Revue belge de philologie et [624128]

Revue belge de philologie et
d'histoire
Problèmes et Méthodes de Linguistique française. Le classement
syntaxique et sémantique des adverbes en -ment compléments
d'un verbe
Louis Michel
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Michel Louis. Problèmes et Méthodes de Linguistique française. Le classement syntaxique et sémantique des adverbes en –
ment compléments d'un verbe. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 26, fasc. 3, 1948. pp. 697-715;
doi : https://doi.org/10.3406/rbph.1948.1797
https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1948_num_26_3_1797
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BIBLIOGRAPHIE 697
PROBLÈMES ET MÉTHODES DE
LINGUISTIQUE FRANÇAISE
Le classement syntaxique et sémantique
des adverbes en -ment compléments d'un verbe
Ce sujet est celui d'une thèse de Lund, due à M. Hans Nils-
son-Ehle (x).
Pour circonscrire son sujet, l'auteur applique le principe de
la fonction : il oppose aux cas où l'adverbe en -ment se rapporte
à une proposition entière (« adverbe de phrase » : cf. angl.
sentence modifying adverb ; ail. Satzadverb) ceux où l'adverbe de ce
type détermine un mot ou groupe de mots (« adverbe de mot » :
cf. angl. word modifying adverb ; ail. Wortadverb) : verbe,
adjectif, adverbe, groupe prépositionnel, substantif (a). De cette
classe fonctionnelle des « adverbes de mot », il a retenu les
adverbes compléments d'un verbe. Il les étudie à un point de
vue essentiellement statique et synchronique, ayant recueilli
ses matériaux dans l'usage des xixe et xxe siècles : en ordre
principal dans la prose littéraire, — et sa bibliographie
témoigne qu'il a bien choisi ; subsidiairement dans les journaux et
périodiques ; occasionnellement dans la langue orale.
Un second principe, — le sens, — gouverne l'ordonnance
générale du classement méthodique proposé :
a)adverbes de qualité ;
b)adverbes de quantité ;
c)adverbes de relation.
Acceptons cette répartition, mais avec l'indice de relativité
qui doit nécessairement l'affecter : l'auteur lui-même a parfaite-
(1)Nilsson-Ehle (Hans). Les adverbes en -ment compléments d'un verbe
en français moderne. Étude de classement syntaxique et sémantique. Lund,
Gleerup, et Copenhague, Munksgaard, 1941, gr. in-8°, 242 p. (Études
Romanes de Lund publiées par Alf Lombard, III). Prix : 10 cour. suéd.
— Commencée en 1940, la collection des Études romanes de Lund a,
dès ses débuts, enrichi la linguistique et la philologie romanes de travaux
d'une réelle valeur.
(2)L'auteur regrette que le français ne possède pas les équivalents des
dénominations commodes de l'anglais et de l'allemand. Rien ne nous
empêche de les introduire dans notre terminologie, en distinguant au
surplus entre adverbe de proposition et adverbe de phrase.

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ment conscience « que, sémantiquement, tel ou tel adverbe se
laisse considérer à différents points de vue et qu'il peut se
ranger sous plus d'une rubrique » (pp. 18-19 ).
A) Dans les subdivisions du classement des adverbes de
qualité, intervient à nouveau le principe de la fonction : « tout
en étant senti comme le complément immédiat du verbe,
l'adverbe peut, de par son sens, se rapporter en même temps à
d'autres membres de la proposition » (p. 20 ). La description
méthodique comprend, en conséquence, les cinq catégories
fonctionnelles suivantes. L'adverbe qualificatif complément d'un
verbe doit, selon les cas, être étudié :
1)par rapport au verbe : vivre médiocrement ;
2)par rapport au sujet : elle lui serra la main affectueusement ;
3)par rapport à l'objet : apercevoir confusément de grosses
masses noires ;
4)par rapport à un attribut : le gazon redevient
merveilleusement gazon ;
5)par rapport à un complément circonstanciel : pauvrement
vêtu d'une vieille redingote noire.
Les rapports entre l'adverbe et le verbe sont de divers
types. Ils affectent :
1)l'idée de procès que contient le verbe : marcher lentement ;
2)une idée de substance impliquée dans le verbe : manger
bien ;
3)une idée de qualité impliquée dans le verbe : colorier
diversement ;
4)une idée de relation impliquée dans le verbe : savoir
exactement.
B) Le schéma du classement des adverbes de quantité
s'esquisse en quatre points, l'adverbe pouvant exprimer :
1)la quantité d'une idée de substance : il le récompensa
chichement ; ses larmes coulaient abondamment ;
2)la mesure d'une qualité : le teint fortement cuivré ;
3)la mesure d'une idée de relation : il se trompe grandement ;
4)la mesure d'une idée de procès (mesure temporelle et
mesure spatiale) : l'homme ne peut pas avoir raison indéfiniment
contre l'humanité ; les lézardes des murailles bâillaient largement.
G) Quant aux adverbes de relation, ils marquent :
1)une relation spéciale, laquelle peut être, notamment,
temporelle ou spatiale : cela est arrivé nouvellement ; un canal
creusé latéralement à un cours d'eau, — ou encore une idée de
jonction : ils ont agi conjointement ;
2)une relation générale avec une idée d'entité implicite :
gouverner constitutionnellement.

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L'étude que je viens de résumer, trop sommairement à mon
gré, s'impose à l'attention par un double mérite. D'une part,
elle se fonde sur une heuristique large et objective ; elle est
pourvue de références précises aux textes allégués ; un index
détaillé rend aisée la consultation de l'ouvrage. D'autre part,
l'auteur ne craint pas de poser des problèmes nouveaux, dût-il
encourir les ires des tenants des techniques traditionnelles. La
matière féconde qu'il a faite sienne n'avait été l'objet, jusqu'à
maintenant, que de remarques occasionnelles et de
considérations générales. Son livre complétera, par une sorte
d'approfondissement et d'élargissement internes en un domaine restreint,
la méthode et la vertu organique de l'ouvrage célèbre La
Pensée et la Langue (x), avec cette restriction toutefois, qui en
l'espèce était inévitable, que le sujet est nécessairement
circonscrit à l'intérieur d'une catégorie grammaticale unique.
Devons-nous nous en plaindre? Non sans doute, puisque
l'efficacité des conceptions de Ferdinand Brunot est éprouvée malgré
les cadres d'une « partie du discours ».
Des recherches en cours m'ont conduit, plus d'une fois, soit
au seuil soit au cœur même des questions étudiées ou abordées
par l'auteur. C'est ce qui m'autorisera, sans doute, à discuter
ici quelques-uns des problèmes examinés ou impliqués dans
l'étude de M. Nilsson-Ehle. Puissent mes observations, même
si elles devaient apparaître en quelque endroit sous les espèces
extérieures d'une critique un peu vive, dire à notre confrère
suédois ma foi en l'efficacité de son œuvre ! Je rangerai ces
observations sous trois chefs :
1)les limitations de l'existence et de l'usage des adverbes
en -ment ;
2)les relations fonctionnelles des adverbes en -ment :
l'adverbe de mot et l'adverbe de phrase ;
3)l'économie générale du classement dans ses rapports avec
la terminologie.
* *
i. Les limitations de l'existence et de l'usage
DES ADVERBES EN -ment.
L'auteur n'a fait qu'aborder (pp. 21-24) la question des
restrictions lexicologiques de l'usage des adverbes en -ment. Il est
(1) On peut regretter que l'auteur renvoie à la première édition (1922)
de cet ouvrage. Encore que le livre de Ferd. Brunot n'ait pas été refait,
la 3e éd. (1936) a corrigé quelques menues erreurs et l'index,
considérablement augmenté, y est devenu un véritable guide détaillé des faits de
pensée et de langue.

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des cas où l'absence de forme adverbiale correspondant à
l'adjectif est motivée : si les adjectifs de couleur ne peuvent donner
naissance à des adverbes en -ment, — qui seraient appelés à
déterminer une action, — c'est que « action et couleur au sens
propre sont simplement deux notions incompatibles, dont l'une
ne saurait déterminer l'autre » (p. 23). A ce propos, M. Nilsson-
Ehle discute les avis des linguistes (Darmesteter, Brunot et Bru-
neau) qui estiment tout uniment que tout adjectif peut développer
un adverbe de manière : selon lui, il faut distinguer entre les
adverbes interdits par le seul « préjugé anti-néologique » (x) mais
qui existent toujours à l'état virtuel, et ceux auxquels s'oppose
le facteur de restriction, stable et permanent, d'une motivation.
La question touche de près au problème plus général de
l'étendue ou du champ des possibilités fonctionnelles de la catégorie
de l'adverbe dans le système de la langue française. Peut-on
vraiment faire état de restrictions lexicologiques « logiquement
motivées » affectant la dérivation en -menti Psychologiquement,
bien des adverbes en -ment, taxés par nous d'étrangeté,
passeraient normalement de la puissance à l'acte, dans la parole
spontanée des sujets parlants, s'ils appartenaient aux
possibilités du système de faits sociaux qu'est la langue. La logique
n'y aurait que faire : les restrictions en question sont motivées,
non pas logiquement, mais sociologiquement. C'est la contrainte
sociale de l'usage, de l'habitude, — ș habitude de ce qui existe
et habitude de ce qui n'existe pas, — qui exerce sa puissance,
sans que nous en ayons toujours conscience. En vertu de quel
principe la logique imposerait-elle ou justifierait-elle les
interdictions frappant, selon l'auteur, corpulemment et rougementl
Serait-ce la logique qui m'empêcherait de dire, par exemple,
d'une personne corpulente qu'elle déambule corpulemmentt Ma
judiciaire rationnelle ne rechignerait pas davantage devant une
expression du type à l'horizon une masse informe apparaît rou-
gemenf : c'est un χ qui ne se manifeste pas autrement que par
sa couleur rouge. Ces expressions, malgré leur inattendu,
malgré leur non-conformisme, s'insèrent, sans heurter la logique,
dans la série des exemples, relevés par M. Nilsson-Ehle, où
l'adverbe en -ment détermine à la fois le verbe et le sujet. Bien
plus, la logique, si logique il devait y avoir en cette affaire,
ne pourrait que trouver son compte dans une tendance à
l'adéquation entre l'expression verbale et le réalité connue (une
péril) Cette expression est empruntée à l'étude de feu Edouard Pighon,
La vitalité de la suffixation, Le Français moderne, VII, 1939, p. 8.
Dans cet article, sont discutées les vues de M. Charles Bally sur la
suffixation « déficiente »,

BIBLIOGRAPHIE 701
Sonne ou une masse x, dans les exemples ci-dessus) telle qu'elle
apparaît en acte. Faute d'appliquer la distinction efficace
entre langue et parole, l'auteur retombe, inconsciemment sans
doute, dans le préjugé des prohibitions édictées, au nom de la
logique, par les grammaires normatives et législatives (x). Le
principe fonctionnel qui confère au livre sa vie et son unité
en est nécessairement affecté.
La vitalité de la suffixation en -ment apparaît, en revanche,
fort opportunément, dans des exemples affectés de la mention
« exceptions rares et d'un caractère plutôt occasionnel » : penser
et juger françaisement, etc. (p. 212). Le jugement
qu'impliquent les mots « exceptions », « rares » et « occasionnel » est peut-
être un peu hâtif. La nécessité onomasiologique de l'adverbe du
type en cause s'explique aisément par opposition différentielle
à l'expression adverbiale à la française, dont ni le sens ni la
valeur ne conviennent aux cas où il est fait usage de l'adverbe
françaisement. Ajoutons que l'absence, en français, de
composés du type structural germanique vlaamsvoelend rend plus
utile encore, dans le système de la langue, la construction
sentant françaisement. Nous retiendrons aussi que l'adverbe en
-ment employé avec un sens limitatif est « un type florissant » :
biographiquement, gênés iquement, talmudiquement, cinématographi-
quement parlant, etc. (p. 217 et ss.). Que la plupart de ces « néo-
logismes » soient des « créations plus ou moins occasionnelles »
(p. 217), nous en tomberons parfaitement d'accord, mais à la
condition d'ajouter une précision. Si ces innovations sont, en
fait, des créations de la parole de certains sujets parlants,
elles s'imposent facilement à la langue dans laquelle elles
existaient déjà en puissance et où elles sont appelées à l'existence
par leur utilité fonctionnelle.
Concluons. L'étude des restrictions lexicologiques dans l'usage
des adverbes en -ment est, plus que ne le croit l'auteur (2), liée
(1)Concernant la vitalité des formations adverbiales en -ment, cf.
J. Damourette et Éd. Pichon, Des mots à la pensée. Essai de Grammaire
de la langue française, t. II, Paris, 1930, p. 247 et ss. Ces auteurs observent
en passant que l'Académie espagnole déconseille segundamente et tercera-
mente et condamne cuartamente, etc. : question d'usage social, variable
dans le temps et dans l'espace, et non de logique éternelle, puisque le
français estime absolument normales ses formes correspondantes des
mêmes adverbes ordinaux.
(2)Observons d'ailleurs que l'absolu de la phrase « il n'entre pas dans
le cadre de notre exposé de décrire l'usage sous son aspect lexicologique »
(p. 21) est, en fait, corrigé en plus d'un endroit du livre.

702 BIBLIOGRAPHIE
à la quetion des catégories sémantiques et fonctionnelles du
système.
Passons à des limitations d'un autre ordre. Les adverbes
extérieurement, intérieurement, latéralement ne sont pas des
synonymes absolus des expressions à l'extérieur, à l'intérieur, à
côté (p. 195). On dit que l'enfant jouait à côté, mais on ne
pourrait pas dire qu'il jouait latéralement. L'explication proposée
est heureuse : l'emploi de l'adverbe semble exiger que la
relation spatiale à exprimer « soit en quelque sorte étroite ou
intime ». Nous ajouterons : il n'est pas étonnant que, dans le
système de la langue, apparaissent une opposition et une
spécialisation différentielles, — au point de vue sémantique et
au point de vue fonctionnel, — lorsque coexistent deux moyens
d'expression (à côté : latéralement) qui, en théorie, pourraient
être équivalents.
Quelles sont les extensions ou les limitations de l'usage des
adverbes en -ment dans les divers français sociaux? Ce n'est
qu'occasionnellement que l'auteur aborde ce problème : « nous
n'aurons pas spécialement en vue », écrit-il, « tel ou tel de ces
milieux stylistiques particuliers qu'on peut distinguer à
l'intérieur d'une langue à une époque donnée » (p. 7). Il semble qu'il
faille entendre ici « milieux stylistiques » dans le sens de
milieux où se rencontrent des usages linguistiques spéciaux
appelés, par exemple, style juridique, style commercial, etc. (*ș).
Dans l'étude critique de l'usage qui nous est proposée se
rencontrent des adverbes en -ment appartenant à diverses langues
spéciales. Tel est le cas, notamment, des adverbes conséquem-
(1) Un peu plus bas, il est fait état, dans un autre sens, semble-t-il, de
la « valeur stylistique » des adverbes en -ment. Il est dit, d'autre part
(p. 6), que « le style » des écrivains du grand siècle sert encore de modèle
à l'usage de nos jours. Constatons que la polysémie de style et de
stylistique est souvent fâcheuse : cf. J. Marouzeau, Traité de Stylistique
appliquée au latin, Paris, Les Belles Lettres, 1935, p. ix et ss., et, du même
auteur, Précis de Stylistique française, Paris, Masson, 1941, p. 1 et ss.
Admettons, avec M. Marouzeau, que le style est l'aspect et la qualité qui
résultent du choix entre les moyens d'expression que la langue met à notre
disposition. Alors s'éclaire le cas de l'expression boire théo logiquement,
due à Th. Gautier et examinée par M. Gh. Bally, Linguistique générale et
linguistique française, Paris, Leroux, 1932, p. 237 : il s'agit, non pas d'un
type d'innovation stérile, dans la langue, comme le croit M. Bally, mais
d'un usage stylistique affecté, comme le propose M. Nilsson-Ehle (p. 23,
note) : explication heureuse, mais où il faudrait insister davantage sur la
différence fondamentale entre langue et style.

BIBLIOGRAPHIE 703
ment (p. 15) et subséquemment (p. 191). Les exemples allégués
sont empruntés au Dictionnaire de l'Académie, lequel, comme
on sait, est d'inspiration normative et ne fournit aucune
référence aux textes. Ajoutons une précision nécessaire : ces
adverbes appartiennent presque exclusivement, — le second surtout, —
à des langues spéciales : langue officielle, langue du droit, langue
des agents de la force publique. La multiplicité des adverbes
en -ment est une des beautés du « style des jugements » (x) et
le subséquemment qui agrémente la sécheresse des rapports de
nos gendarmes a été assez souvent raillé.
* *
ii. Les relations fonctionnelles des adverbes en -ment :
l'« adverbe de mot » et l'« adverbe de phrase ».
Est-il possible d'établir un départ rigoureux entre l'adverbe
de mot et l'adverbe de phrase? L'auteur observe que les seuls
critères de distinction sur lesquels on puisse se fonder sont,
pour la langue écrite, la ponctuation et la place de l'adverbe
dans la proposition. En note, il ajoute que la langue parlée
dispose d'un autre moyen : l'intonation. C'est de ce dernier
moyen qu'il convient de faire état en ordre principal, la
langue parlée précédant la langue écrite. Faisons appel, à cette
fin, à la méthode des oppositions de la phonologie syntactique :
il a fini malheureuseMENT 30 il a /ini, / malheureuseMTSNT ; il
a parlé nature î/cment o> il a panA, / naturel &μεντ. Il ne
suffit pas d'affirmer que l'interprétation de la fonction de
l'adverbe est « essentiellement déterminée par le contexte » (p. 17). Ou
bien il faudrait alors entendre ce dernier terme, sensu lato,
comme pouvant s'appliquer aussi au « contexte oral », celui-ci
comprenant, comme partie intégrante, la réalisation de telle ou
telle des possibilités de la gamme des variations phoniques.
Le problème est ensuite de savoir comment la langue écrite
supplée, — fort imparfaitement sans doute, — aux oppositions
fonctionnelles qui vivent dans la langue parlée et que la
phonologie a pour mission d'étudier (2).
(1)On co nsultera avec profit l'ouvrage de Pierre Mimin, Le style des
jugements (vocabulaire, construction, dialectique, formes juridiques), 2e éd.,
Paris, Marchai et Billiard, 1936. — Voir, notamment, ce qui est dit,
p. 84, de la multiplicité des adverbes en -ment, « outrage pour l'oreille ».
(2)La phonologie ne peut pas être uniquement lexicale : Trubetzkoy
lui-même estimait qu'elle doit étudier toutes les fonctions linguistiques
des oppositions phoniques. J'ai montré ailleurs que les oppositions de ton

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La méthode des oppositions phonologiques permettrait de
mener à bien l'analyse critique d'une phrase (entendue dans la
conversation, dit l'auteur) du type suivant : les stars de cinéma,
quand on les voit naturellement, c'est autre chose (p. 111).
L'adverbe est interprété comme étant une qualification exclusive de
l'objet : « c'est-à-dire à l'état naturel, sans fard ni poudre, à
l'état où elles sont naturelles ». Fort bien, mais la question est
aussi de savoir de quels moyens phoniques, — de quels artifices
phoniques, peut-être, — la langue orale peut disposer pour
opposer, à la phrase entendue dans le sens susvisé, celle où il est
question, dans le chef du sujet connaissant, de « voir
naturellement » les stars, — au lieu de les voir huper-naturellement, —
c'est-à-dire sans préjugé favorable, sans être influencé par la
réputation qui fait de ces célèbres personnes des êtres
exceptionnels. Et voici une troisième possibilité, à propos de laquelle
se pose un problème analogue : la même phrase peut signifier
Zes stars de cinéma, c'est autre chose, [mais] naturellement [cela
n'est établi, cela n'apparaît que] quand on les voit. Dans le
premier cas, l'adverbe se rapporte à l'objet Zes ; dans le second
cas, au verbe voit et aussi au sujet on ; dans le troisième cas,
à la totalité de l'énoncé, naturellement marquant une relation
explicative entre les deux propositions de la phrase les stars
de cinéma… c'est autre chose et quand on les voit.
C'est encore aux fonctions oppositives de la phonologie que
nous ferons appel pour interpréter les adverbes affirmativement,
négativement, dubitativement, interrogativement lorsqu'ils
expriment « une qualité acoustique (l'accent, l'intonation) » (p. 28) ; il
répéta « Madame de laPérouse »… interrogativement. — « Oui… oui…
oui », répondit dubitativement mon visiteur. Ces mêmes adverbes
peuvent marquer également la valeur de signe qui est celle d'un
« geste », c'est-à-dire d'un regard ou d'un mouvement : van Mal-
deren regardant interrogativement, le juge l'obligea à hocher
affirmativement la tête. — II remuait négativement la tête. Ils
indiquent aussi, synthétiquement, le sens général d'un énoncé
verbal ou d'un acte du langage non-verbal : répondre
négativement, répondre affirmativement (qu'il s'agisse de mots ou de
gestes). J'ai expliqué en fonction de la sémiologie ces exemples
empruntés à M. Nilsson-Ehle. Venons-en maintenant à la
discussion de l'interprétation qui en est proposée : « quel que soit
le cas, il est clair que ces adverbes n'ont pratiquement d'autre
et d'intensité sont pleinement pertinentes dans la phonologie de la
phrase : Tendances de la linguistique contemporaine. La Phonologie. Bruxelles,
Pidier, 1942, P- 37 et ss,

BIBLIOGRAPHIE 705
fonction que de qualifier l'idée verbale même » (p. 29).
Qualification exclusive de l'idée verbale? C'est douteux. Partons du
second cas : celui de la caractérisation du regard ou du
mouvement, c'est-à-dire de la caractérisation du langage par gestes.
Le rôle des adverbes interrogativement, affirmativement, négati-
tivement est de faire connaître, par une transposition ou
traduction verbale, dans une relation parlée ou écrite, la valeur
semiologique incluse dans un acte accompli par un être humain
qui exprime, par un ou des gestes, son psychisme interne : le
« sujet gesticulant » (s'il m'est permis de hasarder ce
néologisme de terminologie) par qui cette valeur est actualisée (') est
désigné par le sujet de la proposition (le nom propre van Mal-
deren dans l'exemple ci-dessus) et, par conséquent, l'adverbe
(interrogativement) ne peut pas qualifier exclusivement le verbe
(regardant). La question la moins importante, on le voit, n'est
pas celle de la valeur fonctionnelle des oppositions dans le
langage par gestes, que celui-ci coexiste ou non avec le langage
verbal (2). — De là passons aux exemples répéter « Madame
de la Pérouse » interrogativement et répondre « oui… oui… oui »
dubitativement. La fonction de l'adverbe n'est pas de qualifier
exclusivement l'idée verbale contenue dans répéter ou dans
répondre, mais de suppléer aux insuffisances de la langue écrite,
impuissante qu'est celle-ci à traduire adéquatement les valeurs
fonctionnelles des intonations qui, dans la vie de la langue
parlée, opposent l'énoncé interrogatif, l'énoncé dubitatif et l'énoncé
affirmatif, — intonations qui peuvent, au surplus, être
corroborées par des actes paralinguistiques, c'est-à-dire par des
gestes que vivifient, eux aussi, des valeurs sémiologiques
d'opposition. Concluons : l'adverbe qui caractérise, dans sa totalité
unitaire, une attitude du sujet parlant, est tout autre chose
qu'une qualification exclusive de l'idée verbale. Ni la
phonologie, ni l'étude du langage par gestes, ni la sémiologie, — disci-
(1)N'oublions pas, au surplus, qu'avant toute construction
interprétative de la sémiologie ou de la linguistique, cette valeur est phénoménologi-
quement vécue par le « sujet gesticulant », — le «locuteur », pour
reprendre un terme de Damourette et Pichon, — et par son ou ses interlocuteurs
qui le comprennent. L'adverbe en cause exprime, par conséquent, une
interprétation du geste.
(2)Ge n'est pas le lieu de soutenir une thèse qui dépasserait le sujet de
cette étude. Observons seulement que la méthode des oppositions dont
on use en phonologie peut être valable aussi, mutatis mutandis, dans le
domaine du langage par gestes : les travaux des phonologues peuvent
rejoindre ceux du Père Jousse,

706 BIBLIOGRAPHIE
plines jeunes qui doivent plaider encore pour conquérir Yadmit-
tatur, — ne peuvent demeurer étrangères à l'étude des
relations fonctionnelles des adverbes en -ment.
Dans le classement des adverbes de qualité se rapportant à
l'objet, l'auteur fait figurer une série d'exemples dans lesquels,
dit-il, « l'objet explicite représente une idée qui, au point de
vue du sens, n'est pas nettement séparée de l'idée verbale »
(pp. 100-101) : avoir clairement conscience, faire favorablement
impression, faire honorablement figure, etc. Après quoi il
remarque, fort pertinemment, que « l'objet y forme avec le verbe
une unité sémantique » (p. 102). Fort bien, mais alors il faut être
conséquent jusqu'au bout : il ne s'agit pas d'un verbe plus un
objet, mais d'une locution verbale, expression d'ensemble qui
existe comme telle dans la langue et préexiste, par conséquent,
aux usages individuels. C'est cette locution verbale qui, dans
sa totalité, est qualifiée par l'adverbe.
Observons enfin qu'il siérait de prévoir une catégorie
fonctionnelle particulière pour les adverbes qui, à rigoureusement
parler, ne sont pas déterminants mais constituent, contrairement
aux apparences grammaticales, la partie essentielle d'un énoncé :
sournoisement dans il agit sournoisement, rapidement dans faites
rapidement, etc.
* *
III. L'ÉCONOMIE GÉNÉRALE DU CLASSEMENT DANS SES
RAPPORTS AVEC LA TERMINOLOGIE.
La méthode, nous l'avons dit, s'apparente de près à celle
que Ferdinand Brunot a élaborée, avec le succès que l'on sait,
dans La Pensée et la Langue. Les trois chapitres de M. Nils-
son-Ehle peuvent s'intégrer, sans heurt, dans l'édifice du
maître français : livre xvi, les principales caractéristiques (la
qualité et la manière, la mesure) ; livre xvn, modifications aux carac-
térisations ; livre iv, les nombres ; livre xi, circonstances,
modalités (section C : les temps) ; livres xvin et ss., les relations. Pour
reconnaître l'esprit de Brunot, il suffit d'observer que
l'établissement même des cadres du livre qui nous occupe se fonde sur
les « faits de pensée considérées et classés par rapport au
langage », — qualité, quantité, relation, subdivisions de chacune
de ces catégories, — et qu'on étudie les « moyens d'expression
qui leur correspondent » (x) dans la catégorie grammaticale des
adverbes en -ment.
(1) Les expressions entre guillemets sont celles dont s'est servi Ferd.
Brunot pour exposer les caractères originaux de sa méthode (La Pensée
et la Langue, p. vu).

BIBLIOGRAPHIE 707
Inévitablement, cependant, ce point de vue se conjugue, en
une sorte de compromis, avec une nécessité non moins
fondamentale : autant que dans les faits de pensée, la base de l'étude
doit être cherchée dans les mots eux-mêmes, c'est-à-dire dans
les adverbes en -ment étudiés par rapport à leur signification,
par rapport aux actes psychiques qu'ils expriment. On voit
où gît la difficulté. Faut-il se fonder sur une psychologie et
une logique déjà construites, et où l'on trouve les « idées » (telle
est l'expression de l'auteur) de qualité, de relation, de substance,
de nombre, etc. ? Ou bien, faisant abstraction de ce
présupposé qui pourrait commander entièrement le classement,
convient-il, par une sorte de doute méthodique à l'endroit de cet
acquis scientifique et philosophique, de partir des seuls faits
de la langue pour atteindre médiatement la pensée et construire
ainsi une psychologie à base linguistique? Nécessairement les
deux points de vue se combinent et, — nouvelle complication, —
les points de départ linguistiques eux-mêmes sont, non moins
nécessairement, tantôt le fait ou plutôt l'acte linguistique phé-
noménologiquement vécu, tantôt une linguistique qui est déjà
l'œuvre des linguistes bâtisseurs (x). Dans l'état actuel de notre
science, on ne peut exiger davantage : félicitons-nous plutôt que
le travail de M. Nilsson-Ehle nous achemine vers les précisions
méthodologiques réclamées.
Notre examen critique doit porter sur la terminologie même,
sur cette « langue bien faite » ou « à bien faire » qui est, non
certes la condition suffisante, mais une condition sine qua non
du progrès de la science. Passons donc en revue quelques
termes qui, dans le classement des adverbes en -ment, invitent
à la discussion.
1)Adverbe de mot, adverbe de proposition, adverbe de
phrase. — Rappelons ici, pour mémoire, que l'adoption de
ces appellations dans la terminologie linguistique française est
vivement souhaitable (2).
2)Substance. — La générosité avec laquelle il est fait usage
de ce terme (pp. 20, 29, 30, 44, 45, 47, 49 et ss., 76, 120, etc.)
tient en éveil l'esprit critique du lecteur.
Le verbe, nous dit-on, peut impliquer une idée de substance
(manger, vêtir, couronner, etc. ), laquelle peut être qualifiée par
l'adverbe. Exemple : manger parfaitement (cf. pp. 30 et 45)
(1)La distinction entre les deux points de vue a été remarquablement
présentée par M. H.-J. Pos, Phénoménologie et Linguistique, Revue
INTERNATIONALE DE PHILOSOPHIE, I, 1939, pp. 354-365.
(2)Cf. ce qui a été dit au début de la présente étude.

708 BIBLIOGRAPHIE
L'adverbe qualifierait « d'une façon exclusive l'élément de
substance implicite du verbe manger » (p. 45) et, par conséquent,
on pourrait lui appliquer « une étiquette de classement spéciale »
(p. 30) : adverbe de contenu, le mot contenu étant pris dans le
sens de « substance impliquée, indépendante ou nettement
détachée de l'action » (p. 45). En d'autres mots, l'adverbe serait un
complément ne se rapportant « qu'à la nourriture même » {ibidem).
L'emploi du terme substance, emprunté avec assez de facilité
au vocabulaire philosophique (x), conduit ici à une
interprétation linguistique fort discutable. Dans la phrase de Zola il y
avait des petits cabinets dans lesquels on mangeait parfaitement,
l'adverbe parfaitement ne se rapporte pas exclusivement à la
« substance nourriture » considérée en quelque sorte comme une
« chose en soi ». Ce qui est bon, ce qui est agréable au goût
(sens impliqué par parfaitement dans le contexte), ce n'est pas
la « substance nourriture » détachée de l'action de manger, mais
la nourriture dégustée, c'est-à-dire connue agréablement par le
sens gustatif dans le phénomène de connaissance qu'est l'acte
de manger. — Je ne comprends pas davantage l'explication
proposée pour cette phrase de Flaubert : de petits murs en
cailloux… séparaient irrégulièrement ces habitations : « le verbe
contient une idée de substance (celle de séparation au sens de «
chose qui sépare ») » (p. 76). On sent trop que la substance «
séparation » a été créée pour les besoins de la cause.
Résumons-nous. Il est dangereux, dans une terminologie
conçue en fonction de la linguistique, de vouloir, sans être parti
d'une critique préjudicielle, retrouver dans le verbe le
substantif, et dans le substantif la substance. Le danger est d'autant
plus grand qu'il est rendu moins apparent par la parenté
étymologique de ces deux derniers mots et par leurs
interdépendances dans les usages traditionnels. Faut-il rappeler que les
doctrines de la substance ont, des siècles durant, faussé les
conceptions de générations de grammairiens?.
3) Sujet. — Se référant à l'inhérence psychologique du sujet
et du verbe (p. 25) exposée par M. Sechehaye, l'auteur étudie,
par rapport au sujet, l'adverbe qui qualifie une idée verbale (3).
(1)Pour un examen critique préjudiciel de la polysémie de substance,
cf. le Vocabulaire teclmique et critique de la Philosophie, p. p. A. Lalande,
4e éd., Paris, Alcan, 1932, II, p. 816 et ss. et III, p. 118. Voir aussi Johan-
nes Hessen, Das Substanzproblem in der Philosophie der Neuzeit, Berlin
und Bonn, Diminuer, 1932.
(2)Concernant l'inhérence psychologique du sujet et du verbe, cf.
Albert Sechehaye, Essai sur la structure logique de la phrase, Paris,
Champion, 1926, p. 54 et ss.

BIBLIOGRAPHIE 709
Le principe même de la méthode ne peut que recueillir notre
approbation. Le problème est obscurci, malheureusement, par
le fait que, du sens grammatical de sujet, le lecteur est conduit,
sans transition, au sens psychologique de ce même mot. La
confusion de l'ordre grammatical et de l'ordre psychique
apparaît dans ces deux énoncés, qui se succèdent à quelques lignes
d'intervalle. Premier texte : « la faculté que possède l'adverbe
qualificatif en -ment de se rapporter, de par son sens, au sujet
de la proposition est un fait… » (p. 61). Second texte : « l'adverbe
a toujours gardé la faculté d'indiquer la disposition d'esprit du
sujet » (ibidem).
Il est clair qu'il ne s'agit pas de la disposition d'esprit du
mot qui est le sujet grammatical de la proposition. Dans la
complexité des sens de sujet, il importe de distinguer : le
sujet grammatical ; le sujet logique ; le sujet réel, — au sens
aristotélicien, c'est-à-dire l'être individuel qui accomplit les actes
ou qui possède les qualités qu'on en affirme (,1) ; le sujet
psychologique, — c'est-à-dire l'être individuel dont on observe le
comportement et dont sont en question les états et les actes
psychiques. C'est ce dernier sens qui doit intervenir lorsque, dans
l'explication du sens des adverbes en -ment, il s'agit de la
correspondance ou de la non-correspondance entre la manière d'agir
et la disposition d'esprit du sujet (pp. 64, 66, 89). S'il y a
désaccord entre le comportement extérieur et le psychisme interne
(il peut être vrai de dire il marche joyeusement, par exemple,
alors que la personne dont on parle est profondément triste),
l'adverbe marquant une disposition d'esprit du sujet ne perd
pas, pour la cause, sa valeur psychologique (comme il est dit,
à tort, pp. 66 et 89) : malgré la discordance alléguée, les
apparences du comportement extérieur sont et demeurent
psychiques, elles aussi, mais à leur manière (2).
(1)A ce propos, rappelons que les logiciens de la tradition scolastique
étudiaient, sous le nom de suppositio, les propriétés qui, dans la
proposition, affectent le terme en tant que celui-ci supponit pro re. La linguistique
de notre siècle pourrait trouver son bien, après mise au point, dans la
vieille distinction entre signification et suppositio. Voir, p. ex., Jacques
Maritain, Eléments de Philosophie. II. L'ordre des concepts, I. Petite
Logique. 3e éd., Paris, Téqui, 1923, p. 75 et ss. On y trouvera rappelée,
dans un exposé moderne de la question, une explication aristotélicienne
qui n'est simpliste qu'en apparence : «in disputationibus nos utimur voca-
bulis loco rerum, quia ipsas res in medium afferre non possumus ».
(2)On pourrait examiner aussi l'exemple il est monté pacifiquement
sur le trône (p. 71). Voir encore pp. 77 et 79.

710 BIBLIOGRAPHIE
4) Quantité, mesure, nombre, degré, intensité. — Après
avoir constaté l'insuffisance et souvent l'incohérence des termes
employés pour classer les idées rentrant dans la catégorie
générale de la quantité, l'auteur propose une terminologie
systématique. Essai courageux en une matière difficile, et à l'appui
duquel interviennent de nombreux exemples.
a) et b) Quantité et mesure, dit M. Nilsson-Ehle, « ont tous
deux une valeur très générale, et l'un ou l'autre paraît se
prêter avec une facilité à peu près égale à l'emploi comme
rubrique commune aux faits de langage dont il s'agit ici. Le choix
entre ces termes est donc sur ce point plutôt une question de
goût. La raison pourquoi nous adoptons en premier lieu celui
de quantité est simplement le désir de ne pas nous écarter
inutilement d'un usage que les grammaires-manuels ont consacré
et qui n'a pas, que nous sachions, rencontré d'objection expresse
dans les ouvrages à tendance plus profonde » (p. 143). Quantité
et mesure seraient donc, en droit, à peu près synonymes : c'est
mû par un motif purement pragmatique que l'auteur a opté
pour quantité.
Cette option utilitaire n'est cependant pas totale. S'il est
question de la quantité d'une idée de substance (p. 147), on
rencontre, en revanche, les expressions mesure d'une qualité (p. 154),
mesure d'une idée de relation (p. 157), mesure d'une idée de procès
(p. 166).
Si, en cette affaire, la rigueur doit nous venir du vocabulaire
de la philosophie, on sera difficilement satisfait de l'équivalence
attrbuée à quantité et mesure. Ouvrons le Vocabulaire
technique et critique de la Philosophie (*), et nous y lirons qu'en
mathématiques et en physique, quantité signifie « caractère de ce
qui est mesuré ou mesurable » et aussi « la chose même qui
est objet de mesure ». On ne peut donc confondre la mesure
avec la quantité dont elle est ou peut être la détermination et
l'expression mathématiques. Ajoutons qu'il y a une différence
fondamentale entre quantité mesurée et quantité vécue, quantité
estimée, c'est-à-dire présente à la conscience indépendamment
de toute mesure objective : énormément, excessivement,
démesurément, par exemple, impliquent une relation à une norme, une
comparaison subjective, sans qu'il y ait proprement de mesure.
Il est fort douteux, d'autre part, qu'on puisse employer
l'expression mesure d'une qualité (a) pour expliquer le sens de l'ad-
(1)Op. cit., II, p. 664.
(2)Les adverbes indiquant « la mesure d'une qualité » sont les adverbes
de degré, est-il dit p. 154. Voir ci-après, sous le litt. d), les observations
relatives au mot degré.

BIBLIOGRAPHIE 711
verbe dans éclairer imparfaitement la pièce, elle sucrait fortement
son grog, etc. (p. 155) : il s'agit, non pas de mesures, mais d'
appréciations quantitatives. Nous avons affaire, au contraire,
à une réelle mesure de la fréquence ou de la répétition dans
gratifier hebdomadairement, payer mensuellement, etc. (p. 176).
c)Sous le titre quantité discontinue (l'idée de nombre)
figurent des exemples du type pleurer abondamment, meubler
sommairement, etc. (p. 152 et ss.). Dans pleurer abondamment,
l'adverbe n'implique pas proprement « l'idée d'un grand nombre
de larmes », même si la réalité, matériellement, est ainsi faite
(p. 152) : abondamment caractérise l'ensemble par une estimation
quantitative, laquelle est, en partie, appréciative et subjective.
L'expression meubler sommairement et d'autres semblables
appellent un commentaire critique analogue.
d)Le mot degré désignerait, en principe, « la mesure d'une
qualité » (pp. 142 et 154). Cette acception, conforme à
diverses définitions lexicographiques, est-elle défendable? Observons
que le mot degré implique essentiellement la connotation de
place, dans une série ou sur une échelle, d'entités quantifiées qui
peuvent être estimées et comparées entre elles, sans que
cependant ni l'estimation ni la comparaison comportent
nécessairement une mesure au sens strict. On peut admettre, par
conséquent, que faiblement, légèrement, fortement puissent (x) être des
adverbes de degré dont le sens, essentiellement relatif, doit être
compris en fonction de la place qu'ils occupent dans le série
graduée à laquelle ils appartiennent. Ce sens peut être plus
ou moins précis selon que ces divers adverbes sont plus ou moins
rigoureusement hiérarchisés dans un système. En revanche, on
ne voit pas qu'il y ait expression d'un degré dans une phrase
du type le soleil l'avait énormément chauffée.
e)Reste le terme intensité. Pour le situer dans un système
de classement d'ordre logique ou intellectuel, l'auteur considère
comme décisif « son sens le plus concret » : « intensité veut dire
tension, force ou énergie » (p. 138). M. Nilsson-Ehle précise ainsi
sa pensée : « L'idée d'intensité, pour résumer, serait donc, selon
nous, une idée essentiellement qualitative, mais avec une
quantification ou mesuration implicite particulièrement sensible »
(p. 139).
Pareil problème de définition implique nécessairement des
présupposés philosophiques, et non des moindres, puisqu'il se
situe aux frontières mêmes de la qualité et de la quantité. Il
(1) Soulignons puissent. Voir ci-après, sous le litt. e), ce qui est dit
de l'intensité.
R. B. Ph. et H. — XXVI. — 46.

712 BIBLIOGRAPHIE
importe notamment de se demander si la notion
rigoureusement mesurative qui peut être, — mais qui n'est pas
nécessairement, — incluse dans la compréhension du terme degré,
est impliquée dans la définition du terme intensité. Sur ce
point, l'auteur s'en remet au type très courant de définition
que l'on rencontre dans les dictionnaires : ce type « contient
le terme essentiellement quantitatif ou mesuratif de degré »
(p. 139).
Cette implication est-elle fondée? Ou bien ne vaudrait-il pas
mieux admettre le point de vue exposé dans la définition du
terme intensité (sens A) proposée par la Société française de
Philosophie : « caractère de ce qui admet des états de plus ou
de moins, mais de telle sorte que la différence de deux de ces
états ne soit pas elle-même un degré de ce qui est ainsi
susceptible d'augmentation ou de diminution : p. ex., un sentiment
de crainte peut diminuer ou s'accroître, mais la différence entre
une crainte légère et une crainte plus forte n'est pas un degré
de crainte qui puisse être comparé aux autres, comme la
différence de deux longueurs ou de deux nombres est une longueur
ou un nombre ayant sa place sur l'échelle des grandeurs de
la même espèce » (x) ?
Le problème est complexe, et ce n'est pas en quelques lignes
qu'on pourrait le résoudre. Qu'il me suffise de souligner ici
qu'il revêt une importance particulière lorsqu'il s'agit de classer
des adverbes du type lourdement, pesamment, faiblement,
légèrement, fortement, intensément, etc. Observons notamment que
faiblement, légèrement, fortement peuvent être ou bien adverbes
d'intensité ou bien adverbes de degré selon qu'ils appartiennent
ou non à un système impliquant une hiérachie définie où
faiblement correspond à tel degré, etc. (2).
5) Temps et durée. — La distinction entre temps et durée
ne peut pas être passée sous silence. Sous le titre L'adverbe
indique la mesure d'une idée de procès : 1. Mesure temporelle, on
lit : « La quantification d'une idée de procès est par excellence
celle qui se rapporte au temps et qui se conçoit dans la forme
d'une idée de durée » (p. 166). Cette quasi-assimilation du temps
à la durée (ou de la durée au temps? ) néglige le point de vue
fécond des distinctions bergsonniennes. Méfions-nous d'une
conception qui pourrait impliquer l'équation temps mesuré ou
mesurable — durée. La durée vécue, la durée consciente appartient
en propre, non pas au monde physique extérieur, mais au monde
(1)Vocabulaire technique et critique.. ., op. cit., I, p. 390.
(2)Voir supra, litt. d), ce qui est dit à propos du degré.

BIBLIOGRAPHIE 713
psychique de la vie interne : elle ne peut être atteinte par la
mesure physico-mathématique qui a prise sur le temps.
Transposons cette spéculation sur le plan de la linguistique. Elle
s'y traduira par la nécessité foncière de distinguer, dans un
classement rigoureux, les cas suivants par exemple : 1) il a
été absent bien longtemps ; il y a trois ans qu'on ne l'avait plus
vu : dans ce contexte, longtemps marque une mesure imprécise
du temps (suivie d'une mesure précise : trois ans) et une
appréciation subjective de la durée ; 2) son absence a commencé je
ne sais quand, mais elle dure bien longuement, interminablement :
longuement, interminablement expriment la durée, et non le temps ;
3) je suis ici momentanément ; il n'occupe cette place que
temporairement : il s'agit, cette fois, du temps, mesurable ou peut-être
même mesuré, mais indiqué ici sans aucune précision
mathématique, et aussi sans nuance de durée (différence avec l'emploi
de bien longtemps dans l'exemple 1) ci-dessus).
6) Date subjective et date objective. — L'auteur condamne
avec raison (p. 187) les expressions date absolue (par rapport
au moment où l'on parle) et date relative (par rapport à un
autre moment), toute indication de date devant nécessairement
être donnée par rapport à un point de référence (moment, jour,
etc.), que ce moment appartienne au présent, au passé ou à
l'avenir. A parler rigoureussement, une date absolue est donc
une contradiction. Pour tenir lieu des expressions condamnées,
M. Nilsson-Ehle propose date subjective et date objective (*). On
peut se demander si celles-ci sont beaucoup plus heureuses.
Peut-on vraiment qualifier de subjectifs les adverbes actuellement
(dans où est-il actuellement*! ) et présentement (dans il est
présentement travaillé d'une grosse fièvre)*! La contemporanéité par
rapport au présent peut parfaitement être une indication
objective, même si l'on y voit une référence au moment où parle
ou écrit l'auteur de l'énoncé verbal ; il en est de même de
l'antériorité et de la postériorité par rapport au présent. Mieux
vaudrait, par conséquent, adopter les expressions date par
référence au présent et date par référence au passé ou au futur.
7) Conséquence et finalité. — Parmi les adverbes de
relation figurent ceux qui expriment « l'idée relationnelle de
conséquence » (p. 201 et ss. ). Il y aurait avantage à distinguer
entre la conséquence qui est purement et uniquement de fait et
celle qui est ou a été prévue et voulue en tant que telle. A Pad-
(1) L'auteur les emprunte à R. Lenz, La oraciôn y sus partes, 2e éd.,
Madrid, 1925, § 144 : il y a des adverbes « de caràcter personal y subjetivo
(por referirse à la persona que habla) » tandis que d'autres sont «
temporales objetivos ».

714 BIBLIOGRAPHIE
verbe qui exprime cette dernière conviendrait la dénomination
adverbe de finalité. C'est le cas des exemples suivants cités par
l'auteur : avantageusement dans il tenait à se montrer le plus
avantageusement possible ; utilement dans il va falloir travailler
utilement ; etc. C'est la même notion dans la catégorie des
adverbes exprimant une relation de connaissance. Ex. : dans
la phrase les examens ont lieu publiquement, l'adverbe signifie
« de telle manière que quiconque puisse y assister en témoin ».
Deux mots de conclusion. Il est des thèses de doctorat qui
se bornent prudemment à appliquer des techniques admises par
le consensus des spécialistes. Il est en d'autres qui s'écartent
des chemins toujours sûrs parce que toujours battus et dont
le moindre mérite n'est pas de marquer quelles sont les
tendances nouvelles, ou à tout le moins actuelles, de la science
universitaire : celle de M. Nilsson-Ehle est du nombre. Les
voies dans lesquels s'oriente, en de nombreux pays, la jeunes
linguistique contemporaine conduisent à l'étude de la pensée
humaine telle qu'on la peut déceler sous ses expressions
verbales. Il pourrait sembler paradoxal qu'il y ait là « nouveauté »,
et pourtant… La linguistique conçue à la manière du xixe siècle,
soucieuse surtout de s'asseoir sur des bases positives et solides,
— ce en quoi elle eut entièrement raison, — n'a pas toujours
vu que le but à atteindre dépasse de beaucoup l'examen des
faits matériels des langues, — ce en quoi elle a été incomplète
puisqu'elle n'a pas estimé comme il convenait la valeur
psychologique du langage. Loin de méconnaître en quoi que ce soit
l'importance de l'étude rigoureuse des faits, on doit se réjouir
de l'ampleur à laquelle cette étude peut atteindre lorsqu'elle
prend pour objet le classement syntaxique et sémantique des
adverbes en -ment.
Encore que l'auteur lui-même, par excès de réserve peut-être,
se soit abstenu de toute conclusion aux vues généralisées, il
me sera permis, je l'espère, de dégager, tout à la fois de sa
matière et de sa manière, quelques principes éminemment
féconds.
1) En linguistique, la sémantique a droit de regard partout.
Plus particulièrement, le problème des sens et celui des
fonctions ne peuvent être séparés artificiellement par les cloisons
étanches d'une prétendue division du travail. En d'autres mots,
sémantique et syntaxe doivent collaborer : à preuve les cas
des adverbes en -ment compléments d'un verbe.

BIBLIOGRAPHIE 715
2)Dans un classement syntaxique et sémantique, l'étude de
la langue et l'étude de la pensée sont solidaires. Une condition
sine qua non exige, à cette fin, l'interpénétration de la
linguistique, de la psychologie et de la philosophie. Depuis longtemps
on a compris chez nous, — ș l'existence et la vitalité de la Revue
dans laquelle j'écris en sont le probant témoignage, — la
nécessité d'établir des contacts étroits entre la philologie et l'histoire :
on croit moins aux relations de la linguistique avec les
disciplines sœurs.
3)Les progrès de la grammaire qui n'est plus et qui ne peut
plus être la vieille grammaire normative sont étroitement liés
au sort des études dui peuvent être dites « de classement
syntaxique et sémantique ». Mais ici s'interpose plus d'une
difficulté : celle, notamment, qui résulte des servitudes de la
terminologie traditionnelle. Les solutions proposées permettent
de voir où Ton est, et aussi… où l'on n'est pas. C'est ce qui
excusera, sans doute, l'insistance avec laquelle je me suis
attaché à proposer quelques amendements à la remarquable
contribution de M. Nilsson-Ehle.
4)J'ai eu l'occasion, d'autre part, de regretter que M.
Nilsson-Ehle n'ait jugé nécessaire d'appeler à son aide ni la
phonologie ni la sémiologie : aucune de ces disciplines ne peut être
tenue à l'écart ni de la sémantique ni de la syntaxe des
adverbes en -ment.
5)J'ai cru devoir insister sur le rôle des disciplines
linguistiques récentes. C'est qu'il importe de faire justice d'un préjugé
qui ne manque pas, parfois, de trouver un crédit facile :
contrairement à ce que d'aucuns pourraient insinuer pour se
dispenser d'y réfléchir plus avant, la linguistique contemporaine qui
se donne pour tâche d'atteindre la pensée, par-delà les mots,
ne marque pas un retour ou une rétrogradation, par-delà l'âge
positiviste, aux plus beaux temps de la grammaire générale, à
la « pré-linguistique » de l'âge philosophique que fut le xvine
siècle.
f Louis Michel.

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