Revue des linguistes de luniversité Paris X Nanterre [605987]
Linx
Revue des linguistes de l’université Paris X Nanterre
64-65 | 2011
Les genres de discours vus par la grammaire
Les consécutives intensives : un schéma
syntaxique commun à plusieurs genres de discours
Jean-Michel Adam
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/linx/1407
DOI : 10.4000/linx.1407
ISSN : 2118-9692
Éditeur
Presses universitaires de Paris Nanterre
Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2011
Pagination : 115-131
ISSN : 0246-8743
Référence électronique
Jean-Michel Adam, « Les consécutives intensives : un schém a syntaxique commun à plusieurs genres
de discours », Linx [En ligne], 64-65 | 2011, mis en ligne le , consulté le 04 dé cembre 2018. URL : http://
journals.openedition.org/linx/1407 ; DOI : 10.4000/linx.1407
Département de Sciences du langage, Université Paris Ouest
115 Les consécutives intensives :
un schéma syntaxique commun
à plusieurs genres de discours
Jean-Michel Adam
Université de Lausanne
1. Grammaire, style, genres
Les formes de langue et les formes types d’énoncés, c’est-à-dire les genres du
discours, s'introduisent dans notre expérience et d ans notre conscience
conjointement et sans que leur corrélation étroite soit rompue. Apprendre à parler
c’est apprendre à structurer des énoncés (parce que nous parlons par énoncés et non
par propositions isolées et, encore moins, bien ent endu, par mots isolés). Les genres
du discours organisent notre parole de la même faço n que l’organisent les formes
grammaticales (syntaxiques). (Bakhtine 1984 : 285)
Au lieu d’étudier les configurations de marques mic rolinguistiques qui
caractérisent éventuellement un genre, le présent a rticle aborde la question théorique
des liens entre un schéma syntaxique, ses valeurs sémantico-pragmatiqu es et un ou
plusieurs genres de discours dont il peut être un i ndicateur important. Le schéma
syntaxique choisi correspond à une forme particuliè re de subordonnée consécutive
que Muller qualifie de « consécutive quantifiée » ( 1996) et qu’Hybertie range dans les
« systèmes corrélant intensité et consécution » (19 96). Je parle de « faits grammatico-
stylistiques » pour signifier que je me situe dans le champ de ce que Bakhtine dit à
plusieurs reprises des rapports entre grammaire et stylistique :
La grammaire et la stylistique se rejoignent et se séparent dans tout fait de langue
concret qui, envisagé du point de vue de la langue, est un fait de grammaire, envisagé
du point de vue de l’énoncé individuel est un fait de stylistique. Rien que la sélection
Jean-Michel Adam
tation
116 qu’opère le locuteur d’une forme grammaticale déter minée est déjà un acte
stylistique. Ces deux points de vue sur un seul et même phénomène concret de
langue ne doivent cependant pas s’exclure l'un l'au tre, ils doivent se combiner
organiquement (avec le maintien méthodologique de l eur différence) sur la base de
l’unité réelle que représente le fait de langue […] . (Bakhtine, 1984 : 272)
C’est dans des textes inscrits discursivement dans des genres que le fait
microlinguistique observé fait sens et fonctionne d e façon systémique. Je choisis de
traiter comparativement les fonctionnements et les valeurs sémantico-pragmatiques
d’un schéma syntaxique présent dans des genres litt éraires et non littéraires. Ce choix
de corpus me permet de me démarquer des démarches h abituelles qui séparent,
comme dans la tradition allemande, les genres litté raires ( Gattung ) et les textes utilitaires
et spécialisés ( Textsorten ou Textmuster ). Je suis la position exprimée très clairement par
Todorov dans Les genres du discours :
Chaque type de discours qualifié habituellement de littéraire a des « parents » non
littéraires qui lui sont plus proches que tout autr e type de discours « littéraire ». […]
Ainsi l’opposition entre littérature et non-littéra ture cède la place à une typologie des
discours.
[…] À la place de la seule littérature apparaissent maintenant de nombreux types de
discours qui méritent au même titre notre attention . Si le choix de notre objet de
connaissance n’est pas dicté par de pures raisons i déologiques (qu’il faudrait alors
expliciter), nous n’avons plus le droit de nous occ uper des seules sous-espèces
littéraires, même si notre lieu de travail s’appell e « département de littérature »
(française, anglaise ou russe). (1978 : 25)
Le dernier état de la théorie des genres que je déf ends depuis une dizaine
d’années est présenté dans Adam et Heidmann, 2009. Nous définissons le concept de
généricité comme l’appartenance d’un texte non pas à un seul genre (cas rare), mais à
plusieurs au sein d’un système de genres propre à un état donné de l’interdiscours d’une
formation sociodiscursive particulière. Dès qu’il y a texte, c’est-à-dire reconnaissance du
fait qu’une suite d’énoncés forme un tout de commun ication, il y a effet de généricité ,
c’est-à-dire inscription de cette suite d’énoncés d ans au moins une classe de discours et
ceci de façon convergente ou divergente entre la pr oduction et la réception. Je rappelle
que, selon moi, un genre est une catégorie pratique -empirique régulatrice des énoncés
en discours. C’est par ailleurs une catégorie proto typique, qui tolère des réalisations
plus ou moins déviantes et ne fonctionne pas en soit/soit , mais en plus ou moins . Bally
formulait cette exigence des modèles linguistiques dans Le langage et la vie :
Les notions sur lesquelles opère la linguistique, l es classes qu’elle établit, ne sont pas
des entités fixées une fois pour toutes : d’une cla sse à l’autre, d’une notion à la notion
contraire, on passe toujours par de larges zones in termédiaires, si bien que les lois
linguistiques devraient se borner à formuler des va riations concomitantes, selon le
schéma : plus… plus, plus… moins, dans la mesure où, etc. (Bally, 1965 : 75)
Par ailleurs, à propos des proverbes et dictons, Gr eimas notait déjà, dans Du
sens, que la recherche des caractères formels du genre et des sous-genres est difficile
dans la mesure où ceux-ci « se rencontrent rarement tous dans un seul exemple »
(1970 : 311) et il ajoutait fort justement, de faço n plus générale :
Les consécutives intensives : un schéma syntaxique commun à plusieurs genres de discours
117 Cela n’étonnera pourtant pas le linguiste : l’exist ence de leste (qui ne réalise pas
formellement l’opposition masculin vs féminin), ou de voix (où la distinction singulier
vs pluriel n’est pas marquée, même graphiquement), ne remet pas en question les
catégories du genre et du nombre ; ni l’historien d e l’art : les différentes cathédrales
gothiques ne réunissent presque jamais non plus tou s les traits distinctifs du
gothique. (1970 : 311)
Ce type de réflexion permet de ne plus appuyer les classifications sur la
recherche de critères définitoires en termes de con ditions nécessaires et suffisantes,
mais sur des groupements d’attributs d’importance v ariable. Les catégories génériques
sont constituées de faisceaux de marques et on ne m esure jamais que l’appartenance
graduelle d’un texte à une catégorie. Ma position e st très proche du concept allemand
de Textmuster (trame ou moule textuel ) en raison de son caractère dynamique, de la prise
en compte qu’il implique de l’hétérogénéité constit utive de textes réalisés et de
l’attention à leur production et à leur lecture-int erprétation.
Dans « Consécutives intensives et mouvement du sens dans quelques contes de
Perrault, Grimm et Andersen », Thérèse Jeanneret pa rle « du caractère typique de la
configuration intensive consécutive pour le conte » en général (2005 : 20) et elle ajoute
fort justement : « Bien évidemment, le conte n’est pas le genre exclusif d’occurrence de
ce schéma. Plutôt, notre configuration intensive co nsécutive est un paramètre à
prendre en compte parmi d’autres pour la caractéris ation du genre conte » (2005 : 12).
Je montrerai que la fréquence élevée de ce schéma s yntaxique est certes une des
caractéristiques des contes en prose de Perrault ( corpus 3 ), mais qu’elle est également
présente dans un genre narratif bref du XVIIe siècle comme les nouvelles historiques et
galantes (corpus auquel je ne ferai, ici, qu’allusi on). La fréquence élevée des intensives
consécutives dans le genre des insultes rituelles a été identifiée par William Labov
(corpus 1 ) et je reviens ici sur le glissement de ce genre v ers l’histoire drôle, dont j’ai
parlé dans le chapitre 6 de Adam 1999. Par ailleurs , dans une étude parue en 2005, j’ai
constaté la fréquence de ces mêmes formes dans le d iscours publicitaire (Adam,
2005b) et j’ai rapproché ce fonctionnement des hypo thèses générales sur la rhétorique
épidictique de la publicité explorée dans Adam et B onhomme, 1997 ( corpus 2 ).
2. Les intensives consécutives dans le genre de l’i nsulte rituelle
< corpus 1 >
Dans le chapitre 8, « Rules for Ritual Insults », d u premier volume de Language
in the Inner City : Studies in the Black English Ve rnacular (1972 : 297-351 ; trad. fr. 1978),
Labov a observé, chez les jeunes noirs des « quarti ers réservés » de New York, Boston,
Detroit, Philadelphie, Washington, etc., une pratiq ue discursive « remarquablement
identique dans toutes les communautés noires tant p ar la forme que par le contenu des
insultes et par les règles qui régissent l’interact ion verbale » (1978 : 233). Ces vannes ou
charres concernant les proches parents sont des formes d’i njures dépragmatisées ou
insultes rituelles , appelées sounds , dans la culture vernaculaire noire américaine (ég alement
woofing , screaming , etc.). Les deux participants qui s’engagent dans une joute verbale
d’insultes rituelles se renvoient l’un à l’autre, s ous forme de « coup », une insulte que le
groupe spectateur des pairs évalue. Le duel se prol onge, en dépit de la violence des
Jean-Michel Adam
tation
118 insultes, sans qu’aucun participant ne se sente inj urié. Le vainqueur de l’affrontement
verbal est celui qui parvient à répliquer en utilis ant plus de « vannes » que son
adversaire ou de meilleures, plus fortes, plus surp renantes, plus inventives.
Dans cette étude sociodiscursive, Labov démontre qu ’étudier une conduite
langagière revient à identifier des contextes d’int eraction sociale, des données
sémantiques et microlinguistiques ainsi qu’une form e textuelle de composition. Il a
aussi mis en place une procédure de description fin e d’un genre de discours. Ce genre
présente des caractéristiques microlinguistiques tr ès variées, mais une forme a retenu
l’attention de Labov, qui la considère même comme « typical sound » (1972 : 336) :
une forme simple de base (1) qui peut être elliptiq ue (ellipses recouvrables de « is » et
de « that » comme en (2) ; ci-après type 1 ) voire plus complexe (comme en (3) ; ci-après
type 2 ) :
(1) Your mother is so ugly that she looks like the Abominable Snowman. (1972 :
336)
(2) Your mother, so old, she fart dust. (1972 : 336 )
(3) Bell grandmother got so many wrinkles in her fa ce, when they walk down the
street, her mother would say, « Wrinkles and ruffle s ». (1972 : 346)
Fort éloignée de la brutale simplicité de l’injure classique, la sophistication
sémantique et grammaticale de cette forme met en év idence la compétence linguistique
des sujets. Dans l’argumentation de Labov, le « typ ical sound » manifeste certaines
propriétés du Black English Vernacular.
Cette pratique discursive a déferlé, au début des a nnées 1990 – en étroite
corrélation avec les modes vestimentaires adolescen tes venues des USA – dans les
cours de récréation des collèges et les lycées fran çais. Mais le genre identifié par Labov
a progressivement, en Angleterre puis en France, pr is une forme proche de l’histoire
drôle. Avec Ta mère , volume publié par Arthur, dans une collection de l’éditeur Michel
Lafon, en 1995, – dont seront extraits les exemples français cités ci-après –, la mise en
recueil ou répertoire d’histoires drôles écrites a matérialisé le déplacement du genre de
sa communauté discursive d’origine vers d’autres fo rmations socio-langagières. Si la
fonction du genre a changé en passant du cadre soci odiscursif de l’insulte rituelle au
genre de l’histoire drôle. Le passage au genre seco nd s’est traduit par la sélection du
schéma syntaxique défini comme prototypique par Lab ov.
Les variations observées dans le genre premier sont , selon Labov, dérivées
d’une forme corrélative de base présentant une cons truction corrélative consécutive
simple (type 1) ou complexe (type 2).
Type 1
Proposition p : X être/avoir… SI/TELLEMENT [a] >> QUE >> proposition q
Proposition p comportant un intensif [a] >> corréla tion de conséquence >> proposition q
Les consécutives intensives : un schéma syntaxique commun à plusieurs genres de discours
119 Labov considère (1) (2) et (4) comme des exemples d e cette forme simple :
(4) Bell grandmother so-so-so ugly, her rag is showin’. (Labov 1972 : 346)
En (4) l’ellipse de « is » est un aspect de l’orali té et celle de « that » tient au fait
que la corrélative intensive accentuée par la répét ition de « so » n’a pas besoin de la
présence en surface de la marque de connexion. Cett e forme textuelle réalise la
construction progressive d’une représentation discu rsive descriptive : une propriété [a]
(attribute ) est attribuée à un individu X, cible ( target) de l’acte de discours : le destinataire
lui-même ( pronom personnel tu, t’ ) ou une partie de son corps ( tes dents, tes oreilles, ta bite )
ou, le plus souvent, un proche parent ( ta mère, ton père, ton frère, ta sœur, ta famille ) ; ce que
Labov schématise sous une forme X(B) où B est le de stinataire et X le parent proche
de B. Cette propriété [a] est fortement dépréciativ e et elle est, de surcroît, modalisée
par un adverbe (SO en anglais, équivalent de nos SI intensif, TELLEMENT et TANT ).
Au lieu de chercher, par un emploi classifiant, à f aire entrer la cible X dans des classes
délimitables porteuses d’informations (classe des ê tres vieux « so old », laids « so ugly »,
etc.), il s’agit, par ce moyen syntaxique, de la dé valoriser hyperboliquement. Par un acte
d’énonciation singulier, le locuteur attribue à la cible une propriété [a] portée à un
extrême degré d’intensité négative.
Du fait de la présence des adverbes SI ou TELLEMENT , une contrainte de
complétude syntaxique s’exerce sur l’énoncé. Si cet te contrainte de complétude des
systèmes consécutifs, proclamée un peu rapidement p ar les grammaires, peut être
sérieusement remise en cause (voir à ce propos Noai lly, 1998 et plus loin), elle
apparaît, dans le genre de l’insulte rituelle comme de l’histoire drôle qui en dérive,
comme une contrainte absolue. Nous sommes en présen ce d’une structure corrélative
dans laquelle une première proposition [p] est corr élée à une proposition consécutive
postposée [q], introduite par QUE. Cette proposition constitue l’assertion la plus
originale, la pointe rhétorique qui clôt l’interven tion. Comme le dit Labov, couplée à la
propriété attribuée à la cible [X(B)] par le quanti fieur « SO… THAT », la proposition q
exprime le degré auquel X(B) possède la propriété [ a] :
(5) Ta mère est TELLEMENT plate QU’on pourrait la faxer.
(6) Ta mère est SI pauvre QUE c’est les éboueurs qui lui donnent des étrennes.
Un connecteur peut venir encore renforcer la propos ition q :
(7) Ta mère est SI féroce QUE même les pitbulls changent de trottoir.
(8) Ta famille est TELLEMENT fauchée QUE chez toi les pendules veulent
même pas donner l’heure.
Les enchâssements syntaxiques peuvent être plus com plexes : « Une des façons
d’atteindre la perfection en matière de vanne consi ste à [introduire] un fort
enchâssement à gauche qui suspend la proposition fi nale » (Labov, 1978 : 283) :
Type 2 : Prop. p : X est TELLEMENT/SI [a]… QUE { QUAND [b] } prop. q
(3) Bell grandmother got so many wrinkles in her fa ce, when they walk down the
street, her mother would say, « Wrinkles and ruffle s ».
Jean-Michel Adam
tation
120 L’ellipse de « that » s’accompagne d’une complexifi cation des enchâssements
syntaxiques avec l’insertion de la subordonnée intr oduite par « When » et du segment
de discours direct rapporté qui teint lieu de propo sition q. Soit un retardement de
l’énoncé de q par insertion d’un circonstant à vale ur cadrative (hypothétique ou
temporelle) [b] qui accentue la causalité déjà impl iquée par la consécutive. Cette
structure ternaire est la forme la plus fréquente d ans le corpus d’histoires drôles sur
lequel j’ai travaillé. L’ordre des propositions est déterminé par le renforcement de effet
rhétorico-stylistique de « pointe ». L’élément le p lus inattendu et donc le plus inventif
du point de vue de la créativité verbale est retard é et placé en position rhématique :
(9) Ton père est TELLEMENT con QUE QUAND je lui ai dit : « Regardez, une
mouette morte ! », il a levé la tête en l’air et m ’a demandé : « Où ça ? »
(10) Ta mère a des jambes TELLEMENT énormes QUE LE JOUR OÙ elle a retiré
ses bas résille pour se baigner dans la mer, on l’a chopée pour utilisation illicite
de filets dérivants.
(11) Ta bite est SI petite QUE SI je la présentais au tribunal, on la rejetterait po ur
manque de preuve.
La fonction sémantico-pragmatique de la structure t extuelle de ces énoncés est
ainsi résumée par Labov :
Les vannes sont dirigées contre une cible très proc he de l’adversaire (ou contre
l’adversaire lui-même), mais, par une convention so ciale, on admet que les attributs
qu’elles désignent n’appartiennent en réalité à per sonne. Pour le dire comme
Goffman, le maintien d’une distance symbolique perm et d’isoler l’échange des
conséquences qu’il pourrait avoir. Ce statut rituel , les règles que nous avons données
ainsi que les diverses échappées vers le bizarre et le farfelu ont précisément pour
effet de le préserver. (1978 : 287-288)
En d’autres termes, la propriété énoncée est portée à un tel seuil d’intensité
qu’elle ne peut pas exister dans le monde réel et d onc l’insulté ne peut ressentir l’injure
comme un acte de discours mettant sérieusement sa « face » en péril. Il sait, en raison
du caractère hyperbolique de l’intensive, que l’éno ncé est fictionnel. L’insulte rituelle
présente un glissement générique de la sphère réell e de l’insulte personnelle vers la
sphère fictionnelle du jeu et de la joute rituelle. De ce fait, un double glissement
intervient : le genre premier oral de l’injure-insu lte est transformé en vanne ou insulte
rituelle plus élaborée et, par ailleurs, le genre d e l’insulte rituelle est transformé en
genre second écrit dans le recueil d’histoires drôl es. L’histoire drôle en forme (calque)
d’insulte rituelle prolonge le mouvement fictionnel de distanciation. Le changement
radical de formation discursive, de langue et de ge nre conserve la texture grammatico-
stylistique et compositionnelle observée dans le ge nre premier oral et ne retient même
que cette forme. L’histoire drôle est elle-même une forme fictionnelle déclarée.
Les consécutives intensives : un schéma syntaxique commun à plusieurs genres de discours
121 3. Les intensives consécutives dans le discours pub licitaire < corpus 2 >
Le discours publicitaire recourt fréquemment à deux constructions intensives.
On trouve des formes autonomes d’emploi de SI inten sif absentes du corpus
précédent :
(12) Nouvelle Citroën Xantia, le Break.
Très Break, et pourtant SI berline.
Elégance raffinée, espace volumineux, ligne stylée, très haut niveau de confort
jusque dans les moindres détails […]
On observe aussi un grand nombre de corrélations de l’intensif et de la
consécution qui confèrent aux adverbes intensifs TELLEMENT et SI une valeur de
connecteur, selon le schéma syntaxique dont nous ve nons de parler :
(13) KANTERBRÄU EST SI BONNE
QU’ON NE PEUT S’EN PASSER
(14) La Voiture d’Ulysse. (ou comment la Chrysler S imca 1307/1308 démontre
brillamment son goût pour les longs voyages.)
[…] Ses sièges étaient SI confortables et sa marche TELLEMENT silencieuse
QUE jamais la fatigue ne venait clore les yeux de ses p assagers.
(15a) SI économique
pour la
VAISSELLE
PAIC
CITRON
DEGRAISSE
PLUS VITE ( énoncé présent sur l’étiquette du produit )
(15b) Paic Citron dégraisse SI bien QU’aussitôt la vaisselle étincelle
et quelques gouttes suffisent. ( slogan de pied, base line )
(16a) LES FEUILLETINES AOSTE
SI finement tranchées QU’on les savoure du bout des doigts. ( en accroche )
(16b) Quand on saisit du bout des doigts une Feuilletin e Aoste, SI fine ET SI
délicatement chiffonnée, quand on savoure son goût raffiné et incomparable…
on ne peut pas s’empêcher d’en déguster une autre, puis encore une autre !
(16c) On peut ainsi en profiter pour partir à la découv erte de leurs différentes
saveurs : jambon cru, jambon cru fumé ou saucisson. Le secret des Feuilletines
Aoste ? Elles sont SI finement tranchées QUE leurs saveurs les plus subtiles
peuvent pleinement s’épanouir. C’est vraiment diffi cile de résister aux
Feuilletines Aoste…
Les constructions sont très variées : expression ou ellipse du verbe « être »,
corrélation en SI… QUE… ou absence de continuation. On retiendra de ces e mplois
Jean-Michel Adam
tation
122 attestés que SI intensif présente souvent un redoublement soit coo rdonné, soit
simplement juxtaposé de l’adverbe et de l’adjectif. Les exemples (12), ainsi que (15a) et
(16b), présentent un emploi intensif autonome de SI que l’on peut dire exclamatif,
même si la marque de l’exclamation n’est presque ja mais présente. Les autres
comportent tous une corrélation consécutive de type SI (TELLEMENT )… QUE. Dans
les propositions en SI autonome (sortes de corrélatives tronquées), l’int ensif et
l’exclamation l’emportent sur le liage logico-gramm atical. En quelque sorte, cette
syntaxe expressive découle de l’expression d’une inte nsité telle que rien ne peut et n’a
besoin d’être prédiqué à la suite (ellipse de q).
Les énoncés qui suivent le nom du produit, en (15a) et (15b), présentent deux
structures phrastiques parallèles. Une structure co mparative elliptique : « Paic Citron
dégraisse PLUS VITE » (15a) – soit une ellipse de QUE les produits Y, Z – et une
structure corrélative intensive : « Paic Citron dégr aisse SI BIEN QU ’aussitôt la
vaisselle… » (15b). En (15a), la comparaison (« plus ») se transforme, du fait de
l’absence de comparé, en intensif. Ce procédé corre spond à une procédure publicitaire
parfaitement commentée, dès la fin des années 1940, par Leo Spitzer :
La prédilection que montre la publicité pour le sup erlatif reflète ce monde
d’optimisme et d’idéalisme qu’elle déroule à nos ye ux ; chacun des produits vantés
est supposé être le meilleur de sa sorte, depuis le pain le plus savoureux des États-
Unis jusqu’à la voiture la plus parfaite au plus ba s prix. Ce règne sans partage du
superlatif, que ne met en question aucune comparais on factuelle (puisque la loi
interdit de dénigrer les produits de ses concurrent s), tend à abolir toute différence
entre forme superlative et forme emphatique : « le meilleur » devient égal à « un très
bon » […]. (1978 : 163)
La première partie de (15a) est une sorte de construction détachée ( CD) qui
correspond à un énoncé de type : « Paic Citron ( EST) SI économique pour la vaisselle ». En
remplaçant SI par TRES , ce segment intensif serait clairement une constru ction
détachée : « TRÈS économique pour la vaisselle ( CD), Paic Citron dégraisse PLUS vite ». Avec SI,
il est plus difficile de parler d’une CD. De toute évidence, l’intensif SI autonomise
beaucoup plus que TRES le segment qu’il modalise. Ce qui n’est plus le ca s, bien sûr,
quand SI est corrélé à QUE, comme dans (15b) : « Paic Citron dégraisse SI bien QU’aussitôt
la vaisselle étincelle ». Soulignons, par ailleurs, que l’adjonction de « et quelques gouttes
suffisent » correspond à une structure argumentative longuement commentée dans
Adam et Bonhomme, 1997 : 144-148) : ce qu’on peut ap peler le topos argumentatif du
moins de produit (« quelques gouttes ») et le moins cher (« économique ») pour le plus d’effet
(« si bien »).
Comme le montre, à la suite de Spitzer, notre livre sur L’argumentation publicitaire ,
la publicité a quelque chose à voir non seulement a vec le genre délibératif pour ce qui
concerne la décision d’achat du produit, mais avec le g enre épidictique des louanges :
le schéma syntaxique qui sert de blâme dans le corpus d’insultes rituelles et d’histoires
drôles devient moyen de l’éloge dans le corpus publicit aire. Telle est du moins la
généricité rhétorique qui nous paraît caractériser le discours publicitaire : l’hyperbole
positive trouve son expression linguistique la plus accomplie dans l’intensif en
SI / TELLEMENT / TANT (QUE). En effet, de cette façon, la propriété attribuée à
l’objet de valeur publicitaire est portée à son plu s haut terme d’intensité, atteignant un
Les consécutives intensives : un schéma syntaxique commun à plusieurs genres de discours
123 seuil plus qualitatif que quantitatif. Le seuil qua litatif atteint est tellement extrême qu’il
flirte hyperboliquement avec la fiction. Ce qui est dit du produit est si extraordinaire
que le discours publicitaire évoque un monde sublim é. Spitzer parle d’un « paradis-
langage ». Les modalités d’interprétation de l’argu mentation publicitaire sont comparables
au mode de croyance de la superstition et de la lec ture des énoncés fictionnels : « Je sais
bien que c’est hyperbolique et donc faux, mais c’est quand même tellement agréable ! »,
donc vraisemblable selon l’ordre du désir. En d’aut res termes, l’interprétation de la
publicité est très proche de la clausule des conteu rs majorquins citée par Roman
Jakobson (1963 : 239) : « Aixo era y no era » . Cela était et n’était pas est transposé en (Je
sais bien que) cela est et n’est pas vrai . Ce qui nous amène au troisième corpus, celui des
contes.
4. Les hyperboliques intensives dans les contes de Perrault < corpus 3 >
L’idée d’une forme qui serait « typique » du conte doit être relativisée. D’un
point de vue quantitatif, les corrélatives intensiv es et les intensives hyperboliques (sans
corrélation syntaxique) ne se distribuent pas unifo rmément dans les huit contes en
prose de Perrault (je prends pour base de calcul le s pages du fac-similé de l’édition
Barbin de 1697) :
Distribution des corrélatives intensives et des int ensives hyperboliques
1° Les Fées : 10 SI et 1 TANT en 10 pages, soit une moyenne de 1,1.
2° Riquet à la houppe : 18 SI et 3 TANT en 32 pages, soit une moyenne de 0,65.
3° La Barbe bleue : 11 SI, 3 TANT et 1 DE TELLE SORTE QUE en 24 pages, soit une moyenne de 0,62.
4° Cendrillon : 6 SI et 5 TANT présente, pour 30 pages, une moyenne de 0,36.
5° Le Chat botté : 4 SI et 3 TANT présente, pour 20 pages, une moyenne de 0,35 (aucun dans
l’incipit).
6° La Belle au bois dormant est très proche des deux derniers : 9 SI et 3 TANT en 46 pages, soit une
moyenne de 0,26.
7° Le Petit Poucet occupe la même dernière place : 9 SI et 3 TANT en 47 pages, soit une moyenne de
0,25 formes par page.
8° Le Petit Chaperon rouge ne présente qu’un SI intensif et un TANT. Avec 2 formes pour 8 pages,
sa moyenne est de 0,25 formes par page.
Le très court conte des Fées se détache nettement des autres. Dans son incipit
(17), le milieu du récit (18) et sa fin – donnée so us ses versions de la première édition
de 1697 (19) et du manuscrit d’apparat de 1695 (20) –, on observe une multiplication
du même schéma syntaxique.
(17) IL ESTOIT UNE FOIS UNE veuve QUI avoit deux filles, l’aînée luy ressembloit
SI FORT & d’humeur & de visage, QUE qui la voyoit voyoit la mere. Elles
étoient toutes deux SI DESAGREABLES & SI ORGUEILLEUSES QU’ on ne
pouvoit vivre avec elles. La cadette qui estoit le vray portrait de son Pere pour
Jean-Michel Adam
tation
124 la douceur & pour l’honnesteté, estoit avec cela UN E DES PLUS BELLES
FILLES QU’ON EUST SÇEU VOIR.
(18) La bonne femme ayant bû, luy dit, vous estes SI BELLE, SI BONNE & SI
HONNESTE, QUE je ne puis m’empêcher de vous faire un don […].
(19) Pour sa sœur elle se fit TANT haïr, QUE sa propre mere la chassa de chez elle ;
& la malheureuse aprés avoir bien couru sans trouve r personne qui voulut la
recevoir, alla mourir au coin d’un bois. (1697)
(20) Pour sa sœur l’incivile elle se fit TELLEMENT haïr et regarder avec horreur a
cause des vilaines Bestes qui luy sortoient de la b ouche toutes les fois qu’elle
parloit QUE sa propre mere ne pouvoit la souffrir et la chassa honteusement la
malheureuse courut long temps de tous costez sans q ue personne voulust la
recevoir et on dit qu’elle alla mourir malheureusem ent au coin d’un buisson.
(1695)
Dans ces configurations syntaxiques, la proposition p comporte trois sortes
d’adverbes intensifs : SI, TANT , TELLEMENT . La seconde proposition est introduit par
le subordonnant marqueur de consécution QUE q. Dans les exemples (17) et (18),
l’adverbe SI modifie intensivement un adjectif ou u n adverbe (fort, belle, bonne,
orgueilleuse, etc.) et, dans les exemples (19) et ( 20), les adverbes TANT et TELLEMENT
opèrent la même modification intensive de verbes à l’infinitif. Notons que devant un
substantif, on trouve la construction UN(E) TEL(LE), avec simple intensification d’une
propriété dans Les Fées (21) et corrélation complète dans Riquet à la houppe (22) :
(21) Le fils du Roi en devint amoureux, & considera nt qu’ UN TEL DON valoit
mieux que tout ce qu’on pouvoit donner en mariage à un autre, l’emmena au
Palais du Roi son pere, où il l’épousa.
(22) elle commença dés ce moment une conversation g alante, & soutenuë avec
Riquet à la houppe, où elle brilla D’UNE TELLE FORCE , QUE Riquet à la
houppe crut luy avoir donné plus d’esprit qu’il ne s’en estoit reservé pour luy-
même.
D’un point de vue sémantique, la conséquence exprim ée dans la proposition
consécutive q est sous la dépendance du seuil d’int ensité exprimé par l’adverbe présent
dans la proposition p. L’adverbe intensif de la pro position p exprime un degré
d’intensité à partir duquel la conséquence q ne peu t que se produire. Ces seuils positifs
ou négatifs sont toujours extrêmes et confèrent aux personnages des propriétés hors
du commun.
Cette façon de porter les propriétés des personnage s au-delà de ce qui peut être
décrit, perçu ou pensé, préside à la mise en place du monde fictionnel des contes dès
l’incipit des premier ( La Belle au bois dormant ), troisième ( La Barbe bleüe ), cinquième ( Les
Fées) et septième ( Riquet à la Houppe ) contes. La construction progressive du monde du
texte passe par une structure syntaxique assez comp lexe. Après le prédicat d’existence
(a), apparaissent une relative appositive (prédicat ive) ou une simple apposition qui
assurent la deuxième prédication (b) et introduisen t la tension narrative. La corrélation
entre l’intensif ( SI) et la consécutive ( QUE q) est intégrée dans la relative prédicative :
Les consécutives intensives : un schéma syntaxique commun à plusieurs genres de discours
125 (23) (a) Il estoit une fois UN Roi & UNE Reine
(b) QUI étaient SI faschez […] SI faschez
(c) QU’ON ne sçauroit dire
(24) (a) Il estoit une fois UN homme
(b) QUI avait de belles maisons […]
(c) mais par malheur cet homme avait la barbe bleu e :
(d) cela le rendoit SI laid & SI terrible
(e) QU’il n’estoit ni femme…
(17) (a) Il estoit une fois UNE veuve
(b) QUI avoit deux filles,
(c) l’aînée luy ressembloit SI fort & d’humeur et de visage
(d) QUE qui la voyoit voyoit la mere.
(e) Elles étoient toutes deux SI desagreables & SI orgueilleuses
(f) QU’ON ne pouvoit vivre avec…
(25) (a) Il estoit une fois UNE Reine
(b) QUI accoucha d’un fils SI laid & SI mal fait
(c) QU’ON douta long-tems s’il…
La structure syntaxique de double intensive consécu tive de (23) (SIp1 & SIp2
QUE q) se retrouve dans (24), (17) et (25). Dans Le Petit Poucet , en l’absence de
corrélative intensive, une relative (b) est associé e dans la phrase suivante à une
comparaison intensive (c) :
(26) (a) IL ESTOIT UNE FOIS UN Bucheron & UNE Bucheronne, (b) QUI avoient
sept enfans tous Garçons. L’aîné n’avoit que dix an s, & le plus jeune n’en avoit
que sept. (c) On s’estonnera que le Bucheron ait eu TANT D’ENFANS EN SI
PEU DE TEMPS , mais c’est que sa femme alloit vite en besongne, & n’en faisoit
pas moins de deux à la fois.
Ces effets de sens transparaissent à l’examen de la récriture de l’ incipit des Fées.
Le début, dont (17) donne la récriture de 1697, se présentait ainsi en 1695 :
(27) Il estoit une fois un gentil homme qui étant v euf d une femme TRÈS DOUCE
ET TRÈS HONNESTE et ayant eu d’elle une fille toute semblable a sa m ere
epousa en secondes nopces une femme TRÈS HAUTAINE ET TRÈS FACHEUSE
qui avoit une fille de sa meme humeur AUSSI laide ET AUSSI maussade QUE
l’autre étoit belle et civile.
En remplaçant l’adverbe TRÈS (« très hautaine & très fâcheuse ») par une
corrélative intensive, Perrault accentue, en 1697, la causalité (« SI désagréable & SI
orgueilleuse QUE … »). L’adverbe intensif TRÈS , dans l’ incipit de 1695, ne déclenche
syntaxiquement pas de corrélation consécutive, alor s que la présence d’un SI intensif
ouvre la possibilité d’une conséquence narrative.
Avec les adverbes intensifs BIEN (plus de 70 occurrences), FORT (44 occurrences),
TRÈS (7 occurrences), l’accroissement est simplement qu antitatif. Avec SI (66
occurrences) et TANT (une vingtaine d’occurrences), il ne s’agit plus d e la même
échelle d’intensité. T RÈS, comme ASSEZ ou TROP , « manifeste une variation de degré
Jean-Michel Adam
tation
126 sur une échelle d’intensité objective, à laquelle e st rapporté l’adjectif ou l’adverbe
auquel il est incident » (Plantin, 1985 : 42). SI, en revanche, ne situe plus l’intensité sur
une telle échelle ; il signale qu’un seuil a été at teint et le dépassement de ce seuil a
quelque chose à voir avec le monde de la fiction me rveilleuse. C’est en raison de cette
valeur qualitative hyperbolique que SI et TANT s’adaptent aussi bien au monde du
conte merveilleux. Ce sont, à la fois, des marqueur s de fictionnalité qui affectent sa
sémantique et de causalité narrative qui densifient sa grammaire narrative.
Cette accentuation de la causalité narrative est fl agrante dans La Barbe bleue :
(28) Elle fut SI PRESSÉE de sa curiosité [p], QUE sans considerer qu’il estoit
malhonneste de quitter sa compagnie, elle y descend it par un petit escalier
dérobé [q], & AVEC TANT DE PRÉCIPITATION [p], QU’elle pensa se rompre
le cou deux ou trois fois [q].
(29) Les voisines & les bonnes amies n’attendirent pas qu’on les envoyast querir
pour aller chez la jeune Mariée [q], TANT ELLES AVOIENT D’IMPATIENCE
de voir toutes les richesses de sa Maison [p] […].
(30) […] elle n’en pouvoit venir à bout [q], TANT ELLE ESTOIT ÉMEUË [p]. (68-
69)
Dans ces deux derniers exemples, l’intensif TANT est employé sans marqueur
de corrélation. Cette ellipse de QUE s’explique par l’inversion des propositions : la
conséquence [q] précède la cause marquée par l’inte nsif [p] et le marqueur TANT
assume donc à lui seul la corrélation consécutive.
Dans la conséquence ajoutée à (17) en 1697 (« SI désagréables & SI orgueilleuses
QU’on ne pouvait vivre avec elles »), les choix de la négation du verbe modal (« ne
pouvait ») et l’emploi du pronom indéfini ON posent l’impossibilité non seulement
comme hyperbolique, mais comme collectivement admis e. En se combinant aux
intensifs SI et TANT , ce caractère en quelque sorte endoxal des valeurs fait du monde
du conte un univers dans lequel il n’y a pas de pla ce pour l’incertitude : l’élévation
extrême de la cadette et la déchéance tout aussi ex trême de l’aînée apparaissent comme
légitimes selon un ordre hyperbolique des choses. C ette interprétation confirme la
description polyphonique de Plantin, qui parle d’un « intensifieur discursif » :
S’appuyant sur une intensité « pré-énonciative », a u sens ou le degré d’intensité
(éventuellement élevé) n’est pas attribué à l’adjec tif ou à l’adverbe du fait de SI : cette
intensité est rapportée, citée par SI, l’attribution étant le fait d’un acte de discours
antérieur à l’énoncé en SI. SI marque la pluralité des voix dans le discours (198 5 : 42).
Dans cette analyse, les énoncés comportant un « int ensifieur discursif » évoquent
une représentation déjà disponible en mémoire. À la suite de Dominicy, Plantin
rapproche ce mécanisme discursif de l’amplification rhétorique et de l’accord sur les
valeurs qui caractérisent le discours d’éloge et de blâme épidictique. Appliquée à notre
corpus, cette forme épidictique d’évocation d’une p ropriété correspond aux
personnages hyperboliquement « beaux » ou « laids » , « bien » ou « mal » éduqués,
« bons » ou « méchants », « louables » ou « blâmabl es » qui peuplent les contes.
La construction peut être intensive, sans marque sy ntaxique de la corrélation,
comme dans (31) et dans la réplique immédiate de la jeune fille des Fées (32) :
Les consécutives intensives : un schéma syntaxique commun à plusieurs genres de discours
127 (31) […] sa mere la gronda de revenir SI tard de la fontaine.
(32) Je vous demande pardon, ma mere, dit cette pau vre fille, d’avoir tardé SI long-
temps […].
Dans les deux cas, la conséquence exprimée avant la cause (se faire gronder,
demander pardon) a trait à l’acceptation par les pe rsonnages impliqués de la cause
(avoir tardé à revenir à la maison) et du système d e valeurs sous-jacent : on doit
s’excuser d’un retour tardif et il est normal de se faire reprocher son retard par sa
mère. Ce phénomène est particulièrement sensible da ns le cas (rare) où le connecteur
PUISQUE assure la corrélation :
(33) Vous n’estes guere honneste, reprit la Fee, sa ns se mettre en colere : & bien,
PUISQUE vous estes SI PEU obligeante [p], je vous donne pour don, qu’à
chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou un serpent ou un
crapau [q].
Marqueur d’un raisonnement plus que d’une simple ca usalité, le connecteur
diaphonique PUISQUE (Adam, 1990 : 243-246) présente la proposition p c omme une
raison déjà admise par l’interlocuteur de conclure par la proposition q. Et, dans p, la
présence du SI intensif s’associe parfaitement au caractère admis de la proposition
induite par PUISQUE .
La corrélation peut aussi être prise en charge par une construction détachée en
–ANT, génératrice de causalité et qui se combine au SI intensif. Ainsi à la fin des Fées :
(34) Le fils du Roi qui revenoit de la chasse, la r encontra, & [p] la voyant SI belle ,
[q] luy demanda ce qu’elle faisoit là toute seule & ce qu’elle avoit à pleurer.
(35) Le fils du Roi en devint amoureux, & [p] considerant qu’ UN TEL don valoit
mieux que tout ce qu’on pouvoit donner en mariage à un autre, [q] l’emmena
au Palais du Roi son pere, où il l’épousa.
Dans ce type de construction détachée (soulignées c i-dessus), p devient cause
de q : c’est PARCE QUE p (propriété marquée par l’intensif), QUE q : le fils du roi
s’intéresse à la roturière rencontrée dans la forêt et l’emmène bien vite au palais du roi
son père pour l’épouser.
Ce fonctionnement de SI intensif a été identifié par Spitzer, qui repère, chez
Racine, un SI et un TANT qu’il appelle « d’affirmation forte » et dont il d it qu’ils
permettent de « prendre l’interlocuteur à témoin », de « [faire] appel à des témoins et à
un jugement étranger » (1970 : 219). Soulignant l’a nalogie avec la formule toute faite
des correspondances (« votre si charmante lettre ») , Spitzer insiste sur le fait que les SI
intensifs « présupposent la familiarité du lecteur avec la situation » (1970 : 221). Dans
cette analyse, il retrouve la même idée de complici té et de postulation d’un savoir
partagé par le narrateur et ses lecteurs que celle que dégage Plantin :
Les énoncés en SI […] sont polyphoniques, dans la mesure où la voix qu’ils font
entendre n’est pas celle du locuteur mais celle de la communauté, du « ON » qui se
matérialise par la voix concrète du locuteur. (1985 : 43).
Lorsque le narrateur des contes de Perrault écrit q ue le fils du meunier du Chat
botté « ne pouvoit se consoler d’avoir un si pauvre lot » ou que la reine de Riquet à la
Jean-Michel Adam
tation
128 houppe était « bien affligée d’avoir mis au monde un si vilain marmot », le déterminant UN
s’associe à SI pour former une sorte de reformulation générique o u prototypique du
summum négatif d’un bien misérable héritage ou d’un e extrême laideur. D’une
manière comparable, chaque fois que, sans corrélati on, SI est antéposé à un adjectif
comme belle ou pauvre , le narrateur nous invite à admirer ou à déplorer avec lui le
caractère exceptionnellement positif ou négatif de la situation des personnages. Ces
formes linguistiques demandent en quelque sorte aux lecteurs « de cautionner la
légitimité de la qualification intensive, et par co nséquent l’échelle de valeur impliquée
par la narration » (Seylaz, 1980 : 49). Ainsi le le cteur est supposé partager la même idée
de la beauté, de la laideur ou de la pauvreté que l e narrateur et ses personnages.
Perrault fait reposer la logique du récit sur une c ommunauté de valeurs supposées
admises et transparentes, ce qui nous place au cœur de la fonction sémantique
du schéma syntaxique des intensives simplement hype rboliques et des corrélatives
intensives.
Le Petit Chaperon rouge n’est pas par hasard le texte qui présente le moins de
corrélatives intensives de tout le corpus. Cela tie nt à son étrangeté et à son
dénouement aussi effroyable qu’injuste pour la peti te fille. La causalité narrative
troublée de ce récit faussement simple déplace les effets de sens sur un autre plan.
Les intensifs et les consécutives intensives ont po ur double fonction, d’une
part, de clarifier la causalité narrative en en ren forçant la logique et, d’autre part, de
caractériser le monde du conte comme un monde hyper bolique, de ce fait distinct de la
vie ordinaire. Ce dernier point, qui fait partie de s conclusions de l’analyse de Thérèse
Jeanneret (2005 : 20-21), doit toutefois être nuanc é. En travaillant sur des nouvelles
historiques galantes, j’ai constaté la présence des mêmes formes intensives que celles
que j’avais observées dans le corpus contes-de-Perr ault. Je n’ai pas la place de
démontrer l’hypothèse sur laquelle je travaille act uellement : le schéma syntaxique
observé et les formes d’intensives hyperboliques on t probablement leur origine dans
un trait caractéristique d’un sociolecte : le super latif précieux.
Ceci nous ramène aux observations de Spitzer sur le s rapports entre publicité et
poésie baroque et précieuse (Adam et Bonhomme, 1097 : 91-95). La présence du
superlatif précieux aussi bien dans les Nouvelles Françoises de Charles Sorel que dans La
Princesse de Montpensier de Madame de Lafayette et même chez Racine (où Spit zer l’a
remarqué), nous interdit d’affirmer que les consécu tives intensives et les formes de
l’« affirmation forte » sont des caractéristiques g énériques des contes. Elles le sont
devenues par calque stylistique, mais, à la fin du XVIIe siècle, elles sont, de toute
évidence, propres à diverses formes de narration pa ssionnelle et romanesque. Les deux
contes de Perrault qui portent le plus explicitemen t sur l’art de la parole galante ( Riquet
la houppe ) et sur la civilité ( Les Fées ) ne sont pas par hasard placés très haut dans le
classement établi plus haut.
Les consécutives intensives : un schéma syntaxique commun à plusieurs genres de discours
129 5. Conclusion provisoire
De cette analyse se dégagent plusieurs observations méthodologiques. Associer
un genre et un schéma syntaxique ne semble pas une bonne méthode. Rien ne permet
de dire que le schéma syntaxique étudié par Thérèse Jeanneret et appliqué aux contes
en général soit une marque du genre. En revanche, i l apparaît comme une marque
syntactico-sémantique qui traverse notre corpus. La même opération sémantico-
pragmatique de fictionnalisation est commune aux in sultes rituelles, aux histoires
drôles, au discours publicitaire, aux contes et aux nouvelles historiques et galantes. La
présence du schéma syntactico-sémantique de l’hyper bole fictionnalisante sert donc
bien à caractériser une composante de la généricité de pratiques discursives aussi
différentes par ailleurs. La reconnaissance de ce s chéma syntactico-sémantique
commun permet de percevoir des composantes traversa ntes de genres discursifs en
apparence fort éloignés et qu’on ne rapprocherait p as spontanément. La présence du
schéma syntaxique met sur la piste de ressemblances pragmatiques et sémantiques
dans le traitement des énoncés comme fictionnels. C ’est graduellement que la même
forme caractérise les deux genres observés dans les corpus 1 (insulte rituelle et histoire
drôle) et 3 (conte de Perrault et nouvelle historiq ue et galante). C’est comme
composante d’un ensemble systémique de marques qui restent à observer que le même
schéma syntactico-sémantique peut traverser des gen res aussi différents.
Jean-Michel Adam
tation
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Acest articol: Revue des linguistes de luniversité Paris X Nanterre [605987] (ID: 605987)
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