ns
leur plus sombre forêt d’Afrique 50.
Le discours repose donc sur un double détournement burlesque : Voiture représente Angélique Paulet comme une lionne par
référence non à son physique, mais à son caractère e t à son attitude à l’égard des amants, et souligne ainsi sa “ cruauté ” en
employant le terme au sens littéral et non au figuré comme dans la poésie pétrarquiste. Le discours glisse de l’éloge à la ra illerie,
mais son originalité et son caractère plaisant indiquent assez que c’est un jeu de métamorphoser la jeune femme en lionne. La
raillerie ne saurait donc être prise au sérieux. Au contraire, le détour par la fiction qui égratigne les codes du discours a moureux
séduit la destinataire de la lettre en la su rprenant et en l’amusant.
Voiture a ainsi inventé de nombreuses fictions qui ne sont pas systématiquement déplacées dans l’univers des animaux, mais
contrastent toujours avec les discours inspirés du style pétrarquiste. Le père Bouhours cite comme modèle exemplaire de ces
“ fictions ingénieuses ” la lettre à mademoiselle de Rambouillet que Voiture signe “ Gustave -Adolphe ” pour faire ironiquement
référence au roi de Suède que la jeune femme admirait 51. En jouant à endosser l’identité de celui -ci, il dégrade l’image du prince
luthérien et lui prête un discours amoureux emphatique et ridicule. Bien que Voiture loue l’esprit, le cœur et les grâces de
mademoiselle de Rambouillet comme “ des biens i nfinis que personne que [lui] n’a jamais osé prétendre ”, il raille en même temps
discrètement l’admiration naïve qu’elle avait pour le chef d’armées.
Les fictions inventées par Voiture permettent à un roturier tel que lui de s’adresser à un illustre seig neur sur un ton de familiarité en
l’appelant “ compère ” et de dire des galanteries aux dames tout en raillant leurs mépris et leurs faiblesses. Mais nul doute que c’est
“ pour rire ” que Voiture feint de se montrer irrévérencieux. Son burlesque demeure galant et ne dégrade ni les œuvres antiques ni
le langage ; Voiture n’adopte pas plus le “ langage des Halles ”52 que le style ampoulé du “ burlesque retourné ”53. Les fables qu’il
raconte travestissent les modèles littéraires traditionnels tout en respectant les codes de la politesse mondaine. Voiture se
conforme ainsi à cette exigence de plaire que tous, au XVIIe siècle, ont soulig née.
Le charme des fictions de Voiture
Pour charmer les destinataires de ses lettres, Voiture tend à rapprocher le genre de la lettre de celui de la poésie en inven tant de nouvelles
fictions fondées sur une imitation du style de la poésie pétrarquiste. Da ns une lettre au cardinal de la Valette, il exalte la beauté de
mademoiselle de Bourbon à travers une rhétorique pleine d’emphase qui paraît d’abord conférer au discours un aspect très affé té :
Elle a des yeux dans lesquels il semble que toute la lumière d u monde soit renfermée, un teint qui obscurcit toutes choses,
une bouche que toutes celles du monde ne sauroient assez louer, pleine de traits et de charmes, et qui ne s’ouvre et ne se
ferme jamais qu’avec esprit et jugement 54.
Mais ce préambule est chargé d’introduire une métaphore filée qui, en assimilant plaisamment la jeune fille à une voleuse,
transforme le discours en une nouvelle fiction :
Selon que je la viens de dépeindre, vous jugere z bien que c'est une beauté fort différente de celle de la reine Epicharis.
Mais si elle n'est pas si égyptienne qu'elle, elle ne laisse pas d'être pour le moins aussi voleuse. Dès sa première enfance,
elle vola la blancheur à la neige et à l'ivoire, et au x perles l'éclat et la netteté. Elle prit la beauté et la lumière des astres, et
encore, il ne se passe guère de jours qu'elle ne dérobe quelque rayon au soleil, et qu'elle ne s'en pare à la vue de tout le
monde. Dernièrement, en une assemblée qui se fit a u Louvre, elle ôta la grâce et le lustre à toutes les dames et aux
diamants qui la couvroient ; elle n'épargna pas même les pierreries de la couronne sur la tête de la Reine, et elle en sut
enlever ce qui y étoit de plus brillant et de plus beau 55.

50
Voiture fait allusion, en parlant de la “ reine Epicharis ”, à une personnalité de la société mondaine : mademoiselle du Pré, cousine
de l’abbé Arnauld, s’était proclamée reine d’un ordre de chevaler ie qu’elle avait institué et nommé l’ordre des Egyptiens parce que
l’on ne pouvait y être admis sans avoir fait un larcin galant 56. L’allusion est l’indice qui fait basculer le discours dans u n espace
ludique où les repères de la réalité sont relayés par ceux de la fiction. A partir de la métaphore de la voleuse, Voiture cré e une
courte fable ancrée dans le merveilleux. De même que madame de Saintot avait été métamorphosée en héroïne de roman e t
Angélique Paulet en lionne cachée sous une forme humaine, Mademoiselle de Bourbon est traitée comme un personnage de conte
de fées. Mais le recours à la fiction rompt avec le sérieux et “ tempère ” ainsi la valeur hyperbolique des compliments.
“ […][C]’e st l’air de gayeté dont cela se dit qui sauve ce que la pensée a en apparence de faux et d’outré ”57, déclare le père
Bouhours à propos de ce passage, témoignant même à son insu de l’efficacit é du charme employé par Voiture car il renchérit sur
“ ce que la pensée a […] de faux ” en ajoutant :
[…] car enfin il étoit vray dans le fonds que Mademoiselle de Bourbon effaçoit tout ce qu’il y avoit de beau à la Cour ; et ce
vol qu’on luy attribuë n’es t qu’un tour ingénieux, pour dire la chose agréablement 58.
En utilisant dans la prose des procédés rhétoriques qui d’ordinaire ne s’emploient que dans la poésie, Voiture transpose dans le cadr e
de la lettre familière l’esprit galant qui régnait à l’hôtel de Rambouillet et distingue la chambre bleue d’Arthénice des salons qui se
développent par la suite. Dans l’entourage de la marquise de Rambouillet, composé de la fine fleur de l’aristocratie e t des meilleurs
poètes de cette génération, tout était prétexte à transformer les menus événements de la vie quotidienne en divertissements. Voiture
raconte par exemple dans une autre lettre au cardinal de la Valette une soirée offerte par madame du Vigean dans sa propriété de La
Barre en l’honneur de la princesse de Condé. Il s’ingénie à accorder son style au sujet : les familiers du cercle de Rambouillet ayant
inventé des surprises pleines de charme pour changer cette soirée en véritable fête, il sublime à son tour la soirée dans le récit qu’il en
fait. La petite société avait prémédité de surprendre la princesse, lorsqu’elle découvrirait le domaine, par des statues viva ntes
disposées autour d’une fontaine. Voiture rehausse la beauté des statues avec force superlatifs et métaphores :
Quand nous nous en fûmes approchés [de la fontaine], nous découvrîmes dans une niche qui étoit dans une palissade, une
Diane à l’âge de onze ou douze ans, et plus belle que les forêts de Grèce et de Thessalie ne l’avoient jamai s vue. Elle portoit
son arc et ses flèches dans ses yeux, et avoit tous les rayons de son frère à l’entour d’elle. Dans une autre niche auprès étoit
une de ses nymphes, assez belle et assez gentille pour être une de sa suite 59.
Mais il s’agit d’un divertissement galant , destiné à amuser la princesse, et non à l’impressionner ; aussi Voiture ajoute -t-il un mot
d’esprit qui souligne le caractère ludique de cette surprise et ramène son discours da ns un registre plaisant :
Ceux qui ne croient pas les fables, crurent que c’étoit mademoiselle de Bourbon et la pucelle Priande 60. Et à la vérité elles
leur ressembloient extrêmement 61.
Voiture puise dans le fonds des images pétrarquistes pour évoquer “ une table qui sembloit avoir été servie par les fées ”, ou “ une
chambre si bien éclairée, qu’il sembloit que le jour qui n’étoit plus dessus la terre s’y fût retiré tout entier ”. Il n’épargne pas les
hyperboles pour dépeindre le feu d’artifice final :
[…] et l’on vit sortir du grand bois qui étoit à trois cents pas de la maison un tel nombre de feux d’artifice, qu’il sembloi t que
toutes les branches et les troncs des arbres se convertissent en fusées ; que toutes les étoiles du ciel tombassent, et que la
sphère du feu voulut prendre la place de la moyenne région de l’air 62.
Mais il désamorce systématiquement la pompe de ces images en glissant dans un burlesque léger et dévoile l’envers des procédé s
qu’il emploie en tournant la rhétorique en dérision :
Ce sont, monseigneur, trois hyperboles, lesquelles appréciées et rédui tes à la juste valeur des choses valent trois douzaines de fusées.
La rhétorique est mise au service de l’évocation du feu d’artifice aussi bien que des potages :
Ceci, monseigneur, est un endroit de l’aventure qui ne se peut décrire. Et certes, il n’y a p oint de couleurs ni de figures en la
rhétorique qui puissent représenter six potages, qui d’abord se présentèrent à nos yeux 63.
Et Voiture fait preuve d’autodérision en frayant cette fois avec le “ burlesque retourné ” :
Cela y fut particulièrement remarquable, que n’y ayant que des déesses à table et deux demi -dieux, à savoir M.
Chaudebonne et moi, tout le monde y mangea, ne plus ne moins que si c’eussent été des personnes mortelles 64.
Les lettres comme celle -ci basculent dans la fiction sans faire référence à des ouvrages ou des héros romanesques, mais par le
caractère hyperbolique des compliments et des représentations qui s’ente nd comme une référence tacite et surtout amusée à la
poésie pétrarquiste. Le père Bouhours souligne cette confusion du discours épistolaire et du discours poétique que produisent
certaines fictions de Voiture et y voit l’empreinte de ce qu’il nomme le styl e “ agréable ”65 :
La fiction, ou quelque chose d’un peu poétique, rend les pensées très -agréables dans la prose 66.
En parlant d e “ quelque chose d’un peu poétique ”, le père Bouhours propose une analyse bien imprécise, mais c’est à dessein
puisqu’il se veut galant, lui aussi. De même, Voiture entretient le flou en se situant dans un espace intermédiaire entre reg istre de la
prose et registre poétique, sérieux et badinage. Les fictions inspirées du style de la poésie pétrarquiste reflètent l’esprit enjou é et
délicat que cultivait la société de l’hôtel de Rambouillet : elles transfigurent les relations familières, la réalité ordinair e, et leur
tonalité plaisante présente la grisaille quotidienne sous le jour d’un inépuisable divertissement.

51
Les “ fictions ingénieuses ” qui associent la lettre familière au style du roman, du conte, de la fable ou de la poésie amoureuse ne
donnent à voi r qu’un échantillon de toutes celles qui apparaissent dans la correspondance de Voiture. Il fonde les fables qu’il
invente sur des motifs très divers : celui de la guerre, pour engager à la prudence ses amis partis livrer bataille en leur rappelant que
le secret des armes enchantées s’est perdu, celui du voyage, pour changer ses périples en autant d’aventures, et même celui de s a
propre mort qu’il dépeint dans plusieurs lettres avec un luxe de détails macabres pour plaisanter à propos de ses souffrances d’exilé
ou du manque des êtres chers.
Ces fictions révèlent les traits caractéristiques de son style que l’on retrouve dans toute sa correspondance. Elles possèden t toujours
une fonction ludique mais, au -delà du ton enjoué qu’elles offrent au discours famili er, elles mettent en évidence la nouveauté de
l’esthétique galante. L’alliance de genres, de registres, de tons et de styles différents est à l’origine de l’invention du “ prosimètre ”,
l’alliance des vers et de la prose, dont plusieurs œuvres de Sarasin e t de La Fontaine tirent leur originalité. L’imitation du style de la
poésie pétrarquiste et l’idéalisation des individus appartenant au cercle des familiers offrent aux romans de Madeleine de Sc udéry
l’“ air galant ” qui les singularise. La vogue de l’esth étique galante s’est surtout développée à partir de 1650, après la mort de Voiture.
Mais il apparaît comme son principal instigateur : l’ “ air de gaieté ”, la fantaisie et l’audace qui ont plu dans ses lettres constituent les
traits distinctifs de l’esthé tique à laquelle d’autres, après lui, ont offert un soubassement théorique et de nouvelles illustrations. Enfin,
c’est Voiture qui a montré comment, en étant roturier et fils d’un marchand de vin, on pouvait rompre avec les codes de l’éch ange avec
les Gran ds sans cesser de leur témoigner de la déférence. Cette attitude, comprise et imitée avec talent par les protégés de Fouquet,
servira d’ambassadrice à cette nouvelle catégorie de gens de Lettres issus de la petite noblesse ou de la bourgeoisie.

Notes de b as de page numériques
1 Gustave Lanson, Histoire de la littérature française , éd. de 1895 remaniée et complétée pour la période 1850 -1950 par Paul
Tuffrau, Hachette, Paris, 1960, IVe partie , livre I, chap. II, p. 366.
2 Alain Viala (dir.), Emmanuelle Mortgat, Claudine Nédélec, avec la collaboration de Marina Jean, L’Esthétique galante : Paul
Pellisson, Discours sur les œuvres de Monsieur Sarasin (et autres textes) , Toulouse, Société de Littératures classiques, 1989
3 Voir notamment Jean -Michel Pelous, Amour précieux, amour galant (1654 -1675), Essai sur la repré sentation de l’amour dans la
littérature et la société mondaines , Paris, Klincksieck, 1980 ; Alain Génetiot, Poétique du Loisir mondain de Voiture à La Fontaine ,
Paris, Champion, coll. “ Lumière classique ”, 1997 et Delphine Denis, Le Parnasse galant, inst itution d’une catégorie littéraire au XVIIe
siècle , Paris, Champion, coll. “ Lumière classique ”, 2001.
4 Voir Eloge de Voiture par son neveu Martin Pinchêne in Œuvres de Voiture, éd. A. U bicini, 1855, reprint Genève, Slatkine, 1967, 2
vol, t. I, p. 8 et Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes , éd. Georges Mongrédien, Paris, Garnier, coll. “ Classiques ”, 1901, 8 vol., t.
III, CXII, “ Voiture ”, p. 29.
5 Vincent Voiture, Œuvres , Paris, Augustin Courbé, 1650, précédé d’une épître dédicatoire et d’un avis au lecteur rédigés par Martin
Pinchêne, neveu de l’auteur et éditeur de l’œuvre.
6 Voir Delphine Denis, introduction à De l’Air galant et autres conversations , Op. cit. , p. 47.
7 Père Dominique Bouhours, La Manière de bien penser dans les ouvrag es d’esprit , (1ère éd. chez Florentin Delaulne, Paris 1687), texte
reproduit, introduction et notes de Suzanne Guellouz, Toulouse, Société de Littératures classiques, 1998, voir p. 138 -139 et p. 145.
8 Ibid. , p. 139.
9 Ibid. , p. 145.
10 Ibid., p. 65, à propos des lettres de Voiture adressées à madame de Saint ot et au duc de Bellegarde, éd. A. Ubicini, Op. cit. , t. I, p. 17 et 31.
11 Ibid.
12 Madeleine de Scudéry, De la Manière d’écrire des lettres , in Clélie , repris dans De l’Air galant et autres conversations, 1653 -1684 ,
édition critique établie par Delphine Denis, Paris, coll. “ Sources classiques ”, Champion, 1998, p. 154.
13 Anne -Geneviève de Bourbon (1619 -1679), fille du Prince de Condé et de Charlotte -Marguerite de Montmorency, future duchesse
de Longueville. Elle était âgée de onze ans lorsque Voiture écrit cette lettre.
14 Voiture, Œuvres , éd. établie par Alexandre Ubicini, 2 vol., (1855), Slatkine reprints, Genève, 1967, t. I, lettre n° 9, 1630, p. 40.
15 Ibid. , t. I, p . 41.
16 Ibid. , t. I, p. 42.
17 Ibid. , t. I, p. 41.
18 Ibid. , t. I, p. 40.
19 Père Dominique Bouhours, voir Supra.
20 Prisonnier pour n’avoir pas rejoint assez tôt, avec so n régiment, l’armée de M. de Feuquières qui fut défaite à Thionville.
21 Lettre au comte de Saint -Aignant, Ibid. , t. II, (lettre non -datée), p. 257.
22 Lettre au comte de Guiche, au comte de Saint -Aignant et à Arnauld de Corbeville, Ibid. , t. II, mai 1641, p. 260 -261.
23 Cazale Monferrato , ancienne capitale du Montferrat, dans la Valteline, a toujours été une des places fortes les plus disputées de
l’Italie septentrionale à cause de sa position stratégique sur le Pô, entre le Milanais et le Piémont. La ville fut d’abord a ttaquée en
1629 -1630 par Charles -Emma nuel de Savoie, mais Cazal et le Montferrat sont donnés aux Gonzague, ducs de Mantoue et protégés
du roi de France, lors du traité de Cherasco (16 juin 1631). Voiture fait allusion à une seconde attaque menée en avril 1640 sur les
ordres du roi Philippe II par les troupes espagnoles. La Tour, gouverneur de la ville, réussit à alerter le comte d'Harcourt, général des
forces françaises en Piémont, et, malgré le manque de munitions et de vivres, il tient jusqu’au 29, jour où le secours arrive . Harcourt
attaque l’armée espagnole avec une témérité infinie, car celle -ci dispose d’une supériorité numérique écrasante. C’est une victoire
complète pour les Français. Outre le généralissime, Turenne et La Mothe -Houdancourt y brillent.
24 Ibid. , t. II, p. 265.
25 Ibid.
26 Le cardinal de Richelieu et Louis XIII.

52
27 Le comte d’Harcourt, général des forces françaises en Piémont.
28 Marguerite de Saintot, née Vion, sœur du poète Vion d’Alibray .
29 Ibid. , t. I, lettre n° 1, antérieure à 1625, p. 17.
30 Roger de Saint -Lary, duc de Bellegarde, pair et grand écuyer de France, gouverneur de Bourgogne, exilé à Saint -Fargeau par le
cardinal de Richelieu.
31 Ibid. , t. I, lettre n° 5, 1627, p. 31.
32 Les amours du duc de Bellegarde avec Gabrielle d’Estrées, maîtresse de Henri IV, et Anne d’Autriche, épouse de Louis XIII, ét aient connues.
33 Ibid. , t. I, p. 32 -33.
34 Héroïne du Roland furieux qui possède un anneau magique.
35 Ibid. , t. I, lettre n° 1, p. 18.
36 Ibid. , t. I, lettre n° 5, p. 32.
37 Terme employé par plusieurs auteurs. La Fontaine, par exemple, qui recherche “ un juste tempérament ” entre “ quelque chose
de galant ” et “ quelque chose d’héroïque et de relevé ” dans Les Amours de Psyché et de Cupidon , préface de l’auteur, Œuvres
complètes , éd. Jean Marmier, Paris, coll. “ L’Intégrale ”, Le Seuil, 1965, p. 404.
38 Ibid. , t. I, lettre n° 1, p. 19.
39 Giovanni Dotoli, “ Pour une définition du Burlesque ”, Op. cit. , p. 343.
40 Voiture, Op. cit. , t. I, lettre n° 155, novembre 1643, p. 401.
41 Ibid. , t. I, p. 402.
42 Ibid., t. I, p. 404.
43 En italiques dans le texte.
44 Ibid. , t. I, lettre n° 53, de Ceuta, 7 août 1633, p. 162.
45 Ibid. , t. I, p. 163.
46 Ibid.
47 Ibid. , t. I, lettre n° 54, même date, p. 167.
48 Ibid. , t. I, lettre n° 53, p. 162.
49 Ibid. , t. I, p. 162.
50 Ibid. , t. I, lettre n° 54, p. 168.
51 Ibid. , t. I, lettre n° 22, mars 1632, p. 73 -75.
52 Boileau, Art poétique , Op. cit. , Chant I, v. 84, p. 89.
53 Charles Perrault, Parallèle des anciens et des modernes en ce qui regarde les arts et les sciences , Genève, Slatkine, 1971, p . 275.
54 Voiture, Op. cit. , t. I, lettre n° 87, de Paris, décembre 1635, Op. cit. , t. I, p. 258. Selon A. Ubicini, le cardinal de la Valette “ devint
aussi amoureux [de mademoiselle de Bo urbon] qu’il l’avait été de sa mère [la princesse de Conti] ”, voir p. 258, note n° 2.
55 Ibid. , t. I, p. 258 -259.
56 Au XVIIe siècle, le terme “ égyptien/ égyptienne ” s’employait pour désigner les bohémiens.
57 Père Dominique Bouhours, Op. cit. , p. 145.
58 Ibid.
59 Ibid. , t. I, lettre n° 10, p. 46 -47.
60 Mademoiselle Aubry.
61 Ibid.
62 Ibid. , t. I, p. 50.
63 Ibid. , t. I, p. 48.
64 Ibid.
65 Père Dominique Bouhours, Op. cit. , p. 133 et 135.
66 Ibid. , p. 139.

Bibliographie
Auteurs étudiés
Bouhours, Père Dominique : La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit , Florentin Delaulne, Paris, 1687, texte reproduit,
introduction et notes de Suzanne Guellouz, 1988.
Voiture, Vincent : Œuvres, lettres et poésies , éd. Alexandre Ubicini, “ revue en partie sur le manuscrit de Conrart, corrigée et augmentée de
lettres et pièces inédites, avec le commentaire de Tallemant des Réaux ”, 1855, reprint Genève, Slatkine, 1967, 2 vol.
Articles et ouvrages critiques
Génetiot , Alain : “ Des Hommes illustres exclus du Panthéon : les poètes mondains et galants ”, in Littératures classiques , n°19,
automne 1993, pp. 215 -235.
Génetiot, Alain : Poétique du Loisir mondain de Voiture à La Fontaine , Paris, H. Champion, coll. “ Lumière classique ”, 1997.
Rollin, Sophie : Le Style de Vincent Voiture , Presses Universitaires de Saint -Etienne, publication prévue décembre 2005.
Rollin, Sophie : “ Un Faire -part de décès galant ou la rupture entre cohésion et cohérence dans une lettre de Vincen t Voiture ”, in
recueil Cohésion et cohérence , travaux de linguistique textuelle, dir. Anna Jaubert, Lyon, ENS éditions, 2005.
Rollin, Sophie : “ La Guerre en dentelles ou un regard oblique porté sur la guerre dans les lettres de Vincent Voiture ”, Actes d u
colloque Armées, Guerre et Société dans l’art et la littérature du XVIIe siècle , Nantes, 18 -20 mars 2004, à paraître.
Viala, Alain (dir.), Mortgat, Emmanuelle, Nédélec, Claudine, avec la collaboration de Jean, Marina : L’Esthétique galante : Paul
Pelliss on, Discours sur les œuvres de Monsieur Sarasin (et autres textes) , Toulouse, Société de Littératures classiques, 1989.
Viala, Alain : “ D’une Politique des formes : la galanterie ” in XVIIe Siècle n°182, janv. -mars 1994, p. 143 -151.
Viala, Alain : “ La Li ttérature galante : histoire et problématique ” in Il Seicento francese oggi. Situazione e prospettive della ricerca ,
Actes du colloque international , Monopoli, 27 -29 mai 1993, éd. par G. Dotoli, Bari -Paris, Adriatica -Nizet, 1994.

53

Antoine G IRARD , sieur de SAINT -AMANT
(1594 -1661)

Biographie

Il naquit à Rouen, dans une famille de bourgeois huguenots. Son père, qui na vigua
plusieurs années pour le compte de la reine d’Angleterre, occupa ensuite une position
importante dans le grand commerce rouennais. Nul doute qu’il n’ait eu les moyens
d’assurer à ses enfants (An toine était l’aîné de six) une solide éduca tion. Il est en tout cas
nécessaire de réviser en doute une mauvaise tradition, peut -être favorisée par certains
aveux du poète lui -même, selon laquell e il n’aurait guère étudié ; son œuvre dénote une
vaste culture, à la fois dans le domaine ancien et dans le domaine le plus moderne. Il
semble indubitable également qu’il ait eu, très jeune, l’occasion de prendre part à des
expéditions maritimes qui l’ame nèrent sur les côtes occidentales de l’Afrique et jus qu’en
Amérique. C’est vers 1619 -1620 que sa présence à Paris est certaine ; à ce moment il
s’attacha à la maison de Henri de Gondi, duc de Retz, qu’il accompagna dans son fief du pays de Retz et à Belle -Isle. Mais ses
qualités d’aimable causeur, de bon convive et de poète, sa conversion au catholicisme vers 1625 lui valurent d’autres amitiés
et protections. Il plut sur tout au comte d’Harcourt, qu’il ac compagna en mission diplomatique et aux armées. On le voit, en
1637, faire cam pagne sur mer avec lui, le long des côtes d’Espagne et d’Italie. Il est à Rome en 1633 et en 1643. Cette même
année, il ac compagne Harcourt en Angleterre. Il écrit Albin, poème héroï -comique de valeur lit téraire médiocre, mais qui
renseigne sur l’état du théâtre anglais à cette époque. En 1645 il devient secrétaire des commande ments de la reine de
Pologne ; il ne re joindra son poste qu’en 1649. Entre temps, à Paris, il hante tavernes et caba rets, mais aussi les endroits les
plus nobles : l’hôtel de Liancourt, l’hôtel de Rambouillet, et l’Académie française, dont il est, avec ses amis Boisrobert et Faret,
l’un des membres fondateurs (1634). Après son retour de Pologne (1651), son humeur voyageuse cessa ; il publia encore des
œuvres importantes, comme La Généreuse (1658) et La Lune parlante (1661); mais le temps de sa gloire était déjà loin : il
mourut dans la gêne en décembre 1661.

Œuvre

Son œuvre fut longtemps, à la suite des critiques de Boileau, négligée ou sévère ment ju gée. On n’en voyait
l’originalité que dans un cert ain nombre de poèmes réalistes : Le fromage, La vigne, Le melon, Le poète crotté, La
Crevaille. On souli gnait le mauvais goût de pièces écrites à la manière de Marino. Ces aspects contes tables de l’œuvre
en faisaient oublier les richesses. Sans aller jusqu’à la réhabilita tion, les critiques modernes, après Faguet et Remy de
Gourmont, lui assignent la place méritée : « Saint -Amant, écrit An toine Adam, est l’un des écrivains du Grand Siècle qui
ont le plus souffert d’une certaine manière d’écrire l’histoire. On a dessiné de lui une grotesque caricature, on a fait de
lui un vide -pots hilare et dé braillé. Il est au contraire un des plus vi goureux esprits de l’époque. » L’un des plus
modernes assurément. S’i l ignore le latin et le grec, il comprend l’i talien, l’espagnol, l’anglais, « le caractère des
passions, l’usage du monde ». Il joue du luth ; la peinture ne lui est pas étrangère : curieux des nouveautés, de la
science, il conte à Peiresc son voyage aux I ndes et, séjournant à Florence, s’entretient avec Galilée.
Une sensibilité romantique inspire son œuvre. Curieux des spectacles changeants de la nature, il les traduit avec des
qualités réelles de force et de pittoresque. La Soli tude est d’un coloris plus vif que celui de Théophile, Le Printemps des
environs de Paris, L’Été de Rome, L’Automne des Ca naries, L’Hiver des Alpes sont des ta bleaux pleins de couleurs. La Pluie
reste un poème vivant : longtemps désirée après les longs jours de sécheresse, elle r éjouit vignerons et laboureurs, pendant
que Thi bault, le jardinier, chemine à pas lents, tout noyé sous les larges gouttes. Et ce fils de marin aime la mer : à Belle -Isle
où il sé journe longtemps, il rêve des heures devant les flots, tantôt en quête de c oquil lages, tantôt assis sur un rocher ou
étendu sur le sable d’une plage, suivant le vol des mouettes. Ailleurs il apparaît, fumant, et méditant sur son destin :
Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé sur une cheminée,
Les yeux fixés vers terre et l’âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.
N’est -il pas moderne encore par son goût du fantastique, de « la délicieuse hor reur » chère à certains poètes de son
siècle ? Sa solitude, la nuit, l’effraye, le mystère s’y mêle a u réel : des loups -garous hurlent dans le cimetière, un chien
se plaint dans la rue. Il décrit, au haut d’un rocher dominant les flots, un vieux châ teau ruiné, abandonné, où grouillent
limaces et crapauds, couleuvres et hiboux : Les sorciers y font leur sabbat,
Les démons follets s’y retirent.
L’orfraie avec ses cris funèbres,
Mortels augures des destins,
Fait rire et danser les lutins, Dans ces lieux remplis de ténèbres.
Sur un chevron de bois maudit
Y branle le squelette horrible
D’un pauvre amant qui se pendit.

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Musicien autant que coloriste, il entend autour de lui, comme les poètes symbo listes, de légères harmonies, de
mystérieux bruissements : pour lui le silence n’est pas muet. Une strophe du « Contemplateur » enregistre cette
musique des nui ts calmes, étoilées :
Je considère au firmament
L'aspect des flambeaux taciturnes,
Et voyant qu’ en ces doux déserts
Les orgueilleux tyrans des airs Ont apaisé leur insolence,
J’écoute, à demi -transporté,
Le bruit des ailes du silence
Qui vole dans l’o bscurité.
Moïse sauvé (éd. Paris, 1653, in -4°), que condamnèrent Boileau et ses contem porains , apparaît aujourd’hui moins
ennuyeux qu’ils ne l’ont affirmé. Les défauts restent évidents : trop de brillants mor ceaux, de longues descriptions font
que le su jet se trouve disséminé, retardé. Les exemples de mauvais goût abondent, mais aussi les passages gracieux ou
pittores ques, les scènes épiques ou familières, les trouvailles d’expression. « C’est une œuvre, écrit Faguet, qui fait encore
honneur à la poési e française. » « C’est, pré cise Remy de Gourmont, le plus grand effort poétique, de Ronsard à Victor
Hugo, et qui n’a pas été tout à fait vain. Le Moïse a surtout une valeur de poésie picturale : c’est une curieuse fresque. »
Même s’il est évident que Sai nt-Amant appartient à une génération qui a fait son profit de la réforme malherbienne, et
s’il est un métricien très averti, par son œuvre entière, il se sépare nettement de Ma lherbe, défenseur de l’ordre et de la
raison : il demande que soient respectés les droits de la fantaisie et de l’imagina tion, la liberté de l’art. Jugeant la langue
insuffisamment riche, il emploie les ar chaïsmes, les mots d’argot, les termes gaillards : sa richesse verbale prolonge la
verve de Rabelais. Et son influence fut grand e. En opposant par le jeu des contrastes, la noblesse et la trivialité, il donna
l’exemple de ce que Scarron bientôt transforma en un genre littéraire : le burlesque. Il se peut, en plus, qu’il ait en traîné
Tristan et Scudéry vers l’imitation de Marino et des poètes italiens. Il en seigna surtout que la poésie est une « pein ture
vivante », qu’elle a pour objet « moins de manier des idées générales et abstraites que de charmer l’imagination ». « Tout
le courant de poésie descriptive qu’on observe à cette é poque, écrit An toine Adam, est venu de lui. »

Bibliographie

Œuvres
[Ses poésies diverses , réunies sous le titre Œuvres du sieur de Saint -Amant , ont été souv ent réimprimées à partir de
1629, 1631,1633 . Les nombreuses éditions rouen naises se vendaient à P aris : Œuvres du sieur de Saint -Amant ,
Rouen, 1638, pet. in -8° ; Rouen, 1642, in -8° ; 1649, pet. in -8°.]
Édition aug mentée de nouveau (Le poète crotté, Le s caba rets, La débauche, etc .), Rouen, 1650, 1651, pet. in -8°.
Dernier recueil des diverses poé sies du sieur de Saint -Amant , Rouen, 1658, in -4°.
Les œuvres du sieur de Saint -Amant augmentées de nouveau , Rouen, 1660, pet. in -8°.
Œuvres du sieur de Saint -Amant, revues, corrigées et augmentées , Rouen, 1668, in -12.
Œuvres complètes de Saint -Amant , nouvel le édition publiée sur les manuscrits iné dits et les éditions anciennes, par Ch.L.
Livet, Paris, 1855, 2 vol. in -18.
Saint -Amant, col lection des plus belles pages , Société du Mer cure de France, Paris, MCMVII.
Œuvres poétiques , texte choisi par Léon Vé rane, Paris , Classiques Garnier, 1930 ; éd. J. Lagny et J. Bailbé, STFM, 5 vol., 1 967-1979.

Principales publications sépa rées
L’Arion, 1623.
Le Passage de Gi braltar, 1640.
La Rome ridicule, 1643.
Epître héroï -comique. A Mgr. le duc d’Orléans, 1644.
Stances sur la grossesse de la Reine de Pologne, 1650.
Moyse sauvé, 1653. Epître à M. l'Abbé de Villeloin, 1654.
Stances à M. Corneille, 1656.
La Généreuse, 1658.
Poème fait l’année 1659 sur la sus pension d'armes, 1660.
La Lune parlante, 1661.

Histoire et critique littéraire
AUDIBERT, Raoul , BOUVIER, René, Saint -Amant, capitaine du Parnasse , Paris, La Nou velle Édition, 1946.
BAILBÉ, Jacques , Saint -Amant et la Normandie littéraire , Paris, Champion, 1995.
CORDIER, Williams, CORDIER, Dominique, Du s ieur de Saint -Amant : essai , Rouen, Médianes, 1994.
DE GOURMONT, Remy , Notice en introduction de Saint -Amant, Collection des plus belles pages , Paris, Société du
Mercure de France, 1907.
DURAND -LAPIE, Paul , Un académicien du XVIIe siècle. Saint -Amant, son temps, sa vie, ses poésies (1594 -1661) , Genève,
Slatkine Reprints, 1970 [1890].
GOURIER, Françoise, Étude des œuvres poéti ques de Saint -Amant , Genève, Droz, 1961.
GUICHEMERRE, Roger, Quatre poètes du XVIIe siècle : Malherbe, Tristan L'Hermite, Saint -Amant, Boileau , Paris, SEDES, 1991.
KASTNER, Léon Emile, « Saint -Armant and the English poets », Modem Language Review , vol. XXVI, 1931, pp. 180 -182.
LAGNY, Jean , Bibliogra phie des éditions anciennes des œuvres de Saint -Amant , Paris , Giraud -Badin , 1960 .
LAGNY, Jean , Le poète Saint -Amant ( 1594 -1661 ) : essai sur sa vie et ses œuvres , Paris, A.G. Nizet, 1964.
LE ROY, Claude , Ce bon monsieur de Saint -Amant , biographie, Milon – La Chapelle , Éditions H&D, 2010.
LESENS, E., Le poète Saint -Amant de l'Académie Franç aise et sa famille , Pont Audemer, Imprimerie Administrative, 1893.
LYONS, John D. , The Listening Voice. An Essay on the Rhetoric of Saint -Amant , Lexington, French Forum Publishers, 1982.
PEUREUX, Guillaume , Le Rendez -vous des enfans sans soucy : la poéti que de Saint -Amant , Paris, Champion, 2002.
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VARENNE, Pierre , Le bon gros Saint -Amant ( 1594 -1661) , Rouen, Lecerf, 1917.

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T06 : Marc -Antoine Girard de Saint -Amant,
« Sonnet sur des mots qui n'ont point de rime »

1 Phylis, je ne suis plus des rimeurs de ce siècle
2 Qui font pour un sonnet dix jours de cul de plomb
3 Et qui sont obligés d'en venir aux noms propres
4 Quand i l leur faut rimer ou sur coiffe ou sur poil.
5 Je n'affecte jamais rime riche ni pauvre
6 De peur d'être contraint de suer comme un porc,
7 Et hais plus que la mort ceux dont l'âme est si faible
8 Que d'exercer un art qui fait qu'on meurt de froid.
9 Si je fais jama is vers, qu'on m'arrache les ongles,
10 Qu'on me traîne au gibet, que j'épouse une vieille,
11 Qu'au plus fort de l'été je languisse de soif,
12 Que tous les mardi -gras me soient autant de jeûnes,
13 Que je ne goûte vin non plus que fait le Turc,
14 Et qu'au fond de la m er on fasse mon sépulcre.
T06 : Le melon
(extraits)
1 Quelle odeur sens -je en cette chambre
2 Quel doux parfum de musc et d'ambre
3 Me vient le cerveau réjouir
4 Et tout le cœur épanouir ?
5 Ha ! bon Dieu ! j'en tombe en extase :
6 Ces belles fleurs qui, dans ce vase,
7 Parent le haut de ce buffet,
8 Feraient -elles bien cet effet ?
9 A-t-on brûlé de la pastille ?
10 N'est -ce point ce vin qui pétille
11 Dans le cristal, que l'art humain
12 A fait pour couronner la main
13 Et d'où sort, quand on en veut boire,
14 Un air de fra mboise à la gloire
15 Du bon terroir qui l'a porté
16 Pour notre éternelle santé ?
17 Non, ce n'est rien d'entre ces choses,
18 Mon penser, que tu me proposes.
19 Qu'est -ce donc ? je l'ai découvert
20 Dans ce panier rempli de vert :
21 C'est un MELON, où la nature,
22 Par u ne admirable structure,
23 A voulu graver à l'entour
24 Mille plaisants chiffres d'amour,
25 Pour claire marque à tout le monde
26 Que, d'une amitié sans seconde,
27 Elle chérit ce doux manger
28 Et que, d'un souci ménager, 29 Travaillant aux biens de la terre,
30 Dans ce b eau fruit seul elle enserre
31 Toutes les aimables vertus
32 Dont les autres sont revêtus.
33 … Ha ! Soutenez -moi, je me pâme,
34 Ce morceau me chatouille l'âme ;
35 Il rend une douce liqueur
36 Qui me va confire le cœur ;
37 Mon appétit se rassasie
38 De pure et nouvelle ambroisie,
39 Et mes sens, par le goût séduits,
40 Au nombre d'un sont tous réduits.
41 Non, le cocos, fruit délectable
42 Qui lui tout seul fournit la table
43 De tous les mets que le désir
44 Puisse imaginer et choisir,
45 Ni les baisers d'une maîtresse
46 Quand elle -même nous caresse,
47 Ni ce qu'on tire des roseaux
48 Que Crète nourrit dans ses eaux,
49 Ni le cher abricot que j'aime,
50 Ni la fraise avecque la crème,
51 Ni la manne qui vient du ciel,
52 Ni le pur aliment du miel,
53 Ni la poire de Tours sacrée,
54 Ni la verte figue sucr ée,
55 Ni la prune au jus délicat,
56 Ni même le raisin muscat
57 (Parole pour moi bien étrange),
58 Ne sont qu'amertume et que fange
59 Au prix de ce MELON divin,
60 Honneur du climat angevin. 61 … Ô manger précieux ! Délices de la bouche !
62 Ô doux reptile herbu, rampa nt sur une couche !
63 Ô beaucoup mieux que l'or, chef -d'œuvre d'Apollon !
64 Ô fleur de tous les fruits ! Ô ravissant MELON !
65 Les hommes de la Cour seront gens de parole,
66 Les b… de Rouen seront francs de vérole,
67 Sans vermine et sans gale on verra les pédant s,
68 Les preneurs de pétun auront de belles dents,
69 Les femmes des badauds ne seront plus coquettes,
70 Les corps pleins de santé se plairont aux cliquettes,
71 Les amoureux transis ne seront plus jaloux,
72 Les paisibles bourgeois hanteront les filous,
73 Les meil leurs cabarets deviendront solitaires,
74 Les chantres du Pont -neuf diront de hauts mystères,
75 Les pauvres quinze -vingt vaudront trois cents Argus,
76 Les esprits doux du temps paraîtront fort aigus,
77 Maillet fera des vers aussi bien que Malherbe,
78 Je haïrai F aret, qui se rendra superbe,
79 Pour amasser des biens, avare je serai,
80 Pour devenir plus grand, mon cœur j'abaisserai.
81 Bref, Ô MELON succrin, pour t'accabler de gloire,
82 Des faveurs de Margot je perdrai la mémoire.
83 Avant que je t'oublie et que ton goût char mant
84 Soit biffé des cahiers du bon gros SAINT -AMANT .

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