Studii francofone [613605]

1 Colecția

ACADEMICA

185

Seria
Studii francofone

2 Diana Rînciog este lector la Catedra de Filologie a Universit ății „Petrol-Gaze” din Ploie ști, din
anul 1996. Teza de doctorat cu tema Histoire et mentalités dans l’œuvre de Gustave Flaubert.
(Étude de la Correspondance), a fost sus ținută la Universitatea Bucure ști în 2002. Are o vechime
în învățământ de aproape 20 de ani, primii trei ani fiind profesor titular de limb ă franceză la
Colegiul Na țional „I. L. Caragiale” din Ploie ști. La sec ția englez ă-franceză a universit ății
ploieștene, D. Rînciog pred ă cursuri de literatur ă franceză, de master, dar și curs practic sau
franceză economic ă pentru înv ățământ la distan ță. Este profesor examinator la examenele de
DELF, organizate de Alian ța Francez ă din Ploie ști. A participat la diferite stagii de perfec ționare
în țară (București, Cluj), dar și în străinătate (Fran ța, Turcia, Belgia). Este autoarea unui num ăr
semnificativ de comunic ări la diverse colocvii, conferin țe naționale și internaționale.

Diana Rînciog, Histoire et mentalités dans l'oeuvre de Gustave Flaubert
© 2013 Institutul European, Ia și

www.euroinst.ro

INSTITUTUL EUROPEAN
Iași, str. Grigore Ghica Vod ă nr. 13
[anonimizat]

Descrierea CIP a Bibliotecii Na ționale a României
RÎNCIOG, DIANA
Histoire et mentalités dans l'oeuvre de Gustave Flaubert / Diana Rînciog ; pref.: Franck
Colotte. – Ed. a 2-a, rev. – Ia și : Institutul European, 2013
Bibliogr. ISBN 978-973-611-982-8
I. Colotte, Franck (pref.)
821.133.1.09 Flaubert,G.
929 Flaubert,G.

Reproducerea (par țială sau totală) a prezentei c ărți, fără acordul Editurii, constituie infrac țiune și
se pedepse ște în conformitate cu Legea nr. 8/1996.

Printed in ROMANIA

3 DIANA RINCIOG

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS
L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
(Étude sur la Correspondance )

Préface de Franck COLOTTE

Deuxième édition

INSTITUTUL EUROPEAN
2013

4

5
TABLE DES MATIÈRES
Flaubert, un historien des mentalites / 7
Avant propos de l'auteur / 9

1. L’HISTOIRE DES MENTALITÉS: CONCEPTS ET MÉTHODES / 13
1.1 Argument / 13
1.2 L’apparition de l’histoire des mentalités / 14
1.3 Les mentalités – concept et objet d’étude / 15
1.4 Fonctions des mentalités / 17
1.5 La psychologie des masses / 19
1.6 La formation des mentalités / 21
1.7 Mentalité et cadre de vie / 22
1.8 Évolution et changement des mentalités; la résistance des mentalités au
changement / 22
1.9 L’étude des mentalités / 24
1.10 La nouveauté de l’histoire des mentalités / 25
1.11 Les mentalités – un dialogue de l’histoire avec le temps / 28
1.12 L’histoire des mentalités entre le héros quotidien et le mythe de la vie
privée / 30
1.13 L’utilité et les limites de l’histoire des mentalités pour notre étude / 33

2. LA CORRESPONDANCE: LECTURE ET INTERPRÉTATION / 35
Une nouvelle approche de la Correspondance de Gustave Flaubert / 35
2.1. Situation statistique des destinataires des lettres flaubertiennes / 41
2.2. Présentation générale de la Correspondance de Gustave Flaubert / 42
2.3. Vers une conquête de la vie privée – prémisse de la correspondance au
XIXe siècle / 57

3. L’UNIVERS DE LA VIE PRIVÉE DANS LA VISION DE GUSTAVE
FLAUBERT / 63
3.1. Amitié / 63
3.2. Amour; femmes; mariage; enfants / 64
3.3 Argent / 69

6 3.4 Bonheur /vs/ malheur / 72
3.5 Désir; rêve; excès / 79
3.6. Ennui; monotonie; spleen / 83
3.7 Larmes; tristesse; solitude / 85
3.8. Nature; voyage / 89
3.9. Religion; moralité /vs/ immoralité / 100
3.10. Vieillesse; mort / 106

4. REPRÉSENTATIONS DE LA VIE PUBLIQUE DE L’ÉPOQU / 113
4.1 Banal(ité); médiocrité; bêtise; lieux communs / 113
4.2 Changement des mentalités / 122
4.3. Éducation; enseignement / 124
4.4. Guerre / 126
4.5. Histoire; passé /vs/ avenir / 127
4.6. Masses; foule / 129
4.7. Mœurs; faits quotidiens / 131
4.8. Paris; vie mondaine / 133
4.9. Politique / 137
4.10. 4.10. Presse / 139
4.11. Société / 140
4.12. Théâtre / 141
4.13. Tolérance /vs/ intolérance / 142

5. RÉFLEXIONS ET SENTIMENTS SUR LE MONDE ARTISTIQUE ET
PHILOSOPHIQUE / 145
5.1. Contemporains; confrères / 145
5.2. Correspondance des autres écrivains / 149
5.3. Livre; lectures formatrices / 155
5.4. Philosophie; philosophes / 163
5.5. Rejet des écoles littéraires / 165
5.6. Travail de l’artiste / 166

CONCLUSIONS / 175
BIBLIOGRAPHIE / 179

ADDENDUM 1 / 185
ADDENDUM 2 / 217
ADDENDUM 3 / 241
ADDENDUM 4 / 254

7
Flaubert, un historien des mentalités
La correspondance d’un auteur est un espace littéraire dialogique
polycéphale au sein duquel l’échange épistolaire non seulement renseigne sur
l’écrivain – ses petits travers et ses grands soucis, mais encore permet de donner un éclairage sur une œuvre, une pensée et une création. L’épistolier se livre, à la
fois à son destinataire et à son lecteur, en faisant abstraction des obsessions et
fixations des théories de la littérature ou autres considérations esthétiques et
stylistiques – qui eurent pour Gustave Flaubert l’importance que l’on sait. Cette
perspective du « cœur mis à nu » – pour pasticher la formule de Baudelaire, sous-tendu par un ensemble kaléidoscopique de missives, constitue une porte
ouverte sur l’arène de l’intime, un creuset hétéroclite des épanchements de
l’ermite de Croisset. La lettre permet à l’écrivain de s’adresser à autrui hors de
sa présence, à l’abri de ses réactions immédiates. Cette distance est même, assez
fréquemment, la condition sine qua non de la proximité : à lire la
correspondance de Flaubert, on s’aperçoit qu’entre Louise Colet et lui, il n’y a
de proximité possible qu’en raison de la distance qui sépare Croisset de Paris.
Le genre épistolaire est un genre protéiforme, et la lettre, un objet
difficilement identifiable du point de vue littéraire. Longues missives ou courts
billets, les lettres sont privées ou publiques, confidentielles ou ouvertes, censées
exprimer l’intime ou destinées à exercer une action sur le monde, rédigées « à
sauts et à gambades » – comme dirait Montaigne, ou rédigées dans les règles de l’art. Flaubert-épistolier constitue un exemple éclairant de cette diversité et de
cette protéiformité. Sa correspondance acquiert ainsi un statut de « work in
progress » : avec le temps, elle se décante et tend à devenir une authentique
œuvre littéraire, psychologique, polémique, sociologique, etc. Au sein d’un
ensemble aussi riche et composite que peut l’être la correspondance de Gustave Flaubert, une étude portant sur les représentations mentales des individus et des
sociétés trouve sa place et sa justification. L’histoire des mentalités constitue en
effet, depuis le début des années soixante, l’un des champs les plus féconds de

8 la recherche historique : elle est un élément essentiel de ce que Jacques Le Goff
a défini comme la « nouvelle histoire ».
Avec fluidité, pertinence et minutie – principe flaubertien s’il en est, la
présente étude se fixe pour objectif de rendre compte de ces différentes représentations sociétales et humaines – et en premier lieu personnelles, qui
s’entremêlent et se dessinent à travers la production épistolaire de Flaubert.
Qu’il s’agisse de la sphère privée ou de sa bibliothèque mentale, de réflexions
sur la vie publique ou sur la république des lettres de l’époque, sa
correspondance tire son intensité de cet entrelacs textuel – « textus » en latin
signifiant « tissu », dont Diana Rînc iog s’emploie à dénouer les fils afin
d’esquisser les contours d’une histoire des mentalités chez Flaubert. Pénétrer dans l’univers mental d’un écrivain aussi haut en couleur que l’auteur de
Madame Bovary – et essayer de rendre le latent patent, semble relever de la
gageure. Or, l’auteure parvient à dégager un certain nombre d’éléments
constitutifs en matière de formes de pensées, de croyances et de sentiments qui
transpirent à travers le texte flaubertien, que sous-tend une interaction permanente entre la pensée individuelle (celle de l’auteur ou de ses
correspondants) et son milieu social voire civilisationnel. Diana Rînciog
examine la correspondance de Flaubert sous de nombreux angles et met ainsi en
place un parcours jalonné de balises thématiques telles que l’amitié, l’argent, le
bonheur, l’éducation, la guerre, la presse, les lectures formatrices, etc.
Dans la mesure où on ne part pas en « Flaubertie » sans carte ni
boussole, ce travail de défrichement est d’autant plus profitable qu’il offre une
nouvelle perspective aux études flaubertiennes. Il montre en effet que, pour
Flaubert, la dépendance historique et sociale des passions humaines est
indiscutable. En définitive, en essayant de comprendre la vision de l’écrivain sur l’histoire – avec le côté médical, scientifique de sa création, Diana Rînciog
nous fait découvrir, avec passion et érudition, un Flaubert historien des
mentalités avant la lettre.

Franck COLOTTE (Université du Luxembourg)

Avant-propos de l’auteur
9 Avant-propos de l’auteur
Lorsque j’ai choisi d’étudier l’œuvre de Gustave Flaubert, j’ai pensé
tout d’abord au privilège de lire (ou de relire) les romans de cet écrivain
tellement soucieux du style, sachant qu’il est un vrai classique de ce point de
vue. En effet, c’est la qualité de la langue française qui le préoccupe par-dessus
tout ; le mot écrit ou prononcé était élevé par Flaubert au rang de cérémonial
sacré et tout le monde connaît la fameuse « épreuve du gueuloir ». De plus,
j’avais l’occasion d’approfondir aussi les écrits de jeunesse ou les textes moins connus, c’est-à-dire la Correspondance , Bouvard et Pécuchet, Le Sottisier et Le
Dictionnaire des idées reçues.
Mais au-delà de ces œuvres flaubertiennes et de la vaste exégèse qu’on
leur a consacré depuis leur parution, ma révélation a été de découvrir la
Correspondance de Gustave Flaubert, un vrai trésor d’observations, de
commentaires (souvent critiques) sur quoi que ce soit, bref, j’ai eu la surprise de
lire des lettres d’une sincérité incroyable, doublées, à l’opposé des romans, d’un
manque absolu de souci concernant les normes de l’art littéraire. Du périmètre
épistolaire l’épreuve du gueuloir est chassée, et toute contrainte stylistique est
annulée en faveur de l’idée spontanée, du style naturel; il y a donc un Flaubert épistolier qui dévoile un autre aspect de l’écrivain, cela ne signifiant point que
la Correspondance n’a pas de beauté, bien au contraire. Les lettres de Flaubert
sont surprenantes par la densité des idées, dépassant les cadres habituels de la
notation quotidienne. C’est un dialogue avec ses destinataires les plus divers
(comme au cas de Voltaire, qui est un esprit congénère de Flaubert, à distance d’un siècle). Tout est à discuter dans ces lettres: l’époque et les contemporains,
le changement d’attitude ou de sentiments, les institutions, la manière dont on
fait la littérature, les voyages ou les lectures, la nécessité de se marier ou de
rester célibataire, de vivre en France ou ailleurs, en ville ou à la campagne…
D’ici le changement de perspective, rafraîchissante à mon avis, c’est-à-
dire l’option d’étudier Bouvard et Pécuchet, Le Sottisier, Le Dictionnaire des
idées reçues (en insistant notamment sur la Correspondance ) du point de vue de

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
10 l’histoire des mentalités, considérant ces textes des documents-témoignage de
l’époque de Flaubert. Cela explique aussi pourquoi j’ai ressenti le besoin
d’éclaircir l’horizon de ma thèse, en ajoutant un sous-titre à celui initialement
choisi (c’était également une suggestion venue de mon directeur de thèse, Mme Dolores Toma, à qui je suis redevable pour tout son appui professionnel et
humain). J’ai eu ainsi la chance de lire tout ce que j’ai pu trouver sur Flaubert, y
compris sur ses romans; en outre, rappelons-nous le fait que Flaubert lui-même
a mis des sous-titres à deux de ses romans les plus lus actuellement, Madame
Bovary (Mœurs de province) et L’Éducation sentimentale (Histoire d’un jeune
homme) , détail qui m’a semblé très significatif pour mon étude, car les deux
sous-titres mentionnés ci-dessus contiennent deux mots-clé : « mœurs » et « histoire ».
La pemière édition de ce livre, parue à la Maison d’édition de
l’Université de Ploie ști, en 2003, dans un tirage très réduit, était destinée aux
besoins immédiats des étudiants, particip ant au cours général de littérature ou
bien à celui optionnel (consacré à la connaissance de l’univers d’un écrivain représentatif pour le XIX
e siècle, Gustave Flaubert). C’est pourquoi à présent,
pour une deuxième édition, j’ajoute quatre chapitres nouveaux, en guise
d’addendum , comme c’est L’impact des mentalités dans les écrits de Gustave
Flaubert, Les œuvres flaubertiennes des lieux communs, La poétique
flaubertienne dans la Correspondance , Repères biographiques. Le lecteur peut
également comprendre ce livre comme une lecture interprétée de la
Correspondance de Flaubert. J’ai d’ailleurs profité de l’occasion offerte par
cette deuxième édition de ce livre, pour actualiser les citations concernant les
dernières quatre années de la vie de Flaubert, période pour laquelle j’ai utilisé
tout d’abord l’édition Conard (à peine trouvée à la Bibliothèque de l’Académie Roumaine – je remercie vivement par cette voie M. Andrei Nestorescu,
chercheur scientifique à l’Institut de Théorie littéraire G. C ălinescu de
l’Académie Roumaine, pour m’avoir four ni les photocopies nécessaires, afin
d’achever la lecture des dernières quatre années de la Correspondance de
Gustave Flaubert, le cinquième tome de l’édition Pléiade n’existant pas au moment de la rédaction de ma thèse). C’est pourquoi, toutes les références dans
les notes seront faites à présent à l’édition de la Correspondance flaubertienne,
publiée dans la Pléiade (je remercie également de tout cœur Mme Elisabeth
Convers de Dijon pour son geste généreux de m’avoir procuré ce dernier tome,
si précieux pour ma recherche). Ma satisfaction est encore plus grande, car j’ai
eu la chance de connaître M. Yvan Leclerc, professeur à l’Université de Rouen,
qui a dirigé l’équipe de ce dernier volume de la Pléiade, tout en continuant avec succès le travail bénédictin de l’éditeur Jean Bruneau, qui avait soigné la
parution des quatre autres volumes.

Avant-propos de l’auteur
11 Et pas en dernier lieu, j’ai une grande reconnaissance pour l’admirable
spécialiste en littérature française du XIXe siècle qui a été Madame Angela Ion
(mon premier directeur de thèse, jusqu’à sa mort), pour la si chère Mme
Cornelia Ștefănescu, qui a travaillé toute sa vie à l’Institut George C ălinescu,
dont je garde également un souvenir extraordinaire, comme personne incarnant
l’esprit de la recherche littéraire et comme femme délicate et généreuse , sans
oublier mon ancien professeur de faculté, Madame Silvia Pandelescu de
l’Université de Bucarest, avec qui j’ai une correspondance soutenue depuis
l’année où j’ai soutenu ma thèse, c’est-à-dire depuis 2002. Ma gratitude aussi,
au plus récent « ami flaubertien », mon collègue de l’Université du
Luxembourg, M. Franck Colotte, avec qui je me suis liée d’amitié en parlant d’une passion commune, la Correspondance et les romans de Gustave Flaubert
(à l’occasion d’une table ronde consacrée au thème « Enseigner Maupassant »,
organisée à Rouen, en mai 2012, par l’association des Amis de Flaubert et de
Maupassant).
Et, bien sûr, je suis redevable à ma famille – qui a compris et soutenu
mon travail et ma passion – et à laquelle je dédie tout d’abord ce livre, ensuite à
mon public fidèle, auprès duquel je découvre chaque année le plaisir
d’interpréter la littérature – les étudiants de la section « anglais – français », de
l’Université « Pétrole-Gaz » de Ploie ști. J’espère, en même temps, que ce livre
trouvera un nombre de plus en plus grand de lecteurs qui admirent Flaubert, qui aiment le lire et le relire, ou bien qui le découvrent dans une autre lumière, à
travers cette étude.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
12

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
13 1. L’HISTOIRE DES MENTALITÉS:
CONCEPTS ET MÉTHODES
« L’histoire signifie deux choses:continuité et changement. »
(Jacques Le Goff )1

1.1. Argument
Dans la présente étude, nous allons essayer de réaliser une nouvelle
lecture des documents littéraires, c’est-à-dire une interprétation du point de vue
de l’histoire des mentalités de l’œuvre flaubertienne, là où cela est possible. Une
nouvelle perspective historique est également la prémisse de cette recherche,
conformément à laquelle l’historien doit s’adresser à la littérature, en tant que document révélateur pour la connaissance de la vérité.
Cette attitude représente un progrès important pour la mentalité de
l’historien, si nous pensons aux positivistes qui s’arrêtaient « à l’épiderme des
manifestations humaines », enregistrant seulement les événements.
2 De plus, le
temps n’est pas unitaire, comme avaient dit les positivistes. Il s’agit plutôt de plusieurs couches successives, la société étant une « géologie morale » , selon
l’expression d’Henri Focillon. Chaque société a aussi son imaginaire qui
dépasse le réel, et qui intéresse surtout l’écrivain. Celui-ci, en voix sonore de
son époque, s’efforce de pénétrer dans la profondeur des mentalités.
Dans son ouvrage intitulé Comment on écrit l’histoire , Paul Veyne
véhiculait le syntagme de l’histoire totale , en le justifiant par la juxtaposition
qui se réalise, de nos jours, entre les domaines les plus divers: démographie,

1 La phrase a été prononcée par Jacques Le Go ff en 1994, dans une interview à l’occasion
de la fête organisée pour lui o ffrir le titre « Docteur H onoris Causa » par les Universités
de Cluj et de Bucure ști.
2 Duțu, Al., Literatura comparat ă și istoria mentalit ăților, Ed. Univers, Bucure ști, 1982,
passim.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
14 économie, mentalités. Par conséquent, selon l’auteur, tout est histoire, l’histoire
n’existe pas. C’est le non-événementiel, dont nous n’avons pas conscience, qui
fait désormais la substance de cette nouvelle extension de l’histoire, orientation
que le génie de Balzac avait saisie, même sous la forme d’un reproche adressé aux historiens: en 1842, dans l’avant-propos à la Comédie humaine , l’écrivain
observait, avec raison, que ceux-ci avaient négligé l’histoire des mœurs.
La conclusion de Paul Veyne est qu’il s’agit d’une extension de
l’histoire, « ce qui ne signifie pas du tout que l’histoire diplomatique de Louis
XIV sera remplacée par la description des émotions du peuple parisien lors des
rentrées solennelles du roi […]. »
1
En outre, remarque Dolores Toma, la nouvelle discipline, l’histoire des
mentalités, se veut une histoire des profondeurs :

Et, comme celles-ci ne sont pas visibles, elle se propose de les reconstituer par
la force de l’intelligence, de la science, comme la paléontologie qui fascinait Balzac par sa capacité de reconstituer l’animal à partir d’une dent.
2

1.2. L’apparition de l’hi stoire des mentalités

L’histoire des mentalités a été fondée et illustrée en France par un grand
médiéviste (le Marc Bloch des Rois Thraumaturges ) et un seiziémiste (le
Lucien Febvre de la Religion de Rabelais ).
Il y a eu des prédécesseurs bien avant qu’on parle de l’histoire des
mentalités: un Pierre Caron dans les Massacres de Septembre , un Georges
Lefebvre dans la Grande Peur , un Albert Soboul dans les Sans-Culottes
parisiens .
Mais la découverte des mentalités collectives est dérivée des analyses
d’histoire sociale, qui furent assez fouillées pour faire apparaître qu’une partie
de la culture inconsciente de la psychologie (et des façons d’être coutumières)
des gens avait leur propre rythme d’évolution, distinct à la fois de l’évolution de
la condition matérielle objective et l’évolution de la culture intellectuelle ou politique apprise.
Maurice Agulhon affirme que l’histoire des mentalités cesse d’être un
sous-secteur de l’histoire sociale. Dès lors, la réalité mentalités est reconnue
comme spécifique et donc on pouvait lui consacrer des études exclusives.
Certains historiens sont arrivés à l’histoire des mentalités par d’autres
voies d’accès que celle du social. L’une de ces voies d’accès est dans le

1 Veyne, Paul, Comment on écrit l’histoire , Seuil, Paris, 1971, p. 35.
2 Toma, Dolores, Histoire des mentalités et cultures françaises , Ed. Universit ății din
București, 1996, p. 11.

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
15 prolongement de la démographie historique (dans ce domaine le pionnier pour
le XXe siècle est Philippe Ariès). Une autre voie d’accès est dans le
prolongement de l’ethnologie . À partir du moment où les coutumes, les rites
familiaux et sociaux, les fêtes, les jeux, les loisirs, les lectures de nos contemporains sont objets d’études scientifiques, pourquoi – s’interroge
Maurice Agulhon – l’historien du XIX
e siècle n’irait pas chercher lui-même
dans les documents la trace des réalités matérielles et mentales que le folkloriste
observe?
Alors se pose le problème suivant: quelles archives y a-t-il pour les
mentalités? Rien d’aussi spécifique que pour l’économie ou la religion, la
politique ou le social. Ce qu’on cherche effectivement, c’est qu’à partir des traces matérielles de la vie quotidienne, des témoignages visuels du décor de la
vie on découvre tout un univers mental des individus, une manière commune de
réagir devant telle ou telle réalité de la vie de tous les jours, qui, apparemment,
n’aurait rien de sensationnel, ne mériterait point d’être retenue.

1.3. Les mentalités – concept et objet d’étude

D’habitude, le concept de mentalité s’utilise au pluriel, pour désigner un
vaste panorama susceptible de former la matière de toute une histoire, en tant
que discipline plutôt récente de l’étude. En effet, l’histoire des mentalités « est une direction de recherche nouvelle, qui s’est développée pendant la moitié du
XX
e siècle. Elle montre que nos ancêtres, ou tout simplement nos prédécesseurs,
voyaient le monde d’une façon tout à fait différente de la nôtre, qu’ils avaient
d’autres sentiments, une autre perception du temps et de leur propre corps,
d’autres croyances et valeurs. Elle révèle des mondes inconnus, étranges, comme une sorte de science-fiction tournée non pas vers l’avenir, mais vers un
passé qui s’avère être tout aussi surprenant ».
1
Une définition du terme mentalité nous est donnée par Alex Mucchielli,
au début de son ouvrage destiné à l’éclaircissement du problème de cette
nouvelle approche: « Une mentalité est façonnée par l’éducation, par toutes les expériences de la vie sociale, par la participation de tous les instants à divers
groupes qui ont leurs habitudes de jugement et de comportement.»
2
Pour mieux déceler le terme de mentalité , il faut le rattacher à la notion
sociologique de culture , qui, dans le même ouvrage, est vu comme « un

1 Toma, Dolores, Histoire des mentalités et cultures françaises , Ed. Universit ății din
București, 1996, p. 5.
2 Mucchielli, Alex, Les mentalités , Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? »,
1985, p. 5.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
16 ensemble d’acquis communs aux membres d’un groupe (plus ou moins vaste).
Ces acquis servent de références permanentes et inconscientes pour la
perception des choses, pour les évaluations faites et interviennent dans
l’orientation des conduites. » Alors, la culture , reprend l’auteur, « c’est ce qui
reste, en commun avec ceux de notre groupe, lorsque l’on a tout oublié. » 1
En ce qui nous concerne, l’accent tombe surtout sur l’idée d’ acquis
inconscients , désignant plus ou moins des tranches de population, mais formant
en tout cas la prémisse de l’étude basée sur l’histoire des mentalités. « Notre
culture » est finalement une richesse que nous partageons avec les autres, c’est-
à-dire les habitudes de raisonner, de penser, nos réactions surprises dans le
rythme quotidien de la vie.
Pourtant, il y a toujours une sélection qui s’impose, car, tout comme
affirme l’anthropologue R. Benedict2, une culture est un choix d’éléments,
c’est-à-dire d’activités, de coutumes et de rituels, de croyances, d’institutions,
etc., fait dans l’énorme éventail de toutes les possibilités. C’est là qu’intervient
la personnalité de base (terme proposé par Kardiner, en 1945): « une
configuration psychologique particulière propre aux membres d’une société
donnée, et qui constitue la matrice dans laquelle les traits de caractère
individuel se développent3. »
De cette manière, la mentalité est – pour le sociologue – le système
construit de valeurs, auquel il peut rattacher la vision du monde, les attitudes
envers les objets nodaux et les comportements typiques d’un groupe
d’individus4.
Le terme de mentalité peut entrer en relation avec celui d’ idée, mais il
faut clairement souligner qu’il ne s’agit guère d’une synonymie, ni même
partiale. Les idées peuvent caractériser un individu, une famille, une génération, une communauté religieuse. Pour que le phénomène du changement de
mentalité intervienne, il est nécessaire que certaines idées se rattachent à un
grand nombre de personnes et, surtout, qu’elles soient résistantes, qu’elles
s’imposent, qu’elles influencent la capacité des gens de se comporter, de
prendre des décisions.
Dans le chapitre L’humanité se décline au pluriel , Alain Finkielkraut
affirme qu’il y a une pluralité des cultures. En donnant l’exemple de la France –
qui ne se réduit pas à la francité! – , l’auteur de ce beau livre, La défaite de la
pensée , parle d’une « fidélité à l’universel », c’est-à-dire au siècle des

1 Mucchielli, Les mentalités , Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? », 1985,
p. 8.
2 Ibid., p. 12.
3 Ibid., p. 15.
4 Ibid., p. 17.

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
17 nationalismes, la France a eu le mérite et l’originalité de refuser «
l’enracinement de l’esprit1».
Ainsi, les nations européennes se transforment-elles en « sociétés
multiculturelles », où les principes fondamentaux seraient: le droit à la différence, le métissage généralisé et le droit de chacun à la spécificité de
l’autre
2. Le nouveau modèle idéal, issu de cette théorie, serait, à son tour, «
l’individu multiculturel ».
En tout cas, cette vision plurielle de la culture (toutes les cultures sont
également légitimes, tout est culturel) évite le grand danger de l’ethnocentrisme ,
c’est-à-dire celui de se centrer sur sa propre ethnie.
Dans un autre livre fameux, La Culture au pluriel , Michel de Certeau
explique les mécanismes de l’évolution de chaque culture, qui prolifère sur ses
marges. Il s’agit d’un « pullulement créateur », l’innombrable variante qui
pullule, telle une moisissure, dans les interstices des ordres micro- et macro-
physiques, c’est notre culture.
Michel de Certeau nous avertit qu’il faut cesser de supposer une césure
entre l’acte de lire et celui d’ écrire , car le premier représente une créativité
silencieuse, tandis que l’autre est la créativité d’un nouveau texte. Selon lui,
l’ancienne conception sur la culture – qui séparait l’élite des masses – s’est
dirigée vers l’idée que « le nombre se mit à vivre ». Par conséquent, Michel de
Certeau se défie de la vision, si répandue, qui concevait l’action culturelle et sociale comme une pluie bienfaisante, apportant à la classe populaire les
« miettes » tombées de la table des savants et des puissants.

1.4. Fonctions des mentalités

Selon Alex Mucchielli, une mentalité fonctionne comme une idéologie
et cherche à expliquer tout phénomène, car elle est porteuse d’une « vision du
monde3 ». Ainsi engendre-t-elle une explication du réel, influence constamment
le raisonnement, en étant une composante essentielle de l’identité culturelle
d’un groupe, mais aussi « une source de cohésion du groupe4 ». En conclusion,
la mentalité représente la trame psychique de référence commune à un groupe
d’hommes.

1 Finkielkraut, Alain, La Défaite de la pensée , Gallimard, Paris, 1987, p. 136.
2 Ibid., p. 149.
3 Mucchielli, Alex, Les mentalités , Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? »,
1985, p. 21.
4 Ibid., p. 22.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
18 Cela veut dire que rien n’est éternel ou universel. L’homme n’a pas été
toujours le même, il a changé continuellement, en ce qui concerne les
sentiments et les attitudes fondamentaux. Dans le chapitre de son livre, Dolores
Toma montre que les études du type « la modernité de Villon » ou bien « Rabelais, notre contemporain » sont issues d’une illusion, d’un moderno-
centrisme plutôt naïf, orgueilleux. Il faut, tout au contraire, lire et comprendre la
littérature d’une époque révolue comme un univers à part, déchiffrable
uniquement par la grille des mentalités de cette époque-là. Une telle approche
semble être celle de Salammbô , le roman carthaginois de Gustave Flaubert.
D’ailleurs, l’écrivain avait avoué qu’un livre n’a jamais été pour lui qu’une
manière de vivre dans un milieu quelconque. Pourtant, la critique littéraire ne va pas goûter ce roman, à cause du préjugé suivant: on la restitue, l’Antiquité, on
ne la ressuscite pas. Sainte-Beuve lui-même n’aimait pas du tout la psychologie
des personnages, qui lui apparaissaient vulgaires, grossiers; Salammbô lui
semblait irréelle, sans aucune logique. Certes, le maître de la critique du XIX
e
siècle, un esprit éclairé, que Flaubert respectait d’ailleurs, ne pouvait pas comprendre un roman historique au-delà la restitution faite par le regard de son
époque. Se situer dans l’espace antique, juger selon les sensibilités de ce temps
ancien, tout cela lui semblait impossible, incompréhensible, inutile ou même
erroné.
Pour expliquer son point de vue, Flaubert écrit à Sainte-Beuve
(décembre 1862), en répondant ainsi aux allusions et aux accusations au sujet
du procès intenté à Madame Bovar y, de même qu’aux jugements sur Salammbô ,
où l’on dénonçait « le mauvais goût », « l’érotisme », visant surtout le chapitre
intitulé Sous la Tente, ou bien les « obscenités » de la scène du Serpent, comme
autrefois c’était l’épisode du « fiacre » de Madame Bovary :

Madame Bovary est agitée par des passions multiples; Salammbô, au contraire,
demeure clouée par l’idée fixe. C’est une maniaque, une espèce de sainte
Thérèse? N’importe! Je ne suis pas sûr de sa réalité. Car ni moi, ni vous, ni
personne, aucun Ancien et aucun Moderne ne peut connaître la femme orientale par la raison qu’il est impossible de la fréquenter
1.

Cette lettre, écrite dans l’esprit d’une parfaite sincérité, a été envoyée
par Flaubert à son maître, après lui avoir offert « avec tremblement » son roman
carthaginois, en attendant plein d’impatience le verdict du critique.

1 Lettre de Gustave Flaubert à Sainte-Beu ve, Paris, 23-24 décembre 1862, tome III, p. 277

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
19 1.5. La psychologie des masses

Le titre de ce sous-chapitre est aussi le titre d’un ouvrage devenu
classique1, écrit par Gustave Le Bon (1841-1931), le fondateur de la
psychosociologie. Son principe est que les seuls changements importants d’où
proviennent le renouvellement des civilisations sont dans les opinions, les
conceptions et les croyances.
Le concept fondamental chez Le Bon est la foule . En expliquant la
typologie des foules (pieuses, criminelles, héroïques), l’auteur affirme que les
individus d’une foule se rassemblent par les éléments inconscients qui
constituent l’âme de la race et se distinguent par les éléments conscients
(éducation, hérédité).
Selon Gustave Le Bon, la foule est toujours médiocre, inférieure du
point de vue intellectuel à l’individu isolé. Tout comme les sauvages ou les
enfants, la foule croit à l’invraisemblable. Du moment où ils font partie de la
foule, et le savant et l’homme inculte deviennent incapables d’observation. Les événements les plus douteux sont ceux qui ont été observés par le
plus grand nombre de personnes. Les foules sont impressionnées par les héros.
Gustave Le Bon constate que, dans la foule, l’imbécile l’ignorant et le jaloux
sont délivrés du sentiment de leur impuissance. Les foules respectent les tyrans,
n’aiment pas les nouveautés et admirent les traditions. Si les idées ont besoin de beaucoup de temps pour se fixer dans la
conscience des foules, elles ont besoin de beaucoup plus de temps pour
disparaître. C’est ainsi que les foules sont toujours en retard – quant aux idées –
avec plusieurs générations, par rapport aux savants et aux philosophes.
Les foules sont attirées par le miraculeux et par l’apparence, car ce qui compte aux yeux des gens ne sont pas les faits, mais la manière dont on leur
présente les faits. Sans traditions, aucun peuple ne peut exister. La difficulté est
de trouver l’équilibre entre la stabilité et la variabilité.
Les idées sont, selon l’expression de Gustave Le Bon, « les filles du
passé » et « les mères du futur », tandis que les institutions ne créent pas une
époque, mais sont créées par une époque: elles n’ont pas de valeur en elles-
mêmes, étant adéquates pour un certain moment et détestables pour un autre. Ce
n’est pas la raison qui touche les foules, mais les images, pas la vérité, mais
l’illusion.
Quant aux dirigeants des foules, ce sont des gens d’action, doués d’une
grande volonté. Savoir l’art d’impressionner l’imagination des foules signifie
gouverner. Celui qui sait illusionner les foules est leur maître, celui qui les désillusionne – leur victime.

1 Le Bon, Gustave, Psihologia mul țimilor , Ed. Științifică, București, 1991.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
20 Les moyens d’action utilisés pour maîtriser les foules sont l’affirmation
et la répétition, le prestige du leader étant acquis (nom, fortune, réputation) ou
personnel (comme au cas de Napoléon). Ce prestige disparaît avec le succès.
Les révolutions qui commencent sont des croyances qui finissent à cause d’être mises en discussion. En tout cas, Gustave Le Bon met en exergue
cette idée: « Déclencher une révolution est toujours plus facile que la mener à
terme. »
Une classification des foules serait la suivante: hétérogènes (anonyme –
celles de la rue – et fameuses – Cour d’Assises, Parlement) et homogènes
(sectes politiques, religieuses; castes militaires, sacerdotales, ouvrières; classes
– bourgeoise et paysanne). En tout cas, la foule est un « personnage » important dans la Correspondance de Flaubert, de même que dans certains de ses romans
(notamment dans Salammbô ).
Pour expliquer plus largement la liaison qui existe entre la littérature et
l’histoire des mentalités, nous mentionnons aussi une étude de Michel Crouzet,
Passion et politique dans l’Éducation sentimentale
1. Il y a dans le roman deux
séries d’événements, avec leurs « sièges » – sentimentaux (le cœur) et politiques
(la cité). Michel Tournier disait que le problème du roman historique c’est
d’intégrer une histoire d’amour à un contexte historique (n’est-ce pas le cas de
Salammbô ?).
Mais est-ce aussi L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert un
roman historique, celui de la révolution de 1848? Chose certaine, remarque
Crouzet, il y a « le vague des passions » inséparable du « vague des politiques ».
Gustave Flaubert voulait représenter dans son roman un état psychologique,
mais aussi un état historique. Le mot le plus fréquent de la Correspondance
flaubertienne est « sentir », ce qui signifie à la fois « exister » et « savoir ». Dans L’Éducation sentimentale , il y a une sorte d’illusion collective qui doit se
dissiper. Le roman est fait de coïncidences. Par exemple, la République et
Madame Arnoux ont en commun la « nature idéale », ou bien le fait que le jour
même où éclate la Révolution est aussi celui où l’ « aimable » Rosanette devient
la maîtressse de Frédéric.
La conclusion est significative pour notre démarche: on cherche
l’explication des événements par la clé des sentiments. C’est effectivement le
sentiment qui met en état de fonctionnement le mécanisme de la société, c’est le
sentiment qui engendre des calculs intérieurs (le cas de Frédéric Moreau, un
Julien Sorel dans la variante flaubertienne, est bien illustratif).

1 Crouzet, Michel, « Passion et politique dans L’Éducation sentimentale » (pp. 40-67) in
Flaubert, la femme, la ville (Journée d’études organisée par l’Institut de français de
l’Université Paris X) 1982, passim.

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
21 L’Éducation sentimentale est un roman des apparences: tout le monde
trahit tout le monde, mais tous prétendent avoir de bons sentiments. Dans le cas
de Frédéric Moreau, la critique a parlé d’une « passion inactive ». Dans son
ouvrage, L’économie des biens symboliques 1, Pierre Bourdieu considère le
personnage « l’héritier qui refuse l’héritage », incarnant l’aliénation spécifique
de la bourgeoisie, l’espoir désepéré d’être un autre (Sartre croyait que Flaubert
lui-même savait vivre comme un autre sa propre vie, en sachant aussi se
retrouver dans la vie d’un autre).

1.6. La formation des mentalités

La formation des mentalités serait en étroite liaison avec les premières
étapes de la vie de l’homme. À sa naissance, « l’homme, bien que possédant
quelques instincts biologiques, est plutôt une tabula rasa. Ce sont les
expériences de vie qui vont écrire sur cette page vierge et façonner l’individu
qui sera le résultat conditionné de son passé2. »
Par enculturation (le processus au travers duquel l’individu acquiert la
culture de son groupe, de sa classe, de son segment ou de sa société) se forment
les modèles de comportement , c’est-à-dire le langage, le métalangage, les
coutumes, les valeurs.
En ce qui concerne les jugements de valeur, les philosophes et les
moralistes les ont classifiés comme suit: bon (valeur sociale), bien (valeur
morale), saint (valeur religieuse), vrai (valeur théorique), beau (valeur
esthétique), juste (valeur juridique), rare (valeur économique), puissant (valeur
politique), agréable (valeur sensible), utile (valeur pratique), sain (valeur
vitale).3
Une autre coordonnée de la formation des mentalités pour Sigmund
Freud serait la situation œdipienne , c’est-à-dire la « situation affective de
l’enfant, vers 3 à 5 ans, âge ou apparaissent les désirs amoureux de l’enfant
envers le parent de sexe opposé et, de l’autre part, une hostilité jalouse, avec
vœux de mort, envers le parent de même sexe » 4 par exemple, la mentalité du
contestataire a été expliquée par les psychanalistes, à partir de son complexe

1 Bourdieu, Pierre, Economia bunurilor simbolice , Ed. Meridiane, Bucure ști, 1984,
passim.
2 Mucchielli, Alex, Les mentalités , Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? »,
1985, p. 43.
3 Ibid., p. 36.
4 Mucchielli, Alex, Les mentalités , Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? »,
1985, p. 43.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
22 d’Œdipe, qu’il n’a pas résolu et a donc des problèmes avec l’ autorité , en
s’opposant à toutes les autorités et figures paternelles. Le contestataire est
« narcissique » et manque de confiance:
Dans ses relations amoureuses et sexuelles « son narcissisme est un
obstacle aux relations profondes et durables. Ses relations avec les figures
maternelles sont souvent complexuelles. » 1
Le cas du personnage Charles Bovary pourrait en offrir un exemple, car
si la petite fille s’identifie tout de suite à sa mère, le petit garçon s’aperçoit qu’il
est différent de sa mère et que, pour exister, il doit se différencier d’elle, créer
son identité en dehors d’elle.

1.7. Mentalité et cadre de vie

Dans son livre, Mucchielli exprime l’idée qu’il faut évoquer
Montesquieu et sa célèbre théorie des milieux , quand il s’agit de la psychologie
des peuples.
Montesquieu croyait que le milieu physique, et en particulier le climat,
exerce par l’intermédiaire du corps une action déterminante sur la psychologie
des populations. Au début du XIXe siècle, Madame de Staël avait, elle aussi, des
opinions pareilles quant aux peuples du nord de l’Europe, et c’était à partir de
ces idées qu’elle commentait leurs littératures, en les comparant avec celles du sud. Au XIX
e siècle, l’école dite de « la science sociale » pousse à l’extrême le
déterminisme géographique, remarque Mucchielli.
Ainsi, le milieu urbain forme-t-il la mentalité du citadin , car la ville est
un « foyer de sollicitations » et l’homme manifeste un recul protecteur, une
distanciation nécessaire face à toutes ces sollicitations. La ville est l’espace de prédilection pour former des attitudes de mise à distance, d’intellectualisation,
de compétition.
2
1.8. Évolution et change ment des mentalités; la résistance des
mentalités au changement

L’étude des mentalités présente une importance capitale pour la
compréhension de tous les phénomènes de changement dans les sociétés. Sans
l’examination des changements culturels, des mentalités, nous ne pouvons pas

1 Mucchielli, Alex, Les mentalités , Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? »,
1985, p. 44.
2 Ibid., p. 50.

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
23 étudier les changements de type économique, législatif, etc. (d’ailleurs ceux-ci
sont concomitants, fonctionnent ensemble à l’intérieur de la société).
Les phases du changement de mentalité seraient les suivantes1:
unfreezing (la mise en question des croyances et des attitudes), la crise
culturelle (la phase de malaise), la nouvelle croyance (une phase d’élaboration)
et une dernière phase, freezing (systématisation des valeurs nouvelles qui sont
clairement saisies, celles que les élites promeuvent et défendent, en explicitant
pour tous la nouvelle vision du monde qu’il faut désormais avoir. L’un des
types qui forment cette élite est, sans doute, l’écrivain . Il est celui qui,
quelquefois, réagit contre cette apathie du groupe désireux de préserver son
identité quand il est confronté à une civilisation qui veut l’anéantir en l’assimilant.
Pourtant, le rythme naturel de l’évolution des mentalités suppose au
moins un siècle « pour qu’une rupture décisive apparaisse dans les mentalités
des descendants
2 ». L’écrivain, lui, il ne peut qu’anticiper ce changement, en
avoir l’intuition; ce sont les générations jeunes qui l’accomplissent.
Par exemple, pour les sociétés occidentales contemporaines, c’est plutôt
la liberté qui nourrit les mentalités, en développant surtout celle du refus (de la
technique du progrès scientifique, coupable d’avoir périclité la vraie
communication avec l’autrui. Au cas des populations immigrées, le phénomène
est plus visible, car si les parents gardent les mœurs et les coutumes, la religion et la langue de leur pays d’origine, les enfants scolarisés avec les enfants du
nouveau pays subissent l’impact des mass media , adoptent une autre mentalité
qui les oppose bientôt à leurs parents.
Dans son livre, L’Ère du vide
3, Gilles Lipovetsky caractérise l’âge
« postmoderne » comme étant celui de l’individualisme, par ce droit, vivement
affirmé, d’être absolument soi-même. Ce droit de « l’accomplissement
personnel » provient, en effet, du respect de la singularité subjective, de la
personnalité incomparable. La conclusion de l’étude offre l’image de la société
moderne, où l’autonomie du privé va de soi, le n ouveau est accueilli comme
l’ancien, l’innovation est banalisée.

1 Mucchielli, Alex, Les mentalités , Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? »,
1985, p. 73.
2 Ibid., p. 91.
3 Lipovetski, Gilles, L’Ère du Vide. Essai sur l’individualisme contemporain , Gallimard,
Paris, 1983, p. 80.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
24 1.9. L’étude des mentalités

L’étude des mentalités se fait par des questionnaires concernant les
attitudes, sous forme d’ échelles d’attitudes . C’est ainsi que on teste une
prédisposition psychologique envers un « objet ».
Si la méthode de l’ observation reste la plus difficile, car on ne peut tout
voir, et donc on ne peut pas se fier au hasard, le recueil d’informations se fait
souvent par la méthode de l’ interview , une sorte de « commentaires
provoqués1 ».
Dans la conclusion générale de l’ouvrage d’Alex Mucchielli sur les
mentalités, nous pouvons déceler l’idée de l’utopie en ce qui concerne une société égalitaire ou idéologiquement unitaire. Dans une société complexe, les
différences de mentalités sont inévitables , surtout dans la civilisation
occidentale, où l’on se confronte à une vraie crise de valeurs. Il y a même un
danger sérieux pour ces sociétés qui manquent de tolérance, car pour reprendre
des slogans révolutionnaires, il n’y a pas de tolérance pour les fanatiques, pas de pitié pour les sans-pitié, pas de liberté pour les ennemis de la liberté
2.
D’où la préoccupation de certains auteurs pour une histoire des
sensibilités à l’environnement. Une telle « quête des émotions perdues » réalise
Alain Corbin, dans Le Temps, le Désir et l’Horreur, où il essaie de dresser un
inventaire des sensations, une analyse plus serrée des discours, afin de mieux dénouer le réel de l’imaginaire. D’ailleurs, cette étude de la psychologie
collective, baptisée, un peu vite, « histoire des mentalités », était déjà le sujet
d’intérêt proposé par Lucien Febvre, à la fin de la première moitié du siècle.
Étudier une « anthropologie historique des sens » était, sans doute,
chose difficile, l’obstacle le plus évident résidant, affirme Corbin, dans « la fugacité de la trace
3 ». Selon lui, les historiens savent, en outre, fort peu de
choses sur l’évolution des systèmes d’appréciation, ils connaissent mal les
configurations respectives de l’agréable et du désagréable , du fascinant et du
repoussant , du recherché et du refusé , du toléré et de l’intolérable , au sein de la
culture qu’ils étudient. L’exemple donné par Alain Corbin dans le livre cité est celui du matelot , dont la sensibilité s’est perdue, petit à petit:

Chez cet être inférieur, le goût et l’odorat se trouvent pervertis par l’usage du
tabac; la délicatesse du toucher est détruite, par la proximité de l’artillerie, celle

1 Mucchielli, Alex, Les mentalités , Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? »,
1985, p. 107.
2 Ibid., p. 123.
3 Corbin, Alain, Le Temps, le Désir et l’Horreur ( Essais sur le XIXe siècle), Aubier, Paris,
1991, p. 231.

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
25 de la vue par la salinité de l’environnement. En un mot, le marin a perdu
l’essentiel de son acuité sensorielle; il est donc devenu insensible1.

Dans un autre livre, Le Territoire du vide (L’Occident et le désir du
rivage 1750-1840), Alain Corbin explique la démarche de l’histoire des
mentalités: il n’y a d’autre moyen de connaître les hommes du passé que de
tenter d’emprunter leurs regards, de vivre leurs émotions.

1.10. La nouveauté de l’hi stoire des mentalités

Certes, les dernières décennies, la recherche historique n’a cessé de
repousser ses frontières, d’étendre son domaine, en explorant de nouvelles
contrées. Il y a maintenant d’autres sources d’information que les documents et les archives. Les époques d’autrefois nous intéressent d’un autre point de vue,
pour leurs mythes, l’histoire des mentalités ou la pensée politique
2.
Par conséquent, cette nouvelle histoire préfère la longue durée à
l’événement, car celui-ci lui semble le symbole de l’histoire superficielle, du
récit circonstanciel. L’histoire des mentalités s’adresse plutôt au vécu collectif, aux aspects immatériels, tels que les opinions, les aspirations, les faits de
culture, le comportement des individus. Reconstituer l’opinion pour les temps
où les sondages n’existaient pas encore, cela intéresse vraiment le chapitre le
plus récent de l’évolution historiographique.
Si les écrivains et leurs lecteurs ont privilégié longtemps les « grandes
biographies », l’histoire des mentalités se propose de réparer cette injustice
envers les exclus, les étrangers, les marginaux, les groupes écartés du pouvoir,
de la richesse, les gens de la rue. Émile Zola, en parlant des travailleurs des
mines, Flaubert, en parlant de la vie de province, tout comme Balzac, ne
cherchaient-ils pas à y aboutir?
En effet, en France au moins, comme nous avertit Michel Vovelle,
l’auteur d’une ample étude – Idéologies et mentalités – l’histoire des mentalités
est devenue une « locomotive de l’histoire, semblant avoir détrôné l’histoire
économique, voire l’histoire sociale
3 ».
Si cette nouvelle histoire se propose de réaliser « l’inventaire des
différences » (Paul Veyne), ou bien une histoire « des visions du monde »

1 Corbin, Alain, Le Temps, le Désir et l’Horreur (Essais sur le XIXe siècle), Aubier, Paris,
1991, p. 235.
2 Rémond, René, « Histoire », in Sciences humaines et sociales en France , février 1994,
revue éditée par le Ministère des Affaires Étrangères Sous-Direction du Livre et de l’Écrit, p. 11.
3 Vovelle, Michel, Idéologies et mentalités , Éd. La Découverte, Paris, 1985, p. 86.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
26 (Robert Mandrou), nous ne serons pas surpris si, par exemple, « l’univers
mental de la sorcière intéresse aujourd’hui davantage que celui du magistrat –
devenu trop limpide peut-être1 ».
Dès l’apparition de l’histoire des mentalités, Lucien Febvre, l’un des
fondateurs de la revue Annales (en 1929, avec Marc Bloch, à Strasbourg), se
demandait: « Qui nous écrira une histoire de la méchanceté, de la mort, de
l’amour…? »
Plus tard, Pierre Chaunu écrivait que toute société se juge ou s’apprécie
d’une certaine façon selon son système de la mort2. Il y a, en effet, plusieurs
aspects: la mort subie, vécue, acceptée, « naturelle », c’est-à-dire acceptée
sereinement, sans crainte ni appréhension (comme celle de Roland, le chevalier médiéval des chansons de geste), que Vo ltaire croyait possible uniquement pour
les animaux
3.
Pourquoi parle-t-on d’une mort magique au siècle des Lumières, d’une
mort ensauvagée , selon l’expression de Philippe Ariès ( L’homme devant la
mort ), ou même du refus constant de certains peintres (Delacroix, Ingres,
Manet) de figurer la mort? Vovelle a une remarque qui peut signifier à la fois
une réponse: « l’histoire de la mort est tissée de silences involontaires et
volontaires4 ».
Nous allons analyser la conception sur la mort, telle qu’elle apparaît
dans la Correspondance et les œuvres de Gustave Flaubert, comme un reflet
principal de sa mentalité et de celles qui désignent ses personnages. En tout cas,
il nous semble avoir saisi, en germes, les symptômes de la désacralisation de la
mort à l’époque moderne , dont parle Ariès aussi, en montrant la succession de
la mort médiévale égoïste, de « moi » et de « toi » (celle-ci touchant surtout les
romantiques inconsolés d’avoir perdu l’irremplaçable objet de leur amour). Lamartine est désespéré d’avoir perdu sa bien-aimée, Julie Charles (Elvire, dans
son célèbre poème, Le Lac ). Charles Bovary, résiste-t-il à la disparition de sa
femme? « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. » (L’Isolement ) – ce
vers de Lamartine incarne toute une mentalité de l’adoration, du culte de
l’irremplaçable, de l’unique.
Dans son ouvrage intitulé Le Territoire de l’historien , Emmanuel Le
Roy Ladurie nous rappelle que l’homme affrontait la mort avec plus de sérénité
qu’aujourd’hui. Ladurie met en revue certaines observations de ses confrères.
Pierre Chaunu parle d’une désocialisation de la mort en Occident, à partir de
l’année 1750. Michel Vovelle observe la contestation des pompes, car on

1 Vovelle, Michel, Idéologies et mentalités , Éd. La Découverte, Paris, 1985 , p. 87.
2 Ibid., p. 102.
3 Ibid., p. 104.
4 Ibid., p. 110

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
27 demande davantage de simplicité dans les obsèques. La mort se désolidarise
ainsi de la société urbaine et englobante. Elle se replit sur l’univers familial1.
De plus, la mort est devenue auhourd’hui un « phénomène
hebdomadaire », une sorte de diable irrépressible (les Français nomment « les dimanches noirs » les jours où les accidents de voiture sont plus fréquents
pendant le week-end). Pierre Chaunu affirme qu’il y a un « divorce » entre le
village des vivants et celui des morts, prouvant une « désocialisation du
décès
2 ». Vovelle a une thèse relative à l’histoire sérielle des testaments en
Provence : selon lui, le testament n’est pas un document mineur, mais un
document-miroir des mentalités sur la mort.
Mais l’étude, devenue classique, sur les attitudes de l’homme devant la
mort est celle de Philippe Ariès ( L’homme devant la mort ). Les quatre thèmes
fondamentaux sont: la conscience de soi, la défense de la société contre la
nature sauvage, la croyance dans la survie et la croyance dans l’existence du
mal.
La mort est vue comme une « brèche » dans le système de protection
élevée contre la nature sauvage. Emprisonné dans des cérémonies transformées
en spectacle, la mort est accompagnée d’une cérémonie qui marque la solidarité
de l’individu avec la communauté. Quant à la croyance dans la survie , elle est
une des plus vieilles mentalités. Ainsi, la mort est-elle apprivoisée (n’étant plus
mal-heur!)3.
Pourtant, de nos jours, il y a plutôt une nouvelle attitude devant la mort:
elle devient sale, médicalisée. En Occident, on peut parler, affirme Ariès, d’une
dissimulation du cadavre, d’une occultati on du mort. Le visage du cadavre était
exposé aux regards de la communauté et l’est resté longtemps dans les pays
méditerranéens et l’est encore aujourd’hui dans les cultures byzantines. À présent, le visage du cadavre est recouvert et enfermé, cette occultation, de
même que l’usage très prolongé du testament sont les deux éléments
significatifs du modèle de la mort de soi. Philippe Ariès indique la résistance de
ce modèle de la mort de soi jusqu’au XVIII
e siècle.
À l’époque moderne, la mort dans ce qu’elle avait alors de lointain a été
rapprochée et elle a fasciné, elle a provoqué les mêmes curiosités étranges, les
mêmes imaginations, détours pervers que le sexe est à l’érotisme. Ce modèle,
différent des autres, a été nommé « la mort longue et proche », d’après un mot
de Madame de La Fayette, cité par M. Vovelle4.
Au XIXe siècle, où triomphe les techniques de l’industrie, de
l’agriculture, de la nature et de la vie, nées de la pensée scientifique de la
1 Vovelle, Michel, Idéologies et mentalités , Éd. La Découverte, Paris, 1985, p. 394.
2 Ibid., p. 397.
3 Ariès, Philippe, L’homme devant la mort , 2 vol., Seuil, Paris, 1977, p. 315.
4 Ibid., p. 318.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
28 période antérieure, le romantisme (Ariès caractérise ce mot « commode ») fait
surgir une sensibilité de passions sans limites, ni raison. Une série de réactions
psychologiques parcourent l’Occident et le boulversent comme il ne l’avait
jamais été1.
Entre les deux limites, « nous mourrons tous » et « la mort de soi » se
trouve la mort de l’autre (l’être aimé). Cela provoque une crise dramatique, dans
certains cas, insurmontable. De cette façon, l’attitude devant la vie est dominée
par la certitude de l’échec. En revanche, l’attitude devant la mort devient
l’hypothèse impossible de la réussite.
Au XIXe siècle, la mort de l’autre est plus importante que la mort de
tous ou de soi (dans les lettres de Flaubert cette chose est vraiment très visible).
Un type original de sensibilité apparaît, celui de la vie privée (bien exprimée par
l’anglais privacy ). « La peur de la mort, germée dans les fantasmes du XVIIe et
du XVIIIe siècles, fut deviée de soi vers l’autre, l’être aimé2. »
Au XIXe siècle triomphe une autre représentation de l’au-delà, le lieu
des retrouvailles de ceux que la mort a séparés et qui n’ont jamais accepté cette séparation. La dernière phrase du livre d’Ariès nous offre une perspective
significative:

On se propose toujours de réconcilier la mort avec le bonheur. La mort doit
seulement devenir la sortie discrète, mais digne, d’un vivant apaisé, hors d’une
société secourable que ne déchire plus ni ne boulverse trop l’idée d’un passage biologique, sans signification, sans peine ni souffrance, et enfin sans angoisse
3.

1.11. Les mentalités – un dialogue de l’histoire avec le temps4

L’histoire des mentalités, ce dernier chapitre de l’historiographie, ne
s’intéresse plus à ce qui se passe, mais à ce qui demeure, car cette nouvelle
orientation a complètement délaissé les faits et les dates, pour se consacrer à
l’étude de l’homme et de son environnement matériel. Perspective séduisante:
on cherche l’explication de l’événement par la clé des sentiments. On s’intéresse désormais aux structures du quotidien (il y a, en ce sens, un livre
écrit par Fernand Braudel), aux significations du banal, aux sensibilités

1 Ariès, Philippe, L’homme devant la mort , 2 vol., Seuil, Paris, 1977, p. 319.
2 Ibid., p. 320.
3 Ibid., p. 324.
4 Rînciog, Diana, « Les mentalités – un dialogue de l’histoire avec le temps », in Arc-en-
ciel (revue de l’Alliance Française de Ploie ști), numéro 8, décembre 1997-janvier 1998,
p. 15.

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
29 communes, toujours conservant la conviction que les mentalités sont « des
prisons à longue durée » (F. Braudel). Se lon Marc Bloch, l’un des fondateurs de
l’histoire des mentalités, le bon historien est comme l’ogre: où il sent l’odeur de
l’homme, il trouve sa proie.
Par conséquent, l’intérêt de l’histoire des mentalités est suscité par
toutes les traces matérielles de la vie quotidienne; les correspondances privées,
par exemple, représentent un témoignage à double reflet: sur le temps de
l’auteur, mais aussi sur son époque. Le journal intime, lui aussi, devient le grand
marqueur du temps individuel.
Pour éclaircir davantage la relation qui existe entre le temps et
l’histoire, il faut citer le moins connu des livres de Philippe Ariès (comme l’affirme Roger Chartier, dans la préface du recueil paru en France en 1954,
quand l’auteur avait 40 ans) – Le temps de l’histoire. Conformément à la théorie
développée dans cet ouvrage, l’histoire est un dialogue des différentes structures
d’où le présent ne manque jamais, histoire totale et collective, qui n’est ni la
somme ni la moyenne des histoires particulières. Dans la vision d’Ariès – que ses confrères ne partageaient pas vraiment – , l’homme est accablé par
l’histoire; c’est pourquoi, l’homme moderne doit prendre ses distances quant à
l’histoire collective et son propre passé. Ainsi, ne s’agit-il plus d’une histoire
académique morne, présentant l’enchaînement sec des événements, mais de
l’histoire de l’individu, identifiée au devenir collectif. C’est une histoire qui pourrait finalement aider chacun d’entre nous à comprendre la configuration du
présent. C’est une interrogation sur la société contemporaine, sur ses
conceptions concernant la famille ou l’attitude devant la mort (comportement
qui, affirme Ariès, caractérise foncièrement une société).
Dans une interview réalisée avec Philippe Ariès par Michel Vivier (le
23 avril 1954), dialogue annexé à la fin du volume Le temps de l’histoire ,
l’historien avoue sa conviction absolue que l’histoire n’est pas orientée dans un
sens ou dans l’autre. Rien de plus faux que l’idée d’un progrès continuel, d’une
évolution permanente. L’histoire avec une seule flèche n’existe pas. Pour lui,
l’histoire est le sentiment d’une tradition vivante, qui permet la reconstitution de ce qui a été vécu spontanément et, en fin de compte, inconsciemment.
La plupart des historiens ont vu deux histoires: une scientifique et
l’autre politique . Il y a eu des époques où la vie privée, emmurée comme elle
était, ne perçait pas le temps de l’histoire, l’homme étant trop ancré au milieu de
son temps. Après le moment 1940, une autre histoire s’est développée, celle que
Philippe Ariès nomme particulière , car elle pénètre dans la cité de la famille, en
lui modifiant la structure affective. C’est la raison pour laquelle l’histoire contemporaine n’est plus une comparaison entre le passé et le présent, et, par
conséquent, l’historien du présent doit s’écarter de son temps, pour ne pas être
l’homme d’un certain temps, mais pour être celui d’un autre temps. Bref,

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
30 l’histoire est devenue pour l’homme d’aujourd’hui une manière de vivre dans le
temps.
Et, qu’est-ce que c’est le présent, sinon plus de la moitié d’un passé qui
s’obstine à survivre? Et, n’est-il pas le passé – par ses différences et ses ressemblances – la clé indispensable de toute compréhension correcte du
présent? Ces interrogations parcourent, comme un souffle initiatique, le livre de
Fernand Braudel, Le temps du monde , dont la conclusion est la suivante:
« aujourd’hui » ne nie pas « hier »; tout au contraire, le premier éclaircit l’autre
et vice versa, dans une dialectique de la durée, une multiplicité des temps.
Enfin, l’histoire des mentalités privilégie l’univers affectif des gens, et c’est
ainsi que le temps de l’histoire devient le temps de l’individu, le temps de chacun et de tous à la fois.

1.12. L’histoire des mentalités entr e le héros quotidien et le
mythe de la vie privée1

Un changement important explique la réserve de quelques-uns et la
fascination des autres, beaucoup plus nombreux, quand il s’agit de l’histoire des
mentalités. Chose sûre: l’élitisme de l’histoire traditionnelle est rejeté. Les
historiens des mentalités ne s’intéressent plus aux héros exceptionnels, aux
grandes personnalités, mais à l’étude des gens simples – bergers, fromagers,
artisans, usuriers, sorcières, ménagères, etc. Ce qui préoccupe désormais les historiens c’est la vie quotidienne des gens, leurs comportements, leur
imaginaire. La culture savante est laissée de côté pour privilégier la culture
populaire, les dimensions collectives de l’individu.
Dans un livre intitulé d’une manière suggestive L’invention du
quotidien, Michel de Certeau démontre que l’homme ordinaire témoigne d’une
créativité quotidienne, que le quotidien est devenu un art et une science, qu’il
est parsemé de merveilles, écume aussi éblouissante que celle des écrivains ou
des artistes…
En outre, seuls les historiens des mentalités, les anthropologues et les
mythologues comprennent que « rien n’est naturel, tout est culturel ». Les sentiments de l’homme n’ont pas été toujours les mêmes, et c’est pourquoi ils
sont devenus un objet d’étude pour les historiens des mentalités. Il y a, en effet,
une relativité des sentiments qui se produit, un respect de l’autrui et de sa
culture, de façon qu’on constate finalement une pluralité: cultures et non

1 Rînciog, Diana, « L’histoire des mentalités entre le héros quotidien et le mythe de la vie
privée », in Buletinul Universit ății Petrol-Gaze , Ploiești, vol. XLVII-L (1995-1998),
nr.19, pp. 101-107, passim.

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
31 Culture , toutes les cultures sont légitimes, comme affirme Alain Finkielkraut,
dans son livre séduisant, La Défaite de la pensée.
Ainsi, tout est culturel : et la bande dessinée, et le best-seller, et le
slogan publicitaire, et le poème, et le clip, et la musique de Verdi. Une paire de bottes vaut bien Shakespeare, serait la conclusion de Finkielkraut. En effet, la
mentalité moderne a renoncé aux hiérarchies. Cette dissolution de la culture
dans le tout culturel ne met fin ni à la pensée ni à l’art, c’est une autre
constatation rassurante de Finkielkraut, qui ajoute, avec sagesse, que, pourtant,
ce n’est plus l’âge d’or où les chefs-d’œuvre se ramassaient à la pelle, l’écrivain
soulignant ainsi la réalité culturelle, beaucoup plus éclectique, de notre époque.
Il est vrai que cette uniformisation des produits culturels peut inquiéter
certaines gens: les grandes créations ne suscitent plus l’intérêt, car le sport, la
mode, l’industrie du divertissement ont chassé la grande culture. Alain
Finkielkraut est plus optimiste que ses confrères: il y a des historiens
traditionnels qui voient que le verre est vide, tandis que les historiens des
mentalités le voient, au contraire, plein – tout peut les attirer: et Shakespeare, et les pratiques culinaires ou hygiéniques d’autrefois. On peut compter déjà des
centaines de livres passionnants pour le grand public, qui désignent ces
nouvelles préoccupations de l’histoire: Histoire des larmes, Histoire de la
pudeur, L’Apparition du sentiment moderne de la famille, Mourir autrefois, La
Naissance de l’intime, La Peur en Occident, Le Mangeur du XIX
e siècle,
L’Imaginaire de la haute montagne, Le Pr opre et le sale, Ethnologie de la
chambre à coucher, Le mâle Moyen Âge , etc.
Il est intéressant, par exemple, d’apprendre que le rouge dominait les
intérieurs des salons de la France du XVIIe siècle, et le vert au XVIIIe siècle,
mais l’histoire des mentalités ne se borne pas à le constater en fouillant les statistiques; elle cherche les significations là où les autres n’en trouveraient
aucune. Dans les meilleurs de ses livres, observent les critiques, la Nouvelle
Histoire est une discipline interprétative.
En 1957, un livre écrit par Roland Barthes – Mythologies – démontre
que les mythes sont consommés inconsciemment, qu’ils sont quotidiens, collectifs, anonymes. Seul le mythologue doit s’écarter délibérément pour
accomplir son étude. Prendre ses distances c’est une chose absolument
nécessaire pour « la mentalité de l’historien des mentalités », qui marque, par
son attitude, la disparition du narcissisme juvénile. Donc, il n’est plus fasciné
par lui-même, par sa propre culture ( moderno-centrisme ), mais ouvert à l’autrui
et à sa culture, intéressé à la différence. En plus, il y a une « attitude écologique
» envers les cultures anciennes, en les protégeant et en retrouvant leur charme perdu.
Roland Barthes fait aussi un commentaire très intéressant sur le dernier
livre de Flaubert, Bouvard et Pécuchet , dans la perspective de la sémiologie.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
32 Dans le chapitre intitulé « Le mythe aujourd’hui », l’auteur parle d’une situation
particulière, où le mythe devient artificiel, c’est-à-dire on arrive à mythifier le
mythe . C’est ce que Flaubert réalise dans son dernier ouvrage, par la vaste, mais
inutile entreprise de ses héros – un mythe expérimental, au second degré. Bouvard et Pécuchet sont les représentants d’une certaine bourgeoisie. Leur
discours constitue déjà une parole mythique. La rencontre du sens et du concept
forme, dans ce premier système, une signification qui est la rhétorique de
Bouvard et Pécuchet . La rhétorique de Bouvard et Pécuchet va devenir la forme
du nouveau système; le concept sera produit par Flaubert lui-même, par le
regard de Flaubert sur le mythe que s’étaient construit Bouvard et Pécuchet: ce
sera leur velleité constitutive, leur inassouvissement, la « bouvard-pécuchéité ». Quant à la signification finale de l’œuvre, selon Barthes, c’est le pouvoir du
second mythe, celui de fonder le premier en naïveté regardée. Flaubert s’est
livré à une véritable restauration archéologique d’une parole mythique : c’est le
Viollet-le-Duc d’une certaine idéologie bourgeoise. Mais moins naïf que
Viollet-le-Duc, il a disposé dans sa reconstitution des ornements supplémentaires qui la démystifient; ces ornements (qui sont la forme du second
mythe) sont de l’ordre subjonctif; il y a une équivalence sémiologique entre la
restitution subjonctive des discours de Bouvard et Pécuchet, et leur
velléitarisme.
Le mérite de Flaubert (et de toutes les mythologies artificielles), conclut
Roland Barthes, c’est d’avoir donné au problème du réalisme une issue
franchement sémiologique. C’est un mérite, certes, imparfait, car l’idéologie de
Flaubert, pour qui le bourgeois n’était qu’un e « hideur esthétique », n’a rien de
réaliste. Mais du moins a-t-il évité le péché majeur en littérature, qui est de
confondre le réel idéologique et le réel sémiologique. Comme idéologie, le réalisme littéraire ne dépend absolument pas de la langue parlée par l’écrivain.
La langue est une forme, elle ne saurait être réaliste ou irréaliste. Tout ce qu’elle
peut être, c’est mythique ou non, ou encore, comme dans Bouvard et Pécuchet ,
contre mythique. Nous avons ajouté aussi ce commentaire appartenant à un
sémiologue réputé
1, pour souligner l’importance de la différence des points de
vue, la nouveauté de la démarche analitique dans l’étude d’une œuvre littéraire.
L’historien des mentalités s’intéresse aussi aux pratiques de la lecture
d’autrefois: Roger Chartier est l’auteur d’une ample et subtile étude intitulée
Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime . Il montre que l’individu
lisait à sa manière un livre, en fonction de sa condition sociale et que la lecture
n’est pas du tout un invariant. Selon les inventaires réalisés par le notaire après
le décès de l’individu, on pourrait savoir comment il avait employé le livre, quelle avait été sa bibliothèque (la quantité et la qualité des livres possédés).

1 Barthes, Roland, Mythologies , Seuil, Paris, coll. « Essais », 1970, pp. 209-210.

L’Histoire des mentalités: concepts et méthodes
33 Nous apprenons donc que « la lecture d’intimité », « la lecture élitaire
du for privé », que nous pratiquons à présent, en la croyant l’unique possible ou
la meilleure, ne s’est généralisée qu’après le XVIIIe siècle. Jusqu’à cette
époque-là, la lecture avait été collective: livres religieux, lus au sein de la famille, selon un rituel consacré. À partir de 1602, il y avait aussi la célèbre
« bibliothèque bleue », comprenant des livres religieux, romans de chevalerie,
contes de fées, etc.
Nous apprenons, par exemple, que sauf la Bible ou Imitatio Christi , Ars
moriendi a été, sans doute, le plus répandu et le plus lu des livres. Se préparer
pour la mort était chose essentielle si l’on espérait la rédemption. En tout cas, il
ne fallait pas ignorer la perspective de la mort, attitude qui se trouve à l’opposé en ce qui concerne celle de nous jours, où la mort est devenue « objet d’interdit
innommable », tabou.
L’attitude moderne, après avoir passé par la grille « la mort de toi », a
un nouvel aspect: l’amnésie volontaire, le silence. Les conséquences?
Disparition du deuil. Répression de la souffrance (pleurer en cachette). Interdiction des larmes. Expédition discrète et sommaire des corps, même
maquillage du cadavre pour donner l’illusion de la vie. Escamotage du final,
évacuation de la mort hors de la vie quotidienne.
Voltaire, dans son célèbre Candide , nous conseillait à cultiver – chacun
– notre jardin. Mais c’était toujours lui qui proposait le motif de l’étranger, le sauvage arrivé à Paris, pour connaître le quotidien au XVIII
e siècle, un autre
mode de vie. Loin d’être une simple curiosité, son attitude nous semble
aujourd’hui une sagesse prémonitoire, un vrai signe de modernité, « la mentalité
de l’historien des mentalités » en germe.

1.13. L’utilité et les limi tes de l’histoire de s mentalités pour
notre étude

Afin d’achever ce premier chapitre – théorique et introductif -, il
faudrait mentionner que l’intérêt de cette nouvelle discipline, l’histoire des
mentalités, est majeur pour notre étude, car dans les textes flaubertiens (la Correspondance, Bouvard et Pécuchet, Le Dictionnaire des idées reçues et Le
Sottisier ) nous avons toujours recherché les traces de son temps, c’est-à-dire de
la vie privée de l’écrivain, mais aussi de l’époque où il a vécu.
En vrai précurseur de l’esprit de l’historien des mentalités, Flaubert ne
considère jamais son époque comme un sommet de la civilisation ou de la
morale. Le moderno-centrisme, cette tendance que l’histoire des mentalités

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
34 combat fortement, ne se manifeste jamais chez Flaubert quand il formule ses
observations ou ses jugements.
Pourtant, il faut tenir compte de certaines limites de l’histoire des
mentalités dans cette approche de l’œuvre de Flaubert: les observations de l’écrivain ne sont ni exhaustives ni toujours objectives, parce qu’il y a un degré
de subjectivité involontaire, chose due à la mentalité de Flaubert lui-même
(c’est pourquoi nous avons délimité notre étude, en s’occupant seulement des
textes où la fiction n’intervient pas).
En outre, Gustave Flaubert a vécu de manière assez isolée, il ne lisait
pas les journaux, ne s’intéressait pas à la politique, à la vie mondaine (sauf
quelques exceptions notables, comme c’était le salon de la princesse Mathilde, ou bien son propre salon de l’appartement parisien). Il émet de idées qui nous
permettent de connaître sa mentalité annonçant l’écrivain du XX
e siècle, ou tout
simplement l’attitude de l’homme qui s’opposait nettement aux clichés. Ce sont
aussi les croyances des autres que nous devons déceler dans les textes de
Flaubert, leurs préjugés, leurs attitudes différentes, leur grille de valeurs. Ce qui est commun était aussi retenu dans les commentaires de Gustave Flaubert.
Les concepts que nous avons utilisés le plus souvent sont:
« croyances », « idées », « mentalités », « sentiments », « représentations »,
« imaginaire », « comportements », « différences », « lieux communs », etc. Le
critère choisi pour l’exposition des thèmes étudiés à l’intérieur des chapitres 3, 4, 5 est purement alphabétique, pour éviter que la taxinomie proposée ne
devienne en quelque sorte subjective, comme une hiérarchie des valeurs.

La correspondance: lecture et interprétation
35 2. LA CORRESPONDANCE: LECTURE ET
INTERPRÉTATION
Une nouvelle approche de la Correspondance de Gustave
Flaubert

Nous allons ouvrir l’étude de la Correspondance flaubertienne par
quelques observations sur la typologie des ouvrages qui lui ont été consacrés, de
même que sur certains aspects stylistiques concernant ces lettres, pour insister
ensuite sur une approche du point de vue de l’histoire des mentalités de ces
documents privés. En effet, les épistoles de Gustave Flaubert appartiennent tout d’abord à
l’art littéraire, parce qu’elles sont nées non seulement du besoin quotidien de
communiquer, mais aussi du plaisir d’écrire, de formuler les principes de sa
propre philosophie. C’est pourquoi nous jugeons nécessaire une mise en revue
des considérations purement littéraires, formulées au sujet de cette correspondance; pour nous, en échange, l’intérêt analytique cible un
commentaire visant les idées de Flaubert sur son époque, sur ses contemporains
et surtout sur les attitudes, les sentiments, les croyances caractérisant beaucoup
de personnes, même des générations.
À la fin du livre suggestivement intitulé L’Œuvre de l’œuvre – Études
sur la Correspondance de Flaubert, il y a une très large bibliographie
concernant l’étude des lettres de Gustave Flaubert. Avant de fournir cette ample
bibliographie (éditions, traductions, études critiques), le volume se propose –
par le choix des études présentées – de démontrer que la Correspondance de
Flaubert « tire son intensité de ses liens multiples, continus, avec l’œuvre de l’auteur ». Ces lettres apparaissent comme un journal, « un reflet de la longue
durée dans la création », le dialogue écrit avec Louise Colet étant, de ce point de
vue, exemplaire. Mais ces lettres permettent aussi de suivre « l’effort propre de

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
36 l’écrivain pour dire une tension, qui lui apparaît toute nouvelle, entre critique et
création. La correspondance devient ainsi, peu à peu, l’œuvre de l’œuvre1. »
Ainsi, la lecture des épistoles flaubertiennes devient-elle multiple:
l’œuvre de l’œuvre (on y trouve, en effet, beaucoup de pages sur la genèse de ses romans), document sur l’homme et l’artiste, histoire de son époque,
philosophie de l’écrivain :

L’ensemble des lettres […] constitue une sorte d’œuvre autonome. On a
souligné la beauté, souvent, des lettres de Flaubert, en ce que s’y dessinent,
de manière complexe, inépuisable, les figures de leur auteur. Le caractère
spécifique de cette correspondance tient sans doute d’abord à la forte contradiction qui s’y exerce entre l’écrivain et son statut, progressivement établi, d’auteur, entre les phases d’un travail et la construction d’une image publique
2.

La difficulté de l’étude de Gustave Flaubert-épistolier, nous avertissent
Raymonde Debray Genette et Jacques Ne efs, sous la coordination desquels
paraît le volume, réside dans le fait que le fonds de la Bibliothèque Nationale
est relativement pauvre en matière de correspondance. À l’exception des papiers
de René Descharmes qui avait amassé originaux et copies de lettres de Flaubert, en vue de son « édition du centenaire », à l’exception aussi d’ensembles de
lettres adressées à l’éditeur Georges Charpentier, aux frères Goncourt ou à
Tourgueneff, ne sont conservées que des lettres isolées.
Le Bulletin Flaubert-Maupassant , édité chaque année par la « Société
des Amis de Flaubert et de Maupassant » (dont le siège se trouve à Rouen), s’occupe constamment – par le concours du professeur Yvan Leclerc et de son
équipe – de l’organisation des réunions des spécialistes, de la publication des
documents, etc. Par exemple, dans le numéro 6/1998 nous pouvons lire une
lettre à George Sand, un traité avec Lemerre, et d’autres lettres inédites.
3
Quant à une typologie des études critiques de la Correspondance , nous
pouvons remarquer des ouvrages donnant la prééminence à certains
destinataires, tels que George Sand, Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Ivan
Tourgueneff.

1 Debray Genette, R., Neefs, J. (sous la dir.), L’Œuvre de l’œuvre (Études de la
correspondance de Flaubert) , Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis 1993;
deuxième couverture du volume.
2 Debray Genette, R., Neefs, J. (sous la dir.), L’Œuvr e de l’œuvre (Études de la
correspondance de Flaubert), Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis 1993,
Avant-propos , p. 8.
3 Bulletin Flaubert-Maupassant, édité par la « Société des Amis de Flaubert et de
Maupassant » 6/1998, pp. 93-121.

La correspondance: lecture et interprétation
37 Les titres les plus intéressants nous semblent, en échange, les suivants:
L’embriologie de l’illusion: le processus de la création littéraire d’après la
Correspondance de Gustave Flaubert (Berrong, Richard M., « Les Amis de
Flaubert », numéro 66, mai 1985), Désolation and Consolation: the
correspondance of Gustave Flaubert and George Sand (Deutelbaum, W.,Genre
Norman, vol. 15, numéro 3, 1982), Violence et comique dans la
Correspondance de Flaubert (Feyler, Patrick, Eidôlon, 23 mai 1983), Flaubert–
Sand, deux cœurs simples (Garcin, Jérôme, Les Nouvelles littéraires, 31
novembre 1981 ), Rapports de la Correspondance et de l’œuvre (Leclerc, Yvan,
atelier numéro 3, animé par Y. Leclerc à l’occasion du Colloque international
« Les Correspondances », Publicati on de l’Université de Nantes, 1983), Analyse
et psychologie du caractère de Flaubert d’après une correspondance intime –
Lettres à Maupassant (Nuellas, E., « Le Manuscrit autographe », nov.-déc. 1928
– analyse graphologique), Flaubert dans ses lettres: un cœur mis à nu
(Proschwitz von, Gunnar, « Les Amis de Flaubert », numéro 45, 1974), Les
Lettres de Flaubert ou la littérature en question (thèse nouveau régime de
littérature française sous la direction de M. le professeur Claude Duchet,
Université Paris VIII, 1987), L’épistolaire flaubertien comme problématique
voie d’accès au littéraire, « L’épistolarité à travers les siècles, gestes de
communication et/ou d’écriture », colloque, Centre culturel de Cerisy-la-Salle,
1990 (Mireille Bossis, Charles A. Porter), Le sentiment religieux de Flaubert
d’après sa Correspondance (Toulet, Suzanne, préface de Pierre Moreau,
Québec, 1970). Il y a, en échange, peu de préoccupations, sinon aucune,
concernant l’étude à partir de l’histoire des mentalités de l’œuvre flaubertienne,
et nous espérons apporter une modeste contribution à ce sujet. À l’étude de la
Correspondance de la perspective de l’histoire des mentalités nous avons
ajouté, là où c’était le cas, des observations concernant l’œuvre non-fictionnelle
(Bouvard et Pécuchet , et surtout Le Dictionnaire des idées reçues et Le
Sottisier ).
En effet, pour tout lecteur de cette admirable correspondance – sans
doute l’une des plus belles de son siècle –, l’homme et l’artiste Flaubert représentent deux visages du même être, ou bien « deux êtres différents logeant
dans la même tête. Sur l’autel du second, à son seul profit, le premier doit tout
sacrifier, et d’abord lui-même. Cette séparation est la religion de l’écrivain,
vouée au culte de la sacro-sainte littérature . Pour l’auteur de Madame Bovary ,
l’écrivain n’existe vraisemblablement et valablement que par ses œuvres
1. »

1 Kéchichian, Patrick, « Gustave Flaubert, c’est moi », article présenté dans le numéro 4
du décembre 1998, sur un choix récent des lettres flaubertiennes, in Lire ; le fragment cité
est tiré d’une lettre à Louise Colet, 9 décembre 1876.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
38 La Correspondance de Flaubert est écrite dans les coulisses de la
grande, de la très austère cérémonie littéraire, le récit et le redoublement de sa
folie d’écriture. « Apparaître » pourrait être le mot-clé de cette correspondance,
car Flaubert y montre, au-delà des circonstances et des anecdotes de sa biographie, l’homme au travail, l’ascète qui voudrait, comme Mallarmé,
intégralement se retrancher. Sa Correspondance , affirme Patrick Kéchichian,
est le meilleur moyen de l’écriture, ce corps-à-corps, mené tout au long d’une
vie avec les mots et les phrases. Le résultat est le spectacle offert par un
épistolier « intarissable, écrivant au fil de sa plume et de ses humeurs, emporté,
charnel, tendre ou amical
1. »
À l’occasion de sa chronique, suscitée par la parution du quatrième tome de la Correspondance dans la Pléiade, Didier Sénécal souligne une réalité
incontestable:

Ce qui déçoit souvent dans les lettres d’écrivains, c’est leur côté poli et repoli,
mûrement pesé et calculé. Même en discutant le bout de gras, ils prennent la
pose, et l’on soupçonne leurs billets les plus intimes d’être adressés à la postérité. Rien de tel chez Flaubert. Familier, sincère, gaulois, geignard, braillard, il se livre sans arrière-pensée
2.

Une autre chose qui mérite d’être mise en évidence c’est le temps où
Flaubert écrivait ses lettres, c’est-à-dire le moment de la journée et même le jour
de la semaine. Nous avons observé que la plupart des lettres sont écrites le soir,
à minuit, ou bien pendant la nuit (nous avons repris expressément ces détails
dans les notes de la fin de chaque chapitre, car ils sont d’habitude ignorés).
Gustave Flaubert précise souvent l’heure de la rédaction de ses épistoles. Les
jours les plus fréquents semblent être lundi, mercredi et dimanche, mais il s’occupe de son courrier pratiquement de façon ininterrompue. Le moment
favori est vers minuit, surtout dans l’intervalle 10 heures – minuit. Le matin et
le midi sont plus rares, la prédisposition d’épistolier étant pour Flaubert plutôt
nocturne que diurne.
Quant aux formules d’ouverture/fermeture , il y en a de très variées, en
fonction de l’imagination et de l’inspiration de l’écrivain, de sa spontanéité, du
degré de familiarité qui existe entre lui et ses destinataires. En tout cas, cette
effervescence créatrice ne se rencontre plus nulle part chez Flaubert. Tantôt
enfantin, tantôt amoureux, poli ou très respectueux, l’écrivain possède un vrai
« cérémonial » de l’ouverture et de la clôture de ses lettres. Par exemple, quand

1 Kéchichian, Patrick, « Gustave Flaubert, c’est moi », article présenté dans le numéro 4
du décembre 1998, sur un choix récent des lettres flaubertiennes, in Lire ; le fragment cité
est tiré d’une lettre à Louise Colet, 9 décembre 1876.
2 Lire, mars 1998, p. 99.

La correspondance: lecture et interprétation
39 il s’agit d’un ami intime, il finit / entame souvent ses épistoles avec les mots
« ton vieux » ; « ton G. »; « Gve »; « GF,vieux fol »; « mon pauvre cher
Vieux »; « mon brave », etc.; quand il écrit à sa mère – « ton fils qui t’aime »;
« ton vieux fils, le sheik »; à la fin d’une lettre destinée à sa sœur – « deux bons baisers qui sonnent fort »; pour ce qui est des formules clôturant les lettres à sa
nièce, il y a une grande richesse de variations sur le même thème, comme un jeu
lexical et affectif à la fois: « nounou »; « ton vieux ganachon »; « ton vieux
bonhomme d’oncle te bécote »; dans la posture d’amoureux, Flaubert n’est
moins inventif ou prodigue, comme le démontrent ses nombreuses lettres à la
« Muse », Louise Colet – « À toi; Ton; Adieu, mille bonnes tendresses, mille
bons baisers »; « Adieu, mille baisers sur la poitrine / sur tes yeux »; le plus souvent, l’écrivain ouvre ses lettres à George Sand par la formule Chère Maître
et les clôture avec les mots « votre vieux troubadour », comme s’il s’agissait
d’une relation d’amour à la manière du Moyen Âge. Les lettres destinées à la
princesse Mathilde finissent par des formules particulièrement élégantes,
comme la suivante: « Je vous baise les deux mains, Princesse, et suis toujours, sous tous les régimes politiques, votre vieux fidèle ».
Mais la Correspondance flaubertienne fait la preuve d’un registre
lexical extrêmement varié, en fonction des idées et des sentiments que le
romancier veut partager avec ses destinataires. Il y a souvent, surtout à l’époque
de sa jeunesse, beaucoup de termes familiers, péjoratifs et même vulgaires, expressions de l’amertume de l’écrivain, de son profond dégoût concernant les
aspects négatifs de la société de son temps. Quelques exemples trouvés par-ci
par-là: je m’emmerde, foutu pays , etc.
Une phrase nous semble bien illustrative, par la suite d’adjectifs/
substantifs/verbes (d’ailleurs une étude purement sylistique trouverait une riche matière dans les lettres de Flaubert):

Quant à moi, je deviens colossal, monumental, je suis bœuf, sphinx, butor,
éléphant, baleine, tout ce qu’il y a de plus énorme, de plus empâté et de plus
lourd au moral comme au physique. […] Je ne fais que souffler, hanner, suer et
baver , je suis une machine à chile, un appareil qui fait du sang qui bat et me
fouette le visage, de la merde qui pue et me barbouille le cul1.

Nous avons souligné les mots qui confirment la caractérisation
stylistique annoncée ci-dessus. Nous sommes loin de l’optimisme et de la
sensibilité de Flaubert, pour lequel les seules fleurs de sa vie si plate et
tranquille sont les métaphores, elles aussi se faisant rares chez l’auteur de
Madame Bovary .

1 Lettre à Ernest Chevalier, Rouen, 7 juillet 1841; tome I, p. 83.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
40 Finalement, sa correspondance quotidienne est une « protestation
aristocratique contre le kitsch envahissant1. » Gustave Flaubert croit
sincèrement que l’industrialisme a déve loppé le Laid dans des « proportions
gigantesques ». À l’opposé, le Beau, dans une vision pascalienne, résulte de la conception même qui est la splendeur du Vrai.
Ce qui est surprenant chez Flaubert, le passionné du Beau par
excellence, c’est qu’il quitte souvent les hautes sphères de l’esthétique pour
s’intéresser à la « Blague » (sous ce nom il comprend le mensonge, la niaiserie
sentimentale, l’idée reçue, l’idéologie). L’écrivain est dégoûté par son époque;
le dilemme mène à l’idée que si le XIX
e siècle est plus méchant que bête, ou
plus bête que méchant. Lorsqu’il est étouffé par cette terrible contemplation de son temps, Gustave Flaubert revient à l’écriture, qui ne découvre rien de sa
révolte contre la bêtise contemporaine. C’est alors qu’il faut lire les lettres de
Flaubert, car elles sont « le négatif » de l’œuvre, de l’homme. Le meilleur
exemple peut-être est le quatrième volume de la Correspondance (édition
Pléiade), qui contient les sept années noires en toutes (janvier 1869 – décembre 1875): la mort de Bouilhet, son lecteur, son frère; l’échec de L’Éducation
sentimentale et l’éreintement critique de sa troisième version de La Tentation de
Saint Antoine , l’œuvre de toute sa vie; la mort de sa mère, l’effondrement de sa
fortune, l’invasion de la France par les Prussiens, la Commune. Ce sont aussi les
années de la solitude aussi, parce que l’écrivain voit se rétrécir le cercle de sa vie, comme celui d’un vieillard; ses interlocuteurs disparaissent tour à tour:
Sainte-Beuve, Jules de Goncourt, Théophile Gautier. Seule George Sand est une
destinatrice constante de ses lettres, mais elle voit Flaubert devenir de plus en
plus « l’indécoléreux », exaspéré pa r L’Empire, la République, la Commune
2.
Nous allons finir cette introduction à l’étude de la Correspondance
flaubertienne avec l’image de Croisset, jadis le refuge paradisiaque de l’ermite,
aujourd’hui l’une des pires zones industriales du monde:

Il fait de la peine à voir, le célèbre gueuloir, au milieu de ces usines
gigantesques et de ces hautes cheminées. Sans parler de la bibliothèque de
Gustave, qui se trouve aujourd’hui dans la salle des mariages de la ville nouvelle! Nous savons enfin pourquoi Flaubert haïssait son temps: parce qu’il menait au nôtre
3.

1 Lacoste, Francis, « L’Esthétique de Flaubert » in Bulletin Flaubert-Maupassant , numéro
6/1998, pp. 16-17.
2 Lepape, Pierre, « L’indécoléreux », in Le Monde des livres , 13 février 1998, p. II.
3 Besson, Patrick, « Le se ns interdit Flaubert », in Le Figaro littéraire , 13 avril 2000, p. 2.

La correspondance: lecture et interprétation
41 2.1. Situation statistique des destinataires des lettres
flaubertiennes
a) Nombre des destinataires / volume
– 22/ t.I
– 53/ t.II
– 86/ t.III
– 99/ t.IV
– 47/ édition Louis Conard consultée pour les années 1876-1880, les
dernières années de la vie de Flaubert (LC)
b) Les destinataires les plus recherchés par Flaubert
(d’après le nombre record des lettres adressées)
1. sa nièce, Caroline: 4 ( II ) + 112 ( III ) + 209 ( IV )+101 (LC) = 426 lettres;
2. Louise Colet: 98 (I ) + 182 (II) = 280 lettres;.
3. George Sand: 62 ( III ) + 133 ( IV ) +5(LC) = 200 lettres;
4. Jules Duplan: 32 ( II ) + 118 ( III ) + 20 ( IV ) = 170 lettres;
5. Ernest Chevalier: 101 ( I ) + 2 ( II ) = 103 lettres;
6. Ernest Feydeau: 29 ( II ) + 71 ( III ) = 100 lettres;
7. La princesse Mathilde: 43 ( III ) + 52 ( IV ) + 37(LC) = 132 lettres; 8. Jules et Edmond de G oncourt: 77 ( III ) + 8 ( IV ) + 8 (LC -à Edmond) = 93
lettres;
9. Louis Bouilhet: 13 ( I ) + 62 ( II ) + 5 ( III ) = 80 lettres;
10. Sa mère: 63 ( I ) + 1 ( II ) + 7 ( IV ) = 71 lettres;
11. Michel Lévy: 34 ( III ) + 33 ( IV ) = 67 lettres;
12. Edma Roger des Genettes:6 ( II ) + 14 ( III ) + 39 ( IV ) + 33(LC) = 92
lettres;
13. Philippe Leparfait: 57 ( IV ) + 1(LC) = 58 lettres;
14. Ivan Tourgueneff: 6 ( III ) + 50 ( IV ) + 4(LC) = 60 lettres;
15. Melle Leroyer de Chantepie: 33 ( II ) + 18 ( III ) + 1 (L C) = 52 lettres.
16. Guy de Maupassant: 50 (LC) lettres.
17. Georges Charpentier: 41 (LC) lettres.
c) Le nombre des destinataires féminins dans les lettres de Flaubert
Un autre aspect qui peut être mis en évidence, après avoir fait la
taxinomie des destinataires, est celui du nombre des femmes parmi ceux-ci. Ainsi, a-t-on la possibilité de constater d’emblée que le nombre des femmes
s’amplifie progressivement du premier tome au quatrième, les rapports étant les
suivants:
rapport proportionnel= nombre de femmes/nombre total de destinataires ( p )
t.I p = 4/22 t.II p = 12/53
t.III p = 19/86

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
42 t.IV p = 31/99
LC p = 16/47
Les chiffres permettent de voir clairement que si, au début, Flaubert
écrit seulement à trois femmes (sauf sa mère et sa sœur), plus précisément à Olympe Bonenfant, Gertrude Collier, Louise Colet; ensuite, il diversifie
constamment le « public » féminin de ses épistoles (le nombre des lettres ayant
comme destinataires des femmes étant à peu près égal pour le deuxième et le
troisième volume, donc entre 1851 et 1868, c’est-à-dire dans l’intervalle où
l’âge de l’écrivain était situé entre 30 ans et 47 ans, on dirait la période faste de
sa vie).
Certaines femmes reviennent régulièrement dans la vie épistolaire de Gustave Flaubert. Un cas particulier est représenté par la correspondance avec
Louise Colet : la première lettre envoyée par Flaubert à Louise Colet est datée
4-5 août 1846 (l’écrivain avait 25 ans); après une brouille temporaire, l’échange
de lettres est repris en 1851 pour s’interrompre définitivement en 1855.
Par conséquent, les présences épistolaires féminines les plus significatives sont Louise Colet, « la Muse »; George Sand (appelée toujours
« Chère Maître »); Mademoiselle Leroyer de Chantepie (l’une des plus
sensibles et dévouée correspondantes de Flaubert); Edma Roger des Genettes,
Aglaé Sabatier (surnommée « la Présidente »); la princesse Mathilde (à laquelle
Flaubert s’adresse le plus respectueusement possible), Laure de Maupassant (importante pour l’écrivain, car elle sera la mère de son disciple préféré, Guy de
Maupassant); bien sûr, sa mère et surtout sa nièce, Caroline (les lettres à la
dernière dévoilant un Flaubert très chaleureux, familier, qui possède des
composantes paternelles dans son tempérament – de ce point de vue, les
formules de clôture sont de vrais bijoux d’imagination, de vrais jeux linguistiques).

2.2. Présentation générale de la Correspondance de Gustave
Flaubert

Après avoir dépouillé les quatre volumes de la Correspondance
flaubertienne dans l’édition de la Pléiade (en ce qui concerne le cinquième – et
le dernier –, sa parution était prévue après l’année 2000), nous avons consulté
l’édition Conard , pour lire les lettres couvrant les quatre dernières années de la
vie de l’écrivain (entre temps, le cinquième volume de la Pléiade a paru en
2007, comme fruit du travail de l’équipe admirablement coordonnée par le
professeur de l’Université de Rouen, Yvan Leclerc). Pour cette deuxime édition
de notre étude, nous avons utlisé seulement l’éditon de la Pléiade, vérifiant

La correspondance: lecture et interprétation
43 toutes les citations du tome V, lues tout d’abord dans l’édition Conard, ci-dessus
mentionnée.
Nous avons donc pu se former ainsi une image globale sur les
destinataires des lettres écrites par Flaubert. Durant sa vie, il a multiplié progressivement le nombre de ses destinataires (qui avaient, en plus, les
préoccupations les plus diverses), chose tout à fait explicable si nous pensons à
l’entourage de Flaubert aux différentes époques de sa vie – l’adolescence, la
jeunesse, l’âge mûr, la vieillesse. Il faut remarquer, en outre, que c’est justement
grâce à la correspondance qu’il a formé, maintenu et diversifié son entourage,
autrement restreint du point de vue mondain. En effet, l’écrivain refusait de
participer aux réunions sociales, aux salons littéraires qui étaient à la mode dans les milieux parisiens, etc. (une exception était faite pour les rencontres des gens
de lettres, organisées par la princesse Mathilde, amphitryon que Flaubert tenait
vraiment en très grande estime).
Avant de continuer nos observations en marge de la Correspondance
flaubertienne, nous jugeons bien significative l’appréciation de Jean Bruneau sur l’importance de cette littérature épistolaire:

Document sur son temps, riche de jugements personnels et souvent profonds
sur les penseurs et les artistes du passé et du présent, la correspondance de Flaubert est surtout une voie royale pour pénétrer sa personnalité et comprendre son œuvre.
Gustave Flaubert demeure, en fin de compte, un être assez mystérieux, surtout
après la grande crise des années 1842-1845, où la spontanéité du romantique fait place à une réflexion sur sa vie qui devient à la fois spectacle et matière d’art. C’est dans les lettres à Alfred Le Poittevin et à Louise Colet, ainsi que dans la première Éducation sentimentale (1843-1845), que se trouvent les passages les plus significatifs concernant la conception de la vie et de l’art de
Flaubert, avant les synthèses plus tardives des lettres à George Sand et de la
Préface aux Dernières Chansons de Louis Bouilhet: à la fois refus de vivre, et
reconnaissance de la condition humaine comme seul fondement de l’art. Nulle meilleure introduction à Madame Bovary que les lettres à Louise Colet de
1851-1854, et l’on regrette que Flaubert n’ait pas eu de maîtresse aussi intelligente et aussi dévouée quand il a écrit ses autres romans. Il faut
réhabiliter Louise: les documents que je publie en appendice donneront, je
crois, une image plus vraie de cette femme passionnée, cultivée et belle, qui avait de la vie une conception totalement différente de celle de Flaubert, pour le grand malheur de tous les deux
1.

Dès le début, nous pouvons constater un véritable plaisir d’écrire, de communiquer par l’écrit, plaisir qui caractérise d’un bout à l’autre l’existence de

1 Préface au premier tome de la Correspondance, p. XXIX, édition Pléiade.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
44 Gustave Flaubert. La première lettre, qui ouvre le premier volume de la
Correspondance , est adresée à sa grand-mère et ne contient que quelques lignes,
rédigées dans un style simple, familier1. D’ailleurs, ce style sera caractéristique
pour cette période de la vie de l’écrivain (janvier 1830 – juin 1851) et les lettres ciblent plutôt l’univers quotidien du jeune Gustave, c’est-à-dire ses meilleurs
amis, Ernest Chevalier, Alfred Le Poittevin, Louis Bouilhet, Maxime Du Camp.
Il y a dans ce volume beaucoup de lettres adressées à sa sœur, Caroline, et à sa
mère, mais surtout à sa « Muse », Louise Colet.
Parmi les 22 destinataires réunis dans ce premier tome de la
Correspondance flaubertienne, nous retrouvons peu de ses futurs confrères.
L’exception serait Théophile Gautier: c’est une lettre très intéressante, envoyée de Jérusalem, lundi, le 13 août 1850, où Fl aubert essaie de transmettre à son
« cher maître » l’enthousiasme du voyage oriental, son amour du désert, de la
végétation et des chameaux. Certes, le goût du voyage est un leitmotiv de cette
étape de la vie de l’écrivain et caractérise pleinement son tempérament
fougueux, romantique, attiré par l’inconnu, l’exotique, les espaces éloignés, légendaires. Citons un fragment de cette lettre envoyée à Gautier :

Quittez donc Paris, volez n’importe qui ou n’importe quoi, – si les fonds sont
bas – , et venez avec nous. Quel soleil! Quel ciel, quels terrains, quel tout! Si vous saviez! Il est temps de se dépêcher. D’ici à peu l’Orient n’existera plus. Nous sommes peut-être les derniers contemplateurs […] Si vous tenez à savoir
ma passion secrète et incessante, je vais vous la dire: ce sont les chameaux.
Rien n’est beau comme ces grandes bêtes mélancoliques avec leur col d’autruche et leur démarche lente, surtout lorsqu’on les voit dans le désert s’avancer devant vous alignés sur un seul rang. De Beyrouthe à Jaffa il y a des bois de lauriers-roses poussés tout au bord de la mer […] Demain matin au soleil levant nous partons pour Jériche et la mer Morte. Nous allons donc voir
la place où fut Sodome. Quelles idées ça va faire naître en nous!?
2

Nous pourrions affirmer à juste titre que ce premier tome de la
Correspondance est comme une fenêtre, largement ouverte vers le monde, où
Gustave Flaubert, le jeune enthousiaste qui veut faire uniquement de grandes
choses, ne cesse d’admirer, de vouloir apprendre et aussi de partager ce qu’il a
appris. Lectures, voyages, impressions diverses foisonnent dans ses lettres, où
les mots importants pour Flaubert sont soulignés dans le texte par lui-même. Le
ton est souvent exclamatif, comme si l’auteur de ces épistoles y donnait la
mesure de sa sincérité foncière, sans être amère, comme elle le sera plus tard,
1 La lettre est datée Rouen, 1er janvier 1830.
2 La letre est inédite. Flaubert avait rencontré Gautier pour la première fois, semble-t-il,
lors du dîner d’adieu aux Trois-Frères-Provençaux, avant le départ pour l’Orient (v. Notes , p. 1107, tome I, éd. de la Pléiade).

La correspondance: lecture et interprétation
45 mais plutôt constructive, animée par les meilleures intentions. Il y a déjà, dès
cette période, une véritable volonté de formuler sa propre théorie sur l’art, sa
poétique (surtout dans les lettres à Louise Colet). Ses grands principes y
figurent déjà: l’amour passionné de l’Idée, la révolte acharnée contre la Bêtise et le Bourgeois, le refus véhément du banal et de la médiocrité, la recherche de
la beauté du style. Les assertions flaubertiennes gagnent en suggestivité par le
pouvoir de la comparaison surtout, et, quelquefois, par la métaphore: « La
félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux. Quand
on veut s’en recouvrir, tout part au vent, et l’on reste empêtré dans ces guenilles
froides que l’on avait jugées si chaudes
1. »
Dans le deuxième tome nous constatons que le nombre des destinataires
des lettres flaubertiennes est plus que double par rapport au premier volume
présenté ci-dessus (53/22); parmi les gens avec qui il communique il y a déjà
des noms illustres, tels que Charles Baudelaire (quatre lettres), Victor Hugo
(deux lettres), Sainte-Beuve (une lettre), Théophile Gautier (une lettre).
Le volume vise une période de sept ans, lorsque l’écrivain était en pleine jeunesse et élan créateur (de l’âge de 30 ans à celui de 38 ans); les lettres
y amassées sont encore plus profondes en ce qui concerne l’effort du romancier
rouennais de cristalliser sa propre vision sur l’art, sa poétique innovatrice, qui a
choqué ses contemporains. Les lettres écrites à Mademoiselle Leroyer de
Chantepie en sont un précieux témoignage, dont l’importance est soulignée par l’éditeur Jean Bruneau, dans la préface du volume: « Après la rupture avec
Louise Colet, et avant la rencontre de George Sand, l’échange de lettres entre
Flaubert et M
elle de Chantepie présente un intêret tout particulier pour la
connaissance du romancier2. »
Par exemple, l’une des phrases les plus citées de la Correspondance de
Flaubert, visant la conception sur l’art de l’écrivain, y est présente: « L’artiste
doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-
puissant; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas3. »
D’ailleurs, quand il parle de la condition de l’artiste, Flaubert a une
plume magique, tant son expression devient puissante et suggestive: « Il faut que l’esprit de l’artiste soit comme la mer, assez vaste pour qu’on n’en voie pas
les bords, assez pur pour que les étoiles du ciel s’y mirent jusqu’au fond
4. »
Mais au-delà des réflexions, très nombreuses, sur l’art et l’écrivain, sur
la prose notamment, il y a surtout la voix de l’homme Flaubert, avec ses espoirs
et ses déceptions, qui se dévoile dans les lettres adressées à ses correspondants

1 Lettre à Maxime Du Camp; Croisset, mardi, 2 heures d’après-midi, 7 avril 1846; tome I,
p. 263.
2 Préface du premier tome, p. XII.
3 Lettre à Melle Leroyer de Chantepie, Paris, 18 mars 1857; tome II, p. 691
4 Lettre à Louise Colet, Croisset, lundi soir, minuit, 13 septembre 1852; tome II, p. 157.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
46 les plus fidèles. C’est alors que l’expression épistolaire acquiert le ton de l’aveu
parfaitement sincère, sans aucune dissimulation ou pose gratuite. Le « spleen »
nous semble une notion théorique à l’égard des sentiments ressentis par l’ermite
de Croisset. Les lignes que nous citons ci-dessous rappellent le livre de sa vie – La Tentation de Saint Antoine – et surtout sa fin, où le personnage veut se
confondre avec l’univers, être la matière. Dans les deux cas, il s’agit d’une
ambition de démiurge surhumaine, qui était vouée à l’échec:

J’avais des enthousiasmes que je ne retrouve plus, hélas! des amis qui sont
morts ou métamorphosés. Une grande confiance en moi, des bonds d’âme superbes, quelque chose d’impétueux dans toute la personne. Je rêvais l’amour, la gloire, le Beau. J’avais le cœur large comme le monde et j’aspirais tous les
vents du ciel. Et puis, peu à peu, je me suis racorni, usé, flétri. Ah! je n’accuse
personne que moi-même! Je me suis abîmé dans des gymnastiques sentimentales insensées. J’ai pris plaisir à combattre mes sens et à me torturer le cœur. J’ai repoussé les ivresses humaines qui s’offraient. Acharné contre moi-même, je déracinais l’homme à deux mains, deux mains pleines de force et d’orgueil. De cet arbre au feuillage verdoyant je voulais faire une colonne toute
nue pour y poser tout en haut, comme sur un autel, je ne sais quelle flamme
céleste… Voilà pourquoi je me trouve à trente-six ans si vide et parfois si fatigué. Cette mienne histoire que je vous conte, n’est-elle pas un peu la vôtre? Écrivez-moi de très longues lettres. Elle s sont toutes charmantes, au sens le
plus intime du mot. Je ne m’étonne pas que vous ayez obtenu un prix de style
épistolaire. Mais le public ne connaît pas ce que vous m’écrivez. Que dirait-il
1 ?

Nous avons tenu à citer ce fragment, pour mettre en lumière le fait que
Flaubert appréciait beaucoup l’art épistolaire et s’enthousiasmait lorsqu’il
découvrait parmi ses correspondants quelqu’un de passionné, comme c’était le
cas de Mademoiselle Leroyer de Chantepie, la destinatrice de la lettre citée ci-dessus. Mais Flaubert lui-même a apporté des nouveautés dans l’art épistolaire,
très intéressantes pour celui qui se déciderait de contempler le long chemin des
épistoliers, à partir de Madame de Sévigné jusqu’à Flaubert, en allant même
plus loin, vers la correspondance de Proust ou de Sartre…
En effet, quelles ont été les impulsions intimes qui ont déterminé le taciturne écrivain, le légendaire ermite de Croisset, à entretenir une si riche
correspondance? L’écrivain, si parcimonieux dans l’élaboration de ses œuvres,
et tellement soucieux de ne pas tomber dans des effusions sentimentales
(notamment d’ordre stylistique), devient très spontané, voire familier, le cas
extrême étant celui où Flaubert épistolier semble parler à lui-même, et la correspondance a l’air d’un journal intime, carrefour de l’expérience
quotidienne, du souvenir et de l’espoir. Bref, le cachet particulier d’intimité des

1 Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, Croisset, 4 novembre 1857; tome II, p. 775.

La correspondance: lecture et interprétation
47 pensées de l’écrivain ne se retrouve que dans cet espace de la Correspondance ,
et jamais dans son œuvre de fiction.
En outre, pour Flaubert, la correspondance est aussi une excellente
occasion de cultiver les amitiés littéraires, dont l’une nous apparaît comme tout à fait spéciale, car elle reste pratiquement à ce niveau: même si Baudelaire
promet maintes fois de visiter Flaubert à Croisset, il n’arrive jamais à le faire, et
l’intimité du dialogue est assurée uniquement par l’échange de lettres. Donnons
un exemple en guise d’illustration :

Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à
personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style
découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée, à en craquer.
J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine […] En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’art y
prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et
détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre
1.

C’est vraiment étrange comme Flaubert, le prosateur par exellence,
admire chez le poète des Fleurs du Mal une sorte de double, un créateur dont
l’art ressemble au sien – originalité, style accroché à l’idée, âpreté et délicatesse
de langage, manière de se détacher à l’égard du message poétique. C’est Flaubert parmi les premiers à remarquer la résistance de Baudelaire dans la
littérature, à un moment où cet auteur faisait figure de personnage bizarre et
éphémère dans le paysage de la poésie de l’époque. D’ailleurs, à son tour,
Baudelaire aura la même confiance en la pérennité de l’œuvre flaubertienne, et
cette certitude était affirmée en dépit du jugement des critiques littéraires consacrés, comme celui de Sainte-Beuve, par exemple.
2
Ainsi, la Correspondance flaubertienne s’impose-t-elle aussi comme un
document qui offre une image inédite des tendances appréciatives concernant
des auteurs considérés classiques au XXe siècle, dont la valeur est indubitable à
présent, mais qui ont été nettement contestés ou méprisés à l’époque de Gustave Flaubert. Dans ses lettres, l’ermite de Croisset défie les préjugés, les mentalités
des lecteurs ou des critiques, en saluant une nouvelle poétique qui va séduire
notre siècle…

1 Lettre à Charles Baudelaire, Croisset, 13 juillet 1857; tome II, pp. 744-745.
2 Par exemple, Sainte-Beuve écrit trois articles dans le Constitutionnel (le 8,15 et 22
décembre 1862), en soulignant l’importance de Salammbô , mais en avouant qu’il ne
l’apprécie pas, car c’est un roman historique manqué; en plus, le critique considérait les personnages vulgaires, grossiers, Salammbô lui semblant irréelle, sans aucune logique.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
48 Pour ce qui est du troisième tome (couvrant une période de neuf ans,
entre janvier 1859 et décembre 1868), nous pouvons affirmer qu’il est très
dense du point de vue des relations épistolaires. Dans ce paysage assez
éclectique, Flaubert fait une grande place aux amis (Jules Duplan, les frères Goncourt, Louis Bouilhet, Maxime Du Camp, Ivan Tourgueneff, Edmond
Laporte – l’ami le plus intime peut-être, après la mort de Louis Bouilhet et de
Jules Duplan – , aux confrères (Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Jules
Michelet, Hippolyte Taine, Sainte-B euve, George Sand), de même qu’aux
divers collaborateurs (par exemple, Charles-Ernest Beulé, membre de l’école
d’Athènes, avec lequel Flaubert a fait des fouilles à Carthage).
C’est une période où Flaubert s’arrête de temps en temps pour dresser le bilan de sa vie, ou bien pour formuler un projet d’avenir, comme celui ci-
dessous:

Quand je serai vieux, je ferai de la critique; ça me soulagera. – Car souvent
j’étouffe d’opinions rentrées. Personne, mieux que moi, ne comprend les
indignations de ce brave Boileau contre le mauvais goût: Les bêtises que
j’entends dire à l’Académie hâtent ma fin . 1

Cette période représente également la collaboraton avec son éditeur
Michel Lévy, avant la brouille qui va lui produire une grande déception, apaisée
seulement par le travail avec son nouvel éditeur, Georges Charpentier. Il faut remarquer le détail suivant: Flaubert manifestait un vrai recul devant la
« typographie », chose qui explique son a pparent désintérêt de faire paraître ses
livres:

Ma haine pour la typographie est telle que je n’aime pas à entrer dans une
imprimerie et que j’ignore la manière de corriger les épreuves. Je vous réponds
donc brutalement: laissez-moi tranquille, ou autrement je n’en finirai jamais2.

Loin de ces soucis quotidiens se déroule, de plus en plus étroite,
l’amitié de Flaubert et de George Sand, leur relation dépassant le cadre de la
causerie littéraire, mais témoignant d’une vraie complémentarité tempéra-
mentale et structurelle, en général: lui – isolé, célibataire, triste, sévère,
pessimiste; elle – entourée de la famille, optimiste, tolérante, confiante en
l’avenir, altruiste. Dans une lettre, le « vieux troubadour », comme se désignait Flaubert lui-même, avoue à George Sand:
Je me demande, moi aussi, pourquoi je vous aime. Est-ce parce que vous êtes
un grand homme ou un être-charmant ? Je n’en sais rien. Ce qu’il y a de sûr,

1 Lettre à George Sand, Croisset, dimanche, 5 juillet 1868; tome III, p. 771.
2 Idem .

La correspondance: lecture et interprétation
49 c’est que j’éprouve pour vous un sentiment particulier et que je ne peux pas
définir1.

Certes, il s’agit pour tous les deux d’une relation unique: personne ne
ressemble à George Sand et ne compte comme elle pour Flaubert, de même que
« la bonne dame de Nohant » ne trouve parmi les hommes de sa vie aucun qui
puisse remplacer son « vieux troubadour », qui est un peu son fils, son disciple,
son confident. À son tour, même s’il n’est pas toujours l’admirateur de G. Sand-
l’écrivain, Flaubert tient à lui rendre hommage, en composant les Trois Contes ,
effectivement pour lui faire le plaisir d’écrire sur les gens simples;
malheureusement, ce geste sera tardif, car George Sand, mourra une année
avant la parution du recueil…
Le troisième volume de la Correspondance est aussi celui où la
fameuse théorie sur l’impersonnalité se détache clairement de toutes les théories flaubertiennes, comme la priorité absolue, sine qua non :

Et puis j’éprouve une répulsion invincible à mettre sur le papier quelque chose
de mon cœur. – Je trouve même qu’un romancier n’a pas le droit d’exprimer son opinion, sur quoi que ce soit. Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion
2 ?

Son attitude de révolte contre la bêtise universelle connaîtra des accents
terribles durant sa vie. Dans une lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie3,
Flaubert affirme qu’il y a « un fond de bêtise dans l’humanité qui est aussi
éternel que l’humanité elle-même. » Pour lui, la seule solution acceptable,
comme il le dit dans cette épistole, est de vivre dans une tour d’ivoire, même si cela n’est pas gai, mais c’est ainsi « qu’on n’est ni dupe ni charlatan. »
Pourtant, l’écrivain ne peut pas se retirer devant les événements, et le
pouvoir des masses, la Commune surtout l’effraient, tout comme la guerre
franco-prussienne. Selon Gustave Flaubert, « chacun est libre de regarder
l’histoire à sa façon, puisque l’histoire n’est que la réflexion du présent sur le passé. » C’est pourquoi elle est toujours à refaire, conclut Flaubert dans la lettre
adressée à Edma Roger des Genettes
4, point de vue qui nous semble vraiment
très moderne, qu’on véhicule couramment aujourd’hui au sujet de la nouvelle
histoire pluridisciplinaire, celle des mentalités, faisant attention surtout aux
différences. Ailleurs, Gustave Flaubert avoue son but, son utopique ambition:

1 Lettre à George Sand, Croisset, nuit de mercredi, 23 janvier 1867; tome III, p. 59.
2 Lettre à George Sand, Croisset, nuit de mercredi, 5 décembre1866; tome III, p. 575.
3 Croisset, mardi, 16 janvier 1866; tome III, p. 575
4 Croisset, novembre 1864; pp. 414-415 ; tome III, pp. 414-415.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
50 « Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération; sentimentale
serait plus vrai1. »
Évidemment, cet aspect pourrait attirer par-dessus tout l’intérêt des
historiens des mentalités; à leur tour, les exégètes de l’œuvre flaubertienne recherchent dans la Correspondance les indices qui conduisent à la
compréhension de ces romans, tous les détails de ce travail souterrain, l’atelier
de l’écrivain étant invisible ailleurs. Il n’y a pas d’autres occasions où l’on
puisse voir quel est le « déclic » de la création, et c’est Flaubert qui affirme:

Un bon sujet de roman est celui qui vient tout d’une pièce, d’un seul jet. C’est
une idée mère d’où toutes les autres découlent. On n’est pas du tout libre
d’écrire telle ou telle chose. On ne choi sit pas son sujet. Voilà ce que le public,
les critiques ne comprennent point. Le secret des chefs-d’œuvre est là: dans la concordance du sujet et du tempérament de l’auteur
2.

Selon nous, l’idée la plus importante de ce volume est celle que
l’unique gloire du XIXe siècle sera d’avoir commencé les études qui visent
l’intimité du for intérieur, du privé, passé sous silence jusqu’à cette époque-là.
« Le sens historique est tout nouveau dans ce monde », affirme Flaubert, en vrai
héraut. On va se mettre à étudier les idées comme des faits, et à disséquer les
croyances comme des organismes, continue l’écrivain ses justes prévisions, dans une lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie
3.
Néanmoins, il nous plaît de conclure sur ce troisième volume avec un
fragment de lettre, qui laisse voir Flaubert-l’homme, hypostase sans laquelle
l’image générale ne serait pas complète:

Il n’y a rien de plus mélancolique que les beaux soirs d’été. Les forces de la
nature éternelle nous font mieux sentir le néant de notre pauvre individualité.
Quand je vois ma solitude et mes angoisses, je me demande si je suis un idiot ou un saint. Cette volonté enragée qui m’honore est peut-être une marque de bêtise
4.

Le quatrième tome de la Correspondance de Flaubert réunit des lettres
datées entre janvier 1869 et décembre 1875, donc une période de six ans, à la
fin de laquelle l’écrivain avait 54 ans. C’est une étape de profondes
transformations dans la vie du romancier – la perte de ses amis, la guerre,
l’occupation de Croisset, les ennuis matériels, la faillite du mari de sa nièce, etc.

1 Lettre à Melle Leroyer de Chantepie, Croisset, 6 octobre 1864; tome III, p. 409.
2 Lettre à Edma Roger des Genettes, 1861?; tome III, p. 191.
3 Lettre à Melle Leroyer de Chantepie, Croisset, 18 février 1859; tome III, p.16.
4 Lettre à Edma Roger des Genettes, Croisset, été 1864; tome III, p. 401.

La correspondance: lecture et interprétation
51 Pourtant, le contact avec le monde extérieur se fait toujours en préférant
la voie écrite, de sorte que le nombre des correspondants, fidèles ou
occasionnels, atteint à peu près une centaine.
Le cinquième tome offre la perspective des dernières quatre années de la
vie de Flaubert (janvier 1876 – mai 1880), une période difficile, sombre, sa
nièce Caroline et Guy de Maupassant se détachant comme les plus fidèles
correspondants.
Parmi les destinataires permanents , si nous pouvons dire ainsi, se
détachent George Sand (133 lettres) et sa nièce, Caroline (209 lettres), mais
nous remarquons aussi la continuation notable de la relation épistolaire avec
Edma Roger des Genettes (39 lettres), Georges Charpentier (28 lettres) – pour lequel il éprouve une amitié sincère – , la princesse Mathilde (52 lettres), Ivan
Tourgueneff (50 lettres), Edmond de Goncourt (28 lettres).
Les gens de lettres qu’il fréquente sont nombreux, mais Flaubert préfère
toujours la correspondance aux rencontres publiques; il s’agit de Sainte-Beuve,
Théodore de Banville, Hippolyte Taine, Alexandre Dumas-fils, Théophile Gautier, Émile Zola, Leconte de Lisl e, Guy de Maupassant, Victor Hugo,
Alphonse Daudet.
De nouveau, l’échange d’idées, d’impressions, de suggestions et
d’appréciations est extrêmement important, quand nous nous rapportons à la
correspondance Gustave Flaubert – George Sand. Il n’y a rien d’ironique, comme il arrivait au cas de Louise Colet, ce qui démontre le prestige de l’une à
l’égard de l’autre, et le respect de Flaubert pour sa « chère Maître », l’autre,
c’est-à-dire Louise Colet, étant, plus que la femme de lettres, l’amante, la
« Muse ».
Les mêmes idéaux de toute sa vie sont maintenus et défendus avec toute la force, dont il était capable: la Beauté recherchée par-dessus tout, le refus de la
vie publique (les amis le priaient vainement de se présenter à l’Académie; pour
lui, c’était idéal de ne pas y figurer!), la religion de l’art, mise à l’écart de tous
les intérêts matériels (d’où la grande désillusion provoquée par la faillite des
Commanville et la perte de Croisset), etc. La plupart des lettres de cette période sont imprégnées d’une mélancolie
insupportable – que Flaubert juge mortelle -, d’un recul permanent dans le
passé: « Ma seule occupation agréable est de me rouler dans mes souvenirs
1. »
L’impression d’agonie persiste, en dépit de l’énorme effort de travailler
dur. Pour Flaubert, les « beaux jours » se sont évanouis à jamais et il ne lui reste
à vivre que la vieillesse lementable, la solitude, l’ennui: « Les journées sont
bien longues, je crève de chagrin2. » Le coup terrible ressenti par la ruine

1 Lettre à Edma Roger des Genettes, mercredi 18 août 1875; tome IV, p. 946.
2 Lettre à Léonie Brainne, Croisset, mercredi, 27 juillet 1875; tome IV, p. 942.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
52 financière, due à l’incapacité d’Ernest Commanville, le mari de sa nièce, de
bien gérer la fortune de la famille, détermine Flaubert à connaître des limites
insoupçonnées du mal:

J’avais cru jusqu’à présent que la Mort était le pire des maux. Et bien, non! La
douleur la plus poignante c’est de voir l’humiliation de ceux qu’on aime. – Ma pauvre nièce me déchire le cœur […] J’ai tout sacrifié, dans ma vie, à la liberté de mon intelligence! et elle m’est enlevée par ce revers de fortune. Voilà surtout ce qui me désespère
1.

La grisaille s’accentue beaucoup, le ciel et le monde lui semblent
sombres, lourds, insupportables. L’expression « je m’ennuie à crever » lui paraît
faible pour décrire son état, comme il avoue dans une lettre à sa nièce. Nous
sommes si près de la prévision de Pascal, conformément à laquelle la maladie
de l’homme moderne serait l’ennui… D’autres soucis s’y ajoutent: la douloureuse brouille avec son éditeur
Michel Lévy, ressentie comme une amère trahison, sa maladie rebelle aux
traitements, la déception provoquée par la bêtise de ses contemporains, la perte
brutale de ses amis: « Je puis dire comme Hernani: Tous mes amis sont morts,
et je n’ai pas de doña Sol pour essuyer sur moi la pluie de l’orage
2. »
Il y a, d’ailleurs, dans la Correspondance flaubertienne beaucoup de
fragments qui font référence aux épisodes douloureux de la perte des membres
de sa famille – la sœur, le père, le frère, ensuite la mère –, de ses amis – Louis
Bouilhet, Alfred Le Poittevin – , de ses confrères. La disparition de George
Sand, par exemple, est pour lui un coup vraiment terrible, parce que c’est
comme s’il perdait pour la deuxième fois sa mère ou sa sœur; après la mort de
son amie de Nohant, l’écrivain de Croisset se sent de nouveau orphelin, sanctionné par la vie, par la société. À chaque fois, des jugements amers
accompagnent ces disparitions, et la solitude, le désespoir existentiel de Flaubert
se font encore plus grands, plus menaçants que la Mort elle-même, qu’il désire
en effet pour soi-même.
Ainsi la création artistique devient-elle un effort surhumain de changer sa destinée, de peupler sa solitude, de se venger contre la vie qui l’a mis en
marge de la scène, plutôt pour contempler le jeu des acteurs que de jouer lui-
même (d’ici, peut-être, la persévérance incroyable pour ses projets dramatiques,
même si l’expérience avait clairement démontré à Flaubert son insuccès, son
manque de vocation dans ce domaine). Une autre chose qui frappe le lecteur de la Correspondance de Gustave
Flaubert est la passion, l’intérêt constant, l’enthousiasme de l’écrivain en ce qui

1 Lettre à Léonie Brainne, dimanche, 18 juillet 1875; tome IV, p. 940.
2 Lettre à Edma Roger des Genettes, Paris, 10? janvier 1874; tome IV, p. 764.

La correspondance: lecture et interprétation
53 concerne les livres, les traités scientifiques, les bibliothèques en général (comme
dirait Jorge Luis Borges, le paradis est situé, pour les gens de lettres, dans cet
espace livresque). Nous trouvons quelquefois le témoignage d’une allégresse
inaccoutumée pour l’ermite de Croisset, quand il découvre un certain bouquin nécessaire dans l’élaboration d’un roman, ou tout simplement utile à sa
formation d’autodidacte. En effet, il s’agit de toutes sortes de livres: ouvrages
philosophiques, littérature classique française et universelle, œuvres de ses
confrères – tout l’intéresse, sauf les journaux – « Je regarde comme un des
bonheurs de ma vie de ne pas écrire dans les journaux.
1 »; Flaubert, l’isolé de
Croisset, qui aurait besoin du petit détail quotidien, des nouvelles, repousse
cette source éphémère et bien ingrate qui est le journal, car il ne veut jamais gaspiller le temps avec des occupations inutiles, voire nuisibles, comme la
lecture de la presse. Quand il s’y arrête pourtant, il le fait toujours avec l’intérêt
de l’amateur de notices ciblant les mœurs, en guise d’historien des mentalités,
pour lui appliquer une « étiquette » à la mode de nos jours. – Observateur
attentif et passionné de la vie des anonymes serait encore plus exact. Seule l’activité inlassable pourrait tenir tête à un bilan tellement
pessimiste, comme est celui qu’il expose à la princesse Mathilde:

Ce que je deviens, Princesse! Rien de bon. L’isolement qui se fait autour de
moi, le découragement littéraire, le dégoût que m’inspirent mes contemporains,
les nerfs qui se tendent trop, la cinquantaine sonnée et les inquiétudes d’avenir, voilà mon bilan. Je ne suis pas gai, voilà tout ce que je peux dire.[…] Je sens que je suis un Fossile, un individu qui n’a plus de raison d’être dans le monde, maintenant
2.

« Cache ta vie », la maxime d’Epictète, lui semble la plus adéquate à
son existence, et l’exhortation voltairienne – « il faut cultiver notre jardin » – la
plus grande leçon de morale qui existe » , comme il affirme à plusieurs reprises.
Et pour Flaubert, cultiver son jardin signifie s’occuper de la littérature, et cacher
sa vie c’est vivre à Croisset, où il reçoit parfois la visite de quelqu’un de son ancienne « bande » d’amis, chose ressentie comme un événement pour cet
étrange « ménage à trois » (Flaubert a vécu la plus grande partie de sa vie en
compagnie de sa mère et de sa nièce).
Ainsi, le bonheur ne lui semble-t-il pas être de ce monde et le remplace
par la tranquillité, la solitude, la nécessité de couvrir de noir le papier blanc, uniquement pour ne pas crever d’ennui. La mort de sa mère, l’être qu’il avait le
plus aimé au monde, le jette dans une solitude complète, en lui arrachant aussi
le moindre rayon d’espoir, d’enthousiasme. Dorénavant, le travail – qu’il avait

1 Lettre à la princesse Mathilde, Croisset, 18 février 1869; tome IV, p. 22.
2 Lettre à la princesse Mathilde, Croisset, samedi, 30 novembre1872; tome IV, p. 617.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
54 considéré toute la vie l’expression superlative de son activité – devient une
besogne, un fardeau, une corvée qui l’épuise, tout en le sauvant de l’ennui: « Je
me suis remis au travail cependant; je tâche de me griser avec de l’encre,
comme d’autres se grisent avec de l’eau-de-vie, afin d’oublier les malheurs publics et mes tristesses particulières
1. »
Avec cet état d’esprit, sortir à Paris lui provoque des troubles
extraordinaires: tout le monde lui semble fou, c’est une sorte de démence
générale, surtout à l’époque qui succède à la guerre franco-prussienne.
Nous avons délibérément insisté sur la difficulté de travailler, avec
laquelle se confronte Flaubert pendant les dernières années de sa vie. Un être
comme lui, toujours incliné vers le pessimisme, arrive à l’expression exacerbée de cette sensibilité, où l’avenir lui semble « un grand trou noir », qui lui donne
le vertige: « Je roule et je m’enfonce dans le chagrin comme une barque qui
sombre dans la mer. – Je ne croyais pas que mon cœur pût contenir tant de
souffrances sans en mourir
2. »
C’est pourquoi, à la manière de Proust, Gustave Flaubert revalorise le
passé, qui lui apparaît comme un rêve, auquel s’oppose le cauchemar de la
réalité. Tout comme Montaigne, il a la manie de « béer aux choses passées », et
non aux choses futures, car le passé est respecté en « vieillard vénérable ».
Remonter en arrière est un exercice spirituel qui avait fasciné beaucoup de
natures contemplatives. C’est également le cas de Chateaubriand qui disait dans les Mémoires d’Outre-Tombe:

Le temps fait pour les hommes ce que l’espace fait pour les monuments; on ne
juge bien des uns et des autres qu’à dist ance et au point de la perspective; trop
près on ne les voit pas, trop loin on ne les voit plus3.

Quant à Flaubert, il pousse les limites de son désespoir jusqu’à croire
qu’il est l’homme le plus triste de la France. C’est toujours lui qui observe l’étroite liaison entre son désespoir et sa sensibilité exquise. Il meurt de chagrin
et ne supporte pas les consolations, quelles qu’elles soient. Ce qui le navre, dit
Flaubert dans une lettre à George Sand
4, c’est la férocité des hommes, la
conviction que l’humanité va entrer dans une ère stupide, qu’elle sera utilitaire,
militaire, américaine et catholique, « très catholique ». La déception provoquée par les contemporains et le manque de confiance en l’avenir détermineront

1 Lettre à Élisa Schlésinger, Croisset, lu ndi soir, 22 mai 1871; tome IV, p. 323.
2 Lettre à sa nièce Caroline, Rouen, dima nche, 18 décembre 1870; tome IV, p. 267.
3 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe , 2 vol., Gallimard, Paris, 1997, Livre XXX,
chapitre 7, p. 1987.
4 Croisset, dimanche soir, 27 novembre 1870; tome IV, p. 264.

La correspondance: lecture et interprétation
55 Flaubert à éviter ses semblables, comme si la simple vue d’un visage humain lui
faisait du mal…
À notre avis, si l’ermite de Croisset a eu un mal incurable, celui-ci
pourrait se nommer « spleen », ou bien l’incapacité d’accepter la réalité telle quelle, médiocre, décevante, brutale. Une éternelle mélancolie de la perfection
gâche toute chance de Flaubert d’être vraiment heureux – « […] je roule dans
des océans de mélancolie […] », écrit-il une fois à sa nièce.
1
Dans cette perspective, l’écrivain se sent un inadapté, un « sauvage »,
un être qui cherche désespérément à trouver son temps, effort tout à fait visible
dans ses romans, ancré – chacun … à une autre époque, dans un autre espace
(sauf Madame Bovary et L’Éducation sentimentale, qui se déroulent, tous les
deux, à l’époque vécue par l’écrivain lui-même).
Flaubert se sent découragé et inutile quand il compare ses attentes
littéraires avec la réalité contemporaine, aux habitudes quotidiennes de ses
semblables:

Il y a si peu de gens qui aiment ce que j’aime, qui s’inquiètent de ce qui me
préoccupe! Connaissez-vous dans ce Paris, qui est si grand, une seule maison où l’on parle de littérature? […] Presque tous mes vieux amis sont mariés,
officiels, pensent à leur petit commerce tout le long de l’année, à la chasse
pendant les vacances, et au whist après leur dîner. Je n’en connais pas un seul qui soit capable de passer avec moi un après-midi à lire un poète. – Ils ont leurs affaires; moi, je n’ai pas d’affaires. Notez que je suis dans la même position sociale où je me trouvais à 18 ans
2.

La confession de Flaubert présente une situation singulière et renvoie,
nous semble-t-il, au symbole du Petit Prince de Saint-Exupéry, par la même
constatation: les « grandes personnes » ne s’intéressent qu’aux chiffres, aux
affaires; il y a peu d’adultes qui conservent une atmosphère enfantine dans leur
vie, c’est-à-dire un désintérêt pour l’enrichissement matériel. Au cas de Flaubert il y a eu aussi la chance d’un héritage important, qui lui a assuré l’indépendance
et la sécurité pendant beaucoup d’années, jusqu’à la faillite des Commanville.
Dans ce vide affectif et financier, des amis comme George Sand et Ivan
Tourgueneff sont l’ancre pour le bateau à la dérive… L’amas de noir que
Flaubert a accumulé au fond du cœur est de plus en plus gros, et sont rares les personnes qui comprennent leur ami tel qu’il est, chose dont l’écrivain est
parfaitement conscient. Ainsi, pouvons-nous réaliser, nous aussi, les dimensions
de la perte de Louis Bouilhet, que Flaubert nommait son « accoucheur », sa «
conscience littéraire », celui qui voyait dans sa pensée plus clair que lui-même.

1 Lettre à sa nièce Caroline, Croisset, lundi, 1 heure, 24 octobre 1 870; tome IV, p. 253.
2 Lettre à George Sand, Croisset, 21 mai 1870; tome IV, p. 190.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
56 En tout cas, l’année 1869-1870 est en quelque sorte l’une des plus désastreuses
dans la vie de l’écrivain. À la mort de Sainte-Beuve, il s’exclamait, découragé et
révolté à la fois: « Encore un de parti! La petite bande diminue! Les rares
naufragés du radeau de la Méduse disparaissent1 ! » Et si nous nous rappelons
que Flaubert avait fait L’Éducation sentimentale en partie pour Sainte-Beuve,
nous nous imaginons sa déception de le voir mourir sans en connaître une ligne!
L’impression générale fournie par la lecture de ce quatrième volume de
la Correspondance est que le signataire de ces lettres était un être anachronique
(vivant, selon son expression, en « ours empaillé »), qui est arrivé à faire le
bilan de sa vie et le trouve plutôt négatif:

Ma vie extérieure est très plate, sans les moindres agréments ni la moindre
aventure. Ma solitude est complète. Je n’ai que mes rêves littéraires pour me tenir compagnie. Quant aux souvenirs, j’en suis accablé comme un vieux
2.

À un faux romantique comme Gustave Flaubert, ou bien à un
romantique qui défie les canons, la nature ne peut apaiser le désespoir, la solitude: il est un philosophe trop sceptique pour accepter la sérénité des
rythmes végétaux, naturels:

La nature, loin de me fortifier, m’épuise. Quand je me couche sur l’herbe, il me
semble que je suis déjà sous terre, et que les pieds de salade commencent à
pousser dans mon ventre. Votre troubadour est un homme naturellement malsain. Je n’aime la campagne qu’en voyage, parce qu’alors l’indépendance de mon individu me fait passer par-dessus la conscience de mon néant
3.

Les dernières quatre années (que nous avons lues, à l’époque de la
première variante de notre ouvrage, dans l’édition Conard, mais qui se trouvent à présent dans le cinquième et dernier volume de la Pléiade) de la vie de
Flaubert représentent un maximum du pessimisme dans le plan de la
Correspondance. Déçu par la société, par ses contemporains (dont ceux qu’il
estimait étaient déjà morts), détestant la politique, les journaux, les critiques ou
les écoles littéraires, Flaubert connaît de grandes humiliations financières et surtout la douleur de voir être perturbé son travail; c’est pourquoi, la littérature
ne lui semble plus qu’un moyen de se venger contre la bêtise de son époque.
Dans sa vie morne, les lettres de Guy de Maupassant, son cher disciple, sont une
vraie lueur d’espoir, et Gustave Flaubert a la joie de former le goût littéraire

1 Lettre à Maxime Du Camp, Paris, mercredi 13, 11 heures du soir, octobre 1869; tome IV,
p. 111.
2 Lettre à la princesse Mathilde, Croisset, 1er octobre; tome IV, p. 873.
3 Lettre à George Sand, Croisset, l undi, 5 juillet 1869; tome IV, p. 65.

La correspondance: lecture et interprétation
57 d’un jeune écrivain, de ciseler son talent et d’encourager ses productions (dont
Boule de suif lui semble un chef-d’œuvre du genre). Mais cette période des
dernières quatre années de sa vie est marquée notamment par une lassitude
plutôt psychique que physique, par le désir de mourir et de trouver dans la mort le repos éternel…

2.3. Vers une conquête de la vie privée – prémisse de la
correspondance au XIXe siècle.

À un moment donné, l’homme a voulu se mettre à l’abri de la vie
publique, éviter le regard des autres. D’ici un repli sur la famille, devenue un
refuge, le « centre de la vie privée », selon Philippe Ariès1. Il y a des
événements qui ont modifié les mentalités, surtout « l’idée du soi » et son rôle
dans la vie quotidienne de la société.
D’un côté, il s’agit d’un nouveau rôle de l’État (à partir de Louis XIII,
l’État prend le plus possible le contrôle de paraître). De l’autre côté, un
événement important c’est le développement de l’alphabétisation et la diffusion de la lecture, grâce à l’imprimerie. Un fait intéressant est aussi l’usage de plus
en plus répandu de la lecture silencieuse, sans éliminer la lecture orale, qui avait
été pour bien longtemps la seule manière de lire. Pourtant, nous pouvons y
remarquer une tendance claire vers l’isolement, vers l’étude solitaire ou la
méditation. Ensuite, nous pouvons constater des formes nouvelles de religion, une
sorte d’examen de conscience, sous la forme catholique de la confession, qui a
voulu rassurer, après avoir inquiété le pécheur. Cette confession a modelé en
tout cas la conscience, a poussé l’homme vers le sens de la responsabilité
2. Cet
aspect a été une prémisse suffisante pour engendrer le besoin d’un journal intime
3 ou bien d’une correspondance privée à caractère quasi-permanent,
comme témoignage de la vie d’une personne. Une femme de l’aristocratie ou de
la bourgeoisie consacre plusieurs heures par jour à sa correspondance. La lettre
joue un rôle croissant dans la relation amoureuse. En cette époque de l’adultère,

1 Ariès, Philippe et Duby, Georges (sous la direction de), Histoire de la vie privée , Seuil,
Paris, 1987 (4e tome). «[ …] ce n’est pas par hasard que le journal intime a été répandu
dès la fin du XVIe siècle en Angleterre, berceau de la privacy. » ( Histoire de la vie
privée , tome IV, p. 458).
2 Delumeau, Jean, Mărturisire și iertare. Dificult ățile confesiunii. Secolele XII-XVII ,
Polirom, Ia și, 1998.
3 Ibid., p. 321.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
58 c’est elle qui – le plus souvent – permet au mari de découvrir « le pot aux
roses ».
En plus, la tenue d’un journal rêvet bien l’aspect masturbatoire, c’est-à-
dire les grands « diaristes » peuvent apparaître comme des malades, à coup sûr comme des timides et même comme des impuissants, ayant des tendances
homosexuelles, qu’ils ne sauraient assouvir. Mais il y a aussi le cas des
nombreuses femmes auxquelles le code des convenances interdit de publier et
qui assouvissent, grâce à leur journal, leur besoin d’écrire (c’est, semble-t-il, la
situation de Madame Lamartine, la mère du poète).
Pour mieux comprendre cette conquête du privé, rappelons aussi qu’il y
a eu, à l’aube du XIX
e siècle une attitude nouvelle en face du corps (de son
propre corps ou de celui de l’autre). Ce processus avait sensiblement commencé
à partir du XVIe siècle. Ainsi, une nouvelle pudeur apparaît-elle au fur et à
mesure. Par exemple, si jadis on faisait coucher les jeunes mariés en public,
dans leur lit, le soir de leurs noces, même l’évocation de cette coutume est
répugnante vers le XIXe siècle, jusqu’à arriver à la situation de permettre
difficilement l’accès du chirurgien mâle au lit de l’accouchée, autrefois lieu de
rassemblement essentiellement féminin.
Tous les changements de mentalités visant l’intérieur ont déterminé
également une adaptation de l’extérieur (aspect de la maison, meubles, etc.). La
chambre devient plus petite, tandis que les petits espaces se multiplient (cabinet, alcôve, ruelle); on peut même parler d’une spécialisation des pièces. On peut
remarquer une fonction de décor de la maison: elle est le « théâtre de la vie
privée », tandis que la chambre est l’espace du rêve
1. En effet, la chambre
symbolise au XIXe siècle l’espace du rêve, on y refait le monde. N’est-ce pas le
cas de Madame Bovary, une femme si proustienne dans son essence? Ce personnage flaubertien est un excellent exemple pour illustrer le goût de la
solitude. Auparavant, « un homme de qualité » ne restait seul que pour la prière.
Petit à petit, avec Madame de Sévigné (qui aimait rester seule en Bretagne
quelques heures, en se promenant, un livre à la main), avec J.-J. Rousseau, le
promeneur solitaire des Rêveries et des Confessions , nous assistons à un
éloignement de l’individu du public, de la communauté. Flaubert est une
incarnation exemplaire de ce type solitaire.
Une chose intéressante: la recherche de l’intimité est souvent liée à la
poursuite d’un amour. La ruelle était, en ce sens, un espace privilégié des
confidences amoureuses et politiques.
Mais le changement le plus visible, peut-être, se passe au niveau de la famille.
Elle n’est plus une unité économique, un lieu de contrainte pour les individus

1 Delumeau, Jean, M ărturisire și iertare. Dificult ățile confesiunii. Secolele XII-XVII,
Polirom, Ia și, 1998 (tome II, avertissement).

La correspondance: lecture et interprétation
59 qui ne pouvaient trouver la liberté qu’en dehors d’elle. Tout au contraire, la
famille devient de plus en plus le lieu de refuge et d’affectivité, en absorbant et
en défendant à la fois l’individu.
Autrement dit, la société française d’entre le XVIe et le XVIIIe siècles a
fait, petit à petit, l’apprentissage de la vie privée , par la maîtrise de l’écrit, la
découverte du moi, le repli sur le for familial et sur l’intimité domestique. Il y a
donc le primat des sentiments et des valeurs, et non de l’histoire de la culture
matérielle.
L’évolution de la vie privée est intéressante aussi du point de vue
étymologique. La notion de « privacy » s’est formée au cours du XIXe siècle, au
sein de la société anglo-saxonne. Il y avait à cette époque-là, selon Georges Duby
1, « un champ de sociabilité correspondant à ce que nous appelons
aujourd’hui vie privée. »
Dans les dictionnaires de la langue française, composés au XIXe siècle,
au moment où la notion de « vie privée » était en pleine ascension, on découvre
le verbe « priver » au sens de « domestiquer », « apprivoiser ». Quant à l’adjectif « privé », il doit être pris de manière plus générale, conduisant, lui
aussi, à l’idée de familiarité, de maison, d’intérieur.
En tout cas, il faut ne pas mélanger « public » et « privé », car
« public » signifie ce qui appartient à tout un peuple, ce qui est commun, ce qui
est ouvert, distribué, qui n’est pas l’objet de l’appropriation particulière. Ainsi, l’adjectif « public » entre-t-il en relation d’opposition: « public » /vs/ « propre »
(ce qui appartient à tel ou tel) et « public »/vs/ « caché » (secret, réservé, ce qui
est soustrait).
Les écrivains ont médité souvent à ces oppositions, et parmi les plus
adéquates, nous avons retenu celles-ci: « Ceux qui gouvernent font plus de fautes que les hommes privés. » (Vauvenargues); « Rien n’est privé dans la vie
des grands, tout appartient au public. » (Massillon)
Dans l’introduction du quatrième tome de l ’Histoire de la vie privée ,
Michelle Perrot affirme que l’historien a longtemps hésité, au seuil du privé, et
cela par pudeur: « Pour y pénétrer enfin, il a fallu que, par un renversement de l’ordre des choses, le privé devienne autre qu’une zone maudite, interdite et
obscure
2. »
Cela veut dire que le privé est devenu le lieu plein de nos délices et de
nos esclavages, de nos conflits et de nos rêves, le centre peut-être provisoire de
notre vie, enfin reconnu, visité et légitimé. Donc, le privé représente une
expérience fascinante de notre temps, ou bien du temps des autres. Pour y

1 Histoire de la vie privée , op. cit., tome IV, introduction, p. 9.
2 Ibid., p.10.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
60 arriver, il faut répondre aux interrogations qui tournent autour du public et du
collectif, du privé et de l’individuel.
Si l’on peut discerner entre le développement de l’individualisme de
l’occident et le holisme oriental (l’Inde, par exemple), le XIXe siècle instaure un
âge d’or du privé, où les choses se précisent et les notions s’affinent: « Entre
société civile, privée, intime et individuelle se dessinent des cercles idéalement
concentriques et réellement enchevêtrés1. »
Il reste pourtant la difficulté de connaître la réalité au-delà des
apparences, de la face externe et publique de la vie privée. Il y a même
l’impossibilité d’aller de l’autre côté du miroir. Ce qui nous intéresse pour
déchiffrer cet univers enveloppé encore dans l’ombre, c’est une histoire des manières de faire, de vivre, de sentir, d’aimer, etc. C’est pourquoi les
correspondances familiales, la littérature personnelle (journaux intimes,
autobiographies, mémoires) nous intéressent au plus haut degré.
Les auteurs de cet excellent ouvrage – Histoire de la vie privée – nous
offrent des idées à valeur de provocation: une histoire balzacienne des intrigues familiales, une histoire nervalienne du désir, une histoire proustienne et
musicale des intimités. Chez Flaubert, nous pourrions ajouter, une histoire du
bonheur, ou bien de la vie recluse.
Pendant la première moitié du XIX
e siècle, l’anglomanie a eu une
importance décisive, par les « nurses » ou « Miss » de bonne famille (le cas de la famille de Flaubert est toujours à citer, car elle a eu à son service une
Anglaise).
Un autre modèle de l’époque est l’Italie ; la preuve – les nombreux
voyages des Français en ce pays voisin, à l’occasion des noces ou tout
simplement pour s’initier culturellement. Au cas de Flaubert, toutes les deux sont valables, c’est-à-dire il accompagnera sa sœur en voyage de noces, en Italie
(à cette époque-là, Gustave Flaubert avait 24 ans et il était vraiment épris de
l’idée de connaître le monde à travers les voyages, chose spécifique pour sa
génération).
Parmi les lieux communs du XIX
e siècle, c’était aussi l’habitude de
mettre en pension les jeunes hommes qui voulaient étudier. Une telle évocation
rend célèbre la première page de Madame Bovary , splendide concentration
d’observation de style et de suggestion.
Les formes de l’appropriation de l’espace intérieur abondent à cette
époque: lecture des romans, dérobée à l’étude, la poésie, l’écriture du journal
intime, le rêve. Toutes ces formes sont d’ailleurs présentes chez Flaubert, dans
la Correspondance , ou chez ses personnages, dans Madame Bovary ou
L’Éducation sentimentale . Les amitiés sont particulièrement importantes; les

1 Histoire de la vie privée , op. cit .,p. 167.

La correspondance: lecture et interprétation
61 camaraderies garçonnières sont projetées dans une figure symbolique pour ce
qui est des lettres flaubertiennes: « le Garçon ». Celui-ci représentait, pour
Gustave Flaubert et pour ses copains du collège de Rouen, le héros de leurs
aventures imaginaires. On signale aussi dans les pages de L’Histoire de la vie privée
1 la révolte
des jeunes qui ne sont plus considérés un groupe, mais des individus qui n’ont
qu’à obéir et à se taire. C’est pourquoi leur rébellion est plutôt individuelle et
les affronte à la famille.
La vie privée d’une famille au XIXe siècle suppose, si elle se permet,
les domestiques. Ont-ils une vie privée, eux aussi? À cette question Flaubert
nous donne une réponse par sa nouvelle Un cœur simple , où le personnage
Félicité (quelle ironie suggère son prénom!) s’apparente avec la grande Nanon,
la servante décrite magistralement par Balzac, dans son roman Eugénie
Grandet . Chose certaine, ce qui frappe douloureusement dans la vie privée des
domestiques c’est l’extrême ambiguïté de leur position: ces gens sont à la fois
dedans et dehors, intégrés à la famille et exclus, au cœur de l’intimité des maîtres, sommés de ne rien voir et surtout de ne rien dire
2. Pour illustrer ce type
de domestique, les auteurs du quatrième volume de L’Histoire de la vie privée
offrent l’image de Bécassine, créée en 1906, dans la Semaine de Suzette
(Édition Gauthier-Languereau) – véritable héroïne de bande dessinée, incarnant
la petite bonne bretonne, naïve et dévouée. En effet, « plus on avance dans le XIX
e siècle, plus est ancrée la
certitude que le foyer procure un bonheur précieux et irremplaçable. Les enfants
deviennent les acteurs principaux de la fête3 ». Il faut dire qu’un exemple
typique, le Réveillon, devient chez Flaubert atypique: l’écrivain mentionne dans
sa Correspondance qu’il se rappelle avoir attendu une fois minuit en fumant, et
une autre fois en pensant à la Chine. D’ailleurs, ce qui répugne souvent à
l’écrivain sont justement les clichés, les comportements standard, pour plaire
aux autres.
En général, la vie privée est étroitement associée à l’État civil. Donc, le
célibat est par excellence destiné à la conduite nonconformiste. Dans L’Histoire
de la vie privée, nous trouvons cette comparaison:

Provisoire ou permanent, le célibat est vécu de façon totalement différente, par les garçons et par les filles. Pour ces dernières, c’est la blanche attente du
mariage. […] Pour le jeune homme, le célibat est un temps plein, valorisé, de

1 Histoire de la vie privée , op. cit ., p. 180.
2 Ibid, op. cit., tome IV, p. 219.
3 Ibid., p. 293.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
62 liberté et d’apprentissage, le mariage n’étant qu’un établissement, voire une
fin1.

Cette réalité est parfaitement visible dans la Correspondance de
Flaubert. Pour lui, la vie de célibataire est une époque joyeuse des amours
passagers, des voyages, de la camaraderie et d’une forte sociabilité masculine.
Ainsi, le dandysme apparaît-il, selon les historiens des mentalités, comme une
éthique, une conception de vie qui élève le célibat et le vagabondage au niveau
d’une résistance consciente. Par conséquent, c’est facile à comprendre que le
mariage était la pire des captivités. Y a-t-il eu un équivalent d’un dadysme
féminin, du célibat choisi et librement vécu? Apparemment, la femme préfère
être mal mariée que seule et répudiée, à cause des contraintes de la morale
bourgeoise.
Dans une étude intitulée L’Homme romantique2, on donne des exemples
de femmes qui détestent leur mariage, et qui essaient de s’en évader par la
lecture ou bien par la composition des livres. Mais la simple lecture d’un roman
peut apparaître aux yeux de la communauté un vrai délit. Avant l’héroïne de
Flaubert, Madame Bovary, il faut donner l’exemple de Marie Capelle,
condamnée en 1840 pour avoir empoisonné son mari; son goût de la lecture a été vu comme une preuve pertinente, qui explique son geste meurtrier. Par
conséquent, avant la parution de Madame Bovary , la lecture d’un roman
signifie, aux yeux de l’opinion publique, la passion coupable et la prédisposition
pour le crime, y compris pour le suicide.
Pourtant, à une époque où les sciences ne leur sont pas encore accessibles, la littérature est pour les femmes l’espace qui écarte toutes les
barrières sociales, qui les fait surmonter tous les préjugés. Les mentalités
changent aussi, petit à petit, grâce aux femmes-écrivain, comme Madame de
Staël, Marceline Desbordes-Valmor e, Flora Tristan ou George Sand.

1 Histoire de la vie privée , op. cit., tome IV , p. 240.
2 Furet, François, (volume coordonné par), Polirom, Ia și, 2000, p. 130.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
63 3. L’UNIVERS DE LA VIE PRIVÉE DANS LA VISION
DE GUSTA VE FLAUBERT
3.1. Amitié

L’amitié est un sentiment quasi-permanent dans les lettres de Flaubert
et, parfois, la raison principale de sa correspondance. Écrire à ses amis, à sa
nièce, Caroline, devient, avec l’âge, un besoin essentiel, une sorte de nourriture
de l’âme, et, en tout cas, sa liaison la plus forte avec le monde.
Alfred Le Poittevin, Louis Bouilhet, Mademoiselle Leroyer de Chantepie, la princesse Mathilde sont quelques-uns des amis les plus chers et
les plus fidèles de l’écrivain de Croisset. Il appréciait énormément leur amitié et
était honoré de compter sur elle. Comme il l’expliquait une fois à sa mère, « il
n’y a rien de plus inutile que ces amitiés héroïques qui demandent des
circonstances pour se prouver. Le difficile c’est de trouver quelqu’un qui ne vous agace pas les nerfs dans toutes les occurences de la vie
1. »
Et Flaubert reste fidèle à ce principe au cours des années. Il s’attriste
pour les soucis de ses amis, il souffre cruellement quand la mort fauche ses amis
et il avoue souvent aux personnes chères de son entourage la place importante
qu’elles ont au plus profond de son cœur. Ce penchant vers l’extériorisation de ce sentiment nous semble une attitude nouvelle même pour l’époque de Flaubert
et, en tout cas, une attitude surprenante, moderne pour une nature d’habitude
intériorisée, comme était celle du romancier de Croisset.
À Alfred Le Poittevin, il dit que, sans lui, sa vie intérieure, c’est-à-dire
la vraie, ne sera pas la même; à Louis Bouilhet, il fait l’aveu de l’avoir considéré le seul mortel en qui il ait eu confiance. Gustave Flaubert vit,
certainement, avec le sentiment qu’il a besoin d’un double, d’un seul ami

1 Lacoste, Francis, « L’Esthétique de Flaubert » in Bulletin Flaubert-Maupassant , numéro
6/1998, p. 17.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
64 véritable, au moins. Même s’il vit en solitaire, il n’est pas fait pour supporter
tout seul cette solitude: il a besoin de la partager avec un esprit congénère. À la
princesse Mathilde, peut-être la plus respectée de ses correspondants, il écrit
qu’elle est pour lui « le seul coin d’azur » dans sa vie sombre, malgré la distance géographique qui les sépare.
Dans son âme rayonne toujours l’amitié pure, ouverte, désintéressée. Il
a, dans l’amitié, la fidélité d’un fils envers sa mère et la dévotion d’une mère
pour son enfant. Les frères Goncourt sont parmi ceux qui s’en rendent compte et
avouent dans leur Journal combien ils sont fiers de l’amitié de Flaubert
1.

3.2. Amour; femmes; mariage; enfants

Dès le début, il faut remarquer le fait que ce sujet est très fréquent dans
le premier volume (celui qui couvre l’époque de sa jeunesse), pour être abordé
de moins en moins, avec le passage des années. La félicité, issue de l’amour,
est, selon Flaubert, « un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux
2. »
L’idée initiale de Flaubert sur l’amour s’est avérée une utopie. Il croyait
l’amour « quelque chose d’indépendant de tout, et même de la personne qui
l’inspirait. L’absence, l’outrage, l’infa mie, tout cela n’y fait rien. Quand on
s’aime, on peut passer dix ans sans se voir et sans en souffrir. » Cette affirmation est faite dans une lettre à Louise Colet
3.
Une conclusion à valeur de maxime surgit d’une autre épistole destinée
à Louise, sa « Muse », et la haine de la foule est suggérée dans la deuxième
assertion: « Après ne pas vivre avec ceux qu’on aime, le plus grand supplice est
de vivre avec ceux que l’on n’aime pas. C’est-à-dire avec plus des trois quarts du genre humain
4. »
En outre, Gustave Flaubert croit sincèrement qu’il plaît à peu de
femmes, à quelques hommes, beaucoup; plusieurs, dit-il, le détestent instincti-
vement. Et le plus grand nombre ne le remarquent pas5. D’où le désintérêt de
Flaubert à l’égard du mariage (que lui conseillait si chaleureusement George Sand), par des raisons objectives – manque d’argent – et subjectives –
philosophie de l’écrivain. Le mariage apparaît à l’ermite de Croisset comme «

1 Goncourt, Jules si Edmond, Pagini de jurnal , Univers, Bucure ști, 1970 ; tome I, p. 223.
2 Lettre à M. Du Camp, Croisset, mardi, 2 heures d’après-midi, 7 avril 1846; tome I, p. 263.
3 Rouen, fin décembre 1846?; tome I, p. 423.
4 Rouen, fin novembre 1847; tome I, p. 487.
5 Croisset, mardi soir 10 heures, 17 novembre 1846; tome I, p. 408.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
65 une apostasie1 ». Albert Thibaudet constate qu’on tirerait d’ailleurs de la
Correspondance un « manuel du célibataire » et que la femme ne tient guère
dans son existence qu’une place sensuelle et une place littéraire2. Flaubert voit
aussi dans l’amour quelque chose de grotesque qui l’a toujours empêché de s’y livrer. Commentant cet aspect de la nature flaubertienne, Maupassant écrivait
(quelques ans après la mort de son maître):

Il aimait le monde, bien qu’il s’indignât des conversations qu’il y entendait, il
avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle, bien qu’il les jugeât
sévèrement de loin et il répétait souvent la phrase de Proudhon: La femme est
la désolation du juste ; il aimait le grand luxe, l’élégance somptueuse, l’apparat,
bien qu’il vécût on ne peut plus simplement3.

À vrai dire, Maupassant est l’un des observateurs les plus attentifs et
honnêtes de Flaubert, y compris au sujet plus délicat concernant la position du romancier solitaire à l’égard des femmes. Guy de Maupassant présente Gustave
Flaubert comme un homme doux, mais de parole violente, et très tendre, bien
que son cœur n’eût jamais été ému profondément par une femme. On a
beaucoup parlé, beaucoup écrit sur sa correspondance publiée depuis sa mort, et
les lecteurs des dernières lettres parues l’ont cru atteint d’une grande passion, parce qu’elles sont pleines de littérature amoureuse. Il aima comme beaucoup
de poètes, en se trompant sur celle qu’il aimait. Musset n’en fit-il pas autant;
celui-là au moins fuyait avec elle en Italie ou dans les îles espagnoles, ajoutant à
sa passion insuffisante le décor du voyage, et le légendaire attrait de la solitude
au loin. Flaubert préféra aimer tout seul, loin d’elle, et lui écrire, entouré de ses
livres, entre deux pages de prose
4.
L’amour qui le fascine, par-dessus tout, est celui de l’esprit, de l’Art précisément. Tout est là, dit-il. L’autre amour, charnel, lui semble issu du doute,
de la confusion. L’expérience le tente quand même, et il a besoin d’aimer
comme un enfant, mais aussi comme Goethe ou Byron – c’est ce qu’il avoue à
Louise Colet, à la fin d’une longue lettre, envoyée de Croisset
5.
La rétrospective de sa vie lui procure une révélation: plus que l’amour, les grands événements de sa vie ont été « quelques pensées, des lectures,
certains couchers de soleil à Trouville au bord de la mer, et des causeries
6. »

1 15 décembre 1850, Constantinople; tome I, p. 720.
2 Thibaudet, Albert, Gustave Flaubert , Gallimard, Paris, coll. «Tell», 1992, p. 53.
3 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éd. Complexe, Bruxelles, 1986, p. 109
4 Ibid., p. 118.
5 Mardi dans l’après-midi, 11 août 1846; tome I, p. 292.
6 Lettre à Louise Colet, Croisset, vendredi, 10 heures du soir, 18 septembre 1846; tome I,
p. 349.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
66 Ailleurs, il compare l’amour à l’assaisonnement, en critiquant Louise
Colet de le considérer un mets principal de l’existence. Pour lui, l’amour n’est
pas et ne doit pas être au premier plan de la vie, mais il doit rester dans l’arrière
boutique. Cela ne veut pas dire que le sujet revient moins souvent sous sa plume, surtout quand il s’agit de donner de différentes définitions de la femme.
Selon l’imagination de certains, la femme est le siège du Paradis: « Le
paradis en ce monde se trouve sur le dos des chevaux, dans le fouillement des
livres ou entre les deux seins d’une femme. (Poésie arabe contemporaine)
1. »
Nous recueillons également des considérations à valeur de maxime, sur
ce que représente la femme (elles se trouvent toutes dans la même lettre, et
Flaubert les présente comme « maximes détachées », en manifestant déjà son intérêt de recueillir les clichés):

On leur apprend tant à mentir, on leur conte tant de mensonges! Personne ne se
trouve jamais à même de leur dire la vérité. – Et quand on a le malheur d’être sincère, elles s’exaspèrent contre cette étrangeté! – (a) Elles ne sont pas franches avec elles-mêmes, elles ne s’avouent pas leurs sens.
– Elles prennent leur cul pour leur cœur et croient que la lune est faite pour
éclairer leur boudoir. Le cynisme, qui est l’ironie du vice, leur manque, ou, quand elles l’ont, c’est une affectation. (b) La courtisane est un mythe – jamais une femme n’a inventé une débauche. – Leur cœur est un piano où l’homme artiste égoïste se complaît à jouer des airs qui le font briller, et toutes les touches parlent. Vis-à-vis de l’amour, en effet, la
femme n’a pas d’arrière boutique; elles ne gardent rien à part elles, comme
nous autres qui, dans toutes nos générosités de sentiment, réservons néanmoins toujours in petto un petit magot pour notre usage exclusif (c) (a, b, c)
2

Gustave Flaubert critique la femme, en étant, tour à tour, un philosophe,
un historien des mentalités avant la lettre (le voyage en Orient a eu, de ce point
de vue, des effets très importants). Les seules femmes intangibles sont celles de
son entourage familial – sa mère, sa sœur, sa nièce – et, peut-être, deux ou trois de ses correspondantes – Mademoiselle Leroyer de Chantepie, la princesse
Mathilde, et même George Sand, bien qu’il cite dans Le Sottisier une de ses
phrases concernant les enfants:

On a dit en riant qu’il n’est pas si difficile de procréer: il ne faut que se mettre à
deux. Eh bien, il faut être trois: un homme, une femme et Dieu en eux. Si la pensée de Dieu est étrangère à leur extase, ils ne feront pas un homme
3.

1 Lettre à L. Colet, Paris, mercredi midi, 17 décembre 1851; tome II, p. 22.
2 a, b, c – lettre à L. Colet, Croisset, samedi soir, 24 avril 1852; tome II, p. 80.
3 G. Sand, Histoire de ma vie , Œuvres Complètes, vol. XVIII, p. 274.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
67 Une interprétation plutôt métaphorique de la relation de Flaubert avec
les femmes nous est fournie par l’essayiste Jacques Chessex, qui parle d’une
liaison presque impossible Gustave Flaubert – Louise Colet: Saturne dévorait
ses enfants à mesure qu’ils naissaient, de crainte que l’un d’entre eux ne le détrônât un beau jour pour accomplir la prédiction. Flaubert dévore
stylistiquement sa progéniture avant même qu’elle ne soit née. La peur de
perdre son trône contraignait Saturne au massacre. C’était une fatalité politique.
La peur de faire des Flaubert nés de lui force Flaubert « à la tuerie prénatale, au
meurtre fœtal. » C’est une fatalité génétique, viscérale, totale, ayant simulta-
nément deux composantes: d’un côté, c’est l’angoisse de mettre à ce monde
mauvais, idiot, un être né de lui, un être chargé de la tare épileptique; de l’autre côté, c’est la crainte absolue d’être privé de sa liberté créatrice
1.
Ailleurs, mais dans le même chapitre (« Le sang de Louise Colet »), J.
Chessex part d’une sombre exclamation de Flaubert (« Un fils de moi, oh non,
non, non! Que toute ma chair périsse, et que je ne transmette à personne
l’embêtement et les ignominies de l’existence2. »), pour conclure à ce sujet du
refus de Flaubert de procréer. Chessex fait quelques remarques sur le danger de
l’hérédité (l’épilepsie), sur la nervosité et l’opportunisme de Louise Colet (qui
pourraient se transmettre à l’enfant), sur la tristesse de vivre de l’ermite de
Croisset (il ne faudrait pas condamner à cet enfer un nouvel être), mais aussi sur
la peur de Flaubert de ne pas avoir un fils, c’est-à-dire de ne pas pouvoir perpétuer le nom de sa famille; à tout cela s’ajoute une raison particulière, une
sorte de phobie de bourgeois: ne pas renoncer à ses habitudes, à son rythme de
vie. Évidemment, une telle attitude, une telle conception de la paternité met de
nouveau Flaubert en conflit avec l’opinion publique, dont George Sand est le
plus souvent le porte-parole. Alors, Flaubert préfère poursuivre ses démarches théoriques, cultu-
relles, géographiques, en vrai historien des mentalités, pour connaître la femme.
Ses lectures, ses voyages, sa correspondance l’aident beaucoup dans cette
entreprise. Par exemple, la femme orientale lui semble une « machine », rien de
plus, car elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme. Fumer, aller au bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est le cercle
d’occupations où tourne son existence, conclut Flaubert, en écrivant à Louise, le
jour de Pâques
3.
À la même amie, il communique son observation: les vieux époux
finissent par se ressembler, comme les gens de la même profession. Une preuve:
Bouilhet et lui sont pris souvent pour frères. Est-ce que cette affirmation

1 Chessex, Jacques, Flaubert ou le désert en abîme , Grasset, Paris, 1991, p. 187.
2 Ibid., pp. 197-198.
3 Croisset, dimanche, 4 heures, 27 mars 1853; tome II, p. 282.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
68 pourrait être une allusion subtile au refus de l’écrivain d’épouser sa « Muse »,
qui a des conceptions si différentes par rapport aux siennes?
À Ernest Feydeau, il parle carrément:

J’entends de vivre comme je fais: 1o à la campagne les trois quarts de l’année;
2o sans femme (petit point assez délicat, mais considérable), sans ami, sans
cheval, sans chien, bref sans aucun des attributs de la vie humaine; 3o et puis,
je regarde comme néant tout ce qui est en dehors de l’œuvre en elle-même. Le succès, le temps, l’argent, et l’imprimerie sont relégués au fond de ma
pensée dans des horizons très vagues et parfaitement indifférents
1.

Sans femme , attribut essentiel de la vie de Flaubert (qu’il souligne lui-
même dans le texte, pour que cela saute aux yeux) – c’est un peu le style de vie
qu’il empruntera à ses héros, Bouvard et Pécuchet. Il ôte à ceux-ci l’importance
de leur œuvre. Pour l’écrivain, le sujet à traiter est comme la bien-aimée pour
l’amoureux. Quand la femme va céder, on tremble et on a peur: c’est un effroi
voluptueux. On n’ose pas toucher l’objet de son désir. C’est ce qu’il ressent
lorsque l’émotion de la création artistique l’effleure. Mais à ses deux héros,
Bouvard et Pécuchet, l’émotion véritable manque, parce qu’elle est seulement
mimée.
Pourtant, sauf Shakespeare – le maître des maîtres, l’omniscient –, Flaubert se vante d’être le seul à avoir le mieux compris les femmes, ces
« charmants animaux. » S’il n’ose pas se marier, c’est plutôt par commodité (il
aime s’occuper entièrement de son œuvre, ne pas avoir de soucis domestiques),
ou bien par des raisons financières, comme nous l’avons déjà dit: « je n’ai pas
assez de rentes pour prendre une femme à moi » , avoue-t-il à G. Sand.
2
Dans sa monographie dédiée à Flaubert, Henri Troyat mentionne une
sorte de paradoxe, en ce qui concerne l’attitude de l’écrivain envers les femmes.
Ce que Flaubert recherche durant sa vie, c’est, affirme le critique, un mélange
d’Élisa Schlésinger et d’Eulalie Foucaud, car l’ermite de Croisset lui apparaît
comme « un amateur de putains boulversé par une vision céleste. Toujours cet anatagonisme entre les élans grossiers de la chair et les aspirations séraphiques
de l’âme. Toujours cette navette entre le bas et le haut, entre la boue et
l’illumination, entre la réalité et le rêve. Dommage que cette femme ne lui soit
pas destinée
3. »
Et le paradoxe est vécu par Flaubert lui-même, croit Troyat, car, avec son caractère replié, il aurait eu besoin d’une « maîtresse maternelle, indulgente,
disponible, effacée » et il a choisi Louise Colet, une « tigresse ». Élisa

1 Lettre à Ernest Feydeau, Croisset, vers le 15 mai 1859; tome III, p. 22.
2 Lettre à George Sand, Croisset, lundi soir, 25 novembre 1872, 11 heures; tome IV, p. 611.
3 Troyat, Henri, Flaubert , Flammarion, Paris, coll. « Grandes Biographies », 1988, p. 125.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
69 Schlésinger aurait été un choix plus adéquat, car « à la fois maternelle et
coquette », elle avait une attitude équivoque, donc exactement ce que Flaubert
souhaitait d’une femme1.
Bien qu’il rejette l’idée de se marier, s’il le faisait en fin de compte, il choisirait une Française, sans doute, puisque les autres – les Allemandes surtout
– sont laides ; cette affirmation qui veut être une comparaison, mais qui dévoile
plutôt un préjugé, une vanité, nous évoque en même temps, une image idéale,
c’est-à-dire une splendide page de roman, où Flaubert nous fait la connaissance
de Madame Arnoux, par les yeux de Frédéric Moreau:

Quelles toilettes! quelles têtes! […] Pas un œil éclairé, pas un bout de ruban un
peu propre, pas une bottine ou un nez bien faits, pas une épaule faisant rêver… à des pâmoisons! Allons, vive la France! Et surtout vivent les Françaises
2 !

Mais ce serait intéressant de voir en quelle situation se trouvaient les
femmes de l’époque de Flaubert. La tradition de la femme mariée commence à
s’opposer au nouveau statut de la femme seule, à cause des circonstances, mais aussi d’un besoin de s’affirmer dans la société, d’être indépendantes, de ne plus
supporter un mariage malheureux. Les statistiques prouvent qu’il y avait
beaucoup de femmes seules. Au recensement de 1851, elles sont 46% au-dessus
de 50 ans: 12% de célibataires, 34% de veuves; les proportions sont identiques
en 1896. Ces taux sont particulièrement élevés dans l’Ouest, dans les Pyrénées, dans le sud-est du Massif central au milieu du siècle; plus tard, les différences
régionales s’effacent au profit des grandes villes, réservoirs de femmes seules
(domesticité).
3

3.3. Argent

L’argent ne forme pas le centre d’intérêt de la vie de Flaubert. Pour ce
qui est de la place qu’occupe le sujet financier dans la Correspondance , nous
pouvons observer de loin que c’est à peine vers la fin de son existence que
l’écrivain s’y intéresse, et cela plutôt par obligation, étant donné le désastre
provoqué par les affaires de son neveu, le mari de Caroline.
Le désir de richesse n’avait été formulé par Flaubert qu’à l’occasion de son projeté voyage en Asie, qui devrait durer six ans et aurait coûté 3 millions

1 Troyat, Henri, Flaubert , Flammarion, Paris, coll. « Grandes Biographies », 1988, p.51.
2 Lettre à George Sand, 14 juillet 1874, mardi, Kaltbad-Rigi, Suisse; tome IV, p. 836.
3 Histoire de la vie privée , op. cit., tome IV, p. 299.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
70 600 mille et quelques francs1. Et il n’oublie pas de préciser que s’il avait été
riche, il aurait fait de belles choses…
Si à l’époque de la jeunesse, Flaubert regrette de ne pas être riche, car il
veut voyager, à l’époque de l’âge mûr, et surtout après la faillite des Commanville, l’écrivain est complètement boulversé par l’extrême gêne
financière dans laquelle se trouve sa famille. La répulsion que lui provoque
toute affaire d’argent est arrivée à la démence, et Flaubert décrit
scrupuleusement son état dans une lettre à George Sand
2. La rage, le dégoût
s’emparent de lui quand il s’agit de solliciter de l’argent auprès d’une personne.
C’est pourquoi l’idée d’une pension lui fait honte, il ne saurait point l’accepter,
tout simplement. De la même manière , il avoue une répugnance extrême à
n’être plus indépendant, ainsi que toute fonction rétribuée lui semble – quelle
qu’elle soit – une « déchéance », écrit Flaubert à Ernest Commanville3.
Il n’entrevoit vraiment aucune solution: « Quant à gagner de l’argent? à
quoi? Je ne suis ni un romancier, ni un dramaturge, ni un journaliste, mais un
écrivain, or le style en soi, ne se paye pas. Avoir une place! mais laquelle!4 »
Ainsi, l’ermite de Croisset souffre-t-il cruellement de ne pas pouvoir
aider sa nièce. Pour lui, les jours tristes ont commencé – gêne d’argent,
humiliation, existence boulversée – c’est le bilan qu’il dresse devant son ami,
Ivan Tourgueneff. C’est complet, dit Flaubert. La cervelle anéantie, il est aussi
attaqué dans les mœlles5.
Et au milieu de ses tristes songeries, « le maudit argent revient ». C’est
le spectre qui menace toujours sa vie. Il voudrait renoncer à tout, pourvu qu’il
ait la tranquillité, c’est-à-dire la liberté de l’esprit. C’est ce que Flaubert écrit à
sa nièce6, en ajoutant que, pour lui, le succès ne doit être qu’un résultat, et
jamais un but, sinon il n’y a ni équilibre, ni sens pratique. Il faudrait, conclut l’écrivain, travailler bien, et ensuite « advienne que pourra ». Car, pour lui, un
livre qui n’est pas nourri du sang de son auteur n’est qu’un vulgaire amas de
papier. « On me verra cocher de fiacre avant de me voir écrire pour de
l’argent
7. »
Dans un numéro récent du Bulletin Flaubert Maupassant (N0 27 -2012),
le thème choisi est l’argent ( Les Flaubert et l’argent) , la plupart des auteurs des
communications mettant l’accent sur la signification de l’argent pour la famille

1 Lettre à Louise Colet, Croisset, dimanche soir, 10 heures, 20 septembre 1846; tome I, p.
354.
2 Lettre à George Sand, Croisset, mardi, 4 juin 1872; tome IV, p. 530.
3 Concarneau, jeudi, 7 octobre 1875; tome IV, p. 976.
4 Lettre à Léonie Brainne, Croisset, dimanche, 18 juillet 1875; tome IV, p. 940.
5 Lettre à Léonie Brainne, Croisset, mercredi, 27 juillet 1875; tome IV, p. 942.
6 Lettre à sa nièce Caroline, Croisset, 3 heures, 14 mars 1879; tome V, p. 582.
7 Lettre à Ernest Feydeau, Croisset, début de février 1859, tome III, p.14.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
71 de l’écrivain (il y a, par exemple, un texte sur les revenus d’un chirurgien en
chef d’hôpital au XIXe siècle, Achille-Cléophas Flaubert, le frère du futur
romancier). Mais les communications qui nous intéressent le plus du point de
vue du thème sont celles signées par Joëlle Robert ( Madame Bovary et
l’argent), Yvan Leclerc ( Les droits d’auteur de Flaubert ). Comme écrit le
professeur Y. Leclerc dans son texte, Gustave Flaubert représente le type
d’écrivain illustrant le principe « Vivre pour écrire, et non écrire pour vivre »1,
c’est-à-dire « Flaubert fait partie de ce tout petit nombre d’écrivains rentiers qui,
au XIXe siècle, peuvent consacrer tout leur temps à la littérature sans en attendre
de revenus. Dans son livre La Condition littéraire. La double vie des écrivains ,
le sociologue Bernard Lahire prend Flaubert comme l’exemple des « producteurs culturels les plus purs » […] « qui disposent des conditions
économiques, matérielles et familiales d’existence leur permettant de faire des
questions littéraires des questions promordiales, des questions de vie ou mort
symbolique », précisément parce que leur vie réelle, pratique, ne dépend pas de
leur production littéraire, alors que, dans leur grande majorité, les écrivains sont contraints de mener « une double vie » en consacrant à la littérature
improductive les heures que leur laisse l’exercice d’un métier rémunérateur.
Flaubert a donc les moyens, au sens financier , de ne pas déroger au principe de
la gratuité de l’art. Sa conception d’une littérature absolue, c’est-à-dire déliée,
indépendante de toutes autres considérations qu’esthétique, ne résulte pas mécaniquement des « conditions matérielles de l’existence » […], mais la
séparation radicale entre la littérature et l’argent n’est tenable sur le long terme
que si la subsistance ets assurée par d’autres revenus. À la rubrique «
profession » des passeports de Flaubert (on connaît ceux de 1847 et de 1848) ne
figure pas la mention « homme de lettres » mais « propriétaire ». Ce statut social de privilégié lui est signifié par Zola, avec un mélange de fierté et
d’amertume, selon une conversation rapportée par Edmond de Goncourt
2 :

Vous, vous avez eu une petite fortune, qui vous a permis de vous affranchir de
beaucoup de choses. Moi qui ai gagné ma vie absolument avec ma plume, qui
ai été obligé de passer par toutes sortes d’écritures honteuses, par le

1 Leclerc, Yvan, « Les droits d’auteur de Flaubert » in Bulletin Flaubert Maupassant (N0
27 -2012), p. 82 ; le livre mentionné par Y. Leclerc dans la citation a paru à La
Découverte, en 2006, p. 28.
2 Leclerc, Yvan, « Les droits d’auteur de Flaubert » in Bulletin Flaubert Maupassant (N0
27 -2012), p. 83 ; la citation de Goncourt est reprise par Y. Leclerc du Journal , éd.
Robert Ricatte, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, 19 février 1877, t. II, pp. 728-729 ; M. Leclerc explique le terme banquisme comme un terme populaire qui désigne
une « attitude systématique de charlatan pour flatte r les goûts du public » ( Trésor de la
langue française ).

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
72 journalisme, j’ai conservé, comment vous dirai-je cela ? un peu de
banquisme…

Dans le même volume Bulletin Flaubert Maupassant (N0 27 -2012),
Yannick Marec, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Rouen,
affirme qu’il y a des paradoxes de Gustave Flaubert, en ce qui concerne les
problèmes d’argent. Pour cela, dans sa communication1, le professeur Marec
évoque la conclusion de l’article « Le bourgeois et l’argent : un exemple provincial au XIX
e siècle » paru dans la revue Romantisme en 1983, signé par
Jean-Pierre Chaline :

Rêve d’une vie parisienne sans problème d’argent, adonnant ses loisirs soit aux
fonctions honorifiques ou à la politique, soit à l’érudition, aux lettres et aux
arts, rêve que maints bourgeois, à Rouen, parviennent à réaliser. N’est-ce pas finalement le cas de Gustave Flaubert, ce fils de famille, oublieux de ses origines – ou plutôt si conscient qu’il voudrait nous les faire oublier en dénonçant dans le Bourgeois une sorte d’antithèse de lui-même ? L’argent opposé à l’Esprit, le Marchand face à l’intellectuel… Affirmations bien
proches de l’idée reçue qui, prêtant aux bourgeois du temps les traits plutôt
forcés d’un « capitaliste », nous font oublier qu’avoir et savoir étaient alors souvent les deux visages d’une même bourgeoisie.

La conclusion de Yannick Marec est nette : « Par ses origines, Flaubert
serait donc bien mal placé pour critiquer la bourgeoisie. Bien plus, son genre de vie coprrespondait à l’idéal de bon nombre de bourgeois rouennais aspirant à
une vie dénuée de soucis d’argent pour mieux s’adonner à la politique ou aux
Belles –Lettres. Cette interprétation contient une part de vérité et elle met en
exergue les ambiguïtés de l’écrivain. Pour autant, peut-on lui dénier toute
sincérité et le droit d’aller à l’encontre de sa classe d’origine ? Et peut-on dire
qu’il a correspondu parfaitement, par son genre de vie, à celui de l’idéal
bourgeois ? »
3.4. Bonheur /vs/ malheur

Gustave Flaubert, tempérament romantique clairement dévoilé dans ses
écrits de jeunesse, essaie de définir, dès le début, le concept de bonheur
correspondant à sa vision. Après sa crise nerveuse, survenue en cabriolet, sur la route de Pont-l’Évêque (janvier 1844), Flaubert commence sa vie recluse,

1 Marec, Yannick, « Gustave Flaubert : un héritier rouennais du XIXe siècle ? » in Bulletin
Flaubert Maupassant (N0 27 -2012), p. 17.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
73 consacrée à la littérature. Le jeune Gustave, condamné au repos, renonce à ses
études de droit, à la vie parisienne, à la vie sociale, en général. Il se dédie
dorénavant au travail littéraire, qui l’avait séduit depuis toujours.
Dans une lettre, envoyée à son cher ami Alfred Le Poittevin, mort prématurément, il décrit sa nouvelle vision du bonheur, une perspective sage,
portant le cachet de ses lectures philosophiques de prédilection (mentionnons,
une fois de plus, que les soulignements en italique à l’intérieur des citations,
appartiennent à Flaubert):

Enfin je crois avoir compris une chose, une grande chose. C’est que le bonheur, pour les gens de notre race, est dans l’idée , et pas ailleurs. Cherche quelle est
bien ta nature, et sois en harmonie avec elle. Sibi constet, dit Horace.
1 Tout est
là. Je te jure que je ne pense ni à la gloire, et pas beaucoup à l’art. Je cherche à
passer le temps de la manière la moins ennuyeuse et je l’ai trouvée. Fais comme moi. Romps avec l’extérieur , vis comme un ours – un ours blanc […]
2

La citation donnée ci-dessus contient une sorte de révélation de Flaubert
à l’égard du bonheur, sur laquelle il fonda le sien. L’expérience fut bénéfique et
il la recommande chaleureusement à tous les gens de sa « race », c’est-à-dire
aux personnes qui se livrent au travail littéraire comme à un grand amour. La
condition sine qua non serait l’isolement, le renoncement à toute vie mondaine.
Aussi Gustave Flaubert a-t-il découvert une nouvelle fraîcheur des choses, au
point de s’en étonner des plus simples et des plus naturelles. Dans la même
lettre, il dit qu’il y a un grand intervalle entre lui et le reste du monde, que le
mot le plus banal le tient parfois en « singulière admiration. » Il y a même des
gestes, des sons de voix dont il ne revient pas, qui lui donnent presque le vertige. Il avoue même qu’à force de vouloir tout comprendre, tout le fait rêver.
Par conséquent, pour être heureux, il suffit de voir le monde d’un
nouveau regard, tout frais, et d’avoi r un grand pouvoir de concentration. –
« Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps
3. »
En tout cas, une « éducation sentimentale » n’est pas achevée sans avoir éclairci la notion de bonheur. Cette idée est exprimée par Flaubert toujours dans
une lettre adressée à Alfred Le Poittevin. Cette fois, Flaubert ne lui donne point
de conseils, mais l’invite à réfléchir au bonheur, tout en lui fournissant ses
conclusions:

1 « […] Servetur ad imum/ Qualis ab incepto processerit et sibi conste t (Art poétique , vers
126-127): […] qu’il (le personnage nouveau) demeure jusqu’au bout tel qu’il s’est montré dès le début et reste d’accord avec lui-même » ( Horace, Épitres, texte établi et
traduit par François Villeneuve… Les Belles-Lettres, Paris, 1941, p. 209). Flaubert écrit à tort: Sibi constat .- Notes du premier volume de la Correspondance , p. 968.
2 Lettre à Alfred Le Poittevin, Croisset, mardi soir, 16 septembre [1845]; tome I, p. 252.
3 Idem.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
74 As-tu réfléchi, cher et tendre vieux, combien cet horrible mot bonheur avait
fait couler de larmes? Sans ce mot-là, on dormirait plus tranquille et on vivrait
plus à l’aise. Il me prend encore quelquefois d’étranges aspirations d’amour,
quoique j’en sois dégoûté jusque dans le s entrailles. Elles pa sseraient peut-être
inaperçues, si je n’étais pas toujours attentif et l’œil tendu à épier jouer mon cœur
1.

Il faut remarquer les épithètes qui accompagnent des mots-clé chez
Flaubert: « horrible bonheur » et « étranges aspirations d’amour ». L’écrivain
s’adresse à Alfred Le Poittevin en ami intime (la preuve – les autres épithètes, «
cher et tendre vieux »), mais derrière sa sincérité se cache un autre Flaubert, le
double de l’épistolier, celui qui guette toujours sa vraie nature. Flaubert, le
romantique guetté par le classique, le jeune censuré par le vieux, le révolté par
le sage, etc. Ainsi, certaines aspirations semblent-elles normales ou étranges, en fonction de celui qui les observe. Le dégoût ressenti jusqu’aux entrailles c’est
une autre image fréquente dans les lettres de l’écrivain, surtout dans celles où il
se rapporte à son époque et à ses contemporains.
À un autre ami, Ernest Chevalier, Flaubert écrit que si le bonheur est
quelque part, il est dans la stagnation, car, dit-il, « les étangs n’ont pas de
tempêtes
2. » La métaphore revient en maintes occasions, dans sa
Correspondance, et l’écrivain affirme clairement sa théorie: le bonheur, en ce
qui le concerne, signifie être calme, tranquille – chose pratiquement impossible
pour quelqu’un comme lui, agité par les diverses passions.
Déçu, Gustave Flaubert décèle les trois conditions du bonheur: « Être
bête, égoïste, et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour
être heureux3. » Certes, cette « recette » ne concerne pas son bonheur, mais
plutôt le bonheur commun, « bourgeois ». Aucune de ces trois conditions
nécessaires (et suffisantes, on dirait) ne s’applique à lui. D’où l’amertume de
Flaubert, à la fin d’une lettre à Louise Colet: « Le bonheur est un mensonge
dont la recherche cause toutes les calamités de la vie, mais il y a des paix
sereines qui l’imitent et qui sont supérieures peut-être4. »
À ce désenchantement, qui caractérise Flaubert le réaliste, c’est lui-
même qui propose « la guérison » – il s’agit d’un précepte selon lequel a été
guidée sa propre vie:

Pour vivre, je ne dis pas heureux (ce but est une illusion funeste), mais
tranquille, il faut se créer en dehors de l’existence visible, commune et générale

1 Croisset, mardi soir, 10 heures et demie, 17 juin 1845; tome I, p. 240.
2 13 août 1845, Croisset; tome I, p. 249.
3 Lettre à Louise Colet, Croisset, jeudi soir, 11 heures, 13 août 1846; tome I, p. 298.
4 Croisset, minuit, mardi, octobre, 1847; tome I, p. 476.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
75 à tous, une autre existence interne et inaccessible à ce qui rentre dans le
domaine du contingent, comme disent les philosophes1.

Ce fragment expose une théorie de Gustave Flaubert qui plaide pour
une double existence: sociale et intime. Chez lui, la dernière arrive à s’emparer
de la première, en la minimisant progressivement, jusqu’à l’éliminer presque
totalement.
Dans une lettre à Élisa Schlésinger – son grand amour utopique – , Flaubert émet une idée à peu près mystique: « Le bonheur n’étant pas de ce
monde, il faut tâcher d’avoir la tranquillité
2. » Nous pourrions même y voir une
allusion à cette aspiration douloureuse que l’écrivain a toujours eue (former
avec Élisa un couple), et dont le reflet littéraire se trouve dans L’Éducation
sentimentale , plus précisément dans la relation de Madame Arnoux et de
Frédéric Moreau (celui-ci étant une sorte d’inacarnation de l’écrivain à l’âge
jeune). Mais tous, écrivain et personnages, semblent être atteints par la même
mélancolie invincible de Madame Bovary; ils préfèrent l’illusion à la réalité
decevante du rêve accompli… Le bovarysme est une attitude stéréotypée, que
Flaubert a seulement particularisée dans ses romans et dans sa propre vie privée. Ailleurs, Flaubert se montre à peu près cynique: « Le bonheur est
comme la vérole: pris trop tôt, il pe ut gâter complètement la constitution
3. »
Cela pourrait s’interpréter de nouveau comme une allusion à soi-même, et
même à la liaison orageuse qu’il a eue avec la « Muse », Louise Colet. La
comparaison « comme la vérole » soutient cette supposition et renvoie également à l’époque agitée de la jeunesse de Flaubert, celle des voyages et des
différentes expériences érotiques à valeur d’initiation.
En outre, le bonheur peut constituer le sujet de la contemplation.
Flaubert prend le cas des jeunes qui sont dégoûtés des félicités vulgaires, celles-
ci leur donnant « la nausée de la vie ». – « On aime mieux crever de faim que de
se gorger de pain noir
4. »
Quant aux lieux qui sont restés les témoins silencieux des instants passés de bonheur, la voix de Flaubert a des accents lamartiniens, lorsque le
souvenir se déroule, devant les yeux de son esprit:

Il n’y a rien de plus triste que de revoir après longtemps les endroits où l’on a
été joyeux. S’ils sont restés les mêmes, leur tranquillité vous semble une injure;
s’ils ont changé au contraire, cela vous paraît un oubli5.

1 Croisset, minuit, mardi, octobre, 1847; tome I, p. 476.
2 Croisset, 1er juillet 1872; tome II, p. 544.
3 Lettre à Louise Colet, Croisset, nuit de vendredi, 1 heure, 25 mars 1853; tome II, p. 279.
4 Lettre à Louise Colet, Croisset, jeudi, 4 heures du soir, 15 avril 1852; tome II, p. 72.
5 Lettre à Henriette Collier, Croisset, dimanche, 18 avril 1852; tome II, p. 74.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
76
Une mémoire des lieux le pousse également vers la plage de Trouville,
où il avait rencontré la première fois Élisa Schlésinger, pour situer l’action de sa première œuvre biographique, Novembre, ou du conte Un cœur simple.
Le sentiment de la douleur est en quelque sorte synonyme avec la vie de
Flaubert, le bonheur étant sûrement moins fréquent et plutôt théorique. L’ermite
de Croisset perd assez tôt des personnes chères de son entourage – amis,
membres de sa famille, confrères.
L’une des épreuves les plus dures qui l’aient jamais frappé durant sa vie
a été la perte cruelle de sa sœur, Caroline, qui meurt après avoir accouché d’une fille (elle sera baptisée comme sa mère, Caroline).
Si Madame Flaubert est, selon l’expression de son fils, « la douleur
incarnée », Gustave, lui, se sent comme « un pavé de grande route », le malheur
« marche » sur lui et « piétine à plaisir
1. »
Et les comparaisons se succèdent, l’écrivain essayant de dissocier entre les douleurs fictives et réelles:

Et moi j’ai les yeux secs comme du marbre. C’est étrange, autant je me sens
expansif, fluide, abondant et débordant dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon cœur âcres, dures; elles s’y cristallisent à mesure qu’elles y viennent
2.

La série des adjectifs – « expansif, fluide, abondant, et débordant » /vs/
« âcres, dures » – nous semble mettre en évidence la dissociation écrivain /vs/
homme, chez Flaubert étant valable la théorie du dédoublement, l’indépendance
des deux natures. Le temps présent des verbes accentuent la valeur
d’autoanalyse objective, à peu près scientifique. La disparition de sa sœur chérie lui provoque des moments d’amères
réflexions: « […] j’avais cru que j’obtiendrais, sinon le bonheur, du moins le
repos. Erreur! Personne ne peut échapper à la douleur
3. »
Cette perte si atroce et injuste renforce sa conviction étrange qu’il est né
avec peu de foi au bonheur. Il écrit même à Maxime Du Camp qu’il a eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C’était comme une odeur de cuisine
nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir
mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir, ajoute Flaubert dans une lettre à Du
Camp
4.

1 Lettre à Henriette Collier, Croisset, dimanche, 18 avril 1852; tome II, p. 74.
2 Lettre à Maxime Du Camp, Rouen, 15 mars 1846; tome I, p. 257.
3 Lettre à Emmanuel Vasse de Saint-Ouen, Croisset, 5 avril 1846; tome I, p. 260.
4 tome I, p. 261.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
77 L’essayiste Jacques Chessex note dans son livre Flaubert ou le désert
en abîme que l’ermite de Croisset fut caractérisé par un pessimisme organique
et il explique cela par l’influence de Schopenhauer (visible aussi chez
Maupassant):
L’influence de Schopenhauer est notoire, quoique diffuse, sourde en
profondeur, – elle est plus explicite et avérée ( Auprès d’un mort… ) chez
Maupassant. Le pessimisme théorique de Schopenhauer, ricanant et polémique,
n’est pas le fait de Flaubert dans ses livres. Qu’il y ait lecture, c’est l’évidence,
mais c’est plus obscurément tempéramentiel: il n’y a là nul système, nulle attitude, aucun code. Schopenhauer est irritant de cohérence, et brillant. […] Mais chez Flaubert le pessimisme se manifeste organiquement, c’est dans le corps des romans, c’est dans la chair vive de la Correspondance qu’il s’incarne
au jour le jou
r1.

La conclusion de Jacques Chessex: Flaubert est monstrueusement
ambitieux, démesurément exigeant, volontaire sans limite, parce qu’il est
fondamentalement pessimiste. En outre, ayant une sensibilité exacerbée,
toujours mise à l’épreuve par les deuils successifs, les ingratitudes des
journalistes, les problèmes d’argent, Flaubert arrive à formuler sa propre vision du malheur. Nous la trouvons dans une épistole destinée à Louise Colet:

Ce ne sont pas les grands malheurs qui font le malheur, ni les grands bonheurs
qui font le bonheur, mais c’est le tissu fin et imperceptible de mille circonstances banales, de mille détails ténus qui composent toute une vie de calme radieux ou d’agitation infernale. On n’a que faire journellement des
grandes vertus ni des beaux dévouements. Le caractère est tout
2.

Selon Gustave Flaubert, « ce ne sont pas en effet les grands malheurs
qui sont à craindre dans la vie, mais les petits. » C’est pourquoi il s’effraie
davantage des « piqures d’épingle » que des « coups de sabre », écrit-il dans une lettre à Louise Colet
3.
Si la douleur n’exempt personne, il faut alors en tirer une leçon de
chaque malheur et rebondir après les chutes, serait la philosophie de vie de
l’ermite de Croisset. Cela d’autant plus que la douleur, dit-il, nous fait trop
sentir la vie4.
Au-delà de la douleur rencontrée dans la vie quotidienne, il y en a une
autre, plus fréquente encore pour Gustave Flaubert: la douleur provoquée par

1 Chessex, Jacques, Flaubert ou le désert en abîme , Grasset, Paris, 1991, pp. 81-82.
2 Rouen, samedi matin, 20 mars 1847; tome I, p. 447.
3 La Bouille, dimanche, 11 heures du soir, 29 août 1847; tome I, p. 467.
4 Lettre à Louise Colet, vendredi, minuit, 30 septembre1853; tome II, p. 443.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
78 l’effort, quelquefois aride, d’écrire. La sagesse de l’écrivain est d’accepter la
corvée:

Rien ne s’obtient qu’avec effort; tout a son sacrifice. La perle est une maladie
de l’huître et le style, peut-être, l’écoulement d’une douleur profonde. N’en est-il pas de la vie d’artiste, ou plutôt d’une œuvre d’Art à accomplir, comme d’une grande montagne à escalader
1 ?

Les phrases qui suivent sont comme un éloge du sacrifice, une image
symbolique grandiose, perspective de la voie difficile vers l’Art absolu. Le
fragment mérite d’être cité aussi pour la beauté stylistique, mais sa valeur réside
surtout dans le message serein, dans l’exhortation brillante d’espoir et de noblesse qu’il communique, chose assez rare dans la Correspondance de
Flaubert:

Dur voyage, et qui demande une volonté acharnée! D’abord on aperçoit d’en
bas une haute cime. Dans les cieux, elle est étincelante de pureté, elle est
effrayante de hauteur, et elle vous sollicite cependant à cause de cela même. On part. Mais à chaque plateau de la route, le sommet grandit, l’horizon se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements. Il fait froid et l’éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu’au dernier lambeau de votre vêtement. La terre est perdue pour toujours, et le but sans
doute ne s’atteindra pas. C’est l’heure où l’on compte ses fatigues, où l’on
regarde avec épouvante les gerçures de sa peau. L’on n’a rien qu’une
indomptable envie de monter plus haut, d’en finir, de mourir. Quelquefois, pourtant, un coup de vents du ciel arri ve et dévoile à votre éblouissement des
perspectives innombrables, infinies, merveilleuses! À vingt mille pieds sous soi
on aperçoit les hommes, une brise olympienne emplit vos poumons géants, et
l’on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Puis,
le brouillard retombe et l’on continue à tâtons, à tâtons, s’écorchant les ongles aux rochers et pleurant dans la solitude. N’importe! Mourons dans la neige, périssons dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l’Esprit, et la figure tournée vers le soleil!

Ce texte est spécial, en se prêtant parfaitement à une étude sémantique.
Quelques champs lexicaux sont visibles dès la première lecture: difficulté –
« dur (voyage) », « (volonté) acharné », « s’écorchant », « gerçures (de sa
peau) »; inaccessible – « précipices », « vertiges », « indomptables »,
« hauteur », « perspectives innombrables, infinies, merveilleuses » (la suite des
épithètes au pluriel représente un moyen technique de choix dans la poétique flaubertienne, c’est-à-dire la structure ternaire). À tout cela s’ajoute le

1 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi, minuit, 16 septembre 1853; tome II, p. 431.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
79 paradigme verbal, englobant la connotation de l’hésitation et de l’amplification
(« grandit », « se recule », « emplit »), de même que le champ lexical du
monumental: « (brise) olympienne », « (poumons) géants », « colosse »,
« piédestal ». Finalement, ce fragment nous appa raît comme un tour de force, une
superbe métaphore déployée sur « la blanche douleur de notre désir », la neige
devenant non seulement le symbole de la Beauté inaccessible, mais aussi la
prémisse de l’insatisfaction humaine.

3.5. Désir; rêve; excès
« J’aime à la fois le luxe, la profusion et la
simplicité, les femmes et le vin, la solitude et le
monde, la retraite et les voyages, l’hiver et l’été, la neige et les roses, le calme et la tempête; j’aime à
aimer, j’aime à haïr. J’ai en moi toutes les
contradictions, toutes les absurdités, toutes les
sottises
. »
(Souvenirs, notes, pensées intimes )1

Après 1830 s’élargissent les chemins de l’imaginaire. Le rêve devient le
centre secret, le plus intime, de la personnalité, protégé par les multiples
enveloppes de la vie diurne. Le songe est une sorte de prise de parole de l’être
profond. Une diversification des images oniriques se produit, de même qu’un
effacement du rêve prémonitoire. Ceux qui ont étudié le XIXe siècle ont observé
que l’avenir cesse de polariser l’activité onirique, tandis que le rêve se replie
vers le passé individuel. C’est également le cas de Gustave Flaubert, dont les
rêves s’associent, le plus souvent, au désir sexuel, au bonheur de la jeunesse, mais aussi aux grands voyages.
Gustave Flaubert est marqué, pendant toute sa vie, par un état, presque
permanent, de rêverie. Bien que solitaire, l’ermite de Croisset a de grands rêves
qui, souvent, signifient le désir de la connaissance des autres espaces, des autres
civilisations:
Au coin de mon feu je rêve des voyages, des courses à n’en plus finir par le
monde, et plus triste ensuite je me remets à mon travail. Mon apathie à me
mouvoir, à l’action en général quelle qu’elle soit, augmente2.

1 Flaubert, Gustave, Souvenirs, notes, pensées intimes, Buchet/Chastel, Paris, p. 46.
2 Lettre à Louise Colet, Rouen, samedi so ir, 11-12 décembre 1847; tome I, p. 489.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
80 Le diptyque solitude /vs/ rêve de voyager est un leitmotiv dans
l’existence de l’écrivain. Sa seule « distraction », qui soit toujours à sa portée,
reste le travail, la composition de ses œuvres. Comment pourrait-il autrement
combattre l’apathie dont il se plaint tout le temps? Lorsqu’il voyage, il se sent « vivre comme une plante », en se pénétrant du soleil, de lumière, de couleurs et
de grand air, comme il l’avoue à sa mère, dans une longue lettre, envoyée de la
belle ville du Caire
1.
La fascination pour l’Égypte, pour l’Orient en général le poursuit
pendant toute sa vie. Quelques années avant de mourir, Flaubert avoue à
Madame Roger des Genettes2 que, s’il était plus jeune et qu’il ait de l’argent, il
retournerait en Orient pour étudier l’Orient moderne, l’Orient-Isthme de Suez, car un livre là-dessus est un de ses « vieux rêves »: « Je voudrais faire un
civilisé qui se barbarise et un barbare qui se civilise; développer ce contraste des
deux mondes finissant par se mêler
3. » Puisqu’il est trop tard pour ce projet,
l’écrivain se console du désir qui, dit-il, fait vivre. Comment supporter
autrement les déceptions multiples de l’existence, surtout de la sienne, clôturée à Croisset?
Mais à Croisset ou ailleurs, Flaubert se laisse emporter par ses rêveries
et ses distractions sans fin. Quelquefois, ses désirs, son goût de l’excès
acquièrent des formes concrètes, sortent du rêve pour entrer dans la réalité; cela
se passe à l’occasion de ses voyages, qui sont, pour lui, une nourriture spirituelle, un aliment sublime, ayant l’effet de charmer continuellement son
imagination. Un exemple nous est fourni par son excursion en Grèce:

On vit dans une torpeur parfumée, dans une sorte d’état somnolent, où il vous
passe sous les yeux des changements de décors, et à l’oreille des mélodies
subites, bruits du vent, roulement des torrents, clochettes des troupeaux. Mais on n’est pas gai; on rêvasse trop pour cela. Rien ne dispose plus au silence et à
la paresse. Nous passons quelquefois des jours entiers, Max[ime] et moi, sans éprouver le besoin d’ouvrir la bouche
4.

Le fragment ci-dessus est excellemment réalisé du point de vue stylistique: des synesthésies en cascade, le rythme fourni par les groupes
nominaux (substantif + adjectif / substantif en génitif ), l’atmosphère obtenue
étant d’un exotisme spécial, comme dans les écrits de Chateaubriand.

1 Le 5 janvier 1850; tome I, p. 562.
2 Lettre à Madame Roger des Genettes, Croisset, samedi soir 10 novembre 1877 ; tome V,
p. 324.
3 Lettre à Madame Roger des Genettes, Croisset, samedi soir 10 novembre 1877 ; tome V,
p. 324.
4 Lettre à sa mère, 20? janvier 1851, Athènes ; tome I, p. 741.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
81 Le décor d’une beauté classique n’égaye pas pourtant les deux jeunes
hommes, qui « rêvassent » trop pour être dynamiques. « Vivre comme les
plantes » est l’expression juste pour définir leur état de calme extatique, et c’est
Flaubert lui-même qui l’emploie dans une de ses lettres, comme nous l’avons déjà précisé.
Quand il ne voyage pas, c’est-à-dire la plus grande partie de sa vie,
l’écrivain contemple son passé, il se perd dans les souvenirs comme un
vieillard. Il forme aussi des rêves d’écrire quelque chose de nouveau, un roman
de chevalerie ou bien un conte de fées (projet qui représente une de ses
ambitions). Il a rêvé même la vie des couvents, les ascétismes des brachmanes.
En général, chez Flaubert, le désir est greffé sur le goût de l’excès. Il dit à Louise Colet que « la privation radicale d’une chose en crée l’excès
1. » Et il
n’y a de salut pour les gens comme lui que dans l’excès. C’est un principe
vérifié par Flaubert lui-même, qu’il communique à son amie sous la forme
d’une maxime. C’est la sagesse à laquelle il est arrivé, après s’être étudié
attentivement pendant des années. Selon lui, il ne faut jamais craindre d’être exagéré, parce que tous les grands l’ont été: Michel-Ange, Rabelais,
Shakespeare, Molière. Nous voyons dans cette attitude le refus de l’homme
d’accepter le commun, la médiocrité, le compromis, la suffisance bourgeoise
tellement fréquente dans la vie quodienne; c’est une attitude, une philosophie
des artistes ou des savants, des héros, tout simplement. À la même correspondante, Flaubert fait une sorte d’apologie de
l’excès, le seul danger venant, en ce qui le concerne, de l’extérieur. Le fragment
en question mérite d’être cité aussi pour les images créées par des comparaisons
suggestives (l’écrivain préférait ce moyen stylistique à tous les autres):

C’est l’élément externe qui me blesse, m’agite, et m’use. Je pourrais travailler
dix ans de suite, dans la plus austère solitude, sans avoir un mal de tête; tandis
qu’une porte qui grince, la mine d’un bourgeois, une proposition saugrenue,
etc., me font battre le cœur, me révolutionnent. J e s u i s c o m m e c e s l a c s d e s
Alpes qui s’agitent aux brises des vallées (à ce qui souffle d’en bas à ras du sol); mais les grands vents des sommets passent par-dessus sans rider leur surface, et ne servent au contraire qu’à chasser la brume – Et puis, ce qui plaît fait-il jamais de mal? La vocation suivie patiemment et naïvement devient une fonction presque physique, une manière d’exister qui embrasse tout l’individu.
Les dangers de l’excès sont impossibles pour les natures exagérées
2.

Flaubert fait donc l’apologie du cadre privé, que le moindre facteur
extérieur puisse menacer. Remarquons les structures ternaires préférées par

1 Lettre à L. Colet, Croisset, mardi soir, 4 avril 1854; tome II, p. 543.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, mercredi, 11 heures du soir, 28 décembre 1853; tome II, p. 491.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
82 Flaubert: les verbes – « blesse / agite / use » – et les groupes nominaux – « une
porte qui grince / la mine d’un bourgeois / une proposition saugrenue » -. C’est
intéressant l’emploi du terme « révolution » sous la forme du verbe (il est
d’ailleurs souligné par l’auteur dans le texte et se trouve, en tant que conclusion, à la fin de la phrase, pour lui conférer du poids). La comparaison avec les lacs
des Alpes est, elle aussi, réussie: l’artiste au-dessus des riens de la vie. À
remarquer également les adverbes « patiemment » et « naïvement », qui
accompagnent l’idée de poursuivre avec persévérance une vocation réelle, avec
la naïveté et la fraîcheur d’esprit d’un enfant, si possible. Peut-être sont-ils les
adverbes de manière qui se prêtent le mieux à décrire la vie de cet écrivain
solitaire, qui, ayant une nature « exagérée », cherche toutes sortes d’exagérations, avec une volupté indiscutable, en faisant abstraction du temps.
À son tour, dans son livre sur L’Éducation sentimentale , Jean Borie a
un chapitre extrêmement intéressant – « Lire le détail » – , où il explique que ce
roman flaubertien pourrait être relu sous l’incidence de la technique magistrale
du détail, exploitée cinématographiquement, ce qui rend le texte vraiment très moderne, au goût des lecteurs du XX
e siècle. Ceux-ci peuvent avancer toutes les
suppositions possibles, car il y a chez Flaubert, comme chez les écrivains du
Nouveau Roman, un gommage de l’explicite. En outre, cette apathie du héros
flaubertien prouve une nouvelle sensibilité en germe, l’ennui moderne, le désir
stérile. La fin de ce roman, tellement peu compris à l’époque de sa parution, semble à un autre critique – Georg Lukàcs – pareille à celle de la vaste À la
recherche du temps perdu : les objets sont illusoires et le désir ne se connaît pas
lui-même.
C’est Maupassant, le disciple préféré de Flaubert, son fils sprituel, qui
évoque peut-être le mieux la passion de l’art qui nourissait la vie de l’ermite de Croisset, cette nature exagérée, cette boulimie du désir:

Gustave Flaubert a aimé les lettres d’une façon si absolue que, dans son âme
emplie par cette amour, aucune autre ambition n’a pu trouver place.
Jamais il n’eut d’autres préoccupations ni d’autres désirs; il était presque
impossible qu’il parlât d’autre chose. Son esprit, obsédé par des préoccupations littéraires, y revenait toujours, et il déclarait inutile tout ce qui intéresse les
gens du monde.
Il vivait seul presque toute l’année, travaillait sans répit, sans interruption.
Liseur infatigable, ses repos étaient des lectures, et il possédait une bibliothèque entière de notes prises dans tous les volumes qu’il avait fouillés. Sa mémoire, d’ailleurs, était merveilleuse et il se rappelait le chapitre, la page,
l’alinéa où il avait trouvé cinq ou dix ans plus tôt, un petit détail dans un
ouvrage presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
83 Il passe la plus grande partie de son existence dans sa propriété de Croisset,
près de Rouen. C’était une jolie maison, blanche, de style ancien, plantée tout
au bord de la Seine, au milieu d’un jardin magnifique1.

3.6. Ennui; monotonie; spleen
« Non, je ne regrette rien de ma jeunesse… Je
m’ennuyais atrocement, je rêvais de suicide, je me
dévorais de toute espèce de mélancolie possible…
non la maladie de nerfs n’a rien fait; elle a rapporté
tout cela sur l’élément physique… »
(Souvenirs, notes, pensées intimes )2

Le sentiment de l’ennui ressenti douloureusement par Gustave Flaubert
provient surtout du rythme monotone de sa vie. Il écrit à plusieurs reprises à ses destinataires quel est le petit train-train de sa vie: « Voici ma vie: je me lève à
huit heures, je déjeune, je fume, je me baigne, je redéjeune, je fume, je m’étends
au soleil, je dîne, je refume et je me recouche pour redîner, refumer,
redéjeuner
3. »
Ce programme, presque toujours le même, lui donne le sentiment de la
fatigue, de l’ennui, du spleen. Sa vie lui semble un lac, une mare stagnante que
rien ne remue et où rien n’apparaît. Chaque jour ressemble au précédent, avoue Flaubert.
Cet ennui quotidien – qui ne tue pas, comme il dit, – produit en échange
la nausée. À cela s’ajoute un ennui moderne, croit Flaubert, une sorte d’ennui
« qui ronge l’homme dans les entrailles et, d’un être intelligent, fait une ombre
qui marche, un fantôme qui pense
4. »
Ainsi, le problème, conclut l’écrivain, n’est-il pas de chercher le
bonheur, mais d’éviter l’ennui.5 En outre, c’est un phénomène qui nous apparaît
extrêmement actuel, et il a été souligné depuis longtemps, si nous nous
rapportons, au moins, aux Pensées pascaliennes. Le moraliste explique la cause
de l’ennui (à remarquer le seul substantif au pluriel, « passion », comme suggestion d’une vie plus animée, si elle est nourrie de multiples passions):

Ennui. – Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos,
sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors

1 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éditions Complexe, Bruxelles, 1986, p. 97.
2 Flaubert, Gustave, Souvenirs, notes, pensées intimes, Buchet/Chastel, Paris, p. 37.
3 Lettre à Ernest Chevalier,Trouville, 6 septembre 1842; tome I, p. 123.
4 Lettre à Louis de Cormenin, Rouen, 7 juin 1844; tome I, p. 208.
5 Lettre a L. Colet, Croisset, lundi soir 10 heures, 31 août 1846; tome I, p. 323.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
84 son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son
vide. Incontinent il sortira du fond de so n âme l’ennui, la noirceur, la tristesse,
le chagrin, le dépit, le désespoir1.

Gustave Flaubert ne se contente pas seulement de signaler ce problème,
mais il montre que cet état d’esprit existe à l’échelle nationale. Dans sa vision,
l’ennui touche même la mentalité des gens, influençant d’une manière décisive
leur vie:

L’ennui qui nous ronge en France, c’est un ennui aigre, un ennui vinaigré qui
vous prend aux mâchoires. – Nous vivons tous maintenant dans un état de rage contenu qui finit par nous rendre un peu fous. – Aux misères individuelles vient se joindre la misère; il faudrait être de bronze pour garder sa sérénité. Les hirondelles sont plus heureuses que nous; quand vient le temps du froid et des
nuits longues, elles partent vers le soleil
2.

Certes, Gustave Flaubert n’est pas de bronze, tout au contraire. Il est
très vulnérable aux misères publiques et cherche toujours à se tenir à côté. Il
affirme maintes fois que son pays ne le satisfait pas, qu’il aurait envie de le
quitter, de vivre ailleurs. Il voudrait aussi vivre à une autre époque, puisque son
siècle l’ennuie prodigieusement (l’adverbe lui appartient). – « De quelque côté
que je me tourne, je n’y vois que misère3. »
Même si révolté, Flaubert accepte sa vie qui s’écoule tranquillement,
comme la rivière qui passe sous les fenêtres de sa résidence de Croisset. Son
existence, telle qu’il la décrit dans une lettre à Louise Colet4, est comme un
marais dormant – l’image revient souvent dans la Correspondance –; elle est si
tranquille, que le moindre événement y tombant cause d’innombrables cercles.
Georges Poulet, dans son livre Les Métamorphoses du cercle , parle d’un
caractère circulaire de la représentation du réel chez Flaubert, aspect qui n’est
pas métaphorique. Toute sa vie, l’écrivain a été hanté par la conscience de son
existence étroite, où une histoire, un événement étaient comme des pierres jetées dans un lac. Selon Georges Poulet, ici se trouve même la nouveauté de
Flaubert: il a conçu une nouvelle manière de présenter les rapports entre l’être et
ses objets, une manière en tout cas plus sensible. Par exemple, Stendhal suivait
tout simplement son héros dans son action, Balzac projetait l’action comme un
foyer de forces, provenant d’un point initial, tandis que lui, Flaubert, il est le premier qui abandonne cette conception monolinéaire ou monocentrique, en

1 Pascal, Pensées , Éd. Jean Claude Lattès, Paris, 1995, p. 59.
2 Lettre à Henriette Collier, Paris, lundi, 8 décembre 1851; tome II, p. 20.
3 Lettre à L. Colet, Croisset, dimanche, 11 heures du soir, 13 juin 1852; tome II, p. 104.
4 Trouville, dimanche, 4 heures, 14 août 1853; tome II, p. 390.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
85 construisant son roman comme une suite de foyers. Le reflet de sa conviction,
exprimée souvent dans ses lettres, réside dans le fait que la conscience humaine
apparaît comme un centre toujours reconstitué. Par conséquent, le roman
flaubertien, issu d’une telle conception, est un roman d’ambiance, où les éléments sensibles et affectifs sont disposés dans un courant circulaire
1.
Gustave Flaubert a donc une vision aquatique de sa vie , et il aime
contempler ses souvenirs comme des cailloux qui déboulent, par une pente
douce, vers un grand gouffre d’amertume, qu’il porte en soi. La vase remuée et
toutes sortes de mélancolies comme des crapauds, interrompus dans leur
sommeil, passent la tête hors de l’eau et forment une étrange musique. Un
examen sincère de la conscience lui révèle sa profonde tristesse, l’attachement au passé et la réticence à l’égard de l’avenir. Ce spleen incessant ne peut être
apaisé que par la grande voie de l’Art.
La vie de Flaubert, si plate et tranquille, n’offre que le spectacle de la
création littéraire, les phrases étant pour lui des aventures. À George Sand il
écrit qu’il n’attend plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. Il lui semble qu’il traverse une solitude sans fin et qu’il est «
à la fois le voyageur et le chameau
2. »
L’expression « je m’ennuie à crever » apparaît à Flaubert trop faible
pour décrire son état… La vie menée à Croisset, apparemment si paisible, est
une agonie. Pourtant, le domaine de Croisset c’est son foyer, son oasis, et l’écrivain subira un « coup mortel » lorsqu’il verra les affaires de sa nièce
compromettre même sa modeste félicité, parce que la ruine l’écrasera, en effet.
Dorénavant, l’avenir n’aura aucun intérêt pour lui, la vie lui semblant
« intolérable ».

3.7. Larmes; tristesse; solitude

Dans un ouvrage intitulé Histore des larmes , Anne Vincent-Buffault
étudie le comportement des gens aux XVIIIe et XIXe siècles, en montrant le
caractère historique et culturel des sentiments et leurs expressions. Selon l’auteur de ce livre, les larmes sont « un langage » et découvrent « une
symbolique
3 ». L’idée principale serait que les larmes ne sont pas vraiment

1 Georges Poulet, Les métamorphoses du cercle , Flammarion, Paris, 1979, passim .
2 Paris, 27 mars 1875, samedi soir; tome IV, p. 917.
3 cité par Dolores Toma, Histoire des mentalités et cultures françaises , Ed. Universit ății
din Bucure ști, 1996, p. 159 ; (Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes , Rivages,
Paris, 1986).

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
86 spontanées, mais culturelles, attestant une certaine civilisation, étant
personnelles et sociales à la fois.
Les femmes semblent être plus penchées vers le comportement
lacrymogène (nettement connoté du point de vue de leur nature passionnelle), mais on exagère si l’on croit que les larmes représentent une manifestation
typiquement féminine, une sorte de crise hormonale ou nerveuse. Les femmes
possèdent quelquefois un art de pleurer en public, par besoin d’attendrissement,
ou bien ayant le désir secret de séduire.
Quant aux hommes, on pourrait parler d’un meilleur contrôle, d’une
répression des émotions (au XVII
e siècle surtout), mais l’image du Romantique
larmoyant est un lieu commun, auquel Flaubert s’oppose fortement. Dans son cas, nous voyons l’homme maîtriser ses pleurs, comme disait un personnage de
Sainte-Beuve
1. En général, les larmes se versent en cachette, étant un indice de
l’autonomie de la vie privée. Pour les hommes, seul le deuil autorise encore à
pleurer en public. Quand il le font pourtant en public, c’est qu’ils veulent le
faire, ce sont des larmes culturelles, versées à l’occasion d’un spectacle de théâtre, de film, par exemple.
Pour définir la sensibilité de l’homme Gustave Flaubert, il faut parler
aussi de son attitude concernant les larmes, comme signe extérieur d’un état
intérieur – tristesse, mélancolie de la solitude. Nous constatons que les
références aux larmes caractérisent plutôt la période initiale et finale de la vie de l’écrivain (surtout le premier et le troisième volume de la Correspondance ).
Même s’il avoue le naturel des larmes – « Les larmes sont pour le cœur
ce que l’eau est pour les poissons
2 » –, Flaubert préfère la discrétion, disant
qu’il pleure « trop en dedans pour verser des larmes au dehors3. » Il n’a pas
donc l’habitude de montrer ses larmes aux autres, car il trouve cela « sot et indécent, comme de gratter son cautère en société
4 ».
Il voudrait même que sa mort, son absence « ne coûte pas une larme5. »
Pourtant, il comprend les personnes qui extériorisent leurs pleurs, et il le
conseille même à Louise Colet, vu son tempérament et sa nature: « Ne retiens
pas tes larmes. – ça vous retombe sur le cœur, vois-tu, et ça y fait des trous profonds
6. »
Cette attitude de compréhension de la sensibilité des autres –
différemment manifestée – ne modifie pas du tout sa propre manière de souffrir.

1 la comparaison appartient à D. Toma, op. cit. , p. 147.
2 Lettre à Maxime Du Camp, Croisset, mardi, 2 heures d’après-midi, 7 avril 1846; tome I,
p. 262.
3 Lettre à Louise Colet, Croisset, 6 ou 7 août 1846; tome I, p. 275.
4 Lettre à L. Colet, Croisset, mardi matin, 8 heures, 13 octobre 1846; tome I, p. 385.
5 Lettre à L. Colet, dimanche matin, 10 heures, 9 août 1846; tome I, p. 285.
6 Lettre à L. Colet, Croisset, jeudi soir, 11 heures, 13 août 1846; tome I, p. 297.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
87 Fidèle au principe d’Épictète (« Cache ta vie »), Flaubert vit comme s’il était
enterré, sans s’étonner point que beaucoup de Rouennais ignorent parfaitement
son existence. D’ailleurs, comme Baudelaire, il a le sentiment de « pourrir » un
peu avec chaque jour qui passe… C’est pourquoi il ne regrette rien de sa jeunesse, ni même la maladie des
nerfs qui a coupé si vite le fil de sa vie sociale. Tout au contraire, il est souvent
tenté par l’idée du suicide (il le rêve même!), cela parce que, étant malade, la
tête est restée « froide » et les phénomènes psychologiques lui ont été plus
accessibles par rapport à d’autres personnes. L’écrivain met en évidence, par
conséquent, une sensibilité exquise, un sens plus vif du psychique; d’où ses
excellentes compositions des personnages. La maladie lui a donné la distance nécessaire, et une sorte de sang froid, afin de pouvoir contempler et analyser le
spectacle dur, voire cruel, de l’existence. L’écrivain travaille « le bistouri à la
main », comme le présentaient les caricatures de l’époque. Une vision médicale
de la vie, chez Flaubert, en effet, ce qui explique l’admiration des naturalistes
pour son œuvre. L’ermite de Croisset, quelque « enterré » qu’il soit, lâche parfois la
bride à la mélancolie (l’expression lui appartient et l’utilise dans une lettre à
Louise Colet
1. L’état de détresse devient aigu vers le crépuscule de la vie – en
1878, dans une lettre à sa nièce, il dit qu’il arrivera à ressembler au chanoine de
Poitiers (dont parle Montaigne), qui n’était pas sorti de sa chambre depuis plus de trente ans, à cause de la mélancolie
2. Son isolement – volontaire, mais aussi
involontaire, si nous pensons aux soucis matériels qui s’étaient ajoutés à ceux
d’ordre médical – lui provoque de vraies crises d’amertume très violentes, car
Flaubert se sent fait pour goûter toutes les tendresses, dont il est dépourvu,
malheureusement. Alors, dit-il, la tristesse le ronge, et la solitude qu’il ressent acquiert des
apparences concrètes, comme dans un film. C’est à George Sand
3 qu’il avoue sa
sensation étrange de parcourir une solitude infinie, sans savoir sa destination,
étant à la fois le désert, le voyageur et le chameau. Nous remarquons souvent le
caractère pictural des explications de Flaubert concernant son état d’esprit, ses humeurs. Quel serait alors le remède? Le travail, certes, comme il affirme en
écrivant à sa sensible et dévouée correspondante, Mademoiselle Leroyer de
Chantepie:

1 Croisset, jeudi, minuit, 17 février 1853; tome II, p. 247.
2 Lettre à sa nièce Caroline, Croisset, mercredi soir, 16 avril 1879 ; tome V, p. 607.
3 Paris, samedi soir; tome IV, p. 917.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
88 Pour ne pas me laisser aller à la tristesse, je me suis raidi tant que j’ai pu et je
recommence à travailler. La vie n’est supportable qu’avec une ivresse
quelconque. Il faut se répéter le mot de Goethe: Par-delà les tombes, en avant1 !

En se répétant les mots de Goethe, il espère s’habituer à son « vide »,
c’est-à-dire à son état un peu bizarre: sans affaires, occupant ses après-midi à
lire des poètes, Gustave Flaubert constate qu’il est dans la même position
sociale où il se trouvait à 18 ans, réalité douloureuse, avouée à sa chère amie et confidente, George Sand
2.
L’épisode « noir » de la vie de Flaubert est lié à la faillite provoquée par
le mari de sa nièce, Ernest Commanville, désastre qui menacera directement
l’écrivain et son domaine de Croisset, mais aussi sa demeure parisienne. Un
exemple: Flaubert est brutalement séparé de son décor familier, chose qui le blesse profondément: « Je n’ai presque plus de meubles. Tu ne saurais croire le
mouvement de tristesse qui m’a pris, lundi, quand j’ai vu partir mon grand
fauteuil de cuir, et mon divan
3. »
La lettre est envoyée à sa nièce, à l’occasion des préparatifs faits pour
déménager, car il fut contraint de quitter l’appartement parisien du boulevard du Temple, où il laissait des souvenirs très doux.
À Croisset la solitude est encore plus douloureusement ressentie – il vit
seul, avec sa vieille mère. Il ne veut que sa tranquillité. Le chant des poules, la
vue de la rivière lui suffisent comme distraction, de même que retremper dans
les flots de la Seine, tous les soirs, avant le dîner. Il arrive même à un état de misanthropie furieuse : Paris l’assomme et la vue de ses semblables lui fait mal
au cœur. Tout ce qui vient du dehors l’irrite. Alors, il se hâte de regagner la
solitude à Croisset, où il se trouve le mieux, et l’amas de noir qu’il a au fond de
l’âme se dissipera petit à petit, car il était devenu trop gros.
Cette vie « solitaire et farouche » lui donne l’impression de n’être qu’un
fossile, parce que les autres sont partis (euphémisme pour « sont morts »), et il
subsiste encore, égaré dans un monde nouveau, hostile. L’inadaptation à la vie de son temps sera constante chez Flaubert. Que faire, lui, seul, sans les autres? Il
pourrait dire comme Hernani: « Tous mes amis sont morts
4 », et il n’a pas de
doña Sol pour essuyer sur lui la pluie de l’orage. Flaubert n’est pas du tout gai;
tout au contraire, il se sent « atrocement lugubre », car au « vide de la solitude »
s’attachent les « soucis de l’Art », constate-t-il dans une lettre à la princesse Mathilde
5.

1 Croisset, 8 juillet 1870; tome IV, p. 208.
2 Croisset, 21 mai 1870; tome IV, p. 190.
3 Paris, mercredi, 11 heures, 8 septembre 1869; tome IV, p. 102.
4 Lettre à Edma Roger Des Genettes, Pa ris, 10? Janvier 1874; tome IV, p. 764.
5 Croisset, vendredi matin, 21 août 1874; tome IV, p. 853.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
89 La perspective de l’avenir? Elle est foncièrement pessimiste pour
l’auteur de Madame Bovary: « Je ne vois plus qu’un grand trou noir1. » Le
maximum est vraiment atteint; la tristesse comble Flaubert, au point de ne
songer qu’à ceux qui sont morts. Ce qui lui reste c’est la contemplation des belles choses. Cela lui procure une espèce de tristesse créatrice, mais aussi une
occasion pour se demander, à la manière de Villon, « […] et les rêves où vont-
ils, où vont-ils, mes amis
2 ? »

3.8. Nature; voyage

« Dans Flaubert, il faut toujours tout rapporter à la Correspondance et tout part
d’elle. Le leurre de la réalité, l’expérience renouvelée du vide, – la relation
épistolière du voyage, du séjour lointain -, ne font que déplacer le sentiment de
la vanité de toute chose sans en épuiser jamais la fascination délétère.3 »

Malgré son tempérament romantique, Flaubert n’est pas trop attaché à
la nature. Il affirme même dans une lettre à sa nièce, Caroline4, que la nature,
loin de le fortifier, l’épuise. Quand il se couche sur l’herbe, il lui semble qu’il
est déjà sous terre, et que les pieds de salade commencent à pousser dans son
ventre. Il n’aime la campagne qu’en vo yage, parce qu’alors l’indépendance de
son individu le fait passer par-dessus la conscience de son néant.
Cette vision de la nature ne peut pas nous surprendre, car, du point de vue tempéramental, Flaubert est sinon d’un pessimisme foncier, en tout cas il
est d’un réalisme amer. Pourtant, l’ermite de Croisset n’est pas insensible à la
beauté de la nature; il l’admire en se promenant. Il s’extasie devant les
mélancoliques soirs d’été quand « les forces de la nature éternelle nous font
mieux sentir le néant de notre pauvre individualité
5. » La beauté et le calme de
la nature rendent inutiles la solitude et les angoisses, en glissant une paix
indicible au plus profond du cœur, croit l’écrivain. Ailleurs, Flaubert avoue sa passion pour la nuit – « Les nuits sont
exquises et je me couche au jour levant
6. » Le soleil, à son tour, le grise comme
du vin. Il aime aussi nager dans la Seine qui coule au bas de son jardin de
Croisset. L’eau lui donne des sensations merveilleuses, qu’il s’agisse de la

1 Lettre à Claudius Popelin, Croisset, vendredi soir, 28 octobre 1870; tome IV, p. 258.
2 Lettre à Ernest Chevalier, Nogent-sur-Seine, 2 septembre 1843; tome IV, p. 188.
3 Chessex, Jacques, Flaubert ou le désert en abîme , Grasset, Paris, 1991, p. 75.
4 Croisset, lundi, 5 juillet 1869; tome IV, p. 65.
5 Lettre à Edma Roger Des Genettes, Cr oisset, été, 1864; tome III, p. 401.
6 Lettre à Madame Jules Sandeau, Croisset, dimanche, 7 août 1859; tome III, p. 34.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
90 Seine, du Nil – dont le paysage est d’une « férocité nègre1 » – ou du Mississipi,
dont l’eau lui semble bénite.
Pour Gustave Flaubert, la mer a également des vertus incroyables et ce
« pays charmant » est merveilleusement décrit dans certaines lettres, comme celle du 26 avril 1844, envoyée à son frère, Achille: « Il y a des rochers
superbes, un ciel tout bleu et presque asiatique tant le soleil brille
2. »
Quant à une autre épistole, cette fois adressée à Alfred Le Poittevin, elle
nous semble appartenir à un frère spirituel de Lautréamont; Flaubert quitte la
Méditerranée avec un regret incommensurable:

Je porte l’amour de l’antiquité dans mes entrailles. Je suis touché jusqu’au plus
profond de mon être quand je songe aux carènes romaines qui fendaient les vagues immobiles et éternellement ondulantes de cette mer toujours jeune.
L’océan est peut-être plus beau. Mais l’absence des marées qui divisent le
temps en périodes régulières semble vous faire oublier que le passé est long, et qu’il y a eu des siècles entre Cléopatre et vous
3.

Il aime beaucoup la Méditerranée, car elle a quelque chose de grave et
de tendre qui fait penser à la Grèce, quelque chose d’immense et de voluptueux
qui fait penser à l’Orient. Ce locus amœnus a un parfum plus suave que les
roses, écrit Flaubert dans les mêmes notes de voyage:
[…] nous aspirions en nous le soleil, la brise marine, la vue de l’horizon,
l’odeur des myrtes, car il est des jours heureux où l’âme aussi est ouverte au
soleil comme elle, embaume les fleurs cachées que la suprême beauté y fait
éclore4.

Si la nature (la mer surtout) est une sorte d’horloge pour Flaubert, un
témoin silencieux et magnifiquement beau de l’Histoire, elle est aussi un moyen
de purifier l’esprit, par sa simple contemplation, parce qu’elle est d’une
« sérénité désolante pour notre orgueil5. » En plus, elle est « si calme et si
éternellement jeune6 », qu’elle l’étonne continuellement. C’est un repère de
l’existence, un symbole de la permanence, non seulement de la vie de l’homme,
mais surtout de sa création. C’est pourquoi Flaubert aime comparer le poète
avec le botaniste patient qui gravit les montagnes pour aller cueillir la poésie,
cette « plante libre ».

1 Lettre à sa mère, Assouan (=Syène), 12 mars 1850; tome I, p. 598.
2 tome I, p. 206.
3 Milan, 13 mai 1845; tome I, p. 228.
4 Flaubert, Gustave, Voyages , Arléa, Paris, 1998, p. 52.
5 Lettre à Louise Colet, Croisset, mardi soir, minuit, 4-5 août 1846;tome I, p. 273.
6 Lettre à Alfred Le Poittevin, Gênes, 1er mai 1845, jour de la Saint-Philippe; tome I, p. 227.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
91 Dans une lettre à Louise Colet1, Flaubert communique une vraie
philosophie de l’Art, tout en faisant des considérations à connotation végétale.
Le fragment en question, qui suit à la comparaison déjà citée, mérite d’être
évoqué, lui aussi, pour la beauté de l’image et la pertinence des idées – c’est comme un ars poetica de l’écrivain Gustave Flaubert:

J’aime surtout la végétation qui pousse dans les ruines, cet envahissement de la
nature qui arrive tout de suite sur l’œuvre de l’homme quand sa main n’est plus
là pour la défendre me réjouit d’une joie profonde et large. La Vie vient se replacer sur la Mort, elle fait pousser l’herbe dans les crânes pétrifiés et, sur la pierre où l’un de nous a sculpté son rêve, réapparaît l’Éternité du Principe dans chaque floraison des ravenelles jaunes. – Il m’est doux de songer que je
servirai un jour à faire croître des tulipes. Qui sait? L’arbre au pied duquel on
me mettra donnera peut-être d’excellents fruits. Je serai peut-être un engrais superbe, un guano supérieur
2.

Ce panthéisme est assez surprenant chez Flaubert, dont la croyance est
plutôt théorique, abstraite. Ici, il la rend presque matérielle, concrète, visuelle. « L’Éternité du Principe » serait alors une sorte d’euphémisme pour le Dieu en
qui croyait Flaubert. Comme elle est belle, cette image de l’écrivain transformé
en tulipe, en arbre fruitier, et même en engrais!… Nous observons également
l’emploi des lettres majuscules dans le texte ci-dessus, qui nous rappelle le style
de Baudelaire ou de Proust, utilisant, à leur tour, les majuscules pour les mots symboliques.
Cependant, la nature devient le plus souvent la connotation du voyage
chez Gustave Flaubert, qui a toujours manifesté un vif désir de quitter son pays
pour gagner d’autres espaces, si possibles les plus exotiques du monde:

Je hais l’Europe, la France, mon pays, ma succulente patrie que j’enverrais
volontiers à tous les diables maintenant que j’ai entrebâillé la porte des
champs. Je crois que j’ai été transplanté par les vents dans ce pays de boue, et
que je suis né ailleurs, car j’ai toujours eu comme des souvenirs ou des instincts de rivages embaumés, de mers bleues […] Je n’ai rien que des désirs immenses et insatiables, un ennui atroce, et des bâillements continus
3.

En effet, le désir de voyager loin, de connaître d’autres continents
(surtout l’Afrique) était général à l’époque de Flaubert. Durant la première
moitié du siècle, une révolution s’était accomplie dans les manières de voyager. Cela correspondait, en plus, à une attente, aux rêves de la vie privée. Le modèle
classique de l’itinéraire calme et serein, jalonné de séjours citadins, qui poussait

1 Croisset, mercredi, 10 heures du soir, 26 août 1846; tome I, p. 314.
2 Ibid., pp. 314-315.
3 Lettre à Ernest Chevalier, Rouen, 14 novembre 1840 ; tome I, p. 76.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
92 le touriste à se repaître d’œuvres d’art et de visite de monuments est remplacé,
petit à petit, par les voyages grandioses, qui fassent vibrer le moi, qui sortent le
voyageur du cadre habituel. Ce sont les espaces exotiques, voire chaotiques, qui
attirent désormais les touristes. Certes, la lecture des romantiques a un rôle décisif. René de Chateaubriand ou Dominique de Fromentin incitent à
l’adoption des nouvelles conduites
1.
C’est l’époque des grands voyages vers l’Orient (l’Espagne, la Grèce,
l’Égypte, le Bosphore). Les péripéties sont aussi notées dans des albums ou des
journaux. C’est ainsi qu’apparaît le personnage du « flâneur », détecté par
Victor Hugo et analysé par Baudelaire, mais les historiens des mentalités
observent également que le flâneur , devenu insolite, abandonne peu à peu le
trottoir au passant. C’est pourquoi un esprit attentif au spectacle de la nature,
comme George Sand, s’habillait en homme pour errer dans les rues de Paris,
sans être facilement reconnue…
Souvent, le désir de voyager est associé à celui de l’imaginaire et
l’itinéraire suit les sentiers de la rêverie. Jacques Le Goff a précisé les distinctions sémantiques entre représentation, idéologie et imaginaire . Il définit,
en premier lieu, la notion de représentation extérieure ; selon, le Goff :

La représentation est liée au processus de l’abstraction. La représentation d’une
cathédrale, c’est l’idée de cathédrale. L’imaginaire fait partie du champ de la
représentation. Mais il y occupe la partie de la traduction non reproductrice,
non simplement transposée en image de l’esprit, mais créatrice, poétique au sens étymologique. Pour évoquer une cathédrale imaginaire, il faut avoir recours à la littérature ou à l’art: à la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, aux
quarante tableaux de la Cathédrale de Rouen de Claude Monet, à la Cathédrale
engloutie des Préludes de Claude Debussy. Mais s’il n’occupe qu’une fraction
du territoire de la représentation, l’imaginaire le déborde. La fantaisie, au sens
fort du mot, entraîne l’imaginaire au -delà de l’intellectuelle représentation
2 .

Jacques Le Goff distingue également l’imaginaire de l’idéologie.
L’idélogie a donc une certaine parenté avec l’imaginaire et celui auquel nous
nous rapportons ne renvoie pas à une idéologie ou aux représentations
touristiques, mais s’intègre dans l’acception du terme donnée par J. Le Goff3.

1 Ariès, Philippe, Georges Duby (sous la direction de ), Histoire de la vie privée , 5 vol.,
Seuil, Paris, 1987 (tome IV – le XIXe siècle); tome IV, pp. 465-467.
2 Cf. J. Le Goff, L’Imaginaire médiéval , Gallimard, Paris, 1991, préface, p.2, cité par
Rachid Amirou, Imaginaire touristique et sociabilités du voyage , Presses Universitaires
de France, coll. « Le Sociologue », 1995, p. 32.
3 Amirou, Rachid, Imaginaire touristique et sociabilités du voyage, Presses Universitaires
de France, Paris, coll. « Le Sociologue », p. 32.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
93 En général, chaque étape historique génère des manières de voyager
spécifiques. Par exemple, les romantiques ont excellé dans l’art de jalonner
l’espace de valeurs spirituelles. Le lieu peut nous convertir. À défaut de nous
renvoyer à une théologie, à une croyance, il peut nous renvoyer à nous-mêmes. C’est un miroir parfait de nos états d’âme : le paysage est un état d’âme, disait
Amiel
1. Flaubert voyageant en Orient découvrira être né pour y vivre.2 Il
apprend en Orient non à connaître l’Orient, mais à se connaître. La même chose
est arrivée à Montaigne à l’occasion de son voyage en Italie, d’où il est revenu
l’homme du troisième livre des Essais : l’écart des deux éditions de 1580 et de
1588 se mesure de ce point de vue.
Albert Thibaudet affirme, à juste titre, que la seule découverte
accomplie par Gustave Flaubert dans son voyage en Orient c’est une
« découverte intérieure », un effort d’établir son état littéraire intérieur3.
L’une des constantes les plus visibles dans la Correspondance de
Gustave Flaubert est le goût du voyage, issu plutôt du désir de connaître de
nouvelles régions et les mentalités de leurs habitants, que d’un amour véritable de la nature. Il a le goût de l’insolite. Nous avons rencontré un « appétit » pareil
chez Montaigne, l’auteur péféré de Flaubert, celui qui estimait le voyage, parmi
les trois « commerces » de la vie – à côté de l’amitié et des livres (d’ailleurs, ces
deux derniers s’appliquent parfaitement à Flaubert, lui aussi).
La première impression – après avoir fouillé les volumes de la
Correspondance de Gustave Flaubert – est que l’écrivain a été passionnément
épris du voyage, surtout à l’époque de sa jeunesse. Des voyages lointains en
Orient jusqu’aux promenades à pied en Bretagne, tout le tente, tout le fait
s’enthousiasmer, concevoir des projets. Beaucoup de ses impressions de voyage
ont formé le sujet de ses premiers écrits (par exemple, Par les champs et par les
grèves, rédigé en commun avec Maxime Du Camp). Sur les grèves, Flaubert
veut retrouver le sauvage, celui qui existe en lui, sous la croûte contemporaine
4.
Pour Gustave Flaubert, qui a toujours eu la hantise des espaces lointains,
voyager est un « travail sérieux », en tant que « dépaysement, évasion,
découverte », observe Maurice Nadeau, en continuant par expliquer la raison de l’écrivain de s’évader:

Comme arrachement au milieu dans lequel il vit et dont il ne tarde pas à voir la
mesquinerie, avant de ne plus pouvoir s’en accomoder de fulminer contre les concitoyens de sa ville, de sa province, de son pays, leurs habitudes de vie et de

1 Idem.; Amiel, philosophe et écrivain suisse de langue française du XIXe siècle.
2 Lottman, Herbert, Gustave Flaubert , Hachette, Paris, coll. « Pluriel », 1989, p. 138.
3 Thibaudet, Albert, Gustave Flaubert , Gallimard, Paris, coll. « Tell », 1992, p. 66.
4 Robert, Marthe, En haine du roman . Étude sur Flaubert , Balland, 1982; le chap. « À
propos des voyages », p. 50.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
94 pensée utilitaires, leurs mœurs étroites, leur s horizons bornés. S’il se cloître la
plus grande partie de son existence, c’est par dévotion à l’art, c’est aussi pour
échapper à la vie quotidienne et se donner de grandes soûleries de rêves qui le
transportent dans des contrées magnifiques1.

Un voyage en Asie – qui durerait 6 ans – est son grand rêve qu’il fait
savoir à Louise Colet, dans une lettre du 20 septembre 1846. Il avance même un calcul estimatif de l’expédition: 3 millions 600 mille et quelques francs. Ensuite
la réflexion suivante vient tout naturellement: « Oui, j’aurais voulu être riche
parce que j’aurais fait de belles choses
2. » En 1850, le rêve de Gustave Flaubert
s’accomplit: il s’embarque enfin, le 29 octobre 1850, avec son ami, Maxime Du
Camp, l’itinéraire étant Égypte, Palestine, Rhodos, Asie mineure, Constantinople, Grèce – retour par la Grèce et l’Italie, en 1851.
La correspondance est pour le jeune Gustave le pont entre les nouveaux
territoires « conquis » et son pays. Quand il écrit à sa mère (qu’il avait quittée
difficilement, même si pour quelques mois seulement), Flaubert se souvient
avec enchantement du sentiment provoqué par la ville du Caire. Le passage est représentatif pour l’attitude que l’écrivain-voyageur avait, en général, pendant
ses aventures géographiques ; en lisant la citation ci-dessous, nous pensons
involontairement à une autre aventure, bien célèbre, même si métaphorique –
celle de Dante en Enfer et au Purgatoire):

Comme le Caire est beau en été! Nous avons été émus en disant adieu à notre
raïs et à nos matelots! Encore quelque chose de passé sans retour! Encore
quelque chose de jeté au gouffre et qui ne reviendra plus3 !

Et Flaubert rêve de connaître les espaces les plus lontains et les plus
exotiques: la Perse, la Chine, les Indes, la Californie (qui l’excite toujours sous
rapport humain, comme il écrit à Louis Bouilhet, dans une longue lettre envoyée
de Constantinople.4 La gamme des sentiments est bien diverse: dépaysement,
euphorie, peur de l’inconnu, voyage dans le temps, retour à l’essentiel, repos,
joie authentique. Les lieux de vacances sont remplis de tous les sentiments que nous y projetions, affirme Rachid Amirou, l’auteur d’une excellente étude sur le
voyage
5 .

1 Nadeau, Maurice, Gustave Flaubert, écrivain, Les Lettres Nouvelles, Paris, 1990, p. 37.
2 tome I, p. 354.
3 Lettre à sa mère, Alexandrie, 7 juillet 1850; tome I, p. 650.
4 14 novembre 1850; tome I, p. 710.
5 Amirou, Rachid, Imaginaire touristique et sociabilités du voyage, Presses Universitaires
de France, Paris, coll. « Le Sociologue », p. 123.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
95 Ailleurs, Flaubert donne la définition du voyage (les adjectifs
« amères » et « niaises » semblent évoquer la condition financière, bien ingrate,
mais absolument nécessaire de tout voyage): « Voyager doit être un travail
sérieux […] c’est une des choses les plus amères et en même temps les plus niaises de la vie.
1. »
Ce désir de voyager est un vrai leitmotiv dans la correspondance de
l’écrivain. Quand il en parle, son expression a des accents lyriques, comme il se
passe dans une lettre envoyée à Louise Colet2 : « J’ai des envies poignantes
d’aller vivre hors la France. Il me revient, par bouffées des besoins de
pérégrination démesurées. Ah, qui me donnera les ailes de la colombe ? comme
dit le psalmiste . »
Quelquefois, cette aspiration est empreinte d’une déception si profonde,
que le désir de voyager équivaut à un dépaysement nécessaire. Ayant la
conviction que nul n’est prophète en son pays, Flaubert exprime clairement
(toujours dans une lettre à Louise) son vif désir de vivre dans un pays où
personne ne l’aime, ni le connaisse, où son nom ne fasse rien tressaillir, où sa mort, son absence ne coûte pas une larme.
3
À Ernest Chevalier il avoue qu’il voudrait vivre en Espagne, en Italie,
ou même en Provence. Comme nous l’avons déjà précisé, à un moment donné,
Gustave Flaubert affirme sa haine de la France, de l’Europe entière: « Je hais
l’Europe, la France mon pays, ma succulente patrie que j’enverrais volontiers à tous les diables
4. »
Ces moments de détresse sont compensés par les impressions très vives,
jusqu’à l’extase, à l’égard des villes et des pays visités. Parmi toutes ces
civilisations rencontrées, celle de l’Égypte l’enthousiasme par-dessus tout.
L’Égypte deviendra une des patries de Flaubert. Pour lui, l’Égypte c’est la terre de la mélancolie, de la nostalgie profonde. Les Pyramides sont décrites
minutieusement dans une lettre à Louis Bouilhet, du 15 janvier 1850. Les
temples égyptiens finissent par l’embêter. Le Caire lui semble très beau en été,
avec tous ses vêtements de couleur qui « casse-brillent au soleil
5. » Ces lettres
sur la visite de l’Égypte abondent en détails pittoresques, comme c’est le cas d’une courtisane ou bien de sa danse. Les commentaires de Flaubert finissent
par la conclusion surprenante que les belles femmes dansent mal
6.
La visite de la ville d’Athènes est pour l’écrivain un événement de
choix: « Quand j’ai aperçu Athènes tout à l’heure, j’ai été heureux comme un

1 Lettre à Alfred Le Poittevin, Gênes, 1er mai 1845; tome I, p. 226.
2 La Bouille, mardi soir, 10 août 1847; tome I, p. 466.
3 Croisset, nuit de samedi au dimanche, minuit, 8-9 août 1846; tome I, p. 285.
4 Rouen, 14 novembre 1840; tome I, p. 76.
5 Lettre à sa mère, Alexandrie, 7 juillet 1850; tome I, p. 650.
6 Lettre à Louis Bouilhet, 13 mars 1850, à 12 lieues au-delà de Syène; tome I, p. 606.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
96 enfant1. » Le Parthénon est décrit à son ami Bouilhet avec la ferveur d’un
architecte passionné, de même qu’Acropole. Flaubert décrit aussi le bain et le
restaurant turcs. Les coutumes notamment attirent son attention:

Quelquefois nous nous arrêtons pour déjeuner chez un restaurant turc. Là on
déchire la viande avec ses mains, on recueille la sauce avec son pain, on boit de l’eau dans des jattes, la vermine court sur la muraille, et toute l’assistance rote à qui mieux mieux: c’est charmant. Vous croirez difficilement que nous y faisions d’excellents repas et que l’on y prend du café dont l’arôme est capable de vous attirer, vous, de Paris jusqu’ici
2.

La curiosité de Flaubert, toujours en éveil, connaît un vif impact quand
il s’agit de visiter l’Italie, avec ses belles villes – Rome, Venise ou Le Vatican.
Rome, par exemple, écrit Flaubert à Bouilhet3 , est « le plus splendide musée
qu’il y ait au monde », car « la quantité des chefs-d’œuvre qu’il y a dans cette
ville est étourdissante. » La ville des artistes, Rome, a une atmosphère idéale,
satisfaisant pleinement le goût de l’écrivain. Une Vierge de Murillo le poursuit
comme une hallucination perpétuelle; un Enlèvement d’Europe de Véronèse
l’excite énormément. Il voit même le cratère de Vésuve qu’il trouve « curieux ».
La Chapelle Sixtine de Michel-Ange est pour Flaubert un art immense à la Goethe, avec plus de passion, tandis que Michel-Ange est quelque chose
d’inouï, comme serait un Homère shakespearien, un mélange d’antique et de
médiéval. La Vierge de Murillo de la galerie Corsini le rend amoureux
4. À
Venise, il aimerait vivre; son rêve est d’acheter un petit palais sur le grand
canal.
Chose intéressante, les voyages de Flaubert se font parfois « en idée »,
comme ceux de Chateaubriand. L’écrivain croit que c’est une des tristesses de la civilisation l’obligation d’habiter dans des maisons. Il croit, en plus, que les
gens sont faits pour s’endormir sur le dos en regardant les étoiles. L’écrivain
avance même l’idée que bientôt « l’humanité (par le développement nouveau de
locomotion) va revenir à l’état nomade », et cela va instaurer le calme dans les
esprits.
5
Un voyage en Afrique l’attire aussi, il le voit comme une nécessité
absolue. D’ailleurs, Flaubert voudrait vivre à cheval et dormir sous la tente –
cette expédition lui faudrait en plus pour mieux concevoir son roman sur

1 Lettre à sa mère, à une heure d’Athènes, sur la côte en mer, 19 décembre 1850; tome I, p. 724.
2 Lettre au docteur Jules Cloquet, Le Caire, 15 janvier 1850; tome I, p. 565.
3 Rome, 9 avril 1851; tome I, p. 772.
4 Lettre à Louis Bouilhet, Rome, 4 mai 1851; tome I, p. 780.
5 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 11 juillet 1858; tome II, p. 821.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
97 Carthage, Salammbô. Plus que par le besoin de se documenter, Flaubert y est
mené par l’envie de respirer l’air des pays inconnus.
Les cinq voyages de Flaubert (aux Pyrénées et en Corse, en Italie, en
Bretagne et en Normandie, en Orient et à Carthage), dont les textes-témoignages ont été réunis pour la première fois dans un seul volume
1 en 1998,
dévoilent un homme sincère, optimiste, intéressé aux scènes de la rue, à la vie
privée, à la vie quotidienne, aux innombrables détails désignant l’univers moral
d’un espace visité. Flaubert lui-même considérait son genre d’observation
surtout moral.
Le jeune Gustave fait comme Montaigne: il observe et prend des notes,
car il ne voyage jamais « en épicier » ou « en commis-voyageur ». La chose qui mérite d’être soulignée est que Flaubert ne rédige pas ses notes de voyage avec
l’ambition de leur parution. Une exception est le volume Par les champs et par
les grèves , exercice de style à deux voix, réalisé avec son ami Maxime Du
Camp, mais faute d’argent, il ne sera publié qu’en 1885, de manière posthume.
Flaubert explique d’ailleurs tout cela dans les notes de son voyage aux Pyrénées et en Corse:

Il y a des gens qui la veille de leur départ ont tout préparé dans leur poche:
encrier rempli, érudition placardée, émotions indiquées d’avance. Heureuses et puériles natures qui se jouent avec elles-mêmes et se chatouillent pour se faire rire, comme dit Rabelais. Il en est d’autres, au contraire, qui se refusent à tout
ce qui leur vient du dehors, se rembrunissent, tirent la visière de leur casquette
et de leur esprit pour ne rien voir. Je crois qu’il est difficile de garder, ici comme ailleurs, le juste milieu exquis préconisé par la sagesse, point géométrique et idéal placé au centre de l’espace, de l’infini de la bêtise humaine. Je vais tâcher néanmoins d’y atteindre et de me donner de l’esprit, du bon sens et du goût; bien plus, je n’aurai aucune prétention littéraire et je ne
tâcherai pas de faire du style; si cela arrive, que ce soit à mon insu comme une
métaphore qu’on emploie faute de savoir s’exprimer par le sens littéral. Je m’abstiendrai donc de toute déclamation et je ne me permettrai que six fois par page le mot pittoresque et une douzaine de fois celui d’ admirable. Les
voyageurs disent le premier à tous les tas de cailloux et le second à toutes les bornes, il me sera bien permis de le stéréotyper à toutes mes phrases, qui pour
vous rassurer, sont d’ailleurs fort longues.
2

Gustave Flaubert insiste sur le fait que le rôle du voyageur est surtout
de raconter dans l’ordre chronologique, d’observer « les petites choses, les

1 Flaubert, Gustave, Voyages, Arléa, Paris, 1998.
2 Flaubert, Gustave, Voyages, Arléa, Paris, 1998, p. 21.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
98 moindres aventures1 », comme cette histoire des puces qui sautaient sur les
pages du journal de voyage de Fl aubert et de Maxime Du Camp.
Les voyages de Gustave Flaubert s’inscrivent dans l’intervalle 1840-
1858. Jean-Paul Sartre estime que Flaubert – le voyageur donne tout sur
Flaubert – l’homme . Une curiosité « impartiale » et « universelle » semble
dominer le voyageur, ayant le goût de l’insolite. Comme Delacroix – qui croyait
qu’en Orient il y a des tableaux tout faits – , Flaubert est souvent peintre. Les
plus belles et les plus nombreuses descriptions se trouvent dans ces récits de
voyage.
Dominique Barbéris, qui présente le volume intégral des Voyages de
Flaubert, parle d’un « télescopage d’impressions », cette fulgurance, que les modernes appelleront la poésie
2. Une poésie qu’on ne rencontre plus ailleurs
chez Flaubert. Par exemple, la lumière est un élément essentiel de ses paysages.
Chez lui, les levers et les couchers du soleil ne sont pas, comme chez
Chateaubriand, de grandes compositions de décors d’opéra, mais de fugitives et
sensibles « carthographies du ciel3. » La lumière c’est peut-être ce que Flaubert
a le plus aimé de l’Orient. Pour lui, la lumière finit par se confondre avec l’idée
même d’Orient. La lumière, si importante dans ses romans, est un élément
essentiel de ses paysages. Il enregistre, observe D. Barbéris4, avec une
extraordinaire porosité, une extrême susceptibilité, ses variations, notant les
altérations de la couleur, sa dilution précise, sa répartition dans les volumes, et jusqu’à ses troublants paradoxes, comme le fragment tiré du texte Voyage en
Orient : « Silence – silence – silence – la lumière tombe d’aplomb – elle a une
transparence noire. Solitude. – La mer est immense. – Effet sinistre de la pleine
lumière qui a quelque chose de noir. »
Plus tard, Bouvard et Pécuchet chercheront à décrire la face changeante des nuages. Dominique Barbéris finit sa présentation avec l’idée que le temps,
le découragement, ou la triste lucidité de l’écrivain vieilli passent dans ce
superbe aveu d’impuissance: « Les formes des nuages changeaient avant qu’ils
eussent trouvé les noms. » Passionné de l’espace ouvert, sauvage, Gustave
Flaubert y voit quelquefois une incarnation, une féminisation
5. La nature entière
caresse le voyageur: « C’était l’heure où les ombres sont longues. Les rochers
étaient plus grands, les vagues plus vertes. On eût dit aussi que le ciel
s’agrandissait et que toute la nature changeait de visage. » Une vraie épiphanie
qui éblouit et enchante Flaubert, en quête des mystères du monde. Comme son

1 Lottman, Herbert, Gustave Flaubert , Hachette, Paris, coll. « Pluriel », 1989 , p. 140.
2 Ibid., p. 16.
3 Lottman, Herbert, Gustave Flaubert , Hachette, Paris, coll. « Pluriel », 1989 , p. 17.
4 Flaubert, Gustave, Voyages, op. cit ., p. 17.
5 Robert, Marthe, En haine du roman. Étude sur Flaubert , Balland, 1982; le chap. « À
propos des voyages », p. 50. (les deux citations qui suivent).

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
99 personnage, Saint Antoine, il explique la sensation de s’unir avec la matière,
avec l’univers entier: « À force de nous pénétrer, d’y entrer, nous devenions
nature, nous nous diffusions en elle, elle nous reprenait, nous sentions qu’elle
gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée. »
Lorsqu’il va à Carthage, dans son dernier grand voyage, pour préparer
Salammbô , il écrit qu’il voudrait être pénétré par toutes les énergies auxquelles
il a aspiré et qu’il voulait voir s’exhaler dans son livre. Le style de ces notes est
plutôt celui d’un journaliste: il écrit vite, souvent dans des phrases courtes et
quelquefois en énumérant seulement les sites visités ou les événements passés
pendant une journée. Parfois, il se borne à croquer des silhouettes, ce qui laisse
voir Flaubert au naturel.
Pour les touristes comme Gustave Flaubert, le voyage représente un
expériment, « vivre dans l’espace de l’autre » (l’altérité diraient les historiens
des mentalités). Les touristes de vocation, tels que Flaubert, vivent le voyage
comme un spectacle , comme une initiation dans un autre univers, fort différent
du sien. Le touriste est « un vrai collectionneur d’images1 » et, en principe, tout
site ne peut attirer le touriste sans une préalable sacralisation. Pourtant, locus
sacré n’attire pas toujours Flaubert; c’est le cas de son voyage en Palestine. Le
9 août il est à Jérusalem, et l’écrivain, grand lecteur de la Bible, s’étonne de
n’éprouver aucune émotion2.
Locus amœnus , en échange, sont pour lui l’Égypte, la Grèce, l’Italie.
Comme les premiers touristes, Gustave Flaubert cherche des lieux marqués par
deux types de « signatures », l’histore et la nature3. Quant à l’histoire, il préfère
l’Antiquité; c’est pourquoi, l’Égypte ou la Grèce sont pour lui des espaces
magiquement hors du monde.
L’itinéraire de Gustave Flaubert et de Maxime Du Camp fournit le modèle de ce qui sera plus tard un parcours idéal, observe Rachid Amirou
4 :
Égypte, Palestine, Liban, Asie Mineure, Constantinople, Athènes, Grèce. Dans
son livre, Le Voyage en Orient5, J.-C. Berchet ajoute que si le voyage en Orient
a pris au XIXe siècle ce caractère rituel de célébration collective, c’est qu’il a
une valeur initiatique, sociale: affirmer un ordre culturel occidentel. En plus, pour Flaubert la valeur initiatique acquiert aussi une
composante sexuelle, puisqu’il a en Égypte des expériences inoubliables (la

1 Amirou, Rachid, Imaginaire touristique et sociabilités du voyage, Presses Universitaires
de France, Paris, coll. Le Sociologue, p. 78.
2 Nadeau, Maurice, Gustave Flaubert, écrivain, Les Lettres Nouvelles, Paris, 1990, p. 96.
3 Amirou, Rachid, Imaginaire touristique et sociabilités du voyage, Presses Universitaires
de France, Paris, coll. « Le Sociologue », p. 68.
4 Ibid., p. 66.
5 Anthologie des voyageurs français dans le Levant au XXe s., Robert Laffont, Paris, coll.
« Bouquins », 1985, p. 12.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
100 figure de Kutchuk-Hanem, « une petite princesse », reste inoubliable, peut-être
une source d’inspiration pour le personnage exotique de Salammbô).
Dans un article paru dans la revue Lire1, Jean-Christophe Grange pose
une troublante question rhétorique: « Souvent je songe à Flaubert, à sa maison de Croisset et je me pose cette question: quelle aurait été son œuvre, s’il avait
continué à voyager? Ou s’il s’était simplement marié, s’il avait eu des
enfants? » Le journaliste, auteur d’un mémoire de maîtrise sur les personnages
masculins de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale , dresse un
parallèle entre l’écrivain de Croisset et lui-même. Sa conclusion est qu’il se
retrouve, à sa modeste échelle, dans la position de Flaubert, c’est-à-dire d’avoir
la chance de vivre de sa plume (J.-C. Grange écrit des romans, sans avoir besoin financièrement de pratiquer le métier de journaliste). Néanmoins, il ne
renoncerait jamais à la diversité des espaces, ce qui pour lui signifie faire des
reportages un peu partout dans le monde. Voyager équivaut à une existence
parallèle à l’écriture, qui appartient déjà à l’œuvre en tant que champ
d’expériences et sujets à trancrire . Notre question, toujours rhétorique, serait:
qu’est-ce que Flaubert serait devenu, s’il avait vécu, comme Hemmingway, au
XX
e siècle?

3.9. Religion; moralité /vs/ immoralité

Ce thème nous a été suggéré par une phrase d’une lettre de Flaubert, envoyée à George Sand, où l’écrivain évoquait les mots de son ami, Louis
Bouilhet, qui était comme un double de soi-même, comme Étienne de la Boétie
avait été pour Montaigne, l’écrivain préféré de Flaubert:

Mon pauvre Bouilhet me disait souvent: Il n’y a pas d’homme plus moral ni
qui aime l’immoralité plus que toi: une infamie te réjouit. Il y a du vrai là-
dedans. Est-ce un effet de mon orgueil? ou par une certaine perversité?2

L’appréciation de Bouilhet est vraiment illustrative pour la personnalité
de Flaubert, malgré ses apparences paradoxales. L’ange et la bête, attiré par la
moralité, mais aussi par l’immoralité (qui peut le réjouir!). L’auteur de Madame
Bovary est, sans doute, un orgueilleux qui veut tirer connaissance de toute
expérience, si scandaleuse qu’elle soit! Et l’immoralité (par exemple, celle de
l’héroïne du roman cité ci-dessus, ou bien de Frédéric Moreau, le personnage principal de L’Éducation sentimentale ), l’attire comme le fruit interdit du jardin

1 « Flaubert et moi », décembre 2000, p. 146.
2 Paris, vendredi, 9 heures du soir, 29 avril 1870; tome IV, p. 183.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
101 de l’Éden. D’ici une « certaine perversité » qui peut être attribuée également à
d’autres écrivains, tels que Baudelaire ou Gide.
Flaubert représente un cas de nonconformisme, y compris au sujet de la
moralité, et le procès causé par son livre Madame Bovary prouve le fait que sa
logique fonctionne. Comme le croyaient les philosophes autrefois, on ne peut
comprendre les choses que par leur contraire, donc la moralité est parfaitement
comprise en l’opposant à l’immoralité. Ainsi, un roman comme Madame
Bovary peut-il s’adresser aux femmes sages, vertueuses. Par rapport au XIXe
siècle, le XXe siècle sera plus intéressé à l’immoralité, car, comme le disait jadis
Pascal, il faut plutôt s’habituer à tirer leçon du mal, pour la simple raison qu’il
est beaucoup plus fréquent que le bien ! C’est ce que Maupassant, lui aussi, soutient dans son ouvrage consacré à Flaubert, Étude sur Gustave Flaubert
(1884) :

Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. Exemple:
Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et tant
d’autres. Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur par la force même des faits qu’il raconte. Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi
1.

Sous l’étiquette « morale » figurent plusieurs citations du Sottisier, ce
foudroyant livre du cliché, de la Bêtise. Par exemple, Flaubert reprend des
phrases appartenant à des noms illustres de la littérature française classique,
Descartes et Rousseau:

« Morale
Les souverains seuls ont le droit de changer quelque chose aux mœurs.
Descartes, Discours de la méthode , dans Gérando, Histoire comparée des
systèmes de philosophie, t. II, p. 211.2 »

C’est toujours comme un désaccord, comme une critique, ou bien
comme une ironie que nous devons comprendre la reprise de la phrase suivante
dans Le Sottisier :

Morale.
Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à certains
égards, tourne toujours au préjudice des mœurs .
Rousseau, Préface du Narcisse 3

1 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éditions Complexe, Bruxelles, 1986, p. 49.
2 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions , 1995, p. 108.
3 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions , 1995, p. 111.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
102
Le changement des mœurs – l’apanage des souverains et, en général, la
réticence devant tout changement de mœurs, cela paraît inconcevable à Flaubert, de même que les assertions suivantes visant le théâtre et le mariage:

Morale. Théâtre.
Quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre. Bossuet, Maximes et Réflexions sur la comédie
1 .

Morale.
Le mariage est un désinfectant.
L. Veuillot, Les Libres Penseurs , p.121 .2
La plus surprenante phrase placée sous le signe de la « morale » est
tirée de Rousseau:

Morale.
L’ institution des Académies maintient la pureté des mœurs et l’exige dans ses
membres.
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts3.

Cet aspect de la spiritualité flaubertienne est peut-être le plus
intéressant, même paradoxal. Apparemment, la croyance religieuse de l’écrivain
est une non-croyance, ou bien une croyance plus particulière par rapport à la
tradition catholique. En tout cas, sa foi le distingue et l’écarte encore de ses
semblables. Dans un livre écrit sous la forme d’un essai, Jacques Chessex affirme
que Flaubert a le fantasme de Dieu, comme il a les harems dans la tête, et
l’Orient, la bêtise, la médecine, Paris, l’imposture littéraire et politique, et les
mœurs de la province normande. Et J. Chessex fait concrètement référence à
quelques textes flaubertiens – le roman L’Éducation sentimentale et le recueil
Trois Contes :

Mais l’énigme de Dieu reste troublante, dans Trois Contes , parce qu’au
pessimisme absolu de L’Éducation, à son écriture déserte, s’est substitué un
lyrisme de sympathie, une écriture à la fois tragique et charitable, – plus nue dans Un cœur simple , épique dans Julien , mimétiquement ornée et lyrique dans
Hérodias, et toujours nourrie par un sentiment, par une implication de soi qui

1 Ibid., p. 110.
2 Ibid., p. 113.
3 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions , p. 111.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
103 ressemblent étrangement à l’amour. Point d’espoirs, certes, et le terrible destin
broyeur d’hommes. Mais l’âme? Mais la vision de l’abrupt? Trois Contes nous
propose une sorte de fantastique spirituel, qui ne cesse de se prolonger, de
s’amplifier, à la fois dans chacun des trois textes et réciproquement, en écho, en miroir, en regard, dans la rumeur et le spectacle d’une trilogie cohérente. Phénomène d’accueil et de réfraction. La présence de Dieu est le trait commun des trois récits, incarnée dans l’humilité de Félicité, la lourde fatalité du
meurtre et de l’ascèse
chez Julien, la nécessité légendaire et prophétique dans
le troisième texte: pour qu’il croisse, il faut que je diminue…
Or Flaubert, écrivant Trois Contes , est exactement le même pessimiste, le
même rieur désabusé, le même témoin de Schopenhauer, le même collectionneur de bourdes, le même travailleur désertique et forcené que lorsqu’il écrit la Bovary ou L’Éducation. Le paradoxe divin? […] Je me
demande si la hantise de Dieu, dans Trois Contes , n’est pas la preuve
nostalgique de l’absence de Dieu dans Flaubert. Un plein pour un creux. Un
langage amoureux, tendu, élégiaque, pour plaindre cette injustice métaphysique.
1

La chose qui lui apparaît répugnante, c’est le dogme, et surtout « le
dogme d’une vie future », qui, selon lui, a été inventé par la peur de la mort ou
l’envie de lui attraper quelque chose2. Flaubert est plutôt tenté par
l’œcuménisme, en reconnaissant la nécessité et l’efficacité de chaque religion,
puisque, n’importe laquelle, croit-il, est issue d’un besoin naturel de l’homme
de se sentir protégé. Dans une lettre à son amie si sage et sensible,
Mademoiselle Leroyer de Chantepie, il exprime clairement son point de vue:

Et cependant, ce qui m’attire par-dessus tout, c’est la religion. Je veux dire
toutes les religions, pas plus l’une que l’autre.Chaque dogme en particulier
m’est répulsif, mais je considère le sentiment qui les a inventés comme le plus naturel et le plus poétique de l’humanité. Je n’aime point les philosophes qui n’ont vu là que jonglerie et sottise. J’y découvre, moi, nécessité et instinct; aussi je respecte le nègre baisant son fétiche autant que le catholique
aux pieds du Sacré-Cœur
3.

La dernière phrase, soulignée par nous dans le fragment cité ci-dessus,
est significative pour l’intelligence de Flaubert, qui s’avère un esprit tolérant,
respectant les différences, les appréciant même dans ses recherches de toutes
sortes; celle-ci sera la « voie royale » de l’histoire des mentalités, telle qu’elle se

1 Chessex, Jacques, Flaubert ou le désert en abîme , Grasset, Paris, 1991, pp. 27-28.
2 Lettre à Maxime Du Camp, Croisset, mardi, 2 heures d’après-midi, 7 avril 1846; tome I,
p. 261.
3 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Paris, lundi, 30 mars 1857; tome II, pp.
697-698.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
104 développe au cours du XXe siècle. Gustave Flaubert, lui, a le mérite de saisir
l’essentiel dans le commun, dans le quotidien. Évidemment, une pareille
acceptation des réalités religieuses a dû provoquer un désaccord majeur entre
l’écrivain de Croisset et ses contemporains, parmi lesquels certains de ses confrères. Henri Troyat insiste sur la similitude suivante: tout comme il rejette
l’idée d’embrasser une certaine religion, en dénigrant les autres, Flaubert n’a de
« sympathie » pour aucun parti politique, car il a haine de tout despotisme. En
effet, Gustave Flaubert se déclare un « libéral enragé », préférant assister en
spectateur à presque toutes les émeutes de son temps
1.
Le critique Maurice Nadeau évoque la comparaison que Flaubert faisait
entre lui-même et Voltaire. Comme pour Voltaire – qu’il admirait sans réserve – son ennemi principal reste le prêtre, « maître ès-superstitions, professeur
d’obscurantisme, allié traditionnel du pouvoir
2. » Gustave Flaubert se fait de
Dieu une autre image, la même que s’en faisait Voltaire, qu’il tient un peu
curieusement pour un « Saint » et dont il admire, contrairement à tous ses
principes, le fanatisme anticlérical. Mais il ne faut oublier que, dès la première moitié du XIX
e siècle, le catholicisme n’est plus ce qu’il était à l’époque de
Voltaire. Le catholicisme s’est mis au goût du jour: « social » avec Lamennais,
« évangélique » avec les réformateurs, bien qu’il se soucie avant tout de ne pas
déplaire au pouvoir, quel qu’il soit, et de profiter des avantages que celui-ci lui
concède, en particulier sous Napoléon III. Grâce à ses divers visages, il satisfait la religiosité renaissante des masses qu’ont lassées les entreprises de
déchristianisation, colore les théories de ceux qui tiennent Jésus pour le premier
« socialiste ».
Un courant néo-catholique gagne à ses vues quelques essayistes et
écrivains, opère des conversions, fait figure d’idéologie neuve. Flaubert ne se lasse pas de dénoncer ce qu’il juge une supercherie et il en fait, curieusement, le
produit de l’idéal « démocratique ». Être absolument cléricaux, tel est le fruit de
la bêtise démocratique, selon Gustave Flaubert, qui suspecte « les soi-disant
libéraux » de connivence avec « messieurs les ecclésiastiques ». Le néo-
catholicisme d’une part et le socialisme de l’autre ont abêti la France, considérait Flaubert ; l’ermite de Croisset estime « stupidité » une opposition
qui, en 1868, s’attaque à l’empire où plutôt à l’empereur, au lieu de s’en prendre
à la question religieuse qui est la seule importante. Et Nadeau conclut de la
manière suivante
3 :

1 Lettre du 30 mars 1857, à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, citée par Troyat,
Flaubert, Flammarion, Paris, coll. « Grandes Biographies », 1988, p. 179.
2 Nadeau, Maurice, Gustave Flaubert écrivain , Les Lettres Nouvelles, Paris, 1990, p. 192.
3 Nadeau, Maurice, Gustave Flaubert écrivain , Les Lettres Nouvelles, Paris, 1990, p. 192 .

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
105 Son anticléricalisme dix-huitiémiste est absolu: il abomine ceux qui font
commerce de Dieu comme ceux qui adorent l’idée abstraite de peuple. Au nom
de leurs croyances, qu’ils bâtissent des temples ou des casernes, c’est pour y
enfermer l’intelligence critique, la raison, la nature, les facultés proprement
humaines .

Flaubert a, sans doute, les qualit és d’un visionnaire. Il prédit un
nouveau sens historique, l’étude des idées comme si elles étaient des faits, une manière de disséquer les croyances comme des organismes. Quelle différence par rapport aux idées des bourgeois de son époque! Même Dieu est vu en bourgeois
1. C’est une espèce d’éternuement qui leur est habituel, dit l’écrivain,
en évoquant cette conception commune, bourgeoise sur la divinité : « la bonté de
Dieu », « la colère de Dieu », « offenser Dieu » – voilà leurs mots, conclut-il,
tout en soulignant ces expressions stéréotypées. La comparaison qu’il trouve est vraiment très suggestive:

On s’acharne encore à le décorer d’attributs, comme les sauvages mettent des
plumes sur leur fétiche. Les uns peignent l’infini en bleu, les autres en noir. Cannibales que tout cela. […] l’idée que l’humanité se fait de Dieu ne dépasse
pas celle d’un monarque oriental entouré de sa cour. L’idée religieuse est donc
en retard de plusieurs siècles sur l’idée sociale, qui n’est pas déjà parfaite
2.

Dans Le Sottisier figure une phrase qui a dû irriter Flaubert, même s’il
avait une haine déclarée du dogme: « Il n’y a de Dieu que pour les imbéciles .
Genillier, professeur de mathématiques. Club de la Révolution, 24 avril 1848 (Ibid., pp.229-230)
3
Pour la même raison, Flaubert avait peut-être choisi la considération
suivante; ici, la bêtise est effectivement celle de vouloir conclure:

Religion
Le christianisme ne peut pas s’expliquer historiquement.
Père Félix, Le Progrès par le christianisme […], p.314 . 4
Quant à la croyance personnelle, Flaubert la définit comme une non-
croyance. Il affirme qu’il ne croit pas même en lui, qu’il ne sait plus s’il est bête
ou spirituel, bon ou mauvais, avare ou prodigue; il flotte entre tout cela, comme tout le monde, dit-il. Son mérite est peut-être de s’en apercevoir, et son défaut
d’avoir la franchise de le dire. D’ailleurs, reprend Flaubert dans cette lettre

1 Lettre à Edma Roger des Genettes, Croisset, 18 décembre 1859; tome III, p. 68.
2 Lettre à Edma Roger des Genettes, Croisset, 18 décembre 1859; tome III, p. 68.
3 Le Sottisier, op. cit. , p. 184.
4 Idem , p. 93.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
106 adressée à Louise Colet1 : « est-on sûr de ce qu’on pense? de ce qu’on sent? est-
on sûr de soi? »
Même si Flaubert est convaincu de l’avenir catholique de la France –
« […] je vous prédis ceci: la France va devenir très catholique2 » – , il choisit
une autre « religion », la sienne, c’est-à-dire le stoïcisme du travail. Ainsi se
voit-il « un homme de la décadence », ni chrétien, ni stoïque, et nullement fait
pour les luttes de l’existence3. Malgré le fait qu’il avait « arrangé » sa vie pour
obtenir la tranquillité de l’esprit, sacrifiant tout dans ce but, refoulant ses sens,
obligeant son cœur à se taire, Flaubert reconnaît avec amertume qu’il s’est
trompé, car les prévisions les plus sages n’ont servi à rien et il se trouve « ruiné,
écrasé, abruti ». Ce sont des considérations qui font le bilan d’un homme ayant à peine l’âge de 54 ans, pour lequel la jeunesse s’est transformée prématurément
en vieillesse.
Cependant, Flaubert n’accepte pas la solution pascalienne et refuse de
parier sur l’existence de Dieu; en échange, tout comme Pascal, Flaubert voit
dans la pensée la grandeur de l’homme: « Il faut tâcher, je le sais bien, d’être par l’esprit aussi haut placé que les étoiles
4. »

3.10. Vieillesse; mort

Tout d’abord, il faut évoquer les statistiques: l’espérance moyenne de
vie a beaucoup augmenté au cours du XIXe siècle. Elle était en 1801 de 30 ans.
En 1850 est de 38 ans pour les hommes et 41 pour les femmes, mais cette moyenne s’élève pour les riches par rapport aux pauvres.
Quant à la manière de mourir, les bourgeois mouraient chez eux.
L’hôpital était à leurs yeux un « lieu d’horreur » où mouraient ceux qui
n’avaient ni argent ni famille. La mort était intégrée à la conception même de
logement, affirment les historiens des mentalités. Petit à petit, la mort n’est plus intégrée à la vie et commence à apparaître comme une pourriture, rejet que
Philippe Ariès appelle « mort cachée
5 » à l’hôpital, passée dans les mœurs vers
1930 -1940.
En général, le deuil avait une durée différente dans les villes
(notamment à Paris) par rapport aux villages. Au XIXe siècle, une veuve portait

1 Croisset, vendredi, minuit, 23 octobre 1846; tome I, p. 398.
2 Lettre à Claudius Popelin, Croisset, vendredi soir, 28 octobre 1870; tome IV, p. 257.
3 Lettre à Léonie Brainne, Concarneau, hôtel Sergent, samedi, 6 heures, 2 octobre 1875;
tome IV, p. 964.
4 Patras; tome I, p. 746.
5 Histoire de la vie privée , op. cit. , tome IV, p. 257.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
107 le deuil un an et six semaines à Paris, et deux ans en province. C’est intéressant
l’attachement du XIXe siècle au code du deuil, comme une peur de se
déritualiser, en se raccrochant plutôt à un modèle ancien de rituel, inspiré par le
roi. Après avoir scrupuleusement « fouillé » la Correspondance
flaubertienne, nous pouvons affirmer d’emblée que le sujet de la mort est
prioritaire pour le quatrième volume, c’est-à-dire dans l’intervalle janvier 1869
– décembre 1875. Celle-ci est l’époque où l’écrivain perd la plupart de ses amis,
et ces enterrements successifs lui donnent l’impression de vivre dans une
« nécropole ». Il lui semble que la terre se dépeuple, il supporte mal la douleur
de voir « partir » les personnes chères de son entourage, et cette douleur l’assomme: « […] j’ai la tête pleine d’enterrements, je suis gorgé de cercueils,
comme un vieux cimetière
1. » Dans une lettre à George Sand, la phrase (que
nous avons soulignée dans le texte) apparaît identiquement; seuls les signes de
ponctuation distinguent les deux séquences mises en évidence, pour la
deuxième étant visible une connotation superlative, réalisée par l’exclamation: « Je suis gorgé de cercueils, comme un vieux cimetière! J’en ai assez,
franchement
2. » Ces lignes ont été écrites après l’enterrement de Jules de
Goncourt, le 22 juin 1870.
Mais que dire de la perte de son cher ami, Louis Bouilhet, qui avait été
de son vivant comme un double de Flaubert? D’ailleurs, celui-ci l’appelle sa « conscience littéraire, sa boussole », et c’est pourquoi il considère cette perte
irréparable
3. C’est à Maxime Du Camp que Flaubert décrit l’enterrement de
Bouilhet, un enterrement « très nombreux4 » de deux mille personnes. Pendant
toute la cérémonie, il avoue avoir eu le sentiment de suivre le convoi d’un autre,
comme si Bouilhet parlait en lui, était à ses côtés. La disparition de son « pauvre Bouilhet » lui provoque le sentiment
d’une « amputation considérable », comme si une grande partie de soi-même
s’était anéantie
5. La mort de son ami laisse à Gustave Flaubert le goût amer de
ne pas avoir fini tous leurs projets: « C’est fini, les bonnes gueulades, les
enthousiasmes en commun, les œuvres futures rêvées ensemble6. »
La conclusion de l’ermite de Croisset est à citer comme preuve de la
plus étroite liaison qui puisse exister entre deux hommes – c’est comme si
l’épopée de Gilgamesh, symbole de l’amitié idéale, avait été écrite de nouveau
au XIXe siècle: « En perdant mon pauvre Bouilhet, j’ai perdu mon accoucheur ,

1 Lettre à Edma Roger des Genettes, Croisset, jeudi, 23 juin 1870; tome IV, p. 196.
2 Croisset, dimanche, 26 juin 1870; tome IV, p. 196.
3 Lettre à Frédéric Fovard, Croisset, jeudi soir, 22 juillet 1869; tome IV, p. 70.
4 Croisset, vendredi soir, 10 heures, 23 juillet 1869; tome IV, p. 73.
5 Lettre à Frédéric Baudry, Croisset, jeudi, 29 juillet 1869; tome IV, p. 77.
6 Lettre à Jules Duplan, Croisset, jeudi, 29 juillet 1869; tome IV, p. 78.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
108 celui qui voyait dans ma pensée plus clairement que moi-même. Sa mort m’a
laissé vide, dont je m’aperçois, chaque jour davantage.1 »
Lorsque Sainte-Beuve meurt, lui aussi, Gustave Flaubert a un sentiment
de désespoir, parce qu’ il avait fait L’Éducation sentimentale en partie pour le
critique, et il n’en connaîtra pas une ligne! (Bouilhet, à son tour, n’en avait pas
entendu les deux derniers chapitres.) Quoique Sainte-Beuve ne fût pas « un
intime », Flaubert est vraiment affligé par sa mort, puisqu’il voit se rétrécir le
cercle des gens avec lesquels il pouvait causer. – « La petite bande diminue, les
rares naufragés du radeau de la Méduse s’anéantissent2. » Cette dernière phrase
apparaît identiquement dans une lettre à Maxime Du Camp3, mais Flaubert y
ajoute en quoi réside la perte irréparable de Sainte-Beuve: celui-ci aimait la littérature et il manquera à tous les écrivains français.
L’ermite de Croisset perd de nouveau sa boussole, il ne voit pas pour
qui écrire dorénavant: « […] on écrit toujours en vue de quelqu’un. Pourquoi
écrire maintenant! pour qui faire de l’art? avec qui causer des choses qui nous
tiennent aux entrailles? » C’est ainsi qu’il se confesse à Jeanne de Tourbey
4, en
affirmant qu’il sent le submerger une « tristesse noire », et que l’année 1869 a
été dure pour lui, qu’il va se « trimbaler » désormais dans les cimetières!
La mort d’un autre ami, Théophile Gautier, bien que prévue, l’a écrasé.
En effet, il a appris la nouvelle quand on l’avait déjà enterré… Flaubert
conserve le sentiment que son sensible ami, amoureux du vrai Art, est mort « d’une suffocation trop longue causée par la bêtise moderne
5. »
Ni même la mort de son ancien éditeur, Michel Lévy, ne le laisse pas
indifférent. Quoique celui-ci fût devenu entre temps son ennemi, sa mort blesse
profondément Gustave Flaubert, en lui évoquant leur rupture, ce qui le fait
encore souffrir…
Mais c’est surtout la disparition de George Sand qui lui provoque une
grande douleur et le fait méditer longuement à la condition de l’homme devant
la mort. Ce sont les derniers moments de George Sand qui impressionnent le
plus Flaubert, car son amie refuse de recevoir le prêtre. Pourtant, dès qu’elle a
été morte, sa fille, Madame Clésinger, a demandé à l’évêque de Bourges l’autorisation de lui faire un enterrement catholique et personne de la maison
(sauf, peut-être, sa belle fille) n’a défendu les idées de George Sand, car, pour
ne pas blesser « l’opinion critique » , l’éternel et exécrable « on », la bonne
dame de Nohant a été portée à l’église, c’est ce que Flaubert écrit à

1 Lettre à George Sand, Paris, mercredi après-midi, 12 janvier 1870; tome IV, p. 153.
2 Paris, jeudi, 14 octobre 1869; tome IV, p. 112.
3 Paris, mercredi 11 heures du soir, 13 octobre 1869; tome IV, p. 111.
4 Paris, samedi soir, minuit, 16 octobre 1869; tome IV, p. 118.
5 Lettre à sa nièce Caroline, Croisset, 25 octobre 1872; tome IV, p. 593.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
109 Tourgueneff.1 Flaubert fait à sa chère amie disparue (son Maître, comme il la
nommait souvent dans leur dialogue épistolaire) un éloge émouvant: « Elle
restera une très grande figure.2 »
Gustave Flaubert ajoute « que la cérémonie a été des plus
touchantes3 »: tout le monde pleurait et lui plus que les autres. Il y avait
beaucoup de monde à l’enterrement. Une foule de bonnes gens de la campagne
marmottaient des prières en roulant leur chapelet. Cela ressemblait à un chapitre
d’un de ses livres4. »
Le comble de la douleur est atteint par l’écrivain quand il perd sa mère;
à cette occasion, Flaubert s’aperçoit du fait que sa mère avait été l’être qu’il a le
plus aimé, et sa mort est ressentie comme si on lui avait arraché une partie de ses entrailles
5. En effet, la vie de Flaubert est complètement boulversée et le
sera jusqu’à la fin. La mort a fauché tout ce qu’il aimait. C’est « le fond de
l’abîme, le dernier degré de la rage et du désespoir » qu’il connaît – après la
disparition de sa mère – par l’invasion prussienne. La solution qu’il trouve? « Il
faut être philosophe » , comme il écrit à la princesse Mathilde6.
Les soucis envahissent la vie de Gustave Flaubert: la faillite d’Ernest
Commanville, le mari de sa nièce, les problèmes d’argent que cela engendre,
etc. L’écrivain arrive à se dire que la douleur de voir l’humiliation de ceux qu’il
aime est plus grande que la Mort elle-même. C’est d’ailleurs le ton triste qui
caractérise la plupart des lettres de Flaubert à partir de l’année 1875, lorsqu’il est obligé de vendre une ferme à Deauville et de quitter son appartement
parisien, pour sauver la fortune de sa famille.
Flaubert est tellement affligé et découragé, qu’il fait toutes les fois qu’il
se couche cette courte prière à « la grande Force qui nous régit: Ah! si je
pouvais ne pas me réveiller! et crever tout doucement sans m’en apercevoir, quelle chance
7. » La pensée de la mort le hante, et Flaubert considère cela un
signe de la vieillesse. Pour les gens de « goût », dit-il, « il ne fait bon de
vivre8. »
Dans un splendide essai – Le perroquet de Flaubert 9 –, Julian Barnes
observe que la quintessence de l’esprit flaubertien réside dans la supériorité de l’imagination par rapport à l’action; en effet, le plaisir se trouve dans

1 Croisset, dimanche soir, 25 juin 1876, tome V, p. 59.
2 Idem.
3 Lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, Croisset, 17 juin 1876; tome V, p. 51.
4 Lettre à Edma Roger des Genettes, Croisset, lundi, 19 juin 1876, tome V, p. 57.
5 Lettre à George Sand, Croisset, mardi, 16 avril 1872; tome IV, p. 515.
6 Croisset, lundi soir, 29 avril 1872; tome IV, p. 520.
7 Lettre à Léonie Brainne, Paris, jeudi, 9 décembre 1875; tome IV, p. 993.
8 Lettre à Madame Laure de Maupassant, Paris, 23 février 1873; tome IV, p. 648.
9 Le perroquet de Flaubert , Stock, Paris, 1997.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
110 l’anticipation, et ensuite dans le souvenir de cette anticipation. Est-ce qu’il y a
quelqu’un, semble la question de Flaubert, posée à sa place par J. Barnes, qui
veuille vraiment se précipiter vers la désolante mansarde des choses accomplies,
qui veuille donc connaître le déclin de la vie, la vieillesse?
En outre, la vieillesse est une chose si triste, se lamente Flaubert, mais
Tourgueneff, son ami, lui dit qu’il ne s’y oppose pas suffisamment. L’écrivain
russe donne également une définition très originale de la vieillesse, qui devrait
encourager l’ermite de Croisset:

Mon cher ami, la vieillesse est un gros nuage blafard qui s’étend sur l’avenir, le
présent et jusque sur le passé qu’il attriste en craquelant ses souvenirs. […] Il
faut se défendre contre ce nuage! Il me semble que vous ne le faites pas assez.

Dans cette lettre, envoyée de Moscou1, Tourgueneff conseille son ami
d’accepter un voyage en Russie, ensemble. Le pessimisme de Flaubert est,
pourtant, incurable, de sorte qu’il reconnaît attendre avec impatience le premier
symptôme d’une maladie mortelle. C’est ce qu’il avoue à Edmond de Goncourt,
en l’assurant qu’il ne pose pas du tout!
Maintes fois apparaît dans les lettres de Flaubert l’espoir de la tranquillité, le désir de l’écrivain de se reposer. Le « repos absolu » est
d’ailleurs un euphémisme pour la Mort, qu’il pressent, tout comme Balzac avait
pressenti sa fin. Pour tous les deux, « la peau de chagrin » se rétrécit à mesure
que les désirs artistiques s’accomplissent. Flaubert avoue à son éditeur, Georges
Charpentier, se sentir « de plus en plus crevant
2. »
La platitude de ses journées n’est interrompue que par l’exercice de la
littérature ou bien par les rares causeries avec les amis, qui arrivent à Croisset et
avec lesquels Flaubert aime discuter sur « le vieux temps ». La tristesse le
ronge. C’est un sentiment issu de la déception, à l’égard de son époque, mais
aussi de l’amertume provoquée par le manque d’argent. Flaubert accepte la solitude et la tristesse, à condition qu’il ait moins la paix du travail, car cela
représente pour lui sa « liberté d’esprit
3 ». À son âge, il faut garder ses forces
exclusivement pour le travail.
Certes, l’écrivain retiré à Croisset n’a pas aimé son époque, et la
littérature a été le seul remède pour la rendre supportable – « Dans quel siècle, mon Dieu, m’avez-vous fait naître ? » – ce sont les mots du Saint-Polycarpe,
que Flaubert avait repris, de même que son nom comme pseudonyme .
Dans une étude d’Émile Zola – Du roman. Sur Stendhal, Flaubert et les
Goncourt –, il y a un chapitre extrêmement émouvant sur Flaubert – l’homme,

1 26 juin 1872; tome IV, p. 540.
2 Paris, mardi, 13 mars 1877; tome V, p. 203.
3 Lettre à sa nièce, vendredi 3 heures, 14 mars 1879 ; tome V, p. 182.

L’Univers de la vie privée dans la vision de Gustave Flaubert
111 vu par son plus jeune ami, le chef de file du naturalisme. Henri Mittérand, qui
présente le volume, nous avertit que le ton de Zola est différent lorsqu’il s’agit
de Flaubert, parce qu’il aimait l’ermite de Croisset d’une admiration et d’une
affection profondes. À vrai dire, « le tableau qu’il trace des obsèques de Flaubert est à l’égal de ses meilleures pages de romancier avec un souci de
visions nettes, découpées pour l’éternité, qui est une sorte d’hommage, par
imitation stylistique, à l’art de son ami
1. »
Les souvenirs de Zola remontent tout d’abord au moment douloureux –
un vrai coup de foudre – de la mort de Fl aubert. Le choc est d’autant plus fort
que, six semaines auparavant, le dimanche de Pâques, l’écrivain avait reçu à
Croisset ses amis: Goncourt, Daudet, Ch arpentier et Zola, bien sûr. C’était
d’ailleurs un vieux projet et les visiteurs ont été attendris par « l’hospitalité
paternelle » de leur hôte.
Pourtant, le samedi 8 mai 1880, Gustave Flaubert meurt d’une
hémorragie cérébrale; Zola reçoit un télégramme de la part de Maupassant avec
ces deux mots: « Flaubert mort. » Aucune explication. « Un coup de massure en plein crâne
2. » De plus, il s’agit d’une coïncidence, celle de la rencontre du
groupe d’amis et du cercueil du maître, « qui s’avançait de nouveau, comme
pour une bienvenue3. »
L’enterrement de Flaubert fut particulièrement triste. Il y a eu presque
deux cents personnes présentes, dans une église de village, où des gens indifférents manifestaient leur routine, « sans une émotion, crachant sur son
cercueil les mêmes notes fausses et les mêmes phrases vides qu’ils auraient
crachées sur le cercueil d’un imbécile.
4 »
La révolte de Zola se fait énorme en évoquant cette atmosphère:

Pauvre et illustre Flaubert, qui toute sa vie avait rugi contre la bêtise, l’ignorance, les idées toutes faites, les dogmes, les mascarades des religions, et que l’on jetait enfermé dans quatre planches, au milieu du stupéfiant carnaval
de ces chantres braillant du latin qu’ils ne comprenaient même pas
5 !

Le public était finalement formé de trois cents participants, dont
beaucoup de personnes de celles qui devraient être là manquaient… Des
contemporains de Flaubert, Edmond de G oncourt se trouvaient seul au rendez-

1 Zola, Émile, Du roman. Sur Stendhal, Flaubert et les Goncourt , Éd. Complexe,
Bruxelles, coll. « Le Regard littéraire », 1989, pp. 25-26.
2 Ibid., p. 178.
3 Ibid., p. 180.
4 Ibid., p.184.
5 Zola, Émile, Du roman. Sur Stendhal, Flaubert et les Goncourt , Éd. Complexe,
Bruxelles, coll. « Le Regard littéraire », 1989, p. 186.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
112 vous, ajoute Zola. « Ce qui est inexplicable, ce qui est impardonnable, c’est que
Rouen, Rouen tout entier n’ait pas suivi le corps d’un de ses enfants les plus
illustres1. Une possible explication serait celle-ci: les Rouennais, tous
commerçants, se moquaient de la littérature. D’ailleurs, pour eux, le nom de Gustave Flaubert évoquait plutôt le père et le frère du romancier, tous les deux
médecins, restés populaires dans la conscience des habitants de la ville.
La vérité est cruelle: la veille de sa mort, conclut Zola, Flaubert était
inconnu des quatre cinquièmes de Rouen et détesté de l’autre cinquième. Il y
avait à l’enterrement un piquet de soldats, le piquet réglémentaire que l’on doit
à tout chevalier de la Légion d’honneur décédé – « hommage banal, pompe
médiocre et comme dérisoire.
2 »
À ce spectacle triste s’ajoute un autre incident: le cercueil trop grand,
un cercueil de géant, n’a pu entrer dans le caveau; comme une ironie sinistre, la
terre repoussait l’écrivain qui l’a tant désirée… Ainsi, Flaubert entrait-il « de
biais » dans la terre, sa tombe se trouvant à côté du tombeau de Louis Bouilhet,
son plus cher ami d’enfance. Voilà un peu le scénario des obsèques de Gustave Flaubert, passées
dans une atmosphère de banalité; seul un vieil ami, Charles Lapierre, directeur
du Nouvelliste de Rouen, en a dit quelques mots. L’écrivain, solitaire,
abandonné disparaissait dans un anonymat presque total. Celui qui avait toute sa
vie lutté contre la Bêtise et la Banalité a été impuissant devant ses « ennemies » le jour de ses adieux, avant de franchir le seuil de l’éternité.

1 Idem .
2 Idem .

Représentations de la vie publique de l’époque
113 4. REPRÉSENTATIONS DE LA VIE PUBLIQUE DE
L’ÉPOQUE
4.1. Banal(ité); médiocrité ; bêtise; lieux communs

Herbert Lottman explique dans son livre dédié à Flaubert combien il est
important le Dictionnaire des idées reçues pour son auteur, car il y rassemble
des clichés et des croyances populaires, dans le but de rattacher le public à la
tradition, à l’ordre, à la convention générale1. Le sujet de la bêtise, de la
médiocrité revient avec insistance chez Flaubert. Dans beaucoup de ses lettres,
nous trouvons de vraies digressions psychologiques, philosophiques, des variations très enrichissantes sur le même thème. Il pouvait concevoir tous les
vices, tous les crimes, il n’y a que la bassesse qui le révoltait, dès sa jeunesse.
L’observation attentive et le commentaire pertinent sont les
coordonnées de l’analyse flaubertienne sur la bêtise (qui apparaît souvent avec
lettre majuscule). Jacques Chessex souligne l’importance de l’usage de l’italique dans le Dictionnaire , là où il y a une formidable projection des peurs
enfouies dans l’ermite de Croisset, « une exposition au grand jour du fantasme
paralysant de la veulerie, du mou, du plat, du convenu, du collectif
2 ».L’italique
devient alors une satire, un signal d’alerte, en même temps qu’il tient le lecteur
en éveil, fonctionnant comme un sarcasme à usage interne. Flaubert a l’air de railler, de s’indigner, et tout le Dictionnaire semble une satire. Énumérer les
définitions imbéciles, c’est également chasser de soi « les monstres obsessio-
nnels » qui pourraient triompher, à la longue, comme la bêtise règne et bafoue.
En même temps, croit J. Chessex, la définition du Dictionnaire est une césure,
comme l’italique est une syncope dans le texte romanesque. Mais elle ne coupe rien, son effet étant seulement celui d’imposer un air de crise où l’attention se

1 Lottman, Herbert, Gustave Flaubert , Hachette, Paris, coll. « Pluriel », 1989, p. 147.
2 Chessex, Jacques, Flaubert ou le désert en abîme , Grasset, Paris, 1991, pp. 127-128.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
114 relâchait, où l’habitude s’épaississait. Ainsi Flaubert intervient-il de façon
particulièrement originale dans la prétendue rigueur impersonnelle de
l’entreprise.
Chaque objet banal peut fournir, croit Flaubert, de merveilleuses
histoires. – « Chaque pavé de la rue a peut-être son sublime1. » C’est toujours à
Louise Colet que Flaubert explique sa vision :

La vie s’en va ainsi déchiquetée pièces à pièces par toutes ces banalités
imperceptibles dont la somme réunie fait une masse terrible. Ce ne sont pas les
lions que je crains, ni les coups de sabre mais les rats et les piqûres d’épingle.
L’habileté pratique d’un être intelligent consiste à savoir se préserver de tout cela. À cela comme en tout il y faut de l’art et surtout de la Patience. Je n’ai pas pu arriver au stoïcisme à qui rien ne fait et qui ne se révolte pas de la bêtise que du crime
2.

Les métaphores désignant la Bêtise sont suggestives: « les rats », « les
piqûres d’épingle », ces mots renvoyant au bas, au dérisoire. L’existence
quotidienne apparaît à Flaubert comme « une plate boutique », dont la seule
distraction est la lecture. – « Je me grise de bouquins et de style comme on
s’emplit de viande et de vin3. »
Liseur infatigable, Flaubert amoncelait sans repos des documents, qu’il a utilisés pour Bouvard et Pécuchet , cette Bible de la Bêtise, de même que pour
Le Sottisier, l’ample dossier qui devrait se rattacher à Bouvard et Pécuchet.
Maupassant explique d’ailleurs la raison de compléter Bouvard et Pécuchet
avec Le Sottisier:

Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance humaine,
devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l’auteur avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier des sottises cueillies chez les grands hommes. […] Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette
sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie; et, la rapprochant
d’une autre, il en avait formé un fais ceau formidable qui déconcerte toute
croyance et toute affirmation. L’aptitude de Gustave Flaubert pour découvrir ce genre de bêtises était surprenante
4.

Le Sottisier est inachevé, aspect symbolique évident: la besogne doit
être reprise, si possible, par un autre, de la taille de Flaubert. Et Julian Barnes a

1 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi soir, minuit, 21-22 août 1846; tome I, p. 307.
2 Croisset, mardi soir, 11 heures, 13 octobre 1846; tome I, p. 387.
3 Lettre à Ernest Chevalier, Nogent-sur-Seine, mardi, 3 octobre 1848; tome I, p. 503.
4 Le Sottisier , op. cit. , p. 20.

Représentations de la vie publique de l’époque
115 raison quand il évoque le cas du violoniste pour lequel Schoenberg avait écrit
son Concert pour violon . Lorsque le violoniste a refusé de le jouer, sous
prétexte qu’il fallait un musicien à six doigts, le compositeur a répliqué: « Je
peux attendre ». La griserie suppose également une infatigable observation de la part de
l’écrivain, qui s’abstient pourtant de conclure, cette attitude détachée étant pour
Flaubert un « moyen infaillible de ne pas se tromper
1. »
L’existence quotidienne l’intéresse donc seulement en tant que source
inépuisable d’observations. Souvent, de ces observations naît son œuvre.
Comme l’œuvre de Balzac, celle de Flaubert pourrait représenter une Comédie
humaine (surtout L’Éducation sentimentale ). Flaubert a aussi l’avantage d’avoir
été le témoin de la Révolution de 1848, ce « centre du XIXe siècle », cette «
boîte de Pandore2 ». Ce sont les « mœurs de province » ou les « mœurs
parisiennes » d’un Balzac plus bref, moins digressant, moins éloquent, mais non
moins minutieux. Mais la vie pratique, avec ses stéréotypes semble odieuse à
Flaubert, l’écrivain auquel la nécessité de venir s’asseoir à des heures fixes dans une salle à manger remplit l’âme d’un sentiment de misère. Toute règle rigide
lui apparaît bourgeoise. Dans une lettre adressée à sa mère, il explique plus
largement ce qu’il sent :

Tel est le commun des âmes. La banalité de la vie est à faire vomir de tristesse,
quand on la considère de près. – Les serments, les larmes, les désespoirs, tout cela coule comme une poignée de sable dans la main. Attendez, serrez un peu,
il n’y aura tout à l’heure plus rien du tout. Et puis c’est si ennuyeux de jouer
toujours le même sentiment; on a besoin de changement, de distraction. C’est
là le grand mot. – Le cœur, comme l’estomac, veut des nourritures variées, et d’ailleurs le commun, le chétif, le bête, le mesquin n’ont-ils pas des attractions irrésistibles?
3

Le mal du siècle pour Gustave Flaubert s’appelle « Bêtise », qui est pire quand elle se « couvre » d’intelligence. La bêtise de tout ce qui l’entoure
s’ajoute à la tristesse de ce qu’il rêve. Peu de gaieté, en somme, constate
Flaubert avec amertume. Albert Thibaudet affirmait que Flaubert avait le sens
de la bêtise à un degré exceptionnel, comme on a le sens de la couleur, des vins
ou des femmes, une faculté, pour la nommer ainsi, qui s’avère aiguë dès l’époque de la jeunesse de Flaubert.
La puissance de la Bêtise est « formidable et universelle » et la colère
contre celle-ci se transforme dans la haine des contemporains. – « Je voudrais

1 Lettre à L. Colet, Croisset, dimanche matin, 11 heures, 27 septembre 1846; tome I, p. 363.
2 Borie, Jean, Frédéric et les amis des hommes , Grasset, Paris, 1995, p. 30.
3 Paris, 9 février 1851; tome I, p. 745.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
116 noyer mes contemporains dans les Latrines1. » Ce qui frappe douloureusement
Flaubert à l’égard des autres c’est le jugement-cliché. Par exemple, tout comme
Balzac était vraiment exaspéré de voir Eugénie Grandet passer pour son seul
chef-d’œuvre, Gustave Flaubert est dérangé, lui aussi, d’être considéré à peu près exclusivement l’auteur de Madame Bovary, d’être comparé de ce point de
vue à Cervantes ou à Molière, ce qui lui semble d’une « bêtise dégoûtante
2. »
D’ailleurs, Flaubert est sûr que le procès de Madame Bovary lui a fait « une
réclame gigantesque », à laquelle il attribue les trois quarts de son succès3.
Le péché primordial de ses contemporains, et de son siècle en général,
est de vouloir conclure à tout prix, de prétendre avoir découvert la cause des
phénomènes politiques ou des réalités profondes de la vie. D’une roue qui tourne, s’exclame Flaubert, comment peuvent-ils compter les rayons? « Le XIX
e
siècle, dans son orgueil d’affranchi, s’imagine avoir découvert le soleil.4 »
Un autre exemple est offert par la politique: on dit que la Réforme a été
préparée par la Révolution française – « Cela serait vrai si tout devait rester là,
mais cette Révolution est elle-même la préparation d’un autre état5. » – Ces
idées, soi-disant les plus avancées de l’époque, lui semblent ridicules et bien
arriérées quand on les regardera par-dessus l’épaule.
Il y a, de l’autre côté, observe Flaubert, « la manie du rabaissement, qui
est la lèpre morale6 » de son époque. Le meilleur exemple à donner c’est la
critique littéraire, « cette pauvre occupation », dont l’écrivain affirme :
La médiocrité s’assouvit à cette petite nourriture quotidienne qui sous des
apparences sérieuses cache le vide. Il est bien plus facile de discuter que de
comprendre, et de bavarder art, idée du beau, idéal, etc., que de faire le
moindre sonnet ou la plus simple phrase7.

Sauf quelques exceptions notables (c’est le cas de Sainte-Beuve ou de
Taine), Flaubert sanctionne tous les critiques et, en ce qui le concerne, il a
raison de le faire. Ni même après son acquittement, qui a mis fin au procès
intenté pour Madame Bovary , Flaubert n’est pas satisfait. Il trouve sa gloire
« médiocre » et sait qu’il reste encore « à l’état d’auteur suspect », en étant une
fois de plus affecté par la force de « l’hypocrisie sociale8. »

1 Paris, 9 février 1851; tome I, p. 745.
2 Lettre à sa nièce, Caroline, Croisset, vendredi, 2 heures, 15 décembre 1876 ; tome V, p. 145.
3 Lettre à Guy de Maupassant, 19 février 1880 ; tome V, p. 839.
4 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 18 mai 1857; tome II, p. 718.
5 Idem.
6 Lettre à L. Colet, Croisset, samedi à dimanche, 1 heure du matin, 15-16 mai 1852; tome
II, p. 89.
7 Idem.
8 Lettre à Louise Pradier, Paris, mardi du soir, 10 février 1857; tome II, p. 679.

Représentations de la vie publique de l’époque
117 Parmi ses confrères, il trouve des médiocres aussi, tels que Lamartine
ou Béranger, dont l’immense gloire est, selon lui, « une des preuves les plus
criantes de la bêtise du public1. » C’est le lyrisme qui le dérange chez tous les
deux. Gustave Flaubert est sûr que Béranger, cet « astre bourgeois », pâlira dans la postérité, et il faut lui donner raison à présent. Le goût de ce poète lui semble
douteux, quelque chose de terre à terre qui lui répugne, en effet. Quelle
différence, affirme Flaubert, si l’on compare ces médiocres à Spinoza (dont
l’œuvre L’Éthique est, pour lui, le remède pour tout état de détresse), ou bien à
Shakespeare, à Goethe. Jules Michelet nommait ceux-ci, y compris Homère,
« les fils aînés de Dieu », et il pourrait le faire aussi au nom de Flaubert.
Alors, comment surmonter cet obstacle, comment « guérir » ses contemporains qui témoignent d’un esprit si borné, qui sont si orgueilleux ? La
solution proposée par Flaubert serait de renoncer à cette rage de vouloir
conclure, à cette manie funeste et stérile des gens de considérer leurs
connaissances complètes, immuables. Contempler ardemment les choses du
monde, en n’oubliant pas le droit de chacun d’interpréter différemment la même réalité, cela est pour Gustave Flaubert la voie q’on doit frayer à l’avenir. Il y a
quelques-uns, observe-t-il, qui peignent l’infini en bleu et d’autres en noir.
L’effet peut être chaque fois extraordinaire. Il ne faut pas imposer aux autres sa
propre vision. Cette tolérance nous semble une bénéfique anticipation de la
future orientation de l’histoire des mentalités, où les tendances individualistes, les préjugés ciblant une fausse indépendance seront enfin abolis.
Gustave Flaubert mène toute sa vie une lutte acharnée contre la Bêtise,
qu’il considère « quelque chose d’inébranlable; rien ne l’attaque sans se briser
contre elle. Elle est de nature de granit, dure et résistante
2. »
Une observation intéressante vise le lieu commun qui, selon Flaubert, préoccupe soit les « imbéciles », soit les « très grands », parce que « les natures
médiocres l’évitent », en recherchant « l’ingénieux, l’accidentel
3. » D’ailleurs,
la matière, la substance de son dernier livre inachevé, Bouvard et Pécuchet , est
même ce lieu commun, qui plaît très souvent, en sorte qu’il est rare d’avoir du
succès par d’autres « moyens4 ». Ce dernier livre flaubertien est une sorte
d’éducation intellectuelle à rebours, présentant une systématisation énorme –
mais inutile – des lieux communs.
Bouvard et Pécuchet commencent une série d’études et d’expériences
embrassant toutes les connaissances de l’humanité. Ils s’adonnent d’abord au
jardinage, puis à l’agriculture, à la chimie, à la médecine, à l’astronomie, à

1 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 4 novembre 1857; tome II, p. 774.
2 Lettre à son oncle Parain, de la quarantaine de Rhodes, dimanche, 6 octobre 1850; tome
I, p. 689.
3 Lettre à L. Colet, Croisset, samedi minuit, 2 juillet 1853; tome II, p. 372.
4 Lettre à la princesse Mathilde, mercredi, 30 octobre 1878 ; tome V, p. 452.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
118 l’archéologie, à l’histoire, à la littérature, à la politique, à l’hygiène, au
magnétisme, à la sorcellerie; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les
abstractions, tombent dans la religion, s’en dégoûtent, tentent l’éducation de
deux orphelins, échouent encore, et, désespérés, se remettent à copier comme autrefois. C’est le résumé de la vaste entreprise des deux héros, mais
Maupassant observe, dans une de ses études consacrées, de façon posthume, à
son maître: ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies
antiques dans La Tentation de Saint Antoine, il l’a de nouveau accompli pour
tous les savoirs modernes dans Bouvard et Pécuchet . C’est la tour de Babel de
la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, parlant chacune sa
langue, démontrent l’impuissance de l’effort, la vanité de l’affirmation et « l’éternelle misère de tout ».
La vérité d’aujourd’hui devient erreur demain, tout est incertain,
variable, et contient, en des proportions inconnues des quantités de vrai comme
de faux. À moins qu’il n’y ait ni vrai ni faux. La morale du livre, affirme
Maupassant, semble contenue dans une phrase de Bouvard:
La science est faite, suivant les données fournies par un coin de
l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est
beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir
1.
Ce livre touche à ce qu’il y a de plus grand, de plus subtil et de plus
intéressant dans l’homme: c’est l’histoire de l’idée sous toutes ses formes, dans
toutes ses manifestations, avec toutes ses transformations, dans sa faiblesse et
dans sa puissance. Ici, il est curieux de remarquer, selon Guy de Maupassant, la
tendance constante de Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé.
Par idéal il ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les
imaginations bourgeoises. Car l’idéal, pour la plupart des hommes, n’est autre chose que l’invraisemblable; pour les autres, c’est simplement le domaine de
l’idée.
Et le commentaire de Maupassant continue, tout en insistant sur la
qualité de personnages symboliques de Bouvard et Pécuchet : ils sont des
systèmes et non plus des hommes, ils servent uniquement de porte-voix aux idées qui, comme les êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se
détruisent. En effet, un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage
de cette procession de croyances dans le cerveau de ces pauvres bonshommes
qui personnifient l’humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours ardents; et
invariablement l’expérience contredit la théorie la mieux établie, le
raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus simple. Ce surprenant
édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire

1 Flaubert, Gustave, Bouvard et Pécuchet , Gallimard, Paris, coll. « Folio », 1993, p. 138.

Représentations de la vie publique de l’époque
119 formidable, l’auteur avait entassé une impréssionnante provision de preuves, le
dossier de sottises cueillies chez les grands hommes. La démarche est la
suivante: quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise.
Cette sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie, et, la rapprochant d’une autre, il avait formé un faisceau formidable, qui déconcerte
toute croyance et toute affirmation
1.
Mais le premier roman de la bêtise, le premier roman absurde (à
l’exception de Candide, plus caricatural, qui a d’ailleurs inspiré Flaubert) c’est
L’Éducation sentimentale , le premier roman de la facticité et du lieu commun.
Le critique Jean Borie rappelle que Flaubert lui-même avait la conviction
qu’ « on est parlé »; Sartre, lui aussi, le mentionne dans L’Idiot de la famille .2
Les personnages flaubertiens aiment aussi se taire pour se mettre à
l’écoute du monde et de leur rêve, affirme Gérard Genette. À son tour, Claudine
Gothot-Mersch observe des « silences émerveillés »: ce qui n’est pas dit court
en filigrane sous ce qui est dit. Juliette Frølich, dans son étude Au parloir du
roman de Balzac à Flaubert , démontre, elle aussi, que la parole peut être
spectaculaire, ludique ou empoisonnée; selon J. Frølich, nos paroles, en général,
sont saturées des mots d’autrui3. Par conséquent, l’un des enjeux majeurs de la
mentalité de l’homme en société est la parole sur autrui, le « dit-on ». Dans cette
vision, les manuscrits et les brouillons de Gustave Flaubert sont le parloir de la
sous-conversation. À ce sujet, Claudine Gothot-Mersch consacre une étude – La
parole des personnages –, en remarquant la présence plutôt rare du dialogue
chez Flaubert, fait expliqué par le romancier lui-même dans ses lettres et dans
ses scénarios (les cahiers de travail, le brouillon de ses écrits). Il s’agit d’une
méfiance de plus en plus poussée à l’égard du style direct: « […] dans une
première période, il est question de l’utiliser, à l’intérieur du dialogue, avec quelque parcimonie; mais ensuite Flaubert conseille de le réserver uniquement
aux scènes importantes
4. »
La Bêtise universelle, glorifiée avec une ironie subtile dans le roman
Bouvard et Pécuchet, effraie Flaubert, en lui donnant la sensation du déluge, en
lui provoquant, écrit-il, dans une lettre à la princesse Mathilde, la terreur que devaient subir les contemporains de Noé, « quand ils voyaient l’inondation
envahir successivement tous les sommets ». La conclusion de Flaubert serait en

1 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éd. Complexe, Bruxelles, 1986, pp. 56-59,
passim.
2 Sartre, Jean-Paul, L’Idiot de la famille (Gustave Flaubert de 1821 à 1857), Gallimard,
Paris, 3 vol. 1971-1972 ; tome I, p. 623.
3 Frølich, Juliette, Au parloir du roman de Balzac à Flaubert , Société Nouvelle Didier
Éruditions, Oslo, Solum Forlag, 1991, p. 8.
4 Genette, Gérard, Todorov, Tzvetan (sous la direction de), Travail de Flaubert, Seuil,
Paris, 1983, p. 202.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
120 même temps une possibilité de sauvegarder les gens d’esprit: ils devraient « se
construire quelque chose d'analogue à l'Arche, s'y enfermer et vivre
ensemble1. » La haine du bourgeois et de la bourgeoisie est une dominante de
l’attitude flaubertienne envers ses contemporains et son époque. En général, le bourgeois est dans la vision de Flaubert – qui s’applique
souvent fort bien à la réalité – « une bête qui n’entend rien à l’âme humaine
2. »
Ces gens sont, selon lui, des « demi-caractères », des « demi-volontés », des
« demi-passions ». « Comme tout est flottant, incertain, faible dans ces
cervelles », s’exclame l’écrivain, toujours dans une lettre adressée à Louise
Colet3. Ce sont, continue-t-il, des hommes pratiques (comme il ne l’était pas du
tout, lui), d’action, sensés. Pourtant, il les trouve malhabiles, endormis, bornés, « extra-grotesques
4. » Le dédain inexprimable pour le bourgeois mène Flaubert
à l’affirmation que les puces de Julie, son chien, lui semblent aussi importants
dans le monde que les trois quarts de l’espèce humaine!
Le pire aspect est, croit Flaubert, le « bourgeoisisme » de ses confrères.
Quels marchands, quels plats crétins, se révolte ce terrible ennemi des bourgeois, dans une lettre à Louis Bouilhet
5. À Ernest Renan, dont l’œuvre
(Prière sur l’Acropole ) n’est pas appréciée par les autres, Flaubert écrit que les
bourgeois n’y comprennent goutte; lui, par rapport à eux, l’admire et l’aime6.
Mais ce qui l’agace par-dessus tout c’est le jugement des autres, les
conseils qui le font se méfier de son propre jugement. Quand il accepte les conseils des autres, il est presque toujours déçu (comme c’est le cas du poste à
la Bibliothèque Mazarine, qu’on lui propose pour le faire sortir de son embarras
financier). Il arrive même à regretter amèrement la notoriété, car tout le monde
connaît son état de détresse. Les Autres lui font mal; en effet, les conséquences
de la parution d’un article dans Le Figaro (au sujet du besoin de Flaubert de
recevoir le poste à la bibliothèque, à la place de M. de Sacy) sont désastreuses:

On publie ma misère ! et ces misérables me plaignent. – Ils parlent de ma
bonté . Ça c’est dur! C’est bien dur! Je n’en mérite pas tant! Maudit soit le jour
où j’ai eu la fatale idée de mettre mon nom sur un livre! – Sans ma mère et Bouilhet, je n’aurais jamais imprimé ! – Comme je le regrette maintenant! […] Ma personne me devient odieuse ! Quand donc serai-je crevé, pour qu’on ne
s’en occupe plus?[…] Mon c
œur éclate de rage – et je succombe sous le poids

1 Sartre, Jean-Paul, L’Idiot de la famille (Gustave Flaubert de 1821 à 1857), op. cit. , tome
I, p. 623.
2 Lettre à sa nièce, Croisset, dimanche, 3 heures, 31 décembre 1876 ; tome V, p. 157.
3 Voltaire, Correspondance choisie , Librairie Générale Française, Paris, 1990, p. XIII.
4 Lettre à sa nièce, Caroline, jeudi, 17 août 1876, tome V, p. 100.
5 Croisset, mercredi soir, 30 mai 1855; tome II, p. 576.
6 Croisset, mercredi, 13 décembre 1876, tome V, p. 142.

Représentations de la vie publique de l’époque
121 des avanies.[…] il faut encore que Le Figaro , pour les besoins de sa polémique
me traîne dans la fange! […] Toute la dignité de ma vie est perdue. Je me
regarde comme un homme souillé. – Oh! les Autres! les éternels Autres!1

Ailleurs, cette haine des éternels Autres représente l’opposition entre
leurs ambitions et les siennes. Par exemple, à la différence de ses confrères,
Flaubert ne cherche pas à être reçu à l’Académie française. À la princesse Mathilde, en prenant le cas de Taine (qui avait essayé son élection, sans succès),
l’ermite de Croisset explique pourquoi cet honneur d’être élu n’est point l’objet
de ses rêves. Certes, il n’y a pas de pose dans l’attitude de Flaubert: l’écrivain
est sûr que les hommes ne peuvent pas lui donner ce qu’il rêve. Il s’agit plutôt
de chimère artistique
2.
En général, Flaubert est dérangé par les clichés, par ceux qui imitent:
« Voilà ce que j’appelle des esprits inutiles – c’est-à-dire des gens qui chantent
une note connue et déjà mieux chantée par d’autres3. » La vengeance littéraire
de Gustave Flaubert sera même son dernier roman – symboliquement inachevé,
comme si un autre devait continuer son œuvre – Bouvard et Pécuchet. Mais le
bourgeois est un personnage qui se trouve dans presque tous les écrits
flaubertiens, sauf La Tentation de Saint Antoine , La Légende de Saint-Julien
L’Hospitalier et Hérodias.
Lorsque le sujet se rapporte à son époque, Flaubert nous présente aussi
des figures inoubliables de bourgeois, telles que celle de Charles Bovary, de M. Arnoux ou du légendaire pharmacien Homais. Néanmoins, l’écrivain
reconnaissait certains mérites des bourgeois – la bonté, la gentillesse, les bons
sentiments, même les vertus. Le problème est qu’en dépit de ces incontestables
qualités, le bourgeois ne devient pas artiste. C’est l’éternelle incompatibilité
entre le fond et la forme. Pour Flaubert, « bourgeois » reste – inexorablement –
le synonyme de la médiocrité. Les expressions visant la bêtise dépassent le
cadre métaphorique dans les lettres de Flaubert: « La bêtise humaine, quel gouffre!- La terre est un vilain séjour, décidément
4. » Ou bien: « […] la terre a
des limites ; mais la bêtise humaine est infinie.5 » Et, un dernier exemple: « La
bêtise humaine, actuellement, m’écrase si fort que je me fais l’effet d’une
mouche, ayant sur le dos l’Himalaya.6 »

1 Lettre à sa nièce, Caroline, samedi, 2 heures, 22 février 1879 ; tome V, 554.
2 Lettre à la Princesse Mathilde, Croisset, mercredi, 26 juin ou 3 juillet,1878 ; tome V, p. 399.
3 Lettre à Madame Roger des Genettes, Croisset, dimanche, 1er septembre 1878; tome V,
p. 425.
4 Lettre à la princesse Mathilde, vendredi, décembre 1878 ; tome V, p. 475.
5 Lettre à Maupassant, Croisset, 19 [16] février 1880 ; tome V, p. 841.
6 Lettre à Edmond de Goncourt, Croisset, mardi, 9 octobre 1877 ; tome V, p. 309.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
122 4.2. Changement de s mentalités

Flaubert s’intéresse particulièrement aux différences qui existent entre
les cultures, les modes de vie et les croyances des peuples. Les voyages ne sont souvent qu’un prétexte pour connaître tout cela, parce qu’il veut s’expliquer ce
qui modifie en général le jugement, le comportement des humains.
Il constate même une déviation importante entre la réalité proprement-
dite – quelque exotique qu’elle soit – et la perception de cette réalité par les
peuples soi-disant civilisés. Un exemple: au docteur Jules Cloquet, l’écrivain
envoie une lettre du Caire, où il exprime son étonnement:

On se figure en Europe le peuple arabe très grave. Ici il est très gai, très artiste
dans sa gesticulation et son ornementation. Les circoncisions et les mariages ne
semblent être que des prétextes à réjouissances et à musiques1.

À Louise Colet, Gustave Flaubert avoue, à une autre occasion, que
l’ignoble lui plaît, car il représente « le sublime d’en bas. » La définition qu’il
donne ensuite au cynisme est surprenante, elle aussi, puisque, selon lui, c’est
une merveilleuse chose, « le correctif de l’annihilation […] Tous les grands voluptueux sont très pudiques; jusqu’à présent je n’ai pas vu d’exception
2. »
Même la vie de Paris l’attire, non par le statut d’étudiant en droit (qu’il
a eu au début), mais par celui d’observateur du spectacle qu’offre cette ville
unique au monde. La chose qui l’intéresse tout d’abord est quand même
« l’anatomie d’un cœur humain », pas encore faite dans la littérature et l’histoire des idées, considère Flaubert (ce n’ est pas par hasard que les caricatures de
l’époque le représentaient le bistouri à la main, disséquant le cœur du
personnage) ; nous avons souligné dans le texte ci-dessous l’idée qui nous
semble significative pour l’allure scientifique de la littérature :

[…] ce sera l’unique gloire du XIXe siècle que d’avoir commencé ces études.
Le sens historique est tout nouveau dans ce monde. On va se mettre à étudier
les idées comme des faits, et à disséquer les croyances comme des organismes.
Il y a toute une école qui travaille dans l’ombre et qui fera quelque chose, j’en
suis sûr3.

Sans doute, l’écrivain de Croisset, même si très isolé, a-t-il mieux senti
le pouls de son siècle que la plupart de ses contemporains (quelques-uns d’entre
eux avec de grandes prétentions scientifiques), parce qu’il s’y est toujours

1 15 janvier 1850; tome I, p. 564.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi soir, minuit, 4-5 septembre 1846; tome I, p. 328.
3 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 18 février 1859; tome III, p. 16.

Représentations de la vie publique de l’époque
123 intéressé. Ceux-ci, trop désireux d’acquérir le prestige public et peu soucieux de
la profondeur de leur esprit, ont été finalement aveuglés par leur gloire
éphémère…
La théorie de Flaubert est la suivante: tout le mal vient de la « gigantesque ignorance » des gens. Ce qui devrait être étudié est cru sans
discussions, remarque l’écrivain: « Au lieu de regarder, on affirme! […] Est-ce
la fin de la Blague ? En aura-t-on fini avec la métaphysique creuse et les idées
reçues
1 ? »
La mentalité d’un individu porte le cachet du milieu environnant, de
l’influence des croyances des gens qui forment son entourage quotidien. Ainsi,
explique-t-il, par exemple, la superstition , qu’il considère un sentiment éternel
de l’âme et dont on ne se débarrasse pas: « La superstition est le fond de la
religion, la seule vraie, celle qui survit sous toutes les autres. Le dogme est une
affaire d’invention humaine2. »
Dans Le Sottisier , Flaubert inclut une phrase de Rousseau ( Discours sur
les sciences et les arts ) : « Sciences de la superstition. Les sciences ont une
origine honteuse . L’astronomie est née de la superstition3. »
Quand il était petit, se rappelle Flaubert, il ne craignait ni les voleurs, ni
l’orage, ni les chevaux, mais les ténèbres et les fantômes. Personnalité
monstrueuse, comme il se caractérise lui-même, l’écrivain aime les choses qui
lui font peur, même lorsqu’il s’agit de créer ses livres. L’exemple le plus illustratif, en ce sens, est Madame Bovary , dont l’héroïne souffre, sans doute,
dans vingt villages à la fois, à l’heure même où il écrit cela, car, selon Flaubert,
« tout ce qu’on invente est vrai.
4 »
Même s’il est curieux d’apprendre des nouveautés quant aux mœurs des
étrangers, cela étant l’une des raisons pour voyager (comme dans le cas de Montaigne), Flaubert se sent trop vi eux pour se plier à des mœurs nouvelles
5.
En outre, l’écrivain est de plus en plus attristé par les réalités sociales et
politiques de son époque. Il est embêté par la férocité des hommes et a la
conviction ferme que son peuple entrera dans une « ère stupide » qui sera
utilitaire, militaire, américaine et très catholique. Les phrases toutes faites lui donnent le vertige, avoue-t-il à George Sand, en lui donnant cet exemple
6 : « La
France se relèvera! Il ne faut pas désespérer! C’est un châtiment salutaire, nous
étions vraiment trop immoraux! » (l’allusion se réfère à la guerre franco-
prussienne, bien sûr).

1 Lettre à G. Sand, Neuville près Dieppe, vendredi, 31 mars 1871; tome IV, p. 300.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, dimanche, 11 heures du soir, 13 janvier 1852; tome II, p. 104.
3 Le Sottisier , op. cit., p. 98.
4 Lettre à L. Colet, Trouville, dimanche, 4 heures, 14 août 1853; tome II, p. 392.
5 Croisset, 7 septembre 1870; tome IV, p. 231.
6 Lettre à G. Sand, Croisset, dimanche soir, 27 novembre 1870; tome IV, p. 264.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
124 Toutes les illusions de l’écrivain se sont évanouies dans cette société
ébranlée par les luttes politiques. C’est pourquoi Flaubert en veut à ses
contemporains, car ils lui ont donné les sentiments « d’une brute du XIIe
siècle1 ! » Le fiel l’étouffe en voyant les officiers prussiens détruire le pays; en
ces conditions, il arrive à vivre tout seul, isolé, comme un « ours empaillé » ,
avec son unique distraction – l’écriture de ses romans.

4.3. Éducation; enseignement

Flaubert croyait intensément à l’idée que ce qu’il y a de supérieur à tout
c’est l’Art et qu’un livre de poésie vaut mieux qu’un chemin de fer. Dans une
lettre à George Sand, Flaubert reprend une idée de son amie, juste pour la
contredire. L’affirmation de la bonne dame de Nohant était: « Ne montrer aux
petits que le doux et le bon de la vie, jusqu’au moment où la raison peut les
aider à accepter ou à combattre le mauvais.2
D’ailleurs, George Sand elle-même demande à Flaubert quels ont été
ses principes suivis dans l’éducation de sa nièce, Caroline, qui lui plaît pour son intelligence et son charme. Autrement dit, elle pose le problème s’il faut
préserver les enfants de l’impact du mal, du chagrin, ou bien les laisser s’y
habituer, dès l’âge le plus tendre.
L’opinion de Gustave Flaubert se trouve à l’opposé par rapport à celle
de George Sand:

[…] il doit se produire alors dans leurs cœurs quelque chose d’affreux, un
désenchantement infini. Et puis, comment la raison pourrait-elle se former, si
elle ne s’applique pas (ou si on ne l’applique pas journellement) à distinguer le
bien du mal? La vie doit être une éducation incessante. Il faut tout apprendre, depuis Parler jusqu’à Mourir
3.

La conclusion du « pédagogue » Flaubert est claire: ne pas mentir aux
enfants quant à la réalité dure, puisque l’illusion mensongère qu’on pourrait leur
fournir les rend plus tard impuissants, vulnérables devant la vie. Une attitude
logique et « mâle », nous ajoutons.
C’est toujours à George Sand que Flaubert présente sa théorie
concernant la distinction des classes, à laquelle il ne croit pas du tout, en
échange. Pour lui, les castes sont « de l’archéologie ». Les pauvres haïssent les

1 Lettre à G. Sand, Dieppe, 11mars 1871; tome IV, p. 288.
2 Lettre de George Sand à Gustave Flaubert, Nohant, 21 février 1869; tome IV, p. 23.
3 Lettre à George Sand, Croisset, nuit de mardi, 23 février 1869; tome IV, p. 24.

Représentations de la vie publique de l’époque
125 riches et les riches ont peur des pauvres, chose qui lui apparaît comme éternelle.
C’est pourquoi prêcher l’amour aux uns comme aux autres signifie, dans la
vision de Flaubert, une cause perdue.
La mesure urgente qu’il propose est l’éducation, surtout celle des
riches, qui sont les plus forts. Il faut donc les éclairer, et notamment les
bourgeois ignorants. Le ton de Flaubert acquiert un accent caustique quand il
affirme que « tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau
de la bêtise et du bourgeois1. » Et le rêve est en partie accompli, conclut-il. Les
prolétaires et les bourgeois partagent les mêmes passions, s’intéressent aux
mêmes journaux. Le principal danger, selon Gustave Flaubert, est que la
Politique sera « une éternelle niaiserie, tant qu’elle ne sera pas une dépendance de la Science.
2 » Cette conclusion est encore plus importante, venant de la part
d’un artiste qui appréciait aussi l’observation scientifique, si différente en
essence de l’observation artistique (issue de l’instinct et de l’imagination). Une
occasion supplémentaire pour nous de mettre en évidence la nature cérébrale du
jugement flaubertien, sa vision lucide, analytique de l’existence..
En effet, cette nature cérébrale, logique de Flaubert explique aussi un
changement d’attitude, voire de mentalités, en ce qui concerne certaines
réalisations techniques. Isolé à Croisset, en idéalisant la tradition et en
fétichisant ses propres habitudes, l’écrivain méprise longtemps les chemins de
fer, qui détruiraient, selon lui, le charme des rencontres. Petit à petit, il est séduit par la vitesse et le confort du train, surtout quand il doit aller à Mantes, pour
rencontrer sa maîtresse, Louise Colet, ou bien séjourner à Paris, dans son
appartement. Un article, publié dans le Bulletin des Amis de Flaubert et de
Maupassant , dévoile la contribution inattendue de Flaubert à un manuel de
chemin de fer. À première vue, l’idée que Flaubert aurait collaboré à un tel projet semble peu plausible, car pour l’écrivain, malgré leur commodité, les
chemins de fer impliquaient plutôt la diffusion de l’uniformité et de la
médiocrité. L’auteur de l’article, Anne Green, évoque la collaboration de
Gustave Flaubert et d’Eugène Delattre (un ami de l’écrivain, connu par
l’intermédiaire de Louis Bouilhet, dont Delattre fut l’élève). Le fruit de ce travail commun a été un ouvrage intitulé Les Tribulations des voyageurs , paru
tout d’abord en feuilleton (dans les numéros de L’Audience) , en juillet 1858,
ensuite en volume, en 1859.
Flaubert avait collaboré au chapitre sur les accidents, en évoquant le
fameux accident de chemin de fer de Versailles, qui avait laissé 52 morts et 108
mutilés en 1842. « En France […] il nous faut des monceaux de cadavres et des

1 Lettre à G. Sand, Croisset, samedi, 7 octobre 1871; tome IV, p. 384.
2 Lettre à G. Sand, Croisset, lundi, 5 juillet 1869; tome IV, p. 65.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
126 mares de sang pour calmer notre effervescence et pour nous rappeler que le
premier devoir d’une société est de se montrer avare de la vie humaine1. »
Pourtant, au-delà de la sécurité des chemins de fer, c’est leur puissance
invincible qui les consacre à l’avenir. Si Flaubert a tant encouragé Delattre, c’est qu’il avait tout de suite reconnu, dès la publication du premier extrait des
Tribulations , que les « conseils pratiques » , offerts aux voyageurs et aux
expéditeurs en chemin de fer, portaient en filigrane une argumentation
sociopolitique qui correspondait à ses propres inclinations. D’ailleurs, Gustave
Flaubert considère ce guide-manuel bien curieux à consulter comme histoire.
Lecture, écriture, bêtise, pouvoir, individualisme, scepticisme politique – ces
préoccupations communes à Delattre et Flaubert en 1858 expliquent cette collaboration inattendue et privée, qui aurait passer pour inconnue sans la
communication ci-dessus évoquée
2.

4.4. Guerre

La plupart des commentaires concerna nt la guerre se trouvent dans le
quatrième volume de la Correspondance flaubertienne et visent la guerre
franco-prussienne. L’écrivain a vécu sur le vif l’occupation des Prussiens, qui
sont arrivés à Rouen et à Croisset aussi. Le bilan est triste après avoir eu
l’expérience de l’invasion prussienne. C’est à sa nièce, Caroline, qu’il le présente:

Je me regarde, pour ma part, comme un homme fini, vidé. Je ne suis qu’une
enveloppe, une ombre d’homme. – La société qui va sortir de nos ruines sera militaire et républicaine, c’est-à-dire antipathique à tous mes instincts. Toute
gentillesse , comme eût dit Montaigne, y sera impossible. – C’est cette
conviction-là (bien plus que la guerre) qui fait le fond de ma tristesse. – Il n’y
aura plus de place pour les Muses3.

Il faut donner une précision supplémentaire4, sur l’acception du terme «
gentillesse ». Pour Montaigne, comme pour son siècle, le mot « gentillesse » a
le sens de noblesse. Ayant la nostalgie de la neige d’antan, Flaubert se voit devenir « méchant, à force d’abrutissement. » Comme d’habitude, il trouve la

1 Tribulations des voyageurs , p.141, cité par Anne Green, dans son article, à la page 18.
2 Green, Anne, « La contribution inattendue de Flaubert à un manuel de chemin de fer » in
Bulletin Flaubert-Maupassant, numéro 8/2000, pp. 18-20, passim.
3 Croisset, jeudi soir, 11 heures, 22 septembre 1870; tome IV, p. 238.
4 Notes de la Correspondance (Pléiade); cf. Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue
française du XVIe siècle , article « gentillesse ».

Représentations de la vie publique de l’époque
127 comparaison la plus suggestive pour définir son état: « C’est comme si toutes
les bottes prussiennes m’avaient piétiné sur la cervelle1. » Par conséquent, dans
la perspective de l’écrivain, l’avenir, si prochain qu’il soit, lui apparaît comme
un grand trou noir, « qui lui donne des vertiges ». Dans sa monographie sur Flaubert, Herbert Lottman insiste sur le
problème de la guerre, vu à travers la correspondance de l’écrivain. Le critique
y consacre un chapitre consistant, intitulé La défaite . Nous pouvons apprendre
que Flaubert était écœuré, navré par la bêtise de ses compatriotes – commme il
écrivait à George Sand, au début de la guerre (le 19 juillet, la France avait
déclaré la guerre à la Prusse, avec un enthousiasme manifeste). Selon l’écrivain
de Croisset, « le bon Français » veut se battre: « 1) parce qu’il est jaloux de la Prusse, 2) parce que l’état naturel de l’homme est la sauvagerie, 3) parce que la
guerre contient en soi un élément mystique, qui transporte les foules
2. »
Lottman observe la justesse des prédictions de l’ermite de Croisset en
ce qui concerne les conséquences de la guerre – des ponts coupés, des tunnels
défoncés, tout ce travail humain perdu. Les discussions interminables au sujet de la guerre irritaient Flaubert, qui avait plutôt envie de se battre, et qui était
empêché de le faire par la pensée de ne pas provoquer la mort immédiate de sa
mère. En tout cas, l’avenir lui semble sombre: Quoi qu’il advienne, tout ce qu’il
avait aimé est fini.
Le seul espoir lointain qu’il garde est celui de quitter la France
définitivement, car elle sera « inhabitable » pour les gens de goût. Comme il
l’écrit à Caroline, sa nièce, Croisset avait perdu tout charme pour lui, parce que
c’est triste de voir partout des casques prussiens, même sur son lit! Après la
capitulation de Paris, Flaubert considère la France si déshonorée, qu’il ne
pouvait plus souhaiter que sa disparition complète. Comme signe de révolte, il ne portait plus sa croix de Légion d’Honneur, car le mot honneur n’était plus
français, croyait l’écrivain. Flaubert voulait même demander à Tourgueneff
comment on devenait citoyen russe
3…

4.5. Histoire; passé /vs/ avenir
L’histoire du monde, c’est une farce.1
(Souvenirs, notes et pensées intimes )

Chez Gustave Flaubert nous retrouvons l’inquiétude pascalienne
concernant la fuite du temps, le mépris du présent, en faveur du passé ou de

1 Lettre à sa nièce Caroline, Rouen, lundi soir, 16 janvier 1871; tome IV, p. 269.
2 Cf . Lottman, op. cit ., p. 333 .
3 Ibid., p. 339.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
128 l’avenir. L’écrivain du XIXe siècle croyait que le présent nous échappe, car
l’avenir nous tourmente et le passé nous retient. « Et puis, à quoi bon
s’encombrer de tant de souvenirs? Le passé nous mange trop. Nous ne sommes
jamais au Présent qui seul est important dans la vie2. »
Même si tout à fait conscient du besoin impératif de vivre effectivement
le présent, Flaubert se rapporte davantage au passé, parce que le présent le
dégoûte et l’avenir l’effraie. Ce sont surtout les souvenirs qui font rebouillir « la
vieille lie », tressaillir le lac de son cœur, comme il l’avoue à sa confidente,
Louise Colet3.
Et les métaphores pour le passé, le présent et l’avenir sont assez
fréquentes dans la Correspondance de Flaubert. C’est toujours à sa « Muse »
que l’ermite de Croisset écrit: « La neige c’est ma vie présente; le soleil qui
donne dessus, c’est le souvenir , reflet embras é qui l’illumine4.»
Le mot que Flaubert associe le plus souvent au passé c’est « rêve ».
D’ailleurs, selon ses propres paroles, sa meilleure occupation est de rêver au
passé5. Le romancier devient un « sheik », c’est-à-dire « vieux». – un monsieur
inepte, rentier, considéré, très établi, hors d’âge – , comme il explique à sa
mère6, dans une lettre de 24 juin 1850. Ce « vieux » s’abreuve des souvenirs du
passé avec une joie amère. Ce qu’il se rappelle surtout c’est sa jeunesse « fort
belle intérieurement7 », avec des enthousiasmes, une grande confiance en lui,
des bonds d’âme superbes, quelque chose d’impétueux dans toute sa personne. Quand il était jeune, il rêvait l’amour, la gloire, le Beau. Il avait le cœur large
comme le monde et aspirait tous les vents du ciel, pour se racornir, s’user, se
flétrir, petit à petit, avec le passage des années.
Déçu par son temps, les époques révolues, telles que celles de Louis
XIV, Descartes, Ronsard ou Néron le tentent davantage, et il aurait préféré n’importe laquelle à la sienne.
L’amour de l’histoire représente une autre constante de la vie de
Gustave Flaubert. Il respecte la discipline de cette science, sa complexité, mais
il est vrai aussi que cela s’explique par la séduction du passé que l’écrivain a
toujours ressentie. L’un des mérites essentiels du XIX
e siècle est, selon lui, d’avoir produit
le « sens historique ». En maintes occasions, il avoue ne pas être intéressé par

1 Flaubert, Gustave, Souvenirs, notes et pensées intimes, Buchet/Chastel, Paris, 1965, p. 30.
2 Lettre à L. Bouilhet,Trouville, mercredi, 1 heure, 24 août 1853; tome II, p. 413.
3 Croisset, nuit de samedi au dimanche, minuit, 8-9 août 1846; tome I, p. 281.
4 Croisset, lundi, 10 heures du soir, 14 septembre 1846; tome I, p. 341.
5 Lettre à la princesse Mathilde, Neuville, près Dieppe, samedi soir, 18 février 1871; tome
IV, p. 282.
6 tome I, p. 641.
7 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 4 novembre 1857; tome II, p. 775.

Représentations de la vie publique de l’époque
129 les pays « sans histoire », cela surtout parce qu’il n’est pas « homme de la
Nature1 ». Étant plus sensible aux œuvres de l’Art qu’à celles de la Nature, il
préfère les sites portant le cachet de l’histoire. La comparaison suivante est très
suggestive: « Je donnerais tous les glaciers de la Suisse pour le musée de Vatican
2. » Outre cela, de toutes les époques, celle qui le touche le plus c’est
l’antiquité:

Je porte l’amour de l’antiquité dans mes entrailles. Je suis touché jusqu’au plus
profond de mon être quand je songe aux carènes romaines qui fendaient les
vagues immobiles et éternellement ondulantes de cette mer toujours jeune3.

C’est pourquoi, Gustave Flaubert cultive son amour de l’histoire, en
faisant de grandes lectures de spécialité. Par exemple, le relecture de L’Histoire
romaine de Jules Michelet lui donne des vertiges par l’image de l’antiquité
qu’elle présente.

4.6. Masses; foule

Chaque fois qu’il se réfère aux masses, Flaubert le fait de façon
péjorative. Il a la haine de la foule, du « troupeau », comme il l’écrit à Louise
Colet. C’est pour cela que les générosités collectives, les charités philanthro-
piques, les souscriptions lui sont « antipathiques », car elles dénaturent
l’aumône, c’est-à-dire « l’attendrissement d’homme à homme, la communion spontanée
4. »
Il y a, selon Flaubert, un fond de bêtise dans l’humanité elle-même,
chose qui le fait nier l’intelligence des masses et considérer presque utopique
l’instruction du peuple et la moralité des classes pauvres. Cette opinion n’est
guère passagère chez l’écrivain de Croisset. Tout au contraire, vers la fin de sa
vie, il constate avec plus d’amertume:

L’humanité n’offre rien de nouveau. Son irrémédiable misère m’a empli
d’amertume, dès ma jeunesse. Aussi, maintenant, n’ai-je aucune désillusion. Je crois que la foule, le nombre, le troupeau sera toujours haïssable. Il n’y a d’important qu’un petit groupe d’esprits, toujours les mêmes, et qui se repassent le flambeau
5.

1 Lettre à G. Sand, Kaltbad Righi (Suisse), vendredi, 3 juillet 1874; tome IV, p. 824.
2 Idem.
3 Lettre à Alfred Le Poittevin, Milan, 13 mai 1845; tome I, p. 228.
4 Croisset, jeudi, 4 heures et demie, 31 mars 1853; tome II, p. 293.
5 Lettre à G. Sand, Croisset, 8 septembre 1871; tome IV, pp. 375-376.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
130 Nous pouvons deviner, lire parmi les lignes, que l’écrivain considérait
qu’il faisait partie de ce « groupe d’esprits », éclairés, selon nous. Comment
expliquer autrement sa conclusion tellement sévère:

La masse, le nombre est toujours idiot. Je n’ai pas beaucoup de convictions.
Mais j’ai celle-là, fortement. Cependant il faut respecter la masse si inepte qu’elle soit, parce qu’elle contient des germes d’une fécondité incalculable. – Donnez-lui la liberté mais non le pouvoir
1.

La dernière phrase de la citation ci-dessus semble détachée du livre La
Psychologie des masses de Gustave Le Bon. Elle prouve l’objectivité de
Flaubert et sa fine intuition. Bien que bête, la foule n’est jamais à ignorer: elle peut se transformer vite en une force explosive, si le moindre stimulent adéquat
entre en jeu.
Ces idées animent Flaubert aussi quand il se met à écrire son roman
L’Éducation sentimentale , où il prend comme personnages des hommes
quelconques, médiocres, ceux qu’on rencontre tous les jours. En essayant de valoriser de façon posthume le livre de son maître, Maupassant rappelle que,
malgré le travail de composition surhumain demandé par cet ouvrage, le roman
flaubertien a l’air d’être exécuté sans plan et sans intentions, tant il ressemble à
la vie même. En effet, L’Éducation sentimentale est l’image parfaite de ce qui
se passe chaque jour, c’est le journal exact de l’existence:
[…] et la philosophie en demeure si complètement latente, si complètement
cachée derrière les faits; la psychologie est si parfaitement enfermée dans les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que le gros public,
accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements apparents, n’a pas compris
la valeur de ce roman incomparable. Seuls les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée de ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si profond, si voilé, si amer
2.

C’est toujours Guy de Maupassant qui fait une observation très subtile concernant la qualité de l’œuvre de Flaubert, par rapport au goût commun de la
« foule »: la profonde et délicieuse j ouissance qui nous monte au cœur, devant
certaines phrases, ne vient pas seulement de ce qu’elles disent; elle vient d’un
accord absolu de l’expression avec l’idée, d’une sensation d’harmonie, de
beauté secrète, échappant la plupart du temps au jugement des foules. Et, pour
soutenir son observation, Maupassant prend l’exemple de Musset, ce grand

1 Lettre à G. Sand, Croisset, samedi, 7 octobre 1871; tome IV, p. 384.
2 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éd. Complexe, Bruxelles, 1986, p. 54.

Représentations de la vie publique de l’époque
131 poète qui n’était pas un artiste (c’était aussi l’opinion de Flaubert), mais qui
plaisait aux masses:

Les choses charmantes qu’il dit en une langue facile et séduisante laissent
presque indifférents ceux qui cherchent la poursuite, une émotion d’une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle. La foule, au contraire, conclut Maupassant, trouve en Musset la satisfaction de tous ses appétits poétiques un
peu grossiers, sans comprendre même le frémissement, presque l’extase que
nous peuvent donner certaines pièces de Baudelaire, de V. Hugo, de Leconte de Lisle
1.

4.7. Mœurs; faits quotidiens

Gustave Flaubert, tellement enthousiaste et ouvert à l’époque de sa
jeunesse, arrive à s’isoler de plus en plus à Croisset, loin du tumulte de la vie sociale. Il vit en ermite, et constate que ce changement s’est fait d’une manière
toute naturelle. L’écrivain observe, sans en être surpris, les aspects de ce
changement: il ne rit plus, il essaie de rester serein, malgré sa maladie. Le
tableau de Flaubert-l’ermite est peint très bien par lui-même, dans des couleurs
réelles, d’une façon objective, détachée, chose qui prouve l’acceptation de sa destinée:

[…] sans femmes, sans vin, sans aucun des grelots d’ici-bas, je continue mon
œuvre lente comme le bon ouvrier qui, les bras retroussés et les cheveux en sueur, tape sur son enclume sans s’inquiéter s’il pleut ou s’il vente, s’il grêle ou s’il tonne. Je n’étais pas comme cela autrefois
2.

Aucun spectacle dans cette existence sédentaire et calme, dans cette vie
bornée, sauf celui du travail persévérant et passionnément mené vers la
performance. Dans son livre dédié à la vie de Flaubert, Henri Troyat cite un
fragment d’une lettre adressée par l’écrivain à Maxime du Camp, où nous
pouvons découvrir une autre acception du mot « bourgeois », cette fois positive:
« Je suis tout bonnement un bourgeois qui vit retiré à la campagne, m’occupant de littérature, et sans rien demander aux autres, ni consolations, ni honneur, ni
estime même
3… »
L’univers de la vie intérieure est pour Gustave Flaubert une « chambre
royale » qui existe dans le cœur de chacun. Il a muré la sienne, mais elle n’est

1 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éd. Complexe, Bruxelles, 1986, pp. 88-89.
2 Ibid, p. 54.
3 Lettre du début juillet 1852, citée par H. Troyat, p. 141.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
132 pas détruite. En outre, cette image renvoie également à l’amour absolu, celui
que l’écrivain a toujours eu pour Élisa Schlésinger, rencontrée à Trouville, en
18361.
Dans une épistole destinée à Louise Colet, Flaubert parle d’un
« calendrier particulier » qui mesure le temps de chacun. C’est un calendrier qui
se trouve aussi au plus profond du cœur, comme la « chambre royale » des
sentiments exquis. Ce calendrier particulier fait que les minutes soient des
années et les jours comme des siècles2.
Que faire alors? Mouler sa vie pour la rendre idéale? Il faut tâcher, croit
Flaubert, que le moule soit en bronze. Il faut aussi prendre ses distances, car,
vues de loin, les choses prennent des proportions régulières et se couvrent d’une couleur normale: « De près, nous étions, au contraire, choqués de leur
discordance et des tons criards qui les bigarraient
3. »
Le risque de cette attitude, observe Gustave Flaubert, serait d’être jugé
sur l’apparence : « Contrairement à beaucoup qui sont moins qu’ils ne
paraissent je suis peut-être plus que le dehors ne dit4. »
Puisque la vie lui semble insupportable, Flaubert décide de l’escamoter.
Même les gens qui l’entourent lui aparaissent comme des livres. L’homme de
sens, dit-il, les étudie, les compare et fait de tout cela une synthèse à son usage.
Le monde n’est qu’un clavecin pour le véritable artiste, et c’est à lui d’en tirer
des sons qui ravissent ou qui glacent d’effroi. De cette croyance est issue toute la philosophie de l’artiste Flaubert:

La bonne et la mauvaise société doivent être étudiées. La vérité est dans tout.
Comprenons chaque chose et n’en blâmons aucune; c’est le moyen de savoir beaucoup et d’être calme, et c’est quelque chose que d’être calme, c’est
presque être heureux
.5

En effet, tout l’intéresse, surtout les choses peu étudiées ou rarement
étudiées, telles que l’atmosphère de l’Orient, la Carthage énigmatique, autrement dit, il aime « tout ce qui n’est pas commun, et même l’ignoble, quand
il est sincère
6. » Gustave Flaubert est séduit par l’art, parce que les gens lui
provoquent le dégoût. Les autres sont rarement dignes de nous, conclut-il, et sa
critique vise notamment les bourgeois: « Versons de l’eau-de-vie sur ce siècle

1 Lettre à Amélie Bosquet, mercredi matin, novembre 1859; tome III, p. 61.
2 Croisset, samedi, 10 octobre 1846; tome I, p. 384.
3 Lettre à L. Colet, Quimper, 11 juin 1847; tome I, p. 456.
4 Lettre à L. Colet, La Bouille, mardi soir, 10 août 1847; tome I, p. 465.
5 Lettre à Ernest Chevalier, Rouen, 24 février 1842; tome I, p. 96.
6 Lettre à Louise Colet, Croisset, nuit de samedi, 1 heure, 25 juin 1853; tome II, p. 364.

Représentations de la vie publique de l’époque
133 d’eau sucrée. Noyons le bourgeois dans le grog à 11 mille degrés et que la
gueule lui en brûle, qu’il en rugisse de douleur1. »
Une observation quant au refus de Flaubert d’adhérer aux modes, et
notamment à la mode bourgeoise. Durant sa vie, l’écrivain a refusé tout portrait de soi-même: « Chacun a sa toquade : la mienne est de me refuser à toute image
de ma personne
2. » Tout cela, en dépit des statistiques qui démontrent une vraie
démocratisation du portrait. Les historiens de la vie privée expliquent ce
phénomène par le désir de la nouvelle classe sociale de dévoiler sa position
sociale, de se créer une descendence. Les bourgeois veulent devenir les égaux
des aristocrates, ils veulent se débarrasser de l’angoisse provoquée par le
manque d’une généalogie. Gustave Flaubert, fidèle à ses conceptions esthétiques (l’écrivain doit être comme Dieu, invisible mais tout-puissant),
refuse le cliché, le kitsch, l’image de soi-même à la manière bourgeoise. Il ne
veut pas du tout poser, ni dans la littérature, ni dans la vie privée. Il préfère les
objets-fétiche, ceux qui désignent le cadre étroit, bien défini, de sa vie privée
(par exemple, objets de sa mère disparue – un châle, une robe, etc.)

4.8. Paris; vie mondaine

Gustave Flaubert passait une partie de l’année dans la Capitale, chose
qu’il aimait quelquefois, mais qui lui répugnait souvent. La rue de Rivoli, les trottoirs peuvent lui éveiller des nostalgies, après une certaine absence;
autrefois, il trouve Paris « le pays le plus irritant du monde pour les honnêtes
natures, et il faut avoir une fière constitution et bien robuste pour y vivre sans y
devenir un crétin ou un filou
3. »
Dans une épistole adressée à George Sand4, Flaubert est surpris d’être
vu par les Parisiens frais comme « une jeune fille », et ne s’abstient pas de
constater que les gens qui ignorent sa biographie attribuent cette apparence de
santé à l’air de campagne. Pour lui, c’est un exemple de cliché. Et il continue
par un autre exemple, métaphorique cette fois, pour illustrer les idées reçues:

Chacun a son hygiène. Moi, quand je n’ai pas faim, la seule chose que je puisse
manger, c’est du pain sec. – Et les mets les plus indigestes, tels que les pommes à cidre, vertes et du lard, sont ce qui me retire les maux d’estomac.

1 Lettre à Ernest Feydeau, Croisset, mercredi soir, 19 juin 1861; tome III, p. 157.
2 Lettre à Jean-Bernard Passérieu, Croisset, 18 juin 1877 ; tome V, p. 252.
3 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Paris, lundi, 30 mars 1857; tome II, p. 699.
4 1er janvier 1869, tome IV, p. 3.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
134 Ainsi de suite. Un homme qui n’a pas le sens commun ne doit pas vivre
d’après les règles du sens commun.1

Les Parisiens le dégoûtent pleinement: « […] les ruines ne sont rien
auprès de la fantastique bêtise des Parisiens. Elle est si inconcevable qu’on est
tenté d’admirer la Commune. Non, la démence, la stupidité , le gâtisme ,
l’abjection mentale du peuple le plus spirituel de l’univers dépasse tous les
rêves2. » L’attitude tolérante des Parisiens envers la guerre prussienne le révolte
par excellence, parce que lui, comme tous les provinciaux, il a vécu sur le vif les
atrocités de cette guerre.
Outre cela, Flaubert ne s’intéresse pas aux choses qui plaisent aux
habitants de la Capitale, c’est-à-dire à la vie mondaine, aux salons. La perte de
ses amis contribue beaucoup à son isolement volontaire. Des sept personnes réunies au début aux dîners Magny, il y en a seulement trois: Théophile Gautier,
Edmond de Goncourt et lui-même, car en dix-huit mois les autres – Louis
Bouilhet, Sainte-Beuve, Jules de Goncourt – sont morts
3.
L’effroyable solitude où il vit le détermine à essayer de ne penser qu’à
sa « misérable carcasse » , comme il l’avoue à George Sand. Flaubert se sent
perdu dans le désert, même s’il fait des « efforts prodigieux pour être stoïque.4 »
Il préfère ne pas perdre les jours sur le pavé de Paris et revenir dans sa vieille
maison pour « se mettre à la pioche5. » Quant à ce qu’on nomme « le monde »,
jamais il n’y va, reconnaît Flaubert dans une lettre. Il ne sait ni danser, ni valser,
ni jouer à aucun jeu de cartes, ni même faire la conversation dans un salon, car tout ce qu’on y débite lui semble inepte. La solitude lui donne l’envie de
travailler « violemment », comme il écrit une fois à la princesse Mathilde
6.
C’est Guy de Maupassant qui évoque l’atmosphère pittoresque, unique,
régnant dans le salon de Flaubert, par rapport à la plupart des salons parisiens
fameux à cette époque-là:

[…] son salon de Paris était des plus cu rieux. Il recevait le dimanche, depuis
une heure, jusqu’à sept, dans un appartement de garçon, très simple, au cinquième étage. Les murs étaient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot d’art. Dès qu’un coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait sur sa table de
travail, couverte de feuilles de papier éparpillées et noires d’écriture, un léger
tapis de soie rouge qui enveloppait et cachait tous les outils de son travail,

1 1er janvier 1869, tome IV, p. 3.
2 Lettre à Ernest Feydeau, Croisset, jeudi, 29 juin 1871; tome IV, p. 341.
3 Lettre à sa nièce, 28 juin 1870; tome IV, p. 199.
4 Croisset, samedi soir, 2 juillet 1870; tome IV, p. 202.
5 Lettre à sa nièce, Caroline, mercredi, 6 heures, 29 mai 1878 ; tome V, p. 388.
6 jeudi, 13 juin, 1878 ; tome V, p. 393.

Représentations de la vie publique de l’époque
135 sacrés pour lui comme les objets du culte pour un prêtre. Puis, son domestique
sortant presque toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-même.
Le premier venu était souvent Ivan Tougueniev , qu’il embrassait comme un
frère. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le romancier français d’une affection profonde et rare. Des affinités de talent, de philosophie et d’esprit, des similitudes de goûts, de vie et de rêves, une conformité de tendances littéraires, d’idéalisme exalté, d’admiration et d’érudition, mettaient entre eux tant de points de contact incessants qu’ils éprouvaient l’un et l’autre,
en se revoyant, une joie du cœur plus encore peut-être qu’une joie de
l’intelligence. Tourgueniev s’enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d’une voix douce, un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses dites un charme et un intêret extrêmes. Flaubert l’écoutait avec religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large œil bleu aux pupilles mouvantes, et il
répondait de sa voix sonore, qui sortait comme un chant de clairon, sous sa
moustache de vieux guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de la vie courante et ne s’éloignait guère des choses et de l’histoire littéraires. Souvent Tourgueniev était chargé de livres étrangers et traduisait couramment des poèmes de Goethe, de Pouchkine et de Swinburne. D’autres personnes arrivaient peu à peu: M. Taine , le regard caché derrière ses
lunettes, l’allure timide, apportait des documents historiques, des faits
inconnus, toute une odeur et une saveur d’archives remuées, toute une vision de vie ancienne aperçue de son œil perçant de philosophe. Voici M. Frédéric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la
bibliothèque Mazarine; Georges Ponchet , professeur d’anatomie comparée au
Museum d’histoire naturelle; Claudius Popelin , le maître émailleur; Philippe
Burty , écrivain, collectionneur, critique d’art, esprit subtil et charmant.
Puis c’est Alphonse Daudet qui apporte l’air de Paris, du Paris vivant, viveur,
remuant et gai. Il trace en quelques mots des silhouettes infiniment drôles, promène sur tout et sur tous son ironie charmante, méridionale et personnelle,
accentuant les finesses de son esprit verveux par la séduction de sa figure et de
son geste et la science de ses récits, toujours composés comme des contes
écrits. […] Sa voix chante un peu; il a le geste vif, l’allure mobile, tous les signes d’un fils du Midi. Émile Zola entre à son tour, essoufflé par les cinq étages et toujours suivi de
son fidèle Paul Alexis . Il se jette dans un fauteuil et cherche d’un coup d’ œil
sur les figures l’état des esprits, le ton et l’allure de la causerie. Assis un peu de
côté, une jambe sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il
écoute attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une griserie d’aristes emporte les causeurs et les lance en ces théories excessives et paradoxales chères aux hommes d’imagination vive, il devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un mais … étouffé dans les grands éclats;
puis, quand la poussée lyrique de Flaubert s’est calmée, il reprend la discussion
tranquillement, d’une voix calme, avec des mots paisibles. […]

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
136 D’autres arrivent encore: voici l’éditeur Charpentier . Sans quelques cheveux
blancs mêlés à ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour un adolescent.
[…] Il rit volontiers d’un rire jeune et sceptique et il écoute et promet tout ce
que lui demande chaque écrivain qui s’empare de lui et le pousse en un coin pour lui recommander mille choses. Voici le charmant poète Catulle Mendès ,
avec sa figure de Christ sensuel et séduisant, dont la barbe soyeuse et les cheveux légers entourent d’un nuage blond une face pâle et fine. Causeur incomparable, artiste raffiné, subtil, saisissant toutes les plus fugitives
sensations littéraires, il plaît tout particulièrement à Flaubert, par le charme de
sa parole et la délicatesse de son esprit. […] Voici José-Maria de Hérédia , le fameux faiseur de sonnets, qui restera un des
poètes les plus parfaits de ce temps. Voici Huysmans, Hennique, Céard,
d’autres encore, Léon Cladel le styliste difficile et raffiné, Gustave Toudouze.
Alors, entre le dernier presque toujours, un homme de taille élevée et mince,
dont la figure sérieuse, bien que souvent souriante, porte un grand caractère de
hauteur et de noblesse. […] Il a l’aspect gentilhomme, l’air fin et nerveux des gens de race. Il est (on le sent) du monde, et du meilleur. C’est Edmond de Goncourt . Il s’avance, tenant
à la main un paquet de tabac spécial qu’il garde partout avec lui, tandis qu’il tend à ses amis son autre main restée libre.
Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.
C’est alors qu’il fallait voir Gustave Flaubert .
Avec des gestes larges où il paraissait s’envoler, allant de l’un à l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans comme la voile brune d’une barque de
pêche, plein d’exaltations, d’indignations, de flamme véhémente, d’éloquence
retentissante, il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son érudition prodigieuse que servait une surprenante mémoire, terminait une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siècles d’un bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes de même race, deux enseignements de même nature, d’où il faisait
jaillir une lumière comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles. Puis ses amis
partaient l’un après l’autre. Il les accompagnait dans l’antichambre, où il causait un moment seul avec chacun, serrant les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire affectueux. Et quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapé, avant de passer son habit pour aller chez son amie Mme la princesse Mathilde, qui
recevait tous les dimanches
1.

1 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éditions Complexe, Bruxelles 1986, pp.
103-109 (c’est nous qui avons mis en relief dans le texte les noms propres, par des caractères gras, pour suggérer l’atmosphère pittoresque du salon flaubertien).

Représentations de la vie publique de l’époque
137 4.9. Politique

Dès le début, il faut remarquer une certaine inadhérence à la politique,
en général, et à celle de son époque, en spécial. Flaubert regrette le temps où le patriotisme s’étendait à la cité, pour constater que l’idée de patrie est à peu près
morte. Le comble de la civilisation, sera, croit l’écrivain, de n’avoir besoin
d’aucun bon sentiment
1.
Il voit déjà se confirmer sa prévision, car son époque lui semble
« stupide, canaille2 », etc., chose qui le fait s’enfoncer chaque jour dans une
« ourserie » prouvant plutôt sa moralité que son intelligence. À son ami Émile
Zola, Flaubert écrit que la Politique (la lettre majuscule lui appartient) devient de plus en plus « abrutissante
3 ».
La conclusion de Flaubert: jamais de politique, car « ça porte malheur
et ça n’est pas propre4.» Même si c’est un signe de décadence, Flaubert
reconnaît que la politique l’inquiète de plus en plus5. Il hait la démocratie (celle
française surtout), parce qu’elle s’appuie sur « la morale de l’évangile , qui est
l’immoralité même, quoi qu’on en dise, c’est-à-dire l’exaltation de la grâce au
détriment de la justice, la négation du Droit, en un mot l’anti-sociabilité6. » Le
commencement de la sagesse, conformément aux principes flaubertiens, c’est
ne croire à rien.
Selon Gustave Flaubert, la France reste une République « par la force des choses
7 », ce qu’il trouve « assez grotesque». « Mais une partie des maux
des Français viennent du néo-catholicisme républicain8. »
En général, l’influence catholique lui semble « énorme et déplorable9 »,
comme il écrit à Mademoiselle Leroyer de Chantepie. Les actions des
réformateurs modernes l’indignent, car ils n’ont rien réformé. Voilà ce qu’il affirme à l’égard de ceux-ci, dans une lettre à Edma Roger des Genettes:

Tous, Saint-Simon, Leroux, Fourier et Proudhon, sont engagés dans le Moyen
Âge jusqu’au cou; tous (ce qu’on n’a pas observé) croient à la révélation
biblique. Mais pourquoi vouloir expliquer des choses incompréhensibles par d’autres choses incompréhensibles? Expliquer le mal par le péché originel,

1 Lettre à L. Colet, Croisset, nuit de jeudi, 1 heure, 26 mai 1853; tome II, p. 336.
2 Lettre à Maurice Schlésinger, Croisset, 24 novembre 1853; tome II, p. 465.
3 Croisset, vendredi, 5 octobre 1877 ; tome V, p. 307.
4 Lettre à Louis Bouilhet, Paris, nuit de vendredi, 1 heure, 16 mars 1860 ; tome III, p. 80.
5 Lettre à la princesse Mathilde, Croisset, dimanche soir, 29 décembre 1872 ; tome IV, p. 628.
6 Croisset, 30 avril 1871; tome IV, p. 314.
7 Lettre à Edma Roger des Genettes, dimanche soir, 7 septembre 1873 ; tome IV, p. 712.
8 Lettre à Jules Michelet, Croisset, 2 février 1869; tome IV, p. 13.
9 Croisset, 24 janvier 1868; tome III, p. 725.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
138 c’est ne rien expliquer du tout. La rech erche de la cause est antiphilosophique,
antiscientifique, et les Religions en cela me déplaisent encore plus que les
philosophies, puisqu’elles affirment les connaître. Que ce soit un besoin du
cœur, d’accord. C’est ce besoin-là qui est respectable, et non des dogmes éphémères
1.

À vrai dire, la religion mal orientée, évoquée abusivement comme
argument pour quoi que ce soit, c’est une réalité qui dégoûte Flaubert, jusqu’à
essayer de créer sa propre morale, sa propre religion, d’où toute hypocrisie soit
bannie.
Dans le chapitre « Idées politiques et sociales » de son livre, Maurice
Nadeau a un commentaire intitulé « Controverse sur la politique », où le critique
confronte les opinions de Flaubert avec celles de ses confrères, surtout avec
celles de George Sand. Selon Nadeau, G. Sand professait, en politique, des
idées avancées. Féministe, démocrate et même socialiste (grâce à Pierre
Leroux). Quant à Flaubert, dès l’adolescence, il s’est porté, observe M. Nadeau, contre toute forme d’autorité, surtout étatique (l’être fantastique et odieux
appelé l’État). L’ermite de Croisset ne cr oit plus au progrès des sociétés et à la
vertu du nombre (il avait même une haine des masses, du prolétariat):

Du point de vue de la raison, une démocratie fondée sur le suffrage universel
lui paraît une aberration, du point de vue de la justice, un attrape-nigaud: flatté et berné, le peuple ne possède même pas l’ombre du pouvoir que disent gérer en son nom les professionnels de la politique, il ne sort pas de sa condition
misérable
2.

Cependant, affirme Nadeau, les formes diverses du pouvoir personnel et
tous les visages que prend la tyrannie autoritaire ou paternaliste dégoûtent
également Flaubert, suscitant son ironie. « L’Empereur de carton-pâte » lui
paraît un personnage à la fois odieux et risible, dont, après la défaite, il
demande, dans ses lettres, la pendaison. Selon Flaubert, conclut Nadeau,
tyrannie et démagogie s’épaulent, pour le plus grand profit des bourgeois.
Et le critique formule une remarque pertinente à l’égard du terme
« bourgeois », ayant une acception différente chez Flaubert, par rapport à Marx.
Pour Marx, M. Dambreuse incarnait « le capital financier » et le pharmacien
Homais « la petite bourgeoisie libérale des villes ». Pour Flaubert, les bourgeois
méritent la même appellation par leur façon commune de sentir et de penser. Par
conséquent, pour Flaubert, le terme « bourgeois » ne répond pas seulement à
une catégorie sociologique ou à une classe sociale. Est « bourgeois » tout

1 Croisset, été 1864; tome III, p. 401.
2 Nadeau, Maurice, Gustave Flaubert écrivain , Les Lettres Nouvelles, Paris , p. 189.

Représentations de la vie publique de l’époque
139 homme qui pense, sent et agit en fonction de l’utilitarisme, qui renie l’individu
dans son humanité et son unicité, au profit du monstre social, qui tient pour
justes et vraies les valeurs que ce monstre secrète en vue de sa propre existence,
lieu géométrique de toutes les illusions, de toutes les définitions classées du bien et du mal, de tous les lieux communs de langage, sottise parée de tous ses
atouts, révérée, adulée sous le nom de la vérité générale, « sagesse des
nations », canons de la morale. Pour Fla ubert le bourgeois « en blouse » vaut le
bourgeois « en redingote »: il les hait pareillement.
1

4.10. Presse

Devant le domaine de la presse, Fla ubert conserve une attitude presque
toujours négative, qu’il ne cache jamais. Tout au contraire, dans ses lettres il
« attaque » souvent ce sujet, avec des arguments très variés.
Selon lui, les écrivains sont des « ouvriers de luxe », mais personne
n’est assez riche pour les payer. « Quand on veut gagner de l’argent avec sa plume, il faut faire du journalisme, du feuilleton ou du théâtre
2. » Et l’exemple
qu’il donne se rapporte à la « fabuleuse » somme de 300 francs, qu’on lui a
payée pour Madame Bovary , argent qui lui a permis d’acheter son papier, mais
ne lui a pas couvert les frais de voyage et les courses, exigés par son travail
(documentation dans les bibliothèques, sur le terrain, etc.)
À la princesse Mathilde, Gustave Flaubert avoue franchement son
dégoût pour tous les journaux, car il hait « cette petite manière de publier sa
pensée3 », en dépit de l’argent qu’il aurait pu gagner par la pratique d’une telle
occupation. »
Cette sincérité est authentique et il n’y a vraiment aucune hypocrisie,
aucune jalousie dissimulée dans l’aveu de Flaubert. Telle est son attitude envers
la presse durant toute sa vie. Flaubert est conscient du manque d’utilité des
journaux en ce qui le concerne. Entre lui et les journalistes il y a une
« antipathie de race, profonde »4.
C’est toujours à la princesse Mathilde, dans une autre lettre, qu’il
explique sa sensation provoquée par les « turpitudes » de la Presse (la majuscule
lui appartient, c’est comme une ironie sous-jacente). Il en est écœuré jusqu’à

1 Nadeau, Maurice, Gustave Flaubert écrivain , Les Lettres Nouvelles, Paris, p. 190.
2 Lettre à René de Maricourt, Croisset, près Rouen, 4 janvier 1867; tome III, p. 585.
3 Croisset, jeudi, 7 janvier 1869; tome IV, p. 6.
4 Lettre à Guy de Maupassant, Croisset, 10 août 1876, tome V, p. 98.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
140 sentir qu’il aimerait mieux « ne rien lire du tout que de lire ces abominables
carrés de papier1. »
L’argument fourni par l’écrivain à l’égard du succès des journaux
auprès des gens simples c’est l’importance qu’on leur donne, due au respect pour ce qui est imprimé. Les historiens des mentalités qui étudient le XIX
e
siècle affirment que le succès des journaux à cette époque-là est dû à
l’alphabétisation rapide des femmes (dont beaucoup de mères), grâce à la
méthode Jacotot. Ces femmes apprennent même à lire à leurs petits; les médias
ne font que domestiquer leur besoin d’imaginaire2.
Quant à Flaubert, il regarde comme l’un des bonheurs de sa vie le fait
de ne pas avoir écrit dans les journaux. Les journalistes lui ont provoqué d’habitude des chagrins, de même que les éditeurs. C’est la raison principale
pour laquelle la publication de ses œuvres n’a jamais été pour lui un objectif
majeur.
Dès qu’un de ses livres fut publié, Flaubert connut la disgrâce publique,
le mensonge accusateur, voire l’insulte. Plus que le dénigrement, c’est l’avalanche de sottises qui attristent le romancier, car « on aime mieux inspirer
de bons sentiments que de mauvais
3. »
Flaubert croit que les journaux sont faits comme les bottes, sur
commande4. Conformément à sa théorie, ce ne sont pas les sujets qui manquent,
mais les hommes. Les vrais professionnels sont rares dans tous les domaines. L’écrivain affirme, à toute occasion, son dégoût profond du journal, c’est-à-dire
de « l’éphémère, du passager
5. » Sa conclusion est implacable: s’écarter des
journaux, n’en lire aucun!

4.11. Société

Pour ce qui est des jugements concernant la société, les réalités
politiques, Flaubert n’est pas trop généreux. Quand il en parle, c’est plutôt pour
manifester son désaccord, son mécontentement. Il aurait voulu, en effet, naître à
une autre époque et vivre dans un autre pays. La démocratie, la fronde ne l’attirent point; il est tenté davantage par les pays et les civilisations exotiques,
qui touchent au mystère. La passion de l’Orient en est une preuve, d’où sa
grande passion du voyage.

1 Croisset, 18 février 1869; tome IV, p. 22.
2 Histoire de la vie privée , op. cit ., tome IV, p. 146.
3 Lettre à G. Sand, Paris, vendredi soir, 1er mai 1874; tome IV, p. 794.
4 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Paris, 6 avril 1858; tome II, p. 804.
5 Lettre à L. Colet, Croisset, mercredi, 10 heures du soir, 26 août 1864; tome I, p. 314.

Représentations de la vie publique de l’époque
141 Il affirme quelque part1 que la patrie est comme la famille – « on n’en
sent bien le prix que lorsqu’on n’en a plus. » Flaubert aborde plus souvent ce
sujet quand il vit la période atroce de la guerre franco-prussienne, événement
qui a sur lui l’effet « d’un grand boulversement de la nature, d’un de ces cataclysmes comme il en arrive tous les six mille ans
2. »
D’ailleurs, tout événement politique qui trouble le calme de sa vie est
sanctionné par les commentaires de l’écrivain. Celui-ci choisit, une fois de plus,
la liberté de la création artistique, le monde des fictions, l’égalité sociale lui
semblant « la négation de toute liberté, de toute supériorité et de la Nature elle-
même […] L’égalité c’est l’esclavage3. »
Dans son étude consacrée à Gustave Flaubert, Maurice Nadeau souligne que pour cet écrivain la question sociale serait résolue, si chacun se contentait
d’être honnête, c’est-à-dire faire son devoir et ne pas empiéter sur le prochain.
« L’idéal d’une société serait celle en effet, où tout individu fonctionnerait dans
sa mesure . » Flaubert applique cette croyance à lui-même, en tant qu’homme de
lettres ; pour nous, cette idée pourrait être une devise de vie:
On pourrait penser que Flaubert se juge quitte à bon compte s’il n’avait appuyé
ses dires par son œuvre: une œuvre, en son fond, critique, et qui met en
question, outre les rapports sociaux, certaines raisons d’être ou de vivre pour
quelques-uns de ceux qui l’ont lue depuis cent ans. Fondée sur une vision triste du monde, une connaissance de la vie et des hommes, une réflexion, elle transcende les opinions et croyances de son auteur. Elles n’y font pas plus surface que celles de Balzac dans la Comédie Humaine . L’écrivain, le
romancier a surmonté l’homme quotidien, et il est soucieux de ne pas nous
faire prendre des taupinières pour des montagnes. Les idées d’une époque, les
problèmes qu’elle doit résoudre et les événements qu’elle vit, importants ou même gigantesques, l’artiste les considère d’un autre œil, les réintègre par l’imagination, la pensée, son art même, dans une histoire où la signification que leur voient idéologues et fanatiques revêt son aspect transitoire. Le premier
caractère du grand art, c’est d’être honnête, et Flaubert a été honnête
héroïquement.
4
4.12. Théâtre

Nous pourrions dire que Flaubert est né avec l’amour du théâtre. Cette
passion a été, peut-être, la plus durable de toute sa vie, mais aussi la moins

1 Lettre à Ernest Chevalier, Croisset, mercredi, 28 avril 1847; tome I, p. 452.
2 Lettre à G. Sand, Croisset, lundi soir, 2 heures, 24 avril 1871; tome IV, p. 308.
3 Lettre à L. Colet, samedi à dimanche, 1 heure du matin, 15-16 mai 1852; tome II, p. 91.
4 Cf . M. Nadeau, Gustave Flaubert écrivain , Les Lettres Nouvelles, Paris, p. 196.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
142 accomplie, malheureusement… Il n’a jamais eu le succès espéré, et cet échec
serait le plus regrettable dans la carrière de l’écrivain, très inégale d’ailleurs.
Au début de son activité, Gustave Flaubert, encore exubérant, avoue à
Louise Colet que le fond de sa nature est, quoi qu’on en dise, « le saltimbanque », car il a eu dans son enfance et sa jeunesse « un amour effrené des planches
1 »
Il croit même qu’il aurait été un grand acteur, si le ciel l’avait fait naître
plus pauvre. C’est pourquoi plus tard l’écrivain comprendra tellement bien le
travail des acteurs, leurs problèmes, leur sensibilité. Il sera même capable de
retirer sa pièce ( Le Candidat ) pour ne pas voir l’humiliation de ses acteurs,
lorsque les spectateurs sifflent dans la salle. Nous retenons avec admiration
l’enthousiasme de Flaubert-dramaturge: il s’occupe des acteurs, leur lit le texte, s’intéresse à leurs costumes, bref, nous pouvons constater qu’il s’impliquait
directement dans l’organisation d’une mise en scène. En effet, tout ce qui se
rapportait au théâtre le fascinait, comme c’était aussi le cas de Stendhal (qui
avoue, d’ailleurs, cette passion dans son Journal ).
Pourtant, il considérait le style des pièces de théâtre issu d’une « […] vilaine manière d’écrire […] Les ellipses, les suspensions, les interrogations et
les répétitions doivent être prodiguées si l’on veut qu’il y ait du mouvement! et
tout cela, en soi, est fort laid
2. » Flaubert a même une attitude violente lorsqu’on
lui propose de mettre en scène Madame Bovary . L’idée lui semble
« malencontreuse », puisque son roman n’est pas un sujet théâtral3.

4.13. Tolérance /vs/ intolérance

Gustave Flaubert est conscient du fait que les gens ont raison de le
trouver intolérant. Pourtant il y a des choses qu’il tolère « sans rien dire4. »
L’écrivain a une théorie sur l’indépendance de l’individu: il faut que celle-ci ne
gêne pas l’autrui. C’est à Louise Colet qu’il expose ses principes, ses
convictions:

Je rends à l’humanité ce qu’elle me donne: l’indifférence. Va te faire foutre,
troupeau, je ne suis pas de la bergerie. Que chacun d’ailleurs se contente d’être honnête , j’entends de faire son devoir et de ne pas impiéter sur le prochain, et
alors toutes les utopies vertueuses se trouveront vite dépassées. L’idéal d’une société serait celle en effet où tout indi vidu fonctionnerait dans sa mesure. Or
je fonctionne dans la mienne, je suis quitte. Quant à toutes ces belles blagues

1 Lettre à Louise Colet, Croisset, 6 ou 7 août 1846; tome I, p. 278.
2 Croisset, samedi, 31 mai 1873; tome IV, p. 669.
3 Lettre à Monsieur ***, Croisset, près Rouen, 17 mars 1875; tome IV, p. 913.
4 Lettre à L. Colet, Saint-Brieuc, 7 juillet, 1847; tome I, p. 459.

Représentations de la vie publique de l’époque
143 de dévouement, sacrifice, abnégation, frater nité et autres abstractions stériles et
dont la génération humaine ne peut tirer parti, je laisse aux charlatans, aux
phraseurs, aux farceurs, aux gens à idées1.

Les mots soulignés par Flaubert sont très importants, surtout le
deuxième et le troisième, car ce sont des clichés, des stéréotypes de moralité,
qui ont toujours dégoûté l’écrivain. « Fonctionner dans sa mesure », cela nous
semble très sage, dans l’esprit du vrai respect, que les gens doivent manifester mutuellement. Flaubert a payé son indépendance par son isolement, mais a évité
ainsi de tomber dans le piège du commun, des préjugés, des conventions. Il ne
s’est pas attaché à la bergerie, il n’a pas été la victime des apparences
trompeuses, justement pour le fait qu’il a étudié en profondeur la réalité de son
temps, et a pu s’en écarter.
Par un esprit de tolérance, qui s’oppose aux croyances communes,
Flaubert se dirige vers toutes les religions: « […] pas plus l’une que l’autre
2 »,
comme il le déclare à Mademoiselle Leroyer de Chantepie. Un désir sincère de
connaître un œcuménisme authentique baigne les idées de l’écrivain quand il
affirme :

Chaque dogme en particulier m’est répulsif, mais je considère le sentiment qui les a inventés comme le plus naturel et le plus poétique de l’humanité. Je n’aime point les philosophes qui n’ont vu là que jonglerie et sottise. J’y découvre, moi, nécessité et instinct; aussi je respecte le nègre baisant son fétiche autant que le catholique aux pieds du Sacré-Cœur
3.

Ainsi est-il, Flaubert: religieux, à sa manière, amoureux à sa manière (il
priait Louise Colet de le laisser l’aimer à sa guise, avec ce qu’elle appelait son
« originalité » ). Il ne veut pas être forcé et il fera tout. Il veut être compris, sans
qu’on l’accuse d’avance4.
Gustave Flaubert applique ce principe de l’indépendance surtout quand
il s’agit de son œuvre. Pour ce qui est du style, de la phrase toute faite, il ne
manifeste aucune tolérance, c’est-à-dire aucun compromis en ce qui concerne la
qualité: « On m’écorchera vif plutôt que de me faire admettre une pareille
théorie.5 »

1 Croisset, mardi, 1 heure, 12 juillet 1853; tome II, p. 381.
2 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Paris, lundi, 30 mars 1857; tome II, p. 698.
3 Idem.
4 Lettre à Louise Colet, Croisset, 6 ou 7 août 1846; tome I, p. 279.
5 Lettre à Ernest Feydeau, Carthage, samedi, 1er mai 1858; tome II, p. 809.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
144

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
145 5. RÉFLEXIONS ET SENTIMENTS SUR LE MONDE
ARTISTIQUE ET PHILOSOPHIQUE
« L’art est plus utile que l’industrie, le beau est plus
utile que le bon, s’il en était autrement pourquoi les
premiers peuples, les premiers gouvernements ne seraient-ils pas industrieux, commerçants. Ils sont
artistes, poètes, ils bâtissent des choses inutiles
comme des pyramides, des cathédrales; ils font des poèmes avant de faire du drap – l’esprit est plus
gourmand que l’estomac.
»
(Souvenirs, notes et pensées intimes )1
5.1. Contemporains; confrères

Le terme de « contemporains » a une connotation plutôt inédite et
péjorative; on dirait même que, de ce point de vue, la perception de Flaubert en
matière de vocabulaire est anachronique. En effet, ses contemporains sont
Cervantes, La Bruyère, Montaigne, etc. C’est avec eux qu’il a des affinités
intellectuelles, et non avec Balzac, Zola et les autres écrivains du XIXe siècle.
Ainsi, Gustave Flaubert vit-il « en ours », loin du bourgeois et des
bourgeoises, ayant creusé son « trou ». Cette misanthropie est due au refus
d’accepter tels quels son siècle et sa génération. Il se sent vieux, étranger au
milieu de ses compatriotes ; d’ailleurs, le défaut essentiel qu’il trouve au XIXe
siècle c’est la diffusion: « Les petits ruisseaux débordés prennent des airs d’océan. Il ne leur manque qu’une chose pour l’être: la dimension. Restons donc
rivière et faisons tourner le moulin
2. »
La métaphore s’applique, évidemment, fort bien aux confrères de
Flaubert – des gens de lettres ou des critiques médiocres – ayant des prétentions

1 Flaubert, Gustave, Souvenirs, notes, pensées intimes, Buchet/Chastel, Paris, p. 49.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, dimanche, 4 heures, 27 mars 1853, Jour de Pâques; tome II, p. 288.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
146 exagérées, mimant le génie, le talent authentique. Selon Gustave Flaubert, l’une
des causes de la faiblesse morale du XIXe siècle vient de sa « poétisation
exagérée1. » Et il donne l’exemple du dogme de l’Immaculée Conception, qui a
engendré l’exaltation de toutes les femmes – mère, épouse, amante – en littérature. Une génération endolorie, dit Flaubert, larmoie sur les genoux des
femmes, comme un enfant malade. Nous comprenons alors facilement combien
choquant a été pour ses contemporains le personnage d’Emma Bovary ou bien
celui de Salammbô. C’est pourquoi Flaubert a admiré George Sand, qui a réussi
à comprendre l’esprit de l’étrange Salammbô.
C’est la même chose avec ce siècle, où domine « la rage de vouloir
conclure
2 » et « le muflisme moderne », ce qui signifie dans l’acception
flaubertienne « exalter ce que nous aimons3. »
Par ailleurs, Flaubert devient très dur quand il parle de ses
contemporains: le dégoût qu’ils lui inspirent le fait vomir… À cause de ce
dégoût, pour l’ermite de Croisset, Paris n’est plus Paris, tous ses amis sont
morts, ceux qui restent comptent peu, ou bien ils ont tellement changé qu’ils sont devenus méconnaissables! L’esprit public dégoûte extrêmement l’écrivain,
de sorte qu’il préfère s’en écarter. Il continue à écrire, mais il ne veut plus
publier, en attendant des temps meilleurs. L’avenir, pour lui, n’a aucun rêve.
Les jours d’autrefois, pourtant, surgissent « comme baignés dans une vapeur
d’or. » – Ce sont des pensées que Flaubert communique à sa « vieille
Tendresse », Élisa Schlésinger
4.
Il nous reste à évoquer, pour conclure à ce sujet des contemporains de
Flaubert, ses impressions, la plupart valables aussi à présent, sur certains
écrivains qui faisaient partie de son entourage ou qu’il appréciait tout
simplement. Parmi tous, son admiration cible d’abord son disciple, Guy de Maupassant, qu’il trouve – ainsi qu’il l’avoue à sa mère, Laure de Maupassant
(la sœur de son ami défunt, Alfred Le Poittevin); – « charmant, intelligent, bon
enfant, sensé et spirituel, bref (pour employer un mot à la mode)
sympathique
5 ! » Flaubert regarde Guy de Maupassant comme un ami, qui
évoque son ancien camarade, Alfred Le Poittevin, mais aussi comme un jeune écrivain, qui compose de beaux vers.
À Marguerite Charpentier, Flaubert écrit en insistant sur le grand talent
de son disciple, qu’il aime comme s’il était son fils: « Ses vers ne sont pas
ennuyeux, premier point pour le public. – Et il est poète, sans étoiles, ni petits

1 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, dimanche matin, 18 décembre
1859; tome III, p. 65.
2 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 23 octobre 1863; tome III, p. 353.
3 Croisset, le 5 juin 1872; tome IV, p. 532.
4 Croisset, samedi, 5 octobre 1872; tome IV, p. 585.
5 Lettre à Laure de Maupassant, Paris, 23 février 1873; tome IV, p. 647.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
147 oiseaux – Bref, c’est mon disciple. – Et je l’aime comme un fils1. » Quant à sa
nouvelle Boule de Suif , ce texte est un chef-d’œuvre de comique et
d’observation:

Ni plus, ni moins, cela est d’un maître. C’est bien original de conception,
entièrement bien compris et d’un excellent style. Le paysage et les personnages se voient et la psychologie est forte. Bref, je suis ravi; deux ou trois fois, j’ai ri tout haut. […] Ce petit conte restera, soyez-en sûr
2.

D’ailleurs, l’admiration est réciproque, parce que le jeune Guy de
Maupassant n’a qu’un regret – celui d’avoir connu trop tard Flaubert, bien que sa grand-mère et la mère de son maître eussent été des amies d’enfance de
l’écrivain. Une autre liaison, beaucoup plus forte, entre le disciple et le maître, a
été Alfred Le Poittevin, l’oncle de Guy de Maupassant, son premier guide dans
cette route d’artiste, et pour ainsi dire le révélateur du mystère enivrant des
lettres. Quant à Flaubert, il a considéré son ami Le Poittevin plus grand que tous les hommes remarquables de son temps.
À son tour, en caractérisant Flaubert, Maupassant parlait de deux traits
essentiels pour sa nature intime: une vivacité naïve d’impressions et d’émotions,
que la vie n’émoussa jamais, et une fidélité d’amour pour les siens, de
dévouement pour ses amis. Maupassant fut vraiment gagné par l’affection profonde de Flaubert, qui avait une sorte de tutelle intellectuelle, voulant lui
donner tout ce qu’il pouvait de son expérience, de son savoir, de ses trente-cinq
ans de labeur, d’études et d’ivresse artistique. En se rapportant directement à
l’exemple de Gustave Flaubert, Maupassant conclut: « Il faut lire ces hommes-
là et ne pas bavarder sur eux
3. »
Pour revenir aux prévisions littéraires de Flaubert, d’autres sont
toujours valables; par exemple, au cas de Taine: « Dans vingt-cinq ans on vous enseignera dans les collèges
4. » Gustave Flaubert apprécie également la vaste
culture de Tourgueneff, dont il croit pouvoir faire une encyclopédie; le Russe
connaît, dit-il, toutes les littératures jusque dans leurs bas-fonds.5 Flaubert
s’enthousiasme aussi pour l’œuvre de Daudet, écrivain qu’il considère doué
d’un vrai « charme »: « À chaque pas on marche sur des perles!6 »

1 mardi, 13 janvier, 1880 ; tome V, p. 784.
2 Lettre à Guy de Maupassant, Croisset, 1er février 1880 ; tome V, p. 807.
3 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éd. Complexe, Bruxelles, 1986, coll. « Le
Regard littéraire », p. 117.
4 Lettre à Hippolyte Taine, Paris, vendredi soir, 29 avril 1870; tome IV, p. 184.
5 Lettre à sa nièce Caroline, Croisset, dimanche, 5 octobre 1873; tome IV, p. 723.
6 Lettre à Alphonse Daudet, Croisset, par Déville, près Rouen, mardi, 21 octobre 1879 ;
tome V, p. 726.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
148 Quant à Hugo et Balzac, l’admiration de Flaubert a des limites, qu’il
justifie d’ailleurs dans ses lettres. Si Hugo avait eu le don de faire des êtres humains de ses personnages, il aurait dépassé Shakespeare. Balzac lui semble admirable comme observateur, mais le système lui manque et, en plus, il ne s’intéresse jamais à la poésie. La Correspondance balzacienne est pour Flaubert
bien illustrative pour ce que signifie le sacrifice des gens de lettres – ces « écorchés » –, mais l’attriste aussi, car il n’y trouve aucune référence à l’Art; selon Flaubert, l’idéal de Balzac a été la Gloire, et non la Beauté. Même la préférence de Balzac pour Walter Scott lui semble douteuse. Évidemment, au cas de Balzac, Flaubert exagère et se trompe, de même qu’au sujet de Zola, dont les articles l’irritent. Le même désaccord en ce qui concerne les Parnassiens, qui sont « exaltés, ainsi que beaucoup de musiciens
1. »
Avant de finir ce périple parmi les contemporains de Flaubert, il faut
préciser qu’il y a eu une exception dans le monde des éditeurs: Georges Charpentier, cet homme qui a consolé Flaubert après la douloureuse expérience vécue avec Michel Lévy. C’est Charpentier, en effet, qui a fait à l’écrivain de Croisset « des propositions superbes », en venant lui-même chez Flaubert lui
rendre visite, procédé inouï de la part d’un éditeur à cette époque-là, affirme le romancier
2.
Dans Le Sottisier , collection de citations fournies par ses riches lectures,
Flaubert place beaucoup de phrases cibl ant ses confrères. Quelques exemples
illustratifs:

George Sand.
La plume de Madame de Staël était celle d’une femme galante; celle de George
Sand, celle d’une femme sans pudeur.
Sirtéma des Grovestins, Les Gloires du romantisme […], t.I, p.311.3

Le difficile avec G. Sand c’est qu’on ne sait jamais prendre cet auteur au
sérieux. Comme femme elle inspire le dégoût, comme homme, il donne l’envie
de rire . Ibid. 4

Balzac ou Victor Hugo n’échappent pas, eux non plus, aux mauvaises
langues. Flaubert retient dans Le Sottisier des affirmations qui auraient, sans
doute, été perdues à jamais :

Balzac n’a pas d’imagination.
Décidément, mon pauvre M. de Balzac, votre muse est réellement fille de mémoire. Vous n’inventez que ce que vous rappelez. A. Kaar, Les Guêpes , (avril) 1843.
1

1 Lettre à Edma Roger des Genettes, Paris, vendredi soir, 1er mai 1874; tome IV, p. 793.
2 Lettre à sa nièce Caroline, Pari s, 11 août 1873; tome IV, p. 698.
3 Le Sottisier, op. cit ., p. 145.
4 Idem.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
149 Victor Hugo
Audacieux violateur de nos poétiques et de notre langue.
L’esprit de révolte antisociale, de dénigrement haineux, circule comme un
venin.
Que M. V. Hugo y prenne garde! Cette pente est rapide. Elle est celle de la décadence même de l’esprit.
Cuvillier-Fleury, Portraits politiques et révolutionnaires , t.II, pp.27 et 392

5.2. Correspondance des autres écrivains

Sans doute, Gustave Flaubert reste-t-il auteur de l’une des plus belles
correspondances de la littérature française : Edmond de Goncourt la considérait
plus captivante qu’un roman, un « volume d’imagination », tandis qu’Albert
Thibaudet parlait du fait que cette Correspondance donne sans cesse
l’impression d’un homme qui ne s’exprime qu’en se cherchant au-dessus ou au-dessous de lui-même. Mais Flaubert savait aussi apprécier les correspondances
des autres écrivains. En plus, il aimait faire de ses lettres le moyen de
communiquer ses pensées; en effet, la correspondance était la voie la plus
naturelle pour épanouir sa personnalité. Il arrive à écrire cinq ou six lettres tous
les jours, jusqu’à se sentir « tanné
3. »
Dans son essai, Flaubert ou le désert en abîme, Jacques Chessex
explique la valeur de la correspondance aux yeux de Flaubert lui-même: dans
ses lettres, le romancier est à la recherche de sa pensée, de l’organisation de son
travail, de son entité. La lettre, observe Chessex, n’est pas un jeu pour Gustave
Flaubert, elle n’est pas un délassement mondain, cela non plus, mais une
nécessité existentielle:

Flaubert y est en quête, et en portrait polémique de lui-même. Polémique?
Contre lui-même, s’affirmant lui-même. Quêtant, enquêtant, s’expliquant, se justifiant, précisant les traits profonds de sa nature, sa position quant au monde, sa distance, sa présence dense, opaque, coléreuse, lyrique et pour deux de ses correspondantes très particulièrement, les états de son esprit dans le chantier,
les progrès du chantier lui-même (Louise Colet) et ses innombrables – quoique
constantes – humeurs politiques, esthétiques, philosophiques et morales (George Sand).
4

1 Le Sottisier, op. cit ., p. 147.
2 Ibid.
3 Lettre à sa nièce, Caroline, je udi soir, 5 heures, 13 février 1879 ; tome V, p. 532.
4 Chessex, Jacques, Flaubert ou le désert en abîme , Grasset, Paris, 1991, pp. 151-152.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
150 De l’autre côté, Flaubert a un grand besoin de recevoir les lettres de ses
amis. Par exemple, celles de Tourgueneff sont pour lui « la goutte d’eau dans le
désert1.» Pourtant, quand il connaît des états de détresse, l’ermite de Croisset
n’a pas la force d’écrire, ni même à des amis très chers, tels que George Sand. Il ne veut pas attrister les autres et péfère s’isoler davantage, supporter les coups
du destin en solitude.
Gustave Flaubert a une prédilection pour les lectures du type «
correspondance ». Lorsque les lettres de Balzac sont publiées, Flaubert veut les
lire avec impatience, comme quelque chose d’amusant. Il se révolte contre les
injustices vécues par Balzac qui avait été traité en immoral, en infâme. Et la
défense de Balzac trouve une explication très pertinente, valable aussi pour le cas de Flaubert: « Comme si un observateur pouvait être méchant ! La première
qualité pour voir est de posséder de bons yeux, – or, s’ils sont troublés par les
passions, c’est-à-dire par un intérêt personnel, les choses vous échappent.
2 »
Gustave Flaubert désigne la Correspondance de Balzac comme une lecture
illustrative, restituant l’image d’une vie de chagrins, de labeur continuel. Pourtant, la limite qu’il constate chez son confrère est la préoccupation pour
l’argent, au détriment de l’Art, du Beau:

Il s’occupait trop de ses affaires. Jamais on n’y voit une idée générale, une
préoccupation en dehors de ses intérêts. Comparez ses lettres à celles de
Voltaire, par exemple – ou même à celles de Diderot. Balzac ne s’inquiète ni de l’art, ni de la Religion, ni de l’humanité, ni de la Science. – Lui – et toujours lui ! ses dettes, ses meubles, son imprimerie. – Ce qui n’empêche pas que
c’était un très brave homm
e3.

Flaubert critique également le désir de Balzac d’être accepté par
l’Académie française et par la société, le fait qu’il cherchait la Gloire, mais non le Beau. Il critique aussi ses orientations religieuses:

D’ailleurs que d’étroitesses, légitimiste, catholique, collectionneur, rêvant la
Députation et l’Académie française ! – Avec tot cela, ignorant comme un pot – et provincial jusque dans les moelles : le luxe l’épate. Sa plus grande
admiration littéraire est pour Walter Scott.
4

Par conséquent, Flaubert établit, avec exagération, il nous semble, une
hiérarchie entre les correspondances de Voltaire et de Balzac, la première étant,

1 Lettre à Ivan Tourgueneff, jeudi, 2 juillet1874, Kaltbad, Righi, Suisse; tome IV, p. 822.
2 Lettre à sa nièce Caroline, Croisset, samedi 3 heures, 9 décembre1876 ; tome V, p. 139.
3 Lettre à Edma Roger Des Genettes, vendredi, 3 août 1877 ; tome V, p. 271.
4 Lettre à Edmond de Goncourt, Croisset, di manche, 31 décembre 1876, tome V, p. 157.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
151 selon lui, plus ouverte, plus profonde. Mais la correspondance qui l’enchante
par-dessus tout est celle de Berlioz. Sa lecture lui a donné de nouvelles forces,
ainsi qu’il la recommande chaleureusement à sa nièce, Caroline. La chose qui
lui plaît surtout – et représente un point commun des deux artistes – c’est la haine de la médiocrité, de la bourgeoisie, de l’opinion plate. Le regret de
Flaubert est de ne pas avoir eu la chance de mieux connaître Berlioz, qu’il aurait
sans doute adoré. C’est une lecture qui l’a édifié, comme peu de livres l’ont fait,
reconnaît-il
1 :

La lecture de la Correspondance inédite de Berlioz m’a remonté. Lis-là , je t’en
prie. Voilà un homme! et un vrai artiste! Quelle haine de la médiocrité! Quelles
belles colères contre l’infâme bourgeois! Quel mépris de On ! Cela vous
enfonce les lettres de Balzac de 36 mille coudées! Je ne m’étonne plus de la sympathie que nous avions l’un pour l’autre. Que ne l’ai-je mieux connu! Je
l’aurais adoré2 !

En tout cas, à une époque où la télévision, la radio, le téléphone
n’existaient pas, la correspondance a eu un rôle très important dans la vie privée
des gens simples, de même que dans celles des grandes personnalités –
politiciens, historiens, artistes et, surtout, écrivains. Les derniers seront
également ceux qui nous intéressent davantage, pour essayer de prouver la qualité maîtresse de toute correspondance: témoignage précieux sur les idées de
l’auteur concernant sa vie privée, mais aussi l’époque qu’il traverse. Une telle
approche engendre une histoire des idées sur la vie de l’homme et sur son œuvre
(le cas de Flaubert ou de Balzac), à laquelle s’ajoutent les idées formulées au
sujet des contemporains, des mœurs, des événements.
La correspondance a, en plus, le mérite d’être souvent plus spontanée
que l’œuvre du même écrivain, rédigée dans un style naturel, vivant, sans la censure de la poétique. C’est aussi le cas de Gustave Flaubert, qui a poussé à la
limite extrême le souci du style dans ses œuvres, dont l’étude est vraiment une
expérience inédite, une sorte de révélation.
Si au XIX
e siècle la correspondance atteint un certain volume et un
certain niveau des idées, au XVIIe et au XVIIIe siècles, la littérature a connu
même un épanouissement du genre « roman par lettres ».
Certes, en matière de correspondance, le XVIIe siècle est celui de
Madame de Sévigné, dont la correspondance est adressée surtout à sa fille,
Madame de Grignan (établie, après son mariage, en Provence), avec qui sa mère
a un échange permanent de lettres. On dirait que cette chose convenait à toutes les deux, car Madame de Grignan n’aimait trop sa mère et préférait vivre à

1 Lettre à sa nièce Caroline, mercredi soir, 10 avril 1878, éd. Conard, p. 424.
2 Lettre à sa nièce, 10 avril 1879, tome V, p. 607.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
152 distance, tandis que Madame de Sévigné, ayant un tempérament froid, trouvait
dans la correspondance le terrain propice et la meilleure occasion pour exprimer
ses sentiments. Elle écrit, en plus, d’une manière naturelle, en se montrant gaie,
spirituelle, amoureuse de la nature. Passionnée de la lecture, Madame de Sévigné possède aussi une qualité essentielle, qui fait la beauté de sa
correspondance: une imagination très vive. Ainsi les nouveautés de la
civilisation bénéficient-elles de descriptions minutieuses, dont une est restée
fameuse, c’est-à-dire celle où Madame de Sévigné présente avec enthousiasme
les avantages de la douche, habitude récente pour cette époque-là. Pour ce qui
est de sa relation avec sa fille, celle-ci s’avère plus chaleureuse qu’elle l’aurait
été au-delà des lettres, c’est-à-dire si les femmes vivaient l’une auprès de l’autre (cette chose était valable aussi pour Flaubert et Louise Colet ou George Sand).
Quant à la correspondance de Madame de Sévigné, de ses presque 1400 lettres
qui nous sont restées, près de 800 sont adressées à sa fille, Madame de Grignan;
il s’agit, en effet, d’une correspondance-spectacle, contenant des anecdotes, des
récits d’événements historiques, de véritables « reportages » sur la vie à la Cour. Avec la correspondance de Madame de Sévigné, on voit comment l’écriture
peut devenir le moyen privilégié de l’expression profonde et complexe de soi-
même, comment une dame et une mère à la fois se métamorphose en écrivain, à
son insu (c’est la postérité qui lui confère ce statut), grâce à sa passion de la
correspondance. Pour jalonner ensuite le XVII
e siècle des épistoliers, il faut rappeler
aussi Madame de La Fayette, La Rochefoucauld, Descartes, Corneille, Racine,
Pascal ou Boileau. Pourtant, leur correspondance est souvent seulement un
reflet de leur œuvre, n’apportant pas grand-chose au sujet de la vie des
écrivains, de leur manière de penser, ou bien de leurs sentiments sur les contemporains et sur l’époque où ils ont vécu. Mentionnons que Madame de La
Fayette, qui fut très liée avec Madame de Sévigné et La Rochefoucauld, nous
procure encore une révélation, car elle se dévoile beaucoup plus naturelle
qu’elle l’était dans son roman La Princesse de Clèves. En effet, il y a dans son
style épistolaire de la verve, de la gaieté un peu sèche, une malice aiguisée qui pique profondément, sans avoir l’air d’y toucher.
Certes, à notre avis, la figure la plus impressionnante des épistoliers du
XVIII
e siècle est Voltaire, dont on possède un nombre très grand de lettres
(21000), sa correspondance se déployant largement dans l’espace et dans le
temps. Un homme qui travaillait beaucoup parce que le travail était pour lui un
besoin, et qui travaillait vite aussi. Correspondre c’était pour Voltaire également
un travail, qu’il accomplissait avec plaisir, ayant toujours un sujet quelconque à la base de chaque lettre, puisque, selon lui, il faut une base aux lettres, sans quoi
ce ne sont que des mots.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
153 La diversité des lettres de Voltaire est vraiment exceptionnelle et avait
étonné même des esprits érudits, y compris Flaubert. En la comparant avec celle
de Balzac, il la préfère, car « l’ouverture du compas y est un peu plus large!1 »
Ses destinataires – français, anglais, allemands, russes, italiens, suédois – étaient des gens du monde, des souverains, des princes, des ministres, des dignitaires
ecclésiastiques, mais aussi des éditeurs, des écrivains, des avocats, des
banquiers, des mathématiciens, des négociants, un pape, des comédiens – un
défilé étourdissant de toutes les nations, les professions et les langues. Toutes
les couches sociales y semblent représentées, et Voltaire sait varier le ton de ses
lettres, en fonction de chaque correspondant, c’est-à-dire il l’adapte selon le
caractère ou l’humeur du destinataire, le degré d’intimité de leur relation, ou bien les circonstances de la rédaction.
Ainsi, le lecteur de cette riche correspondance (Voltaire écrivait tous les
jours, même trois-cinq lettres pendant la même journée) y trouve-t-il toute la vie
de l’écrivain. Pourtant, la correspondance voltairienne n’a pas seulement un
intérêt biographique, mais fournit aussi des détails significatifs sur la vie quotidienne, ayant donc également un intérêt du point de vue de l’histoire des
mentalités, documentaire, humain et stylistique. « On voit se dérouler le film, ou
plutôt le feuilleton de sa vie extérieure et intérieure, toujours animée par la
passion
2.»
Voltaire a une curiosité infatigable, une intelligence universelle, en sachant utiliser pour chaque personne le langage de son état et de sa condition.
Son sujet favori a été toujours le théâtre, dont il avait un vrai instinct et une
authentique passion (cela étant un autre point d’intérêt pour Flaubert, lecteur de
la correspondance voltairienne). Ses idées sont abondantes, fines, modernes, son
intelligence alerte, souple, ouverte. Ce spectacle effervescent d’idées a dû, sûrement, séduire Flaubert.
À part le théâtre, Voltaire s’intéressait aux affaires – politiques,
militaires, religieuses, diplomatiques, judiciaires -, à la science, à l’art. Il n’y a
pas de partie de la vie sociale et intellectuelle du XVIII
e siècle sur laquelle la
correspondance voltairienne soit tout à fait muette. Dans la correspondance de Voltaire on trouve des idées de l’écrivain
sur les genres dramatiques (le théoricien), sur l’histoire, qui, selon lui, n’est pas
purement événementielle (en ce cas, il nous semble, l’historien Voltaire avance
un point de vue très moderne, qui sera celui de l’histoire des mentalités, au
début du XX
e siècle). Voltaire indique même aux avocats la méthode à suivre
pour faire un mémoire efficace, s’intéressant aussi à la linguistique comparée.

1 Lettre à sa nièce, Croisset, dimanche, 3 heures, 31 décembre 1876 ; tome V, p. 160.
2 Voltaire, Correspondance choisie , Librairie Générale Française, Paris, 1990, p. XIII.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
154 C’est une personnalité pleine de contrastes. Il demandait à l’Église de
faire travailler les paysans le dimanche, car il trouvait naturelle la séparation des
classes et leur hiérarchie. D’ailleurs, en dépit de sa formation de philosophe,
Voltaire avait le sens des réalités, en ne méprisant pas les biens de ce monde. À la différence de Flaubert, Voltaire était fier de sa richesse, du luxe qui
l’entourait. De plus, il considérait l’argent une condition de la liberté d’agir et
d’écrire. Cette condition est valable aussi pour Gustave Flaubert, mais ce
dernier ne fera aucun effort pour amasser des fortunes. Voltaire, lui, comme
Balzac, n’hésite pas à devenir homme d’affaires. Et il le réussit, par rapport à
Balzac, en créant une manufacture de bas de soie et en patronnant des
manufactures de montres. Lorsqu’il avait déjà 80 ans, il faisait encore la lecture à table pour ne pas perdre le temps seulement avec le repas! Quelle complexité
en un seul être, pourrions-nous conclure: Voltaire était non seulement séduisant
par son intelligence, mais aussi vaniteux, vindicatif, avare, menteur, sensible,
bon – bref, un être fascinant.
Quant à Montaigne, il y a 150 lettres dans l’édition de M. Laboulaye. C’est peu par rapport aux correspondances de Voltaire, de Diderot ou de
Rousseau. Même les lettres de Vauvenargues, peu nombreuses, intéressent
davantage par rapport à celles de Montaigne, qui ne nous apprennent pas grand-
chose. Pourtant, remarque M. Laboulaye, elles sont écrites agréablement et nous
y retouvons la bonne humeur et la gaieté gasconne, un esprit facile, un cœur ouvert, autrement dit – l’homme heureux de vivre… Donc, les lettres de
Montaigne nous dévoilent son humeur et non son génie, chose tout à fait
importante pour connaître d’abord l’homme et ensuite l’écrivain.
Pour conclure, il faut ajouter que Flaubert retient dans son Sottisier
1
des opinions plates concernant les femmes correspondantes. La malice de Flaubert est d’autant plus grande que les opinions citées appartiennent à un
prêtre:

Les lettres nuisibles aux femmes.
Les lettres ne sont pas faites pour les fe mmes. Cela gâte leur esprit, le rend
léger, frivole, dissipé, volage. Le père Debreyne, Moechialogie, traité des péch és contre le sixième et
neuvième commandements du décalogue, et de toutes les questions
matrimoniales qui s’y rattachent, suivi d’un Abrégé pratique d’embryologie
sacrée , p.183

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, 1995, p. 30.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
155 5.3. Livre; lectures formatrices

Me parler de la dignité de l’espèce humaine c’est
une dérision, j’aime Montai gne et Pascal pour cela.
(Souvenirs, notes et pensées intimes )1

Pour Flaubert, la relation idée-vérité-illusion a la valeur d’une
philosophie personnelle, qu’il s’est efforcé de défendre toute sa vie. L’amour de
l’Idée est devenu une sorte de religion, la sienne. Rien ne peut être authentique
pour l’écrivain, sans impliquer les vertus de l’Idée. D’ailleurs, dès qu’on a l’idée, on a aussi la forme de l’exprimer. À George Sand, Flaubert disait que le
mot ne lui manque jamais quand il a l’idée. En plus, cet écrivain « total » mène
jusqu’au bout l’exposition de l’idée, et seule l’idée lui provoque des
« tressaillements d’enthousiasme à des coins de phrases », comme il l’avoue à
Louise Colet
2.
La permanente opposition entre lui et les Autres est visible surtout en ce
qui concerne la conception, la croyance de Flaubert sur l’Art, sur la Beauté,
aspect sur lequel nous avons insisté dans notre étude, ayant la conviction que
cela définit non seulement l’écrivain Gustave Flaubert, mais aussi l’homme, sa
vision du monde.
Dans une lettre à George Sand3, l’écrivain de Croisset commente le
jugement de Tourgueneff sur Jack, le livre de Daudet. Le point de vue du Russe
lui semble vraiment sévère, de même que bien exagérée son admiration pour
l’œuvre de Zola. Selon l’auteur de Madame Bovary , Daudet a le charme et Zola
a la force. Mais, chose essentielle pour Flaubert, aucun des deux n’est préoccupé avant tout par la Beauté, comme premier but de l’Art. Et cette
comparaison entre ses confrères pousse Flaubert à réaffirmer sa théorie:

Je me souviens d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir
violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu […] Eh bien! Je
me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet ? Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une Vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel – comme un principe? (Je parle en platonicien). Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire
entre le mot juste et le mot musical? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un
vers quand on resserre trop sa pensée? La loi des Nombres gouverne donc les

1 Flaubert, Gustave, Souvenirs, notes et pensées intimes, Buchet/Chastel, Paris, 1965, p. 64
2 Rouen, jeudi soir, 21 janvier 1847; tome I, p. 431.
3 Lettre à George Sand, lundi soir, 3 avril 1876 ; tome V, p. 31.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
156 sentiments et les images, et ce qui paraît être l’extérieur est tout bonnement le
dedans1 ?
Le processus déclenché par l’Idée le séduit et le tourmente à la fois. La
métaphore, rarement utilisée par Flaubert (chose qu’on lui reprochait d’ailleurs),
lui vient naturellement sous la plume, quand il s’agit de parler sur l’Idée: « Une
fois qu’on a chaussé une idée il est toujours pénible de s’en défaire. C’est pour
cela qu’il vaut mieux peut-être s’habituer à aller pieds nus
2. »
Si l’idée doit rejoindre la vérité (un idéal flaubertien déclaré), elle
arrive parfois à toucher le périmètre délicat des illusions. Gustave Flaubert croit qu’il est né avec « une provision médiocre d’illusions
3. » C’est pourquoi il
cherche l’illusion optique, des effets de lumière et de perspective, car, en fin de
compte, dit-il, rien n’est nécessaire ni utile, il y a seulement des choses plus ou
moins agréables. Ainsi, les joies et les malheurs sont-ils perçus en fonction du
point de vue de chacun. Si la vie n’est qu’une « froide plaisanterie » , pour reprendre le mot de
Voltaire (comme le fait Flaubert lui-même), la conclusion n’est qu’un éloge de
l’Illusion: « Je ne crois seulement qu’à l’éternité d’une chose, c’est à celle de
l’Illusion , qui est la vraie vérité. Toutes les autres ne sont que relatives
4. »
Il y a vraiment beaucoup de références concernant le sujet du livre, de
la lecture, du goût littéraire. Gustave Flaubert n’est pas seulement un écrivain
qui cherche le style parfait, mais aussi un lecteur averti, qui puisse apprécier la
minutie de l’écriture, de même que la tenue du détail significatif, voire
scientifique. Nous pourrions même affirmer que chez Flaubert, et avec lui,
apparaît une nouvelle mentalité de l’écrivain, mais aussi du lecteur . Il s’agit
d’une conscience profonde de la nécessité de lire, du sérieux de la lecture, de la
responsabilité, par rapport à ce que d’autres ont écrit, ou bien par rapport à ses
propres écrits.
Flaubert lit tout d’abord pour son plaisir intellectuel, mais aussi pour se
documenter le mieux possible dans le domaine qui l’intéresse. Pour écrire Bouvard et Pécuchet , il y a eu une longue préparation, signifiant lectures
proprement-dites très diverses (1500 volumes environ). Cette documentation
suppose un effort énorme de travail, avec une patience et une méticulosité, dont
Flaubert était parfaitement conscient:

1 Lettre à George Sand, lundi soir, 3 avril 1876 ; tome V, p. 31.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, lundi matin, 28 septembre 1846; tome I, p. 367.
3 Lettre à L. Colet, Quimper, 11 juin 1847; tome I, p. 457.
4 Lettre à L. Colet, vendredi minuit, Rouen, 15 janvier 1847?; tome I, p. 429.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
157 Moi, je lis du matin au soir, sans désemparer, en prenant des notes pour un
formidable bouquin qui va me demander cinq ou six ans. Ce sera une espèce
d’encyclopédie de la Bêtise moderne. Vous voyez que le sujet est illimité1.

Parfois, il lui arrive de se moquer du contenu de ces livres dits
« scientifiques », tout comme c’est le cas des livres d’hygiène; en réalité, Flaubert
est choqué par « l’aplomb » des médecins, par leur « toupet ». Une étude intére-
ssante serait d’envisager le côté médical, scientifique de l’œuvre flaubertienne.
En évoquant l’érudition de Flaubert, Guy de Maupassant affirmait que
le romancier était l’héritier de la vieille tradition des anciens lettrés, qui étaient
d’abord des savants. Outre son immense bibliothèque de livres, qu’il connaissait
comme s’il venait d’achever de les lire, il conservait une bibliothèque de notes
prises par lui sur tous les ouvrages imaginables, consultés dans les établissements publics et partout où il avait découvert des œuvres intéressantes.
Il semblait savoir par cœur cette bibliothèque de notes, citait de souvenir les
pages et les paragraphes où l’on trouverait le renseignement cherché, inscrit par
lui dix ans auparavant, car sa mémoire semblait invraisemblable. « Il apportait
dans l’exécution de ses livres un tel scrupule d’exactitude qu’il faisait des recherches de huit jours pour justifier à ses propres yeux un petit fait, un mot
seulement
2. »
Les lectures préférées de Flaubert sont nombreuses. Il conseille même,
comme principe fondamental, de lire un classique tous les jours, par exemple
Rabelais, Montaigne ou La Bruyère. De plus, la fréquentation des classiques lui semble une vraie hygiène de l’esprit. Après Rabelais, d’ailleurs, tout semble «
maigre », dit Flaubert dans une lettre à Louise Colet.
3
Montaigne c’est son favori et son œuvre – son livre de chevet. C’est
pourquoi il s’accorde le temps de relire Montaigne: à l’âge de dix-huit ans,
Flaubert n’a lu que Montaigne pendant toute une année! Il explique cette
préférence par une sorte d’affinité très profonde (ce qui nous rappelle une autre
liaison très forte, entre Stendhal et Pascal, le premier étant le lecteur passionné du deuxième, puisque Stendhal considérait qu’il ressemblait le plus avec Pascal,
par esprit):

Mais je suis ébahi, souvent, de trouver l’analyse très déliée de mes moindres
sentiments! Nous avons mêmes goûts, mêmes opinions, même manière de
vivre, mêmes manies. – Il y a des gens que j’admire plus que lui, mais il n’y en
a pas que j’évoquerais plus volontiers, et avec qui je causerais mieux4.

1 Lettre à Adèle Perrot, Croisset, jeudi, 17 octobre 1872; tome IV, pp. 589-590.
2 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éd. Complexe, Bruxelles 1986, p. 120
3 Lettre à L. Colet, Croisset, jeudi, minuit, 17 février 1853; tome II, p. 247.
4 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi soir, minuit et demi, 28 octobre 1853; tome II, p. 460.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
158 Un être qu’il aurait voulu connaître, voilà ce que représente l’auteur des
Essais pour celui de Madame Bovary . Après avoir lu « tout Montaigne »,
Flaubert avoue que cette expérience le fait se sentir « plus raide1 ».
Une autre lecture de choix de Gustave Flaubert a été, sans doute, Don
Quichotte ; la relecture de cette œuvre lui donne « la maladie de l’Espagne ».
C’est un livre dont la poésie est « gaiement mélancolique2. » Parmi les écrivains
étrangers, Shakespeare lui plaît par-dessus tout: « Plus je pense à Shakespeare,
plus j’en suis écrasé3. »
Flaubert, à l’âge de la jeunesse enthousiaste, fait un véritable éloge à
Shakespeare, avouant son intention de relire son œuvre d’un bout à l’autre:

Quand je lis Shakespeare, je deviens plus grand, plus intelligent et plus pur.
Parvenu au sommet d’une de ses œuvres, il me semble que je suis sur une haute montagne. Tout disparaît, et tout apparaît. On n’est plus homme. On est œil. Des horizons nouveaux surgissent, et les perspectives se prolongent à
l’infini;[…]
4
À cette époque de sa vie, Flaubert utilise encore les métaphores. Plus
tard, il va préférer la comparaison. Il admire la langue pure de certains écrivains
français et ne cesse pas de s’y rapporter. Il fait l’école du style, chez La
Bruyère, par exemple, dont les phrases, dit-il, devraient être sues par cœur, car
elles ont du relief et du nerf! À son amie, Louise Colet, Flaubert indiquera la poétique de Ronsard,
basée sur un « curieux précept », celui de s’instruire dans les arts et les métiers
(forgerons, orfèvres, serruriers, etc.) pour y puiser des métaphores. Il faut
préciser que Ronsard parle de comparaisons, tandis que Flaubert parle de
métaphores
5.
Flaubert ne se limite pas à citer les préceptes de ses auteurs favoris: il
en crée, lui aussi, faisant des distinctions importantes pour la compréhension de la littérature. Selon lui, il y a deux classes de poètes:

Les plus grands, les rares, les vrais maîtres résument l’humanité; sans se
préoccuper ni d’eux-mêmes, ni de leurs propres passions, mettant au rebut leur personnalité pour s’absorber dans celle des autres, ils reproduisent l’Univers, qui se reflète dans leurs œuvres, étincelant, varié, multiple, comme un ciel
entier qui se mire dans la mer avec toutes ses étoiles et tout son azur. Il y en a

1 Lettre à L. Colet, Croisset, lundi soir, 13 mars 1854.; tome II, p. 533.
2 Lettre à L. Colet, Rouen, fin novembre 1847; tome I, p. 487.
3 Lettre à Alfred le Poittevin, Croisset, juillet 1845; tome I, p. 247.
4 Lettre à L. Colet, Croisset, dimanche matin, 11 heures, 27 septembre 1846; tome I, p. 364.
5 Cf. Ronsard, Abrégé de l’Art poétique , 1565; Notes du deuxième tome de la
Correspondance, pp. 1254-1255.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
159 d’autres qui n’ont qu’à crier pour être harmonieux, qu’à pleurer pour attendrir,
et qu’à s’occuper d’eux-mêmes pour rester éternels1.

Et Flaubert donne un exemple pour chaque catégorie: Shakespeare pour
la première, Byron pour l’autre. Par comparaison avec ces « demi-dieux »,
Flaubert se sent insignifiant, un peu dilettante – il s’est condamné à écrire pour
lui seul, pour sa propre distraction personnelle, « comme on fume et comme on
monte à cheval2. » Il est presque sûr, dit-il, que son œuvre ne sera jamais
imprimée. D’ailleurs, croit Flaubert, si que lqu’un aime vraiment la littérature, il
faut tout d’abord écrire pour soi-même et lire aussi les classiques. Il faut ensuite écrire les choses senties personnellement, décrire les milieux familiers. Plus que
cela, pour le solitaire de Croisset, l’encre est son « élément naturel »; loin de sa
table de travail, il se sent « stupide
3.»
Un problème difficile à résoudre pour Fl aubert reste le type de livre qu’il
doit aborder. Théoriquement, un livre a ét é toujours pour lui « une manière spéciale
de vivre », un moyen de se mettre dans un certain milieu. Il écrit comme on joue du
violon, dit-il, n’ayant d’autre but que cel ui de se divertir. La comparaison est
suggestive, car elle témoigne du plaisir du style que pratiquait Gustave Flaubert en
écrivant ses œuvres. C’est la situation où il expérimente la littérature. Dans la même
lettre, le romancier avoue le mécanisme de son expériment:
[…] et il m’arrive de faire des morceaux qui ne doivent servir à rien dans
l’ensemble de l’œuvre, et que je supprime ensuite. Avec une pareille méthode,
et un sujet difficile, un volume de cent pages peut demander dix ans. Telle est
toute la vérité. Elle est déplorable. Je n’ai pas bougé depuis bientôt trois mois. Mon existence est plate comme ma table de travail, et immobile comme elle
4.

Nous remarquons le fait que la littérature–jeu tourne facilement vers la
littérature-corvée et cela explique l’enthousiasme qui existe seulement à la
surface de la personnalité flaubertienne, les profondeurs cachant, au contraire,
un pessimisme aigu. La chose vraiment paradoxale – qui anticipe la conception gidienne sur
le livre, sa fameuse disponibilité – est l’attitude que Flaubert manifeste par
rapport au livre achevé. Nous pourrions même formuler un principe qui atteste
la nature de la relation auteur-œuvre au cas de Gustave Flaubert: plus est étroite
la liaison créateur-œuvre, plus est détachée l’attitude de l’écrivain envers son œuvre finie. C’est le romancier lui-même qui l’affirme (comme plus tard un

1 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi minuit, 23 octobre 1846; tome I, pp. 396-397.
2 Idem.
3 Lettre à L. Colet, Trouville, dimanche 4 heures, 14 août 1853; tome II, p. 395.
4 Lettre à Madame Jules Sandeau, Croisset, dimanche, 7 août 1859; tome III, p. 34.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
160 écrivain-symbole pour le XXe siècle, André Gide, pour lequel un livre fini était
une sorte de cadavre, il n’y touchait plus) :

Dès que j’ai fini un livre, il me devient complètement étranger, étant sorti de la
sphère d’idées qui me l’a fait entreprendre. Donc, quand Salammbô sera
recopiée – et recorrigée, je la fourrerai dans un bas d’armoire et n’y penserai plus, fort heureux de me livrer immédiatement à d’autres exercices. Advienne
que pourra! Le succès n’est pas mon affaire. C’est celle du hasard et du vent
qui souffle
1.

L’exemple du roman, tellement controversé, de Salammbô est valable
pour tous les autres. C’est intéressant qu’un écrivain si scrupuleux a pu laisser la
connaissance publique de son œuvre au pur hasard (la déception que son
premier éditeur, Michel Lévy, lui avait produite pourrait expliquer en quelque
sorte ce désintérêt). Par conséquent, la stratégie est celle-ci: lorsqu’une œuvre
est finie, il faut songer à en faire une autre, écrit Flaubert à son ami, Ernest Feydeau
2 , pour y ajouter que son indifférence quant à la publication de ses
livres n’est pas une pose.
Pour ce qui est de la création de ses œuvres, il est nécessaire d’évoquer
aussi la manière dont Gustave Flaubert choisissait leur sujet (le cas de Madame
Bovary est le plus célèbre). Décidément, ce qu’il ne voulait pas faire, c’était
écrire « des choses modernes », puisqu’il n’avait pas du tout cette vocation.
C’est pourquoi Flaubert est hanté par cette douloureuse question:
pourrait-il faire un livre où il se donnerait tout entier?3 Tout est affaire de
circonstance, de hasard. Dans une lettre à Louise Colet4, l’écrivain explique en
détail cette « étrange chose » – la plume d’un côté et l’individu de l’autre: en
dépit de son grand amour de l’antiquité, il est dans ses œuvres l’un des hommes
les moins antiques qu’il y ait jamais eu. En outre, dit-il, à le voir d’aspect, on croirait qu’il doit faire de l’épique, du drame, de la brutalité des faits, et il
préfère, au contraire, les sujets d’analyse, d’anatomie, s’il peut dire ainsi.
Alors, les livres qu’il « ambitionne le plus de faire » sont justement
ceux pour lesquels il a le moins de moyens. Madame Bovary , dit Flaubert, a été,
en ce sens, « un tour de force inouï » et dont lui seul a conscience; sujet,
personnage, effet, tout a été hors lui. Un tel sujet peut l’ennuyer, le dégoûter
même, lui donner la nausée. Ayant la conviction que, malgré ses préférences,

1 Lettre à Madame Jules Sandeau, Croisset, 28 novembre 1861; tome III, pp. 185-186.
2 Croisset, 2? Janvier 1862; tome III, p. 194.
3 Lettre à George Sand, Croisset, nuit de la Saint-Sylvestre, 1 heure, 1er janvier 1869; tome
IV, p. 3.
4 Croisset, lundi soir, 1 heure de nuit, 26 juillet 1852; tome II, p. 140.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
161 tous les sujets sont égaux, Flaubert accepte Madame Bovary comme une
provocation.
Il préfère en tout cas les livres de premier ordre: plus épicés, plus en
relief, « criants de vérité, archidéveloppés et plus abondants de détails intrinsèques au sujet »; de ce point de vue, Manon Lescaut lui semble être le
premier des livres secondaires
1.
Flaubert ne se limite pas – à travers sa Correspondance – à préciser ses
lectures, mais il fait chaque fois des jugements de valeur, la plupart bien
argumentés et valables aussi de nos jours. Pour passer en revue les exemples les
plus illustratifs, rappelons son enthousiasme concernant les études sur le
brahmanisme, le bouddhisme, qu’il trouve « superbes ». Flaubert apprécie également les œuvres de Dante (même si L’Enfer manque de plan, selon lui). Il
goûte aussi les poètes français – Musset (« charmant poète »), dont le plus grand
reste « le père Hugo ». Dans une lettre à George Sand, Flaubert raconte ses
impressions sur Ruy Blas , « pitoyablement joué », sauf le rôle de la reine,
interprété par Sarah Bernhardt
2. En échange, l’admiration pour Victor Hugo est
encore une fois exprimée – Le grand poète lui apparaît charmant, « pas du tout
pontife3. »
Quant à Stendhal, Flaubert est bien injuste quand il affirme que Le
Rouge et le Noir est mal écrit et incompréhensible4. Dumas, lui, a un succès
prodigieux, selon Gustave Flaubert, pa rce que ses romans ont une « action
amusante », on se distrait donc pendant qu’on les lit, mais une fois le livre
fermé, « tout cela a passé comme de l’eau claire, on retourne à ses affaires5.»
Émile de J.J. Rousseau lui semble un « baroque bouquin ». Au
contraire, les écrivains auxquels il revient toujours sont Goethe, Spinoza.
Goethe lui fournit un principe de vie – « Qu’est-ce que ton devoir: l’exigence de chaque jour. » – (maxime que Flaubert cite plusieurs fois dans ses lettres, en
ajoutant qu’il ne peut sortir de là). Quant aux lectures de Spinoza, Flaubert y
revient lorsqu’il se sent troublé, et alors il relit L’Éthique. Avant de finir les
commentaires à ce sujet, nous voudrions évoquer une opinion de Flaubert
concernant l’existence rare du sens littéraire . Selon lui, la connaissance des
langues, l’archéologie, l’histoire, etc., tout cela devrait servir à la création de
l’œuvre
6. Et pourtant, continue Flaubert, les gens « soi-disant éclairés »
deviennent de plus en plus ineptes en fait d’art, parce que c’est l’art même qui

1 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi minuit, 16 septembre 1853; tome II, p. 432.
2 Paris, lundi soir, 26 février 1872; tome IV, p. 486.
3 Idem.
4 Lettre à L. Colet, lundi soir, 22 novembre 1852; tome II, p. 179.
5 Lettre à L. Colet, Croisset, lundi minuit, 20 juin 1853; tome II, p. 358.
6 Lettre à G. Sand, Croisset, nuit de la Saint-Sylvestre, 1 heure, 1er janvier 1869; tome IV,
p. 4.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
162 leur échappe: « Les gloses sont pour eux chose plus importante que le texte. Ils
font plus de cas des béquilles que des jambes1. »
Cette constatation explique peut-être « le divorce » qui a existé, en
général, entre Flaubert et les critiques ou les éditeurs. Ce que l’écrivain ne supporte pas chez eux c’est leur manie de « corriger » les manuscrits qu’on leur
apporte, chose qui finit par donner à toutes les œuvres, conclut le romancier,
quelles qu’elles soient, le même manque d’originalité. L’argument que fournit
Flaubert est accompagné d’un exemple suggestif:

Une individualité ne se substitue pas à une autre. Il est certain que
Chateaubriand aurait gâté un manuscrit de Voltaire et que Mérimée n’aurait pu
corriger Balzac. – Un livre est un organisme. Or, toute amputation, tout changement pratiqué par un tiers le dénature. Il pourra être moins mauvais, n’importe, cela ne sera plus lui
2.

Dans Le Sottisier il y a même un chapitre intitulé « Stupidités de la
critique », où figure en exergue un fragment d’une lettre de Flaubert adressée à
Louise Colet; c’est une idée leitmotiv de la Correspondance flaubertienne:
« C’est perdre son temps que de lire des critiques. […] on fait de la critique
quand on ne peut pas faire de l’art, de même qu’on se met mouchard quand on
ne peut pas être soldat3. »
L’auteur du Sottisier cite comme une preuve éclatante, parmi tant
d’autres recueillies dans le chapitre mentionné ci-dessus, la phrase suivante:

La littérature contemporaine a pour premier caractère de lâcher les rênes à
l’imagination et à la sensibilité. Elle pervertit le goût moral parce que c’est une
littérature enivrante et que l’enivrement qu’elle donne dégoûte profondément
du beau, du vrai, du bien. Dupanloup, De la haute éducation intellectuelle, t.III.4

Par conséquent, l’auteur de Madame Bovary plaide pour l’authenticité
de l’œuvre et l’indépendance totale de l’écrivain, que la censure des critiques et
des éditeurs gâche profondément; un tel exemple est aussi la projetée traduction
russe de La Tentation de Saint Antoine , annulée par la censure pour des raisons
religieuses! Ainsi le problème de la vente de ses livres lui semble-t-il parfois
insurmontable. Les pourparlers que cette opération exige le dégoûtent et surtout

1 Idem .
2 Lettre à Charles-Edmond Chojecki, Paris, mardi, 26 août 1873; tome IV, p. 704.
3 Le Sottisier , op. cit. , lettre à Louise Colet, 1846, p.43 (citation mise en exergue).
4 Le Sottisier , op. cit., p. 48.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
163 les personnes qui doivent s’en occuper: « Lévy m’a dégoûté des éditeurs comme
une certaine femme peut écarter de toutes les autres1 ».

5.4. Philosophie; philosophes

Pour comprendre la source de la philosophie de vie de Gustave
Flaubert, il faut se rappeler quelle était sa manière de vivre, « le film » d’une
journée quelconque de son existence. Il le décrit d’ailleurs à plusieurs reprises,
en faisant également des comparaisons suggestives: « […] je vis comme un
ours, comme une huître à l’écaille2. »
Flaubert a, nous l’avons déjà signalé, un vrai goût des comparaisons, et
il applique ce procédé à sa propre description. Mener une existence recluse,
c’est son aspiration permanente, après l’accident de l’année 1844. Vivre en
solitaire, en misanthrope même, c’est plutôt une conséquence qu’un désir
proprement-dit, au début de sa vie. Ensuite, au fur et à mesure, l’ermite de
Croisset va comprendre et apprécier les « bénéfices » de ce mode de vie: « Je suis comme les jattes de lait: pour que la crème se forme, il faut les laisser
immobiles
3. »
Cela veut dire valoriser au maximum son isolement, par une totale
attention accordée à son œuvre, par un dévouement parfait, réservé à son travail
quotidien. Mais voyons « le scénario » d’une journée d’activité, tel que l’écrivain le présente:

Je lis ou j’écris régulièrement de 8 à 10 heures par jour et si on me dérange
quelques instants, j’en suis tout malade. Bien des jours se passent sans que j’aille au bout de la terrasse. […] J’ai soif de longues études et d’âpres travaux. La vie interne que j’ai toujours rêvée commence enfin à surgir
4.

Les mots-clé, selon nous, seraient: « régulièrement », « écris »,
« dérange », « malade », « vie interne », « surgir ». La force de l’écrivain vient,
sans doute, de l’intérieur, de sorte que l’extérieur ne peut la renforcer, mais la
diminuer.
Souvent, la seule liaison avec le monde c’est la fenêtre, lieu privilégié d’observation, qu’il exploite également dans le roman Madame Bovary , où la
fenêtre est une sorte de « théâtre provincial » – on observe tout de cette
perspective-là.

1 Lettre à Edma Roger des Genettes, Paris, samedi soir, 22 février 1873 ; tome IV, p. 646.
2 Lettre à Ernest Chevalier, 13 août 1845, Croisset; tome I, p. 249.
3 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi soir, minuit et demi, 28 octobre 1853; tome II, p. 459.
4 Lettre à Maxime Du Camp, Croisset, mardi, 11 heures du soir, mai 1846; tome I, p. 264.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
164 Restant sur place, Flaubert espère pourtant de grands voyages. En effet,
toute sa personnalité est tissée de nombreuses contradictions, aspect dont il était
parfaitement conscient. Ces contradictions engendrent, en plus, un vide dont la
profondeur n’est égale qu’avec la patience qu’il met à la contempler, affirme l’écrivain dans la même épistole, confirmant encore une fois sa nature
romantique , malgré la sobriété de la forme de l’œuvre littéraire :

J’aime l’art et je n’y crois guère. On m’accuse d’égoïsme, et je ne crois pas
plus à moi qu’à autre chose. J’aime la nature, et la campagne me semble
souvent bête. J’aime les voyages, et je déteste me remuer1.

Flaubert a une « déplorable » manie de s’analyser, chose qui l’épuise.
D’ici le doute de tout, même du doute, d’ici la nausée qu’il déclare, à cela s’ajoutant sa croyance qu’il n’est pas fait pour être heureux dans ce monde.
Qu’est-ce qui lui reste alors? Où chercher et trouver le bonheur? Comment
devenir sage, donc content? À Alfred Le Poittevin
2 , Gustave Flaubert avoue
avoir compris une chose très importante: c’est que le bonheur pour des gens de
leur « race » réside dans « l’idée » et pas ailleurs. Il faut passer le temps de la manière la moins ennuyeuse et cela, pour lui, signifie vivre seul – « en ours
blanc » – et écrire, sans cultiver ni même l’espoir d’être jamais imprimé (son
découragement est authentique, il ne s’agit guère d’une pose d’écrivain
modeste, qui dissimule son désintérêt pour la gloire): « Je ne sais pas même si
jamais on imprimera une ligne de moi. Je ne fais pas comme le renard qui trouve trop vert le fruit qu’il ne peut manger. Mais moi, je n’ai plus faim. Le
succès ne me tente pas.
3 »
La meilleure preuve de sa sincérité est donnée juste par le mode de vie
qu’il a choisi, par nécessité, au début (à cause de sa maladie), délibérément,
ensuite.
La sagesse de Flaubert est contenue par cette phrase: « […] reste à
choisir le mal le plus léger4. » La sagesse consiste, ajoute l’écrivain, à jeter par-
dessus le bord la plus petite partie possible de la cargaison, pour que le bateau
flotte à l’aise5. Une autre conclusion du romancier:
« On doit être âme le plus possible, et c’est par ce détachement que
l’immense sympathie des choses et des êtres nous arrivera plus abondante.6 »

1 Lettre à L. Colet, Rouen , samedi matin, 20 mars 1847; tome I, p. 448.
2 Lettre à Alfred Le Poittevin, Croisset, mardi soir, 16 septembre 1845; tome I, p. 252.
3 Lettre à L. Colet, Croisset, mercredi soir, 11 heures, 14 octobre 1846; tome I, p. 389.
4 Lettre à L. Colet, Croisset, mercredi, 11 heures du soir, 2 septembre 1846; tome I, p. 326.
5 Lettre à L. Colet, Trouville, dimanche, 11 heures, 21 août 1853; tome II, p. 403.
6 Trouville, samedi soir, minuit, 27 août 1853; tome II, p. 421.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
165 Cette sensibilité exquise, son désir d’être tout d’abord « âme » empêche
Flaubert de blesser volontairement quelqu ’un. Sa morale permet tout, si ce n’est
pas faire souffrir les autres. Le problème apparaît, dit-il, quand les autres
souffrent à cause de lui, à son insu. Alors, il faut essayer d’être géné reux, puisque les philanthropes sont
contents d’eux-mêmes; en suivant leur exemple, Flaubert voudrait prodiguer le
superflu à ceux qui ont le nécessaire, le superflu étant donc le premier des besoins.
À toutes ces « règles » s’ajoute la lecture des philosophes, qu’il préfère
à celle des théologiens. Spinoza est le plus apprécié, mais aussi Kant, Hegel.
L’œuvre de Voltaire est goûtée par Flaubert avec délice. – « M. de Voltaire
avait raison, la vie est une froide plaisanterie, trop froide et pas assez plaisante
1 ! » La fin de Candide lui semble d’ailleurs la plus grande leçon de
morale qui existe: il faut que chaque homme cultive son jardin, c’est-à-dire ses
passions, sa personnalité.
Flaubert comprend les philosophes, parce qu’il les voit à mi-chemin
entre les savants et les poètes, une « espèce de bâtard ». Quant à lui, solitaire troubadour, comme le nommait George Sand, Flaubert se sent une « pauvre
lampe de nuit », qui éclaire un peu la vie des autres par la lumière de son œuvre.
Dans une lettre à sa « chère maître
2 » , Flaubert explique ce qui les
sépare, selon lui, de manière essentielle. George Sand, du premier bond, en
toutes choses, monte au ciel et de là descend sur la terre. Elle part de l’ a priori ,
de la théorie, de l’idéal. De là, sa sérénité, sa grandeur. Lui, « pauvre bougre »,
il est collé sur la terre comme par des semelles de plomb; tout l’émeut, le
déchire, le ravage et il fait des efforts pour monter. C’est question de
tempérament, pour chacun d’entre eux. Mais, sauf leur nature si différente, c’est
la conception sur le livre qui les sépare. À chacun sa philosophie, son esthétique. Quant à Flaubert, il affirme que c’est au lecteur de tirer d’un livre la
moralité qui doit s’y trouver, sinon, c’est le lecteur qui est un imbécile, ou bien
c’est le livre qui est faux du point de vue de l’exactitude. Du moment qu’une
chose est vraie, elle est bonne. Les livres obscènes ne sont même immoraux que
parce qu’ils manquent de vérité.

5.5. Rejet des écoles littéraires

Selon Gustave Flaubert, un écrivain devrait tout connaître pour écrire, sinon il s’agit d’un écrivassier, ayant une « ignorance monstrueuse
3». C’est

1 Lettre à Edma Roger des Genettes, Croisset, lundi, 19 août 1872; tome IV, p. 559.
2 dimanche soir, 6 février 1876, tome V, p. 11.
3 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi soir, minuit, 7 avril 1854; tome II, p. 544.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
166 pourquoi Flaubert, l’écrivain érudit, remarque le fait que c’est triste de faire de
la littérature au XIXe siècle, où il n’y a « ni base, ni écho »; il se sent « plus seul
qu’un Bédouin dans le désert1 ». De cette manière, le romancier préfère
remonter aux classiques, puiser aux sources anciennes, intarissables… Une autre question que se pose l’écrivain de Croisset: « Pourquoi les
peuples qui n’ont pas de soleil ont-ils des littératures mal faites
2 ? » C 'est un
problème auquel Mme de Sta ёl avait déjà réfléchi au début du siècle dans ses
écrits devenus légendaires, De l'Allemagne et De la littérature . En ce qui
concerne l’idée d’appartenir à une école ou bien d’en créer une lui-même,
Gustave Flaubert repousse fermement et l’une et l’autre. Pour lui, la chose la
plus importante, qu’il recherche par-dessus tout, c’est la Beauté; ses
contemporains sont insensibles quand il s’agit de créer de belles phrases.
Flaubert, bien au contraire, il est très satisfait quand il écrit une page sans
assonances, ni répétitions (on se rappelle la fameuse épreuve du gueuloir, qui
était la méthode du romancier de vérifier la qualité sonore d’une phrase, tout en
la « récitant »)3.
Vers la fin de sa vie, Flaubert scrute l’horizon de la littérature française
et se demande rhétoriquement: « Il me semble que la Prose française peut
arriver à une beauté dont on n’a pas l’idée ? Ne trouvez-vous pas que nos amis
sont peu préoccupés de la Beauté4 ? » Par conséquent, à bas les écoles, quelles
qu’elles soient. À bas les mots creux! À bas les Académies, les Poétiques, les Principes, telle serait l’exhortation de Flaubert pour les gens de lettres.
L’opposition de Flaubert contre le Naturalisme serait un exemple éloquent:
malgré le fait qu’il apprécie Zola et le groupe de Médan, Flaubert critique leur
manque de poésie et de style.

5.6. Travail de l’artiste

« Travaillons! Il n’y a que le travail qui amuse. »
(Louis Pasteur)

Le travail est un mot d’ordre dans la vie de Gustave Flaubert. Il se
donne beaucoup de peine pour l’accomplir le mieux possible, et l’expression qui
revient souvent, avec de petites variations, est: « Je travaille comme dix nègres

1 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi soir, minuit, 7 avril 1854; tome II, p. 544.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, nuit de jeudi, 1 heure, 7 juillet 1853; tome II, p. 378.
3 Lettre à G. Sand, Paris, fin décembre 1875; tome IV, p. 1000.
4 Lettre à Tourgueneff, Croisset, dimanche soir, 25 juin 1876 ; tome V, p. 60.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
167 […] 1 »; ou bien: « Je travaille comme 30 mille nègres2 ! »; « Je travaille Le
Sexe faible comme 36 mille nègres. Ma journée d’hier a été de 14 heures3. »
Et la journée de travail de Flaubert peut durer même dix-huit heures!
L’écrivain reconnaît que son zèle frise l’aliénation mentale… Il travaille frénétiquement, il a le diable dans le corps, comme il avoue à Madame Roger
Des Genettes, et essaie d’oublier les misères de ce monde.
Néanmoins, ce travail acharné a une vertu thérapeutique pour l’ermite
de Croisset, car, dit-il, « tant qu’on travaille, on ne songe point à son misérable
individu
4. » Ce qu’il veut faire est un travail sans repos, si possible, puisque ne
pas avoir que faire signifie être malade. En plus, pour lui, travailler c’est
également s’amuser un peu et amuser aussi ses semblables, essayer de se griser avec de l’encre, comme les autres se grisent avec de l’eau-de-vie, afin d’oublier
les malheurs publics et ses tristesses particulières
5.
Dans la Correspondance flaubertienne est souvent évoquée la femeuse
épreuve du gueuloir , comme nous l’avons déjà dit, ce qui distingue nettement
l’ermite de Croisset par rapport à ses confrères. Lire pour lui-même ses phrases est pour l’écrivain l’étape nécessaire de l’acceptation de l’œuvre, bien que celle-
ci lui provoque des douleurs physiques ou puisse sembler bizarre aux autres:

Moi, je continue à hurler comme un gorille dans le silence du cabinet et même
aujourd’hui, j’ai dans le dos ou plutôt dans les poumons une douleur qui n’a
pas d’autre c[au]se. À quelque jour, je me ferai éclater comme un obus. – On retrouvera mes morceaux sur ma table
6.

Mais Flaubert est en même temps dépendant de sa prison de Croisset. Il
n’est bon à rien, du moment qu’on le fait sortir de son cabinet. Le cabinet est
pour Flaubert ce que la grotte est pour Saint Antoine, ce que la coquille est pour
l’huître perlière. La maxime qu’il a créée lui-même n’a besoin d’aucun
commentaire: « Les honneurs déshonorent, le titre dégrade, la Fonction abrutit
7.»
Flaubert tâche aussi de bien penser pour bien écrire, parce que bien
écrire c’est son but, et il ne le cache pas8. C’est sa manière de se « purger »,
d’être ensuite « plus olympien9 » Écrire est pour l’auteur de Madame Bovary

1 Lettre à Aglaé Sabatier, Croisset, dimanche, 4 décembre 1859; tome III, p. 62.
2 Lettre à Edmond de Goncourt, Croisset, samedi, 17? mai 1873;tome IV, p. 662.
3 Lettre à Philippe Leparfait, Croisset, jeudi, 22 mai 1873; tome IV, p. 665.
4 Lettre à sa nièce Caroline, Croisset, jeudi , 3 heures, 6 août 1874; tome IV, p. 847.
5 Lettre à Élisa Schlésinger, Croisset, lu ndi soir, 22 mai 1871; tome IV, p. 323.
6 Lettre à sa nièce, Croisset, lundi, 5 heures, 7 août 1876 ; tome V, p. 92.
7 Lettre à sa nièce Caroline, samedi, 28 février 1880 ; tome V, p. 851.
8 Lettre à George Sand, Paris, fin décembre 1875; tome IV, p. 1001.
9 Lettre à G. Sand, Croisset, 12 décembre 1872; tome IV, p. 625.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
168 plus qu’une « idée fixe », c’est un « vieil amour1 ». Et pour lui, le travail est
synonyme à l’Art, tandis que l’Art est étroitement lié à l’Idée – la seule qui reste
éternelle et nécessaire2.
Par conséquent, le travail de Gustave Flaubert est un de longue haleine, et ressemble beaucoup à celui des savants, par la minutie de la documentation
(par exemple, 1500 volumes, pour Bouvard et Pécuchet ). D’ailleurs, l’érudition
lui semble « rafraîchissante ». Il faut faire de grandes lectures, chose qu’il
conseille aussi à Mademoiselle Leroyer de Chantepie
3. Flaubert n’est pas
comme Balzac ou Victor Hugo, qui essaient de gagner leur pain quotidien en
écrivant. Pour l’ermite de Croisset, l’argent et la littérature sont des réalités
incompatibles, en tant que but à atteindre. Il nous reste à évoquer l’atmosphère créée par ce rythme de travail et nous choisissons pour cela un fragment tiré
d’une lettre adressée à Louise Colet
4 :

Je me couche fort tard, me lève de même, le jour tombe de bonne heure,
j’existe à la lueur des flambeaux , ou plutôt de ma lampe,- Je n’entends ni un
pas, ni une voix humaine. Je ne sais ce que font les domestiques, ils me servent comme des ombres. Je dîne avec mon chien. Je fume beaucoup, me chauffe raide, et travaille fort.- C’est superbe!

Si l’artiste est de la race des gladiateurs qui amusent le public par leur
propre agonie, alors Flaubert (auquel appartient cette comparaison) en est un
des plus exemplaires. Sa Correspondance abonde en affirmations concernant la
vocation de l’artiste véritable ou les traits de l’art authentique. Le deuxième
volume, qui réunit des lettres couvrant une période de sept ans (1851-1858),
contient les plus nombreuses opinions à ce sujet.
Selon Flaubert, l’artiste de vocation crée pour lui seul, sans aucune autre préoccupation, vivant « en ours », chose qui signifie – pour l’écrivain
retiré à Croisset – incarner une sorte d’anti-dandy, un artiste qui fréquente un
petit nombre de confrères, qui ne sait ni danser, ni jouer à aucun jeu de cartes, ni
même faire la conversation dans un salon, car tout ce qu’on y débite lui semble
inepte
5 ! À Guy de Maupassant, Flaubert dit clairement qu’ « un homme qui
s’est institué artiste n’a plus le droit de vivre comme les autres.6 » À son tour,
Maupassant tira profit de la leçon précieuse, donnée par Flaubert, durant leur
collaboration:

1 Lettre à Gourgaud-Dugazon, Rouen, 22 janvier 1842; tome I, p. 94.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, nuit de samedi au dimanche, minuit, 8-9 août 1846; tome I, p. 283.
3 Paris, 1er mars 1858; tome II, p. 799.
4 Croisset, nuit de mercredi, 2 heure s, 14 décembre 1853; tome II, p. 477.
5 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Paris, 23 janvier 1858; tome II, p. 795.
6 Croisset, nuit du 23 juillet 1876 ; tome V, p. 79.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
169 Rien ne l’irritait d’ailleurs comme les doctrines des pions de la critique sur l’art
moral ou sur l’art honnête. Depuis qu’existe l’humanité, disait-il, tous les
grands écrivains ont protesté par leurs œuvres contre ces conseils impuissants.
La morale, l’honnêteté, les principes sont des choses indispensables au maintien de l’ordre social établi; mais il n’y a rien de commun entre l’ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal motif d’observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n’ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre à tendances
cesse d’être un livre d’artiste.[…]
Tout acte, bon ou mauvais, n’a pour l’écrivain qu’une importance comme sujet à écrire, sans qu’aucune idée de bien ou de mal y puisse être attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout
1.

Ce sont des idées qui témoignent d’un vrai changement de mentalité
quant à la condition d’homme de lettres; Flaubert, Gautier, Baudelaire, les
Parnassiens en sont les meilleurs exemples: pour eux, l’art se trouve avant toutes les priorités économiques, sociales, idéologiques de ce monde…
Maupassant a le mérite de souligner cet aspect d’une manière pertinente, en
prenant toujours le cas de Gustave Flaubert, dont il fut le proche disciple:

Gustave Flaubert était, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le public
d’aujourd’hui ne distingue plus guère ce que signifie ce mot quand il s’agit d’un homme de lettres. Le sens de l’art, ce plaisir si délicat, si subtil, si
difficile, si insaisissable, si inexprimable est essentiellement un don des
aristocraties intelligentes; il n’a ppartient guère aux démocraties.
De grands écrivains n’ont pas été des artistes. Le public et même la plupart des critiques ne font pas de différence entre ceux-là et les autres. […] Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, poussait à l’extrême ce sens artiste qui disparaît. Il se passionnait pour une autre phrase,
pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. Vingt lignes, une page,
un portrait, un épisode lui suffisait pour juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mo ts, pénétrait les raisons secrètes de
l’auteur, lisait lentement sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s’il ne restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés aux sensations littéraires, subissaient l’influence secrète de cette puissance
mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.
2

1 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éditions Complexe, Paris, coll. « Le
Regard Littéraire », 1986, p. 48.
2 Maupassant, Guy de, Pour Gustave Flaubert , Éditions Complexe, Paris, coll. « Le
Regard Littéraire », 1986, pp. 87-88.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
170 Ce qui l’intéresse, en échange, ce n’est pas la vie mondaine, mais
l’étude; le long travail apaise et l’érudition est « chose rafraîchissante1. » Donc,
faire de grandes lectures lui semble le pain quotidien nécessaire pour apprendre
à écrire de belles œuvres, qui, selon Flaubert ont le pouvoir de « faire rêver ». Si
une telle manière de concevoir la vie artistique provoque la souffrance, Flaubert
le sous-entend, puisqu’il prend la souffrance pour une composante de l’esprit,
ainsi que « la dimension d’une âme peut se mesurer à sa souffrance, comme on
calcule la profondeur des fleuves à leur courant2. »
C’est toujours à Louise Colet que Flaubert décrit son dogme pratiqué
dans la vie d’artiste. Il faut faire dans son existence deux parts: « vivre en
bourgeois et penser en demi-dieu » , car les satisfactions du corps et de la tête
n’ont rien en commun, donc il ne faut pas les chercher réunis ; cela, croit
Flaubert, serait factice. Cette idée de bonheur est :

[…] la cause presque exclusive de toutes les infortunes humaines: réservons la
moelle de notre cœur pour la doser en tartines, le jus intime des passions pour
le mettre en bouteilles. Faisons de tout notre nous-mêmes un résidu sublime pour nourrir les postérités […] Si vous voulez à la fois chercher le Bonheur et le Beau, vous n’atteindrez ni à l’un, ni à l’autre. Car le second n’arrive que par le Sacrifice
3.

« En plus, au-delà du sacrifice, il y a la vocation, c’est-à-dire, il n’y a
pas d’art, mais des « inéités », de même qu’en critique, il n’y a point de
poétique, mais le goût, précisément « certains hommes-à-instinct qui deviennent
hommes nés pour cela et qui ont travaillé cela4. »
Cette vocation de la littérature devient un moyen de supporter
l’existence, le vin de l‘Art créant une « orgie perpétuelle », une « longue ivresse
qui est inépuisable5. » L’artiste est accompagné de ses passions, dont l’art en est
le chant6. L’art n’est pas un jeu d’esprit, dit Flaubert, c’est une « atmosphère
spéciale7 ». La phrase ne coule pas facilement: c’est l’écriture qui l’arrache et
cela lui fait du mal. Parfois, l’art a les apparences du mensonge. Et Flaubert a la
nostalgie d’une condition révolue de l’artiste, celle du Moyen Âge, où il disparaissait dans l’art
8. Ce statut de l’artiste serait celui de Gustave Flaubert

1 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Paris, 1er mars 1858; tome II, p. 799.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, dimanche, 4 heures, 27 mars 1853, Jour de Pâques; tome II, p. 287.
3 Trouville, dimanche, 11 heures, 21 août 1853; tome II, p. 402.
4 Lettre à L. Colet, Croisset, mercredi soir, minuit, 12 avril 1854; tome II, p. 547.
5 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 4 septembre 1858; tome II, p. 832.
6 Lettre à L. Colet, Croisset, lundi soir, 1 heure, 2 janvier 1854; tome II, p. 498.
7 Lettre à L. Colet, Croisset, nuit de vendredi à samedi, 2 heures, 1er-2 octobre 1852; tome
II, p. 166.
8 Lettre à L. Colet, Trouville, mardi soir, 9 heures, 16 août 1853; tome II, p. 397.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
171 lui-même: faire de l’art exclussivement pour lui, créer dans le silence du
cabinet. De ce point de vue, la vision flaubertienne, privilégiant l’existence
recluse de l’artiste, nous semble une résistance par rapport à la nouvelle
mentalité qui se développe en pleine époque de l’épanouissement bourgeois. Sauf l’idée de la littérature pour soi, Flaubert développe aussi la thèse
de l’impersonnalité de l’art , son credo. L’Art (avec lettre majuscule presque
toujours chez Flaubert) ne doit rien montrer – l’écrivain doit être comme Dieu
dans la nature: « L’homme n’est rien, l’œuvre tout!
1 » C’est pourquoi Flaubert
critique Balzac, par exemple.
Sa tâche est de bien penser pour bien écrire, mais surtout, souligne-t-il,
de bien écrire. Alors, l’idéal de la prose suppose l’effort de se dégager de l’archaïsme, du mot commun, être « clair comme du Voltaire, touffu comme du
la Bruyère et ruisselant de couleur, toujours
2 »
Le défaut général des poètes est la longueur, tandis que le défaut des
prosateurs est le commun, qui fait que les premiers soient « ennuyeux » et les
seconds « dégoûtants », tels que Lamartine ou Eugène Sue3.
« Ce qui fait l’excellence d’une œuvre c’est sa conception, son
intensité.4 » L’originalité du style découle de la conception. L’art n’est pas du
tout « un déversoir à passion et la poési e ne doit pas être l’écume du cœur, parce
que cela n’est ni sérieux, ni bien.5
L’Art signifie une recherche incessante du Vrai rendu par le Beau.6 Le
Beau, conformément à la théorie platonicienne, que Flaubert avait adoptée, résulte de la conception même qui est « la splendeur du Vrai ». Pour cela,
conclut Flaubert, « il faut se mettre au-dessus de tous les éloges et de toutes les critiques. »
7 C’est pourquoi l’Art ne doit guère servir une doctrine, quelle
qu’elle soit (ici, Flaubert se situait à l’opposé de Zola, par exemple). Les œuvres qui plaisent à Flaubert par-dessus tout sont celle où l’art « excède
8 » Cette
conception s’opposait également à celle de George Sand, qui recommandait à son cher ami d’impliquer son cœur dans la littérature, de vivre dans sa nature le plus possible.
Comme le montre Francis Lacoste, dans son article L’Esthétique de
Flaubert
9, le refus de « l’engagement » ne s’applique pas seulement aux

1 Lettre à G. Sand, Paris, fin décembre 1875; tome IV, p. 1000.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, jeudi, 1 heure d’après-midi, 9 décembre 1852; tome II, p. 204.
3 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi, minuit, 30 septembre 1853; tome II, p. 445.
4 Lettre à L. Colet, Croisset, mardi minuit, 18 avril 1854; tome II, p. 552.
5 Lettre à L. Colet, Croisset, nuit de samedi, 1 heure, 22 avril 1854; tome II, p. 557.
6 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 18 mai 1857; tome II, p. 717.
7 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 3 juillet 1857; tome II, p. 744.
8 Lettre à Amédée Pommier, Croisset, 8 septembre 1860; tome III, p. 111.
9 Lacoste, Francis, « L’Esthétique de Flaubert » in Bulletin Flaubert – Maupassant ,
numéro 6/1998, p. 10.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
172 doctrines sociales, politiques ou religieuses, et il vise également les écoles
littéraires. Refusant à la fois l’idéalisme et le réalisme, Flaubert s’en prend tout
d’abord à « la fausse idéalité, dont nous sommes bernés par le temps qui court,
c’est-à-dire à l’école du bon sens », chère à Octave Feuillet.
Donc, la littérature et la politique ne doivent pas interférer; en plus, la
censure est pour le scrupuleux Flaubert une monstruosité, un attentat contre la
pensée et un crime de lèse-âme, une chose pire que l’homicide, l’écrivain ayant
le droit à la liberté totale de création. À leur tour, les frères Goncourt définissent
Flaubert dans leur Journal : comme talent et comme homme, Flaubert est un
« sauvage académique », un écrivain qui mérite le succès surtout parce qu’il le
méprise. Par conséquent, Flaubert considère que le véritable artiste ne cherche
pas le succès à tout prix, chose qui serait comme une profanation. L’art ne peut
avoir de valeur commerciale, et l’artiste, dans la vision de Gustave Flaubert, ne
veut pas devenir un « épicier ». Pour lui, les choses sont claires: « Conclusion:
si l’artiste n’a pas de rentes, il doit crever de faim! ce qui est charmant
1. » Étant
un absolu, l’Art ne saurait jamais être pour lui un moyen de gagner son
existence, un métier; tout au contraire, il devient, durant sa vie, une expression
de la certitude de la misère humaine (au sens pascalien), les « affres du style »
constituant « l’équivalent des souffrances masochistes du chrétien torturé par la
conscience de son imperfection […]2 »
Gustave Flaubert compose ses œuvres pour l’unique plaisir d’écrire,
mais il est convaincu que la prose française en général pourrait être encore plus
belle, à condition qu’on puise davantage ses ressources. La meilleure preuve est
juste son « mysticisme esthétique » (reconnu et dénommé ainsi par lui-même),
qui l’avait transformé en une sorte de « prêtre » de l’écriture, ayant la mission sacrée de « remuer les montagnes », tant était grande sa foi dans le Beau.
Finalement, l’ermite de Croisset a heureusement vécu l’ascèse du vrai Art,
c’est-à-dire l’aspiration permanente vers le Sublime. Francis Lacoste, l’auteur
de l’article déjà cité, donne une image inspirée de Flaubert, l’artiste-ascète:

Flaubert affirme hautement le caractère purement individuel de la création.
L’artiste est celui qui, faisant abstraction des idées reçues, de la morale comme des esthétiques et des idéologies, donne du monde une vision personnelle, mais sans arrêt renouvelée, puisque chaque œuvre à faire a sa propre poétique en soi, qu’il faut trouver . Cette liberté absolue lui permet de plonger dans les
profondeurs de l’âme et d’exprimer les aspirations les plus élevées de l’être
humain, ce qui lui confère une mission de type religieux, voire mystique.

1 Lettre à G. Sand du 12 décembre 1872, tome IV, p. 624.
2 Lacoste, Francis, « L’Esthétique de Flaubert » in Bulletin Flaubert – Maupassant ,
numéro 6/1998, p. 19.

Réflexions et sentiments sur le monde artistique et philosophique
173 Paradoxalement, c’est cet individualisme qui donne à l’œuvre d’art son
caractère universel. Les héros de Flaubert dépassent le cadre étroit d’une
époque ou d’un lieu pour devenir des types classiques, tandis que la méthode
utilisée par l’écrivain conduit à transcender les oppositions entre l’art, la science et la religion. Passionnément attaché à la forme comme les Parnassiens et soucieux d’atteindre l’harmonie sereine des classiques, Flaubert, malgré toutes ses dénégations, s’inspire des romantiques par sa quête d’un Idéal inaccessible et des réalistes par son désir de représenter toute la réalité, si bien
qu’il se situe au delà des différences esthétiques
.1

Dans un livre récent, que nous apprécions comme un repère
incontournable pour l’étude de la prose en France, à partir du XIXe siècle
jusqu’à présent2, on met l’accent sur l’idéal flaubertien du style parfait, si
possible, en le comparant avec l’idéal des écrivains du XXe siècle ; en tout cas,
au passage du temps, le terme « style » a perdu devant les concepts « écriture »
(préféré par Alain Robbe-Grillet, par exemple) ou bien « langue littéraire » :

Cette plasticité s’observe dès le début de notre période, chez Flaubert,
précisément, qui la met au premier plan de sa réflexion d’écrivain et en fait le concept central de l’entreprise littéraire. « Le style est tout » : il déclinera à l’envi cette sentence assenée à Louise Colet le 15 janvier 1854.
La revendication sera la même chez Céline, un siècle plus tard : « Ce qui
compte, c’est le style. » On peut pour l’instant négliger les nuances du mot chez Flaubert, mais noter que l’instabilité de ce concept chez lui a donné lieu à un double héritage. Le premier est incarné par Maupassant et les « classiques » : pour eux, le style n’est pas d’abord une réalité personnelle, mais la recherche esthétique d’une adéquation parfaite entr e un énoncé et un contenu à exprimer.
Le second héritage, c’est celui de Proust et des « romantiques » : pour eux le
style est une signature irréductiblement personnelle qui met en mots une « vision ».

1 Lacoste, Francis, « L’Esthétique de Flaubert » in Bulletin Flaubert – Maupassant ,
numéro 6/1998, p. 20.
2 Philippe, Gilles, Piat, Julien (sous la direction de), La langue littéraire. Une histoire de
la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard, Paris, 2009, p. 35 ; la
citation tirée de Céline, précise les auteurs du livre, est à retrouver dans le texte « Ma grande attaque contre le Verbe », 1957, Le style contre les idées , p. 65.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
174

Conclusions
175
CONCLUSIONS
À la fin de notre étude sur l’œuvre de Gustave Flaubert – dont nous
avons amplement analysé la Correspondance (que certains critiques considèrent
même la partie la plus pertinente de la création flaubertienne) -, nous gardons
l’impression d’une nouvelle approche du texte littéraire. En effet, nous avons eu
la satisfaction de découvrir une signification inédite de la littérature.
Ce qui était important pour les écrits flaubertiens est déjà dit. Des
critiques illustres ont lié leur nom aux commentaires approfondis de cette œuvre classique de la littérature française et nous pouvons considérer ces exégèses des
textes classiques, eux aussi. Les personnages, les thèmes, les structures
narratives, le style sont les principaux repères des analyses traditionnelles sur
les romans de Gustave Flaubert. Notre intérêt, en échange, cible une nouveauté:
une perspective récente de la littérature, celle de l’étude des mentalités, démarche qui pour Flaubert n’a été entreprise que de façon plutôt isolée.
Gustave Flaubert, qui voulait tellement vivre à une autre époque que la
sienne, choisit pour ses écrits des « moments » différents de l’Histoire:
l’antiquité ( La Tentation de Saint Antoine, Salammbô ), qui le fascinait par
l’exotisme des coutumes, l’éloignement géographique et le mystère de la religion; bien au contraire, quand l’écrivain choisit son époque, c’est plutôt pour
la juger, pour la disséquer – la vie de province ( Madame Bovary ) et la vie
parisienne ( L’Éducation sentimentale ) sont les coordonnées principales des
romans, où l’action devient impression, détail significatif. Le recueil Trois
Contes s’inscrit, lui aussi, dans ce périmètre de l’expérimentation du temps, de
l’histoire: La Légende de Saint Julien l’Hospitalier et Hérodias (époque
révolue), tandis que le troisième texte, Un cœur simple , parle de l’époque
« bourgeoise », contemporaine à l’auteur.
Chez Flaubert, la dépendance historique et sociale des passions
humaines est indiscutable. En essayant de comprendre la vision de l’écrivain sur l’histoire, nous avons découvert un Flaubert historien des mentalités avant la

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
176 lettre: en effet, le romancier s’est toujours efforcé de remonter à l’époque ciblée,
d’entrer dans la peau des gens qui avaient vécu à cette époque-là, et non
d’approcher tel ou tel âge historique du sien, comme il arrive souvent à ceux qui
n’adhèrent pas à l’esprit des historiens des mentalités, signifiant respect de la différence. Ainsi, comme disait Lucien Goldmann, le roman flaubertien devient-
il une recherche dégradée des valeurs authentiques dans un monde dégradé, lui
aussi, mais à un niveau avancé (d’où le désir permanent de Flaubert de s’évader
dans l’Histoire, étant dégoûté par son temps, par son pays et par ses
contemporains). Nous pourrions même parler, chez Gustave Flaubert d’un
temps antique (La Tentation de Saint Antoine, Salammbô ), d’un temps
bourgeois Madame Bovary, Un cœur simple ), d’un temps révolutionnaire
(L’Éducation sentimentale ), d’un temps légendaire (La Légende de Saint Julien
L’Hospitalier, Hérodias ), d’un temps zéro, gnomique (Le Dictionnaire des idées
reçues, Le Sottisier, Bouvard et Pécuchet ), et bien sûr, d’un temps personnel
(dans la Correspondance ).
Georg Lukacs affirmait que le roman est le seul genre littéraire où l’éthique du romancier devient un problème esthétique de l’œuvre. C’est
pourquoi nous avons essayé de dégager les dominantes de la personnalité de
Gustave Flaubert, en étudiant ses lettres qui nous ont fourni également les traits
de la mentalité de l’artiste et de sa poétique. Nul autre écrivain n’a pesé
davantage chaque mot, chaque son, le rythme de la phrase (la fameuse « épreuve du gueuloir » en reste le meilleur témoignage). L’Art est la religion
de Flaubert, dont il est le fidèle croyant.
Sauf la Correspondance , les biographes de Flaubert – Maurice Nadeau,
Henri Troyat, Albert Thibaudet, Herbert Lottman – nous ont offert un vaste
panorama de la vie et de l’activité de Flaubert, de l’impact de ses œuvres à l’époque de leur parution.
Si le bovarysme est le mal du siècle dans la vision de Flaubert, la bêtise,
le bourgeois (comme symbole de la suffisance, de la médiocrité) sont des
leitmotivs de la création flaubertienne. Bouvard et Pécuchet sont les
dépositaires des idées reçues, tout comme un autre personnage congénère, Charles Bovary.
Paul Valéry croyait que tout changement d’époque vaut un changement
de lecteur. C’est seulement ainsi que nous nous expliquons la réaction négative
à la parution de (presque) chaque roman de Flaubert. Le public et les critiques
sont déconcertés par l’audace de ces romans, par leur originalité qui semble
étrange, voire immorale. Les épistoles de Flaubert retiennent les tourments de
l’écrivain, confronté à des mentalités périmées, à des stéréotypes de réception.
Certes, la manière dont on fait à présent la lecture de ces textes est autre
que celle des contemporains de Flaubert et probablement elle sera différente de
celle de l’avenir. Pour nous, le spectacle des idées de Flaubert a été fascinant et

Conclusions
177 a constitué la prémisse de notre travail, parce que cet écrivain n’est jamais
parcimonieux dans ses observations sur les choses et les gens qui l’entourent.
En outre, il a le désir de l’exactitude de l’information, il préfère se renseigner,
au lieu de contredire tout simplement. La sévérité avec laquelle il poursuit ses principes de minutie et d’exactitude, écarte Flaubert de l’orgueil qui caractérise
certains de ses confrères. L’idéal, pour lui, serait d’écrire avec la sensibilité de
l’artiste, doublée de la discipline du savant.
Nous avons insisté sur le côté médical, scientifique de la création flaubertienne:
en effet, tout est vu de près, disséqué, sans pitié, avec la curiosité et l’intérêt de
savoir davantage. Dans son étude, Le Roman depuis la Révolution , Michel
Raimond souligne qu’avec Flaubert, le romancier, avant d’écrire, doit faire une ample « moisson » de renseignements (tâche dont l’auteur de Madame Bovary
s’acquitte scrupuleusement pour tous les romans, y compris pour le
Dictionnaire des idées reçues et Bouvard et Pécuchet ), ce qui explique la
tendance de certains critiques de considérer la méthode de travail de Flaubert
très proche de celle des écrivains naturalistes, même si l’ermite de Croisset refusait toute « étiquette », toute école littéraire.
Nous plaidons aussi pour la re-lecture et nous avons choisi la
perspective rafraîchissante de l’histoire des mentalités, afin de déchiffrer
d’autres significations de l’œuvre flaubertienne et surtout de la
Correspondance.
À la fin d’un beau livre sur les pratiques de l’interprétation de texte,
Ioan Pânzaru considère la culture humaine inépuisable en elle-même; si les
formes de l’altérité pouvaient se dérouler comme des chapelets, l’écoulement de
son identité profonde ne saurait être arrêtée. Une fois arrivée au bout, le
chapelet sera repris, mais le cours de l’histoire ne reviendra jamais tel quel. Les gens qui se trouvent « au bout de l’histoire » découvront que rien de trans-
historique ne s’est passé et que rien ne commence.
Dans les écrits de Gustave Flaubert, il n’y a que des rapports, le
psychique humain étant prééminent, comme chez Maupassant, son disciple
préféré. Le roman n’est plus un simple film de l’existence extérieure; à son tour, « l’écrivain-secrétaire » de la société se métamorphose (avec Flaubert) en
« sténographe » de ses propres flux de conscience, qui établit aussi le rapport
avec le monde extérieur (Romul Munteanu).
Selon Gustave Flaubert, l’Histoire est l’éternelle misère de tout, car il
n’y a pas de vrai, il n’y a que des manières de voir. La dominante de tous les
romans de Flaubert est l’échec . Chacun de ses livres est le tableau d’une
déception. Dans une excellente étude, Pierre Barrière explique le fait que la vie intellectuelle au XIX
e siècle reste individuelle, malgré la présence des
organismes qui peuvent paraître collectifs. La vie intellectuelle de Flaubert
serait un exemple parfait d’apparence trompeuse, car, même s’il fréquente de

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
178 temps en temps les salons parisiens, son destin intellectuel est étroitement lié à
sa résidence de Croisset, à la vie recluse, la seule authentique, selon lui.
Conformément à l’opinion de Marthe Robert, dans les romans de
Flaubert apparaît un paradoxe: au nom du vrai, on suggère l’illusion. Flaubert crée une œuvre pour laquelle le sens même de la littérature a changé. La grande
littérature traverse les siècles par son pouvoir interrogatif qui permet le dialogue
des générations successives, affirme Angela Ion, en présentant le livre de
Marthe Robert sur le problème romanesque. Il reste donc à écrire une nouvelle
histoire – celle des mentalités –, en puisant uniquement aux sources de la
littérature, ce qui va donner beaucoup de travail aux générations de l’avenir.

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publié avec le concours du CNRS, de la Direction des Arts et Lettres et de
l’UNESCO, à l’occasion du XXIIe Congrès de l’Association, le 24 juillet 1970),
Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, 1971.
Rémond, René, « Histoire » in Sciences humaines et sociales en France, février 1994,
revue éditée par le Ministère des Affaires Étrangères Sous-Direction du Livre et de l’Écrit.
Rînciog, Diana, « L’histoire des mentalités entre le héros quotidien et le mythe de la vie
privée » in Buletinul Universit ății Petrol-Gaze, Ploiesti, vol. XLVII (1995-1998),
numéro 19.
Rînciog, Diana, « Les mentalités – un dialogue de l’histoire avec le temps » in Arc-en-
ciel, revue de l’Alliance Française de Ploiesti, numéro 8, décembre-janvier 1998.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
184

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
185 ADDENDUM 1

L’IMPACT DES MENTALITÉS DANS LES ÉCRITS DE
GUSTAVE FLAUBERT

Après avoir essayé de décrire un panorama des idées de Flaubert, de
même que des mentalités surprises dans sa Correspondance (en soulignant
encore une fois que les idées ne désignent des mentalités qu’au cas où elles résistent longtemps et caractérisent un échantillon important de la société), nous
allons reprendre cette démarche pour les romans flaubertiens, mais aussi pour
une des nouvelles du recueil Trois Contes – Un cœur simple , de même que pour
Le Sottisier et Le Dictionnaire des idées reçues.

Les écrits de jeunesse

Cette première série d’écritures flaubertiennes se caractérise par
quelques idées constantes de l’auteur qui formeront – durant sa vie – sa
mentalité d’écrivain ou d’homme confr onté à la réalité de son époque. Par
exemple, au-delà du souffle nettement romantique parcourant tous les textes de
jeunesse, il y a la conception de Flaubert sur la société qui pervertit les gens:
« […] vous voyez bien que la misère fait des bassesses.1 » Remarquons dans ces
lignes un Flaubert familier du lecteur, une manière directe, didactique de
l’écrivain de s’adresser à son lecteur, comme à un vrai partenaire de dialogue.
C’est la société qui inspire les mauvais sentiments des gens, car l’aridité
de la civilisation « dessèche et étiole tout ce qui s’élève au soleil de la poésie et du cœur
2. » En effet, la société a paru toujours à Gustave Flaubert « fausse et
sonore, et couverte de clinquant, ennuyeuse et guindée3. » En lisant ces phrases,
nous comprenons mieux le pessimisme de Gustave Flaubert – l’homme et
l’écrivain mûr, profondément désenchanté, vivant en isolé à Croisset.
Flaubert nous impressionne dans ses textes de jeunesse (dont quelques-uns seront les cellules des futurs romans), par la sincérité visible du ton, par son
désir de se connaître, grâce à l’écriture. Sa mentalité d’écrivain qui vit
uniquement pour créer des livres est déjà visible, Flaubert mentionnant sa
conception livresque en maintes occasions dans sa Correspondance : « Écrire,

1 Flaubert, Gustave, Mémoires d’un fou – Novembre et autres textes de jeunesse ,
Flammarion, Paris, 1991; citation tirée du texte Un parfum à sentir , p. 52.
2 Ibid., Mémoires d’un fou, p. 281.
3 Ibid., p. 270.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
186 oh écrire c’est s’emparer du monde, de ses préjugés, de ses vertus et le résumer
dans un livre. C’est sentir sa pensée naître, grandir, vivre, se dresser debout sur
son piédestal, et y rester toujours1. »
La religion de l’art, dont il sera le fervent croyant, est déjà forte, et la structure de la phrase (répétitions, verbes suggestifs) nous évoque la fin de La
Tentation de saint Antoine , qui a pour héros une sorte d’ alter ego de l’écrivain.
En réitérant le modèle de Montaigne (« Que sais-je? »), le jeune
Gustave croit qu’il était peut-être dans sa destinée « de vivre ainsi lassé avant
d’avoir porté le fardeau, haletant avant d’avoir couru
2… » Flaubert s’approche
également de Rousseau, quand il garantit au lecteur qu’il est lui-même la
substance de son livre: « Seulement je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves,
mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l’âme
3. »
D’ailleurs, ces écrits de jeunesse captent l’écho des grands
prédécesseurs, et nous avons l’impression de reconnaître sous la plume de
Flaubert une idée fameuse de Pascal, sur la fragilité de l’homme:
L’homme, grain de sable jeté dans l’infini par une main inconnue, pauvre
insecte aux faibles pattes qui veut se retenir sur le bord du gouffre à toutes les
branches, qui se rattache à la vertu, à l’amour, à l’égoïsme, à l’ambition et qui
fait des vertus de tout cela pour mieux s’y tenir, qui se cramponne à Dieu, et qui faiblit toujours, lâche les mains et tombe…
4

Les premiers écrits de Flaubert laissent voir surtout l’auteur romantique,
épris de la passion, des grandes idées, de l’ambition, cultivant en même temps la
conviction que le mal est issu du manque de compréhension de la société.

Madame Bovary

Ce roman aurait mérité peut-être comme titre celui de L’Éducation
sentimentale , davantage que le roman qui le porte réellement. Dès les premières
pages du livre, nous avons l’occasion de constater que la différence essentielle,
insurmontable, qui existe entre les deux futurs époux – Charles Bovary et Emma Rouault – est due à l’éducation. Au cas de Charles, il y a eu les
« tendances maternelles » à l’encontre d’un « certain idéal viril de l’enfance »

1 La Peste à Florence, p. 75.
2 Ibid., p. 272.
3 Ibid., p. 269.
4 Ibid., p. 273.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
187 que formait son père, qui voulait élever son fils durement, « à la spartiate »,
pour lui faire une bonne constitution :

C’est pourquoi il l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait à boire de grands
coups de rhum et à insulter les processions. Mais naturellement paisible, le petit répondait mal à ses efforts. Sa mère le traînait toujours après elle; elle lui
découpait des cartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dans des
monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries
babillardes. Dans l’isolement de sa vie, elle reporta sur cette tête d’enfant toutes ses vanités éparses, brisées
1.

Confronté à ces influences nettement opposées, Charles sera la victime
des frustrations héritées de ses parents: un élève travailleur, mais irrémédia-
blement médiocre (sa carrière de médecin avait été choisie par sa mère, qui ne s’était pas intéressée à la vraie vocation de son fils), et plus tard un homme
timide, trop obéissant pour laisser se manifester sa personnalité. Charles
Bovary, se dévoilant tel qu’il est seulement vers la fin du roman, nous semble
être la première victime du bovarysme, c’est-à-dire celle du désenchantement de
sa mère, elle aussi une victime de son mariage mal assorti et des conceptions
bourgeoises de la société, auxquelles elle avait d’ailleurs adhéré.
Quant à Emma, elle avait reçu, comme on dit, « une belle éducation » (Flaubert souligne lui-même cette expression dans le texte, comme il le fait
chaque fois quand il s’agit d’une idée à la mode, donc d’une idée toute faite).
Cela signifie que Mademoiselle Rouault avait été élevée au couvent, chez les
Ursulines, où l’on lui a enseigné la danse, la géographie, le dessin, la tapisserie
et le piano.
2
Ainsi, pour Emma, orpheline de sa mère et ayant un père vieux,
rustique, le couvent devient-il plutôt l’espace de la liberté, de son imagination
enflammée par les lectures romantiques, qu’elle faisait en cachette, défiant les
règles du couvent. Ces lectures « interdites » vont préparer justement les
prémisses de sa nature rebelle et ensuite de sa future insatisfaction existentielle. Un exemple bien illustratif, en ce sens, est celui de ses noces avec le
médecin Charles Bovary. Même si enchantée au début d’avoir éveillé des
sentiments d’amour à un homme mûr, qui la traite respectueusement, la jeune
Emma est vite déçue par la réalité. Rien ne ressemble à ses modèles livresques.
Et sa déception est d’autant plus grande quand il s’agit du moment magique de la vie de toute femme: le mariage. Flaubert consacre beaucoup de références à

1 Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Hachette, Paris, collection « Grandes Œuvres »,
1986, pp. 10-11.
2 Ibid., p. 20.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
188 cet épisode, mais chaque fois c’est par les yeux d’Emma que nous apprenons les
détails:

Emma eût, au contraire, désiré se marier à minuit, aux flambeaux; mais le père
Rouault ne comprit rien à cette idée. Il y eut une noce, où vinrent quarante-trois personnes, où l’on resta seize heures à table, qui recommença le lendemain et
quelque peu les jours suivants1.
Dans les pages de L’Histoire de la vie privée , on décrit minutieusement
la cérémonie de noce, en usage à l’époque, avec les différences qui existaient
entre Paris et la province. Mais pour tous les deux cas, les historiens tombent
d’accord: la cérémonie de mariage est sans doute « le plus public des rites
privés », comme si le couple voulait partager avec tout le monde la célébration de son bonheur. C’est pourquoi tous les détails doivent être respectés, car à
l’occasion d’un mariage tout y est codifié: la composition du cortège, son ordre,
le nombre et le choix des demoiselles d’ honneur, le costume des mariés, noir et
blanc triomphant, les gestes du consentement. Le père accompagne sa fille à
l’autel pour la remettre à l’époux. Mais avant de prononcer le oui sacramentel, c’est vers sa mère que la jeune fille tourne la tête, comme pour lui demander son
assentiment. Jusqu’à la fin du XIX
e siècle, seule l’épouse porte une alliance.
Mode étrangère, l’alliance masculine entre dans les mœurs au tournant du
siècle, mais n’est nullement obligatoire.
En province, il y a la tradition de « festoyer » longuement à l’occasion du mariage. Anne Martin-Fugier, celle qui est responsable du chapitre « Les
rites de la vie privée bourgeoise » de L’Histoire de la vie privée, évoque
l’importance que le mariage religieux peut avoir pour une jeune femme, même à
l’époque où les unions civiles se sont multipliées, essayant de remplacer la
cérémonie faite à l’église:

Y entrer en voiles blancs, au bras de son bien-aimé, aux sons de l’orgue, dans
un nuage d’encens, au milieu de tous ses amis émus et souriants, c’était le rêve de son enfance, et ce sera le souvenir de toute sa vie. Elle n’oublie rien, ni les fleurs, ni les cierges, ni les doux chants des enfants de chœur, ni la voix mourante du vieux prêtre, ni l’anneau passé à son doigt tremblant, ni l’étole
posée sur sa tête, ni la bénédiction sacrée, ni, derrière la porte de la sacristie, le
chaud embrassement de sa mère. Le grand bonheur des petites filles, qui viennent de quitter la poupée, c’est de travailler au trousseau de leur sœur

1 Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Hachette, Paris, collection « Grandes Œuvres »,
1986, p. 27.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
189 aînée, en attendant leur tour. On ne peut pas retrancher cela de la vie d’une
femme1.

À l’idéal romantique de la mariée s’oppose brutalement la réalité d’une
noce populaire, parfaitement banale, où le gaspillage ne vise pas le décor, mais
le rituel licencieux. En effet, même si elle avait supplié son père, Emma ne fut
pas épargnée des plaisanteries « en usage ». En plus, un autre incident ronge
tout espoir romantique de la jeune femme, qui passe vite à l’état d’épouse, en son cas, de deuxième épouse. Il s’agit du bouquet de fleurs d’oranger, noué par
des rubans de satin blanc. C’était un bouquet de mariée, mais celui « de l’autre »:

Elle le regarda. Charles, s’en aperçut, il le prit, et l’alla porter au grenier, tandis
qu’assise dans un fauteuil […], Emma songeait à son bouquet de mariage, qui
était emballé dans un carton, et se demandait, en rêvant, ce qu’on en ferait, si
par hasard elle venait à mourir2.

En général, si Emma essaie de penser, de juger d’une réalité
quelconque, elle le fait « en rêvant », et cela l’empêche d’être objective. Elle
reste toujours la prisonnière de l’univers idéatique, qu’elle s’est créé, et dont
elle sera finalement la victime. Cette mentalité livresque (la plupart des idées d’Emma proviennent de ses lectures) est d’ailleurs sa manière de vivre: « Et
Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots
de félicité , de passion et d’ivresse , qui lui avaient paru si beaux dans les livres
3. »
Emma Bovary ne réussit plus à séparer la réalité de la rêverie – elle ne
peut ni accepter son existence banale, ni se contenter de l’évasion procurée par
la lecture. Et son effort de concilier les deux s’avère inutile, dangereux. Sans
faire lui-même des considérations explicites, l’écrivain met une phrase significative dans la bouche d’un personnage de second rang: Madame Bovary-
mère, qui s’adresse à son fils:

Sais-tu ce qu’il faudrait à ta femme? […] Ce serait des occupations forcées,
des ouvrages manuels! Si elle était comme tant d’autres, contrainte à gagner
son pain, elle n’aurait pas ces vapeurs-là, qui lui viennent d’un tas d’idées qu’elle se fourre dans la tête […]
4

1 Histoire de la vie privée , sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, Seuil,
Paris, 1987, tome IV ( De la Révolution à la Grande Guerre ), pp. 243-244.
2 Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Hachette, Paris, collection « Grandes Œuvres »,
1986, p. 35.
3 Ibid., p. 36.
4 Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Hachette, Paris, collection « Grandes Œuvres »,
1986 , p. 118.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
190 À la réplique de Charles que sa femme est pourtant occupée, sa mère
reprend ses critiques avec plus de rage, et sa réponse est certainement une autre
« idée reçue », caractéristique pour la mentalité des femmes de sa génération,
qui vivaient en province:
Ah! Elle s’occupe! À quoi donc? À lire des romans, de mauvais livres, des
ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et
quelqu’un qui n’a pas de religion finit toujours par tourner mal.

À vrai dire, Emma Bovary sera avant Bouvard et Pécuchet, le
personnage qui se livre aux multiples expériences: elle est tentée par n’importe quoi, elle veut être au courant de toutes les nouveautés, les essayer, mais elle
finit toujours par abandonner chaque « occupation ». Elle s’achète un prie-Dieu
gothique, sans jamais être une religieuse; elle dépense en un mois quatorze
francs pour des citrons à se nettoyer les ongles, elle se fait faire à Rouen une
robe de cachemire bleu, achète chez Lheureux la plus belle de ses écharpes pour se nouer avec elle la taille par-dessus sa robe de chambre; elle veut apprendre
l’italien et pour cela elle fait un autre gaspillage: elle achète des dictionnaires,
une grammaire, une provision de papier blanc. Aucune préoccupation constante
ou sérieuse, ni même celle de mère; d’ailleurs, ce sont les historiens des
mentalités qui nous disent que c’était la coutume à l’époque de mettre le bébé en nourrice, donc Emma n’est pas du tout une exception de ce point de vue. Le
comble, chez elle, c’est le caprice perpétuel, la fantaisie gratuite, stérile – et cela
est visible de l’extérieur (coiffure, vêtements, gestes, paroles), jusqu’à
l’intérieur (rêves, cauchemars, pensées, correspondance).
Emma Bovary a la mentalité « creuse » de tous les romantiques,
pouvant être considérée une réplique féminine de René de Chateaubriand, ou
bien une variante féminine très complexe du dandy: « N’importe! Elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où venait donc cette insuffisance de la vie,
cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait
1 ?»
Sous une forme toujours indirecte, Flaubert explique le fait que son
héroïne est tout le temps à l’attente d’un être fort et beau, ayant à la fois de
l’exaltation et du raffinement, un cœur de poète, sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain, sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques. Mais où
trouver cet être, comment influencer le hasard? Alors, Emma est, chaque fois
qu’elle commet l’adultère, la proie des circonstances: Rodolphe et beau et fort,
mais n’a aucune sensibilité. Léon est beau et sensible, mais ne fait que copier la
mode, et puis il n’est pas fort, il a peur de la société, des bruits, des

1 Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Hachette, Paris, collection « Grandes Œuvres »,
1986, p. 252.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
191 conséquences que sa relation avec Emma puisse avoir sur l’évolution de sa
carrière.
En tout cas, l’exaltation d’Emma, son insistance (quelquefois
artificielle, surtout à la fin de sa relation avec Léon) ennuie irrémédiablement ses deux amants. La joie d’Emma semble celle des héroïnes adultères des
livres : c’est l’expression de son espoir d’avoir enfin touché son idéal, la
Passion unique, démesurée, de s’être enfin détachée de la « grisaille »
quotidienne:

Elle se répétait: J’ai un amant! un amant! se délectant à cette idée comme à
celle d’une autre puberté qui lui serait survenue. Elle aimait donc posséder enfin ces joies de l’amour, cette fièvre du bonheur, dont elle avait désepéré.
Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase,
délire; une immensité bleuâtre l’entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs
1.

Est-ce qu’elle est vraiment à critiquer, à insulter, cette Emma, naïve
comme un enfant, exubérante et sincère, ayant le désir que l’accomplissement
du désir soit égal à son attente? Est-elle vraiment coupable? Flaubert semble plutôt la comprendre, la protéger, voire l’admirer. Toutes les manifestations
frivoles de ses aspirations ont une prémisse authentiquement noble: le désir de
connaître l’amour, comme une véritable effervescence de la rêverie. D’ailleurs,
il y a un vrai « triomphe du verbe avoir », souvent accompagné d’un nom
(comme dans la séquence mise en italique dans la citation ci-dessus), au lieu du verbe ressentir, qui a plus de couleur
2.
Ce que déteste Emma, surtout chez son mari, est sa suffisance, son
contentement des banalités de la vie quotidienne. Elle était exaspérée, en effet,
que Charles n’avait pas l’air de se douter de son supplice. Pour elle, tout était
perfectible. C’est pourquoi « elle s’irritait d’un plat mal servi, ou d’une porte entrebâillée, gémissait du velours qu’elle n’avait pas, du bonheur qui lui
manquait, de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite
3. »
La phrase ci-dessus ne témoigne plus d’une mentalité féminine (la
bourgeoisie rêvant d’une vie aristocratique), mais d’une condition humaine que
les philosophes ont nommée « bovarysme ». D’ailleurs, le bovarysme n’est pas une nouveauté du XIX
e siècle, et d’autant moins du livre de Flaubert, mais cette

1 Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Hachette, Paris, collection « Grandes Œuvres »,
1986, p. 150.
2 Philippe, Gilles et Piat, Julien (sous la coord. de), La langue littéraire. Une histoire de la
prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard, Paris, 2009, p. 98.
3 Ibid., p. 102.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
192 insatisfaction devient exacerbée chez le personnage flaubertien et on associe le
plus souvent cet état d’esprit à cette héro їne.
D’une certaine façon, tous les pe rsonnages de Gustave Flaubert sont
atteints du bovarysme, comme leur créateur l’est, lui aussi: Saint Antoine, Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet, Salammbô. On oscille aussi entre la
province et Paris, l’une ne pouvant exclure l’autre. Pour Emma Bovary, Paris
est une obsession, un repère permanent, sa Mecque. Tout ce qui s’y rapporte est
susceptible de l’intéresser au plus haut degré – journaux, spectacles, mode,
lectures:

Elle s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons . Elle
dévorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premières représentations, de courses et de soirées, s’intéressait au début d’une
chanteuse, à l’ouverture d’un magasin. Elle savait les modes nouvelles,
l’adresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou d’Opéra. Elle étudia, dans Eugène Sue, des descriptions d’ameublements; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises
personnelles
1.

Emma devient aussi un symbole de l’émancipation féminine; Flaubert
n’utilise guère par hasard, en cascade, le pronom « elle », au lieu du nom propre. Madame Bovary n’est qu’une représentante du public féminin qui
s’intéressait aux romans populaires, à la mode, etc. Comme Emma, il y avait
tant de femmes mal mariées. La vie anodine de province a donné beaucoup de
victimes, dont Madame Bovary n’est qu’un symbole, rendu fameux par les
moyens de la littérature. Cette mentalité de « vivre ailleurs » était aussi celle de Flaubert et de toute sa génération, passionnée du voyage. De la même sorte,
« Emma avait envie de faire des voyages ou de retourner vivre à son couvent.
Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris
2. »
La plaque tournante de la vie d’Emma est le bal de la Vaubyessard: la
femme de Charles Bovary ne sera jamais comme elle était avant de participer à cet événement. Pour la femme du médecin, le bal sera toujours le terme
suprême de toute comparaison, elle l’idéalise et ne peut jamais y échapper,
parce que le bal c’est la « césure » , même de la vie d’Emma (à remarquer aussi,
dans le texte ci-dessous, les comparaisons réalisées par l’auteur, d’une grande
beauté du style)

1 Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Hachette, Paris, collection « Grandes Œuvres »,
1986, p. 57.
2 Ibid., p. 58.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
193 Son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de ces
grandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les
montagnes. Elle se résigna pourtant; elle serra pieusement dans la commode sa
belle toilette et jusqu’à ses souliers de satins, dont la semelle s’était jaunie à la
cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux : au frottement de la
richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas1.

Comme dans un conte de fées, en réitérant le péché d’Ève, elle a touché
à la pomme dorée du rêve, et depuis lors, Emma sent « sa vie froide comme un
grenier dont la lucarne est au nord et l’ennui, araignée silencieuse, filer sa toile
dans l’ombre à tous les coins de son cœur2. » La comparaison nous semble très
suggestive (elle l’est en général chez Flaubert) pour ce que devient l’existence
d’Emma Bovary – un espace aride, où échoue tous les espoirs de l’héroïne.
Exaspérée par l’ennui, Emma essaie de le peupler de ses fantasmes, du
souvenir de son amant (Léon), elle se sert continuellement des mensonges, pour
envelopper ses aspirations secrètes, ses pensées coupables. Charles, son mari, la croit heureuse, comme le montrent les apparences, et cela exaspère davantage
Emma, qui ne peut lui pardonner « ce calme si bien assis, cette pesanteur
sereine
3. »
Tout ce qui est calme ou banal est rejeté par Emma. Elle affirme, dans
une discussion avec Léon, qu’elle déteste « les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature
4. » Pourtant, Emma est entourée
chaque jour de ces « héros communs », qu’il s’agisse de son époux Charles ou
du pharmacien Homais. Le premier incarne parfaitement la médiocrité. Sa seule
phrase profonde est, selon les critiques, celle où il explique toute la tragédie de
sa vie par la « faute à la fatalité »; ceux-ci sont d’ailleurs ses derniers mots et
nous restons avec l’impression d’une certaine ambiguïté quant à l’intelligence
de ce médecin de province: est-il vraiment stupide, ou bien il dissimule tout le temps par timidité? Est-ce son attitude bêtise ou sagesse? Par rapport aux autres
personnages, Charles Bovary est toujours content de son petit bonheur; les seuls
moments de désarroi sont provoqués par l’insuccès de l’opération d’Hippolyte
et par les ennuis de santé de sa femme, dont la cause reste secrète seulement
pour lui, car le lecteur du roman sait que l’état d’extrême faiblesse d’Emma est dû à la trahison de Rodolphe, son premier amant.

1 Flaubert, Gustave, Madame Bovary, Hachette, Paris, collection « Grandes Œuvres »,
1986, p. 55.
2 Ibid., p. 45.
3 Ibid., p. 43.
4 Ibid., p. 78.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
194 Gérard Gengembre, l’auteur d’une intéressante étude sur Madame
Bovary1, parle de Charles en le nommant un « personnage mésestimé »,
conséquence d’une tradition critique encore prédominante, où le médecin
apparaît comme la représentation même de la médiocrité, tant il est « falot, maladroit, anesthésié par l’amour aveugle qu’il porte à Emma » . Gérard
Gengembre observe que Charles ouvre un roman que la mort d’Emma ne clôt
nullement. Ce petit paysan à l’éducation sauvage, épris de la nature, va prendre
vie avec Emma, par Emma. Le critique nous rappelle que dans le manuscrit de
Flaubert, Charles disposait de plusieurs monologues, mais il les perd pour faire
d’Emma le personnage principal.
Pourtant, Charles Bovary sera le personnage « des émotions authen-tiques, mal exprimées
2 », jusqu’à l’effroi devant la mort de la bien-aimée. Il est
celui dont la parole n’intéresse personne, sauf Léon qui, par ce stratagème,
réussit à rester auprès d’Emma. En effet, ce « gros garçon », ce « lourdaud » qui
est le médecin aime authentiquement Emma. En dépit de son épaisseur, Charles
est « sensible » et « prévenant »: « il accède à la grandeur tragique par sa mort d’amour
3. »
Si Charles et l’inacarnation de la médiocrité inoffensive, Homais, le
pharmacien, est l’incarnation de la médiocrité agressive. Homais est le
« vainqueur », le personnage le plus balzacien de tout le roman. Étudiant déjà, il
dînait avec ses professeurs. Bourgeois dans ses idôlatries, ses craintes (celle de l’autorité), ses désirs, ses lectures non hiérarchisées, Homais, homo, l’homme
« serait l’incarnation de la bêtise humaine: si Emma et Charles disposent d’un
fond que l’on devine, Homais est tout entier dans son discours, ses attitudes, sa
complaisance satisfaite
4. »
Le commentaire des suggestions ét ymologiques des noms propres vise
également les deux amants d’Emma Bovary: Léon, ce faux lion superbe et
généreux et Rodolphe, ce faux nom de prince. Selon G. Gengembre, Léon
Dupuis est « la platitude petite bourgeoise, inacarnée et nommée; Rodolphe,
celui qui parle d’or, Boulanger, pain quotidien d’amour dans la huchette5 ».
Mais, chose significative, tous les deux amants seront absents à la mort d’Emma. Ils abandonnent la femme dans la terrible solitude de la mort, qu’ils
ont préparée par leur insuffisance et par leur médiocrité. En se suicidant, Emma
sort de la scène de cette société médiocre, où son « rôle » a semblé extravagant,

1 Gengembre, Gérard, Gustave Flaubert, « Madame Bovary », Presses Universitaires de
France, Paris, 1990, p. 93.
2 Ibid., p. 94.
3 Ibid., p. 96.
4 Ibid., p. 103.
5 Ibid., pp. 100-101.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
195 anormal. Elle est une autre Lucia de Lamermoor (« l’amère mort », c’est le jeu
de mot proposé par Gengembre).
Madame Bovary, ce roman de la répétition stérile – échec de la relation
avec Rodolphe, ensuite avec Léon, pour ne plus rappeler l’échec du mariage avec Charles – poursuit une structure réccurente: ennui, attente, espoir, évasion,
confusion, retour à l’ennui et désir du néant
1. Cette œuvre de Gustave Flaubert
est un véritable roman du labyrinthe, dont la seule issue semble être la mort.
Certes, le roman de Flaubert est la meilleure représentation littéraire de
toute une philosophie qu’on a baptisée « bovarysme ». Chez Emma, le principe
de suggestion qui gouverne sa vie est l’enthousiasme, le désir de connaître la
réalité avant de la vivre réellement. Emma connaît l’image des sentiments et des sensations avant de les vivre effectivement. Et comme ce qu’elle vit ne
correspond aucunement à ce qu’elle imagine, Emma sera toujours désenchantée.
C’est le type du bovarysme sentimental (dont les représentants sont Madame
Bovary et Frédéric Moreau), auquel s’ajoute le bovarysme scientifique (Homais,
Bouvard et Pécuchet). Tous les personnages atteints par le bovarysme ont une personnalité de
« prêt », c’est-à-dire prêtée à leur imagination livresque. Par exemple, au cas
d’Emma Bovary, ce n’était pas obligatoire, montre Jules de Gaultier dans son
étude sur le bovarysme
2, que l’éducation au couvent et le romantisme aient une
influence sur cette jeune fille, telle que nous la connaissons. Une autre à sa place aurait refusé une influence pareille. Emma ne tient pas compte de ses vrais
instincts imaginaires, mais s’attribue d’autres instincts imaginaires. Gaultier
explique cette attitude bovaryque par une haine du réel, qui est tellement forte
chez le personnage flaubertien, qu’elle pourrait le déterminer à répudier son
propre rêve, au cas où celui-ci prendrait la forme de la réalité elle-même (situation idéale, impossible). C’est comme l’héroïne d’un poème de
Baudelaire, à laquelle on prédit qu’elle aimera…la place où elle n’arrivera
jamais, le bien-aimé qu’elle ne connaîtra jamais ( Les Bienfaisances de la lune ).
De cette haine du réel est issu le désir et le pouvoir d’Emma de se croire une
autre qu’elle est effectivement. Elle exile les sentiments qu’elle peut éprouver, en les remplaçant par d’autres, fictifs. Cette femme ne peut jamais aimer
Charles, car elle a une idée anticipée sur l’amour de son mari.
Emma Bovary refuse toute réalité, restant une idéaliste au sens
purement philosophique. Le seul personnage du roman qui lui ressemble est
Léon, par son opinion sophistiquée sur l’amour. Cette ressemblance est due à
certaines lectures communes; par conséquent, les fictions d’Emma et de Léon
1 Gengembre, Gérard, Gustave Flaubert, « Madame Bovary », Presses Universitaires de
France, Paris, p. 57.
2 Gaultier, Jules de, Bovarismul, Institut Européen, Ia și, 1993; (traduction par Ani
Bobocea), p. 19.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
196 permettent une relation amoureuse que deux sentiments naturels auraient très
bien produire. Ils ont aussi une mentalité pareille, ce qui les attire l’un vers
l’autre.
Gaultier se pose le problème suivant: en supposant que Madame Bovary au lieu d’être la fille de père Rouault, fermier en Aubrays, eût été la fille d’un
millionnaire ou d’un aristocrate, elle aurait voulu peut-être mener la vie simple
d’une femme provinciale, à l’abri du luxe fatigant, des plaisirs artificiels, de la
vanité, etc.
Quand Emma perd le pouvoir de couvrir le réel, en plaçant le réel entre
le regard et le réel, elle nie la réalité insatisfaisante par son suicide. Le
bovarysme d’Emma est de type métaphysique . Elle n’est jamais ridicule, car, à
la différence d’Homais ou de Bouvard et Pécuchet, elle ne se limite pas au
décor, elle modifie le plus profond de son être. Madame Bovary reste sublime
par ses extases, qui essaient de trouer la grisaille de sa vie de chaque jour. Pour
elle, l’inconnu et le rêve jouissent de tous les prestiges. D’ailleurs, au-delà d’un
personnage fameux, reste la réalité du XIX
e siècle, c’est-à-dire la femme qui est
essentiellement une nerveuse:

[…] cette catégorie du tempérament est la façon qu’a le regard masculin et
particulièrement médical d’appréhender la différence féminine. L’Eros d’Emma s’incarne dans un dérèglement de tous les sens. Il a partie liée à Thanatos, car la jouissance suprême se retourne en souffrance
1.

Pour conclure au sujet de Madame Bovary , en tant qu’œuvre
flaubertienne qui cible à travers le comportement d’Emma la mentalité de la
femme du XIXe siècle, vivant en province, il faut mentionner une
communication de Claudine Gothot-Mersch sur le point de vue dans ce roman
de Gustave Flaubert. Selon l’auteur de cette exégèse, le point de vue adopté par l’écrivain est lié au degré de réalité qu’il entend conférer à ce qu’il raconte.
Au cas de Madame Bovary de Flaubert, nous nous trouvons devant le
récit de type historique qui semble être défini par la disparition de tout point de
vue. Claudine Gothot-Mersch écrit:

On aura reconnu l’idéal de Flaubert: écr ire le roman comme on écrit l’histoire,
et pour cela supprimer du récit l’image du narrateur. C’est un des thèmes

1 Gengembre, Gérard, Gustave Flaubert, « Madame Bovary », Presses Universitaires de
France, Paris, p. 88.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
197 favoris de la Correspondance . Flaubert croit à une littérature de cractère
scientifique, neutre et objective1.

Ce que Flaubert souhaite c’est un récit tout en faits et en tableaux, sans
interventions de l’auteur, ce récit qui représente au lieu de dire (to show /vs/ to
tell), donc l’histoire au sens entendu par Benveniste, un récit sans narrateur et
sans point de vue. Erich Auerbach montre que Flaubert péfère décrire les choses
par les yeux d’Emma ou des autres personnages et même de la foule. Ainsi y a-
t-il un vide de conscience, dû au manque de point de vue; en ce sens, Claudine
Gothot-Mersch caractérise Homais comme « l’incarnation du Dictionnaire des
idées reçues 2. »
Par conséquent, la temporalité du récit se manifeste dans son rythme:
Flaubert réserve vingt lignes pour une année d’études de Charles et en accorde
quinze uniquement pour la description d’un gâteau de mariage, si cela lui
semble évoquer une réalité significative pour les mœurs de l’époque. Pourtant, même de manière statistique, la grande conquête faite avec le
roman Madame Bovary, reste l’emploi du style indirect libre , phénomène
expliqué par les auteurs d’un livre sur l’évolution de la prose en France
3, par les
arguments suivants :

Les années 1850 connurent, de fait, une véritable explosion littéraire du style
indirect libre, qui tenait à des phénomènes sociaux beaucoup plus généraux : l’œuvre de Flaubert, donna ainsi sa pleine actualisation littéraire à ce qui se jouait alors plus largement sur la scène culturelle. […] rappelé, la révolution médiatique des années 1830 avait imposé à l’écrivain de renoncer au modèle rhétorique, fondamentalement discursif, des belles lettres, pour se dire
désormais obliquement, par le biais, notamment, de la forme à la fois indirecte
et non régie – doublement oblique, donc, puisque son indirection n’est pas explicitement signalée – qu’est le style indirect libre. La différence quantitative qu’apporte Madame Bovary – Stephen Ullmann
dénombre dans le premier roman de Flaubert environ cent cinquante
occurrences de style indirect libre, soit une toutes les trois pages en moyenne
– est en effet, immédiatement qualitative : le style indirect libre

1 Gothot-Mersch, Claudine, « Le point de vue dans Madame Bovary » in Cahiers de
L’Association internationale des études françaises , Société d’édition « Les Belles Lettres
», Paris, 23/1971, p. 244.
2 Ibid., p. 257.
3 Philippe, Gilles, Piat, Julien (sous la coord. de), La langue littéraire. Une histoire de la
prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon , Fayard, 2009, p. 127.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
198 Salammbô

De tous les romans de Flaubert (sauf La Tentation de Saint Antoine , qui
est plutôt un livre-confession qu’un roman proprement-dit), c’est Salammbô qui
semble le plus étrange. En effet, sa bizarrerie vient de la tentative de l’écrivain de faire surgir dans les pages de s on roman tout un monde disparu, dont on ne
conserve que des traces mystérieuses et le souvenir d’une légendaire grandeur.
Conçu comme une réaction au prosaïsme d’Yonville et à l’enfermement
de Madame Bovary, Salammbô, sujet oriental, n’exempte pas son auteur du
labeur de l’écriture, nous avertit Dominique Barbéris, dans la présentation du texte intégral des notes prises par Flaubert à l’occasion du voyage à Carthage
1.
La nécessité de la documentation sur place apparaît à l’écrivain plus
impérieuse que jamais, vu le spécifique de Carthage, qui figure, selon Albert
Thibaudet, dans l’Antiquité classique comme « un bloc isolé », « un aérolithe
étranger » par sa civilisation, un type de cité singulier, disparu sans aucune trace
dans le courant commun de la culture.
Carthage, fondée en 814 av. J.-C. par des Phéniciens dans une presqu’île près de laquelle se trouve aujourd’hui Tunis, fut détruite à la fin de la
troisième guerre punique par Scipion Émilien (147 av. J.-C.). Devenue colonie
romaine, elle fut la véritable capitale de l’Afrique romaine et de l’Afrique
chrétienne.
Flaubert entreprend un voyage aux ruines de Carthage, sur le conseil de Théophile Gautier, qui connaissait le souci du détail, le culte de la vérité,
caractérisant l’auteur de Madame Bovary . Les notes de ce voyage sont
extrêmement brèves, conçues quelquefois comme de simples et minutieux
relevés topographiques, mais permettent d’ajuster la géographie romanesque à
la géographie réelle, de mieux comprendre les sensations et la psychologie des héros carthaginois. Terminé à Croisset, dans la nuit de samedi 12 au dimanche
13 juin, le texte finit par cette invocation:

Que toutes les énergies de la nature que j’ai aspirées me pénètrent et qu’elles
s’exalent dans mon livre. À moi, puissance de l’émotion plastique, résurrection
du passé, à moi, à moi! Il faut faire, à travers le Beau, vivant et vrai, quand même. Pitié pour ma volonté, Dieu des âmes! Donne-moi la Force – et l’Espoir
2 !…

Cetee fin ressemble beaucoup à celui de la Tentation de Saint Antoine,
témoignant du même désir de la connaissance totale, si possible. En effet,

1 Flaubert, Gustave, Voyages, Arléa, Paris, 1998 (volume présenté par Dominique
Barbéris), p. 667.
2 Ibid., p.702.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
199 Flaubert sait que la vérité est dans tout, que la bonne et la mauvaise société
doivent être étudiées, comme il l’affirme dans une lettre1 à Ernest Chevalier du
24 février 1842.
Le roman Salammbô est une provocation pour l’auteur lui-même.
Dégoûté par la vie moderne, il a la folie de ressusciter Carthage. En plus,
chaque fois, un nouveau livre est pour Gustave Flaubert « une manière spéciale
de vivre ». Dans une lettre à Maurice Schlésinger2, l’écrivain avoue qu’il trouve
son âge si lamentable qu’il plonge avec délices dans l’Antiquité. Et cela « le
décrasse des Temps modernes. »
Le livre est aussi un expériment dédié à Sainte-Beuve, auquel Flaubert
envoie en décembre 1862 une lettre pour lui expliquer que toutes les descriptions servent à ses personnages, que rien n’y est gratuit. Le romancier
indique également des documents historiques pour anihiler les reproches du
critique, quant aux pages de Salammbô qui présentaient les supplices des
Mercenaires. Une phrase tirée de cette lettre, conçue comme une réaction au
troisième article de Sainte-Beuve au sujet du roman flaubertien sur Carthage, nous a semblé bien significative:

Je crois même avoir été moins dur pour l’humanité dans Salammbô que dans
Madame Bovary . La curiosité, l’amour qui m’a poussé vers des religions et des
peuples disparus, a quelque chose de moral en soi, et de sympathique, il me
semble3 ?!

À vrai dire, le roman Salammbô est tout à fait spécial. En vain les
critiques se sont-ils efforcés d’y trouver les ingrédients usuels d’un roman
historique à la Walter Scott ! Mais le roman n’est pas, cela non plus, une féerie,
une fantaisie! La cruauté des Carthaginois n’est point une invention de Flaubert,
qui savait la réalité aprés avoir fouillé les documents. Par exemple, Hendreich –
dans son ouvrage Carthago, seu Carth. Respublica , 1664 – avait réuni des
textes pour prouver que les Carthaginois avaient la coutume de mutiler les
cadavres de leurs ennemis (cette mention se trouve dans la lettre de Flaubert
citée ci-dessus). Donc, ce n’était pas question, selon Flaubert, d’être accusé
d’« imagination sadique » (l’expression est reprise de l’article du maître Sainte-
Beuve et avait beaucoup blessé Flaubert). Pourtant, la lecture du roman carthaginois offre en maintes occasions un
spectacle effrayant de la mort. Par exemple, dans le chapitre « Le Défilé de la

1 Bollème, Geneviève, Extraits de la correspondance ou Préface à la vie de l’écrivain ,
Seuil, Paris, 1963, p. 28.
2 Lettre de Flaubert à Maurice Schlésinger, Croisset, 18 décembre 1859; tome III, p. 68.
3 Lettre de Flaubert à Sainte-Beuve, Paris, 23-24 décembre 1862; tome III, p. 283.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
200 Hache », il y a la peinture épouvantable des Mercenaires mangeant les Cartha-
ginois captifs:

Alors l’envie se tourna sur les blessés et les malades. Puisqu’ils ne pouvaient
se guérir, autant les délivrer de leurs tortures; et, sitôt qu’un homme chancelait, tous s’écriaient qu’il était maintenant perdu et devait servir aux autres. Pour accélérer leur mort, on employait des ruses; on leur volait le dernier reste de
leur immonde portion; comme par mégarde, on marchait sur eux; les
agonisants, pour faire croire à leur vigueur, tâchaient d’étendre les bras, de se relever, de rire. Des gens évanouis se réveillaient au contact d’une lame ébréchée qui leur sciait un membre; – et ils tuaient encore par férocité, sans besoin pour assouvir leur fureur
1.

À cette faim énorme on oppose une soif extraordinaire, qui pousse les
Mercenaires à des gestes incroyables: on suçait un caillou, on buvait de l’urine
refroidie dans les casques d’airain. L’un des chefs, Spendius, « trouva une
plante à larges feuilles, emplies d’un suc abondant, et, l’ayant déclarée
vénéneuse afin d’en écarter les autres, il s’en nourrissait2. »
Dans Salammbô la mort est un leitmotiv. Nous avons l’occasion de
connaître une certaine philosophie sur la vie de l’au-delà. « Les âmes des morts
se résolvent dans la lune, comme les cadavres dans la terre3. » À la question de
Salammbô sur ce qu’elle deviendrait, le prêtre Schahabarim lui explique:
« D’abord, tu languiras, légère comme une vapeur qui se balance sur les flots;
et, après les épreuves et les angoisses plus longues, tu t’en iras dans le foyer du soleil, à la source même de l’Intelligence
4 ! »
D’ailleurs, Salammbô a reçu une éducation spéciale de type mystique.
Elle connaît, par exemple, le pouvoir effectif des mots qui sont utilisés dans les
malédictions, tout comme le fait qu’une malédiction peut se tourner contre la
personne qui l’a formulée. Elle sait également que, selon la croyance de son peuple, la naissance d’une fille est un signe de guignon: « Hamilcar s’arrêta, en
apercevant Salammbô. Elle lui était survenue après la mort de plusieurs enfants
mâles. La naissance des filles passait pour une calamité dans les religions du
Soleil
5. »
Mais l’aspect le plus impressionnant de la croyance carthaginoise est lié
à l’image du serpent. Dans le chapitre X, intitulé « Le Serpent », nous recevons
des explications concernant le mythe attribué à cet animal ancestral:

1 Flaubert, Gustave, Salammbô , Gallimard, Paris, collection « Folio », 1970, pp. 417-418.
2 Ibid., p. 419.
3 Ibid., p. 288.
4 Flaubert, Gustave, Salammbô , Gallimard, Paris, collection « Folio », 1970, p. 289.
5 Ibid., p. 211.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
201
[…] et le serpent était pour les Carthaginois un fétiche à la fois national et
particulier. On le croyait fils du limo n de la terre, puisqu’il émerge de ses
profondeurs et n’a pas besoin de pieds pour la parcourir; sa démarche rappelait
les ondulations des fleuves, sa température les antiques ténèbres visqueuses pleines de fécondité, et l’orbe qu’il décrit en se mordant la queue l’ensemble
des planètes, l’intelligence d’Eschmoûn
1.

Dans le même chapitre – dont la lecture a beaucoup choqué les
contemporains de Flaubert -, nous avons la description, avec un luxe inouï de détails, de tous les préparatifs visant l’accueil du serpent, conformément au
rituel sacré. Salammbô subit une sorte de purification, en défiant ses pendants
d’oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue simarre blanche, en dénouant le
bandeau de ses cheveux. Tout ce rituel est accompagné d’une musique spéciale
– trois notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses. En psalmondiant continuellement des prières, Salammbô écarte, un à un, ses vêtements, pour
offrir son corps tout nu au python, en dépit d’une pudeur qui la fait d’abord
hésiter. Mais elle ne faisait qu’obéir aux ordres du prêtre Schahabarim, ce
personnage étrange, asexué, qui veille à ce que le comportement de Salammbô
soit adéquat à la mentalité religieuse des Carthaginois. Ce serait intéressant de comparer la mythologie du serpent dans
d’autres civilisations. Par exemple, dans celle des Roumains, le serpent detient
un rôle spécial, en couvrant deux aspects distincts: matériel (visible) et spirituel
(invisible)
2. Dans la mythologie roumaine, le serpent, être primitif, symbolise la
terre et l’eau qui sont contenus dans l’Univers, comme matière primordiale.
Tout comme le sapin (l’arbre cosmique), le serpent est considéré l’animal
cosmique. On rencontre d’ailleurs tous les deux entrelacés dans l’iconographie, dans la poterie. Quelquefois, le serpent domestique est associé au protecteur de
la famille, vivant sous le seuil de la maison, ou dans ses parois. Chasser le
serpent attire la malchance. Même les enfants le savent et partagent leur
nourriture avec le serpent.
Dans la mythologie indienne ancienne, avant l’apparition de la terre dans les eaux primordiales, vivait un serpent géant, un ogre gigantesque qui a
précédé la création et a symbolisé même l’essence du Chaos. La création de la
terre rend jaloux l’ogre gigantesque qui la vole et essaie de la cacher aux
entrailles des eaux primordiales. Le naufrage partiel de la terre fait par l’ogre
géant dans les eaux primordiales signifie le déluge
3.

1 Flaubert, Gustave, Salammbô , Gallimard, Paris, collection « Folio », 1970, p. 283.
2 Cf. Vulcanescu, Romulus, Mitologie român ă, Ed. Academiei, Bucure ști, 1987, pp. 521-
522.
3 Vulcanescu, Romulus, Mitologie român ă, Ed. Academiei, Bucure ști, 1987, p. 427.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
202 Un autre aspect nous frappe: quand nous lisons les pages des notes de
voyage prises à l’occasion de la découverte de Carthage, nous sommes touchés
par la fréquence avec laquelle Flaubert parle des parfums. La même chose est
valable pour le contenu du roman carthaginois. En effet, il décrit toutes les odeurs, agréables ou nauséabondes. Aujourd’hui nous avons la certitude que le
problème de l’odorat, en tant que signe de la civilisation, intéresse les historiens
des mentalités; il y a l’étude d’Alain Corbin, intitulée Le Miasme et la jonquille ,
ou bien celle de Georges Vigarello, Le Propre et le sale . Gustave Flaubert n’a
été qu’un précurseur de ces historiens des mentalités visant le corps humain.
Lorsqu’il présente une sorte de remède végétal, conseillé par le prêtre
Schahabarim à Salammbô, saisie par des angoisses inexplicables, Flaubert offre une cascade d’arômes:

[…] il faisait arroser son appartement avec des lotions de verveine et d’adiante;
elle mangeait tous les matins des mandra gores; elle dormait, la tête sur un
sachet d’aromates mixtionnés par les pontifes; il avait même employé le baaras, racine couleur de feu qui refoule dans le septentrion les génies funestes;
[…]
1

Salammbô est une troublante histoire des passions mystiques, des
mystères de la femme. Flaubert a répondu aux reproches qu’on lui avait faits sur l’invraisemblance de son personnage en disant que c’est vraiment impossible
qu’on le contredise, car personne de ses contemporains n’a pu connaître
directement les femmes de Carthage!
Apparemment invulnérable, Salammbô est charmée par Mathô, le chef
des Mercenaires, l’homme qui a éveillé en elle une féminité à laquelle elle avait
renoncé d’emblée, pour des raisons religieuses. Malheureusement, Hamilcar
promet sa fille à Narr’Havas, le roi des Numides, en guise de récompense pour ses services, rendus pendant la lutte avec les Barbares « on mit entre les mains
de Salammbô une lance qu’elle offrit à Narr’Havas; on attacha leurs puces l’un
contre l’autre avec une lanière de bœuf, puis on leur versa du blé sur la tête
[…]
2 »
Le roman Salammbô paraît écrit sous le signe du sacrifice humain. La
plupart des tableaux descriptifs ont pour sujet le meurtre, la torture. Pendant la
lutte avec les Barbares, les Carthaginois avaient besoin de tendons pris au cou
des taureaux ou bien aux jerrets des cerfs. Mais parce qu’il n’existait dans
Carthage ni cerfs ni taureaux, Hamilcar demande aux Anciens les cheveux de
leurs femmes; toutes les ont sacrifiès. L’une des pages les plus touchantes quant au sacrifice humain est celle où Mathô, celui que Salammbô a aimé

1 Flaubert, Gustave, Salammbô , Gallimard, Paris, collection « Folio », 1970, p. 286.
2 Ibid., p. 702

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
203 secrètement, est tué d’une manière bestiale. C’est le comble de la cruauté
manifestée par les gens envers l’un de leurs semblables:

Il n’avait plus, sauf les yeux, d’apparence humaine; c’était une longue forme
complètement rouge; ses liens rompus pendaient le long de ses cuisses, mais on ne les distinguait pas des tendons de ses poignets tout dénudés; sa bouche restait grande ouverte; de ses orbites sortaient deux flammes qui avaient l’air
de monter jusqu’à ses cheveux; – et le misérable marchait toujours
1 !

Salammbô est l’autre victime de la cruauté bestiale de son peuple, car
elle assiste, impuissante, aux tortures abominables de Mathô. Elle en souffre horriblement, se souvenant aussi de l’amour fulgurant, vécu si intensément dans
la tente du chef des Mercenaires. Presque évanouie, la femme doit supporter
également la joie sauvage de ceux qui ont commandé le supplice.
Dans une belle étude sur Salammbô
2, Jean Rousset parle des « noces à
distance ». En effet, le roi numide est présent comme rival triomphant, en réalité mari fictif et d’avance trompé; il assiste à l’approche de Mathô, écorché vif,
jusqu’aux pieds de l’héroïne. C’est pourquoi le critique considère, en guise de
conclusion, que le vrai mariage de Salammbô est celui qui se consomme à ce
moment-là, dans leur mort simultanée. D’ailleurs, le principe de la séparation
fonctionne dans tout le livre, pas seulement dans la scène finale: « Guerre et amour, dans ce roman étrangement homogène, se conduisent de la même
manière, à grande distance; on se combat comme on s’aime, dans la séparation
[…]
3 »
La scène de la mort de Mathô est aussi la scène finale du roman, une
sorte de clôture en l’apothéose de la douleur:

Un homme s’élança sur le cadavre. Bien qu’il fût sans barbe, il avait à l’épaule
le manteau des prêtres de Moloch, et à la ceinture l’espèce de couteau leur servant à dépecer les viandes sacrées et que terminait, au bout du manche, une
spatule d’or. D’un seul coup, il fendit la poitrine de Mathô, puis en arracha le
cœur, le posa sur la cuiller, et Schahabarim, levant son bras, l’offrit au soleil. Le soleil s’abaissait derrière les flots; ses rayons arrivaient comme de longues flèches sur le cœur tout rouge. L’astre s’enfonçait dans la mer à mesure que les battements diminuaient; à la dernière palpitation, il disparut
4.

1 Flaubert, Gustave, Salammbô , Gallimard, Paris, collection « Folio », 1970,, p. 467.
2 Rousset, Jean, « Positions, distances, perspectives dans Salammbô » in Travail de
Flaubert , Paris, Seuil, 1983, p. 91.
3 Ibid., p. 85.
4 Flaubert, Gustave, Salammbô , Gallimard, Paris, collection « Folio », 1970, p. 468.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
204 Cette offrande épouvantable est la quintessence d’une mentalité
sauvage, d’une religion impitoyable. La fin du roman est polyphonique, comme
si toute la nature participait à la tragédie. Ce fut un seul cri, les édifices
tremblèrent, Carthage entière semblait « convulsée dans le spasme d’une joie titanique. » Les dernières lignes du roman nous laissent l’image de Salammbô
morte, comme dans les tragédies antiques.

L’Éducation sentimentale

Ce roman flaubertien a aussi un sous-titre: « Histoire d’un jeune
homme ». Sans être véritablement un « bildungsroman », L’Éducation
sentimentale est plutôt une œuvre statique. L’action manque, l’auteur préférant
nous présenter le périple des pensées de Frédéric Moreau, son héros.
D’ailleurs, l’histoire de ce jeune homme est un peu la sienne, car
Flaubert – à l’époque de sa jeunesse – a eu presque les mêmes goûts et
aspirations que Frédéric. C’est pourquoi la parole de l’écrivain est souvent
ambiguë , selon Michel Raimond1. En général, observe le critique, Flaubert
renvoie à une réalité « qui est suggérée sans être dite ». L’ambiguïté, la
suggestion font de l’auteur de L’Éducation sentimentale un proustien
incontestable:

De même que le narrateur du Temps perdu apercevra, à tel moment, du trottoir,
la fenêtre allumée d’Albertine, de même Frédéric contemple les fenêtres qu’il suppose être celles de Mme Arnoux. Vue du dehors, la fenêtre close est le
signe d’une intimité à laquelle on n’a point part
2.

Cette technique du regard, surtout par les yeux du personnage central,
avait déjà été exploitée dans Madame Bovary . Michel Raimond attire l’attention
sur l’abondance du vocabulaire de la perception, de l’apparition et de la
disparition; le roman commence même par une telle « apparition », lorsque Madame Arnoux est présentée au lecteur par les yeux de Frédéric. Ainsi, le
roman devient-il « découverte », plus qu’« invention ». Celui qui lit les
premières pages de L’Éducation sentimentale contemple un défilé d’images, le
réel prend volontiers les allures du rêve (le mot « rêve » est parmi les plus
fréquents), en se prolongeant dans un rêve. Le monologue intérieur, sous la forme du style indirect, est « le truchement d’une pensée qui se glisse dans les
interstices du réel ou qui se déploie devant l’opacité et l’ambiguïté du perçu

1 Raimond, Michel, « Le réalisme subjectif dans L’Éducation sentimentale » in Travail de
Flaubert , op. cit ., p. 96.
2 Ibid., p. 97.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
205 […]1 » C’est, conclut Michel Raimond, « une errance au milieu d’un
tournoiement » .
L’Éducation sentimentale , roman conçu d’apparences, est une tentative
peu dissimulée de faire l’histoire d’une génération (chose avouée par Gustave Flaubert dans sa Correspondance ), dont Frédéric Moreau n’est que le
représentant. Dans le roman il y a une cinquantaine de personnages, qui ont un
nom. La plupart d’entre eux n’ont point d’existence au-delà de ce nom, mais le
fait qu’ils figurent dans le roman suggère l’appartenance à une génération . Cela
pourrait déjà suggérer une lecture par la grille de l’histoire des mentalités. En
effet, une vingtaine de ces personnages ont une identité plus précise, même très
précise: les Arnoux, les Dambreuse, les Roque, puis les célibataires – Deslauriers, Martinon, Cissy, Sénécal, Hussonnet, Dussardier, Pellerin, la
Vatnaz, Regimbert, Delmar et Rosanette. Jean Borie, celui qui fait ces
observations statistiques
2 , conclut: sociologiquement, l’échantillon représentatif
est complet, même si Flaubert met toute son habileté à masquer une distribution
a priori des rôles; presque toutes les classes de la société figurent dans ce
groupe, et certainement toutes les politiques importantes. Cissy représente la
noblesse terrienne, probablement légitimiste; Dambreuse est le type
représentatif pour l’aristocratie financière orléaniste; Arnoux est un petit
« entrepreneur » républicain modéré; Sénécal est le socialiste dogmatique;
Dussardier – républicain, mais non socialiste. Le père Roque, Madame Moreau mère représentent la province bourgeoise. Arnoux, par exemple, n’est pas
seulement le mari de la femme que Frédéric aimera au long du livre, mais le
centre d’une société à laquelle Frédéric appartiendra. Flaubert organise ses
personnages dans de vrais centres de sociabilité .
Par conséquent, les opinions des personnages dévoilent des conceptions différentes sur la même réalité. Le peuple est « souverain » pour ceux comme
Hussonnet, « sublime » pour Frédéric. La même divergence se manifeste dans
la conception sur les femmes . D’ailleurs, la situation de la femme est posée,
interprétée en maintes reprises. S’il s’agit de la femme-objet de l’amour,
Frédéric préfère l’étrangère, la mystérieuse. Arnoux, au contraire, ne désire que les femmes qu’il connaît et dont il sait d’avance tout. Au cas de Frédéric
Moreau, il y a aussi question d’une autre expérience: par Madame Arnoux il
veut connaître l’amour, par Rosanette – le plaisir, par Madame Dambreuse – le
prestige social et par Mademoiselle Roque – la virginité. Certaines de ses
expériences sont restées purement théoriques (la première et la quatrième).

1 Raimond, Michel, « Le réalisme subjectif dans L’Éducation sentimentale » in Travail de
Flaubert , p. 100.
2 Borie, Jean , Frédéric et les amis des hommes , Grasset, Paris, 1995, p. 168.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
206 Frédéric nous apparaît comme une sorte de Don Juan, qui a seulement
deux passions stables et partagées: son amour pour Marie Arnoux et son amitié
pour Deslauriers. Il ne domine jamais les femmes, mais se laisse plutôt dominer,
en s’abandonnant à elles. Il est, de ce point de vue, « insuffisant » et inférieur à Emma Bovary, parce qu’il incarne l’image exemplaire du « petit-bourgeois, mi-
victime, mi-exploiteur, égoïste, précautionneux, frustré et imaginatif
1. »
Pourtant, comme Emma, Frédéric est sublime par son désir (qui est
toujours plus large que la jouissance). Flaubert est proche de Baudelaire:
« Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais ». À la différence d’Emma
Bovary, Marie Arnoux est la femme qui n’est pas vaniteuse, prétentieuse, qui
n’a pas de désirs voluptueux. Elle est juste le contraire de Madame Bovary, et la réaction de Frédéric en est la preuve: « Ah! Quelles maximes bourgeoises vous
avez!
2 » Cette réplique de Frédéric venait après la conclusion de Madame
Arnoux que le bonheur est impossible, s’il suppose des mensonges, des
inquiétudes et des remords.
Néanmoins, Frédéric Moreau espère, dès le début, connaître pleinement Madame Arnoux (quel était son nom, sa demeure, sa vie, son passé, se
demande-t-il juste après avoir regardé, pour la première fois, Marie Arnoux).
Elle ressemble, selon Frédéric, aux femmes des livres romantiques, de sorte
qu’il n’aurait voulu rien ajouter, rien re trancher à sa personne. De ce point de
vue, Frédéric Moreau de L’Éducation sentimentale est un personnage moderne,
c’est-à-dire il fait la première expérience de la passion, sans rattacher celle-ci à
un objet réel. Il avait connu l’amour, comme les jeunes hommes et les jeunes
femmes d’aujourd’hui, dans les livres, chose qui explique leur désir de le
connaître ensuite par la voie de l’imagination.
Ces passions sont vagues, leur pouvoir est illimité, vu l’objet imaginaire. Chateaubriand avait prévu le développement de cette mentalité
livresque , et une telle orientation féminise en quelque sorte la société; à vrai
dire, cette mentalité caractérise surtout les femmes, qui ont une propension plus
évidente pour le rêve. Flaubert comprend d’autant mieux cette mentalité, qu’il
admire Chateaubriand pour le fait d’avoir inauguré une nouvelle sensibilité, parce que, nous le savons bien, la mélancolie, l’ennui parcourent le XIX
e siècle,
surtout durant les premières décennies. Comme Flaubert, Frédéric Moreau n’est
pas intéressé aux divers mouvements sociaux de son époque. L’image de sa
passion, incarnée par Madame Arnoux, le séduit à jamais:

Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde? Les autres s’évertuent pour la
richesse, la célébrité, le pouvoir! Moi, je n’ai pas d’état, vous êtes mon

1 Borie, Jean , Frédéric et les amis des hommes , Grasset, Paris, 1995, p. 157.
2 Ibid., p. 158.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
207 occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de
mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l’air du ciel1 !
C’est pourquoi lorsqu’il veut parler de la situation de la femme, telle
qu’elle se présentait à l’époque, Gustave Flaubert donne la parole à d’autres
personnages (Frédéric est trop captivé par son amour, pour être attentif au sort
de la femme, en général). Mais certaines femmes, parmi les figures plus ou
moins passagères du roman, sont conscientes que le changement les concerne
aussi. Mademoiselle Vatnaz croit que l’affranchissement du prolétaire n’est
possible que par l’affranchissement de la femme et cela suppose son admissibilité à tous les emplois, une réglementation du mariage plus
intelligente. D’autres mesures devraient s’y ajouter: que les nourrices et les
accoucheuses deviennent des fonctionnaires salariés par l’État; qu’il y ait un
jury pour examiner les œuvres des femmes, des éditeurs spéciaux pour les
femmes, etc
2.
À l’opposé se trouve la mentalité des femmes comme Rosanette, qui
croient qu’elles sont nées exclusivement pour l’amour ou pour élever des
enfants, pour tenir un ménage3. D’ailleurs, en présentant la vie de Rosanette
(Flaubert pousse son personnage à la confession), l’auteur de L’Éducation
sentimentale évoque la mentalité de la jeune fille désenchantée qui devient fille
de jouissance. Après avoir voulu travailler dans un magasin, puis comme
actrice, Rosanette est devenue l’amante de beaucoup d’hommes qui, tour à tour,
ont détruit son espoir au bonheur. La sensibilité de cette femme est
impressionnante, si nous pensons à la vie qu’elle menait à Paris:

La pauvre Maréchale n’en avait jamais connu de meilleure [vie]. Souvent,
quand elle considérait Frédéric, des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle levait les yeux, ou les projetait vers l’horizon, comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes
4.

Gustave Flaubert propose une attitude tolérante et compréhensive
envers ses personnages fautifs, car il n’y a jamais de déshonneur à reconnaître
ses fautes. Malheureusement, Rosanette ne garde point l’amour de Frédéric; elle n’aura ni même la joie de la maternité, parce que son enfant, fruit de la relation
avec Frédéric, meurt en bas âge.

1 Flaubert, Gustave, L’Éducation sentimentale, Librairie Générale Française, Paris,
collection « Le Livre de Poche », 1983, p. 233.
2 Ibid., p. 314.
3 Ibid., p. 350.
4 Ibid., p. 363.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
208 Si L’Éducation sentimentale est considéré le premier roman du lieu
commun, il pourrait être aussi celui où le rêve ne franchit pas le seuil de
l’accomplissement. À un moment donné, Frédéric lui-même a un rêve – celui de
se reposer au sein de la nature:
Il en oubliait la Maréchale, ne s’inquiétait même pas de Mme Arnoux, – ne
songeant qu’à lui, à lui seul, – perdu dans les décombres de ses rêves, malade, plein de douleur et de découragement; et, en haine du milieu factice où il avait
tant souffert, il souhaita la fraîcheur de l’herbe, le repos de la province, une vie
somnolente passée à l’ombre du toit natal, avec des cœurs ingén
us1.

L’Éducation sentimentale a suscité des discussions contradictoires, des
interprétations très différentes, dès la signification du titre. Flaubert lui-même
donne une variante en sous-titre ( Histoire d’un jeune homme ), après avoir
abandonné une autre, vraiment suggestive, selon nous: Les Fruits secs . Mais
l’une des acceptions les plus intéressantes nous a semblé celle fournie par Jean
Borie, dans l’essai déjà mentionné2.
Par rapport à Madame Bovary, qui refuse la réalité décevante, Frédéric
Moreau se « réforme ». Pourtant, cette réforme n’est que temporaire, elle peut
difficilement passer pour une bonne nouvelle, observe le critique Jean Borie,
car, même si Frédéric remplace l’« obj et » de son désir (Madame Arnoux) par
un substitut (Rosanette), cela s’avère plus qu’une grande leçon pratique, mais une « affreuse mortification » pour l’esprit. C’est la raison pour laquelle
Flaubert était aussi indulgent avec Frédéric qu’il était implacable avec Madame
Bovary. Nous comprenons ainsi pourquoi la vie de Frédéric se termine par une
vieillesse presque apaisée, alors que celle de Madame Bovary se termine avec le
martyre ; en tout cas, le désir et le rêve semblent unir à jamais écrivain et
personnage:

C’est que Madame Bovary vivait pleinement le désir et ses mortelles illusions,
tandis que Frédéric est destiné à en conduire le deuil: le deuil est le devoir des survivants. C’est là, me semble-t-il, le sens du mot éducation dans le titre: une éducation par le deuil, le chant funèbre du désir détruit
3.

Nous pourrions dire que le type de Frédéric Moreau, le double masculin
d’Emma Bovary, est encore plus fréquent dans la vie. Il gâche sa vie, mais pas
totalement; il sauve des débris de ses rêves l’espoir d’une existence paisible et

1 Flaubert, Gustave, L’Éducation sentimentale, Librairie Générale Française, Paris,
collection « Le Livre de Poche », 1983, p. 386.
2 Ibid., p. 487.
3 Borie, Jean , Frédéric et les amis des hommes , Grasset, Paris, 1995, p. 58.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
209 aisée. D’ailleurs, dans le septième chapitre (troisième partie), Flaubert présente
télégraphiquement le bilan de la vie de chaque personnage important. La plupart
de ceux-ci ont accepté des compromis pour se faire une situation. Quant à
Frédéric, il arrive à vivre en petit bourgeois. Ce dernier chapitre du livre « exhume » un peu la jeunesse de chaque personnage, en communiquant au
lecteur un fort sentiment de nostalgie.
Le sixième chapitre met point final au rêve de jeunesse de Frédéric
(« Et ce fut tout. »), en nous offrant l’une des rares rencontres de Frédéric
Moreau et Marie Arnoux. La scène nous rappelle la fin d’un autre livre, celle de
Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves . Nous avons le même sentiment
d’assister à un spectacle incroyable, la séparation de deux amoureux qui ont renoncé d’emblée à l’accomplissement de leur bonheur par préjugé, par manque
d’espoir, même si la vie leur a donné, enfin, les circonstances favorables de
vivre leur amour:

Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir; et il était repris
par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. […] Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment dans les
séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous
1.

Le roman flaubertien L’Éducation sentimentale a suscité beaucoup
d’études critiques les dernières décennies. Dans son exégèse, Passion et
politique dans L’Éducation sentimentale2, Michel Crouzet observe certaines
qualités des personnages reliées au quotidien. Monsieur Arnoux lui apparaît
comme un vrai « homme de coulisses », d’une familiarité universelle, car il
connaît tout le monde (il a voyagé, il fréquente les artistes). Comme un
journaliste exemplaire, il est au courant des gloires d’un jour. Ce personnage
incarne secrètement l’ancien ami de Flaubert, Maxime Du Camp, parce qu’il s’agit, chez tous les deux – personnage et prototype réel – de la même confusion
entre femmes, art, bottes, etc.
L’Éducation sentimentale est un « roman sentimental », sur lequel vient
se greffer « le roman historique », cette intention de l’écrivain étant avouée dans
ses Projets
3 : « Montrer que le Sentimentalisme (son développement depuis
1830 suit la Politique et en reproduit les phases . » Cette phrase est considérée

1 Flaubert, Gustave, L’Éducation sentimentale, Librairie Générale Française, Paris, 1983,
collection « Le Livre de Poche », p. 495.
2 Idem.
3 Crouzet, Michel, « Passion et politique dans L’Éducation sentimentale » in Flaubert, la
femme, la ville, à l’occasion de la journée d’études, organisée par l’Institut de français de
l’Université de Paris X, 1982, p.39.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
210 ambiguë par Michel Crouzet, qui, en la repren ant, l’interprète en deux manières:
comme une simultanéité dramatique entre la Politique et le Sentimentalisme. Il
y a, en effet, une identité d’atmosphère entre la passion et la politique. Michel
Tournier remarquait justement que « le problème du roman historique, c’est d’intégrer une histoire d’amour à un contexte historique
1 »
Par conséquent, nous pouvons parler d’un « romantisme politique »,
d’une maladie commune à ceux qui rêvent l’amour, un « mal du siècle » global.
La « maladie » de Frédéric Moreau est celle de toute la société française. Le
« vague des passions » (dont parlait Chateaubriand au début du XIXe siècle)
s’est aiguisé, en devenant inséparable du « vague des politiques ». L’enfant du
siècle est tout le siècle:
Si tout était faux dans le IIe Empire, si le régime était condamné par sa bêtise,
si cette fausseté , ajoute Flaubert dans une lettre célèbre, était une suite du
romantisme , comme si la société tout entière s’était trouvée déréglée par un
mal littéraire […] ce trouble général qui pa ralysait les esprits et les cœurs, qui
se répandait indifféremment dans le goût, les mœurs, et l’État, est symboliquement résumé par Flaubert dans les fausses catins , ou ces actrices
vantées par leurs qualités de bonnes mères de famille. […] La bêtise , trait
fondamental de 48 […] fait qu’individu et société se représentent et se répètent
mutuellement
2.

Cette conception de Gustave Flaubert a été anticipée par Stendhal –
pour lequel toute la jeunesse des années 1825 est à l’image de René de Chateaubriand – et confirmée par Tocqeville – qui trouve les révolutionnaires
de 1848 sots et méchants, car ils ne surent ni se servir du suffrage universel, ni
s’en passer.
Le mot d’ordre dans L’Éducation sentimentale est le verbe « sentir ».
Cela signifie d’ailleurs exister, le sentiment contient l’affection, le désir, la rêverie, tout ce qui s’oppose à « faire ». Selon Michel Crouzet, le sentiment
c’est le meilleur et le pire, la croyance de « l’Éden de l’idéal » et du vrai; mais
c’est aussi la bêtise, l’adhésion fanatique « aux pseudo-idées généreuses ».
Homais est le meilleur exemple de l’hypertrophie du Moi, son énorme vanité
étant l’élément « intelligent » de sa bêtise, de même que la raison de sa réussite universelle.
L’Éducation sentimentale est le roman de l’illusion collective dissipée,
petit à petit, par la réalité des événements politiques. Idéalisme amoureux et

1 Cf. M.-J. Durry, Flaubert et ses projets inédits, Nizet, 1950, p.187, apud. Michel
Crouzet, op. cit. , p. 41.
2 Dans le numéro spécial sur le roman historique de la NRF, numéro 238, octobre 1972,
p.125, apud. , M.Crouzet, op. cit. , p. 42.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
211 politique dans une dialectique de l’agonie. L’éducation du sentiment serait
apprendre à garder la bonne distance, ou bien faire le bon usage de l’idéal. Dans
ses Projets , Madame Arnoux était la « possession de l’idéal », la « coïncidence
de l’idéal et du réel1. »
Ce qui séduit le lecteur de L’Éducation sentimentale est un incessant
rapprochement de l’Idéal. Rosanette est le symbole de l’utopie de la République
(ce n’est pas par hasard que le même jour où éclate la Révolution, Rosanette
devient la maîtresse de Frédéric). En plus, la République correspond à
l’effacement de Madame Arnoux, c’est-à-dire, tout comme Madame Arnoux, la
République a seulement des ennemis. Faute d’idéal, la République connaît
l’échec.
En dernière analyse, tout est sentiment ; selon Flaubert, le comble de la
civilisation sera de n’avoir besoin d’aucun bon sentiment . L’Éducation
sentimentale est le roman « où tout le monde trahit tout le monde, et où toutes
les consciences (sauf celle de Mme Arnoux et encore) se révèlent tortueuses et
prêtes à toutes les hypocrisies, où les mauvais sentiments et les ressentiments sont universels, comme la mauvaise foi. […]
2 »
Le « nouveau roman » L’Éducation sentimentale inaugure un nouveau
mode de sentir, de penser, de concevoir le monde. Dans la conclusion de son
étude consacrée à cette œuvre flaubertienne, Pierre-Louis Rey observe que
nullement négligeables en eux-mêmes, « les événements sont en effet rendus dérisoires par rapport aux rêves du héros et au temps, qui entraîne et modifie
tout. Ce décalage entre l’idéal et la réalité, ainsi que la victoire du Temps qui,
d’instrument de réussite, se change en maître du Destin, fondent une esthétique
du désenchantement
3. » Les grandes œuvres romanesques qui s’inscriront dans
cette lignée, ne ressembleront plus au drame (qui utilisait le temps pour y développer une action, le schéma de cette action conférant à l’œuvre, selon le
critique, sa forme et son unité). Dans la vision de Pierre-Louis Rey, ce n’est
plus l’action qui rythme l’œuvre: les événements s’effilochent, le roman
s’écoule comme un fleuve, et cet écoulement même devient le sujet du livre.
Nous ne voudrions pas achever ce commentaire sur L’Éducation
sentimentale de Flaubert sans évoquer une excellente étude de Pierre Bourdieu,
Les règles de l’art, où, en sa qualité de sociologue, l’auteur réserve une ample
analyse à ce roman flaubertien. En effet, après avoir parcouru, avec un réel
plaisir et un vif intérêt, le livre de Bourdieu, nous constatons chez lui le même
effort de répondre à cette question: la lecture des textes littéraires reste

1 Crouzet, Michel, « Passion et politique dans L’Éducation sentimentale » in Flaubert, la
femme, la ville, à l’occasion de la journée d’études, organisée par l’Institut de français de
l’Université de Paris X, 1982, p. 43.
2 Cf. M.-J. Durry, op. cit. , p.109, apud. M. Crouzet, p. 51.
3 Cf. M. Crouzet, op. cit. , p. 62.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
212 exclusivement littéraire, ou bien elle s’adresse aussi à d’autres spécialistes,
historiens, sociologues, anthropologues, etc? C’est vrai que le discours littéraire
a la plus grande ouverture, mais il peut être abordé différemment (tout comme
un texte scientifique peut être analysé du point de vue de son éloquence); en tout cas, la perspective esthétique est abolument nécessaire, car « aborder
scientifiquement une œuvre littéraire ne signifie pas sentir la littérature
1. » Le
fait vraiment moderne est à présent l’annulation de l’opposition: l’art, l’espace
de l’unique, de l’irrépétable /vs/ la vie , le territoire du banal.
Quant à L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, Pierre Bourdieu
croit qu’elle a été mille fois commentée, mais pas lue véritablement. Est-ce que
le critique voudrait suggérer qu’il manque un nouveau type de lecture, sociologique ou bien une, nouvelle, passant par le filtre de l’histoire des
mentalités, par exemple? Insistant sur la superposition auteur-personnage,
Bourdieu offre des arguments divers (parmi lesquels le style épistolaire de
Flaubert, identique parfois avec le langage de Frédéric Moreau), le critique
conçoit même un champ du pouvoir où figurent la plupart des personnages du roman, de même qu’une carte de Paris, tel qu’il est décrit dans L’Éducation
sentimentale . La bohème intellectuelle signifie surtout la rupture envers la
bourgeoisie, c’est-à-dire le dégoût et le mépris que les nouveaux parvenus
inspirent aux écrivains et aux artistes. Le manque de valeur, la fausse culture
décourage toute une génération, celle qui vit la Révolution de 1848. Le bourgeois, y compris l’artiste bourgeois, met un gouffre entre le vrai et le faux.
C’est la raison pour laquelle Flaubert accepte la provocation, qui deviendra
ensuite son credo: écrire bien le médiocre, car c’est cela qui peut sauver un sujet
bourgeois, comme celui de Madame Bovary . Par cela, Gustave Flaubert dépasse
le déterminisme mécanique et s’adonne à la gratuité de l’art, son désintérêt, son attitude détachée étant, en fin de compte, un critère d’authenticité, et,
implicitement, de valeur, d’originalité et de personnalité créatrice, préparant la
pérennité de l’œuvre.

Un cœur simple

Des œuvres de Gustave Flaubert, c’est Madame Bovary qui est lue dans
les classes, pendant des années; Salammbô ou L’Éducation sentimentale étaient
réservées aux étudiants, Bouvard et Pécuchet ou La Tentation de Saint Antoine

1 Rey, Pierre-Louis, L’Éducation sentimentale , Hatier, Paris, coll. « Profil Littérature »,
1992, p. 76.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
213 aux spécialistes. C’est l’opinion d’Emilia Nadiaye, l’auteur d’une étude sur les
Trois Contes1.
De ces Trois contes , nous croyons que seulement la première, Un cœur
simple , se prête à un commentaire du point de vue de l’histoire des mentalités.
En effet, cette nouvelle de Flaubert n’est que l’histoire d’une âme avide
d’attachement, qui aboutit à un fétichisme (le perroquet Loulou sera, dans
l’imagination de Félicité, l’incarnation du Saint Esprit). En même temps, ce
récit, qui aurait été juste sur le goût de George Sand (morte en 1876, une année
avant la parution du recueil, qui lui était d’ailleurs dédié), fait naître en nous
l’émotion, la tendresse, suscitant non seulement la pitié du lecteur, mais aussi sa
compréhension pour toute vie humaine anonyme et malheureuse, pour l’isolement auquel sont condamnés les infortunés du sort.
Ce texte d’une cinquantaine de pages met en relief « les sensibilités
modernes qui étaient en germes dans le pourrissement du romantisme, le
sentiment de l’absurde, le surréalisme, le réquisitoire contre la civilisation: en
somme, les grandes avenues littéraires du XIX
e siècle2. »
Dès les premières pages, Flaubert nous présente tout d’abord le scénario
des travaux domestiques de Félicité, et, dans un paragraphe seulement, il nous
offre le portrait de cette femme. Extrêmement économe, Félicité nous rappelle
la grande Nanon, la servante de Félix Grandet, le héros balzacien bien connu. Se
levant tôt, vivant en robot, elle nous évoque la vie des domestiques, en général, de même que leur approchement de la religion. Une existence d’horloge, où les
« aiguilles » sont d’un côté, les maîtres de la maison et de l’autre, la croyance en
Dieu. Le petit train-train de la vie est résumé au cas de Félicité dans le
paragraphe ci-dessous:

Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir, sans interruption; puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant
l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus
d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle ma ngeait avec lenteur, et recueillait du
doigt sur la table les miettes de son pain, – un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours
3.

1 Cf. Mircea Martin, Bourdieu, un sociolog al nuan țelor, préface à la version roumaine de
Pierre Bourdieu , Regulile artei , Univers, Bucure ști 1998; pp. I-II.
2 Ndiaye, Emilia, Trois Contes , Bertrand-Lacoste, Paris, 1992, p. 5.
3 Bardèche, Maurice, préface et commentaires au volume Trois Contes , Librairie Générale
Française, Paris, coll. « Le Livre de Poche », 1983, p. IX.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
214 Félicité, comme Nanon, est une servante exemplaire, fidèle et
passionnée de son travail quotidien; elle ne connaît la fatigue ou l’ennui, elle ne
veut qu’économiser l’argent de son maître, même au détriment, sinon surtout en
défaveur de son confort personnel. En effet, elle adore sa maîtresse, Madame Aubin, et notamment ses enfants; c’est pourquoi la mort de Virginie, la fille de
Madame Aubin, la boulverse à jamais.
Modeste d’aspect, Félicité est le tableau vivant du manque d’aspiration.
Son unique orgueil est de bien remplir ses tâches quotidiennes et de se trouver
en bonne relation avec Dieu. Nous nous rappelons aussi une autre figure de
servante, peinte magistralement par Flaubert dans l’épisode des Comices
agricoles de Madame Bovary . Il s’agit de Catherine-Élisabeth-Nicaise-Leroux,
une humble servante qui, ayant la surprise de recevoir un prix, va l’offrir au
curé du village, pour qu’il lui dise des messes, attitude choquante et ridicule aux
yeux de l’assistance bourgeoise dont elle est entourée, pendant la cérémonie.
Leur portrait est à peu près pareil. L’auteur insiste sur la modestie des
vêtements, sur l’aspect des mains qui ont tant peiné durant la vie, et notamment sur la timidité et le mutisme de la femme-domestique, qui, habituée plutôt à
fréquenter le bétail, parle très peu. C’est ainsi que finit le premier chapitre de la
nouvelle Un cœur simple :

En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une
épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette , comme les infirmières d’hôpital. Son
visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine elle ne marqua plus aucun âge; – et, toujours silencieuse, la taille droite et les gest es mesurés, semblait une femme en bois,
fonctionnant d’une manière automatique
1.

On dirait se trouver devant la statue de la domestique, tellement est
suggestif et complet, ce portrait, de sorte qu’on pourrait le prendre pour une effigie. Félicité est le prototype par excellence de la servante. Si la topographie
« épouse » les mœurs, cela est parfaitement visible dans Un cœur simple.
Flaubert explique clairement l’organisation de la maison, la destination de
chaque pièce. Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de « Madame »,
très grande, élégante, contenant le portrait de « Monsieur ». Cette chambre communiquait avec une autre, plus exiguë, où l’on voyait deux couchettes
d’enfants. Puis venait le salon, ensuite le corridor qui menait à un cabinet
d’études. Une lucarne au second étage éclairait la chambre de Félicité, ayant
vue sur les prairies. Nous retrouvons ces détails topographiques témoignant des

1 Flaubert, Gustave, Trois Contes , Librairie Générale Française, Paris, coll. « Le Livre de
Poche », 1983 , p. 5.

L’Impact des mentalités dans les écrits de Gustave Flaubert
215 mœurs de l’époque dans L’Histoire de la vie privée (le quatrième volume,
consacré au XIXe siècle), dans le chapitre intitulé « Manières d’habiter
(Intérieurs bourgeois) »1.
Félicité est toujours à la portée de la famille qui l’a embauchée, comme un objet indispensable, qu’on n’oublie pas, où qu’on aille. Elle participe à tous
les événements, comme si elle faisait partie du décor, toujours en marge,
toujours insignifiante, mais nécessaire. Son histoire personnelle est plutôt une
somme de déceptions (amour brisé, désenchantement, oubli), s’identifiant à
celle de la maison où elle sert depuis sa jeunesse. Le deuil de Madame Aubin
est également le sien. La bonté de son cœur se développe continuellement, les
autres sentiments restant en état de stagnation. Dans une autre couche sociale, à Félicité correspond en quelque sorte Eugénie Grandet, car toutes les deux sont
des femmes obéissantes, dévouées, qui renoncent à leur bonheur personnel,
pour se consacrer à celui des semblables. Le rythme de vie de l’héroïne
flaubertienne devient imperturbable: « Puis des années s’écoulèrent, toutes
pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes fêtes: Pâques, l’Assomption, la Toussaint
2. »
À vrai dire, les événements historiques ne sont que le canevas sur lequel
Flaubert brode minutieusement l’histoire d’une vie, qui serait restée autrement
anonyme. Pour lui, la vie de Félicité s’écoule, comme la sienne d’ailleurs, au-
delà des événements sonores de l’époque. Cette femme – sans famille, sans fortune, sans éducation – a un cœur simp le. L’unique variation est enregistrée
au niveau du cœur: avec le passage du temps, la bonté de ce cœur simple se
développe. C’est ce qui rend riche Félicité, qui n’est heureuse que par la
signification de son prénom (pour créer le type de la femme-domestique,
l’écrivain ne précise jamais son nom, seul le prénom). Personne ne peut oublier ce personnage étrange, si naïf et dévoué, qui
aime un perroquet, comme une mère son enfant, une jeune femme son amant ou
une religieuse son Dieu. Le perroquet, même empaillé, ne quitte jamais la
chambre de Félicité. Il sera la dernière image avec laquelle cette femme partira
au monde de l’au-delà. C’est Gustave Flau bert qui le dit: pour de pareilles âmes,
le surnaturel est tout simple; c’est pourquoi le perroquet apparaît à Félicité
mourante comme le Saint Esprit lui ouvrant les portes du ciel:

Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines,
en la humant avec une sensualité mystique; puis ferma les paupières. Ses lèvres
souriaient. Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vagues
chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho

1 Flaubert, Gustave, Trois Contes , Librairie Générale Française, Paris, coll. « Le Livre de
Poche », 1983, p. 5.
2 Histoire de la vie privée , op. cit ., chap. « Manière d’habiter » par Michelle Perrot, p. 310.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
216 disparaît; et quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux
entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête1.
Un cœur simple met une équivalence entre les êtres et les objets,
suggère une sorte de déshumanisation des gens. Les écrivains du XIX
e siècle
n’auront plus qu’à suivre la direction indiquée, le phénomène d’humanisation
des objets s’étant, depuis les Trois Contes, considérablement amplifié… Le
fragment cité ci-dessus est aussi le dernier paragraphe de la nouvelle. Tous les
fragments cités attestent une étonnante économie de moyens stylistiques –
quelques descriptions, des comparaisons, et surtout le pouvoir du verbe ou la suggestion nominale. Félicité mourante nous touche autant que l’héroïne de
Chateaubriand, Atala. En outre, elle communique toute la tendresse des femmes
que Flaubert a aimées: sa mère, sa sœur , sa nièce, George Sand, Louise Colet.
C’est aussi une précieuse leçon de morale en faveur du respect de la simplicité,
de l’humiliation et de la vie difficile. Souvent, ces anonymes gaspillent des trésors de bonté, d’affection, sans rien attendre en échange, ignorant toute
récompense, qui aurait été pleinement méritée d’ailleurs.

1 Flaubert, Gustave, Trois Contes , Librairie Générale Française, Paris, coll. « Le Livre de
Poche », 1983, p. 35.

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
217 ADDENDUM 2

LES ŒUVRES FLAUBERTIENNES DES LIEUX COMMUNS

Le Sottisier – le livre de la Bêtise, du cliché

Nous lisons dans la présentation du volume Bouvard et Pécuchet , faite
par Claudine Gothot-Mersch, une phrase: « Tous les livres de Flaubert sont
sceptiques, négatifs. Il s’empare du monde, mais comme le dit Jean-Paul Sartre,
c’est pour le détruire. »
Pour ce dernier ouvrage, l’auteur avait longuement médité: il a consulté
plus de 1500 volumes, afin de rédiger les « scénarios ». Les flaubertiens nous assurent que l’écrivain collectionnait, dès les années ’50, des textes bizarres ou
stupides
1. Il voulait composer les « dossiers » de Bouvard et Pécuchet , et avait
entraîné aussi son ami, Jules Duplan, mort en 1870. C’est à lui qu’on doit
L’Album de la Marquise , collection de citations ridicules, sans être vraiment sûr
que c’était effectivement pour le roman de Flaubert qu’il travaillait. Bouvard et Pécuchet devrait comprendre deux volumes: dix chapitres
d’une part, la copie de l’autre, c’est-à-dire un « terrible réquisitoire
2 » contre la
bêtise humaine. Il y a même l’avis d’un certain critique, Alberto Cento, qui
affirme: « C’est sans doute le sottisier qui a fait naître le roman, et non pas le
roman qui a fait naître le sottisier3. »
En tout cas, ce livre reste inachevé: au dixième chapitre, la plume de
l’écrivain s’arrête. D’après les déclarations orales et écrites de Flaubert,
explique Claudine Gothot-Mersch, le second volume de Bouvard et Pécuchet
aurait donc été composé de citations des ouvrages lus par les deux bonshommes
au long du premier volume, citations destinées à faire éclater la bêtise et les insuffisances de ces ouvrages
4. Ce sont des citations qui suggèrent l’idée-
maîtresse de Flaubert, cet ennemi des lieux communs: « la bêtise consiste à
vouloir conclure5. »

1 Cf. Claudine Gothot-Mersch – introduction au roman Bouvard et Pécuchet , Gallimard,
Paris, 1993, p. 10.
2 Ibid., p. 25.
3 Cento, Alberto, Commentaire de Bouvard et Pécuchet , Naples, Liguori, 1973; apud .
Claudine Gothot-Mersch, op. cit. p. 28.
4 C. Gothot-Mersch, op. cit. , p. 27.
5 Flaubert, Gustave, Correspondance, t.II, p.239 (édition Louis Conard, 1926-1954, 13
vol.) apud. Claudine Gothot-Mersch, op. cit. , p. 36.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
218 Si les livres de Flaubert sont négatifs, sceptiques en général, le dernier
pousse certainement cette tendance à l’extrême: l’écrivain est contre les
sciences et les systèmes de pensées, contre les « idées reçues » (qui
n’appartiennent à personne, même si elles sont partagées par tout le monde). L’objectif protestataire de l’auteur vise surtout ses contemporains, les critiques,
par exemple: les critiques sont comme les puces, qui vont toujours sauter sur le
linge blanc et adorent les dentelles. Une de ces « bêtes noires », que nous
connaissons par les lettres de Gustave Flaubert, est Barbey d’Aurevilly, l’un des
constants détracteurs de l’écrivain.
L’édition que nous avons consultée est parue en 1991 (préface de
Julien Barnes, introduction de Bruno de Cessole) et elle est inspirée par l’édition critique de 1981, donnée par le « labeur bénédictin » de deux
universitaires italiens: Lea Caminiti Pennarola et Alberto Cento (qui avaient fait
paraître aussi, en 1964, une édition critique de Bouvard et Pécuchet chez Nizet).
Bruno de Cessole nous avertit que leur objectif était quadruple: vérifier le texte
du Sottisier, d’après les dossiers de Rouen; situer les citations dans leur contexte
d’origine et celui de l’époque; élucider le problème des sources; retrouver et
consulter les ouvrages cités par Le Sottisier dans les éditions consultées par
Flaubert.
En effet, c’est une édition « inspirée » de celle de 1981, car elle n’a plus
l’appareil critique, de même qu’un quart environ des citations qui faisaient référence à des personnages aujourd’hui oubliés et à d’autres, dont l’intention
comique n’aurait aucune résonance pour le lecteur contemporain.
N’omettons pas que ce travail a eu comme précurseur Guy de
Maupassant, qui a décliné pourtant l’offre de Caroline Commanville de se faire
l’éditeur du second volume de Bouvard et Pécuchet . Ainsi, ce volume est-il
resté longtemps presque totalement inédit, nous explique Bruno de Cessole.
Après avoir établi seule le texte de Bouvard et Pécuchet , Caroline de
Commanville a signé le 29 novembre 1880 un contrat avec Madame Adam, à
laquelle l’écrivain avait destiné son livre. Celui-ci paraît en feuilleton dans La
Nouvelle Revue entre le 15 décembre 1880 et le 1
er mars 1881, puis en volume
chez Lemerre.
Mais il y avait encore deux mille feuillets de citations réservées au
second volume. Confié par la nièce de l’écrivain à son plus cher disciple, Guy
de Maupassant, le grand manuscrit pose des problèmes encombrants:

Je viens de passer trois mois à compulser et à tenter de disposer les notes de
notre pauvre mort, pour en tirer le livre qu’il voulait faire et je crois maintenant
cette bésogne inexécutable. Ces notes, dans son projet, devaient être reliées, soudées ensemble, par des morceaux du récit qui remettaient en scène les deux commis, et par des morceaux de dialogues, formant les commentaires de leurs lectures et de leurs copies. Ces parties, je ne puis me permettre de les faire, et,

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
219 sans elles, le livre est illisible: il ne forme qu’une agglomération, qu’un amas
de citations, sans ordre, dont le sens échappera très souvent au lecteur. Ma
première pensée était de présenter au public un certain nombre seulement de
ces notes en indiquant nettement par une préface quelle avait été l’intention de Flaubert. C’est également inexécutable; car, dans ce cas, il faudrait qu’il eût au plus cinquante pages; et il est impossible de faire un volume avec aussi peu de matière. J’ai cherché tous les moyens possibles de me tirer de cette difficulté et je n’en vois aucun qui soit satisfaisant; et passer outre me paraîtrait aller non
seulement au-devant d’un insuccès mais au-devant des critiques violentes et
justifiées des hommes de lettres et des journaux. Je sais bien que la mémoire de Flaubert ne serait point atteinte par ces attaques; mais elle n’y pourrait rien gagner et on ne verrait peut-être pas bien exactement ce qu’il voulait faire, en présence de ce monceau de documents au milieu desquels sa pensée propre ne
viendrait plus mettre de la lumière.
1

Cette décision – prise par Maupassant en raison de sa fidélité envers
Flaubert – a contenté quelques proches de l’écrivain disparu, dont Maxime Du
Camp, qui considérait que la publication d’un mauvais livre aurait diminué la réputation de l’auteur de Madame Bovary.
Un ami de Maupassant, Henry Roujon, appréciait l’ample dossier
comme une Bible de la Bêtise, car « il y avait de tout là-dedans, des anas, des
boutades, des lueurs, des fadaises, des drôleries, même des pensées
2. »
Vraiment plus conscient que ses contemporains à l’égard de la valeur de ce manuscrit, Maupassant en a fait souvent des références dans ses articles
consacrés à son maître disparu.
« La moitié de sa vie s’est passée à méditer Bouvard et Pécuchet et il a consacré
ses dix dernières années à exécuter ce tour de force » , écrit Maupassant, pour
ajouter ensuite:

Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les
documents. Enfin, un jour, il se mit à l’œuvre, épouvanté toutefois devant l’énormité de la besogne. […] L’œuvre entreprise était de celles qu’on
n’achève point. Un livre pareil mange un homme, car nos forces sont limitées
et notre effort ne peut être infini. Flaubert écrivit deux ou trois fois à ses amis: J’ai peur que la terminaison de l’homme n’arrive avant celle de la fin du livre – ce serait une belle fin de chapitre.

En se rapportant toujours à ce dernier ouvrage, Maupassant explique,
une fois de plus, la raison d’attacher le Sottisier:

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 19.
2 Idem.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
220 Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance humaine,
devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante.
Après ce réquisitoire formidable, l’auteur avait entassé une foudroyante
provision de preuves, le dossier des sottises cueillies chez les grands hommes. […] Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirm ation. L’aptitude de Gustave Flaubert
pour découvrir ce genre de bêtises était surprenante […] il comptait former un
volume entier de ces documents justificatifs. Pour le rendre moins lourd et moins fastidieux il y aurait intercalé deux ou trois contes, d’un idéalisme poétique, copié aussi par Bouvard et Pécuchet. Liseur infatigable, ses repos étaient des lectures, et il possédait une bibliothèque entière des notes prises dans tous les volumes qu’il avait fouillés.

Un tel projet peut nous sembler épouvantable: guetter à tout moment
chaque personne qui veut dire une chose qu’il juge certaine, éclairée. Le propre
des grands écrivains, affirme Jean Dutourd, c’est qu’ils tuent les sujets auxquels
ils consacrent leur génie (nous rappelle Bruno de Cessole à la fin de son introduction au Sottisier) . Flaubert a tué donc la bêtise du XIX
e siècle, son
grand ennemi, mais cela ne veut pas dire que la bêtise n’existe plus de nos jours,
elle a changé de forme seulement…
Quant au caractère inachevé du Sottisier , cela nous apparaît comme un
symbole: la besogne doit être reprise, si possible, par un autre, pareil à Flaubert. Et Julian Barnes
1 a raison d’évoquer le cas du violoniste pour lequel
Schoenberg avait écrit son Concert pour violon . Quand le violoniste a refusé de
le jouer sous prétexte qu’il fallait un musicien à six doigts, le compositeur a
répliqué: « Je peux attendre. »
Le Sottisier est structuré en deux grandes parties – I. De l’imbécilité
triomphante et II. Un collier de perles de style -, chacune étant composée de
plusieurs chapitres, qui sont en effet des syntagmes très suggestifs et contournent toujours subsidiairement l’idée de la bêtise, de la médiocrité. Citons
quelques-uns, parmi les plus intéressants: Aberrations du goût; Stupidités de la
critique; Haine des romans; Quand la science se contredit; Candeur de la
religion; Apologie du médiocre; Égar ements de l’amour; Perles du style
scientifique / ecclésiastique/ romantique / mélodramatique / révolutionnaire/ officiel / journalistique/ des jocrisses et des crétins/ rococo . Il y a aussi un
chapitre – le dernier – intitulé Charmes de la périphrase . Au total, le volume
comprend 25 chapitres, le chiffre impair étant traditionnel pour Flaubert, si nous
pensons à l’ouvrage réalisé en collaboration avec son ami, Maxime Du Camp,
1 Il s’agit de l’auteur d’un intéressant livre Flaubert’s Parrot (Le perroquet de Flaubert ,
Édition Stock, Paris, 1997).

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
221 celui-ci étant chargé des chapitres pairs ( Par les champs et par les grèves ,
1847).
Dans le premier chapitre, Aberrations du goût , Gustave Flaubert
s’amuse secrètement de l’idolâtrie suscitée parmi ses contemporains par l’œuvre de Racine:

Esthétique.
[…] Et si vous voulez avoir sans cesse sous les yeux les exemples de ce beau et
de ce vrai, relisez sans cesse Racine.
La Harpe, Éloge de Racine , dans les Œuvres complètes de Racine.1

Nous remarquons la structure symétrique de la phrase, le ton rhétorique,
utilisés sans doute avec l’intention de convaincre le potentiel lecteur à adhérer
foncièrement à l’esprit de Racine. Ensuite, quelques lignes plus loin, Flaubert
copie cette phrase (qui ressemble beaucoup à la sienne, qu’on peut lire dans sa
Correspondance ), où il affirme la valeur incroyable, inestimable pour lui, du
tableau de Breughel, découvert au Palais Balbi de Gênes, lui suggérant le sujet
de la Tentation de Saint Antoine )2 :

Esthétique. Esprit.
Je donnerais tout ce fatras mal défini qu’on appelle les doctrines de la
Convention pour une scène d’Athalie! […]
Jules Janin, Littérature dramatique , t.I, pp.158-159.

Ailleurs, Flaubert surprend avec malice l’opinion d’un prêtre au sujet
des lettres destinées aux femmes, lettres qu’il considère « nuisibles ». Est-ce
pour le signataire des épistoles envoyées à Louise Colet, par exemple, une
occasion d’y réfléchir?

Les lettres nuisibles aux femmes.
Les lettres ne sont pas faites pour les fe mmes. Cela gâte leur esprit, le rend
léger, frivole, dissipé, volage.
Le père Debreyne, Moechialogie, traité des péch és contre le sixième et
neuvième commandements du décalogue, et de toutes les questions matrimoniales, qui s’y rattachent , suivi d’un Abrégé pratique d’embryologie
sacrée , p.183.
3

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 29.
2 « Je donnerais bien toute la collection du Moniteur , si je l’avais, et 100000 francs avec,
pour acheter ce tableau-là que la plupart des personnes qui l’examinent regardent assurément comme mauvais. » (lettre à A. Le Poittevin, 13 mai 1845).
3 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 30.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
222 Avant de continuer la série des meilleurs exemples cités par Flaubert,
l’ennemi des « recettes » et des conclusions définitives, prétentieuses, il faut
souligner le fait que le mot « mœurs » apparaît à l’intérieur du recueil une
vingtaine de fois (il s’agit d’un calcul valable pour l’édition que nous avons consultée), le mot étant significatif, à notre avis, pour la cible du collectionneur:
les différentes manières de parler ou de penser de ses contemporains.
Donc, pour un passionné du théâtre qui était Flaubert, c’est au moins
étonnant, sinon scandaleux, probablement, de trouver cette idée sur la soi-disant
utilité des « spectacles », comme s’il y avait question d’un remède pour les gens
situés en marge de la société:

Les spectacles sont utiles pour occuper les loisirs de ceux qui peuvent mal
faire.
D’Aubignac, La Pratique du théâtre1.

Que dire de « l’idéal du poète », si flagrant aux yeux de l’auteur de
Madame Bovary , qui en avait toute une autre idée:

Je demande un poète aimable, proportionné au commun des hommes, qui fasse tout pour eux et rien pour lui.
(Esthétique d’Evariste Bavoux – Philosophie politique, ou De l’ordre moral
dans les sociétés humaines , t.II, p.295
2.

Nous observons ci-dessus un esprit à peu près uniformisant, populaire
qui faisait horreur à Flaubert et qui le poussait à adresser des reproches à Louise Colet ou à George Sand, trop fidèles au goût du public. Sans doute, une
appréciation comme la suivante l’aurait-elle mis en colère tout simplement, car
elle témoigne d’un esprit empirique, qui se guide uniquement d’après
l’impression du moment:

Méthode esthétique. Ce n’est pas la science qu’il importe de savoir pour juger une œuvre d’art, il
suffit du sentiment.
Hippolyte Castille, Les hommes et les Mœurs en France sous le règne de
Louis-Philippe, p.54.
3

De tels « sentiments » ont engendré aussi les injustes commentaires
visant, par exemple, un roman comme Madame Bovary ou bien L’Éducation
sentimentale , et Flaubert y faisait des allusions non en qualité de « victime »,

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 30.
2 Ibid., , p. 31.
3 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995 , p. 32.

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
223 mais de théoricien qui se trouvait à l’opposé, qui voulait une critique objective
de l’œuvre d’art.
Parmi les écrivains cités dans Le Sottisier , le nom de Chateaubriand est
vraiment très fréquent, et nous avons remarqué une ironie sous-jacente de Flaubert, l’anti-romantique:

Recette pour avoir du génie et pour être poète.
Sans religion on peut avoir de l’esprit, mais il est difficile d’avoir du génie. Chateaubriand, Le Génie du Christianisme , t.III, p.22.
1

En ce qui le concerne, conformément à la recette décrétée par
Chateaubriand, Flaubert ne saurait jamais aspirer au statut de « génie » que
l’auteur d’ Atala semble s’attribuer.
Peut-être une phrase de Stendhal pourrait-elle enfin le concerner:

Poète. Esthétique. Il faut pour les arts des gens un peu mélancoliques et malheureux. Stendhal, Promenades dans Rouen, dans Voyages en Italie , t. II, p.440.
2

En effet, sinon mélancolique, malheureux il l’a été pleinement, le pauvre ermite de Croisset. En outre, esprit fort lucide et très sensible à toute
exagération ou absurdité, cachées sous le vernis de l’expression
« correcte »,
Gustave Flaubert décèle « des idées reçues, stupides », en choisissant pour
commentaire leur simple transcription:

But de l’art. Après Corneille.
L’art a été inventé pour former les mœurs. R. P. Le Bossu, Traité du poème épique , p.43.
3

Roman.
Un faiseur de romans et un poète est un empoisonneur public, non des corps mais des âmes. Nicole, dans H. Rigault , Histoire de la Querelle des anciens et des modernes ,
p.81, note.
4

Flaubert cite de nombreux passages tirés de l’œuvre des spécialistes, sur
l’effet néfaste du roman, en particulier sur les femmes, et nous pourrons le

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 32.
2 Ibid., p. 33.
3 Ibid., p. 34.
4 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 34.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
224 constater notamment dans le chapitre Haine des romans. Pour illustrer une telle
opinion « avisée », Flaubert copie la phrase d’un médecin:

Critique. Les Romans.
Ce sont les romans qui jettent à la prostitution le plus grand nombre de ses victimes.
Dr. Belouino, Des passions dans leurs rapports avec la religion, la
philosophie, la physiologie et la médecine légale, t.I, p.74.
Parent du Châtelet; les prostituées ne savent pas lire.
1

Les assertions sages, formulées par le représentant du clergé, sont aussi
une cible « privilégiée » pour le frondeur Gustave Flaubert, l’auteur d’un roman
« licencieux » comme l’est, dit-on, Madame Bovary :

Étude de la nature.
Chercher le monde spirituel dans le monde matériel, tel est le but principal qu’il faut pursuivre en lisant le grand livre de la nature.
Abbé Gaume, Le Ver rongeur des sociétés modernes, ou le Paganisme dans
l’éducation, p.230.2

C’est à remarquer le titre de l’ouvrage d’où provient l’extrait: il suggère
une apocalypse de la civilisation et des mœurs modernes. Le grand livre de la nature n’est guère un modèle à imiter pour Flaubert, dont l’œuvre arrive à faire
concurrence à la réalité proprement-dite. En effet, le monde qu’il imagine ne
réitère pas celui qui existe déjà, mais l’enrichit d’un nouvel univers, celui de
l’imagination créatrice. Tel est le cas de Madame Bovary , par exemple, qui est
vraisemblable jusqu’à fournir l’impression d’une « copie » de la réalité vécue, mais qui est une histoire tout inventée par l’auteur, même si, au début, il y une
suggestion de l’anecdote quotidienne.
Surprenante est une phrase-aveu de Béranger par rapport à la
conception flaubertienne à l’égard du travail artistique:

Esthétique. Théorie littéraire. Conscience littéraire. J’ai dit souvent que je ne travaillais que quand je n’avais rien de mieux à faire. Lettre inédite de Béranger.
3

Ennemi du travail facile, auquel on attachait une importance secondaire,
de « loisir », Flaubert s’oppose également de façon très nette à la conception
religieuse de l’œuvre d’art. C’est pourquoi un écrivain comme Chateaubriand

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 54.
2 Ibid., p. 35.
3 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995 , p. 36.

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
225 ou Proudhon l’exaspère par la théorie de l’art, étroitement liée au sentiment
religieux. Citons, par exemple:

Catholique.
J’oserais même avancer qu’avec le respect du dimanche s’est éteinte dans l’âme de nos rimeurs la dernière étincelle du feu poétique. On l’a dit: sans religion, point de poésie. Proudhon, De la célébration du dimanche, considérée sous les rapports de
l’hygiène publique, de la morale, des relations de famille et de cité , p.53.
1

Évidemment, pour Flaubert, le point n’est pas là! Il sait que, pour lui, la
religion de l’art est celle qui compte, c’est-à-dire le respect du travail bien fait,
de la phrase parfaitement ciselée dans le marbre dur de la langue française.
Certes, ce n’est pas du tout facile le métier d’écrivain, surtout quand on veut toucher à la beauté absolue, sans se soucier des « affres du style ».
Pour ce qui est du deuxième chapitre du Sottisier – Stupidités de la
critique – , l’opinion de Flaubert est claire, et en même temps, son ironie amère,
incisive:

C’est perdre son temps que de lire les critiques. […] on fait de la critique
quand on ne peut pas faire de l’art, de même qu’on se met mouchard quand on
ne peut pas être soldat. (Lettre à Louise Colet, 1846)

Le fragment ci-dessus fait partie de l’exergue du chapitre, mais c’est un
leitmotiv, qui apparaît dans la Correspondance , comme reflet de son amertume
quant aux critiques formulées au sujet de ses œuvres. Ainsi, l’auteur du Sottisier
recueille-t-il des phrases d’un certain Dupanloup, un ennemi acharné de
l’imagination comme faculté créatrice, qui, selon lui, pervertit le goût moral:

Critique littéraire.
La littérature contemporaine a pour premier caractère de lâcher les rênes à
l’imagination et à la sensibilité. Elle pervertit le goût moral parce que c’est une
littérature enivrante et que l’enivrement qu’elle donne dégoûte profondément du beau, du vrai et du bien.
Dupanloup, De la haute éducation intellectuelle , t.III.
2

Ailleurs, Flaubert copie les mots du même frondeur, qui, comme
expression de sa haine du romantisme, ferait « un grand feu de tous les livres et
cahiers qui ressentaient de près ou de loin le mauvais romantisme et à ne plus

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 38.
2 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995 , p. 48.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
226 aimer et cultiver avec respect que le vrai, le grand, le beau classique! Ibid, t.III,
p.538.1 »
Cette haine du romantisme vise surtout le roman (le sujet du troisième
chapitre) et Flaubert, amoureux depuis toujours du livre de Cervantes , Don
Quichotte , donne des citations qui flagellent même le désir de l’imagination, le
sentiment de la mélancolie:

Pratique pour la continence. Contre les romans.
Éviter tout ce qui enflamme l’imagination, par exemple les romans!
Guillaume Hufeland , L’Art de prolonger la vie humaine , p.161.2

À titre général, après la lecture du Sottisier, nous pouvons observer une
certaine hiérarchie des auteurs cités par Flaubert – la plupart anonymes pour le lecteur du XX
e siècle, mais aussi illustres et respectés de nos jours, tels que
Rousseau ou Chateaubriand. D’habitude, Gustave Flaubert prend ses distances
et cela se voit tout simplement en fonction de la citation choisie, de sa place
dans un des chapitres du Sottisier. Nous citons une idée rousseauiste présente
dans le chapitre Bevues historiques et bourdes scientifiques:

Idées historiques.
La pitié, sentiment antérieur à la réflexion, plus fort chez le sauvage que chez
l’homme civilisé.
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes.

Ou bien, les suivantes, tirées du chapitre Présomption de la philosophie ,
ayant une vision sinon fausse, en tout cas sceptique et subjective:

Morale.
L’étude corrompt ses m œurs (de l’homme), altère sa santé, déteint son
tempérament et gâte souvent sa raison. Si elle lui apprenait quelque chose, je le
trouverais encore fort dédommagé.
Rousseau, Préface du Narcisse3.

Morale.
Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à certains
égards, tourne toujours au préjudice des mœurs. Ibid.4

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 51.
2 Ibid., p. 55.
3 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995 , p. 111.
4 Idem.

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
227 Morale.
L’institution des Académies maintient la pureté des mœurs et l’exige dans ses
membres.
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts1

J.J. Rousseau figure aussi dans le Sottisier avec une phrase qui «
explique » la décadence des empires:

Cause de la décadence des Empires. Jamais peuple n’a péri par l’excès du vin, tous périssent par celui des femmes.
Lettre à d’Alembert sur les spectacles.2

Pour l’auteur qui aspirait à l’ébauche d’une encyclopédie critique de la
science, les discussions visant le domaine du savoir humain étaient prééminentes, mais il avait souvent l’impression du simulacre de discours
scientifique. Citons du même chapitre ( Bevues historiques et bourdes
scientifiques) :

Idées scientifiques.
L’expérience de tous les temps nous prouve que les anges ont la figure
humaine. E. Swedenborg, dans Cahagnet, Abrégé des merveilles du ciel et de l’enfer ,
p.35.
3

Religion.
Le christianisme ne peut pas s’expliquer historiquement. Père Félix, Le Progrès par le christianisme […], année 1863, p.314.
4

Un fervent défenseur du christianisme, maintes fois cité par Gustave
Flaubert dans son Sottisier, est Chateaubriand, comme nous l’avons déjà
signalé:

Mépris de la Science.
Plusieurs personnes ont pensé que la science entre les mains de l’homme dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits faibles à l’athéisme,
et de l’athéisme au crime.
Chateaubriand, Le Génie du christianisme , t. II, p.335.
5

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995 , p. 111.
2 Ibid., p. 88.
3 Ibid., p. 92.
4 Ibid., p. 93.
5 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 96.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
228 À côté de la science, c’est la civilisation qui engendre le Mal, la
maladie:

Idées scientifiques.
Les maladies sont causées et développées par la civilisation. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes .
1

Ou bien, une citation tirée toujours de Rousseau, renvoie aux
généralités utopiques, non-fondées; la critique des superstitions est
traditionnelle dans l’histoire de la littérature française, elle remonte au Moyen-
Âge, à l’époque de Jean de Meung, l’un des auteurs du Roman de la Rose:

Sciences de la superstition.
Les sciences ont une origine honteuse. L’astronomie est née de la superstition.
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts .2

Dans le chapitre intitulé Présomption de la philosophie , nous trouvons
cette phrase tirée de Descartes:

Morale.
Les souverains seuls ont le droit de changer quelque chose aux mœurs.
Descartes, Discours de la méthode , dans Gérando, Histoire comparée des
systèmes de philosophie , t. II, p.211.3

Sans doute, une telle affirmation aurait-elle déplu à un écrivain comme
Flaubert, attentif aux mentalités, c’est-à-dire aux masses, et non à un seul individu, fût-il un souverain. La même chose est valable pour l’idée suivante,
appartenant toujours à Rousseau:

Morale.
Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à certains
égards, tourne toujours au préjudice des mœurs.
Rousseau, Préface du Narcisse4.

Que dire de l’attitude envers le théâtre, telle qu’elle est exprimée par
Bossuet ( Maximes et Réflexions sur la comédie )? Elle aurait dû mettre en colère

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 97.
2 Ibid., p. 98.
3 Ibid., p. 108.
4 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 111.

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
229 Flaubert, l’écrivain qui a vécu toute sa vie avec l’obsession du théâtre, de sa
beauté, de sa singularité:

Morale. Théâtre.
Quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre
1?

Une phrase nous offre une étrange définition du mariage:

Morale.
Le mariage est un désinfectant.
L. Veuillot, Les Libres Penseurs , p.1212.

Sur l’esclavage, nous trouvons de diverses citations groupées dans le
chapitre Candeur de la religion . En général, les écrivains ecclésiastiques sont
élogiés pour leur courage d’avoir affranchi les esclaves, plus précisément la
mentalité de leurs maîtres (c’est le point de vue de Chateaubriand, mais aussi
des textes sacrés comme le Coran ):

Esclavage.
Qui affranchit un homme s’affranchit lui-même des peines de cette vie et des
peines éternelles .3

Dans le Sottisier flaubertien, ample collection d’idées apparemment
sages, il y a un chapitre savoureux, intitulé Les Grands Hommes au pilori . Ici,
les écrits de Corneille occupent une place spéciale, tout comme ceux de
Molière:

Corneille.
La lecture de Corneille n’est pas sans danger pour le goût. D. Nisard, Histoire de la littérature française , p.222.
4

Ou bien, sur Chimène:

La bienséance des mœurs d’une fille introduite comme vertueuse n’y est pas
gardée par le poète, lorsqu’elle se résout à épouser celui qui a tué son père.
Académie (sur Le Cid )1

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 110.
2 Ibid., p. 113.
3 Ibid., p. 122.
4 Ibid., p. 134.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
230
Ses mœurs (Chimène) sont du moins scandaleuses; si en effet, elles ne sont pas
dépravées. Ces pernicieux exemples rendent l’ouvrage notablement
défectueux, et s’écartent du bout de la poésie qui veut être utile.
Ibid.2

Sur la même page, nous pouvons lire cette phrase, cueillie par Flaubert
comme pour répondre à ces détracteurs:

Des défauts, Corneille en a; nul ne peut le nier, et même ses défauts sont grands comme ses qualités. Charles Lévêque, La Science du Beau , étudiée dans ses applications et dans
son histoire
3.

Quant à Molière, il est contesté pour son « mauvais art » (Flaubert
aurait dû trouver ce fait comme une preuve incontestable du fait que l’injustice
frappe tous les grands écrivains, même les meilleurs):

Molière.
C’est dommage que Molière ne sache pas écrire. Fénelon
4

En ce qui concerne les femmes de lettres, les jugements sont assez
surprenants:

George Sand.
La plume de Mme de Staël était celle d’une femme galante; celle de G. Sand, celle d’une femme sans pudeur.
Sirtéma des Grovestins, Les Gloires du romantisme […], t.I, p.311.
5

Et aussi:

Le difficile avec G. Sand c’est qu’on ne sait jamais prendre cet auteur au
sérieux. Comme femme elle inspire le dégoût, comme homme, il donne l’envie de rire. Ibid.
6

Ni même Balzac n’échappe aux mauvaises langues:

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 135.
2 Idem.
3 Idem.
4 Ibid., p. 138.
5 Ibid., p. 145.
6 Idem.

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
231
Balzac n’a pas d’imagination.
Décidément, mon pauvre M. de Balzac, votre muse est réellement fille de mémoire. Vous n’inventez que ce que vous rappelez. A. Karr, Les Guêpes , (avril) 1843.
1

En outre, Victor Hugo, le chef de file du romantisme français, «
bénéficie » de commentaires qui nous évoquent ceux reçus par Flaubert aussi,
pour Madame Bovary:

Victor Hugo
Audacieux violateur de nos poétiques et de notre langue. L’esprit de révolte antisociale, de dénigrement haineux, circule comme un vénin.
Que M. V. Hugo y prenne garde! Cette pente est rapide. Elle est celle de la
décadence même de l’esprit. Cuvillier-Fleury, Portraits politiques et révolutionnaires , t.II, pp.27 et 39.
2

Dans le chapitre Apologie du médiocre , le leitmotiv est lié à la sagesse
du peuple, supérieure dit-on, par rapport à celle des philosophes. Le peuple a du
bon sens, et, par conséquent, il est plus fort que les savants. Citons le fragment
suivant pour illustrer ce rapport:

Le bon sens public sait observer.
Le préjugé populaire finira par l’emporter sur l’incrédulité scientifique et l’observation des bonnes femmes aura raison sur les théories des savants. Quand il s’agit d’observations naïves la science trop outrecuidante de sa nature, est toujours en arrière du bon sens public. Raspail, Histoire naturelle de la santé et de la maladie , t.II, p.99.
3

Le peuple est un sujet important dans le Sottisier de Flaubert. Dans le
chapitre qui a pour titre Beautés exemplaires , nous pouvons lire la phrase:

Beautés du peuple.
Les malades répondent si bêtement, que pour le diagnostic de beaucoup de maladies, l’exploration muette est préférable aux données fournies par l’interrogation des malades. Bouillaud, Essai sur la philosophie médicale , p.140.
4

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 147.
2 Ibid., p. 148.
3 Ibid., p. 155.
4 Ibid., p. 181.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
232 Même si Flaubert n’est pas un esprit profondément religieux, nous
pouvons l’imaginer irrité par l’assertion ci-dessous:

Il n’y a de Dieu que pour les imbéciles.
Genillier, professeur de mathématiques. Club de la Révolution, 24 avril 1848
Ibid., pp. 229-230).1

Une autre phrase est bien surprenante, sinon amusante pour Gustave
Flaubert, mais les gens pourraient la considérer très sérieuse:

On a dit en riant qu’il n’est pas si difficile de procréer: il ne faut que se mettre
deux. Eh bien, il faut être trois: un homme, une femme et Dieu en eux. Si la pensée de Dieu est étrangère à leur extase, ils feront bien un enfant, mais ils ne feront pas un homme.
2
G. Sand, Histoire de ma vie, Œuvres complètes , vol. XVIII, p.274.

La troisième section – Perles des grands écrivains – part de l’idée
flaubertienne (mise en exergue par l’auteur de l’anthologie):

J’aime par-dessus tout la phrase nerveuse, substantielle, claire, au muscle
saillant, à la peau bistrée: j’aime les phrases mâles et non les phrases femelles
comme celles de Lamartine fort souvent […]3
(Lettre à Louis de Cormenin, 1844)

Nous y trouvons les citations les plus diverses, tirées des œuvres de
Dumas, Malherbe, Bossuet, Corneille, Molière, Descartes, Balzac, Maxime Du Camp.
Les « perles » s’amassent, en abordant le style romantique, mélodra-
matique, révolutionnaire, trivial, élégant ou prudhommesque, officiel,
journalistique:

Les historiens, les philosophes, les savants, les commentateurs, les philologues, les vidangeurs, les ressemeleurs, les mathém aticiens, les critiques, etc., de tout
ça j’en fait un paquet et je les jette aux latrines.
(Lettre à Louis Chevalier, 1839)

Le Xe chapitre de ce « collier » est destiné aux perles des jocrisses et
des crétins. Ensuite, le XIe – Perles du style rococo – , pour finir par le XIIe
chapitre, Charmes de la périphrase.

1 Flaubert, Gustave, Le Sottisier , Nil éditions, Paris, 1995, p. 203.
2 Ibid., p.203.
3 Ibid., p.221

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
233 Le Dictionnaire des idées reçues – « l’alphabet de la Bêtise »

Avoir l’esprit bourgeois c’est penser selon les habitudes du milieu et s’y
conformer. Sa vie durant, Flaubert joua de la lyre, du couteau (à découper) et de
la massue. Au cours de sa vaste entreprise de démolition lui vint l’idée diabolique du Dictionnaire des idées recues, à partir d’une constatation de
génie: le propre des gens bêtes est de craindre par-dessus tout de paraître tels.
Pour les vaincre, il faut donc les conduire, à s’étouffer dans cette crainte…
C’est ainsi que présentait cette « copie » de Gustave Flaubert Philippe Meyer, le
responsable d’une édition populaire du Dictionnaire des idées reçues.
Conçu en 1847, le projet du Dictionnaire… ne sera jamais achevé
(pouvait-il l’être?), et c’est seulement en 1911, plus de trente ans après la mort
de Flaubert, que sera publié ce « manuel » contenant « tout ce qu’il faut dire en
société pour être un homme convenable et amiable », par ordre alphabétique et
sur tous les sujets possibles.
Mais ce qui frappe à la lecture c’est qu’il s’agit d’une bêtise qui n’a pas
d’époque; c’est une « apologie de la canaillerie humaine ». Finalement, la bêtise semble éternelle, hurlante, inébranlable, permettant au bourgeois d’avoir raison
de tout.
Albert Thibaudet disait que Gustave Flaubert avait le sens de la bêtise à
un degré exceptionnel, comme on a le sens de la couleur, des vins ou des
femmes. Cette faculté, pour la nommer ainsi, était aiguë dès l’époque de sa jeunesse, car, à son retour d’Orient, Flaubert conçoit l’idée de ce Dictionnaire
des idées reçues , qui devait être tel « qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus
parler de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvaient.
1 »
Albert Thibaudet accentue sur la genèse précoce de ce Dictionnaire… ,
qui aurait peut-être figuré dans le second volume de Bouvard et Pécuchet . La
chose qui nous semble encore plus intéressante c’est son observation:

On peut même considérer comme une esquisse du Dictionnaire ou un
supplément au Dictionnaire les passages en italiques de Madame Bovary , une
centaine environ (j’en ai compté quatre-vingt-treize). Les italiques indiquent qu’ils ne font pas partie du langage de l’auteur, mais donnent des exemples du langage par clichés, qui appartiennent naturellement aux habitants d’Yonville .
2

Et Thibaudet offre un tel échantillon, tiré de Madame Bovary , pour
continuer avec l’idée qu’à la limite de Madame Bovary , il y a un livre où il ne

1 Thibaudet, Albert, Gustave Flaubert , Gallimard, Paris, 1992, p. 204 (v. Correspondance
de Flaubert, t. III, p. 67).
2 Idem.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
234 faudrait rien mettre en italiques, parce que tout devrait y être. Il s’agit de
Bouvard et Pécuchet.
En effet, le « foudroyant » dossier du Sottisier (comme on l’a nommé
après Maupassant, qui s’en était occupé)1 et le Dictionnaire des idées reçues ,
ajoutés au dernier roman de Flaubert, symboliquement inachevé, donnent
l’expression la plus haute de sa colère, provoquée par la Bêtise, par ses
contemporains. Maurice Nadeau affirme que Bouvard et Pécuchet , de même
que Le Sottisier , le Dictionnaire des idées reçues sont devenus, avec le passage
du temps, l’œuvre flaubertienne la plus actuelle, « à la façon de Don Quichotte ,
impérissble.2 »
Les idées reçues sont bêtes juste parce qu’elles sont reçues, rappelait Claudine Gothot-Mersch, en préf açant une nouvelle édition de Bouvard et
Pécuchet , avec des extraits du Sottisier en annexe
3, « en évoquant aussi les mots
de Sartre: le sot devient un oppresseur.4 »
D’ailleurs, chose intéressante, Flaubert transfère sa haine de la bêtise à
ses héros, Bouvard et Pécuchet (chapitre VIII): « Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. » Une
faculté « pitoyable », c’est-à-dire difficile à exercer et sanctionnée par les gens.
Les deux personnages porte-parole annoncent ainsi, constate Claudine Gothot-
Mersch, que la bêtise n’est pas en eux, mais au dehors.
5
Pourtant, ce phénomène d’éclaircissement survient après un incroyable
effort encyclopédique de parcourir les domaines les plus divers des
connaissances accumulées par l’homme à travers les époques. En effet, tout y
est abordé au sujet des occupations et des sciences: la chasse, la pêche,
l’horticulture, la politique, la littérature, l’histoire, la métaphysique, la religion,
la science, l’éducation, le théâtre, la critique, la géologie, la médecine – un impressionnant panorama du savoir (pour se documenter, Flaubert avait lu 1500
volumes environ!)
Cette entreprise des deux personnages représente une utopie, sans
doute, qui serait complètement ridicule, si elle n’était pas accompagnée d’une
évidente naïveté, d’une désarmante sincérité. Cette expérience n’est pas vouée à l’échec, finalement, car Flaubert écrit à propos de Bouvard et Pécuchet: « leur
intelligence se développa ». Malheureusement, ces recherches s’avèrent stériles,
puisqu’ils ne sont pas capables de les transmettre, d’enseigner aux autres leur

1 Nadeau, Maurice, Gustave Flaubert écrivain , Les Lettres Nouvelles, Paris, 1980, p. 242.
2 Ibid., p. 257.
3 Cf. Claudine Gothot-Mersch, introduction à Bouvard et Pécuchet , Gallimard, Paris,
1993, p. 18.
4 Sartre, Jean-Paul, L’Idiot de la famille (Gustave Flaubert de 1821 à 1857 ), Gallimard,
Paris, 3 vol.; t. I., p. 613.
5 Cf. C. Gothot-Mersch, op. cit. , p. 23.

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
235 savoir. Tout ce qu’ils peuvent faire c’est citer les autres. « Citer les autres c’est
souvent regretter de ne pas les avoir eues soi-même et c’est en prendre un peu la
responsabilité » , disait avec raison Sacha Guitry.1
Nous ne savons pas combien responsables aurait pu être Bouvard et Pécuchet. Leur tentative n’est ni échec ni réussite. Une autre sorte de
bovarysme, seulement: l’illusion de pouvoir tout connaître. Qu’aurait été un
second volume de deux ou trois cents pages de citations juxtaposées? Le
Sottisier , le Dictionnaire des idées reçues et Le Catalogue des opinions chic
nous donnent une image significative.
En ce qui se concerne Le Dictionnaire des idées reçues, l’ouvrage est
un savoureux alphabet des principaux clichés collectionnés par Flaubert durant sa vie. Nous essayons de mettre en revue les plus intéressants, ceux qui
pourraient contourner la mentalité de l’écrivain à l’opposé de celle de ses
contemporains
2.

ACADÉMIE FRANCAISE – La dénigrer, mais tâcher d’en faire partie si on
peut.

Chose sûre, l’auteur de Madame Bovary n’est pas inclus dans ce général
« on », lui qui rejetait toute appréciation publique prétentieuse, mais il s’amuse
du spectacle offert par ses confrères s’évertuant à y accéder. Flaubert se moque
aussi des euphémismes à la mode, surtout de ceux qui se rapportent aux
phénomènes les plus naturels:

ACCOUCHEMENT – Mot à éviter; le remplacer par événement. Pour quelle
époque attendez-vous l’événement?

Les paradoxes sont également goûtés et retenus par l’auteur du
Dictionnaire, ce collectionneur de « perles »:

ANTIQUITÉS (les) – Sont toujours de fabrication moderne.
ARCHITECTES – Tous imbéciles. Oub lient toujours l’escalier des maisons.

Ailleurs, la définition de la « bibliothèque » semble tout à fait sérieuse,
comme si Flaubert lui-même l’avait donnée:

1 Exergue du Dictionnaire des citations du monde entier (auteur Karl Petit), 3e édition
revue, Marabout, Paris, 1978.
2 Flaubert, Gustave, Dictionnaire des idées reçues , Éditions Mille et une nuits, 1994. Nous
n’indiquerons plus les pages, étant donné l’ordre alphabétique qui rend facile le repérage des citations.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
236 BIBLIOTHÈQUE – Toujours en avoir une chez soi, principalement quand on
habite à la campagne.

Le nom de Chateaubriand est présent aussi dans le Dictionnaire comme
dans Le Sottisier , mais la connotation est toujours ironique:

CHATEAUBRIAND – Connu surtout pour le beefsteak qui porte son nom.

Parmi les sujets de la conversation ne doivent pas figurer la politique et
la religion. Quant à la définition du « corps humain », elle est vraiment insolite,
et nous reconnaissons la malice de l’ermite de Croisset:

CORPS – Si nous savions comment notre corps est fait, nous n’oserions pas
faire un mouvement.

Il y a aussi des définitions fulgurantes qui semblent exercer le langage
philosophique:

DIPLÔME – Signe de science. Ne prouve rien.
DOUTE – Pire que la négation.

L’esprit critique de Flaubert aurait dû avoir des satisfactions en donnant
des définitions visant la superficialité et l’opportunisme de ses contemporains
(l’influence des Essais de Montaigne nous semble évidente, sachant que
Flaubert lui-même se déclarait un fervent admirateur des idées de cet auteur):

ÉTRANGER – Engouement pour tout ce qui vient de l’étranger, preuve de
l’esprit libéral. Dénigrement de tout ce qui n’est pas français, preuve de patriotisme.

La définition de « l’étudiant » est à mi-chemin, entre le frondeur et le
dandy, car il est présenté portant toujours son bérét rouge, le pantalon à la
hussarde, fumant la pipe dans la rue et n’étudiant pas.
Pour « les femmes de chambre », le texte évoque le stéréotype archiconnu:

Plus jolies que leurs maîtresses. Connaissent tous les secrets et les trahissent.
Toujours désonorées par le fils de la maison.

Avec beaucoup d’ironie, Flaubert offre la définition suivante:

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
237 FERME (subst.) – Lorsqu’on visite une ferme, on ne doit y manger que du pain
bis et ne boire que du lait. Si on ajoute des œufs, s’écrier: Dieu! Comme ils
sont frais! Il n’y a pas de danger pour qu’on en trouve de comme ça à la ville.

Ici, Flaubert semble critiquer – indirectement – les attitudes
d’enthousiasme dissimulé, car l’atmosphère rustique, recherchée par les
citadins, est à la mode. En général, ce que déteste Flaubert par-dessus tout ce sont les apparences, les formes sans fond.
Pour « fromage », la définition est un aphorisme: « Un dessert sans
fromage est une belle à qui manque un œil. » Autrefois, le commentaire du type
constatation remplace la définition: « FULMINER – joli verbe. » Souvent, nous
ne pouvons nous passer d’attribuer la définition à Flaubert lui-même, tellement ressemble à sa propre manière de juger les choses: « GÉNIE (le) – Inutile de
l’admirer, c’est une névrose. »
Ainsi, les grammairiens sont tous pédants, la littérature est l’occupation
des oisifs, les livres, quels qu’ils soient, sont toujours trop longs, la philosophie
est toujours à ricaner, tandis que les poètes sont synonymes de « nigauds » ou de « rêveurs ».
Dans Le Dictionnaire des idées reçues , nous tr ouvons de courtes
definitions, extrêmement amusantes, chose qui rend sa lecture très agréable, très
actuelle, satisfaisant le goût d’un public si ennuyé et pressé, comme l’est celui
du XX
e siècle. Citons quelques exemples:

GRENIER – On y est bien à vingt ans! HÉBREU – Est hébreux tout ce qu’on ne comprend pas.
ITALIE – Doit se voir immédiatement après le mariage. Donne bien des déceptions, n’est pas si belle qu’on dit.
JANSÉNISME – On ne sait pas ce que c’est, mais il est très chic d’en parler.
LAC – Avoir une femme près de soi quand on se promène dessus.
LUNE – Inspire la mélancolie. Est peut-être habitée?
MANDOLINE – Indispensable pour séduire les Espagnoles.
MAXIME – Jamais neuve mais toujours consolante. MÉDECINE – S’en moquer quand on se porte bien. MÉTHODE – Ne sert à rien.
MOULIN – Fait bien dans un paysage.
OASIS – Auberge dans le désert. PIANO – Indispensable dans un salon. POLICE – A toujours tort. POURPRE – Mot plus noble que rouge. TOLÉRANCE (maison de) – N’est pas celle où l’on a des opinions tolérantes.

Les définitions ci-dessus ont l’air d’être détachées d’un chassé-croisé.
Nous remarquons le fait que le romantisme est souvent la cible de l’ironie sous-

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
238 jacente (v. « lac », « lune », « mandoline », etc.). D’ailleurs, la poésie de
Lamartine est souvent critiquée dans la Correspondance de Flaubert. Les
clichés sont mis en évidence par des séquences à valeur définitive, les marques
les plus utilisées étant « indispensable », « jamais », « toujours », « rien ». D’autres définitions sont plus subtiles, à susciter des débats:

MUSIQUE – Fait penser à un tas de choses. Adoucit les mœurs. Ex. La Marseillaise.
NÉOLOGISME – La perte de la langue.
NOBLESSE – La mépriser et l’envier. ORTHOGRAPHE – Y croire comme aux mathématiques. N’est pas nécessaire quand on a du style. PUDEUR – Le plus bel ornement de la femme.
ROMAN – Pervertissent les masses. Sont moins immoraux en feuilleton qu’en
volumes. Seuls les romans historiques peuvent être tolérés, parce qu’ils enseignent l’histoire. Il y a des romans écrits avec la pointe d’un scalpel,
d’autres qui reposent sur la pointe d’une aiguille.

La définition ci-dessus vise nettement la conception bornée refusant le
roman de mœurs du type Madame Bovary . Ce serait intéressant de savoir quelle
catégorie revendiquait exactement Flaubert pour ses propres romans. La première correspondrait le mieux, à notre avis.

Les « frères » de Don Quichotte – Bouvard et Pécuchet

« Sans l’imagination, l’Histoire est défectueuse. »
( Bouvard et Pécuchet, chapitre IV )

Nous ne pouvons pas finir cette présentation sur les idées du Sottisier et
du Dictionnaire, sans revenir aux deux héros, Bouvard et Pécuchet. Sont-ils de
simples instruments de la Bêtise, des gens qui font le but de leur vie du stockage
des idées de tout le monde? Y a-t-il une certaine mentalité ou bien le hasard, le
caprice qui les pousse à entreprendre un travail pareil?
Les deux « Bonshommes » sont des natures complémentaires. Bouvard, l’air enfantin, l’aspect aimable, frappe Pécuchet, dont l’air sérieux séduit
également l’autre. Tous les deux, anciens employés, se décident de profiter de
leur retraite et de connaître ensemble la vie à la campagne. Une fois y établis, ils
seront tentés par tous les domaines du savoir humain, à partir de l’agriculture
jusqu’à la métaphysique.

Les œuvres flaubertiennes des lieux communs
239 Leur utopie les apparente à Don Quichotte et nous parcourons avec
curiosité ce périple encyclopédique, tout comme nous avons lu le voyage du
héros de Cervantes. Bouvard et Pécuchet transforment leur maison en musée
quand ils veulent s’occuper de l’archéologie. En effet, ils ont besoin du décor: cela les inspire, enflamme leur imagination.
Quand ils entament l’étude de l’Art, ils font comme le personnage de
Molière, c’est-à-dire ils commencent avec la prose, pour laisser de côté le vers,
plus difficile à travailler. Dans les commentaires du narrateur Flaubert, il y a
cette phrase: « L’Art, en de certaines occasions, ébranle les esprits médiocres; –
et des mondes peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds.
1 »
L’observation, qui se rapporte tout d’abord à Bouvard et Pécuchet, peut
être extrapolée. Gustave Flaubert paraît conscient que les médiocres sont quand
même sensibles au pouvoir de l’Art – celui-ci est un moyen subtil de les
éduquer en une certaine mesure. En tout cas, c’est une possibilité d’éveiller au
plus profond d’eux-mêmes une curiosité latente. Les bêtes, n’ayant pas de
préjugés, peuvent avoir des moments de révélation inattendus.
Les esprits médiocres (et on fait des références à Longin) sont
incapables de fautes: les fautes appartiennent aux maîtres. Évidemment, on
préfère les fautes des maîtres à la sagesse des médiocres, les premières étant le
moteur du changement, du nouveau, les autres étant stériles, ne faisant que
réitérer ce qui a été déjà dit, fait ou prévu.
Dans le Ve chapitre, les deux héros essaient d’apprendre ce que c’est le
Beau, en fouillant les différentes définitions données durant le temps:

Pour Schelling c’est l’infini s’exprimant par le fini, pour Reid une qualité
occulte, pour Jouffroy un trait indécomposable, pour De Maistre ce qui plaît à
la vertu; pour le P. André, ce qui convient à la Raison.2

La conclusion est que « la première condition du Beau c’est l’unité dans
la variété ». De cette manière, nous pouvons distinguer plusieurs sortes de Beau:
un beau dans les sciences, dans les mœurs (c’est un point de vue intéressant),
dans le règne animal. Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être beaux,
mais pas les serpents ou les cochons. Belle est aussi la mort de Socrate. En
general, un caractère est beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte, serait la conclusion implicite de Flaubert.
Bouvard et Pécuchet sont attirés, à un moment donné, par la nouvelle
critique, car la vieille, observent-ils, ne comprend pas les génies (Corneille,
Voltaire, Shakespeare ont été tous dénigrés) Mais leur déception fut renouvelée:
« Des outrages à des chefs-d’œuvre, des révérences faites à des platitudes – et

1 Flaubert, Gustave , Bouvard et Pécuchet , Gallimard, Paris, 1993, p. 211.
2 Ibid., p. 219.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
240 les âneries de ceux qui passent pour savants et la bêtise des autres que l’on
proclame spirituels!1 »

Peut-être faut-il se rapporter au Public? Est-ce la question de Gustave
Flaubert ou de ses personnages porte-parole, Bouvard et Pécuchet? C’est
difficile à dire, car souvent leurs répliques pourraient être celles de Flaubert lui-
même (vu les idées exprimées dans sa Correspondance ):

Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles – et
que le Peuple enfin, accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait! – qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine! Ce ne sera jamais trop, pour sa haine du droit, sa lâcheté, son
ineptie, son aveuglement
2!

Dans un extrait de plan, trouvé dans les papiers de Flaubert, après sa
mort, nous pourrions voir comment aurait-il voulu achever sa dernière œuvre,
Bouvard et Pécuchet . Pécuchet voit l’avenir en noir: l’humanité moderne
devenue une machine; anarchie finale du genre humain; impossibilité de la
Paix; barbarie par l’excès de l’individualisme; délire de la Science. À son tour,
Bouvard voit l’avenir de l’Humanité en beau: l’homme moderne en progrès;
inventions futures (manières de voyager – ballon, bateau sous-marin avec vitres ,
etc.) Nous retenons, comme une importante prévision, l’intérêt pour toutes les cultures, de même que pour la littérature et les sciences de l’avenir.

1 Flaubert, Gustave , Bouvard et Pécuchet , Gallimard, Paris, 1993, p. 215.
2 Ibid., p. 258.

La poétique flaubertienne dans la Correspondance
241 ADDENDUM 3

LA POÉTIQUE FLAUBERTIENNE DANS LA
CORRESPONDANCE

Et puis je suis comme l’Égypte. – Il me faut pour vivre la régulière inondation
du style. Quand elle manque, je me trouve anéanti comme si toutes les sources fécondantes étaient rentrées en terre, je ne sais où, et je sens, par-dessus moi, passer d’innombrables aridités qui me soufflent, au visage, le désespoir
1.

Loin d’accompagner tout simplement son œuvre, la Correspondance de
Gustave Flaubert devient, à travers le temps, « l’œuvre de l’œuvre », un
« miroir multiple » de toute sa création, selon les appréciations de Raymonde
Debray Genette et Jacques Neefs, les auteurs d’un recueil d’études, consacré à
ce problème2.
Jean Bruneau, auquel nous sommes redevables pour la dernière édition de la Correspondance flaubertienne dans la Pléiade (les premiers quatre
volumes, car le dernier, le cinquième, a été achévé par Yvan Leclerc et son
équipe), montre que celle-ci a été « une leçon comprise bien différemment par
ceux qui l’ont lue
3. » Miguel de Unamuno écrivait, lui aussi, dans le même
esprit: « Lisez la correspondance de Flaubert, et vous verrez l’homme dont la religion était celle du désespoir
4. » André Gide, au contraire, observe Jean
Bruneau, y voyait un encouragement: « J’ai tant aimé Flaubert!…[…] Sa
Correspondance a durant plus de cinq ans, à mon chevet, remplacé la Bible :
C’était mon réservoir d’énergie: Elle proposait à ma ferveur une sorte de
sainteté nouvelle5. »
À partir de ces deux opinions contraires, Bruneau conclut sur la survie
des lettres de Flaubert, en suggérant également une certaine influence de Montaigne. D’ailleurs, l’auteur des Essais était pour l’ermite de Croisset un vrai
maître: dans une lettre à Louise Colet, Flaubert avoue qu’à l’âge de 18 ans ce
livre a été, pour une année entière, son unique lecture. Cet ouvrage serein lui
aurait inspiré le plaisir indicible de dialoguer avec ses amis; en outre, Flaubert y

1 Lettre à Louise Colet, Croisset, nuit de samedi, 1 heure, 25 mars 1854; tome II, p. 540.
2 Avant-propos de Raymonde Debray Genette et Jacques Neefs au recueil de textes
L’Œuvre de l’œuvre (Études sur la correspondance de Flaubert), Presses Universitaires
de Vincennes, Saint-Denis 1993, p. 7.
3 Préface du 1er tome de la Correspondance , p. XXX.
4 Cité par Paul-Louis Robert dans Trois Normands: Gustave Flaubert, Louis Bouilhet, Guy
de Maupassant (Rouen, Cagniard, 1924, p.81); note de Jean Bruneau, tome I, p. XXX.
5 Dumesnil, René, René Descharmes et la correspondance de Flaubert , Mercure de
France, 15 juin 1925, p. 10; note de Jean Bruneau, tome I, p. XXX.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
242 trouvait les mêmes goûts, les mêmes opinions, les mêmes manies, mais aussi les
mêmes manières de vivre1. Bref, les Essais de Montaigne lui ont offert un
premier modèle, auquel s’ajoutait le désir de se connaître davantage, de chasser
la solitude qui l’écrasait quelquefois. En effet, Flaubert écrivait une lettre « comme on allume sa lampe de nuit quand on a peur » : la correspondance était
pour lui le pont qui l’attachait à ses semblables
2.
En tout cas, soit qu’il écrive une lettre pour chercher l’amitié, le
dialogue, la consolation, soit qu’il veuille accéder simplement à la communion
d’idées avec ses confrères (chose qui lui arrive assez rarement, pourtant),
Flaubert aurait été consterné de voir les critiques considérer sa correspondance
une œuvre d’art (comme le sont les Essais de Montaigne), et même son chef-
d’œuvre. Il est vrai que la postérité exalte la sincérité témoignée par Flaubert
dans ses lettres, où le libre emploi de la première personne du singulier est la
prémisse d’une véritable (auto)connaissance .
La vérité est à mi-chemin, peut-être, car « les chefs-d’œuvre de Flaubert
sont ses romans, mais ses lettres, si perspicaces, si vivantes, si émouvantes dans leur ton si naturel et si varié, forment un piédestal aux statues des héros qu’il a
créés
3. »

L’Art dans la vision de Flaubert; le style nécessaire de la
littérature moderne. La théorie de l’impersonnalité.

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre
sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait
presque pas de sujet ou du moins le sujet serait presque invisible, si cela se
peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de
l’Art est dans ces voies
4.

Dans cette phrase de Flaubert on distingue déjà l’idéal mallarméen du
Livre Absolu, c’est-à-dire indépendant, sans sujet, un livre issu du plaisir gratuit
d’écrire, car le style « c’est la vie! c’est le sang même de la pensée5 ! » Flaubert
met l’accent sur les « affres du style », parce que, selon lui, le talent d’écrire ne consiste après tout que dans le choix des mots. C’est pareil à la musique: ce

1 Lettre à Louise Colet, Croisset, vendredi soir, minuit et demi, 28 octobre 1853; tome II,
p. 460.
2 Lettre à Louise Colet, Croisset, lundi, 5 heures, 27 décembre 1852; tome II, p. 218.
3 Préface de Jean Bruneau, 1er tome de la Correspondance , p. XXX.
4 Lettre à Louise Colet, Croisset, vendredi soir, 16 janvier 1852; tome II, p. 31.
5 Lettre à L. Colet, mercredi soir, minuit, septembre 1853; tome II, p. 427.

La poétique flaubertienne dans la Correspondance
243 qu’il y a de plus beau et de plus rare c’est la pureté du son. La suggestion
musicale du style « rappelle » déjà l’art poétique de Verlaine, où l’on instaure la
primauté des harmonies sonores. « Plus une idée est belle, plus une phrase est
sonore.1 » En affirmant cela, Flaubert se situe également dans le sillage de Paul
Valéry, qui disait que les belles œuvres sont filles de leur forme, qui naît avec
elle.
Gustave Flaubert croit en outre que l’ineffable de l’écriture ne dépend
pas du sujet proprement-dit. C’est ce que « le public et les critiques ne
comprennent point. […] C’est une idée mère d’où toutes les autres découlent.
On n’est pas du tout libre d’écrire telle ou telle chose. On ne choisit pas son
sujet2. » L’essentiel pour l’auteur de Madame Bovary est de sentir, parce que le
secret des chefs-d’œuvre réside dans la concordance du sujet et du tempérament
de l’auteur. Si l’écrivain se laisse « choisi » par le livre ( Madame Bovary fut, en
ce sens, un très bon exemple), c’est surtout l’expérience du style qui le tente.
Ainsi, la « première qualité de l’Art et son but est l’illusion », comme déclare
Flaubert dans une lettre à Louise Colet3.
Pour l’ermite de Croisset, la vie humaine était « une triste boutique,
décidément, une chose laide, lourde et compliquée »; d’où sa conclusion
inébranlable: « L’art n’a point d’autre but, pour les gens d’esprit, que d’en
escamoter le fardeau et l’amertume4. »
Aussi, dans la conception flaubertienne, l’art devient-il une chance de s’évader de la grisaille quotidienne, une prémisse du bonheur exquis, celui des
idées. Selon lui, l’Art est au-dessus de toute doctrine: il ne doit pas conclure,
mais faire rêver, il ne doit pas être « un déversoir à passion ». La Poésie, dit
Flaubert, ne signifie pas « l’écume du cœur »: « Cela n’est ni sérieux, ni
bien.[…] Il faut faire s’aimer les arbres et tressaillir les granits. On peut mettre
un immense amour dans l’histoire d’un brin d’herbe.
5 » Et, toujours dans cette
lettre adressée à Louise Colet, l’écrivain prend l’exemple d’une fable de La
Fontaine (celle des deux pigeons), qui, avoue-t-il, l’a plus ému que tout
Lamartine:

Et ce n’est que le sujet . Mais si La Fontaine avait eu dépensé d’abord sa faculté
aimante dans l’exposition de ses sentiments personnels, lui en serait-il resté

1 Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, samedi, 12 décembre 1857; tome
II, p. 785.
2 Lettre à Edma Roger des Genettes, 1861?; tome III, p. 191.
3 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi, minuit, 16 septembre 1853; tome II, p. 433.
4 Lettre à Amélie Bosquet, Croisset, mardi soir, 19? juillet 1864; tome III, p. 400.
5 Lettre à L. Colet, Croisset, nuit de samedi, 1 heure, 22 avril 1854; tome II, p. 557.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
244 suffisamment pour peindre l’amitié de deux oiseaux. Prenons garde de
dépenser en petites monnaies nos pièces d’or1.
En effet, les plus belles œuvres ont ce caractère de produire le rêve,
l’enchantement, l’illusion:

Elles sont sereines d’aspect et incompré hensibles. Quant au procédé, elles sont
immobiles comme des falaises, houleuses comme l’Océan, pleines de
frondaison, de verdures et de murmures comme des bois, tristes comme le
désert, bleues comme le ciel. Homère, Rabelais, Michel-Ange, Shakespeare,
Goethe m’apparaissent impitoyables .Cela est sans fond, infini, multiple2.

Dans cette lettre, envoyée de Trouville à Louise Colet, Flaubert fait
l’éloge de l’œuvre d’art, qui doit être impressionnante comme la nature. Nous
pouvons observer une certaine liaison entre le topos favori de l’écrivain – la
plage de Trouville – , où il avait rencontré pour la première fois Élisa Schlésinger, la femme de sa vie (le modèle de Madame Arnoux, de L’Éducation
sentimentale ) et les termes de la phrase citée ci-dessus: la passion de la création,
l’intensité de l’orage, la nature en pleine liberté, qui ne supporte plus les digues.
Un chef-d’œuvre est impitoyable comme le paysage marin, et sa beauté se
dévoile infiniment, découvrant chaque fois un autre visage. D’ailleurs, ces suggestions aquatiques, de même que « les métamorphoses du cercle » sont
analysées dans l’ouvrage de George Poulet, Les Métamorphoses du cercle, où le
critique démontre que le roman flaubertien fascine ses lecteurs par les éléments
sensibles et affectifs qui sont disposés dans un courant circulaire, tout cela
évoquant le projet de Flaubert dont le titre aurait été La Spirale.
En outre, le créateur apparaît à Gustave Flaubert comme Dieu dans la
création, invisible et tout-puissant: « qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas
3. » Cette idée réitère le mythe du Maître Manole, c’est-à-dire la
croyance que le créateur s’efface nécessairement pour que l’œuvre brille en
toute sa splendeur, pour qu’elle ait un caractère illimité symboliquement.
À cette disparition obligatoire, selon sa propre conviction, Flaubert
arrive difficilement, car il est conscient de sa dualité: « Il y a quelque chose de faux dans ma personne et dans ma vocation. Je suis né lyrique, et je n’écris pas
de vers
4. » C’est pourquoi le romancier est déçu lorsqu’il relit ses écrits de
jeunesse, car il sent y avoir trop mis de lui-même, et à l’âge mûr il déteste toute
implication dans le tissu de l’œuvre. « Il veut sacrifier, en écrivant, l’éternelle

1 Lettre à L. Colet, Croisset, nuit de samedi, 1 heure, 22 avril 1854; tome II, p. 558.
2 Lettre à L. Colet, Trouville, vendredi soir, 11 heures, 26 août 1853; tome II, p. 417.
3 Lettre à Melle Leroyer de Chantepie, Paris, 18 mars 1857; tome II, p. 691.
4 Lettre à L. Colet, Croisset, mardi soir, minuit, 25 octobre 1853; p.457/2e tome.

La poétique flaubertienne dans la Correspondance
245 personnalité déclamatoire1. » Se tenir à l’écart, si possible, pour laisser le
cerveau s’emparer de l’âme: voilà le rêve de Flaubert, qui se montre conscient,
en maintes occasions à travers sa correspondance, que le manque d’ordre est la
pire des choses qui puissent arriver à l’écrivain. C’est la ficelle qui fait le collier, et non les perles, croyait le romancier. C’était d’ailleurs la raison pour
laquelle il n’appréciat pas Lamartine: il le méprisait pour son « lyrisme
poitrinaire », jusqu’à dire qu’il faut « se tenir aux sources
2 ».
En échange, Gustave Flaubert a exprimé plusieurs fois son admiration
pour Baudelaire dont « l’originalité du style découle de la conception. » Sa
phrase lui semblait « toute bourrée par l’idée, à en craquer » . Une « certaine
âpreté », dit Flaubert, « avec ses délicatesses de langage », l’avait définitive-
ment séduit chez son confrère3.
Flaubert insiste donc pour qu’on écrive froidement, comme les
scientifiques (il était convaincu que la littérature de l’avenir prendra les allures
de la science): « Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe.4 » « La
difficulté est de trouver la note juste et cela s’obtient par une condensation
excessive de l’idée […] 5 » Certes, l’ordre des idées représente pour l’auteur de
Madame Bovary une inquiétude premanente; nous connaissons le fait qu’il avait
l’habitude de dresser le plan d’un livre jusqu’au moindre détail, en esquissant
même une phrase! Il faut savoir éviter les répétitions, car « il s’agit de varier la
sauce continuellement et avec les mêmes ingrédients6. »
Pourtant, même si tellement soucieux du style, Flaubert fait des fautes,
qui ne sont pas nuisibles à son génie, car « on peut être un grand écrivain et
pécher par la forme »7 il y a eu une vraie querelle à ce sujet, entre Paul Souday
(qui avait succédé à Anatole France comme chroniqueur littéraire du Temps ) et
Louis de Robert ; c’est Albert Thibaudet qui intervient dans cette dispute en novembre 1919 :

Presque toutes les fois que Flaubert choit en une irrégularité, c’est sans le
vouloir et en commettant une faute. Comme le remarquent fort bien les Goncourt, sa langue ni surtout sa syntaxe n’ont rien de primesautier, de verveux, de hardi. Elles sont courtes et timides, avec des qualités scolaires.

1 Mouchard, Claude, « Flaubert critique », in L’Œuvre de l’œuvre , op. cit., p. 141.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi, minuit, 16 septembre 1853; p.431, tome II.
3 Lettre à Charles Baudelair e, Croisset, 13 juillet 1857; p. 744, tome II.
4 Lettre à L. Colet, Croisset, dimanche, 10 heures, 6 novembre 1853; p.463, tome II.
5 Lettre à Ernest Feydeau, Croisset, fin novembre 1857; p.782/2e tome.
6 Lettre à L. Colet, Croisset, dimanche, après-midi, 19 mars 1854; tome II, p. 536.
7 Philippe, Gilles, Piat, Julien (sous la direction de), La langue littéraire. Une histoire de
la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayrad, 2009, p. 51 ; la citation
de Thibaudet est reprise par Philippe, Gilles Flaubert savait-il écrire ? Une querelle
grammaticale (1919-1921) Ellug, Grenoble, 2004, p. 61.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
246 Dans une communication de George Pistorius1 sur la structure des
comparaisons dans Madame Bovary il y a la statistique suivante: dans les 322
pages du roman (dans l’édition Garnier) se trouvent 318 comparaisons, ce qui
donne presque exactement une moyenne d’une comparaison pour une page. À la fin de sa communication, quand il formule les conclusions
2, l’auteur insiste sur
le fait que dans Madame Bovary Flaubert crée un univers qui est conçu
d’analogies. Le penchant à découvrir des réciprocités, des relations des objets et
des sentiments atteint chez le romancier les proportions d’une véritable passion.
Mais, en même temps, « le démon de l’analogie » le pousse à renouveler
constamment la structure de l’image. En effet, Gustave Flaubert utilise un grand
nombre de moyens stylistiques et parcourt une série étendue de structures stylistiques. Chez lui, les deux objets de la comparaison se rapprochent ou
s’opposent; ils se ressemblent, mais jamais en tout. Il y a toujours dans la
manière dont Flaubert construit son image quelque chose qui les empêche de se
fondre en un seul tout. Par conséquent, il y a dans le roman de Flaubert une
distinction nette entre la comparaison et la métaphore. Dans ce roman, la comparaison qui montre une tendance à
l’allongement, se justifie souvent en dehors de l’objet qu’elle doit éclairer. Sa
structure déborde et dévie l’idée de l’auteur, et la forme naît avant le fond.
George Pistorius évoque aussi la théorie de Brunetière signalant que la
comparaison flaubertienne, dans la mesure où elle est la transposition directe du sentiment à la sensation des personnages, devient en quelque sorte « un
instrument d’expérimentation psychologique
3». À tout cela, l’auteur de la
communication sur la structure des comparaisons dans Madame Bovary , ajoute
son point de vue, c’est-à-dire que la comparaison flaubertienne est avant tout
« un instrument complexe et élaboré d’expérimentation stylistique ».
Nous ajoutons aussi que cette sobriété du style, ce dépouillement
volontaire, dans les conditions d’une absence complète de l’auteur, rapproche
Flaubert à Stendhal et on remarque chez tous les deux un dédoublement de la
conscience créatrice, un effort de lutter contre leurs modèles fascinants. Irina
Mavrodin dit même que, par Stendhal et Flaubert, le XIXe siècle offre les
premiers symptômes de la poïétique (la science de celui qui fait l’œuvre) et de

1 Pistorius, George, « La stru cture des comparaisons dans Madame Bovary » in Cahiers de
l’Association internationale des études françaises , mai 1971, numéro 23 (volume publié
avec le concours du C.N.R.S., de la Direction des Arts et Lettres et de l’U.N.E.S.C.O., à l’occasion du XXII
e Congrès de l’Association, le 24 juillet, 1970); Société d’édition Les
Belles Lettres, Paris 1971; p. 228.
2 Ibid., p. 242.
3 Ibid., cf. Brunetière, Le Roman naturaliste , 1892, p. 170.

La poétique flaubertienne dans la Correspondance
247 la poétique (un dire sur le faire qui instaure l’œuvre). Le texte se réalise
désormais par l’écriture elle-même, il a ses propres lois1.

L’artiste vu par Gustave Flaubert dans sa Correspondance

À cette étendue spirituelle s’ajoute un devoir d’élever tout. C’est
comme si l’artiste portait en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des
choses, dans les couches les plus profondes. « Il aspire et fait rejaillir en gerbes
géantes ce qui était plat sous terre et ce qu’on ne voyait pas2. » Ce miracle de la
création est incommensurable, indicible, et son mystère remonte à la Genèse elle-même. Ce processus ineffable fascinait tellement Flaubert, qu’il jugeait
vraiment maladroite l’inclusion de toute opinion personnelle de l’écrivain: « Je
trouve même qu’un romancier n’a pas le droit d’exprimer son opinion sur quoi
que ce soit. Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion
3 ? »
La tâche de l’artiste devient d’autant plus difficile que son esprit est
comme une argile intérieure: « il repousse du dedans la forme et la façonne
selon lui4. » Par ailleurs, Flaubert semble conscient de la vulnérabilité de
l’artiste, et il sait bien que c’est par le sacrifice assumé qu’il va accomplir sa
destinée.
Vers le crépuscule de sa création, l’ermite de Croisset offre par son
œuvre inachevée l’image de l’écrivain heureux. En se rapportant à cette image,
Claudine Gothot-Mersch finit son étude sur la Correspondance flaubertienne
par cette phrase:

Et pour la première fois de sa vie, le 3 septembre 1879, huit mois avant sa
mort, ayant relu trois chapitres de Bouvard , il se déclare complètement
satisfait: C’est très bien, très raide, très fort, et pas du tout ennuyeux5.

1 Mavrodin, Irina, Poietica si poetica, Univers, Bucure ști, 1982, p. 204.
2 Lettre à L. Colet, Croisset, mercredi, nuit, 1 heure, 22 juin 1853; tome II, p. 362.
3 Lettre à George Sand, Croisset, nuit de mercredi, 5 décembre 1866; tome III, p. 575.
4 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi soir, 1 heure, 15 juillet 1853; tome II, p. 384.
5 Gothot-Mersch, Claudine, « La Correspondance de Flaubert: une méthode au fil du
temps », L’Œuvre de l’œuvre (Études sur la correspondance de Flaubert), Presses
Universitaires de Vincennes, Saint-Denis 1993, p. 57.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
248 Flaubert – précurseur de la critique moderne. La « poétique
insciente »

Quelle vanité que toutes les Poétiques et toutes les
critiques1 !

Si les lettres de Flaubert à Louise Colet composent un « manuel du style
», elles désignent également, avec celles destinées à George Sand, Baudelaire,
Taine, Sainte-Beuve, une « critique épistolaire ».
Gustave Flaubert n’a jamais écrit de critique, mais il a eu l’intention de
le faire, vers la fin de sa vie, comme il affirme une fois dans une lettre à G. Sand : « Quand je serai vieux, je ferai de la critique; ça me soulagera. – Car souvent
j’étouffe d’opinions rentrées
2. »
En principe, la critique, telle qu’elle était faite par la plupart de ses
contemporains, lui répugne, parce que les « opinions rentrées » l’étouffent. À
coup sûr, le mépris que Flaubert porte à la critique de son époque est quasi-constant, à travers sa correspondance. À l’exception de Sainte-Beuve, qu’il
croyait attaché à la « bande » (c’est-à-dire aux esprits estimés par l’ermite de
Croisset), les autres critiques étaient des « malins » et des « gaillards » jugeant
de tout, sans comprendre rien de ce que l’écrivain a voulu faire, ignorant
complètement le goût et le talent de celui-ci. Une « fébrile médiocrité » des
critiques journalistes
3 semble pousser ceux-ci à reprocher toujours à un écrivain
« de n’avoir pas fait blanc quand il a fait noir, et a voulu faire noir.4 »
Cette incapacité des critiques de distinguer clairement à la « conception
» (comme dirait Goethe), est à la base du scepticisme foncier de Flaubert,
observe Claude Mouchard: « Le critique est la voix douteuse, mais inévitable de l’extériorité.
5 » Les critiques contemporains à Flaubert manquent, selon celui-ci,
d’une éthique intrinsèque, d’un instinct nécessaire, que seuls les écrivains de
talent puissent posséder – d’où la critique d’écrivain à écrivain, entre « voisins
», comme dit le romancier. « Ne pas ressembler au voisin, tout est là.6 »
C’est pourquoi l’auteur de Bouvard et Pécuchet – cette « encyclopédie
critique en farce7 » – considérait la critique « le dernier échelon de la littérature,
comme forme, presque toujours, et comme valeur morale , incontestablement1. »

1 Lettre à G. Sand, Croisset, nuit de samedi , 15 décembre 1866; tome III, p. 579.
2 Lettre à G. Sand, Croisset, dimanche, 5 juillet 1868; tome III, p. 771.
3 Mouchard, Claude, « Flaubert critique » in L’Œuvre de l’œuvre (Études sur la
correspondance de Flaubert) , Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1993, p. 106.
4 Ibid., p. 90.
5 Lettre à Charles de La Rounat, Paris, février-mars 1857; tome II, p. 688.
6 Lettre à Charles Baudelaire, Croisset, lundi, 18 ou 25 juin 1860; tome III, p. 93.
7 Cf. Claude Mouchard, op. cit ., p. 108.

La poétique flaubertienne dans la Correspondance
249 Et la rage de Gustave Flaubert s’avère énorme, quand il voit les soi-
disant critiques « mettre sur le même rang un chef-d’œuvre et une turpitude. On
exalte les petits et on rabaisse les grands. Rien n’est plus bête ni plus immoral2.»
Comment voir les cimes azurées des œuvres à faire, si la contemplation des « grandes choses » est une démarche vouée à l’échec? Les « grandes choses
», dans la vision de Gustave Flaubert, sont les œuvres qui incarnent la Beauté,
l’Idéal, l’Art en soi. Un livre éclairé par la lumière qu’il fournit lui-même. Et
celle rayonnant des romans flaubertiens est toujours une autre, étrange et
éblouissante…
Quand nous prenons une distance, nous pouvons admirer l’œuvre,
même si l’un des axiomes de Flaubert dit qu’admirer n’est pas juger
3. De plus,
lorsque nous nous rapportons aux « grandes choses », nous pouvons mesurer
notre faiblesse à leur force.
La quête de la Beauté est pour l’écrivain d’autant plus douloureuse qu’il
se découvre animé par les idéaux contradictoires, parmi lesquels celui du style
qui le fait « haleter sans trêve4 » Et les poètes, les artistes, toute la race humaine
seraient bien malheureux, si l’Idéal, cette absurdité, cette impossibilité était
trouvée, comme affirmait Baudelaire au Salon de 1846 ( De l’idéal et du
monde ). Telle était aussi la conception de Flaubert, voire le credo de toute sa
vie.
Essayant d’expliquer les mécanismes secrets de la création, Gustave Flaubert avait l’intention de « dire », dans la « préface du Ronsard […]
l’histoire du sentiment poétique en France […]
5 Il voulait tout d’abord faire voir
« pourquoi la critique esthétique est restée si en retard de la critique historique
et scientifique […]6 » Il était sûr qu’il n’y avait point de base. Conformément
aux principes de Flaubert, « chaque œuvre à faire a sa poétique en soi, qu’il faut
trouver.7 » Chaque œuvre est accompagnée de sa poétique, et pour trouver la
quintessence de chacune, une critique « toute neuve » devient absolument
nécessaire, direction qui l’effraie et vers laquelle il se dirige, pourtant8.
Ainsi, Flaubert reconnaît-il même un plaisir de la critique et, en tout
cas, la certitude qu’elle va dominer le monde littéraire. Il sait désormais que la critique se trouve à son « aurore », et le dit à George Sand, pour lui inspirer la

1 Lettre à L. Colet, Croisset, mardi, 1 heure de nuit, 28 juin 1853; tome II, p. 368.
2 Lettre à G. Sand, le 2 février 1869, citée par Claude Mouchard, p. 144.
3 Cf. Claude Mouchard, op. cit. , p. 130.
4 Lettre à Ernest Feydeau, Croisset, jeudi soir, 6 août 1857; tome II, p. 752.
5 Lettre à L. Colet, Croisset, dimanche, 4 heures, 27 mars 1853, Jour de Pâques; tome II, p.
285.
6 Lettre à L. Colet, mercredi soir, minuit, 7 septembre 1853; tome II, p. 427.
7 Lettre à L. Colet, dimanche soir, 29 janvier 1854; tome II, p. 519.
8 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi, minuit, 30 septembre 1853; tome II, p. 445.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
250 même confiance acquise par lui aussi, lors d’une réflexion approfondie sur le
rôle et le pouvoir de la critique:

Le plaisir de la critique a bien aussi son charme et, si un défaut que l’on
découvre dans son œuvre vous fait concevoir une beauté supérieure, cette conception seule n’est-elle pas en soi-même une volupté, presque une
promesse1 ?
Paul Valéry dira plus tard que le critique a le devoir de distinguer dans
son œuvre ce qui est charme, ce qui est assemblage, ce qui a été plaisir et ce qui
a été devoir; ce qui vient des raisonnements, des manies, des modes, de la chose
elle-même, du désir de se déguiser, de la nécessité de mener la besogne à la fin
ou de l’achever enfin
2.
Dans une étude récente sur l’évolution de la prose en France à partir de
Gustave Flaubert3, nous trouvons l’appréciation suivante, confirmant le rôle de
« plaque tournante » que l’œuvre flaubertienne a eu, tout comme Baudelaire l’a
eu dans la poésie:

Mais à partir de Gustave Flaubert, c’est la langue elle-même qu’on chercha à
renouveler pour la plier à cette nécessité d’exprimer l’indéfini, le flou, le vague, qui seraient le propre de la « sensation », c’est-à-dire de la relation de la conscience avec le réel, dès lors qu’elle ne transite pas par le concept. Obtenir
cet effet d’ « indéfini » fut tellement le souci de la langue post-romantique en France que le sprocédure sgrammaticales inventées dans ce but ont fini par
devenir le « signal » même de la littérature […]

Gustave Flaubert, le « professeur de poétique » du XIXe
siècle: un maître de Paul Valéry

Quel dommage que je ne sois pas professeur au Collège de
France4 !

Dans cette lettre, adressée à Louise Colet (d’où nous avons tiré une
phrase pour la mettre en exergue), Gustave Flaubert avoue, encore une fois,
l’émerveillement qu’il ressent envers le simple mot, étant pleinement convaincu

1 Lettre à L. Colet, Croisset, mardi soir, minuit, 25 octobre 1853; tome II, p. 458.
2 Valéry, Paul – 1913, Poezii. Dialoguri. Poetica si estetica , Univers, Bucure ști, 1988, p.
765. (notre trad.)
3 Philippe, Gilles, Piat, Julien (sous la direction de), La langue littéraire. Une histoire de
la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard, 2009, p. 93.
4 Lettre à L. Colet, Trouville, vendredi soir, 11 heures, 26 août 1853; tome II, p. 418.

La poétique flaubertienne dans la Correspondance
251 de l’existence du Beau dans le détail plus souvent que dans l’ensemble. Il aimait
par-dessus tout les œuvres qui « sentent la sueur, celles où l’on voit les muscles
à travers le linge et qui marchent pieds nus, ce qui est plus difficile que de
porter des bottes […]1 »
Gaston Bachelard parlait, lui aussi, de la « conscience d’émerveille-
ment2 », c’est-à-dire le poète s’émerveille consciemment, il se laisse intention-
nellement ensorceler, charmer, pour pouvoir charmer à son tour.
Tout comme Paul Valéry, Flaubert croyait que le vrai écrivain est celui
qui ne trouve pas facilement ses mots. Alors, il les cherche et, en les cherchant,
il trouve quelque chose de meilleur. Ainsi, fait-il voir ce que les autres n’ont pas
vu; Valéry modifie même l’axiome cartésien, en disant qu’il y a une partie de l’homme qui ne se sent vivante que pendant la création: « j’invente, donc
j’existe
3. »
Mais l’invention n’est qu’une manière de voir, et Flaubert insiste sur
l’idée qu’un livre a été pour lui « une manière spéciale de vivre », un moyen de
se mettre dans un certain milieu4. En anticipant la conception de Jean Moréas,
l’auteur de Madame Bovary croit que le monde n’existe que pour servir de
prétexte à son œuvre, ou bien comme Mallarmé, Flaubert suggère que le monde
attend le vers, le mot-métaphore, pour aboutir à un livre. Le monde devient
finalement poésie, se poétise.
D’ailleurs, Aristote lui-même avait démontré que la poésie présente des
événements qui pourraient arriver ( Poétique , IX, 1451 b-5-6), tandis que
l’histoire décrit les événements qui sont réellement arrivés (IX, 1451 b,5) La
poêsis est donc une forme (nécessaire) de l’existence.
Chez Gustave Flaubert, la poétique devient explicite dans la
Correspondance, assurément. Selon Mircea Martin, la conscience poétique
« n’est pas autre chose que l’effort toujours renouvelé du poète d’entrevoir,
provoquer et conserver sa propre vocation5. » Cette vérité s’applique aussi à
Flaubert, mais l’écrivain connaît des inquiétudes supplémentaires: il est né
lyrique et préfère quand même la prose! L’auteur de Madame Bovary s’assume

1 Lettre à L. Colet, Trouville, vendredi soir, 11 heures, 26 août 1853; tome II, p. 418 (« J’y
ferais un cours sur cette grande question des Bottes comparées aux littératures, oui, la Botte est un monde, dirais-je, etc. » .)
2 M. Martin, « Lucian Blaga: Entre la poétique explicite et la poétique implicite » in
Cahiers roumains d’études littéraires, 2/1982, Univers, Bucure ști, p. 39.
3 Valéry, Paul – 1913, Poezii. Dialoguri. Poetica si estetica , Univers, Bucure ști, 1988, p.
765, p. 760.
4 Lettre à Madame Jules Sandeau, Croisset, dimanche, 7 août 1859; tome III, p. 34.
5 Cf. M. Martin, « Lucian Blaga: Entre la poétique explicite et la poétique implicite » in
Cahiers roumains d’études littéraires, 2/1982, Univers, Bucure ști, p. 47.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
252 les difficultés (tout comme le sujet et le style du roman évoqué ci-dessus), et
semble conscient de ses performances:

Quelle chienne de chose que la prose! Ça n’est jamais fini; il y a toujours à
refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistence du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable , aussi
rythmé, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition (il y a une chose dont je
suis sûr, c’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait
que moi; mais quant à l’exécution, que de faiblesses, que de faiblesses mon Dieu!)
1

En effet, le but de la création est d’éblouir le créateur lui-même2; écrire
signifie par-dessus tout se connaître3. Flaubert s’avère très exigeant avec lui-
même et presque toujours mécontent de son travail, qu’il trouve fragmentaire,
incomplet. La voie de l’avenir serait dans ces mots:

Il faudrait tout connaître pour écrire. Tous tant que nous sommes, écrivassiers,
nous avons une ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela fournirait
des idées, des comparaisons! La moelle nous manque généralement! Les livres
d’où ont découlé les littératures entières, comme Homère, Rabelais, sont des encyclopédies de leur époque. Ils savaient tout, ces bonnes gens-là; et nous,
nous ne savons rien. Il y a dans la poétique de Ronsard un curieux précepte: il
recommande au poète de s’instruire dans les arts et les métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser des métaphores . C’est là ce qui vous
fait, en effet, une langue riche et variée. Il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance
4.

Nous y trouvons déjà le modèle du poète-orfèvre, qui travaille
minutieusement son œuvre, conscient que sa valeur dépend plus de l’exécution
que du matériel. Lucian Blaga disait dans un poème que « les poètes se
ressemblent par ce qu’ils ne disent pas »; c’est par leur création qu’ils deviennent uniques
5.
Quant à l’option de Flaubert pour la prose, elle est issue de son intuition
du nouveau: en effet, l’écrivain croyait que le vers est la forme par excellence

1 Lettre à L. Colet, Croisset, jeudi, 4 heures du soir, 22 juillet 1852; tome II, pp. 135-136.
2 Valéry, Paul – 1913, Poezii. Dialoguri. Poetica si estetica , Univers, Bucure ști, 1988, p.
763.
3 Ibid., 1907, p. 759.
4 Lettre à L. Colet, Croisset, vendredi soir, minuit, 7 avril 1854; tome II, pp. 544-545
5 Blaga, Lucian, Poetii, traduction reprise de l’article de M. Martin, op. cit. , p. 45.

La poétique flaubertienne dans la Correspondance
253 des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques étant faites, la
prose « est née d’hier » dans sa vision.
Paul Valéry a vu la poésie comme la danse et la prose comme la marche
quotidienne; s’il définit la poésie comme une hésitation prolongée entre le son et le sens, Flaubert avait dit, avant lui, que le roman est une longue hésitation
entre la forme et le contenu. Mais tous les deux, même si séparés par le temps,
ont insisté sur l’élaboration consciente, voire scientifique, du texte, sur l’effort
lucide et soutenu, jusqu’au point où celui-ci devient une « fête de l’Intellect »,
pour reprendre le fameux syntagme de Valéry.
Pour arriver à ces performances artistiques, Gustave Flaubert a mené la
vie de l’ermite, résistant aux multiples tentations et à toutes les vanités du monde, comme son personnage Saint Antoine. Dans un poème de Lucian
Blaga
1, il nous semble voir l’image du solitaire de Croisset, portant toujours
avec soi le spectre luisant de la quête du Beau:

Apeuré par la sagesse chaude, séduisante,
Que la beauté des mondes Glissait dans mon oreille
J’ai cherché le désert. […]
De longues prostrations ont grossi mes genoux Semblables à ceux des chameaux Qui gisent sur une assise de pierre. Et pendant des années – constamment – j’ai fouetté mon corps Avec le rire et le blâme de toutes
Mes sauvages pensées âpres comme le feu.

1 Pustnicul , ibid., p. 49.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
254 ADDENDUM 4

REPÈRES BIOGRAPHIQUES

Dans cet addendum nous allons passer en revue les principaux
événements de la vie de Gustave Flaubert, qui ont une grande importance du
point de vue littéraire, social et privé. Pour rendre plus facile la lecture de ces
repères biographiques, nous avons repris la succession des années de la Chronologie réalisée par Yvan Leclerc
1, à laquelle nous avons ajouté certains
détails recueillis des monographies consacrées à Flaubert2.

1821
Dans la famille Flaubert naît un enfant le 12 décembre, à 4 heures du
matin. Vivra-t-il? En attendant, on le prénomme Gustave. Les inquiétudes de la
famille étaient justifiées, vu la mort de deux autres enfants en bas âge. L’aîné
s’appelle, comme son père, Achille. Gustave est le cinquième enfant du
ménage.
Le jeune Gustave est né à l’hôpital de Rouen, où son père était le chirurgien en chef. Le père Flaubert a trente-sept ans à l’époque; la mère,
Justine-Caroline, à peine vingt-huit. Herbert Lottman nous avertit que tout ce
que nous pouvons apprendre sur elle est « d’une importance capitale
3 », car elle
a survécu d’un quart de siècle à son époux chirurgien, et Gustave a vécu avec sa
mère veuve jusqu’à la fin de ses jours. Elle était née Anne Justine Caroline Fleuriot, le 7 septembre 1793, à Pont-l’Évêque. Elle descend d’une Cambremer
de Croixmare, que la nièce de Flaubert confondra avec l’illustre famille du
même nom. Flaubert crut-il au sang bleu du côté maternel? Bouvard et Pécuchet
retrouveront trace de l’ascendance de leur auteur: « L’arbre généalogique de la
famille Croixmare occupait seul tout le revers de la porte . » ( Bouvard et
Pécuchet , chapitre 4)

1824
C’est l’année de la naissance de Caroline, sœur aimée, compagne de
jeu, partenaire au théâtre, dans les pièces démarquées du répertoire que Gustave

1 Magazine littéraire , numéro 250, février 1988; Chronologie , par Yvan Leclerc; pp. 18-
27, passim (avec l’accord de l’auteur, le professeur Yvan Leclerc, avec toute notre
gratitude).
2 Troyat, Henri, Flaubert , Flammarion, Paris coll. Grandes Biographies, 1988; Lottman,
Herbert, Gustave Flaubert , Hachette, Paris coll. « Pluriel », 1989.
3 Lottman, Herbert, Gustave Flaubert , Hachette, Paris, coll. « Pluriel », 1989, p. 19.

Repères biographiques
255 Flaubert monte sur le billard (table de jeu). La relation Gustave – Caroline est
pareille à celle qui a existé entre Chateaubriand et sa sœur, Lucile. Cette amitié
entre le frère et la sœur animera l’atmosphère sombre, médicale, où Gustave
Flaubert a passé son enfance. Certains flaubertistes ont parlé même d’une « mentalité médicale » chez l’écrivain qui a senti très tôt la crainte de ses
parents de ne pas le voir mourir. D’où une surprotection, accomplie
scrupuleusement par sa mère.

1825
Julie entre au service des Flaubert, comme nourrice, puis domestique.
Elle y restera cinquante ans, symbolisant le « demi-siècle de servitude » de Catherine Leroux décorée dans Madame Bovary , le « demi-siècle » de
dévouement de Félicité, dans Un cœur simple , la nouvelle conçue en hommage
à Julie. Cette femme sera pour Gustave Flaubert comme une mère, jusqu’à la
mort de l’écrivain (elle survivra trois ans à celui-ci). Dans une lettre à sa nièce
(18 janvier 1879), Flaubert avouait: « Je satisfais mes besoins de tendresse en appelant Julie après mon dîner, et je regarde sa vieille robe à damiers noirs qu’a
portée maman. »

1829
Cette année marque le début de l’amitié avec Ernest Chevalier, l’ami
qui sera toujours dans son cœur.

1831
Les premiers écrits de Gustave Flaubert qui sont conservés: un résumé
du règne de Louis XIII (« À maman, pour sa fête ») et Trois pages d’un Cahier
d’Écolier ou Œuvres choisies de Gustave Flaubert comprenant un Éloge de
Corneille (« Au mon cher compatriote […] »).

1832
Gustave Flaubert entre au Collège royal de Rouen. Les expériences y
vécues sont diverses: amitié, théâtre, écriture et lecture mêlés, projets inspirés
de Don Quichotte , sur lequel Flaubert prend (déjà) des notes: « Quand je
m’analyse, je trouve en moi, encore fraîches et avec toutes leurs influences […]
la place […] de Don Quichotte et de mes songeries d’enfant dans le jardin, à
côté de la fenêtre de l’amphithéâtre. » (lettre à sa mère, Constantinople, 24
novembre 1850). Et une confession pareille: « J’ai retrouvé toutes mes origines
dans le livre que je savais par cœur avant de savoir lire, Don Quichotte . » (à
Louise Colet, Croisset, 19 juin 1852).

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
256 1835
L’élève Gustave Flaubert lance au Collège un journal manuscrit Art et
Progrès dont il est rédacteur-copiste, avec la collaboration d’Ernest Chevalier.
Dans le second numéro (le premier n’a pas été retrouvé), on peut lire « Voyage en enfer », « Une pensée (d’amour) », des « Nouvelles » et une rubrique
« Théâtres ». Le journal disparaît bientôt, peut-être supprimé par les autorités du
Collège.
Gustave Flaubert rencontre Louis Bouilhet, en cinquième. Ce sera l’ami
le plus cher de Flaubert, une vraie « conscience littéraire », comme dira lui-
même.

1836
Pendant les vacances de l’été de l’année 1836, Gustave Flaubert
rencontre Élisa Schlésinger, liée à un éditeur de musique allemand. Elle a vingt-
six ans, il en a quinze. C’est un « coup de foudre », comme le prétend Jacques-
Louis Douchin dans La vie érotique de Flaubert (éd. Carrère, 1984).
Au-delà de la réalité, reste l’image d’une personne qui a suggéré l’idéal
féminin flaubertien. Le personnage qui incarne le mieux cet idéal féminin est
celui de L’Éducation sentimentale , Madame Arnoux. Cette unique passion
véritable hantera l’écrivain durant sa vie. Élisa Schlésinger, la femme
rencontrée sur la plage de Trouville, devient folle et finit ses jours à l’asile.
1837
Les contes de cette année semblent tendus vers les œuvres à venir: Rêve
d’Enfer , tentation par Satan, Passion et Vertu , histoire d’une femme adultère qui
se suicide par le poison, Quidquid volueris , portrait de l’artiste en homme-singe.
Le jeune Flaubert se voit imprimé pour la première fois dans le Colibri , revue
rouennaise qui publie Bibliomanie et Une leçon d’histoire naturelle, genre
commis , petite physiologie dans le goût de l’époque, deux textes sur la
pathologie du livre et de l’écriture qui font partie, surtout le second, du contexte
élargi de Bouvard et Pécuchet. C’est pour la première fois que résonne le rire du
Garçon, création collective (avec, entre autres, Alfred Le Poittevin) qui tient de
Gargantua, de Prudhomme et d’Ubu.

1838
Flaubert lit Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans
l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face (à Ernest, 13
septembre). Rabelais, à qui il consacre une longue dissertation, restera une grande référence pour Flaubert. Il rédige un vaste drame historique romantique,
Loys XI, et, en même temps qu’il lit les Confessions , il écrit des textes

Repères biographiques
257 autobiographiques, Agonies, pensées sceptiques et Mémoires d’un fou , dédiés au
« cher Alfred ».

1839
Flaubert écrit Smarh, « vieux mystère » et fait des lectures de Sade.

1840
Après son bac, qu’il a préparé seul, Fla ubert part pour les Pyrénées et la
Corse: il rédige son voyage, en cours de route et au retour. De passage à
Marseille, le jeune homme de vingt ans a une expérience amoureuse avec
Eulalie Foucaud Delanglade. Dans la monographie de Troyat, de même que dans celle de Lottman, il y a un chapitre spécial, consacré à cet épisode: « Cette
nouvelle expérience fut brûlante, intensément ressentie; à plusieurs reprises par
la suite, Gustave retourna sur les lieux de sa rencontre avec Eulalie, preuve
manifeste de l’importance qu’il accordait à l’événement
1. »
Il y aura un échange de longues lettres, et aussi une histoire littéraire, Novembre , qui vont évoquer l’aventure d’Eulalie et de Gustave.
À Paris, Gustave Flaubert rend visite à Henri Gourgaud-Dugazon, le
profeseur qui avait guidé ses premiers efforts : « d’écriture sérieuse ». Le
professeur confirme la vocation littéraire de Flaubert.

1841
Au physique et au moral, le beau jeune homme commence à ressembler
à la silhouette que l’on connaît: « Je deviens colossal, monumental, je suis
bœuf, sphinx, butor, éléphant, baleine, tout ce qu’il y a de plus énorme, de plus
empâté et de plus lourd. » (à Ernest, 7 juillet)
En novembre, il s’inscrit à la Faculté de Droit de Paris. Le jeune
homme a aussi une envie « mystique » de se châtier: « alors je suis resté deux
ans entiers sans voir de femme ». (à Louise Colet, 27 décembre 1852)

1842
C’est à Gourgaud que Flaubert fait part de ses doutes et de ses
résolutions:
« Je fais mon Droit, c’est-à-dire que j’ai acheté des livres de Droit et
pris des inscriptions. Je m’y mettrai dans quelque temps et compte passer mon
examen au mois de juillet. […] Mais ce qui revient chez moi à chaque minute,
ce qui m’ôte la plume des mains si je prends des notes, ce qui me dérobe le livre
si je lis, c’est mon vieil amour, c’est la même idée fixe, écrire! […] J’ai dans la tête trois romans, trois contes de genres tous différents et demandant une

1 Lottman, Herbert, Gustave Flaubert , Hachette, Paris, coll. « Pluriel », 1989, p. 75.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
258 manière toute particulière d’être écrits. C’est assez pour pouvoir me prouver à
moi-même si j’ai du talent, oui ou non. » (22 janvier)

Jean Bruneau pense que ces trois textes pourraient être Les Sept fils du
derviche , conte oriental, Bouvard et Pécuchet , sous la forme du Sottisier , et
Novembre , cette œuvre de clôture de sa jeunesse, à laquelle il a travaillé entre
1840-1842.
Flaubert s’installe à Paris, s’ennuie fort à l’étude du Droit, et, comme
antidote, il fait le Garçon, lit Montaigne, fréquente les deux sœurs Collier,
Henriette et Gertrude (les petites Anglaises de Trouville), les Schlésinger et les
Pradier.
1843
Flaubert commence la première Éducation sentimentale . Il rencontre
Maxime Du Camp à la Faculté de Droit. Chez le sculpteur Pradier, il fait la
connaissance de Victor Hugo: « J’ai pris plaisir à le contempler de près, je l’ai regardé avec
étonnement, comme une cassette dans laquelle il y aurait des millions et des
diamants royaux. […] C’était là pourtant l’homme qui m’a le plus fait battre le
cœur depuis que je suis né. » (à sa sœur, 3 décembre).

1844
C’est l’année qui marque la fin de la première existence de Flaubert. En
janvier 1844, sur la route de Pont-l’Évêque, au fond d’un cabriolet qu’il
conduit, Gustave Flaubert tombe d’une attaque nerveuse (épileptique): « Ma vie
active, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à vingt-deux ans. » (à Louise, 31 août 1846).
Les crises se reproduisent, illuminantes: « Dans la période d’une
seconde un million de pensées, d’images, de combinaisons de toute sorte qui
pétaient à la fois dans ma cervelle comme toutes les fusées allumées d’un feu
d’artifice. » (à Louise Colet, 6 juillet 1852)

La maladie n’a pas que des inconvénients: « Ma maladie aura toujours
eu l’avantage qu’on me laisse m’occuper comme je l’entends. » (à E. Vasse de
Saint-Ouen, janvier 1845), c’est-à-dire de littérature, et plus de Droit. Flaubert
dit à la vie pratique « un irrévocable adieu » (comme l’affirme lui-même dans
une lettre à Alfred Le Poittevin, 13 mai 1845). Une impulsion précieuse pour
faire cela est l’achat de Croisset, la résidence où l’écrivain vivra en ermite toute sa vie.

Repères biographiques
259 1845
Flaubert achève la première Éducation sentimentale, continuée après la
crise. Sa sœur, Caroline, se marie et Gustave l’accompagne, de même que leur
mère, dans le voyage de noces. Flaubert voyage en écrivant: Provence, Italie, Suisse, mais tout cela ne vaut pas l’Orient.
À Gênes, il voit La Tentation de saint Antoine , de Breughel, œuvre qui
a effacé pour Flaubert toute la galerie où elle est exposée.

1846
Le père de Gustave Flaubert meurt: « Je n’ai aimé qu’un homme
comme ami et qu’un autre c’est mon père. » ( Souvenirs, notes et pensées
intimes , vers 1840). On considère souvent le docteur Larivière de Madame
Bovary comme un portrait magnifique du père: « L’apparition d’un dieu n’eût
pas causé plus d’émoi […] Son regard plus touchant que ses bistouris, vous
descendait droit dans l’âme et désarticulait tout mensonge… » (III, 8)
Quelques mois plus tard, c’est sa sœur qui meurt, laissant une petite fille baptisée Caroline, comme sa mère. Flaubert se chargera de son éducation,
car son père, Émile Hamard devient fou après la mort de sa femme: « Depuis
que mon père et ma sœur sont morts je n’ai plus d’ambition. […] Je ne sais pas
même si jamais on imprimera une ligne de moi. » (à Louise Colet, 14 octobre)
Autre perte pour Flaubert: l’ami Alfred Le Poittevin se marie: « Es-tu sûr, ô grand homme, de ne pas finir par devenir bourgeois? Dans tous mes
espoirs d’art je t’unissais. C’est ce côté-là qui me fait souffrir . » (31 mai)
Chez Pradier, Flaubert rencontre Louise Colet: c’est le début d’une
liaison orageuse et d’une correspondance où l’amour de l’art tient plus de place
que l’amour de la femme: « Je ne suis pas fait pour jouir. » (8 août) Louise Colet est une poétesse déjà connue, ce qui n’empêche pas Flaubert, onze ans
plus jeune, de critiquer sévèrement ses conceptions esthétiques. Il met au point,
contre elle semble-t-il, sa méthode de l’impersonnalité.

1847
Pendant l’hiver, en guise de récréation, Bouilhet et Flaubert font des
scénarios: drames, opéras comiques. Il passe l’été à voyager: « J’ai besoin
cependant de prendre un peu l’air, de respirer à poitrine plus ouverte et je pars
avec Du Camp nous promener sur les grèves de Bretagne, avec de gros souliers,
le sac au dos, à pied. » (à Ernest, 28 avril)
Au retour, Flaubert établit les sommaires d’après les notes communes,
et ils s’y mettent: « J’écris tous les chapitres impairs, un, trois, etc. Max tous les pairs. C’est une œuvre quoique d’une fidélité fort exacte sous le rapport des
descriptions, de pure fantaisie et de digression. » (à Louise Colet, octobre)

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
260 Cette escapade en Bretagne a été « comme une bouffée d’oxygène »
dans un climat de deuil, car Flaubert avait perdu successivement son père et sa
sœur1. Ce livre « à deux voix », issu de cette escapade, contient aussi un
fragment intitulé Les pierres de Carnac et l’archéologie celtique qui paraîtra en
1858: dérision de la science qu’on retrouvera, presque dans les mêmes termes,
dans Bouvard et Pécuchet.

1848
À Madame Brainne (1er août 1878) Gustave Flaubert écrira: « L’année
1848 a été la plus belle de ma vie, j’avais une fière gaieté, je vous jure, et un joli
tempérament! » En 1848, le siècle « se casse en deux », remarque Yvan Leclerc.
Flaubert veut voir l’émeute avec Bouilhet: « Je ne sais si la forme nouvelle du
gouvernement et l’état social qui en résultera sera favorable à l’Art », écrit-il à
Louise Colet (mars). Il rompt avec Louise, après qu’elle a tenté de forcer sa
porte à Croisset. Du Camp explique à Louise les causes de la brouille: « Du jour où vous l’avez connu, vous avez essayé de déranger sa vie […] Gustave n’aime
pas le sentiment, il en est las, il en est saoul, comme il dit. »
Le 3 avril, Alfred Le Poittevin meurt, en lisant Spinoza, événement
douloureux qui provoque à Flaubert de larges méditations. Peu après, il
commence à rédiger la première Tentation de Saint Antoine.

1849
La Tentation de Saint Antoine , commencée en mai 1848, est achevée le
12 septembre. La lecture faite devant Bouilhet et Du Camp dure 32 heures. Leur
verdict est sans appel: « Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler. »
Flaubert en sera très affecté: « l’histoire de saint Antoine m’a porté un
coup grave, je ne le cache pas. » (à Bouilhet, 13 mars 1850)
Ses amis lui ont conseillé une cure de désintoxication en prenant « un
sujet terre à terre, un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine », ce qu’il fera après le voyage en Orient. Il s’y embarque enfin, le 29 octobre, avec
Du Camp. L’Orient, ce vieux pays des religions et des « vastes costumes », le
tente depuis longtemps.

1850
L’itinéraire est fascinant: Égypte, Palestine, Rhodes, Asie mineure,
Constantinople, Grèce. Maxime Du Camp se livre à ses “rages photogra-phiques”, tandis que Flaubert est séduit par les formes et les couleurs. Il pense

1 Flaubert, Gustave, Voyages , Paris, Arléa, 1998, p. 129.

Repères biographiques
261 aux œuvres à venir: le Dictionnaire des idées reçues et sa préface, un Don Juan,
Anubis , un roman flamand: « Il se prépare en moi quelque chose de nouveau,
une seconde manière peut-être?[…] Il me tarde de connaître ma mesure. » (à sa
mère, 14 novembre). Flaubert passe une nuit avec Kuchuck-Hânem, événement mentionné
dans la Correspondance . Il attrape la vérole à Beyrouth. Le 5 août naît Guy de
Maupassant, fils de Laure Le Poittevin, sœur d’Alfred. Flaubert ayant quitté la
Normandie depuis onze mois, il est difficile d’accréditer la légende d’une
paternité, autre que littéraire.

1851
Retour par la Grèce et par l’Italie, où sa mère est venue le rejoindre. Il
renoue avec Louise Colet, peu de temps avant de se mettre à Madame Bovary :
« J’ai commencé hier au soir mon roman. J’entrevois maintenant des difficultés
de style qui m’épouvantent. » (à Louise Colet, 20 septembre)
L’humeur assombrie par le coup d’État du 2 décembre, il s’apprête à fêter son anniversaire:
« Vendredi prochain, j’aurai trente ans […] Il est présumable que je suis au
milieu de ma carrière, comme on dit en haut style. – Quand je pense que j’ai
encore trente ans à vivre, j’en suis effrayé. » (à Henriette Collier, 8 décembre)

1852
Flaubert pioche la Bovary : il achève la première partie en juillet. Les
rencontres avec Louise Colet, à Mantes, à Paris, sont subordonnées aux
échéances de l’écriture. Il est très préoccupé par les risques de la paternité:
« L’idée de donner le jour à quelqu’un me fait horreur . Je me maudirais si
j’étais père. » (11 décembre)
L’amitié de Flaubert et Du Camp se refroidit. Du Camp, codirecteur de
la Revue de Paris, l’avait conseillé de « se pousser un peu »: « Arriver ? – à
quoi? […] Être connu n’est pas ma principale affaire. […] Je vise à mieux, à me
plaire […] »
1853
Flaubert travaille à la deuxième partie de la Bovary . Henri Troyat
montre que sa vraie maîtresse n’est pas Louise Colet, mais Emma Bovary. Pour
les besoins de son roman, l’écrivain se rend aux comices agricoles de Grand-
Couronne. Il en revient malade de fatigue, d’ennui et de dégoût, devant cette
« inepte cérémonie rustique
1 ».

1 Troyat, Henri, Flaubert , Flammarion, Paris, coll. « Grandes Biographies », 1988, p. 142.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
262 Flaubert abandonne définitivement la tentation autobiographique: il
n’écrira pas ses Mémoires . Il devient chauve et cela lui semble très embêtant.

1854
La deuxième partie de la Bovary avance. Louise Colet retarde Flaubert
en lui donnant à corriger des vers nuls qu’il commente longuement. Ce sera une
nouvelle rupture, car Gustave n’a pas réussi à convertir Louise à la religion de
l’Art et à rendre viril son style.

1855
Flaubert travaille la troisième et dernière partie est bien avancée à la fin
de l’année. L’écrivain s’installe à Paris, 42, boulevard du Temple, où il passera
quelques mois chaque hiver.
Le 6 mars, il envoie en post-scriptum de leur rupture un dernier billet à
Louise: « J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir hier, dans la
soirée, trois fois, chez moi. Je n’y étais pas.[…] le savoir-vivre m’engage à vous pévenir: que je n’y serai jamais. »
En tout cas, ici finit l’une des collections de lettres d’amour les plus
captivantes qu’on connaisse en littérature
1.
Henri Troyat observe très bien la contradiction: « Elle est sentimentale,
lui amer et sceptique; elle souhaite les tempêtes du grand large, lui le calme du port; elle met l’amour au-dessus de tout, lui le considère comme une agréable
diversion au travail de l’artiste
2.»
« En vérité, avec son caractère replié, il aurait besoin d’une maîtresse
maternelle, indulgente, disponible, effacée, et il a choisi une tigresse3. »

1856
Achèvement de Madame Bovary, en avril: quatre ans et demi de travail,
trois mille huit cent trente et un feuillets noircis, à une vitesse moyenne de
quatre à cinq jours par page imprimée et dix pages de brouillons pour une mise
au net.
Pour se décrasser de la bêtise bourgeoise, il prépare la Légende de saint
Julien (qu’il n’écrira que vingt ans plus tard) et corrige (c’est-à-dire condense)
la Tentation: « Je pourrais donc en 1857 fournir du Moderne, du Moyen Âge et
de l’Antiquité. » (à Bouilhet, 1er juin)

1 Troyat, Henri, Flaubert , Flammarion, Paris, coll. « Grandes Biographies », 1988, p. 115.
2 Ibid . p. 87.
3 Ibid., p. 91.

Repères biographiques
263 Madame Bovary paraît en six livraisons dans La Revue de Paris ,
d’octobre à décembre, avec des coupures (toute la scène du fiacre), contre
lesquelles Flaubert proteste publiquement .
L’année se termine par des bruits de poursuite judiciaire.
1857
Le procès a lieu le 29 janvier. L’avocat impérial Pinard, moins stupide
qu’on ne le dit, incrimine la « couleur sensuelle » du roman et la « beauté de la
provocation » d’Emma. Maître Sénard, ami de la famille Flaubert, plaide à la
moralité et à l’utilité. Flaubert est acquitté, mais blâmé par les termes du
jugement, qui lui rappelle que la mission de la littérature doit être d’orner et de récréer l’esprit en élevant l’intelligence et en épurant les mœurs.
Le roman obtient un important succès de scandale (quinze mille
exemplaires en juin), ce qui agace Flaubert, car tout ce tapage est étranger à
l’Art. Ce livre sera le point de référence pour la plupart des critiques, chose
nuisible aux autres œuvres, croit l’écrivain. Après la bêtise moderne, la barbarie antique. Flaubert se met à un
roman carthaginois, avec une nouvelle méthode d’écriture: il entasse
préalablement « bouquin sur bouquin, notes sur notes » (à Feydeau, 25 mai),
pour « ressusciter toute une civilisation sur laquelle on n’a rien! » (au même,
24(?) novembre).
1858
Vie « mondaine » à Paris, où il participe aux festins dominicaux de la
Présidente, Madame Sabatier. Il rencontre un petit clan d’écrivains: les
Goncourt, Sainte-Beuve, Baudelaire, Gautier, Renan, Feydeau. Pour confronter le premier chapitre de son roman au terrain et pour retremper dans l’Orient,
Flaubert fait un voyage en Algérie et à Carthage (avril-juin). Au retour, il
repasse à l’encre ses notes de voyage et démolit son premier chapitre: « C’était
absurde! impossible, faux! » (au même, 20 juin)

1859
Rédaction des chapitres IV et VI de Salammbô: à la fin de l’année, il
entre enfin « dans le temple de Moloch » (à Feydeau, novembre). Seul
divertissement: la lecture de Lui, roman à clés de Louise Colet dont il est l’anti-
héros.

1860
Salammbô : chapitres VII à X. « Je suis présentement accablé de fatigue,
je porte sur les épaules deux armées entières: trente mille hommes d’un côté,

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
264 onze mille de l’autre, sans compter les éléphants avec leurs éléphantarques, les
goujats et les bagages. » (à Amélie Bosquet, juillet)

1861
Flaubert s’enferme de plus en plus à Croisset et dans Salammbô: il
rédige les chapitres XI à XIV: « Je finis maintenant le siège de Carthage et je
vais arriver à la grillade de moutards. » (à Jules Duplan, 25 septembre)

1862
Après cinq ans de travail, Flaubert termine le roman Salammbô . Mis en
vente le 24 novembre, le livre se vend à mille exemplaires par jour: la mode carthaginoise est lancée. Flaubert répond aux critiques de Sainte-Beuve et de
Froehner, portées sur la documentation archéologique.

1863
Un article élogieux de George Sand sur Salammbô (ils ne furent pas
nombreux) marque le début de l’amitié et de la correspondance entre les deux
écrivains: la tendresse réciproque triomphe des désaccords esthétiques et
politiques.
En février, au dîner Magny, créé par Sainte-Beuve à la fin de l’année
1862, il fait la connaissance de Tourgueneff, le “moscove”, le “bon géant”, l’un des seuls hommes à l’émouvoir. Il y rencontre également Taine, le 22 mai, il va
pour la première fois chez la Princesse Mathilde, cousine de Napoléon III.
Flaubert se récrée avec une « féerie », Le Château des cœurs , à laquelle
il travaille pendant l’été avec Bouilhet et d’Osmoy, et qu’il termine seul, à la fin
de l’année. Il s’agit d’une féerie bouffonne, où les mots deviennent des choses. Flaubert essaiera de la faire jouer pendant les dix ans qui suivent, pour se
résigner à la publication, l’année de sa mort.

1864
La nièce de Flaubert, Caroline (Caro, Loulou, etc…) se marie le 6 avril
avec un marchand de bois, Ernest Commanville.
Flaubert médite un roman moderne. Après avoir fait le plan avec
Bouilhet, il se met à la rédaction le 1
er septembre: « Me voilà maintenant attelé
depuis un mois à un roman de mœurs modernes qui se passera à Paris. Je veux
faire l’histoire morale des hommes de ma génération; sentimentale s erait plus
vrai c’est un livre d’amour, de passion; mais de passion telle qu’elle peut exister
maintenant, c’est-à-dire inactive. » (à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 6 octobre)

Repères biographiques
265 1865
Flaubert achève la première partie de son roman, dont le sujet ne lui
plaît guère. Il se rend à Bade où séjourne Maxime Du Camp: peut-être y revoit-
il Élisa Schlésinger.

1866
Le 16 août vient de recevoir la croix d’honneur. George Sand fait deux
séjours à Croisset, fin août et début novembre. Il travaille à la seconde partie de
L’Éducation sentimentale , mais sa conception lui semble « vicieuse ».

1867
Flaubert se documente, par lettres et sur le terrain pour L’Éducation : la
Bourse, les faïences, les courses, le menu que l’on servait en 1847 au Café
Anglais…
Peut-être revoit-il Élisa Schlésinger en mars. Le 10 juin, Flaubert est
invité à la grande réception des Tuileries: « Les souverains désirant me voir, comme une des curiosités de la France… » (à sa nièce, 7 juin)

1868
Excursion à Fontainebleau, pour les besoins du roman. Flaubert
travaille à la troisième partie. Il reçoit à Croisset George Sand en mai et Tourgueneff en novembre.

1869
L’Éducation sentimentale est finie, après cinq ans de travail, deux mille
trois cent cinquante-cinq feuillets. Lecture publique du roman chez la Princesse: seize heures en quatre séances.
Fin mai, Flaubert quitte le boulevard du Temple et s’installe 4, rue
Murillo. Aussitôt rentré à Croisset, en juin, il se remet à la Tentation: « J’ai
repris une vieille toquade, un livre que j’ai déjà écrit deux fois et que je veux
refaire à neuf. » (à la Princesse Mathilde, 1
er juillet)
Le 18 juillet, son vieil ami Louis Bouilhet meurt. Flaubert enterre la
meilleure moitié de lui-même. Le 13 octobre, c’est au tour de Sainte-Beuve.
Le livre L’Éducation sentimentale paraît le 17 novembre: la critique est
très mauvaise. Cinq ans plus tard, Flaubert reste amer: « Le grand succès m’a
quitté depuis Salammbô. Ce qui me reste sur le cœur, c’est l’échec de
L’Éducation sentimentale ; qu’on n’ait pas compris ce livre-là, voilà ce qui
m’étonne. » (à Tourgueneff, 2 juillet 1874). Pour les fêtes de Noël, il va chez George Sand, à Nohant, occasion pour Flaubert de se réconforter.

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
266 1870
En hommage à Bouilhet, Flaubert commence à retravailler une pièce
trouvée dans les papiers du défunt, Le Sexe faible , s’occupe des répétitions
d’Aïssé , écrit une Préface aux Dernières chansons , datée 20 juin 1870, le jour
même de la mort de Jules de Goncourt, trois mois après Jules Duplan.
Gustave Flaubert travaille à La Tentation , sans y croire: la guerre met le
comble au chagrin de voir mourir, tour à tour, ses amis, surtout quand Croisset
est occupé par quarante Prussiens, obligeant Flaubert et sa vieille mère de se
réfugier à Rouen, chez les Commanville.

1871
Flaubert rend visite à la Princesse Mathilde, exilée à Bruxelles, et à
Juliet Herbert, en passant par Londres (mars). Après le départ des Prussiens, il
retrouve Croisset à peu près intact et déterre ses notes, enfouies par prudence
dans une grande boîte. « Pour ne plus songer aux misères publiques et aux
miennes, je me suis replongé avec furie dans saint Antoine. » (à George Sand,
30 avril). Élisa Schlésinger vient à Croisset en novembre: son mari est mort
depuis mai. Flaubert envoie des billets très tendres à une jeune veuve, Léonie
Brainne, qui sera l’amie intime des dernières années de sa vie.

1872
En guise de célébration de Bouilhet, Flaubert publie dans Le Temps (26
janvier) une cinglante Lettre à la municipalité de Rouen , qui a refusé un
emplacement pour un buste de Bouilhet; Gustave Flaubert se remet au scénario
du Sexe faible , fait imprimer Aïssé , qui n’a pas eu de succès sur la scène, et les
Dernières chansons , avec sa préface, la seule écrite par Flaubert (20 janvier). À
propos des frais d’impressions de ce recueil, l’écrivain se « fâche à mort » avec
son éditeur Michel Lévy: c’est Charpentier qui prend la suite. La mort réduit
encore le cercle autour de Flaubert: sa mère disparaît le 6 avril.
Croisset revient à Caroline; Flaubert y conserve son appartement. Le 22
octobre, Gautier meurt; Flaubert se retrouve de plus en plus seul, sur le radeau de la Méduse des naufragés de l’Art.
Au milieu de ses chagrins, il achève son Saint Antoine (1
er juillet) dédié
« À la mémoire de mon ami Alfred Le Poittevin » : C’est l’œuvre de toute ma
vie. (à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, 5 juin). Après un séjour à Luchon,
il s’embarque, sans retour, dans une autre œuvre de toute sa vie, Bouvard et
Pécuchet . Flaubert reprend le plan de 1863, le modifie. Première lettre à Guy de
Maupassant (23 septembre); dernière lettre (connue) à Élisa Schlesinger (5 octobre: « Adieu, et toujours à vous »).

Repères biographiques
267 1873
Malade en début d’année, Flaubert va se refaire la santé à Nohant avec
Tourgueneff (avril). Tout en continuant ses effrayantes lectures pour Bouvard
(mille cinq cents livres au total) et ses excursions à la recherche d’un paysage (Brie et Beauce en août), il achève le Sexe faible (fin juillet) auquel il travaille
par intermittence depuis les années ‘70. Mis « en veine dramatique », il rédige
le plan d’ « une grande comédie politique » que le directeur du théâtre préfère
au Sexe faible (finalement jamais représenté): « En admettant que Le Candidat
soit réussi, jamais aucun gouvernement ne voudra le laisser jouer parce que j’y
roule dans la fange tous les partis. Cette considération m’excite. Tel est mon
caractère . » (À Madame Régnier, août).

1874
Le Candidat , représenté le 11 mars, est un four; résigné au « silence du
cabinet », Flaubert retire sa pièce au bout de quatre représentations. L’accueil
réservé à La Tentation de Saint Antoine , qui paraît le 31 mars, n’est pas fait
pour le réconforter. En juin, il fait avec Laporte un voyage en Normandie.

1875
Flaubert ne va pas fort, au physique et au moral: « Mon affaissement
psychique doit tenir à quelque cause cachée. Je me sens vieux, usé, écoeuré de tout […] Je n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à
barbouiller de noir. Il me semble que je traverse une solitude sans fin, pour aller
je ne sais où. Et c’est moi qui suis tout à la fois le désert, le voyageur et le
chameau . » (George Sand, 27 mars)
Là-dessus arrive la ruine des Commanville: pour éviter la faillite,
Flaubert vend une ferme à Deauville, quitte son appartement parisien. Il
abandonne, définitivement croit-il, la rédaction de Bouvard et Pécuchet. À
Concarneau où il séjourne en septembre, pour se reposer, sans « papier ni
plumes » par précaution, il trouve tout de même de quoi écrire pour commencer
La Légende de saint Julien l’Hospitalier, une « petite bêtise moyenâgeuse » ,
qu’il termine en février 1876.

1876
Flaubert apprend par hasard la mort de Louise Colet (8 mars): « Cette
nouvelle m’émeut de toute façon. Vous devez me comprendre. » (À Jules
Troubat, 10 mars). Comme Sainte-Beuve, avant la publication de L’Éducation ,
la destinatrice meurt trop tôt: George Sand s’éteint le 7 juin: « J’avais commencé Un cœur simple à son intention exclusive, uniquement pour lui
plaire. Elle est morte, comme j’étais au milieu de mon œuvre. Il en est ainsi de
nos rêves. » (À Maurice Sand, 29 août 1877)

HISTOIRE ET MENTALITÉS DANS L'ŒUVRE DE GUSTAVE FLAUBERT
268 Enchaîné aussitôt avec le troisième conte: « Maintenant que j’en ai fini
avec Félicité, Hérodias se présente et je vois (nettement, comme je vois la
Seine) la surface de la Mer morte scintiller au soleil » (à sa nièce, 17 août).

1877
Hérodias est achevé en février; les Trois Contes (Moderne, Moyen Àge,
Antiquité) paraissent d’abord en feuilleton avant d’être publiés en volume (24
avril). Le livre est bien accueilli. En mars, Flaubert reprend son testament,
Bouvard et Pécuchet . Pour les besoins des chapitres III et IV, il fait avec
Laporte un voyage géologique et archéologique en basse Normandie
(septembre).
1878
Histoire, littérature, politique, amour, philosophie pour les chapitres IV
à VIII de Bouvard et Pécuchet: Flaubert finit l’année « perdu dans la
métaphysique et la religion […] D’ailleurs, c’est mon but (secret): ahurir tellement le lecteur qu’il en devienne fou. » (à Madame Brainne, nuit de lundi,
30 décembre).

1879
En glissant sur une plaque de verglas, Flaubert se fracture le péroné. À
ces ennuis, s’ajoutent les difficultés financières: il est contraint d’accepter, la
mort dans l’âme, une pension de trois mille francs par ans sans obligation de
service, accordée par Jules Ferry.
Bouvard et Pécuchet avance peu: Flaubert se débat dans des matières
anti-plastiques : la philosophie (fin du chapitre VIII) et la religion (IX).

1880
Gustave Flaubert travaille au dernier chapitre du premier volume de
Bouvard: l’éducation. Mais son roman, selon son mot, l’achève avant que
l’auteur lui-même ne l’achève. Il lui manque, pense-t-il, encore six mois pour terminer le second volume, presque exclusivement fait de citations. Sa dernière
joie littéraire fut peut-être la lecture de Boule de Suif , nouvelle de Maupassant,
qu’il a formé à la rude école du style. Alors qu’il se préparait à partir pour Paris,
il meurt d’une attaque cérébrale, laissant sur sa table Bouvard et Pécuchet
inachevé, peut-être secrètement inachevable. Il a vécu vingt et un mille trois
cent trente-sept jours, et noirci autant de feuilles de papier. Il voulait être enterré
avec ses manuscrits, comme un barbare avec son cheval, mais il n’y avait pas la place pour deux.

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269

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• Ombres de lumière. La poétique de l’énigme chez Julien Gracq , Cristina Poede
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• Principes de grammaire , Sanda-Maria Ardeleanu, Wilfried Decoo
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270

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