Nous sommes nombreux à avoir observé lespèce de confusion dans laquelle la [626607]

Nous sommes nombreux à avoir observé l’espèce de confusion dans laquelle la
notion de postmodernité est restée depuis une trentaine d’années. Je crois que
cette confusion est due à une volonté, peut-être maladroite, inadéquate en tout cas,de chercher une synthèse là où il ne faut pas en chercher. Et il me semble que ceserait une bonne décision, du point de vue méthodologique, que de reconnaître la dis-tinction des significations du terme postmodernité à l’intérieur des différents champsoù il est employé
1.
On s’aperçoit, en effet, que même si la notion de postmodernité a été reprise
dans des champs différents de la culture et des sciences sociales, même s’il existe, enquelque sorte, des airs de ressemblance, il y a néanmoins des significations assezdistinctes dans les utilisations qui en ont été faites. Sans vouloir faire un inventaire
exhaustif, on peut souligner, par exemple, que cette question s’est posée dans destermes relativement différents en philosophie et dans les arts, ou en architecture. Dela même manière, la façon dont les sciences sociales, il y a une dizaine d’annéesenviron, se sont emparées de cette thématique pour en faire une problématique detravail, ne coïncide pas exactement avec la manière dont les philosophes eux-mêmesavaient abordé le problème. Enfin, il faut prêter attention au fait que les interpréta-
tions et les utilisations de la notion de postmodernité sont parfois très différentes enEurope et aux États-Unis.
Lorsque la thématique postmoderne a été développée, en particulier dans le
domaine de l’architecture, c’est à l’intérieur d’un contexte architectural et urbanis-tique très particulier, correspondant à la crise de ce que l’on a appelé le mouvementmoderne en architecture, et avec une revendication relativement précise de la part despremiers promoteurs de la postmodernité: la réévaluation des rapports du bâtimentau contexte, et plus précisément au site. Les premiers travaux de Venturi par exemple,EG
2004-1
p. 1-5
Jean-Marc Besse
UMR Géographie-cités, EHGO, 13 rue du Four, 75006 ParisDébat : la géographie postmoderne
Le postmodernisme
et la géographie. Éléments pour un débat
@EG
2004-1
1ARCHITECTURE, ART,
CULTURE, ÉCOLE FRANÇAISE DEGÉOGRAPHIE, ÉCOLE ANGLO-SAXONNEDE GÉOGRAPHIE,PHILOSOPHIE,POSTMODERNISME,PRATIQUESCIENTIFIQUE,SCIENCES SOCIALES
ARCHITECTURE, ART,
CULTURE, ENGLISH GEOGRAPHY,FRENCH GEOGRAPHY,PHILOSOPHY,POSTMODERNISM,SCIENTIFICPRACTICE, SOCIAL SCIENCES
1. Ce texte est la
transcription del’introduction orale au débat « postmodernismeet géographie » du 17 janvier 2003.Besse XPorange 27/04/05 17:44 Page 1

qui est un des fondateurs auquel les postmodernes se sont référés en architecture, et
ceux de ses élèves, étaient consacrés avant tout à une lecture des contextes et, à partirde là, ils ont été conduits à une interrogation sur ce que devait être une architecturequi prend en compte le contexte, entendu tout à la fois en tant que contexte social,contexte culturel et contexte territorial.
La philosophie a rencontré quant à elle le thème de la postmodernité dans un
registre différent, malgré le voisinage du vocabulaire. Le point de départ des débats enphilosophie a été la publication par Jean-François Lyotard de son ouvrage intitulé
La
Condition postmoderne (Ed. de Minuit, 1979). Le débat, qui a pris une tournure inter-
nationale, a été extrêmement vif dans les années 1980. Immédiatement, en effet, laquestion fut de savoir si ce qu’Habermas appelle «le projet moderne» était encore ounon d’actualité. Je précise la chose, afin de faire apparaître la distinction de la signifi-cation du mot «postmoderne» en philosophie et en architecture. En architecture, lamodernité a été considérée comme un fait historique, un héritage historique (et l’oncomprend, à vrai dire, la modernité comme
modernisation ), alors que dans le domaine
de la philosophie la modernité a été moins définie comme un fait que comme unenorme, c’est-à-dire un idéal régulateur de la pensée et de l’action, un horizon. C’estdans ce sens-là que Jürgen Habermas a défendu la notion de modernité et s’estopposé à la position de Lyotard.
En deux mots, la modernité chez les philosophes, c’est principalement deux
choses : d’abord un idéal de maîtrise technique de la nature fondée sur la science,idéal qui lui-même, ensuite, se veut au service d’un autre idéal, considéré comme fon-damental, qui est un idéal d’émancipation du sujet, quelle que soit la dimension plusprécise que l’on va donner à cette notion de sujet. Cette perspective d’une émancipa-tion humaine fondée sur un développement de la connaissance et de la technique aété l’un des enjeux du débat philosophique dans les années 1980. Habermas consi-dère que cet idéal est encore d’actualité, qu’il est encore à défendre, et c’est armé decette conviction qu’il a promu lui-même et participé à un certain nombre d’événe-ments, y compris dans le domaine même de l’architecture, qui étaient destinés àdéfendre cette vision. Le titre de l’un de ses articles les plus connus de la périoderésume à lui seul sa position: «La modernité, un projet inachevé».
À l’opposé, la position des postmodernes (celle principalement de Lyotard, qui a,
d’une certaine manière, cristallisé le débat autour de son travail) consiste à partir duconstat que cet idéal moderne d’émancipation humaine n’a pas tenu ses promesses, quece soit dans le domaine de la domination de la nature ou dans celui de l’émancipationdu sujet. Lyotard n’est pas le premier, à vrai dire, à avoir fait ce constat, déjà avancé parles représentants de l’École de Francfort, Adorno ou Horkheimer après 1945 (Lyotard yfait explicitement référence). La montée des totalitarismes dans les années 1930, la
Seconde Guerre mondiale, l’extermination, tous ces thèmes avaient été mis en avant parAdorno et Horkheimer, jusqu’à poser la question, parfois encore agitée dans certainsmilieux philosophiques, de savoir s’il est encore possible de parler de rationalité, deraison, voire de philosophie, après Auschwitz. Lyotard prolonge d’une certaine manièreces thématiques, auxquelles il ajoute la question du colonialisme.
La position défendue par Lyotard dans
La Condition postmoderne se veut moins
normative que constative. Elle revient à dire qu’il y a une crise de la légitimationdes discours, et des discours philosophiques en particulier. Les stratégies narrativesdestinées à fonder les discours et les pratiques, les « grands récits » (dialectique de
© L’Espace géographique 2Besse XPorange 27/04/05 17:44 Page 2

l’Esprit, herméneutique du sens, émancipation du sujet raisonnable ou travailleur,
développement de la richesse), c’est-à-dire les métadiscours de légitimation quiétaient destinés à assurer le fonctionnement « normal » des discours à vocationcognitive et morale, et plus largement le recours à la légitimation, ne fonctionnentplus. Le postmodernisme, ou plutôt la condition postmoderne, puisque c’est leterme qu’utilise Lyotard, se caractériserait essentiellement par cette crise de la légi-timation par les « grands récits » qui se présentent, de manière générale, comme desphilosophies de l’histoire, comme des pensées du progrès et du sens de l’histoire. Lacondition postmoderne est avant tout une situation d’incrédulité, une crise de lacroyance, en particulier de cette croyance principale de la modernité qui est lacroyance dans la raison et dans les possibilités métaphysiques de la raison. Lyotardparle en termes de crise, cela ne veut pas dire pour lui que tout est perdu. Lui-même appelle à la mise en place d’un autre type de fonctionnement de la rationa-lité, et dessine la place virtuelle d’autres modèles de la rationalité.
On pourrait évoquer encore d’autres secteurs de la culture, la littérature par
exemple, à l’intérieur desquels les mots «modernité» et «postmodernité» ont pris unesignification sensiblement différente, en relation avec ce que l’on pourrait appeler lacrise du grand roman de formation que l’on a connue au
XIXesiècle et qui s’épuise
avec Joyce en particulier au début du XXesiècle. Un des premiers à avoir mis le mot
postmodernité en circulation, je le rappelle, est le critique littéraire américain IhabHassan qui, au début des années 1970, se pose la question de savoir s’il est encorepossible, et de quelle manière, de raconter une histoire (
The Dismemberment of
Orpheus. T oward a Postmodern literature , New Y ork, 1971).
Enfin, dans les sciences sociales, y compris en géographie, la thématique post-
moderne est apparue plus tardivement, dans les années 1990, et elle s’y est assez faci-lement répandue.
Pour terminer cette première remarque, il me semble important de bien retenir
cette distinction, aussi bien «géographique» que «disciplinaire» d’ailleurs, des signifi-cations et des enjeux qui sont engagés dans chacun des secteurs de la culture dont jeviens de faire l’inventaire.
Dans une seconde remarque, je voudrais me rapprocher un petit peu de la ques-
tion de la géographie, en soulignant que nous sommes plusieurs à avoir indiqué que
postmodernité peut signifier deux choses. D’une part, une prise de parti quant à la
caractérisation de l’époque, de notre époque, donc d’un état objectif des choses et,au fond, cela concerne peut-être la géographie. D’autre part, la postmodernitédésigne également une attitude ou une manière de penser, une manière de conduiresa pensée et son écriture. Ce deuxième niveau de problèmes doit être considéré pourlui-même, il concerne aussi la géographie, mais la géographie moins dans sa capacitéà analyser le monde que dans sa capacité à réfléchir sur elle-même et à construire sapropre épistémologie.
Je précise rapidement le premier point : concernant la postmodernité comme
caractérisation de l’époque, ce que l’on peut observer, en particulier chez les géo-graphes (mais ils ne sont pas les seuls), c’est une certaine ambivalence des positions,
puisque l’on a affaire finalement à des descriptions assez sensiblement différentes, voireopposées. Par exemple, dans le travail important d’Edward Soja, la postmodernité estidentifiée, fondamentalement, avec le retour, ou l’affirmation, des problématiquesspatiales. L’espace deviendrait (ou serait redevenu) un des éléments caractéristiques
Jean-Marc Besse3Besse XPorange 27/04/05 17:44 Page 3

des sociétés contemporaines, et c’est cela qui, selon Soja, ferait passer de la modernité
caractérisée par la primauté du temps à la postmodernité caractérisée par la primautéde l’espace. À l’inverse, il y a d’autres positions — celle de David Harvey par exemple— qui mettent l’accent sur ce que l’on appelle la contraction de l’espace-temps.D’autres positions caractérisent la postmodernité comme une situation culturelle danslaquelle l’espace devient de plus en plus virtuel, à tel point même qu’il deviendraitpour certains, je pense à Giuseppe Dematteis par exemple, moins une réalité qu’unmessage. Je crois qu’il y a là une ambivalence, pour le moins, dans la caractérisationpar les géographes de ce qu’il en est de l’espace dans les sociétés dites postmodernes,sur lesquelles il faudrait peut-être revenir.
Cela étant, les trois grands thèmes qui traversent la littérature postmoderne
quant à la caractérisation de l’époque, les trois grands objets de travail qui semblenttraverser peu ou prou l’ensemble des sciences sociales, dont la géographie, sont lessuivants : le premier thème, celui de l’identité, et plus précisément l’incertitude quantà la définition des identités à quelque échelle que ce soit, un thème qui traverse aussibien la psychologie, que l’anthropologie et évidemment la géographie ; le deuxièmethème, la question des cadres de l’expérience du monde, où l’on retrouve la questionde la contraction de l’espace-temps, et où l’on retrouve également la question de cequ’on pourrait appeler la médiatisation, de la virtualisation, et le développement dece que Baudrillard appelle les simulacres. Cette déréalisation progressive du réel,cette idée que le réel se confond de moins en moins avec le tangible, cela pose unproblème quant à la conscience de réalité qu’il est possible de développer dansl’expérience du monde ; troisième thème enfin, celui de la représentation, ou de lacritique des représentations. La pensée moderne, comme l’a montré le philosopheaméricain Richard Rorty
1dans Le Miroir de la nature , s’est largement appuyée sur la
métaphore du miroir (et ses vertus réfléchissantes), pour penser le mouvement de laconnaissance. Or justement, ce qui caractériserait l’époque postmoderne, ce seraitune crise de la représentation, c’est-à-dire, plus précisément, une augmentation de lapart d’opacité dans la connaissance, et une diminution de la transparence, ce quiconduit plus généralement à une interrogation sur le langage, et sur les vertus queposséderait le langage pour rendre compte de la réalité. Dans cette perspective, lespostmodernes vont privilégier les analyses de type pragmatique, ils vont parler moinsen termes de représentation qu’en termes de « coups » ou de jeux de langages. Laquestion qui est posée est celle de la caractérisation de la réalité, et de la possibilitémême de la caractériser. Cette question touche, pour les géographes en particulier,aux thématiques spatiales.
Le second point, qui concerne l’épistémologie, peut-être le plus important, est
celui de la légitimation des discours. Une des références importantes des postmo-dernes aux États-Unis est l’œuvre de Michel Foucault, en particulier cette articula-tion faite par Foucault entre savoir et pouvoir. L’idée défendue par les postmodernesest que tout acte de savoir est en même temps un acte de pouvoir, et que l’on ne peutpas distinguer, au fond, les deux niveaux. De ce point de vue, la position postmo-derne est forcément une position de doute par rapport à tout savoir. Le chercheur,par conséquent, doit lui-même se placer de manière critique par rapport au savoirqu’il est lui-même en train de développer. C’est une autoréflexivité constante, uneautocritique constante, ce qui rend effectivement cette position délibérémentinstable. Tout savoir, y compris scientifique, doit pouvoir se supporter, en quelque
1. R ORTY Richard (1989).
Philosophy and the mirror
of nature . Oxford : Basil
Blackwell, 401 p.
© L’Espace géographique 4Besse XPorange 27/04/05 17:44 Page 4

sorte, comme définitivement local, situé, sans qu’il soit jamais possible au chercheur
(sauf de manière illusoire) de le totaliser. La conséquence, s’agissant des géographescomme des autres chercheurs en sciences sociales, est de parvenir à établir uneposition épistémologique qui ne soit pas « de surplomb » par rapport aux objets del’investigation.
La référence épistémologique qui me semble importante à faire apparaître dans
ce contexte, le philosophe qui est peut-être le plus apprécié par les postmodernes,c’est Ludwig Wittgenstein, en particulier le deuxième Wittgenstein avec la théorie desjeux de langage. L’idée, pour faire vite, est que la science est un jeu de langage parmid’autres, qui n’a pas forcément plus de légitimité qu’un autre — pas forcément moinsnon plus — et que ce qu’il s’agit de développer, c’est la différence et la diversité desjeux de langage. Le point essentiel, s’agissant de la critique de la légitimation ou de lacritique des grands récits, est une affirmation selon laquelle il n’y aurait plus delangue universelle qui viendrait recouvrir la totalité de ces jeux de langage singuliers,et qui pourrait, d’une certaine manière en assurer la traductibilité ou la commensura-bilité. Je rappelle, au passage, l’importance de la référence à Thomas Kuhn pour lapensée postmoderne, et de son concept de paradigme.
Pas de langue universelle, par conséquent, qui viendrait assurer une commensu-
rabilité de tous les langages particuliers, qu’ils soient scientifiques ou culturels (maisla science fait pleinement partie de la culture). La situation postmoderne est caracté-risée par l’incommensurabilité générale, d’une certaine manière, par la dissymétrie
entre les différents jeux de langage. Faut-il, à partir de ce moment-là, pour conclureavec Lyotard, chercher de manière illusoire un nouvel horizon totalisant? La réponse
de Lyotard est non. Il distingue et oppose ce qu’il appelle l’
homologie du système et la
paralogie des inventeurs. Il s’agit à ses yeux de développer au maximum les expérimen-
tations, les inventions, les nouvelles propositions de pensée. Les notions de paradigmeet de jeux de langage peuvent devenir des outils opératoires pour provoquer de nou-velles possibilités de recherche, de nouvelles possibilités de pensée. S’il faut croire
Lyotard, la position postmoderne n’est pas une position conservatrice, c’est une posi-tion qui, d’une certaine manière, a confiance dans les possibilités du langage et de sesrenouvellements.
Jean-Marc Besse5Besse XPorange 27/04/05 17:44 Page 5

Similar Posts