Moliere Le Texte Dramatique Dans la Classe de Fle
Molière – le texte dramatique dans la classe de fle
Table de matières
Préambule
INTRODUCTION
I: LE THÉÂTRE – ASPECTS PRÉLIMINAIRES
I.1. Introduction
I.2. Éléments d’histoire du théâtre européen
I.2.1. Le théâtre antique
I.2.2. Le théâtre au Moyen Âge
I.2.3. La Renaissance
I.2.4. Le classicisme
I.2.5. Le XVIIIe siècle
I.2.6. Le XIXe siècle
I.2.7. Le XXe siècle
I.2.8. Orientations contemporaines
I.3. Vocabulaire minimal de théâtre
I.4. Tragédie/ comédie/ drame
II: LE THÉÂTRE DE MOLIÈRE
II.1. Le classicisme
II.2. Molière et le goût classique
II.3. Molière – la physiologie de rire
II.4. Vers une poétique de la scène
II.4.1. Tartuffe
II.4.2. Le bourgeois gentilhomme
II.4.3. Le malade imaginaire
II.5. La réception du théâtre de Molière. L`accueil de son œuvre et sa postérité
III. L’UTILISATION DE L’ŒUVRE DE MOLIÈRE DANS LA CLASSE DE FRANÇAIS LANGUE ÉTRANGÈRE
III.1. Pourquoi apprendre les langues étrangères ?
III.2. Pourquoi apprendre le français ?
III.3. Le rôle de l’enseignement de la littérature dans la classe de FLE
III.4. Le rôle des documents authentiques dans la classe de FLE. L’utilisation des mises en scène des pièces de Molière dans l’enseignement des actes de langage
III.5. Exploitation phonétique des textes de Molière
III.6. Exploitation lexicale des textes de Molière
III.7. Exploitation grammaticale des textes de Molière
III.8. Enseigner des actes de parole en partant des textes de Molière
III.9. Exploitation de texte de Molière
IV. CORPUS D`ÉTUDE
IV.1. L`avare
IV.2. Monsieur de Pourceaugnac
IV.3. Le bourgeois gentilhomme
IV.4. Le malade imaginaire
IV.5. Les femmes savantes
IV.6. Tartuffe
IV.7. Les Fourberies de Scapin
IV.8. Un médecin malgré lui
IV.9. Le misanthrope
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
Préambule
Parmi les langues étrangères qui sont enseignées en Roumanie, le français a toujours occupé une place importante, mais loin derrière l’anglais. En ce siècle, il y a des raisons d’être optimistes quant à la place et la vigueur de la langue française en Roumanie. On peut constater de petits changements dans la langue « universelle » ou « standard » employée dans l’enseignement et l’écriture. Le français reste une langue importante dans le sens où les langues étrangères ont peu de place en Roumanie, qui affiche plutôt une position officielle de « English Only » ou « tout à l’anglais », comme on dit.
L`ouvrage relève comment, par le théâtre, les apprenants peuvent arriver à maîtriser le français langue étrangère et a comme but de souligner l’importance de l’étude du texte littéraire/le texte dramatique et de montrer que la littérature française réussit à conduire l’élève à apprendre le français.
Un tel sujet est important, parce que un texte littéraire est une œuvre d`art. Et une simple observation des manuels de français langue étrangère de nos jours nous montre l’énorme perte d’espace du texte littéraire dans l’enseignement général de la langue française. En Roumanie, les manuels de français plus anciens contenaient beaucoup de textes littéraires appartenant aux grands écrivains de la littérature française, qui étaient pratiquement de très bons supports pour l’apprentissage d’un français correct, littéraire ; ces textes offraient à la fois des règles de grammaire et un inventaire de mots et d’expressions utiles pour les élèves intéressés à se perfectionner en français. À présent, avec les méthodologies audio-orale, audio-visuelle et plus récemment communicative, le travail sur la langue orale entraîne la disparition du texte littéraire, remplacé par d’autres types de textes, des documents de nature variée, marqués par une pluralité de codes – publicités, menus de restaurants, plan de villes, résumés de films, etc. – qui permettent en outre de « doser » le contenu à être enseigné et d’établir une progression pour l’apprenant. Mais, l’enseignement de toute langue doit inclure obligatoirement aussi l’enseignement de ses littératures, culture et civilisation.
Pour mieux argumenter le point de vue concernant l’importance de l’enseignement du théâtre dans la classe de français, j`ai choisi, comme titre d’exemple, le cas de Molière. Pourquoi Molière ? D’abord, parce qu’il est un écrivain représentatif pour la littérature française du XVIIe et même universelle. En plus, étudier le français, c'est surtout étudier la littérature d'expression française. Je pense que le théâtre de Molière peut avoir un impact positif pour les élèves qui cherchent de plus en plus le divertissement de nos jours et qui peuvent s’approprier les contenus plus facilement et d’une manière plus agréable. Ses pièces de théâtre peuvent très bien se plier sur les nécessités de l’élève, et peuvent contribuer à la réalisation de l’idéal éducationnel. Ses comédies se prêtent au jeu, les élèves peuvent improviser, communiquer. On peut utiliser le texte de Molière pour que les élèves découvrent son œuvre, mais aussi pour une exploitation phonétique, lexicale et grammaticale.
Travailler à partir d’une séquence vidéo ou à partir d’un clip, d’un court-métrage ou bien à partir de tout autre document authentique, ce sont autant d’occasions qui mettent l’élève dans la situation de communiquer, oralement ou par écrit, bien évidemment en français. L’exploitation de tels documents authentiques offre à l’élève l’occasion d’apprendre autrement le français. D’ailleurs l’élève sera plus motivé et fasciné à la fois grâce à l’image et au son des documents authentiques. En d’autres termes, il a la chance de découvrir le charme, la beauté et la musicalité de la langue française.
L`enseignement de la littérature à l`école permet la cohérence de cet enseignement, quel que soit l`école qui le dépense : les élèves auront eu accès à une autre culture commune qui leur sera utile pour la suite de leurs études quelles qu`elles soient et pour vivre en société. Outre le fait de dispenser une culture, la fréquentation du texte dramatique, le fait de l`étudier en classe, permet aux élèves de se confronter à des problématiques qui régissent la vie humaine : Alceste dans Le Misanthrope ou le héros éponyme dans Dom Juan, par exemple sont des types humaines que l`on peut croiser au cours de sa vie ; l`étude de ces deux textes de Molière offre aux élèves, futurs adultes, une compréhension fine de comportements humains universelles.
A partir d`un certain âge, le théâtre peut être un excellent moyen de développer le langage, l`écoute, le respect mutuel, la grammaire…, les applications sont multiples. En plus, apprendre le français par le théâtre répond aux objectifs du CERCL et permet aux élèves d`apprendre en s`amusant, de se libérer et prendre confiance, d`intégrer le bon accent avec les bonnes intonations, de s`ouvrir à la culture française, d`aborder une pratique artistique.
I : LE THÉÂTRE – ASPECTS PRÉLIMINAIRES
I.1. Introduction
„Le théâtre est constitué à la fois de passé et de présent“1, et il dépose différentes sortes de traces, visibles et invisibles. Les traces visibles sont celles laissées par l’architecture, les décors, les costumes et les textes. Les traces invisibles concernent la mise en scène et le jeu“. Le théâtre est un mélange d’éléments hétérogènes, impliquant des producteurs et des récepteurs, de l’espace et du temps. Il est aussi, une totalité à la fois esthétique, sociologique, anthropologique, philosophique, morale. Mais, il est quasiment impossible de saisir cette totalité, que par des angles de vue privilégiés, donc subjectifs. Il n’y a pas de perception du passé qui ne soit pas déformé par notre vision présente. Le cas de Molière constitue un exemple très concluent. Il a été revu et déformé par les romantiques et aussi revu et déformé par notre vision présente.
Le théâtre se réalise pleinement dans la représentation, dans la rencontre entre les comédiens et leur public. Il s’appuie sur le jeu des acteurs, sans lesquels il n’aurait pas d’existence. Le texte n’est qu’une partition. Sa lecture nécessite une réflexion, qui est, pour le lecteur, la plupart du temps sans qu’il s’en doute, une tentative de mise en scène, de reconstruction intérieure de ce monde en mouvement. Molière était bien conscient de cette difficulté inhérente à la lecture du texte dramatique, lorsqu’il écrivait, dans l’avertissement « Au lecteur » placé en tête de L’Amour médecin : « On sait bien que les comédiens ne sont faites que pour être jouées ; et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du Théâtre. »
Ce chapitre tente une approche formelle et une perspective historique. Nous analyserons, à travers chaque période historique, la manière dont la farce, la comédie, la tragédie, la drame et pièce contemporaine ont résolus les problèmes de la scène.
I.2. Éléments d’histoire du théâtre européen
I.2.1. Le théâtre antique
I.2.1.1. Le théâtre grec
Les grandes manifestations théâtrales des Grecs anciens sont reliées au culte de Dionysos : Dionysies agraires, fêtes se déroulant tout au long de l’année dans chacune des régions composant la Grèce donnant l’occasion de faire tourner des spectacles dans tout le pays ; Lénaïa ou fêtes lénéennes en janvier, au cours desquelles on joue principalement des comédies ; Grandes Dionysies surtout au mois de mars, fêtes théâtrales durant cinq jours dont trois consacrés à la tragédie. L’édifice théâtral le plus important à Athènes était le théâtre consacré au dieu Dionysos, dans lequel on plaçait au premier rang des spectateurs un siège honorifique réservé au prêtre du dieu.
Le théâtre comme spectacle isolant des acteurs et des spectateurs remonterait au moins au sixième siècle. Le rassemblement s’organise autour de l’autel de Dionysos, la thymélée, et se manifeste par le dithyrambe, poème conçu en honneur de Dionysos, chanté et dansé. Le premier groupe distinct de celui des spectateurs est tout d’abord un cercle de danseurs, le choros : le chœur. L’aire de jeu correspondant à l’espace occupé par le chœur s’appelle l’orchestre : le « lieu où l’on danse ».
La grande révolution du spectacle grec qui va donner naissance au théâtre commence dès le moment où un des individus qui le composent se lève et se singularise, face au chœur. La voix collective unique laisse ainsi place à un dialogue entre le groupe et celui qui s’en est dégagé, en même temps que des morceaux parlés s’insèrent peu à peu dans le chant. Face au chœur, le nouvel acteur fait ainsi à la fois office de meneur de jeu et d’interprète d’un ou de plusieurs personnages. Cette double fonction sera ensuite assumée par deux personnes bien distinctes. Se construit ainsi une symphonie qui comptera désormais trois voix, et dont la triple partition formera l’ossature des textes tragiques à venir : – une voix plurielle, le chœur composé de choreutes, qui assure la partie musicale, dansée et chantée, – une voix singulière émergeant du chœur et le représentant en chant, puis en paroles, qui sera appelé le coryphée, – et celle du prattôn, le personnage en action, celui qui dialogue aussi bien avec le coryphée qu’avec le chœur lui-même.
L’acteur, l’hupocrités, « celui qui donne la réplique » et par la suite « celui qui feint », n’est pas vraiment le synonyme de notre « acteur » moderne, le « comédien » qui s’oppose au scène, cette opposition est neutralisée par le terme de prattôn, et le terme d’hupocrités désigne plutôt la fonction, le métier, qui est un métier masculin : les acteurs grecs sont des acteurs professionnels, tout comme le joueur d’aulos (sorte de flûte grecque) qui accompagne le chœur est un musicien professionnel. Les choreutes sont en revanche des amateurs. Dans le jeu, le métier d’acteur obéit à une division du travail mettant en valeur le protagoniste, « celui qui combat au premier rang », c’est-à-dire l’acteur qui joue le rôle principal, du deutéragoniste et du tritagoniste, jouant les deuxième et troisième rôles (Aristophane introe moment où un des individus qui le composent se lève et se singularise, face au chœur. La voix collective unique laisse ainsi place à un dialogue entre le groupe et celui qui s’en est dégagé, en même temps que des morceaux parlés s’insèrent peu à peu dans le chant. Face au chœur, le nouvel acteur fait ainsi à la fois office de meneur de jeu et d’interprète d’un ou de plusieurs personnages. Cette double fonction sera ensuite assumée par deux personnes bien distinctes. Se construit ainsi une symphonie qui comptera désormais trois voix, et dont la triple partition formera l’ossature des textes tragiques à venir : – une voix plurielle, le chœur composé de choreutes, qui assure la partie musicale, dansée et chantée, – une voix singulière émergeant du chœur et le représentant en chant, puis en paroles, qui sera appelé le coryphée, – et celle du prattôn, le personnage en action, celui qui dialogue aussi bien avec le coryphée qu’avec le chœur lui-même.
L’acteur, l’hupocrités, « celui qui donne la réplique » et par la suite « celui qui feint », n’est pas vraiment le synonyme de notre « acteur » moderne, le « comédien » qui s’oppose au scène, cette opposition est neutralisée par le terme de prattôn, et le terme d’hupocrités désigne plutôt la fonction, le métier, qui est un métier masculin : les acteurs grecs sont des acteurs professionnels, tout comme le joueur d’aulos (sorte de flûte grecque) qui accompagne le chœur est un musicien professionnel. Les choreutes sont en revanche des amateurs. Dans le jeu, le métier d’acteur obéit à une division du travail mettant en valeur le protagoniste, « celui qui combat au premier rang », c’est-à-dire l’acteur qui joue le rôle principal, du deutéragoniste et du tritagoniste, jouant les deuxième et troisième rôles (Aristophane introduisit un quatrième acteur). D’autre part, à l’époque classique, jouer la comédie n’est pas un métier à part : le protagoniste est aussi l’auteur et celui qui dirige la troupe et le jeu des autres acteurs. La seule distinction remarquable dans le monde des acteurs du point de vue de notre culture théâtrale est la distinction qui sépare nettement, comme chez les auteurs, les acteurs tragiques des acteurs comiques : ces deux métiers différents ne s’interpénètrent jamais. Sur scène, les acteurs sont parfois accompagnés de figurants.
Théâtre du geste et de la voix, le théâtre grec n’est pas un théâtre du corps. Non au sens où le corps est absent de la matérialité théâtrale : l’effort physique est grandement présent dans la partition de l’acteur, et tout, du texte jusqu’aux costumes, renvoie au corps de l’acteur qui est exhibé sur la scène : ce corps est masqué à l’intérieur de l’armure que forment perruques, masques et costumes. Les acteurs ne sont pas les seuls concernés par le jeu scénique et ses revêtements : outre les musiciens, on compte alors entre quinze choreutes dans une tragédie et vingt-quatre dans une comédie.
Le public n’est pas toute la population vivant dans la cité grecque : ne vont au théâtre que les citoyens ; en sont exclus par conséquent les esclaves et les étrangers de passage. Ce public ne se place pas non plus n’importe comment : les spectateurs sont rangés en fonction de leur catégorie sociale et de leur nationalité. Les femmes sont tolérées (mais on leur déconseillait formellement d’assister à la comédie) dans un endroit séparé des hommes, sur les gradins les plus élevés, ce qui n’empêchait pas les prostituées de profiter de la manifestation pour venir travailler dans le théâtre. Des aires sont réservées selon l’origine sociale des citoyens, et les métèques, les Grecs d’origine étrangère tolérés dans la cité s’ils payaient un impôt spécial, étaient placés à part dans les travées du théâtre.
Le théâtre est une manifestation plus officielle et solennelle qu’un simple « loisir » : les journées théâtrales sont fixées longtemps à l’avance et y participer est un devoir à la fois civique et religieux, ce qui n’empêche pas, bien au contraire, ces journées d’être des moments particulièrement festifs, en même temps que des concours de théâtre.
A la suite de l’élection des poètes qui seront joués au cours de ces journées festives, a lieu le proagôn « préliminaire à la rencontre », autour duquel les poètes présentent le titre et le sujet de leurs pièce, ainsi que les acteurs et les choreutes qui l’interprèteront. Les Grandes Dionysies à l’époque classique d’Athènes durent une semaine et le concours proprement dit cinq jours. Le premier jour est un concours lyrique de dithyrambes ; vient ensuite la journée consacrée aux comédies, puis trois journées tragiques. Une journée tragique voit jouer trois tragédies d’un même auteur : c’est pour cette raison que les pièces sont souvent écrites sous la forme d’une trilogie.
Les pièces se jouent du lever jusqu’au coucher du soleil, séparées par des entractes. Le recueillement du public n’est certes pas de même nature que celui des spectateurs de notre siècle : ce public assiste en quatre jours à la représentation de quinze à dix-sept pièces, soit quelque vingt mille vers, sans compter ceux des dithyrambes de la première journée. Le lieu du théâtre est également un lieu de kermesse : on se parle, on mange et on boit sur place, quelquefois aux frais d’un chorège généreux. Le public applaudit, siffle ou tape des pieds : sa réaction compte dans l’attribution des prix, puisqu’on signale l’existence de claques payées par les auteurs, pratique qui réapparaîtra, bien plus tard en Europe.
Le lendemain des journées, un jury de citoyens, lui aussi tiré au sort, décide l’attribution des prix destinés à récompenser le meilleur protagoniste. Le surlendemain, le peuple s’assemble au théâtre et examine la gestion de l’archonte qui a organisé les concours : on lui vote selon le cas, un éloge ou un blâme.
I.2.1.2. Le théâtre latin
L’origine du théâtre romain peut être expliquée par un événement, attesté par le témoignage de Tite-Live, l’historien latin de la fin de la République : on a organisé un jour, pour conjurer la peste qui sévissait à Rome, en -364, des jeux scéniques en faisant venir d’Etrurie des acteurs. Le témoignage de Tite-Live indique que ce théâtre venu d’Etrurie s’apparente à ce qu’on appelle de nos jours du mime : théâtre sans texte, dont le moteur semble moins le sujet que la grâce du corps. Ce théâtre est avant tout un théâtre du corps, éloigné en cela du théâtre grec dont le corps des acteurs était enfoui sous le costume, les gants, le masque. La pantomime empruntée aux Etrusques se jouait en tout cas sans masque, et les rôles féminins étaient tenus par des femmes. Ce genre mixte se développera ensuite dans deux directions distinctes, celle du mime au sens stricte et celle du ballet.
Cette pantomime n’est pas le seul genre théâtral que la civilisation romaine a emprunté aux Etrusques. L’atellane, également importé d’Etrurie, a connu une postérité qui survécut à la civilisation latine. Il doit son nom à la ville d’Atella dont il provient, petite ville de Campagne située entre Capoue et Naples. Son jeu scénique construit des personnages typés, s’exprimant sous le masque. Les histoires mises en scène de canevas à partir de ces personnages sont construites à partir de canevas, dont il reste certains textes, sur lesquels on brode jeux d’acteur et bouffonneries diverses : on le voit, l’atellane est l’ancêtre direct de la commedia dell’arte.
Mais la grande Histoire du théâtre latin, telle qu’elle intéressa l’Europe post-médiévale penchée sur son héritage antique est surtout cette longue période qui s’ouvre plus tard, au milieu du IIIe siècle, lorsque les Romains, au contact de la culture hellénistique, l’admireront au point de l’importer, et avec elle le théâtre grec. Cette importation est signalée dans les récits historiques romains, par la mention d’un individu : Livius Andronicus. Tite-Live le cite car il « osa le premier, laissant les saturoe, lier sa pièce par une intrigue ». Cet affranchi d’origine grecque fut vers -240 le premier acteur romain à traduire une comédie et une tragédie grecques et à les jouer à Rome, dans des représentations où le texte parlé laissait parfois la place au texte chanté, souligné visuellement par la danse de l’acteur. La légende, reprise également par Tite-Live, attribue l’origine de ce qui deviendra un fait coutumier de ce nouveau théâtre à un accident : Livius, ayant cassé sa voix, fait un jour chanter son texte par un jeune esclave au son de la flûte, et se contente alors de le danser, ou de le mimer. Cet événement traduit ce qu’il en est de l’importation d’un théâtre grec dont le chœur était depuis longtemps étranger de l’action proprement dite : chants et danses étaient les éléments propres de la culture latine, et le resteront.
L’acteur romain s’appelle histrio : suivant Tite-Live, le terme proviendrait de l’étrusque ister, qui désignait les comédiens qui pratiquaient les jeux scéniques importés au troisième siècle. Il est vrai pourtant que ce terme gagnerait également à être rapproché d’historia : l’histrio, à la différence du danseur, joue une histoire. Histrio désigne en fait l’acteur du point de vue de sa condition sociale. En représentation, c’est le terme actor qui est utilisé. Les acteurs romains sont regroupés en troupe, sous l’autorité d’un dominus gregis, d’un « chef de troupe », la plupart du temps acteur lui-même. C’est à lui que l’organisateur des jeux achète le spectacle, c’est lui qui régit la pièce de théâtre dont il se réserve en principe le premier rôle, à la façon du protagoniste grec, à ceci près qu’il n’est en principe pas auteur lui-même, mais qu’il commande la pièce à l’auteur comique ou tragique. Il dirige tout le personnel de la création : les autres acteurs, mais également les musiciens et les chanteurs.
Une pièce romaine compte peu d’acteurs, comme chez les Grecs, et chaque acteur est amené à interpréter plusieurs personnages. Le jeu scénique et ses codes sont avant tout imposés par le gigantisme des édifices théâtraux. Les qualités requises chez le comédien grec, telle la mégalophônia, « la voix forte », le sont d’autant plus chez le comédien romain ; mais les proportions du théâtre imposent également une symbolique claire des gestes et des costumes. Les costumes indiquent aussi bien le genre de la pièce que l’appartenance sociale des personnages : costume grec pour la palliata, romain pour la togata, mais également tunique des esclaves, toge des hommes libres, manteau des voyageurs, robe des femmes (jouées par des hommes). Les costumes des dieux sont plus somptueux que ceux des hommes et les couleurs sont conventionnelles : vive pour les jeunes gens, blanche pour les vieillards, jaune pour les jeunes filles, bigarrée pour le marchand d’esclaves. Le masque indique aussi bien le genre de la pièce, comédie ou tragédie, que les expressions dominantes du personnage. Au-dessus du masque, les perruques obéissent elles aussi à des codes : blonde pour les jeunes premiers, blanche pour les vieillards, rousse pour les esclaves. Les comédiens portent des sandales, mais pour jouer la tragédie, à l’imitation des Grecs, sont chaussés de hauts cothurnes. Jeu et décor sont également codés. Sur la scène sont présents le joueur de flûte double, qui sous l’Empire sera accompagné d’autres musiciens qui feront entendre d’autres instruments, éventuellement le chanteur chargé d’interpréter les parties chantées que l’acteur se contente de mimer, acteurs et choristes entrant et sortant au fil de la représentation.
Le public est bruyant et il s’installe sur les gradins. Les hauts personnages sont installés au plus près de la scène, et à partir d’Auguste, les militaires sont isolés des autres citoyens. Au-delà de cette séparation, le public y est mélangé, enfants, esclaves, affranchis et citoyens, hommes et femmes. Dans son Art d’aimer, Ovide mentionne la cavea des théâtres comme un lieu propice aux rencontres amoureuses. Les représentations ont lieu dans l’après-midi et peuvent donner lieu à des bagarres, réprimées par la troupe.
I.2.2. Le théâtre au Moyen Âge
Théâtres des clercs, des jongleurs ou de la bourgeoisie urbaine, il y a, du Xe au XVIe siècle, plusieurs théâtres médiévaux, mais où, chaque fois, une communauté met en scène les valeurs qu’elle juge primordiales. Avant que la Ville ne devienne un personnage important dans la vie et dans l’Histoire médiévale, le spectacle est itinérant et concentré autour d’une figure du Moyen Âge : le jongleur. L’acception du terme est autrement plus large à l’époque qu’elle l’est devenue de nos jours, et son champ d’activité plus étendu que la pratique des lancers savants. Jongleur, le personnage l’était au sens ancien du terme (lat. joculari : « plaisanter »), celui d’« amuseur ». Seul ou en groupe, le jongleur est un bateleur lettré qui cumule plusieurs talents, plusieurs activités. Les jongleurs content, chantent, dansent, jouent de plusieurs instruments, apprivoisent et montrent des animaux savants, font des mimes et des tours de prestidigitation, jouent les guérisseurs et jonglent aussi, à l’occasion. Ils sont aussi la première mémoire littéraire du Moyen Âge dans la mesure où ils apprennent, disent et enseignent à leur tour ces « contes à rire » que sont les fabliaux, des chansons courtoises et la chanson de geste.
L’Histoire du théâtre médiéval commence avec l’Histoire de la liturgie chrétienne, qu’il accompagne. Les premières traces de la genèse de cette Histoire semblent remonter au IXe siècle, au moment où l’Eglise, commence à faire entrer dans cette liturgie du texte inédit (tropes). La plus ancienne trace est la « Visite au sépulcre » jouée aux matines de Pâques. Cette activité a depuis longtemps reçu le nom de drame liturgique. Là se trouve en germe ce que sera le théâtre médiéval, et ce que deviendra la pastorale, genre théâtral jouant la Nativité dans la semaine précédant Noël, et qui perdure encore en Provence. C’est en français, et en vers qu’on jouera bientôt ces drames : le théâtre français est né, et avec lui, une nouvelle acception pour un terme qui jusque-là se cantonnait à désigner des activités ludiques ou sportives : le jeu.
On pourrait définir le jeu comme une sorte de « drame » joué devant un décor, comme Le Jeu d’Adam (seconde moitié du XIIe siècle), dont les quatre personnages : Dieu, le Démon, Adam et Eve, évoluent entre les deux portes du Paradis et de l’Enfer. L’espace thématique du jeu n’est plus seulement religieux mais également séculier : le cadre historique du Jeu de Saint Nicolas de Bodel est celui d’une guerre entre chrétiens et infidèles. Il est vrai que la thématique de ce drame, dont le sous-genre n’a pas été défini, appartient déjà à une catégorie générique qui fait fortune au cours du XIIIe siècle : le miracle.
A partir du miracle, le drame médiéval gagne considérablement en épaisseur et l’espace scénographique est plus élaboré que celui des drames qui se jouaient à l’intérieur de l’Eglise. Le Miracle de Théophile de Rutebeuf (≈ 1260), suppose six lieux distincts. Ces lieux sont présents simultanément sur l’aire de jeu, et les acteurs se déplacent dans l’un ou l’autre de ces sous-espaces, au gré du texte.
A mesure que se développe l’enthousiasme du public pour le jeu, l’activité théâtrale déborde peu à peu le simple cadre religieux et l’on se met à jouer, parallèlement aux sujets empruntés à l’Histoire sainte et à la liturgie, à proximité ou non de l’Eglise, des drames profanes, dont le sujet n’a rien de religieux, bien au contraire. Si les jeux religieux mêlaient des préoccupations bien chrétiennes à des mondes aussi bien épiques que bourgeois, tel Le Jeu de Saint Nicolas, les propos et les objectifs de ces jeux profanes sont totalement étrangers aux valeurs religieuses. Dans ces drames, tels Le Jeu de Robin et de Marian, Le Jeu de la Feuille d’Adam de la Halle – faisant alterner dialogues, chants et danses -, se dessinent les premiers traits de l’opérette et de la comédie musicale à venir.
Le théâtre médiéval est tout autant un théâtre de la mémoire que le théâtre antique. Mais la grande différence est que seul le théâtre médiéval est un théâtre du texte écrit. La première fonction du théâtre médiéval est de faire entendre, réentendre, un texte figé et sacré : la Bible. Et c’est bien pourquoi il choisit d’adapter les autres éléments de la représentation, considérés comme seconds au texte, et d’inventer de nouvelles formes pour construire l’espace et le temps dramaturgiques, puisque le texte dit très bien lui-même que du temps a passé ou que les personnages ont changé de ville. Cette nouvelle donne va permettre l’essor d’une nouvelle pratique du théâtre en Occident, un théâtre de la grande forme, dont les ambitions, démesurées, ne reviendront après le XVIe siècle dans l’Histoire du théâtre occidental qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle : le mystère.
L’archétype du mystère médiéval est le Mystère de la Passion : il s’agit de représenter la Passion, la souffrance du Christ, de la façon la plus vivante possible. Le propos du mystère consiste à raconter cette histoire depuis le pêché originel jusqu’à sa rédemption, et d’en développer les principaux événements, logiquement enchaînés l’un de l’autre. C’est dans le même temps que s’éteindra le mystère que s’éteint également en France tout le théâtre religieux que le Moyen Âge a développé. Ce théâtre, d’origine française, conditionnera l’évolution ultérieure du théâtre anglais et du théâtre espagnol, mais n’aura pas de postériorité sur le territoire français, au point qu’il ne sera pas redécouvert avant la fin du XIXe siècle. L’interdiction des mystères, créés et représentés par l’Eglise et en son nom, n’est en rien le fait de l’Eglise, mais celui d’une bourgeoisie parlementaire désireuse de mettre de l’ordre dans la cité. Le coup d’envoi de cette interdiction est daté de 1542, date d’un premier arrêt du Parlement de Paris interdisant à la troupe des Confrères de la Passion la représentation à Paris du Mystère du Vieil Testament.
Parallèlement à l’essor du théâtre religieux, l’engouement des citadins pour la fête et le jeu et l’importance progressive des activités bourgeoises regroupées autour de la grand-place encouragent également le développement d’un théâtre profane. De ce théâtre, quatre sous-genres se distinguent alors, le monologue dramatique, la moralité, la sotie, et la farce.
Le monologue dramatique regroupe en fait, l’ensemble des monologues prononcés par les amuseurs de places publiques. Souvent appelés « Dits », désignation qui s’épanouit entre XIIIe (Rutebeuf : Dit de la maille, Dit de l’herberie …) et le XIVe siècle (Guillaume de Machaut : Le Voir Dit), ces ancêtres du sketch comptent pièces bouffonnes (Le Franc Archer de Bagnolet, XVe siècle) aussi bien que parodies de sermons (Panégyrique de Saint Hareng, Saint Jambon et Sainte Andouille).
La moralité est le genre le plus sérieux du théâtre profane des derniers siècles du Moyen Âge. D’inspiration morale et religieuse, la moralité a pour but d’exemplifier une leçon de conduite. Théâtre « didactique » avant l’heure, elle met en scène des allégories représentés par des personnages abstraits, tels ceux de la Moralité de Bien Avisé et de Mal Avisé (1439), ou encore Gourmandise, Friandise, Dîner, Souper, Banquet de La Condamnation de Banquet (1507). Le sujet de certaines moralités est ainsi semblable au sujet des miracles : la distinction entre ces deux formes théâtrales tient bien plus à l’époque et à ses conditions de production qu’au genre lui-même : l’initiative du miracle est religieuse et le terme de moralité apparaît au moment où celui de miracle est en déclin. Ce jeu surtout urbain, joué sur les tréteaux de la grand-place et comportant des morceaux chantés, se distingue parfois peu de la sotie dans la mesure où il lui arrive de mettre en scène des sujets d’actualité.
La sotie se reconnaît sur les tréteaux de la place par les costumes que revêtent ses acteurs : costumes de « sots » et bonnets d’âne, et par leurs pitreries, cabrioles, et propos loufoques. La sotie (« sottise ») est une pièce mettant en scène des « sots » dont le comportement et les paroles sont tout aussi « sots ». Reste que les « sottises » qui sont le propos de ces pièces traitent de sujets d’actualité sociale ou politique, et que faire le sot est un moyen de dire des choses politiquement très censées sans courir trop de risques, et en étant sûr de remporter l’adhésion du public. La frontière entre ce sous-genre qui recourt aux personnages allégoriques et la moralité n’est certes pas étanche, non plus que la frontière qui l’isole de la farce.
A la différence des deux sous-genres précédents, le seul objectif avoué de la farce est de faire rire, par tous les moyens. Le XIIIe siècle français voit jouer sur ses tréteaux des farces simples et courtes, telle Le Garçon et l’aveugle, dont le ressort repose sur le fait qu’un être pendable peut être joué à son tour par pire que lui. Le XVe siècle connaît des textes bien plus élaborés, notamment le plus célèbre d’entre eux, La Farce de Maître Pathelin.
Les sujets de ce genre destiné aux gens de la ville sont des plus divers et s’inspirent de la vie bourgeoise : adultères et fornications, scènes de la vie marchande, comparutions devant les tribunaux. Comme le fabliau, genre narratif dont les thématiques sont souvent les mêmes, la farce est, à travers le prisme déformant de la grossièreté et de l’exagération, un témoignage des mœurs et de la vie citadine de l’époque.
Le théâtre médiéval anglais est constitué aussi de mystères, de moralités et de farces. Mais à côté du drame créé par l’Eglise se développe celui hébergé par le château du seigneur, le drame profane. Le drame profane s’installe à côté des spectacles des jongleurs traditionnels, et évoluera en partie grâce à eux. L’interlude apportera un type nouveau de spectacle, très bien accueilli par les nobles. L’interlude est une forme courte de spectacle, destinée à s’insérer à l’intérieur d’une activité plus large, par exemple le banquet que donne le seigneur dans la grande salle du château. Ce théâtre n’est donc pas un théâtre d’amateurs comme le théâtre religieux, mais un théâtre de professionnels. La thématique de l’interlude, pièce morale faisant intervenir des personnages allégoriques, est assez proche de celle de la moralité, même si l’interlude est une pièce autrement plus brève.
En Espagne, l’auto sacramental (Acte du Saint-Sacrement), né au XIIe siècle à partir des processions de la Fête-Dieu et s’inspirant des Evangiles, sera l’objet de créations constantes, y compris après la période médiévale. Ce genre religieux, à la fois mystère (on y célèbre l’adoration du Christ), miracle (les âmes sont sauvées) et moralité (les personnages sont des allégories), est joué sur des chars parcourant la ville. Parallèlement à ces drames religieux se développe un théâtre profane, dont les sujets, édifiants ou ludiques, sont comparables aux moralités et aux farces du théâtre français.
L’Allemagne médiévale a connu les manifestations théâtrales religieuses, drames liturgiques et jeux sacrés, qui se développaient en Europe, ainsi que les farces, qui entrent au sortir de Moyen Âge dans le répertoire du théâtre d’auteurs, celui de Hans Sachs notamment.
Le théâtre médiéval italien avait développé deux genres propres : la lauda, apparue au XIIIe siècle, qui se distingue du drame liturgique en ce qu’elle est jouée en langue vulgaire et dans des milieux laïcs ; puis la sacra rappresentatione (XIVe – XVe siècles), long drame religieux en langue latine mêlée d’italien, dont bien des traits l’apparentent au mystère français. A côté de ce théâtre sacré prospérait également un théâtre profane dont la farce était le genre le plus populaire.
I.2.3. La Renaissance
La Renaissance européenne commence dans l’Italie du Quattrocento : les « années 1400 », et le XVIe siècle consacre les techniques italiennes. Car c’est bien dans les techniques que l’Italie s’imposera brillamment : dans une Europe où la question de renouvellement des formes théâtrales se pose en termes de genres, de sujets, d’éthique et de composition poétique, l’Italie se tourne vers la réalisation concrète du spectacle théâtral et en explore deux grands domaines : scénographie et jeu d’acteur. L’âge d’or du théâtre italien s’organise autour de deux conceptions majeures dans l’Histoire du théâtre : la scène « à l’italienne » et la commedia dell’arte.
Le théâtre laïc italien qui se développe au XVIe siècle est un théâtre d’érudits, d’étudiants s’appliquant d’abord à composer comédies, farces, et tragédies en latin, à la façon de Plaute, Térence et Sénèque. L’intérêt provoqué par la passion des humanistes et leurs travaux d’imitation a vite amené la noblesse italienne à faire jouer ces nouvelles pièces et les auteurs dont elles s’inspirent ; le plaisir cultivé d’entendre du théâtre latin encourage les traductions et la composition d’un répertoire en langue vulgaire. Ce théâtre, joué et mis en musique par des amateurs, se développe dans les palais des princes et des cardinaux. Des sociétés de dilettanti, d’« amateurs d’art », se créent. Deux grandes sortes de comédies coexistent ainsi dans le pays : la commedia popolare, jouée à l’occasion des fêtes urbaines et des grands rassemblements populaires, et la commedia erudita ou sostenuta réservée au public noble et lettré. L’écriture est passée aux mains des hommes de lettres : le philosophe Giordano Bruno et le politicien Machiavel composeront des comédies.
Tandis que la commedia dell’arte s’affirme auprès du public populaire des villes, et même du public aristocratique des cours, la pastorale, genre artificieux et mondain, par lequel la cour travestie se met en scène en un spectacle spéculaire, prospère tout au long du siècle, pour atteindre ses meilleures expressions dans l’Aminta du Tasse (1573) et le Pastor fido de Guarini (1583).
Dès le début du XVIe siècle, la tragédie connaît dans le sillage de la comédie un nouvel essor, en particulier à Florence, favorisée par la redécouverte de la Poétique d’Aristote et par l’intense réflexion théorique qui en découle. La Sofonisba (Sophonisbe) de G. Trissino (1515), inspirée de l’histoire romaine, est la première tragédie régulière en italien. Au cours du dernier tiers du XVIe siècle, la production de tragédies s’intensifie considérablement en Italie, surtout à Venise où, l’engouement pour les fêtes aidant, la seigneurie favorise ce genre noble, qui exploite de plus en plus l’épouvante et le pathétique larmoyant.
En Angleterre, les deux auteurs majeurs du théâtre élisabéthain sont Christopher Marlowe et, surtout, William Shakespeare. Les trois plus grandes pièces de Marlowe dessinent les trois sillons empruntés par le théâtre élisabéthain : « tragédie de la vengeance » (Le Juif de Malte, 1589), drame historique (Edouard II, 1593), légendaire merveilleux (La Tragique Histoire du docteur Faust, 1592).
L’auteur le plus prolifique à avoir creusé ces sillons est Shakespeare, le dramaturge le plus célèbre du monde, et celui qui aura suscité le plus de commentaires, tant de la part des hommes des lettres que de la part des hommes de théâtre. On classe son théâtre en : pièces historiques, tragédies et comédies. On ne se trompera pas sur ce que signifie chez Shakespeare le genre comique : drames historiques et tragédies ont leurs bouffons notoires, Falstaff dans Henry IV, le bouffon du Roi Lear ou encore, bien malgré lui, Polonius dans Hamlet ; et la comédie produit des scènes particulièrement dramatiques : tristes morts dont la supercherie sera révélée plus tard (Beaucoup de bruit pour rien), condamnations à mort et tentatives de corruption de jeunes vierges (Mesure pour mesure). Chez Shakespeare, c’est bien la thématique et non le registre qui distingue les tragédies des comédies.
Ces tragédies, écrites à la suite en peu de temps, sont les pièces les plus célèbres, les plus jouées et les plus adaptées du dramaturge : Roméo et Juliette, Hamlet, Othello, Le Roi Lear et Macbeth.
L’histoire moderne du théâtre espagnol commence avec La Célestine (1499) attribuée à Fernando de Rojas. L’originalité de La Célestine réside dans le fait que l’amour, contrairement à celui des romans chevaleresque et courtois, est présenté sous le jour nouveau d’une passion sulfureuse et destructrice. C’est également, et surtout, la première fois qu’on « met en théâtre », à voix haute, des paroles d’amour profane, qu’on joue l’amour en public. Sur les théâtres précédents, les seules paroles d’amour sincères étaient destinées à Dieu, et la sexualité était mentionnée et jouée sur le mode du dérisoire et du grossier, dans la farce, notamment. La Célestine donnera aux dramaturges de toute l’Europe, notamment à Shakespeare, le souci de la technique du dialogue et de la profondeur psychologique des personnages, celui de la représentation de la passion amoureuse, et celui du mélange des genres dans de grandes pièces profanes à sujets nobles.
Le développement de la Réforme entreprise par Luther au XVIe siècle met fin aux paillardises des théâtres profane et religieux, et le climat moraliste n’est guère propice à l’épanouissement d’un théâtre public, laïc et professionnel comme ailleurs en Europe. A l’exception des marionnettes, en vogue depuis longtemps dans les pays allemands et que Luther avait tolérées à l’époque de la Reforme, le théâtre allemand reste jusqu’au XVIIe siècle confiné pour l’essentiel dans la sphère universitaire, où il se manifeste comme outil pédagogique et moyen d’édification religieuse. Le XVIe siècle voit pourtant les troupes professionnelles venues d’Europe sillonner l’Allemagne à la rencontre d’un public qui accueille favorablement des spectacles dont la barrière linguistique n’empêche nullement de profiter, en particulier ceux présentés par des acteurs anglais prêts à adapter leur répertoire en accentuant leur gestuelle. Ce théâtre itinérant est encouragé à s’installer, et les comédiens anglais jouent au siècle suivant des textes allemands, et suscitent à leur exemple la création de troupes professionnelles allemandes itinérantes, qui jouent les grands sujets du théâtre élisabéthain.
Le renouvellement du théâtre français au XVIe siècle emprunte bien des voies déjà ouvertes par les humanistes italiens. Du reste, elles n’ont été véritablement ouvertes qu’à partir de la seconde moitié du siècle. Les mystères restent en vogue jusqu’à leur interdiction définitive à Paris en 1548, suivies d’autres en province. Bien après cette date, les moralités continueront à être jouées jusqu’à la fin du siècle, et la diffusion de l’imprimerie contribuera à accroître le nombre des farces écrites, qui se propagent et se jouent régulièrement. Mais farces, moralités et autres genres profanes et populaires sont déjà devenus des œuvres littéraires, composées par des érudits. D’une façon générale, la fabrication théâtrale change, progressivement, de centre de gravité : il ne s’écrira plus à partir d’une demande publique, religieuse ou laïque, à laquelle des lettrés prêtaient leur plume, mais à partir des préoccupations et des choix des lettrés eux-mêmes, encouragés par la verve humaniste qui développe un gout de l’étude dirigé à la fois vers le monde laïc et l’Antiquité gréco-latine ; encouragés également par la pratique scolaire, encadrée par une Eglise favorable à l’étude du théâtre latin, source d’apprentissage de la langue et contribution à un enseignement moral. C’est à la fois sur le terreau de la fréquentation des anciens textes latins et sur celui d’une survivance tardive des genres médiévaux que naîtra, à partir des années 1550, le nouveau théâtre français.
On mentionnera Théodore de Bèze, premier auteur d’une tragédie en langue française Abraham sacrifiant, jouée en 1550, Marguerite de Navarre auteur de comédies écrites en marge des codes que l’époque commence à fixer, Jean de la Taille, dont la tragédie Saül le Furieux est un exemple concret de l’art poétique développé dans le traité « De l’art de la tragédie » qui l’introduit. Les trois grands auteurs qui ponctuent successivement cette période sont sans conteste, Jodelle, Garnier et Montchrestien.
A l’époque de Jodelle, le vers tragique ne s’est pas encore unifié : sa Cléopâtre captive (1533) mêle l’alexandrin au décasyllabe. Mais Jodelle imposera au théâtre à venir ses modèles de composition : division en actes et en scènes, début in medias res, alternance des rimes alexandrines. Après lui, Garnier se spécialise dans les sujets profanes – si l’on excepte sa dernière tragédie, Les Juives (1583) – et sera le premier français à composer une tragi-comédie, Bradamante (1582). Ses dialogues dramatiques explorent le lyrisme et la rhétorique : longues tirades et monologues abondent, ainsi que la déploration des personnages commentant le destin qui les accable. Mais l’horreur et la violence de ses sujets apparentent déjà Garnier à la période baroque qui s’affirme en France dans le dernier tiers du siècle. La période humaniste se clôt avec Montchrestien, dont les pièces les plus remarquables sont des drames historiques, tel Sophonisbe (1596) et L’Ecossaise (1601) : avec cette dernière il crée un précédent que Racine renouvellera bien plus tard avec Bajazet en choisissant pour sujet de tragédie un événement récent : la mort de Marie Stuart (1567). C’est à partir de Sophonisbe (1596) que se constitue le modèle, qui deviendra récurrent au siècle suivant, de l’opposition violente entre le devoir politique des hauts personnages et leur passion amoureuse.
Entre la période des premiers pièces, des premiers manifestes poétiques humanistes, et la consécration de l’esthétique classique qui en est l’aboutissement logique, s’intercale une période de l’Histoire littéraire et théâtrale qui l’on a pris l’habitude, depuis le XIXe siècle, de désigner du nom de baroque et dont les feux brilleront encore quelques années après l’instauration du classicisme en France.
Trois grands auteurs dramatiques français marquent le passage d’un siècle à l’autre : Théophile de Viau, Alexandre Hardy, et quelques années plus tard Rotrou. Il serait faux de croire qu’il aurait existé une « coupure » littéraire séparant le monde baroque de l’accession de la nouvelle dramaturgie mise en place au XVIe siècle à l’esthétique classique qui domine au siècle suivant. Entre Médée et Le Cid, le plus beaux joyau baroque de Corneille est la « comédie » L’Illusion comique, où meurtre, prison, passion adultère, magie font bon ménage. L’esthétique classique est déjà l’esthétique dominante du Grand Siècle lorsque Rotrou compose ses pièces, dans les années 1630-1640. L’irrégularité de ses tragédies au regard de celles appréciées par le « bon goût » et la « mesure » modernes tiennent tout autant à l’utilisation des machines qu’à la violence des sentiments et au recours des personnages abstraits, en principe bannis de la tragédie régulière. La Véritable Saint Genest (1645) est, avec L’Illusion comique, un des deux spécimens les plus réussis du théâtre abyssal, du « théâtre dans le théâtre », thème favori de l’esthétique baroque, et procédé marquant le théâtre anglais (Hamlet) et espagnol (La Vie est un songe) contemporain.
I.2.4. Le classicisme
Le théâtre parisien est redevenu une activité citadine régulière au début des années 1620 : la fin des guerres de religion et la longue période de retour au calme qui a suivi la proclamation de l’Edit de Nantes (1598) ont alors rendu ses droits au spectacle citadin. Entre temps, le théâtre a changé de forme. Les grands rassemblements organisés autour des mystères ont définitivement disparu, les publics se sont dissociés, et la récente refonte des genres en est tout autant responsable que la concurrence de lieux de spectacle fermés et payants. Le théâtre du siècle classique s’élabore dans la quête des règles qui codifieront durablement ses genres et sous l’influence du théâtre italien et espagnol avant de se proposer comme un modèle pour les autres théâtres européens.
En dehors de la farce, qui se joue toujours sur les tréteaux, et dont le Pont-Neuf sera un haut lieu d’attraction, le théâtre citadin concurrencé par celui que la Cour fera jouer pour elle, en particulier sous Louis XIV, se joue à présent en intérieur. Hormis la Cour, Paris est la seule ville à connaître une activité théâtrale régulière dans des lieux consacrés, et la province est un simple lieu de passage. Depuis la fin du siècle précédent, les Italiens trouvent à Paris un succès durable, aussi bien à la Cour qu’à la ville. Leurs troupes se succèdent, notamment celle du célèbre Scaramouche, qui dit-on, aurait fait profiter Molière de son jeu. Dans la seconde moitié du siècle, Paris comptera quatre troupes permanentes italiennes.
Lorsque la troupe des Confrères de la Passion s’était vue interdire, au XVIe siècle, les représentations du Mystère de la Passion à Paris, leur activité s’était restreinte à des spectacles d’intérieur. En 1548, ils font bâtir un théâtre sur le lieu-dit Hôtel de Bourgogne, et y reproduisent, à peu de choses près, l’espace de leur première salle, celle de l’Hôpital de la Trinité qui les avait accueillis auparavant.
Jusqu’à la fin années 1620, l’Hôtel de Bourgogne accueille des troupes itinérantes moyennant un loyer journalier très lourd : c’est la seule salle permanente à Paris. Elle est occupée partiellement depuis 1599 par la troupe de Valleran le Comte, par une troupe de « Farceux » et par les Italiens de passage dans leurs tournées européennes. En 1629 la vie théâtrale parisienne change : Louis XIII place la troupe de Valleran sous sa protection ; elle s’installe alors en permanence à l’Hôtel de Bourgogne sous le nom de « Troupe royale » jusqu’en 1680. La même année, le comédien Charles le Noir, chef de la troupe des « Comédiens du Prince d’Orange », fait d’un ancien jeu de paume une salle qui prendra le nom de Théâtre du Marais.
En 1641, le Cardinal de Richelieu aura fait construire par l’architecte Le Mercier un nouveau théâtre à Paris au Palais-Cardinal, futur Palais-Royal, qui s’inspire des théâtres italiens. A l’appel de Mazarin le décorateur vénitien Torelli arrive pour aménager la salle du Petit Bourbon puis celle du Palais-Cardinal : sa venue consacrera le goût parisien pour le ballet, l’opéra et les pièces à machines. La salle du Petit Bourbon jouera un rôle particulier pour l’avenir du théâtre français dans les années cinquante à soixante-dix : c’est cette salle que le jeune Louis XIV donne à partager avec les comédiens italiens à la compagnie de Molière, au moment de son arrivée à Paris en 1658. Il s’installera trois ans plus tard à part entière au Palais-Royal où il règnera jusqu’aux représentations du Malade imaginaire en 1673.
Les concurrences entre les théâtres, notamment Marais et Hôtel de Bourgogne dans les années 1630-1640, puis Palais-Royal et Hôtel de Bourgogne dans les années 1660-1670, animent tout autant la rivalité des troupes que celle des auteurs. Cette concurrence pour gagner le public parisien et royal donne lieu à des débauchages d’acteurs et d’auteurs : Corneille, puis Racine passent à l’Hôtel de Bourgogne, ce dernier y entraînant sa maîtresse, la comédienne Du Parc, qui quitte ainsi définitivement la troupe de Molière, à une époque où le transfert des vedettes sont fréquents. Les pièces elles-mêmes se déclarent la guerre ; les années 1630 voient s’affronter deux Cléopâtre, l’une au Marais l’autre à l’Hôtel de Bourgogne. En 1660, la réponse de l’Hôtel de Bourgogne aux Précieuses ridicules de Molière sera la représentation des Véritables Précieuses de Somaize. En 1665, Racine, qui fait jouer Alexandre le Grand par la troupe de Molière, portera à l’Hôtel de Bourgogne le manuscrit de sa pièce, et pendant quelques jours deux théâtres rivaux joueront en même temps la même pièce du même auteur. En 1670, Corneille et Racine s’affrontent en faisant porter à la scène dans la même période respectivement Tite et Bérénice et Bérénice. Le texte de théâtre lui-même porte à la scène ces rivalités et règlements de compte : en 1663, La Critique de l’Ecole des Femmes est la réponse de Molière aux dénigrements de sa pièce précédente, et son Impromptu de Versailles ridiculise le jeu des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne.
Le Pont-Neuf est la première construction en pierre, entreprise par Henri IV, à ne pas être bordée d’habitations. Il devient vite un lieu de promenade et d’attroupements autour des marchands ambulants, bonimenteurs et autres bateleurs qui s’y installent. Il est le lieu de prédilection des farceurs, dont répertoire et personnages sont à l’imitation du théâtre italien. Dans la première moitié du siècle, s’y produisent notamment : Tabarin, personnage à la longue barbe tenant une batte à la main ; Gros-Guillaume au visage blême et au ventre énorme ; le valet Turlupin dont le caractère et le comportement, empruntés à la comédie italienne, annoncent le Scapin de Molière à venir : Gaultier-Garguille, le spécialiste des rôles de vieillard ; Guillot –Gorju, celui des médecins pédants et ridicules.
Si les tréteaux de la farce sont les attractions fréquentées par les bourgeois et les gens du peuple, certains lieux de divertissement sont réservés aux seuls nobles, surtout dans la seconde moitié du siècle. Lorsque Mazarin meurt en 1661, Louis XIV exerce enfin un pouvoir réel. Il quitte Paris pour s’installer dans ses châteaux personnels, notamment Versailles. Le Roi Soleil est grand amateur de divertissements, ballets, féeries et spectacles de toutes sortes et ce goût est largement partagé par « Monsieur » son frère, le duc Philippe d’Orléans, époux d’Henriette d’Angleterre : c’est « Monsieur » qui prendra la troupe de Molière sous sa protection et la fera jouer à Versailles devant le Roi. Certaines réjouissances versaillaises pouvaient étaient fort longues et coûteuses, telles les fêtes des Plaisirs de l’Ile enchantée pour lesquelles Molière fit représenter la comédie-ballet La princesse d’Elide. Les grands jours fastes de Versailles s’étalent sur quelque vingt-cinq années : dans les années 1680, Louis XIV est alors un roi vieillissant, tourné vers Dieu et renonçant aux plaisirs qui ont ponctué son règne personnel. A la fin du siècle, l’unique lieu de la vie théâtrale en France est redevenu Paris.
En Italie, sous l’influence de diverses formes du théâtre renaissant (pastorale, comédie larmoyante, tragi-comédie), naîtra au début du XVIIe siècle le drame lyrique, théorisé préalablement par la Camerata dei Bandi à Florence et inauguré par l’Eurydice (1600) de Peri-Rinunccini et par l’Orfeo (1607) de Monteverdi.
En Angleterre, l’influence de Shakespeare et le théâtre de Corneille favorisent l’éclosion d’une tragédie noble, en vers non rimés, déclamatoires. The Rival Queens (les Rivales) de Lee (1677) est une pièce passionnée, hyperbolique et violente. Dryden, plus à l’aise dans la tragédie héroïque (Aureng-Zebe), fait d’Antoine et Cléopâtre une tragédie classique, respecte les trois unités, ordonne les passions, remplace le lyrisme par une beauté baroque, Lee et Otway dominent la tragédie historique, l’atmosphère politique passionnée des années 1680 passe chez Otway. Sa Venise sauvée (Venise Preserved) cultive l’émotion tragique, la pitié, le suspens.
La comédie, parfois sous influence de Corneille ou de Molière, s’oriente d’abord vers la comédie de mœurs crue, même si le langage des personnages est bien plus châtié que celui des siècles précédents. Cette comédie de mœurs se veut l’héritière de la comédie des humeurs de Ben Jonson, dernier grand dramaturge élisabéthain. A côté d’elle se développe un nouveau genre de comédie de mœurs, que le XIXe siècle appellera comedy of manners. La première pièce du genre est Marriage-à-la-Mode de Dryden (1671), et ses grands auteurs sont Etherege et Wicherly.
Les trois plus grands auteurs dramatiques espagnols qui émergent de ce siècle appartiennent à deux périodes distinctes : Lope de Vega et Tirso de Molina dans la première moitié du XVIIe siècle ; Pedro Calderón de la Barca dont la productivité s’étend largement jusque dans la seconde moitié de ce siècle. Lope de Vega écrit des pièces à thème historique ou « de cape et d’épée » mettant en scène les galans, chevaliers généreux, amoureux et intrépides, qui présentaient à la noblesse un miroir dans lequel elle aimait se reconnaître. Ses pièces composées en trois journées, sont caractérisées par une dualité d’action, une extension de la durée de la fable de la pièce pouvant parcourir plusieurs années et par le déroulement de l’action en un lieu unique (le théâtre espagnol n’aura pas de décor jusque vers 1630).
A partir de Tirso de Molina, cette action peut se dérouler dans des lieux fort éloignés les uns des autres, parfois à l’intérieur d’une même journée : le cadre de la célèbre pièce de Tirso, El Burlador de Sevilla (L’Abuseur de Séville) qui donnera naissance au mythe de Don Juan, se déplace aussi bien à Naples qu’à Séville et dans la campagne catalane, au bord de la mer.
C’est surtout dans la période des théâtres « de cour » de la seconde moitié du XVIIe siècle qu’écrit Calderón, et son théâtre s’inspire des nouvelles possibilités scéniques alors en vogue. Ses clients sont souvent la Cour d’Espagne pour qui il décrit des comedias et la ville de Madrid qui lui commande, chaque année, des autos sacramentales. Avec le titre La Vie est un songe, il écrit à la fois une de ses comédies les plus sérieuse et son auto sacramental le plus célèbre. C’est avec la mort de Calderón, en 1681, que le Siècle d’or se termine, en particulier son théâtre.
Avec la prise de pouvoir en Angleterre par Olivier Cromwell, les troupes anglaises itinérantes, quitteront l’Allemagne vers le milieu du XVIIe siècle. Elles laisseront alors la place, aux seules troupes allemandes, qui jouent Molière et Shakespeare ou les adaptent, comme Jacob Ayer le fera de Shakespeare. C’est l’époque où les auteurs nationaux entreprennent de renouveler la poésie allemande : la littérature connaît alors une vague humaniste semblable à celle qui s’est exercée en Europe à la Renaissance, même si cette vague est tardive : la Réforme, puis la Guerre de Trente ans (1618-1648) n’ont pas fait du pays un terreau prospère à l’épanouissement d’une littérature nationale. Cette période, au cours de laquelle la littérature et le théâtre allemands sont imprégnés de la thématique et de la violence baroques qui parcourent l’Europe, est marquée par les tragédies d’Andreas Gryphius et de Caspar von Lohenstein.
La culture théâtrale russe se constituera au prix d’une importation, difficile en ses débuts, à l’heure du rayonnement du classicisme français en Europe.
Jusque dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les seules traces du théâtre russe sont celles de manifestations de rue et de rares drames liturgiques, les unes comme les autres vraisemblablement importées de l’Ouest, Pologne, Allemagne et Italie. Les échos d’un théâtre français de prestige contribuant au rayonnement de Louis XIV encouragèrent le tsar Alexis à créer un théâtre à Moscou à sa gloire personnelle. L’originalité de cette importation réside dans le fait qu’elle a été à la seule initiative du tsar et en l’absence de tout terreau préalable : pas plus que de spectateurs, il n’existait d’auteurs ou d’acteurs russes, et Alexis avait fait chasser les jongleurs des villes. C’est à des étrangers et à des émigrés allemands que fut confié le soin d’écrire, diriger et jouer la première pièce de théâtre en Russie, représentée pour la première fois le 17 octobre 1672. Son succès entraîna un développement immédiat de ce théâtre de Cour à peine créé, qui vit se constituer dès l’année suivante une troupe et un répertoire de langue russe. La mort d’Alexis en 1676 interrompt ce développement : sous son successeur Fedor II, seul subsistera un théâtre scolaire jouant des sujets religieux, dont les manifestations s’accroîtront sous le règne de Pierre le Grand.
Pierre le Grand reprendra de façon aussi volontariste que son père Alexis l’entreprise d’un théâtre laïc façonné à sa gloire, en ouvrant à Moscou un Palais de la Comédie destiné au peuple, dans lequel se produisaient des comédiens allemands. Le répertoire, importé ou adapté du théâtre occidental : Gryphius, Lohenstein, Calderón et surtout Molière, était étranger à tout les sens du terme à ce peuple qui déserta vite le théâtre que Pierre dut bientôt fermer, avant de lancer sans plus de succès une entreprise similaire à Saint-Pétersbourg. Cette initiative malheureuse est toutefois associée à un événement sans précédent dans l’Histoire du théâtre européen : les comédiens allemands avaient à charge de former des acteurs russes pouvant interpréter des pièces dans leur propre langue ; les débuts du théâtre russe seront inséparables de la question de la formation des acteurs, dans un contexte où ce métier ne pouvait s’apprendre sur le tas.
I.2.5. Le XVIIIe siècle
Le XVIIIe siècle français voit apparaître de nouvelles formes théâtrales qui bouleversent les frontières étanches entre les genres « réguliers » et les premières réflexions pourtant sur un jeu d’acteur débarrassé des codes du siècle précédent. Ce siècle témoigne aussi du développement de l’activité théâtrale en province et de la longue lutte entre un théâtre officiel, protégé par le Pouvoir, et un théâtre officieux, marginalisé, mais populaire : le théâtre de Foire.
La vie théâtrale était pauvre au début du XVIIIe siècle, et ne vivait que des quelque représentations des troupes parisiennes en tournée. Les salles permanentes étaient rares, parfois d’anciens jeux de paume, les comédiens se contentant la plupart du temps de jouer dans des tripots ou dans des greniers. Le théâtre provincial subit les aléas de la vie économique et politique : les périodes de famine et de guerre ne sont pas propices à l’épanouissement du théâtre en province, poussant certaines troupes à aller jouer à l’étranger. Les lieux permanents, à la charge des villes, sont eux-mêmes précaires, à une époque où l’éclairage des théâtres est souvent cause d’incendies. Le théâtre se développe pourtant, notamment dans la seconde moitié du siècle, grâce aux travaux entrepris sous la pression du pouvoir central. Les villes de province entreprendront de gros travaux d’architecture théâtrale, à la gloire de la cité : depuis le siècle précédent, le théâtre est pour l’Etat une vitrine de son prestige face aux pays voisins, et les pouvoirs locaux reprennent à leur compte ce prestige en appelant de grands architectes à édifier des théâtres, isolés des autres constructions pour des raisons de sécurité (incendies) mais également de visibilité. Le nouveau théâtre de Lyon, construit par Soufflot et achevé en 1756, passera pour un des plus beaux d’Europe.
Deux ordres royaux avaient achevé la centralisation et la monopolisation du théâtre officiel parisien : en 1680, la compagnie de Molière et ses anciens rivaux de l’Hôtel de Bourgogne sont réunis en une unique compagnie, la Comédie-Française ; en 1697, les comédiens italiens sont expulsés de Paris. Il n’existe plus que deux théâtres à Paris. L’Opéra consacré au théâtre lyrique et aux ballets et la Comédie-Française, où se joue le théâtre parlé. Ces deux institutions conservent le monopole de leurs activités respectives : celui de l’Opéra avait été institutionnalisé au siècle précédent par l’établissement d’un privilège obligeant toute troupe à lui acheter le droit de lui faire concurrence dans le domaine du chant et de la danse ; celui de la Comédie-Française se marquera dans les faits à partir de 1706, date à laquelle, sous sa pression, les dialogues dramatiques seront interdits dans les théâtres de la Foire. Le théâtre français est ainsi devenu un théâtre d’Etat, subventionné et régenté par le pouvoir royal. Même si la mort de Louis XIV autorisera le retour des Italiens à Paris à partir de 1716, la concentration du théâtre à Paris sous l’égide de la Comédie-Française, marquera durablement la vie théâtrale française jusqu’au XXe siècle.
C’est paradoxalement grâce à la censure et à l’étouffement de la concurrence au début du siècle que le théâtre forain va se développer, en se spécialisant dans trois genres de spectacles en marge de la production théâtrale officielle : les marionnettes, le spectacle de chansonnettes qui deviendra le vaudeville et le grand genre inventé par la foire qui connaîtra la gloire un siècle plus tard : la pantomime.
L’existence de spectacles sur les lieux des deux grandes foires annuelles de Paris, la foire Saint-Laurent et la Foire Saint-Germain, remonte à la fin du XVIe siècle, et élargit, plus de six mois par an, l’activité théâtrale parisienne, avec succès : à la fin du XVIIe siècle, la Foire Saint-Germain compte à elle seule sept théâtres. Ces salles seront les victimes d’une longue suite d’hostilités menées par la Comédie-Française, dès le moment où, devenue la seule compagnie officielle après le départ des Italiens en 1697, elle entend défendre le privilège que lui confère son monopole : ce jeu de rivalités sera appelé la « guerre comique ».
Monologues ou vaudevilles, les théâtres de la Foire donneront à de véritables auteurs l’occasion d’exercer leur talent : Lesage y donnera une centaine de pièces après son succès dans Turcaret (1709) à la Comédie-Française, et Piron y fera ses débuts avant de conquérir le théâtre officiel. Le théâtre Bertrand se voit réduit au théâtre de marionnettes, qui commence alors à se populariser, notamment depuis la naissance au XVIIe siècle de la marionnette de Polichinelle, inspirée du zanni du même nom de la commedia dell’arte. Mais le grand succès de la marionnette viendra bien plus tard, vers 1820, lorsque le marionnettiste lyonnais Laurent Mourguet inventera le personnage de Guignol.
La « guerre comique » prend fin à l’avantage des comédiens-français en 1719, lorsque le Régent interdit tous les spectacles des théâtres de la foire, à l’exception des marionnettistes et des danseuses de corde.
Vers la fin des années cinquante, le privilège d’exclusivité de la Comédie-Française cesse peu à peu de s’exercer, et de petites salles font leur apparition sur les grands boulevards parisiens : ces théâtres connaîtront leur heure de gloire au XIXe siècle en donnant leur nom au genre qui y fera plus tard fortune, même si ce genre n’est pas vraiment né à partir de ces salles : le théâtre de boulevard. Le premier de ces théâtres, le théâtre des Grands Danseurs, sera ouvert par l’arlequin Nicolet en 1759 sur le boulevard du Temple. A la mort de Louis XV en 1774, l’attitude du pouvoir à l’égard de ces salles devient plus libérale, et les autorisations se multiplient, encourageant la construction régulière de nouveaux petits théâtres.
Beaumarchais obtient de Louis XVI en 1780 un arrêt stipulant l’interdiction pour les théâtres officiels d’acheter une pièce au forfait, un contrôle accru des recettes des spectacles et l’obligation pour les compagnies de produire un bordereau des recettes signé et certifié. La Révolution transformera cet arrêt en loi en faisant voter par l’Assemblée les premières lois modernes sur la propriété littéraire, sa reproduction et sa représentation. Les résultats des nouvelles dispositions révolutionnaires sont immédiats. Dès 1791 de nouveaux théâtres s’ouvrent dans Paris de façon exponentielle. En 1789, le nombre des salles formé par les théâtres officiels, les théâtres de foire et de boulevards s’élevait à peine à dix. Ce nombre grimpe jusqu’à quatorze en 1791 et à trente-cinq en 1792.
On associe habituellement le XVIIIe siècle au terme de « théâtromanie ». Il est vrai que l’engouement de la société parisienne pour le théâtre est loin de se limiter alors au seul spectacle professionnel. Le théâtre scolaire y est toujours vivant, ainsi que le théâtre amateur. Cette dernière pratique, développée par la noblesse du XVIe siècle à l’imitation des dilettanti italiens, avait été délaissée par des nobles du Grand siècle devenus bien plus qu’avant de simples consommateurs passifs du théâtre de la Cour. Le théâtre amateur revient en force jusqu’à la Révolution, mais ne concerne plus les seuls nobles : on joue dans les garnisons, à Paris et en province, où l’essor des nouvelles salles encourage les bourgeois à former des compagnies d’amateurs qui jouent sur les mêmes théâtres que les professionnels.
La pratique du théâtre pédagogique prend un nouveau visage. Le théâtre scolaire à qui l’on devait le renouvellement de la comédie et de la tragédie est devenu un divertissement recherché par la bonne société parisienne depuis qu’il a prouvé à nouveau qu’il était capable de proposer des spectacles novateurs et de qualité : à partir d’Esther (1689) et d’Athalie (1691) de Racine, jouées par les élèves de Saint-Cyr, la noblesse s’intéresse de près au théâtre des collèges jésuites et jansénistes, et les auteurs de renom leur confient des pièces, en particulier des tragédies religieuses à contenu édificateur, à la façon du Polyeucte de Corneille ou des deux derniers drames de Racine, Voltaire lui-même, ancien élève des jésuites, fait représenter au collège d’Harcourt La Mort de César avant de la porter à la Comédie-Française. Certaines écoles aménagent des salles permanentes. Le théâtre de collège disparaîtra avec l’extinction progressive du clergé janséniste et la suppression en France, en 1762, de l’Ordre des Jésuites.
Le grand phénomène du théâtre amateur de l’époque est le théâtre de société. Ce théâtre est d’abord organisé par des nobles qui se rassemblent dans leurs parcs, jardins, maisons de campagne ou salons, pour assister à des spectacles, voire de petits festivals, mais également pour jouer et chanter : tous les grands seigneurs possédaient une salle de théâtre dans leur palais. Ils sont vite imités par les bourgeois, classe alors montante et même parfois plus riche, qui organisent eux ainsi des spectacles dans leur propre maison. Le répertoire du théâtre de société concerne aussi bien les grands auteurs classiques : Molière, Racine, que les auteurs contemporains : Regnard, Voltaire. Mais ce n’est pas seulement le théâtre « noble » que la noblesse met en scène : on joue la comédie, la tragédie et l’opéra, mais aussi les farces italiennes et le répertoire du théâtre forain.
Ce phénomène, à la mode jusqu’à la Révolution, entretient des relations régulières avec le théâtre de collège : les nobles ont été formés au jeu et au chant par les écoles, dont les élèves sont parfois accueillis au nombre des spectateurs des représentations jouées dans les palais. Il contribue à sa façon à libéraliser l’art dramatique, malgré les dénigrements des comédiens professionnels et les blâmes des moralistes et des dévots, et participe aux transformations du théâtre en ce siècle.
Si le renouvellement des formes au XVIIIe siècle ouvre dans toute l’Europe une crise théâtrale, celle que traverse alors l’Italie est encadrée par une institutionnalisation. Les troupes sont alors placées sous la coupe d’un pouvoir qui les contraint à se sédentariser. Parallèlement à la disparition des troupes itinérantes progresse une nouvelle esthétique théâtrale qui prône, de part et d’autre des Alpes, un jeu naturel : valeur étrangère au jeu de la commedia dell’arte, dont le répertoire est à présent restreint aux sujets farcesques. Répertoire et mode de jeu des comici dell’arte sont tenus en suspicion par les nouveaux auteurs et défenseurs de la tragédie italienne et par les partisans du théâtre « à la française », défenseurs de la comédie « de caractères » héritière de Molière, de la comédie « larmoyante » et du drame alors naissant, genres qui nécessitent la présence de personnages autrement plus nuancés que les personnages traditionnels italiens.
Carlo Goldoni ou le « Molière italien » doit son surnom au fait qu’il est le plus grand auteur dramatique de l’Italie, mais également au fait qu’il a réformé en profondeur la comédie italienne. Goldoni propose en effet des textes aux personnages traditionnels de la commedia dell’arte, et leur propose de servir des ambitions littéraires. Goldoni s’efforce également de sortir les personnages traditionnels de la comédie italienne du jeu stéréotypé, en proposant des personnages plus conformes à ceux que propose alors la comédie française. Ses pièces remplacent ainsi peu à peu les masques de la commedia dell’arte par des psychologies qui s’inspirent de la comédie de caractères, et se personnages perdent peu à peu leurs attributs d’origine, et s’orientent vers des personnages de comédies sérieuses, voire larmoyantes (La Servante aimante, 1753).
Carlo Gozzi est le héraut de la lutte de la tradition vénitienne contre le théâtre moderne de Goldoni et sa comédie psychologique et larmoyante à la française. Il s’élève également contre la vulgarisation de la scène italienne, que Goldoni ouvre à des personnages venus du peuple, et contre la grossièreté du langage et des sujets traités qui les accompagne. Les efforts de Gozzi consistent à réhabiliter la commedia dell’arte et ses masques, qu’il protège de la disparition en leur offrant le merveilleux comme bouclier. Son théâtre, dit-il, est un théâtre « fiabesque » (fiaba : « fable »), qui s’inspire de la nature, mais ne la recopie pas. Son répertoire s’inspire aussi bien des Mille et une nuits (Le Roi Cerf, 1762), du théâtre de foire (La femme serpent, 1762) et des contes d’enfants (L’Oiseau vert, 1765).
A partir des comédies de Congreve, le moralisme qui s’empare de la scène anglaise au début d XVIIIe siècle touche avant tout la comédie, dont le moteur n’est plus le rire ni l’intrigue amoureuse, mais l’édification par le triomphe de la vertu et de la rédemption, celle notamment du mal adultérin (The Carelesse Husband de Cibber, 1704). De morale, la comédie se fait sentimentale puis larmoyante : son centre d’intérêt se déplace sur la vertu conjugale et familiale dans les milieux bourgeois et ses ressorts dramatiques se construisent autour de scènes de reconnaissance pathétiques, en particulier sous la plume de Richard Steele. La tragédie « héroïque » quant à elle agonise, en dépit de quelques pièces à grand succès, telle la Cato (1713) d’Addison, sa pompe rhétorique et sa thématique se trouvant incapables de rivaliser, dans le corset des conventions théâtrales, avec le drame bourgeois.
C’est en fait dans le drame bourgeois que viendront se fondre peu à peu tant la comédie que la tragédie, dont les auteurs cherchent à présent des sujets et des manières susceptibles d’émouvoir le public contemporain, composé pour une large part de bourgeois citadins. George Lillo écrit, avec son Marchand de Londres ou l’Histoire de George Barnwell (1731), une tragédie qui élève le bourgeois commerçant au rang de héros, et réclame, dans sa préface, que le genre s’attache à émouvoir le plus grand nombre : il crée ainsi, plus de vingt ans avant Diderot, le premier drame bourgeois.
La comédie du rire n’est pas morte : en réaction contre le sentimentalisme en vigueur naît une nouvelle veine comique, satirique et parodique, celle des pièces de John Gay (The Beggar’s Opera, 1728), et d’Henri Fielding, dont The Historical Regist (1737) subira les foudres de la censure royale. Cette veine se prolonge par la défense de la comédie « riante », la laughing comédy, contre la comédie sentimentale, au nom d’un genre dont le principe premier est d’amuser son public. Amuser ou émouvoir : le théâtre anglais ne pourra guère faire plus à partir du Stage Licensing Act (1737), qui interdit pour plus d’un siècle les pièces à contenu satirique, politique ou social, et dont les conséquences ont été la fermeture des petites salles et une situation de monopole exclusif du théâtre londonien entre les mains de Dury Lane et de Covent Garden. Le dernier quart du siècle est marqué par les comédies de Goldsmith (She stoops to conquer, 1773) et de Sheridun (The Rivals, 1775), qui s’en prennent au nouveau goût du siècle qui a dévoyé un genre dont la nature était la légèreté et la fantaisie. Ce sursaut de gaieté ne parviendra pas toutefois à déstabiliser la sensiblerie, encouragée dans le dernier tiers du siècle par les premières lumières du romantisme anglais.
Le XVIIIe siècle espagnol ne sera pas créatif comme son prédécesseur : après avoir été une source d’inspiration pour le théâtre européen, français notamment, le théâtre espagnol s’applique alors dans les modèles ses aînés avant de suivre les modèles des autres pays européens, la France en particulier. Le théâtre n’appartient plus au quotidien de la vie publique : en 1765, le Roi interdit les représentations des autos sacramentales, au nom du « bon goût », à l’heure où se multiplient les salles privées, consacrant les représentations destinées aux seuls aristocrates qui avaient les moyens de se faire bâtir de telles salles. C’est également sous les coups de l’obscurantisme religieux qui s’aggrave et de l’Inquisition dont les bûchers enflamment toute l’Espagne, que le théâtre espagnol s’essouffle au XVIIIe siècle, en dépit des tentatives de renouvellement d’un théâtre inspiré de l’esthétique classique française : le théâtre est immoral, et la comedia est responsable du relâchement des mœurs.
Au début du XVIIIe siècle, c’est vers la France que les auteurs et les critiques du théâtre allemand tournent leurs yeux : elle propose à leurs yeux comme à ceux de toute l’Europe, le modèle de la réussite théâtrale, et c’est sous les auspices de l’esthétique classique française qu’est dénoncée l’esthétique baroque. Dans son Essai d’un art poétique critique pour les Allemands, le poète et critique Johan Christoph Gottsched défend l’imitation de la nature prônée par les Anciens et encourage la littérature allemande, et notamment son théâtre, à suivre leurs pas en prenant exemple sur les Français du siècle précédent. Il traduit en alexandrins allemands le théâtre français afin de montrer que la langue allemande peut permettre l’expression d’une poésie dramatique rigoureuse et conforme aux normes classiques françaises, puis compose des tragédies, au nombre desquelles Caton mourant (1732), considéré parfois comme l’acte de naissance de la littérature classique allemande. Les vœux de Gottsched font école, mais sont vite attaqués par le dramaturge qui aura définitivement libéré le théâtre allemand de ses tutelles étrangères : Lessing.
C’est après avoir écrit ses deux premières pièces que Lessing traduit les deux drames de Diderot (1760) et ses écrits critiques sur le théâtre. A la suite de Diderot, les pièces et les critiques de Lessing contribuent à modifier profondément le visage du théâtre allemand. Son ambition est de libérer ce théâtre de l’asservissement où il se trouve face au classicisme français qu’il a tort de vouloir imiter : les règles classiques nuisent en effet à la qualité des sujets aussi bien qu’à celle de l’émotion du spectateur. Il faut au public bourgeois allemand des héros et des situations qui le concernent et l’émeuvent parce qu’ils lui sont contemporains. C’est pourquoi il faut revenir à Aristote, non en privilégiant les règles des unités comme le font les Français – elles ne sont qu’un aspect secondaire de la doctrine aristotélicienne -, mais en privilégiant ce qu’il y a d’essentiel chez le poéticien grec : la recherche de la catharsis ; c’est à cette condition que l’Allemagne trouvera son théâtre. Pour le trouver, elle n’a pas à se plier à des modèles critiques jusqu’en France, par Diderot notamment, mais à s’inspirer d’exemples. Et si c’est dans les écrits de Diderot que Lessing puise ses réflexions, c’est dans les productions vivantes du théâtre anglais qu’il prend la matière de ses pièces, notamment son premier drame Miss Sara Sampson, et sa première comédie Minna von Barnhelm. Nommé sept mois directeur du Théâtre national de Hambourg, il y rédige régulièrement des chroniques qu’il rassemble sous le titre : Dramaturgie de Hambourg, dans lesquelles il jette les bases du nouveau théâtre que l’Allemagne doit fonder : un théâtre en prose, libéré des contraintes formelles du classicisme, traitant de sujets contemporains, et dont l’esthétique littéraire est tournée vers la nécessité de susciter la passion du spectateur. En jetant le doute sur des valeurs esthétiques jugées jusque-là universelles, Lessing prépare la révolution romantique dans le domaine du théâtre.
«Orage et passion », tel est le titre allemand de la pièce de théâtre d’un auteur mineur, Friedrich Klinger, écrite en 1777, sur l’indépendance américaine. Ce titre de Sturm und Drang servit d’étendard à la génération des jeunes auteurs allemands des années 1770, et c’est sous sa bannière que Goethe et son cadet Schiller furent leurs armes. Le seul dramaturge exclusivement attaché à cette période que l’Histoire du théâtre retiendra, redécouvert tardivement au XXe siècle, est Jakob Lenz, auteur d’un théâtre à situations violentes et à des tempéraments passionnés. Lenz fut également le critique dramatique de ce mouvement, qui eut sa part de réflexions dramaturgiques (Remarques sur le théâtre, 1771) : en revenant, dans la lignée de Lessing, à Aristote pour le relire et le critiquer à l’aune des temps modernes et du théâtre dont l’Allemagne a besoin, Lenz rejette les principes de l’école classique française, l’imitation servile de la nature et la contrainte appauvrissante de la règle des trois unités, et cherche à instaurer de nouvelles formes. Dans la pratique, les réflexions de Lenz aboutissent des épisodes effroyables tel celui d’une autocastration dans Le Précepteur.
Goethe et Schiller n’auront fait que traverser le Sturm und Drang, qui aura duré tout au plus une dizaine d’années. Ils feront par la suite briller en Europe un théâtre certes « classique », dans la mesure où il prétend puiser ses sources chez les Anciens, mais qui jette déjà les premiers feux du théâtre romantique. Ce théâtre, libéré des influences étrangères, à commencer par celle du classicisme français, est héritier le plus doué du drame bourgeois de cette fin de siècle et des décors concrets qui envahissent les scènes européennes, et impose à la scène un nouveau type de héros, qu’exploiteront ensuite drame romantique et mélodrame français. Les héros des pièces de Goethe et de Schiller annoncent les héros romantiques ; non plus les personnages consensuels dont la noblesse d’âme est le reflet de la noblesse du sang, mais des personnages définis à la fois par leur passion généreuse et par la part d’ombre qui les accompagne, réalisant l’oxymore qui fera fortune par la suite : de « beaux ténébreux », premiers rôles qui ne sont plus à la tête de la société qui les approuve et à qui ils servent d’exemple, mais vivent en marge. Le manque le plus visible de ce changement de perspective éthique est la réécriture par Goethe en 1773 du Faust de Marlowe, sur laquelle il reviendra durant plus de soixante ans, depuis l’époque de Sturm und Drang. Chez le dramaturge élisabéthain, le docteur Faust était un être maudit méritant la damnation qui le précipitait en Enfer. Il devient chez Goethe le représentant déchiré d’une tentation universelle, celle de la jeunesse et de l’amour, image de l’homme moderne. Karl, le héros des Brigands (1782) de Schiller, est une âme égarée dont les mauvaises fréquentations l’amènent à prendre la tête d’une troupe de bandits, mais dont le cœur noble lui permet de ne pas déchoir dans le malheur et de s’amender.
Le XVIIIe siècle russe connaît une véritable Renaissance en s’européanisant en particulier à partir du règne d’Elisabeth (1741), Renaissance placée sous le signe de la francophilie. L’aristocratie, libérée de la férule des tsars précédents, se constitue comme caste et le nombre de fonctionnaires et de bourgeois citadins croît rapidement : les uns comme les autres sont le public d’un théâtre qui prend son essor et suscite un véritable engouement. A la fin du siècle, les nobles organisent chez eux des théâtres privés, en constituant des troupes d’acteurs choisis et formés parmi leurs serfs. Le théâtre scolaire laisse la place à des manifestations de théâtre amateur dans les milieux bourgeois et Elisabeth fonde en 1756 à Saint-Pétersbourg le premier théâtre public russe, dont elle confie la direction à Soumarokov, premier dramaturge russe, qui applique les règles classiques françaises aux œuvres qu’il écrit et fait jouer. Ce théâtre sera fondé par un décret régissant jusqu’au statut des acteurs, ainsi fonctionnarisés comme le seront en France ceux de la Comédie-Française. Francophilie, classicisme et volontarisme artistique éclaireront surtout la Russie de Catherine II, l’amie des Lumières françaises : elle prône le théâtre comme un moyen d’élever l’instruction, qu’elle prend en charge, de la bourgeoisie russe encouragée à se développer et régit le fonctionnement des théâtres de Cour, réglementant jusqu’au déroulement des répétitions des acteurs, dont la création artistique est régie par l’administration. La période « classique », illustrée par Soumarokov et Lomonossov, est rapidement concurrencée, dès les années 1750, par l’influence des nouveaux drames occidentaux, français notamment, comédie larmoyante (Kheraskov, Krylov) et drame bourgeois (Fonvizine) : c’est en se détournant des règles classiques et des modèles occidentaux que le théâtre russe commence à créer ses sujets propres, puisés dans la vie du pays. En 1784, l’année de la création en France de l’Ecole royale, s’ouvre le premier conservatoire d’art dramatique russe. A la fin du XVIIIe siècle, le théâtre fait partie intégrante de la culture russe, en dépit du fort clivage qui répartit une élite de nobles, fonctionnaires et bourgeois aisés, et un peuple illettré.
I.2.6. Le XIXe siècle
Les genres populaires qui éclosent au XIXe siècle plongent leurs racines dans le siècle précédent. Les métamorphoses de la comédie et la naissance du drame, tout autant que la liberté de création dont jouissaient, en marge du théâtre officiel, les salles installées sur les boulevards parisiens, avaient donné naissance à des drames populaires aux effets faciles, accompagnés de musique : les mélodrames. D’autre part, la « guerre comique » qui sévissait à Paris au début du XVIIIe siècle avait laissé, bien après son extinction, des marques profondes dans le paysage du théâtre parisien dans la mesure où elle avait poussé les salles du théâtre de la foire à élaborer des recettes pour contourner l’interdiction de jouer du théâtre parlé. Ces recettes, outre d’avoir contribué à développer le théâtre de marionnettes, ont donné naissance à des véritables genres dramatiques qui, portés sur les boulevards, ont connu un essor remarquable au XIXe siècle : palier l’absence d’un théâtre parlé revenait soit à proposer du théâtre sans texte, la pantomime, soit à proposer des spectacles chantés dont les spectateurs étaient invités à entonner les refrains, des vaudevilles.
La popularité de la pantomime à Paris au XIXe siècle est liée à celle de la salle qui assure son succès, le théâtre des Funambules. A son ouverture en 1816, il ne sera autorisé jusqu’en 1830 qu’à faire jouer danseurs de cordes et équilibristes. En 1825, il obtint l’autorisation d’y représenter la pantomime, à condition que, conformément à son statut primitif, les entrés en scènes soient accompagnées d’une cabriole : la pantomime est alors un art burlesque. Même si la salle a pu, à partir de 1830, faire représenter le vaudeville, elle restera par excellence le théâtre parisien de la pantomime. Debureau y entre dans les années 1820, et fait un triomphe au début des années trente en faisant revivre le personnage du Pierrot de la commedia dell’arte, un Pierrot devenu muet et nostalgique : joué par Debureau, Pierrot n’est plus le niais gourmand et sournois, mais le somnambule solitaire et lunaire. L’empreinte qu’il laissa dans la pantomime fut assez profonde pour que les grands mimes du XXe siècle se soient produits derrière un personnage à la figure enfarinée ou maquillée de blanc à la façon de Pierrot. Le personnage de Debureau est devenu lui-même une légende, immortalisée par une pièce de Sacha Guitry (Debureau, 1918) et un film de Marcel Carné (Les Enfants du Paradis, 1943).
L’origine du terme vaudeville est obscure : anciennement vaudevire, il désignait peut-être, ou provenait d’un verbe vauder : « tourner » d’origine normande ; vaudevire désignerait en ce cas « entonner une ritournelle ». Attesté en 1697 au sens de « pièce de théâtre mêlée de chansons », le vaudeville devient un genre théâtral avec la « guerre comique » dès l’instant où le théâtre de la veuve Maurice bientôt imité se mit à verser à l’Opéra des compensations financières pour acheter le droit de produire des spectacles chantés, le spectacle parlé étant interdit. Un synonyme de vaudeville allait naître peu de temps après la fin de la « guerre comique » : ces spectacles qui mêlaient l’opéra et la comédie furent appelés des opéras-comiques. Les années de la Révolution consacrèrent ensuite la séparation définitive des deux variétés concurrentes produites au cours du siècle par ce genre mixte : la pièce légère accompagnée de musique presque exclusivement chantée, mise à l’honneur par les Italiens qui avaient fusionné en 1762 avec l’Opéra-comique ; la comédie dialoguée interrompue par des chansons légères, voire grivoises. La première consacra définitivement le nom d’opéra-comique, la seconde celui de vaudeville.
Après la Révolution, la démocratisation d’un public friand de pièces légères fait du vaudeville un concurrent sérieux de la comédie. Le genre entre dans le siècle avec l’énorme succès de Fauchon la Vielleuse (1803) et avec le dramaturge Désaugiers, maître incontesté du genre dans le premier tiers du siècle, qui dirigera le Théâtre du Vaudeville sous la Restauration. Sous la plume d’Eugène Scribe, l’intrigue du drame prendra de plus en plus de corps, et les années 1840-1860 consacrent la lente évolution du genre vers de vraies pièces de théâtre parlé, avec morceaux chantés : c’est l’époque des grandes pièces d’Eugène Labiche. Parallèlement au renforcement de l’intrigue et du dialogue, l’évolution du genre s’accompagne du renoncement progressif aux morceaux chantés, amorcé dès les pièces de Scribe, et renforcé avec Labiche, qui sera le dernier grand auteur de vaudevilles en chansons. Le terme vaudeville disparaîtra peu à peu, et le genre sera identifié aux salles de plus en plus nombreuses fréquentées par un public bourgeois tout aussi nombreux, sur lesquelles il règne en maître jusque dans l’entre-deux guerres du siècle suivant : les salles de boulevard, dont le premier maître incontesté de la fin du siècle sera Feydeau.
Le mélodrame s’est construit au croisement du drame populaire et du recours à la musique et au chant, principalement sous la plume de René-Charles Guilbert de Pixerécourt, qui en fixera les éléments constitutifs. Le terme, d’origine italienne, composé de drame et de mélodie, désignait un drame entièrement chanté. Le mélodrame triomphe avec le succès de la deuxième pièce de Pixerécourt, Coelina ou l’Enfant du mystère (1800), qui connut plus de deux mille représentations à Paris et en province, et dont les éléments constitutifs furent la matrice des grands clichés du genre, titre, thèmes, personnages et construction dramaturgique. Le genre connaîtra un grand bouleversement à partir des années 1820, alors qu’il règne en maître sur trois théâtres des boulevards, la Gaîté, la Porte Saint-Martin et l’Ambigu-comique.
La vogue du mélodrame historique encouragera Dumas à créer en 1847 son propre théâtre pour exploiter cette veine : le Théâtre historique, qui fera faillite trois ans plus tard. Le genre investit également la politique en se faisant mélodrame social, associant la vertu et la pauvreté, et attaquant les riches pour le plus grand plaisir de son public populaire : le succès du Chiffonnier de Paris de Félix Pyat, créé en 1847, accompagnera la Révolution de février 1848. Le coup fatal qui a mis fin aux grands jours du mélodrame, a été la destruction du Boulevard du Crime en 1862. Mais le genre avait pourtant déjà entamé son déclin : le terme a pris depuis quelques années une acception péjorative, la censure du Second Empire a muselé le mélodrame social et les nouveaux boulevards font jouer deux genres populaires en vogue : le vaudeville, qui gagne un public de plus en plus large, et l’opérette dont le succès est orchestré par Offenbach, tandis que se multiplient les cafés-concerts. Le dernier grand succès du mélodrame est alors l’adaptation du Bossu de Paul Féval (1862). Il renaîtra quelque temps de ses cendres durant les premières années de la République avec deux chefs-d’œuvre : Les Deux Orphelines d’Adolphe Dennery (1874), puis La Porteuse de pain de Xavier Montépin (1889).
Le début du XIXe siècle en Russie, dans un théâtre, soumis à présent à la censure par un pouvoir dont la bienveillance du siècle précédent a laissé la place à la méfiance, n’en correspond pas moins à un élan d’une littérature nationale formée au moule du classicisme français et inspirée par la vague romantique dont profite le théâtre. Ici comme ailleurs, le théâtre romantique se forme en haine du conformisme bourgeois et dans l’admiration des grands modèles longtemps éclipsés par ceux du classicisme français. La critique du conformisme sera d’ailleurs souvent peu goûtée par le pouvoir : la comédie amère de Griboïedov Le Malheur d’avoir trop d’esprit sera interdite pendant quelques années. Pouchkine fait revivre le drame élisabéthain en l’adaptant à l’Histoire nationale (Boris Godunov), Gogol raille l’esprit petit-bourgeois des fonctionnaires et des notables provinciaux (Le Revizor) et Tourgueniev compose des drames réalistes et sentimentaux (Un mois à la campagne). La seconde moitié du siècle sera marquée par les pièces réalistes d’Ostrovski, annonciatrices du théâtre naturaliste russe.
Les pays scandinaves, Suède et Danemark, connaissaient certes le théâtre depuis longtemps. Mais passé la période des mystères médiévaux, l’activité dramatique native s’y ramenait principalement au théâtre amateur et au théâtre de collège, les comédiens professionnels qui s’y produisaient provenant pour la plupart de l’étranger, en dépit des efforts entrepris par Gustave III de Suède au XVIIIe siècle pour constituer un théâtre professionnel de langue et culture nationales. Après l’indépendance de la Norvège acquise en 1814, les premiers auteurs de théâtre scandinaves qui rempliront les salles pendant la première moitié du XIXe siècle seront surtout les dramaturges qui adapteront pour le public bourgeois les vaudevilles français à leur culture nationale. Cette indépendance n’en a pas moins engagé un grand élan national et un désir de culture de la part de la classe bourgeoise, constituée de petits propriétaires terriens. En 1827 s’ouvre à Kristiania un théâtre en langue danoise. Mais le combat pour un théâtre de langue nationale norvégienne aboutit à la création en 1850 de la Scène nationale de Bergen, à la tête de laquelle est nommé le jeune auteur d’un drame en vers et en trois actes, Catlina (1848), Ibsen. Même si les grandes pièces d’Ibsen seront composées pendant ses années d’exil, il impose à l’Europe comme un des plus grands dramaturges des temps modernes et donne en cette fin de siècle au théâtre scandinave une existence historique, existence confirmée à la fin du siècle par le théâtre du suédois Strindberg.
I.2.7. Le XXe siècle
Vers 1900, les hommes de théâtre traversent volontiers l’Europe : le russe Stanislavski vient étudier à Paris chez Antoine avant d’inviter l’Anglais Craig à Moscou. Le Norvégien Ibsen est joué à Paris juste après Oslo. Et Shakespeare est enfin partout chez lui.
L’éclairage moderne apporte aux régisseurs les lumières vives, crues, nécessaires pour renforcer l’illusion réaliste. Si le théâtre à l’italienne n’est toujours pas remis en question, les architectes cherchent à redéfinir la construction des salles (1913, inauguration du Théâtre des Champs-Elysées, premier théâtre en béton armé). Les premiers scénographes se recrutent parmi les architectes. Dans le même mouvement, les peintres ne se contentent plus de décorer foyer et plafonds ; ils s’aventurent sur la scène et renouvellent l’art de la « toile de fond ».
On dit traditionnellement qu’André Antoine est le premier metteur en scène de l’Histoire du théâtre. André Antoine, s’improvisa en 1887 acteur, décorateur, metteur en scène et directeur d’un théâtre hors-norme, le Théâtre-Libre. Pour échapper à la censure et aux faillites dépendantes de la versatilité du public, Antoine commença par présenter ses spectacles en une seule soirée, dans un théâtre loué pour l’occasion, devant un public exclusivement composé d’abonnés et d’invités. Le théâtre d’Antoine commença par jouer les pièces des auteurs refusés ailleurs, généralement à cause de leur audace polémique (Georges Ancey, Eugène Brieux, Georges Courteline, Henry Fèvre, Jean Jullien, Jules Renard) ainsi que les grands contemporains étrangers (Tolstoï, Ibsen, Strindberg). En 1894, quand son succès se confirma, Antoine installa le Théâtre-Libre boulevard de Strasbourg, où il prit en 1897 le nom de « Théâtre Antoine ». C’était la Belle Epoque du théâtre naturaliste ; l’art du décor « véridique » y atteignit son apogée, notamment avec la reprise triomphale de L’Assommoir d’après Zola, en 1900. Cette même année 1900, Antoine s’impose aussi dans le Boulevard avec Le Marché, d’Henry Bernstein, auteur dramatique qui connaîtra ensuite un demi-siècle de succès.
Révélé en France après la Première Guerre mondiale, le mouvement Dada, pure expression du nihilisme, n’admet évidemment pas les genres littéraires ; théoriquement, il ne peut pas plus y avoir de théâtre Dada que de roman Dada. Néanmoins, dès La Première Aventure céleste de M. Antipyrine de Tristan Tzara, fondateur de Dada en 1917, le spectacle est requis pour la manifestation d’une telle anti-œuvre.
Absolue avant-garde, Dada manifeste son rejet de la culture en ramenant toute tentative en ce domaine à l’expression d’une spontanéité iconoclaste et joyeuse. Mise à part Tristan Tzara (né à Moinesti, Roumanie), dont les textes pour la scène s’identifient avec la revendication de l’esprit Dada, les rares auteurs du théâtre Dada semblent œuvrer dans la double influence d’Alfred Jarry et de Guillaume Apollinaire. Plus tard, au Collège de Pataphysique, Boris Vian ou Eugène Ionesco pourront se reconnaître dans leurs œuvres avant-gardistes. Le seul dramaturge important qui est issu du mouvement Dada est Georges Ribemont-Dessaignes. De L’Empereur de Chine (1916) à Faust (1931), Ribemont-Dessaignes explore les possibilités dramatiques d’une construction plus ou moins aléatoire de ses pièces. Entre Apollinaire et Artaud, Ribemont-Dessaignes tente d’instaurer un théâtre ironiquement passionné : une forme de cruauté mécanique y remplace les machines dérisoires et les robots en carton du dadaïsme. En Pologne, le théâtre Dada trouve son plus féroce dramaturge : Stanislav Ignacy Witkiewicz, pionnier de ces « théâtres de laboratoire » qui maintiendront la Pologne au premier rang de l’avant-garde (Kantor, Grotowski). Mais le chef-d’œuvre du « genre » (né avec Les Mamelles de Tirésias) est Opérette de Witold Gombrowicz, écrite en France vers 1965.
Le Théâtre dirigé par Alfred Jarry ressemble à la première entreprise théâtrale d’André Antoine : c’est une association qui loue deux soirées une salle pour produire un spectacle que nous appellerions aujourd’hui d’« art et d’essai ». Pendant deux années seulement, 1927 et 1928, quatre spectacles définissent la collaboration d’Antonin Artaud, Robert Aron et Roger Vitrac. Les deux premiers programmes ressemblent encore à des manifestes, à la mode Dada : ils réunissent des tableaux conçus par chacun des trois pionniers, un acte du Partage de midi de Claudel sans l’autorisation de l’auteur et un film interdit par la censure (La Mère de Poudovkine). Les deux derniers comptent parmi les premières grandes tentatives de la mise en scène moderne : Le Songe de Strindberg et Victor ou les Enfants au pouvoir de Vitrac. Deux fois metteur en scène, Antonin Artaud (1896-1948) développe les symboles scéniques que peut projeter la crise de langage.
L’expérience du Théâtre Alfred Jarry était relativement frustrante pour Antonin Artaud: condamné à la location de salles à l’italienne, privé de répétitions suffisantes, il ne put jamais réaliser son rêve d’une mise en scène absolue, qui prendrait son autonomie vis-à-vis du texte et ferait vivre une expérience unique, irréductible, sacrée ou cathartique au spectateur. Le théâtre d’Artaud devait donc se manifester à l’état d’utopie, à la limite du théâtre possible, jouable, et même concevable. Le Théâtre et son double, rédigé à partir de 1932, publié en 1938, superpose en divers articles les plans disjoints d’un théâtre absolu dont les lignes exactes, conceptuellement réunies, font défaut. Artaud ne dessine pas une cité idéale ; il cherche plutôt à produire une utopie de la volonté, à réunir des impulsions créatrices primordiales. Son théâtre s’identifie à cette quête de l’origine. Selon Artaud, le théâtre occidental a perdu la puissance du rite derrière le pouvoir des mots. Cette concurrence retrouvée des moyens d’expression ne mène pas immédiatement à un « théâtre total » opératique, même si Artaud s’intéresse à la dramaturgie du son ; à travers l’acteur et son athlétisme affectif, le metteur en scène doit plutôt assurer la communication au spectateur de la transe vécue par les protagonistes du Théâtre de la Cruauté.
Dès les années 50, Peter Brook affirme continuer le travail du Théâtre Alfred Jarry. Les avant-gardes américaines des années 60 (Living Théâtre) se réclament expressément du Théâtre et son double. Indirectement, l’avant-garde polonaise retrouve Artaud à la synthèse des courants dadaïstes et expressionnistes : Grotowski, quand il redéfinit le comédien, lieu absolu du théâtre de la pauvreté ; Kantor, quand il invente le « théâtre de la mort » au prix d’un travail de mise en scène hallucinant de précision mécanique, soumis à sa volonté de démiurge silencieux mais omniprésent. Ainsi, à travers des courants esthétiques et nationaux divers, l’utopie théâtrale d’Antonin Artaud semble prendre une dimension prophétique et fédératrice, absolue par sa formulation, universelle par son exigence. Ce désir d’universalité est encore un trait qui relie Artaud au courant symboliste.
Traduite du grec et poétiquement recrée par Paul Claudel la trilogie grecque d’Eschyle, L’Orestie, renoue après les « œuvres intimes » avec la geste flamboyante de Tête d’Or. Claudel s’avoue profondément ému par le lyrisme d’Eschyle et conçoit que la tragédie grecque reflète le mystère divin du cosmos. Dès 1908, il songe à prendre pour cadre une histoire arrangée du XIXe siècle, le terrain même de Balzac. La traduction des Choéphores est alors interrompue par la composition du Pain dur : celle des Euménides est menée de front avec l’élaboration du Père humilié. Des correspondances s’établissent entre le mythe et l’Histoire : L’Otage, premier drame du triptyque, est (avec L’Annonce faite à Marie) l’œuvre de Claudel qui a été le plus souvent portée à la scène. La pièce fut créée en 1914 par Lugné-Poe au Théâtre de l’Œuvre. L’Otage invente l’espace historique imaginaire du Soulier de Satin (1919-1924). Si la trilogie (L’Otage, Le Pain dur, Le Père humilié) est fondamentalement douloureuse, Le Soulier de Satin est le drame d’un sacrifice joyeux.
Jacques Copeau, soutenu par la jeune Nouvelle Revue Française et par l’amitié d’écrivains tels qu’André Gide et Jean Schlumberger, décidait de fonder, en 1913, le Théâtre du Vieux-Colombier, dans la petite salle de l’Athénée Saint-Germain. Le Théâtre du Vieux-Colombier avait marqué la vie théâtrale française dès la veille de 1914. En 1919, Charles Dullin fondait son théâtre, l’Atelier, à Montmartre. Louis Jouvet dirigeait en 1922 la Comédie des Champs-Elysées. A cette époque, Gaston Baty organisait le Théâtre de la Chimère, et Georges Pitoëff arrivait de Genève à Paris. En juillet 1927, Jouvet, Dullin, Baty, Pitoëff décident la formation du Cartel des quatre, pour soutenir l’activité de leurs théâtres.
Le lyrisme de Maurice Clavel cache à peine la problématique existentialiste, caractéristique de Jean-Paul Sartre, de l’action et de l’angoisse : le malaise existentiel a pour fonction de révéler l’inanité, le manque de sens des actions assumées par habitude, fidélité ou même instinct. Ainsi, dans Les Mains sales de Sartre, il y a un retour arrière du récit théâtral qui n’est pas sans évoquer une technique propre au cinéma. Sartre maintient le « quatrième mur », le rapport frontal du public au débat qui se tient sur scène. Ce que Brecht brisera. Pourtant, demeurant le maître du théâtre à thèse, Jean-Paul Sartre échappe souvent aux lourdeurs de l’engagement et à la mise à plat réaliste. Sartre enrichit son œuvre théâtrale d’un texte aussi capital que La Nausée (1938) dans le domaine romanesque. Avec Huis clos, créé en mai 1944 au Vieux-Colombier, l’affirmation existentielle de l’individu débouche sur une aporie : « L’enfer, c’est les autres ». Cette injonction extrême invite Sartre, au-delà du nihilisme, à fonder un nouvel humanisme. Du point de vue de l’Histoire du théâtre, la torture psychologique de Huis clos, même si elle rattache encore philosophiquement son auteur au vain solipsisme de La Nausée, annonce tout le « nouveau théâtre » des années 50 : situation absurde et cauchemardesque érigée en système de représentation, mise en abyme permanente de la théâtralité, traitement symbolique d’un thème majeur de la condition humaine. Beckett, Ionesco et les autres procèdent de l’enfer allégorique de Huis clos.
Jean-Paul Sartre appelait Albert Camus le « Descartes de l’absurde ». Albert Camus cherchait à revenir, contre les agressions d’un monde privé de sens, à ce « point zéro » de la conscience où l’homme reconnaît ses contradictions et ne peut plus guère se réclamer que d’une sorte de morale primitive, sympathie envers autrui, recherche du respect de l’autre. Mélangeant les figures philosophiques de l’angoisse existentielle (Sartre) et de l’impératif catégorique (Kant), la doctrine humaniste de Camus a immédiatement séduit avant d’être négligée, peut-être oubliée, œuvre conceptuellement inaboutie. Hanté par la Résistance, dont il fut un membre actif, Camus s’engage lui aussi dans un théâtre d’idées. L’Etat de siège (1948), créé par Jean-Louis Barrault, impose Camus sur les scènes parisiennes comme l’égal de Sartre, même si des militants lui reprochent davantage d’ambiguïtés sur le plan politique. Avec Les Justes (1949), Camus se définit déjà comme un homme révolté qui cherche à fonder une morale élémentaire contre toute terreur.
Pendant la guerre, Jean Vilar souffre des restrictions imposées au théâtre d’art ; à Paris, il s’acharne à monter du Strindberg au Théâtre de Poche. Avec Meurtre dans la cathédrale du T.S. Eliot au Vieux-Colombier (1945), sur les traces de Jacques Copeau, Jean Vilar comprend que l’ascétisme ne suffit plus. Après le kammerspiel, il ressent l’envie de repousser les murs du théâtre. L’influence des idées communistes transforme ce revirement esthétique en « quête du public populaire ». Invité en Avignon par le poète René Char pour y jouer une reprise de son spectacle-vedette du Vieux-Colombier, Jean Vilar y impose la création de trois spectacles, dont Tobie et Sara de Paul Claudel et La Terrasse de midi de Maurice Clavel. Le message passa. En juillet 1948, le Festival d’Avignon prit sa forme définitive de grand pèlerinage annuel et estival du théâtre français. De 1948 à 1968, le Festival d’Avignon établit ses rites : les grandes soirées dans la Cour d’Honneur, vouée à l’élargissement du répertoire classique (Büchner dès 1948, Kleist en 1951, les Shakespeare méconnus), ou à la célébration des grands contemporains (Claudel, Gide, Supervielle, et Brecht en 1959) ; le progressif éparpillement des spectacles dans les divers cloîtres de la ville ; le passage du Rhône en direction de la Chartreuse de Villeneuve (1958).
Les noms prolifèrent pour désigner plus précisément le « nouveau théâtre » des années 50 (l’expression fut retenue par Geneviève Serreau dans son Histoire du « nouveau théâtre », en 1966) : théâtre de l’absurde, de la dérision, et même anti-théâtre. Même si La Cantatrice chauve porte le sous-titre d’anti-pièce, il n’y a rien d’anti-théâtral dans ce répertoire, sinon la volonté d’imposer des textes et des thèmes qui bouleversent le jeu psychologisant traditionnel et qui imposent de nouveaux types de mise en scène. Presque une dramaturgie différente, non seulement par auteur, mais par pièce.
Pour comprendre la place éminente qu’occupe Eugène Ionesco dans l’Histoire littéraire, il convient de rappeler que l’après-guerre, apparemment oublieux du surréalisme au profit de la littérature engagée, permit le développement des conceptions surréalistes dans les genres qu’André Breton avait obstinément interdits à ses disciples. La trajectoire d’Eugène Ionesco (né à Slatina, Roumanie) est connue : de La Cantatrice Chauve (1950) à l’Académie Française (1970). En fait, la figure qui nourrit ses principales pièces est l’allégorie : la scène finale du Roi se meurt (créé en 1962 par Jacques Mauclair) symbolise avec ampleur l’agonie des facultés, de la puissance quasi illimitée que résume un homme. Ionesco est encore plus intéressant quand il convoque toutes les dimensions du spectacle à la composition de l’allégorie. Dans Amédée ou Comment s’en débarrasser (1954), un couple se débat contre le cadavre de leur amour qui n’en finit pas de grandir. Univers métamorphique qui impose à la représentation théâtrale un réel enjeu technique et une évidente dynamique dramatique.
Le théâtre de l’absurde d’Eugène Ionesco exprime une nouvelle formalisation de la tragédie quotidienne qui englue les protagonistes dans leurs déterminations psychologiques et sociales, métaphorisées par un événement central, absolument bizarre. Ainsi, dans Rhinocéros (créé en 1960 par Jean-Louis Barrault), le développement allégorique met en scène une population frappée d’un mal mystérieux : la « rhinocérite », qui transforme les hommes en rhinocéros grégaires et agressifs. C’est une vision de la psychologie du nazisme. Ionesco illustre comment un tel mal peut se propager de petites concessions sans importance en demi-vérités anodines. Même au prix du pessimisme politique le plus noir : dans Macbett, chef-d’œuvre méconnu de 1972, Ionesco parodie Shakespeare avec une hargne qui évoque Alfred Jarry et Ubu Roi. Macbett repose sur une série de répétitions et de dédoublements qui renouvelle la dramaturgie d’Eugène Ionesco. L’allégorie fait enfin place aux jeux de miroirs qui révèlent, comme dans le théâtre baroque, que « la vie est toujours un songe ». La figure solitaire du personnage Bérenger à la fin de Rhinocéros est emblématique d’une tendance qui obsède le théâtre français sur les ruines de l’engagement littéraire : le solipsisme (la croyance que la conscience est seule au monde, contré tout sentiment déclaré trompeur de la réalité extérieure).
En marge de l’existentialisme engagé, romancier de la première personne et de « l’écriture blanche », Albert Camus a donné le ton du solipsisme littéraire à sa génération des L’Etranger (1942). Au théâtre, Caligula, révèle en 1945 la tragédie d’une conscience qui ne connaît plus d’autre repère qu’elle-même. L’angoisse dostoïevskienne du solipsisme « Si Dieu est mort, tout est permis ! »), enfermant l’individu dans les abîmes de sa libre conscience, apparaît ainsi sur une scène française. Avec Camus comme avec Sartre, la langue dramatique prend encore la pose sur le premier versant du siècle, celui du théâtre d’idées très, très « écrit » (au sens de Giraudoux).
Rolland Dubillard développe le thème du solipsisme dans La Maison d’os (1962). Comme dans Le Roi se meurt d’Eugène Ionesco, l’intention allégorique est évidente. Cependant, la narration est pulvérisée par un montage « architectural » des scènes qui brise toute continuité, et le ton, loufoque, est proche du britannique nonsense.
En faisant apparaître Samuel Beckett (1906-1989) comme le maître du solipsisme littéraire, nous privilégions une des tendances principales de l’évolution de son œuvre : la raréfaction du discours (théâtral ou romanesque), qui résorbe sa matière dans un monologue menacé, fissuré par l’extinction, l’agonie du Sujet. Dans En attendant Godot (1953), Samuel Beckett crée le type du « clown métaphysique », créature propre au XXe siècle, hybride de Charlot et de Sartre. Parolier du vide, Beckett s’est toujours refusé à imposer un commentaire précis, comique ou philosophique, sur ses œuvres. L’universalité de la rigueur beckettienne, son symbolisme sous-entendu par un évident nihilisme, permet à ses œuvres de s’imposer à travers toutes les mises en scène.
I.2.8. Orientations contemporaines
En Mai-Juin 1968, des troubles secouent la France entière : manifestations étudiantes, grève générale. Ces mouvements marquent surtout une évolution sociale : démocratisation de l’enseignement, désir de liberté et de remise en question des valeurs établies, des autorités, des interdits sexuels. Pour le théâtre, ces mouvements ont des effets structurels : la tension se renforce entre les deux grandes attitudes de représentation, l’esthétisme de recherche et le théâtre de grande diffusion.
Le XXe siècle est le temps où la politique culturelle d’Etat fait du théâtre un bien public et distribue aides et subventions. Ce mouvement se renforce dans le dernier tiers du XXe siècle. Des salles et troupes nouvelles publiques ou privées, se créent en nombre, y compris des théâtres officiels, filiales des grands (Manufacture des Œillets pour l’Odéon, salle du Louvre pour la Comédie-Française, etc.). Les pratiques de l’abonnement, des festivals, des tournées sont devenus banales. La multiplication des spectacles est immense, l’effort pour attirer le public intense, même si la population touchée n’est pas multipliée d’autant.
Quelques chiffres parlants : il y avait 60 théâtres à Paris dans les années 50, et pour la saison 1995-1996 on peut compter 154 théâtres parisiens intra-muros et un nombre équivalent de théâtres régionaux, qui ont offert 855 spectacles « tout public » et 265 pièces « pour les petits et grands », soit, pour les 365 jours d’une année, 1120 productions impliquant plus de 800 metteurs en scène. Sur l’ensemble de ces spectacles, 28 seulement ont tourné dans au moins 5 villes, les milliers d’autres n’a été vu que sur les lieux de leur création. L’auteur le plus joué en cette saison 1995-1996 est Molière (21 pièces ou adaptations pour la seule Ile-de-France). Shakespeare et Marivaux sont joués 14 fois chacun ; Tchékhov et Hugo, 9 ; Labiche, Feydeau et Racine, 8 ; Musset, 7 ; Corneille 6 ; Goldoni et Oscar Wilde, 5 fois. Pour les auteurs contemporains : Brecht, 7 ; Genet et Koltès, 6 ; Ionesco, Claudel, Camus, Beckett, 5 ; Duras et Vinaver, 4. On voit assez et l’abondance de l’offre de spectacles, et la prépondérance des classiques (y compris les classiques du XXe siècle). Ces chiffres disent bien que l’offre de spectacles s’est développée comme jamais.
Dans les années 70, et plus encore dans les années 80, se développent des spectacles de rue. Ils visent à toucher le plus de gens possible, ils sont gratuits, ils font sortir le spectacle des théâtres traditionnels, se déplacent vers la province et les banlieues, et veulent retrouver le sens de la fête, revenir à une tradition du théâtre le plus populaire. Ils empruntent au music-hall et au cirque : musique, chant, danse, interpellation du public. De l’animation d’un centre commercial à celle d’une ville entière, toutes les formes sont possibles. Au lendemain du Mai 68, la troupe du Grand Magic Circus lance le mouvement. En 1985 est fondé le festival d’Aurillac, l’année d’après, celui de Chalon-sur-Saône ; puis Cognac, Saint-Gaudens, Brest, La Flèche, Nantes, Périgueux, Lille. Tenant de la foire et de la kermesse populaire, ils se veulent le symbole qu’il existe une façon de faire du spectacle.
En 1995, il y a eu en France 287 créations et 137 manifestations relevant des arts de la rue (Répertoire des arts de la rue, 1995). 68% des spectacles ont lieu dans des villes de moins de 50000 habitants et 32% dans des villes de moins de 10000 habitants : donc les villes dépourvues de théâtre fixe sont le lieu privilégié du théâtre de rue. 70% des manifestations sont gérées par les municipalités et l’Etat intervient peu : c’est donc un théâtre local avant tout. Il existe désormais un Centre national des arts de la rue (à Marseille). En 1993, le Royal de Luxe, compagnie nantaise, se rend célèbre par son Géant du Havre, statue géante animée qui se déplace dans la ville. En 1995, elle donne Péplum au Parc de La Villette puis à Chalon-sur-Saône. Elle a accédé à la notoriété. Tout cela dit que le théâtre de rue est reconnu et connaît un indéniable succès populaire.
Cependant, les acteurs, troupes et auteurs qui en attendaient une reconnaissance similaire à celle du « vrai » théâtre sont déçus : on y reste anonyme. De plus, ce théâtre a le principe de la gratuité ; pour vivre, les troupes doivent donc trouver des subventions. Se pose alors la question de leur liberté. Le spectacle de rue se veut la réponse culturelle de la modernité ; mais ses problèmes financiers, les risques de troubles de l’ordre pendant ses manifestations, et le caractère éphémère de ses spectacles sont sources pour lui de difficultés qui le mettent en danger.
Dans la lignée des essais de théâtre populaire de l’entre-deux-guerres, s’est développée après Mai 68 une utopie collectiviste dans la création. Refus de l’autorité du directeur de troupe et du texte institutionnaliste ; écriture communautaire, collectif de décision, travail de l’improvisation sont les idées-clés de cette démarche. De nombreuses troupes s’inscrivent dans ce mouvement : par exemple, le Théâtre de l’Aquarium, le Théâtre populaire de Lorraine, le Théâtre du Soleil et le Grand Magic Circus. Et, à côté d’elles, des démarches s’orientent vers le travail collectif.
Le Théâtre du Soleil naît en 1964 de l’Association théâtrale des étudiants de Paris. Constitué en coopérative ouvrière de production, les décisions y sont prises à la majorité des voix ; chacun effectue les corvées et reçoit le même salaire. Le premier succès date de 1967 avec La Cuisine de Wesker. En 1969, c’est la première création collective, Les Clowns. En 1970, 1789 a 250000 spectateurs : le texte et le jeu naissent d’un travail collectif d’improvisation, et le but est de donner au public l’impression qu’il participe aux événements de la Révolution. Le spectacle se déroule au milieu des spectateurs, sans coulisses, et chacun se déplace dans l’aire de représentation : il s’agit de renouer avec des situations médiévales, sur un sujet populaire et révolutionnaire. Deux ans après, c’est 1783. Le Théâtre du Soleil avait trouvé son lieu (La Cartoucherie de Vincennes), son public et son style fondé sur la proximité des spectateurs, le sens de la fête et la compréhension de l’engagement du propos, toujours politique. Depuis trente ans, à La Cartoucherie puis en tournée, le succès s’est confirmé. Et le cinéma, avec son Molière ou la vie d’un honnête homme (1979) vu par des millions de personnes dans le monde entier, l’a fait connaître au plus grand public.
Mais l’idéal collectiviste a cédé devant la personnalité de la fondatrice. Et le Théâtre du Soleil, s’il a suscité la fidélité d’un public nombreux, reste en quelque sorte une expérience marginale même si elle est typique d’une période : il n’a pas à proprement parler fait école.
L’aventure de Jérôme Savary avec « le Grand Magic Circus et ses animaux tristes » participe du même mouvement. Influencé par le Festival rock de Woodstock (1967), par le Living Theater américain – qui se produit à Paris en 1966 – et ses happenings, et par la comédie musicale Hair autant que par Shakespeare ou Molière, Savary crée en 1966, avec Arrabal, Le Labyrinthe, puis L’Oratorio du Radeau de la Méduse avec cinquante comédiens et quarante chanteurs : ce délire hippie fait scandale et succès. Naît alors le « Grand Magic Circus et ses animaux tristes », entre la comédie musicale, le cirque, le mime, le happening, la provocation et l’improvisation. Il joue d’abord dans la rue : cracheurs de feu, acrobates, parade et dérision ; le public répond à chacune des apparitions. En 1971, Zartan, frère mal aimé de Tarzan fait un succès décisif. De Moïse à Mao, Nina Stromboli, Les derniers jours de solitude de Robinson Crusoé, Good Bye Mister Freud, Mélodies du Malheur, de 1972 à 1979, autant de spectacles de création collective. Les spectateurs viennent sur scène se mêler aux comédiens : c’est un théâtre de la fête tribale, de l’errance, d’une énergie débridée. Mais la troupe est en faillite. En 1981, Savary met en scène son premier classique, Le Bourgeois gentilhomme : la critique l’acclame. L’influence de l’aventure communautaire est considérable : elle a montré que l’on peut faire un théâtre différent, elle a concrétisé le désir d’investir d’autres lieux (la rue) ou d’investir autrement les lieux traditionnels.
Une autre façon de réagir aux nouvelles orientations que Mai 68 insuffle au théâtre est de travailler en équipe de création : dramaturge, traducteur, scénographe, décorateur. Le metteur en scène n’intervient que comme l’un des éléments et non plus comme la seule figure d’autorité. Cette démarche met en avant le travail du dramaturge, qui prend en charge l’interprétation historique du texte. Il est représenté, par exemple, par Jourdheuil auprès de Jean-Pierre Vincent, François Regnault auprès de Chéreau ou Jean-Claude Carrière auprès de Peter Brook. Ce travail d’équipe n’a pas comme objectif l’innovation à tout prix, il vise à faire émerger pour le public la dimension politique, l’intérêt contemporain de tel texte ou de telle interprétation. Vincent n’hésite pas à combler ce qu’un texte ne dit pas par l’interprétation qu’il souhaite voir adopter au public.
Jean-Pierre Vincent et Patrice Chéreau ont animé le groupe théâtral du lycée Louis-Le-Grand, puis font du théâtre universitaire. En 1972, Vincent et Jourdheuil – qu’il a rencontré en 68 – fondent le Théâtre de l’Espérance où ils créent La Noce chez les petits-bourgeois de Brecht. Ils créent aussi Weyzeck de Büchner, puis La Tragédie optimiste d’après Vichnievski (la révolution soviétique revisitée). En 1975, Vincent est nommé à la direction du Théâtre national de Strasbourg. Il s’entoure de collaborateurs issus du mouvement étudiant de 1968. Il y crée notamment En r’venant de l’Expo de Grumberg. De 1983 à 1986, il est administrateur de la Comédie-Française. En 1989, il monte aux Amandiers de Nanterre une trilogie composée d’Œdipe tyran, Œdipe à Colone de Sophocle et La Cité des oiseaux adaptée d’Aristophane.
Patrice Chéreau travaille d’abord avec Planchon au TNP de Villeurbanne, puis prend la direction du Théâtre des Amandiers de Nanterre. L’opéra contribue à sa renommée, quand il met en scène à Bayreuth de 1976 à 1980 le cycle du Ring de Wagner. Au théâtre comme à l’opéra, il montre comment le spectacle est mis en œuvre, par exemple en mettant les coulisses sur la scène. Le décorateur a ici un rôle crucial. Le théâtral est alors le plus visuel possible et la compréhension du spectacle s’appuie sans cesse sur ce qui est montré : c’est une dramaturge de l’espace. Chéreau est aussi de ceux qui créent du théâtre dans la banlieue parisienne.
Le symbolisme et le surréalisme trouvent un écho étonnant dans un esthétisme dont les mises en scène d’un extrême dépouillement définissent une esthétique du vide. Les metteurs en scène de ce courant intègrent à leur travail théâtral les théories littéraires et scientifiques qui leur sont contemporaines : le structuralisme, la linguistique, la psychanalyse sont les prismes qui orientent les sens de leurs représentations. La démarche est élitaire même si, pour Antoine Vitez, elle vise un théâtre « élitaire pour tous ».
Elève de l’Ecole théâtrale du Vieux-Colombier, Vitez commence comme acteur (en 1952, il joue dans Le Profanateur de Thierry Maulnier) et traducteur (1953, Les Otages de Rudolf Leonhard, 1958, La Jeunesse d’Abaï et Abaï de Moukhtar Aouézov). Il écrit une imitation de La Paix d’Aristophane (1964) et aborde la mise en scène en 1966 avec Electre de Sophocle. Il atteint les sommets de la reconnaissance, dirige le Théâtre national de Chaillot, puis la Comédie-Française, enseigne au Conservatoire de Paris, crée aussi (en 1972) le Théâtre des Quartiers et l’Atelier théâtral à Ivry.
Daniel Mesguich, élève de Vitez puis professeur au Conservatoire, travaille les mises en abyme et les décontextualisations qui lisent différemment des textes que le public pensait connaître : Hamlet (1977), le Roi Lear (Avignon, 1981), Roméo et Juliette (1985). Théâtre dans le théâtre, la représentation est alors le moment de la mise à l’épreuve d’une interprétation. Cette démarche ne va pas toujours sans provoquer des réactions parfois violentes, souvent critiques.
Après les expériences de la création collective, les auteurs retrouvent leur place au théâtre. Depuis sa première pièce, Demain, une fenêtre sur rue (1968), Jean-Claude Grumberg propose une lecture politique de l’histoire récente, de l’antisémitisme, de la guerre, des relations de pouvoir : Rixe en 1970 ; Amorphe d’Ottenburg en 1971 ; Dreyfus en 1973 ; En r’venant de l’Expo en 1975 ; L’Atelier en 1979 ; Zone libre en 1990. Il cherche à aller, sans effet rhétorique particulier, au cœur des émotions que peuvent provoquer chez les personnages les conséquences d’une situation historique qui les dépasse.
Michel Vinaver, qui a écrit ses premières pièces dans les années 50, dans le temps du théâtre engagé, avec Les Coréens, Les Huissiers (1958), La Fête du cordonnier (1959), Iphigénie Hôtel (1960), opte dans les années 70 pour un style différent. Il cherche à dire ce que personne n’ose penser pour troubler l’opinion. Dès les années 50, il avait utilisé l’idée de points de vue différents au fil des années. Désormais, il la systématise. Ainsi, les points de vue divergents de tous ceux qui interviennent dans Par-dessus bord (1973) – propriétaires de l’usine, direction, employés, clients – sont marqués par autant de différences linguistiques qui se croisent sans se répondre. La linéarité éclate au profit des situations parallèles qui déconstruisent la narration conventionnelle. Il poursuit avec La Demande d’emploi en 1973 ; Nina, c’est autre chose en 1978 ; Les Travaux et les jours en 1980 ; Les Voisins en 1986 ; L’Emission de télévision en 1989. Le souvenir de l’engagement n’est pas perdu, mais le rôle dévolu à la recherche des formes insolites du récit s’est accru, en écho à ce que la littérature d’avant-garde fait aussi.
Plus encore enfoncées dans la recherche textuelle, les pièces de Valère Novarina. Elles provoquent par leur délire verbal : Le Babil des classes dangereuses (1978), La Lutte des morts (1979), Le Drame de la vie (1984), Le Monologue d’Adramélech (1985), Je suis (1991), Le Repas (1996). Ces créations sont avant tout des virtuosités de langage, et le visuel y importe moins que le dire. Elles ne sont pas dépourvues d’humour, bien au contraire : Novarina met en question les usages surcodés de la langue et des relations, souvent d’incompréhension, qu’ils présupposent entre les humains et le monde dans lequel ils vivent. Certains metteurs en scène tentent de répondre à ces contradictions en développant un théâtre pédagogique, par exemple Christian Schiaretti au CDN de Reims.
Le théâtre de Boulevard poursuit sa carrière comme tout au long du siècle sans renoncer aux traditions qui l’ont constitué et il attire toujours une foule considérable de spectateurs. Il fait face aujourd’hui à la redoutable concurrence de la télévision. Le public vient au Boulevard voir un spectacle qui lui ressemble et dans lequel il peut s’identifier.
En même temps, se développent d’autres divertissements qui dérivent du théâtre : Raymond Devos définit le One man show en 1964 ; le Café-théâtre surtout – Café d’Edgar, La Vieille Grille, Les Blancs-Manteaux, Le Café de la Gare – cherche à divertir les spectateurs dans des lieux permettant l’intimité et la complicité, avec des textes provocants.
Le Boulevard constitue la forme théâtrale qui a le plus d’audience. Certaines pièces sont des monuments pendant des années : au fil des générations, ce furent Lorsque l’enfant paraît de Roussin, Patate de Achard, Boeing-Boeing de Camoletti ; dans les années 80 et encore 90, c’est La Cage aux folles de Poiret. Toutes ont fêté plusieurs millièmes représentations, ce qu’aucune œuvre neuve du théâtre cultivé, encore moins d’avant-garde, n’a atteint. Et les productions plus usuelles attestent aussi une solidité appréciable.
Le théâtre de Boulevard s’articule en deux grandes tendances : le divertissement et le psychologique. Le vaudeville relève de la première tendance, la comédie de la seconde. Dans les deux cas, c’est la vie privée des personnages qui domine l’intrigue. Le triptyque mari-femme-amant constitue toujours le fond usuel des sujets. Il se renouvelle un peu pourtant, et la satire n’est pas absente, même si elle se cantonne, elle aussi, à l’espace privé de ceux qu’elle met en scène. Le théâtre de Boulevard renforce les attitudes les plus communément admises. En somme, la société contemporaine est présente au Boulevard par le choix des travers qu’il met en scène et qu’il peut même critiquer.
Le théâtre d’aujourd’hui offre une gamme très diverse de spectacles, des plus confidentiels aux plus larges audiences, où les supports techniques (lasers, sonorisations, etc.) ont leur place à côté des pièces de recherche que le public le plus confidentiel peut trouver à satiété et où le « théâtre à texte » garde sa place.
I.3. Vocabulaire minimal de théâtre
Envisagé en tant que spectacle, endroit ou texte, le théâtre réclame la connaissance de certains termes qui facilitent l’entrée dans l’espace physique, textuel ou de la représentation scénique. Certains de ces termes sont communs au cinéma, mais le caractère primordial du théâtre est évident. Les définitions suivantes peuvent constituer un petit dictionnaire à la disposition des élèves qui sont en train de se familiariser avec le domaine du théâtre.
A
abattage
C’est une qualité de l’acteur faite d’entrain et de tempérament.
aboyeur
Dans la tradition du théâtre forain, c’est l’acteur – où plutôt le bonimenteur – chargé d’annoncer à haute voix le spectacle aux passants et de faire un boniment pour attirer la foule à l’intérieur de la baraque.
acte
Elément dans le jeu de découpage d’une pièce.
En principe, un ouvrage dramatique se compose de cinq actes, eux-mêmes divisés en scènes. C’est le cas, en particulier, pour le théâtre classique français. Chez les Anciens, l’acte se situait entre les interventions du chœur, qui chante en l’honneur de Bacchus, faisant alterner lyrisme et action. Il était appelé épisode.
acteur
C’est l’interprète d’un personnage et celui qui est présent sur la scène et qui agit. En grec, acteur se dit hupocrités, c’est-à-dire « celui qui répond ».
allumeur
On appelle ainsi, au XVe siècle, l’acteur à qui est dévolu le rôle d’attirer le public.
anglaise
Jouer à l’anglaise, c’est jouer dos au public.
apporter une lettre
C’est avoir un tout petit rôle.
avant-scène
Partie de la scène comprise entre la rampe et le rideau.
B
baderne – jouer les vieilles badernes
C’est avoir un « grand second rôle » dans les pièces militaires.
baignoire
Loge située au niveau et au fond du parterre. Du fait qu’elles l’entourent, les baignoires sont aussi appelées loges de pourtour.
baladeur
Acteur qui a un petit rôle de quelques lignes, étiré sur plusieurs actes.
baladeuse
Surnom donné à la servante, ce projecteur que l’on place et déplace du plateau au cours des répétitions.
baladin
Ce mot vague désigne, à une époque où le théâtre n’était pas encore constitué, un ménestrel, un jongleur. Au XIe siècle, c’est une sorte de troubadour itinérant. Les excès et débauches des baladins furent sanctionnés sous Philippe-Auguste : ils furent chassés de France. Quand le mot réapparaît, au XVe siècle, il désigne plutôt un danseur et, au XVIIe c’est un bouffon, qui intervient dans les intermèdes. Plus généralement et jusqu’au début du XXe siècle, c’est un saltimbanque, un acteur de tréteaux, de plein vent.
baraque
C’est le théâtre en bois, démontable, des saltimbanques. Si faire de la baraque, c’est pour un comédien, jouer dans de mauvais spectacles, casser la baraque équivaut à faire un tabac, avoir un énorme succès.
bête de scène
Se dit d’un comédien – et, plus fréquemment, d’un chanteur d’opéra -, quand il a besoin de la scène pour se sentir vivre. La scène est son élément. On dit aussi bête de théâtre.
bouche-trou
Rôle de moindre importance, entrant dans la catégorie des accessoires. On dit de l’acteur appelé à les remplir qu’il joue l’emploi des « bouche-trous » ou les utilités. Par extension, c’est un mauvais acteur.
C
café-théâtre
Comme son nom le suggère, c’est du théâtre proposé dans un café. Le mot est employé pour la première fois le 22 février 1966 au Royal, boulevard Raspail.
cage au poulets
Surnom donné, au XVIIIe siècle, aux salles à l’italienne. Il évoque la disposition des loges du public, le long des galeries, qui rappelle celle des pigeonniers ou des poulaillers. L’image est plus évidente en Italie qu’en France.
chauffer
Le verbe fonctionne aussi bien côté scène que côté salle : les acteurs peuvent être amenés à chauffer une scène ; c’est le cas si elle se traîne ; il faut, alors, la dynamiser.
La claque avait pour mission de chauffer un succès. Quant aux amis, les acteurs attendent d’eux qu’ils chauffent la salle, en l’engageant à applaudir et à réagir aux effets, ce qu’on appelle avoir des amis dans la salle.
ciel ! mon mari !
Exclamation issue du vaudeville, qui joue sur les histoires d’amant cadré dans le placard par une épouse face à l’arrivée inopinée de son mari. Il est possible de l’employer dans le langage courant pour manifester la surprise de se trouver nez à nez avec quelqu’un qu’on ne s’attendait pas à rencontrer.
coup – les trois coups
Le signal du lever du rideau est traditionnellement signifié par trois coups de brigadier; ils correspondent aux trois saluts: l’un du côté de la reine (cour), l’autre du côté du roi (jardin), le troisième pour le public.
coup de talon
Manie des acteurs de mélodrame pour indiquer la fin d’une tirade par un effet et forcer, ainsi, les applaudissements. Les acteurs tragiques du XVIIe siècle avaient l’habitude de ponctuer leurs répliques en frappant énergiquement le plancher de scène d’un sonore coup de talon.
coup de théâtre
C’est tout ce qui arrive dans une action scénique de manière imprévue, provoquant de grands bouleversements.
couplet
Dans la tragédie ou la comédie en vers, on donne parfois le nom de « couplet » à un petit récit –tirade en miniature – dit par un seul acteur. Plus généralement, on appelle couplet tout ce qu’un acteur a à dire, prose ou vers.
C’est le vaudeville qui a proposé la plus grande variété de couplets : le couplet de situation, qui condense l’action en quelque vers ; le couplet de circonstance, qui se développe en dehors de l’action ; le couplet de facture, long récit destiné à faire accepter par le public des explications qui l’auraient ennuyé en prose – dans son dictionnaire, Harel en donne la définition suivante : « L’éternel récit des confidents de tragédie, réduit aux proportions du vaudeville » – ; le couplet au public, qui, à la fin de la représentation, demande l’indulgence du public et sollicite, dans le même temps, ses applaudissements ; le couplet d’annonce, qui se situe avant le spectacle pour le présenter ; le couplet au gros sel, toujours égrillard.
D
débiter
Manière de dire un texte ; le mot s’emploie aujourd’hui avec une connotation péjorative. Débiter une tirade, c’est la présenter au public sans sentiments, de manière décalée par rapport à son contenu. On à dit longtemps débiter un rôle ; mais comme le mot a pris le sens de « réciter sans mettre le ton », l’expression a été abandonnée au profit de dire le texte.
déblayage
Elément de la technique déclamatoire ; il consiste à dire certains passages d’une tirade très rapidement pour mieux en mettre d’autres en valeur.
déblayer (un rôle ou un texte)
C’est passer vite sur une partie d’un texte pour mettre en exergue les moments importants ou susceptibles d’attirer les applaudissements.
déclamateur
Nom donné, par ironie, au XVIIe siècle surtout, aux comédiens qui se livraient aux balançoires, c’est-à-dire à un débit faisant alterner des sommets et des creux, des hauts et des bas, engageant le spectateur à un relâchement de son attention, voire à l’engourdissement et au sommeil.
déclamation
Manière artificielle, emphatique, ampoulée et chantante, de dire le vers tragique, mise en place au XVIIe siècle et codifiée dans différents traités au XVIIIe siècle, dont le premier est celui du tragédien lunévillois Monvel.
déclamatoire
Lié aux conventions de la déclamation tragique. L’adjectif est employé de manière péjorative ; ce qui est déclamatoire est forcément désuet et vide.
déclamer
Pratiquer l’art de la déclamation. Un metteur en scène, aujourd’hui aura tendance à diriger un acteur en l’invitant à ne pas déclamer, mais à jouer, à ne pas chanter le texte, mais à le vivre.
didascalies
Ce sont les indications scéniques: le texte qui n’appartient pas à la pièce. Elles indiquent le lieu, l’époque de l’action, les mouvements, les intonations, les accessoires. Elles sont destinées au metteur en scène, aux comédiens, au décorateur, au costumier et, aussi, à l’imagination du lecteur.
E
entractes
Comme son nom l’indique, si on conserve l’orthographe « entr’actes » en usage jusqu’au début du XXe siècle, l’entracte, que nous préférons écrire, ici, « entractes », est l’espace de temps qui s’écoule entre deux actes d’une pièce. Il se situe dans la tradition de l’entremets des banquets princiers, au Moyen Age, où de la musique et des danses venaient égayer l’intervalle observé entre deux mets.
F
foyer
Il y a deux sortes de foyers : le foyer des artistes et le foyer du public. Ils tiennent leur nom du fait que les théâtres, avant le XVIIIe siècle, n’étaient pas chauffés et que les foyers étaient des « chauffoirs ».
Le foyer des artistes n’existe que dans les théâtres importants. Celui de la Comédie-Française eut son heure de gloire au « tournant du siècle » (fin XIXe-début XXe siècle), quand le monde des lettres et celui de la politique le fréquentaient avec assiduité. Dans un cadre somptueux, les réputations se font et se défont, les intrigues se nouent et les carrières se jouent.
Nombreux sont les théâtres qui n’ont pas de foyer. Pendant les scènes où « ils n’en sont pas », les acteurs retournent dans leur loge. Car un consigne est strictement observée : le clivage entre la scène et la salle doit être respecté et il n’est pas question, pour un acteur, de se promener dans les dégagements de la salle en costume de scène.
frégolisme
Capacité à se métamorphoser. Le mot a été forgé à partir de Leopoldo Fregoli, acteur italien, doué pour les changements à vue. Dans un spectacle au titre révélateur, Le Caméléon, il joue jusqu’à soixante rôles différents en changeant de costume et d’apparence.
G
gadiche
C’est un insuccès complet ; on dit aussi une « tape ». Le mot est à rapprocher de « gadin », équivalent de « chute ». Une pièce qui ramasse une gadiche est une pièce qui « chute » ou qui « se ramasse ». Un comédien peut, lui aussi, dire : « J’ai ramassé une gadiche avec ce monologue ! ».
gros sel – au gros sel
Se dit d’une plaisanterie ou d’une farce présentée sur le mode grossier, avec pour assaisonnement principal ce qu’on appelait le « sel attique », en référence aux comédies licencieuses des Grecs de la région d’Athènes, l’Attique.
H
harangue
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est l’équivalent d’une annonce pour avertir le public d’un changement ou présenter le spectacle du lendemain.
haranguer
C’est lire la harangue. Ainsi appelait-on, au milieu du XVIIe siècle, le petit discours par lequel l’orateur de la troupe annonçait au public la pièce du lendemain ; on peut se douter qu’il en profitait pour faire son éloge bien senti.
hoquet (dramatique)
Tic de certains acteurs tragiques pour forcer l’effet, sous la forme d’une aspiration d’air intempestive et bruyante. C’est un signe de manque de maîtrise de la respiration en même temps que d’affectation. Pour le spectateur, c’est une manie qui finit par fatiguer et agacer.
I
imbroglio
Nom donné à une pièce de théâtre dont l’intrigue est particulièrement compliquée. Le Mariage de Figaro (1784) de Beaumarchais est un exemple fameux d’imbroglio.
Le mot est italien, repris tel quel par la langue française ; il signifie : confusion, enchevêtrement, embrouilles ; il caractérise une pièce dont l’intrigue est envisagée comme une série de fils qu’il s’agit de nouer pour mieux les dénouer ; ce type de pièce correspond à une esthétique particulière de la pièce de théâtre, mise en crise au XXe siècle. Dans le langage courant, le mot renvoie à toute action compliquée, embrouillée.
impromptu – jouer à l’impromptu
C’est jouer all’improvviso comme disent les Italiens, c’est-à-dire en improvisant. On dit aussi jouer à la cane (au canevas).
J
jarret – avoir du jarret
C’est avoir de la tenue en scène, être sur ses jambes. L’expression se dit d’une pièce de théâtre qui « tient la route » – qui est passée par l’épreuve de la scène.
K
kursaal
Mot emprunté à l’allemand Kursaal qui signifie « salle de cure » et qui était souvent utilisé avant la Première Guerre mondiale pour désigner une salle de spectacle installée dans le complexe formé par les différents établissements d’une station thermale. Ces salles pouvaient être luxueuses (Vichy, La Bourboule). Il s’agissait alors des « baigneurs » – vivant comme en autarcie le temps des cures. Il ne s’agissait pas toujours de spectateurs ; certains étaient acteurs. Le lieu le plus célèbre de ce genre, créé par Maurice Pottecher, était le théâtre de Bussang ; petite ville des Vosges, Bussang se situe à proximité d’une autre station thermale, Plombières, très fréquentée sous Napoléon III. Le théâtre de Bussang, qui propose un fond de scène naturel, est toujours en activité aujourd’hui. Les amateurs locaux ont remplacé les curistes.
L
lazzi
Mot emprunté à l’italien, désignant des mouvements, des jeux des scène, des bouffonneries, destinés à égayer une scène, voire à ranimer un jeu lancinant. Lazzi (lazzo au singulier) signifie « liens » : l’acteur qui interrompt le cours de l’action par ses lazzis, doit la renouer par d’autres. Le lazzi, fait pour relancer l’intérêt du spectateur, se doit de n’être ni fade ni ennuyeux.
Le mot a pris, par extension, le sens de moquerie.
lever de rideau
Petite pièce en un acte, sans prétention artistique, servant à compléter un spectacle et à être jouée avant la « pièce à succès » ou grande pièce.
Le mot, créé au XIXe siècle, est lié à l’utilisation du rideau qui se lève en début de spectacle. La tradition du lever de rideau fut de courte durée, puisqu’elle disparut après la Première Guerre mondiale. Les gens « chics » arrivaient soigneusement avec un retard de trois quarts d’heure, juste pour le début de la grande pièce. Mais le « vrai » public, celui qui venait moins pour se montrer que pour prendre du plaisir au spectacle, était dans la salle bien à l’heure et, pour rien au monde, il n’aurait manqué le lever de rideau.
lever du rideau
C’est le signal du début d’un spectacle. On dit aussi lever de la toile, et lever de rideau, sans que le lecteur fasse la confusion avec un lever de rideau, en tant que genre.
longueur – faire longueur
L’expression s’emploie, au moment des répétitions, quand le spectacle n’a pas encore trouvé son rythme, de certaines scènes ou de tirades qui alourdissent l’ensemble et risquent d’ennuyer les spectateurs. Son équivalent imagé est « il faut marier Justine ».
M
manche – faire la manche
Pour les comédiens– ou les chanteurs – ambulants, c’est faire la quête. Aucun billet d’entrée n’étant possible, les saltimbanques sont amenés à « jouer au chapeau », c’est-à-dire à l’appréciation du public. Le mot « manche » viendrait de l’italien manica, « pourboire », lui-même emprunté au français manche, au sens de cadeau, de gratification. Il s’expliquerait par la coutume médiévale selon laquelle, au cours d’un tournoi, les dames donnaient une manche de leur habit au chevalier qui combattait pour elles. C’est à la fin du XVIIe siècle que le mot serait passé dans l’argot des saltimbanques.
mangeur d’enfants
Rôle de traître. Se disait surtout, dans les mélodrames, où les seconds couteaux affectaient des allures de croquemitaines. C’est un reproche qui peut être adressé à un comédien prenant trop systématiquement un air furieux : « Ce soir, tu as joué le rôle en mangeur d’enfants ! »
marcher sur sa longe
Se dit du comédien vieilli qui refuse de quitter la scène.
Margot – faire pleurer Margot
Equivalent de « faire pleurer dans les chaumières ». L’expression est issue du mélodrame. Elle signifie : abuser de la sensibilité du public. Elle a été créée par Alfred de Musset, il écrit : « Vive le mélodrame où Margot à pleuré ».
marier – il faut marier Justine !
L’expression équivaut à : « Qu’on en finisse ! », « Cela fait longueur ! ». Il est temps de trouver une chute à la pièce.
marivaudage
Synonyme de « coquetterie artificielle » si l’on est négatif, de « grand art du différé » si l’on positive. Toujours est-il que Marivaux sait cultiver l’art du mensonge, donc du théâtre si on le considère comme un art du verbe. Le mot a été créé par Diderot, contemporain de Marivaux, qui l’utilisa en 1760 pour caractériser le style délicat et raffiné, l’expression nuancée des sentiments caractéristiques de l’auteur de La Surprise de l’amour (1722), des Fausses Confidences (1737), du Jeu de l’amour et du hasard (1730).
Décrié de son temps, le style précieux de Marivaux insupportait les critiques : « Il s’amuse à peser des riens dans des balances de toile d’araignée. » Revalorisé au XIXe siècle, Marivaux propose le comble du raffinement.
O
œillet
C’est la fleur à ne jamais offrir à une comédienne : elle fait partie des interdits. La raison de cette malédiction attachée à l’œillet remonte probablement au XIXe siècle, lorsque les comédiens étaient engagés à l’année : quand le directeur du théâtre envoyait des roses à une comédienne, c’est qu’il renouvelait son engagement ; en revanche, quand il lui envoyait des œillets, il signifiait qu’il se passait de ses services. Ce « langage des fleurs » est lié aux vogues qui s’y attachent. Si, au XVIIe siècle, la jacinthe a évincé la tulipe dans les champs de fleurs hollandais, la rose a remplacé l’œillet, à la fin du XIXe siècle, dans les salons français. C’est ainsi que, pour faire la promotion des roses, un accord avait été passé entre les marchands des fleurs et l’actrice Sarah Bernhardt : au moment des représentations de Lorenzaccio de Musset, en 1893, où elle jouait en travesti, elle se faisait photographier – ce fut la femme la plus photographiée de son époque – entourée de roses gratuites.
ours
En argot de théâtre, on appelle « ours » une mauvaise pièce, qui dort dans les cartons d’un auteur ou d’un directeur de théâtre et qui peut être montée, à défaut d’une meilleure proposition, après quelques petits changements dans les noms des personnages et le lieu de l’action.
Q
quiproquo
Situation dramatique reposant sur une méprise (personne ou chose), particulièrement utilisée dans la comédie d’intrigue.
R
remuer le plateau
Pour un acteur, c’est « avoir du feu », du dynamisme, du tempérament, de l’abattage.
S
sketch
Ce mot emprunté à l’anglais à la fin du XIXe siècle, désigne une courte scène, généralement à un personnage (« one man show »), de moins en moins liée au théâtre, plutôt aux spectacles de variétés.
stalle
Place assise à l’orchestre, aujourd’hui appelé fauteuil d’orchestre. Quand il fut décidé d’asseoir le parterre, les spectateurs prirent place sur des banquettes, puis dans les stalles, beaucoup moins confortables que les fauteuils et plus volumineuses. Pendant une grande partie du XIXe siècle, on trouva encore des stalles après plusieurs rangs de fauteuils, tant à l’orchestre que dans les galeries. Le mot est réservé aux sièges d’églises. En employant, le théâtre renoue avec ses origines.
stasimon
Dans la tragédie grecque, partie chantée par le chœur, qui alterne avec les parties dialoguées ou épisodes. Le pluriel est stasima. Cette partie est composée selon des règles strictes : après une strophe d’un nombre de vers donné, suit une antistrophe d’un même nombre de vers et de même rythme, reprenant le même thème.
stichomythie
Dans les parties parlées de la tragédie grecque, ou épisodes, dialogue rapide où chaque intervention n’est formée que de temps de paroles strictement équivalents et brefs (généralement un seul vers).
T
tartine
Equivalent familier de longue tirade; on dit aussi un tunnel. L’image évoquée est l’étalement, l’étirement.
tirade
Monologue ou long récit, de règle dans la plupart des tragédies des XVIIe et XVIIIe siècles ; cette proposition, souvent didactique, n’est pas absente des comédies.
tunnel
Tirade si longue qu’on n’en voit pas la fin, donnant au spectateur la désagréable impression d’être dans un tunnel en ignorant à quel moment il va pouvoir en sortir et au comédien celle d’avoir à « passer au travers » comme disent fort justement les Québécois.
turelure
Petite pièce en un acte, sorte de vaudeville que les jésuites jouaient pendant les vacances. Durant l’année scolaire, du théâtre, parfois en langue latine, était représenté par les élèves des collèges jésuites, en vue de la maîtrise du corps, de l’apprentissage de l’histoire antique, de l’édification morale. Tout au long du XVIIe siècle et surtout dans la première moitié du XVIIIe, des pères jésuites se montrèrent d’infatigables fournisseurs du genre. Ce théâtre scolaire proposait évidement des rôles d’hommes.
Ce mot tout à fait oublié resurgit de manière étrange dans l’œuvre du poète et dramaturge catholique Paul Claudel. Il apparaît dans le nom d’un odieux personnage, auquel est sacrifiée Sygne de Coûfontaine, Toussaint de Turelure, qui traverse deux pièces de la trilogie : L’Otage (1910) et Le Père humilié (1916), la première pièce étant L’Annonce faite à Marie.
U
ubuesque
Adjectif qualifiant un monde absurde, grotesque, dominé par la bureaucratie, digne du personnage créé par Alfred Jarry, Ubu, qui apparaît dans Ubu roi (1896), Ubu enchaîné (1900), Ubu sur la butte (1901).
W
Waterloo – c’est un Waterloo !
Exclamation d’un chef de claque quand l’artiste est empoigné. C’est la défaite de la claque venue soutenir l’acteur, défaite comparable à celle de Napoléon à Waterloo, le 18 mars 1815.
Z
zanni ou zani
C’est le valet dans la commedia dell’arte. Les zannis sont dédoublés, représentant chacun un comportement opposé.
Le mot viendrait du latin sanniones ou sonionnes, des bouffons des atellanes romaines.
I.4. Tragédie, comédie, drame
I.4.1. Tragédie
I.4.1.1. Grèce
Les origines de la tragédie sont obscures et discutées. En s’appuyant sur un passage de la Poétique d’Aristote (chap. IV), on donne à la tragédie une origine religieuse placée sous le signe du Dieu Dionysos. Un des sens possibles de tragou aoïde est le « chant du bouc », le bouc étant l’animal dédié au dieu. La tragédie grecque, au moins pendant la période la plus glorieuse de son histoire, le Ve siècle athénien, a été au sens plein du terme un théâtre national populaire.
Mais l’histoire du genre est plus longue. C’est en 536-535 av. J.-C., sous la tyrannie de Pisistrate, que sont institués, à Athènes, les premiers concours tragiques. Le genre restera vivant pendant toute l’Antiquité gréco-romaine. On continuera à composer et à représenter intégralement des tragédies, au moins jusqu’au Ier siècle av. J.-C., et pendant toute la période impériale on écrira encore des tragédies et des acteurs virtuoses continueront à donner des récitals où ils exécuteront les morceaux les plus célèbres. Très tôt aussi la tragédie se répandra hors d’Athènes, en Sicile avec Eschyle, en Macédoine avec Euripide. A partir de l’époque hellénistique, des tragédies seront représentées dans toutes les régions gagnées à l’hellénisme. Il faut enfin ajouter aux trois grands (Eschyle, Sophocle, Euripide) qui nous ont seuls laissé des œuvres complètes au moins deux cent seize poètes tragiques que nous connaissons par des fragments. On retiendra surtout les noms de Phrynichos, qui est avant Eschyle le créateur de la tragédie historique, et d’Agathon, qui est le contemporain d’Euripide et renouvelle le genre en inventant l’intrigue de ses pièces, au lieu de les emprunter au mythe et en transformant les chants du chœur en interludes.
Ecrite en vers, la tragédie a une structure régulière. Elle commence par un prologue qui expose le sujet de la pièce ; ce prologue peut être un monologue ou un dialogue de personnages, plus rarement du Coryphée ou du chœur. C’est en général après ce prologue que commence la parodos, l’entrée du chœur, qui peut être relativement longue. Se construit alors une alternance, vrai corps de l’action tragique, entre les parties chantées par le chœur et les épisodes (parties parlées) de la tragédie. Les épisodes sont régulièrement au nombre de trois ou quatre : ils donneront naissance plus tard dans le théâtre romain à la notion d’actes. Les parties chantées, les stasima (sing. stasimon) expriment les réactions de la foule représentée par le chœur en réponse à l’action tragique, du moins à l’époque regrettée par Aristote. La tragédie se termine par l’exodos, la « sortie » du chœur et par les dernières paroles de la pièce, parfois prononcées sous la forme d’une courte sentence morale.
Des trois auteurs tragiques qui sont parvenus jusqu’à nous et qui ont écrit à eux trois plus de trois cents pièces, peu de textes sont restés : sept pour Eschyle et Sophocle, dix-huit pour Euripide. Ils mettent en scène la mythologie, la guerre de Troie, et trois grands mythes qui connaîtront une fortune à la scène jusqu’au XXe siècle, la Thébaïde ou mythe des Labdacides, l’Orestie ou mythe des Atrides, et le mythe crétois qui commence avec Minos et se termine avec la mort d’Hippolyte. Ces textes décrivent la poétique propre à chacun de ces auteurs et l’évolution de la thématique tragique du début jusqu’à la fin du Ve siècle.
La forte dominante des rôles-titres pluriels des pièces d’Eschyle [Les Perses (472 av. J.-C.), Les Sept contre Thèbes, Les Suppliantes …] indique suffisamment à quel point chez ce dramaturge le chœur constitue un élément primordial dans ses pièces : il en est le personnage principal. Mais ce n’est pas seulement du point de vue de la composition dramatique que l’individu, dans ce théâtre, occupe une place secondaire : ce théâtre fait parler la toute puissance des dieux, frappant les hommes jusque dans leur descendance lorsqu’ils commettent une faute.
La dramaturgie de Sophocle, postérieure, semble consacrer, outre l’introduction d’un troisième acteur et le développement du dialogue relevés par Aristote, si l’on se fie aux seules sept pièces retrouvées, l’abandon du principe de la trilogie. Avec Sophocle, l’individu prend de l’importance et les titres de ses pièces témoignent de l’intérêt de ses pièces pour le destin du héros tragique au détriment du chœur : seule Les Trachiniennes propose un titre collectif, face à des pièces dont le titre est consacré au héros tragique, rôle-titre du drame : Antigone, Œdipe roi, Electre. Sa dernière pièce, Œdipe à Colone (401 av. J.-C.), accorde le pardon au héros tragique, qui n’est pas responsable des crimes qu’il a commis.
Dans le monde d’Euripide, les dieux semblent s’être assez éloignés du monde des hommes pour n’intervenir que peu dans les pièces. L’arbitraire des dieux laisse ainsi la place à la force toute-puissante de la passion, dans des pièces nécessitant des machines pour les rares apparitions de dieux descendant à la fin de la pièce du theologeïon (Oreste, Iphigénie en Tauride, Andromaque). Euripide aborde aussi la tragédie dont la fin est exceptionnellement heureuse (Alceste). Alceste aura été présenté par Euripide en lieu et place d’un drame satyrique.
I.4.1.2 Rome
Si les témoignages qui attestent de l’existence et du développement de la tragédie à Rome ne manquent pas, les textes mêmes des tragédies sont pour la plupart perdus, et ne demeurent, jusqu’à Sénèque, que quelques fragments. La tragedia proetexta était l’occasion d’évoquer scéniquement les grands moments fondateurs de l’Histoire de Rome, mais elle connut un succès mitigé, moindre en tout cas que les tragédies à sujet et à personnages grecs. La représentation d’une tragédie s’achève par celle d’un exodium, une « fin » consistant en la représentation d’une farce jouée devant un rideau.
L’époque impériale se détourne de la tragédie, alors peu goûtée du public romain : au siècle d’Auguste, Ovide se contentera de lire en public la Médée qu’il a écrite. Paradoxalement, c’est un auteur tragique de la période impériale que l’Histoire et les caprices du destin des œuvres littéraires antiques consacreront : Sénèque.
Les tragédies de Sénèque s’inspirent des auteurs grecs, et sont construites dans une alternance entre les parties de l’action réservées aux personnages, et les commentaires du chœur : ces derniers sont généralement au nombre de quatre, dont les pauses divisent l’action proprement dire en cinq séquences, cinq actions : mais la division des pièces en actes ne doit rien à Sénèque, dont le texte indique simplement les parties réservées au chœur par la mention Chorus. Ce sont les éditeurs humanistes du XVIe siècle qui diviseront les pièces de Sénèque en cinq actes pour qu’elles soient découpées conformément à la poétique tragique romaine. Le rôle du chœur est revalorisé en regard de ce qu’il est devenu dans la tragédie grecque après Euripide : il n’est ni un simple intermède, ni non plus – ce qu’il était chez les Grecs – un relais, une transition entre l’univers des spectateurs et celui des personnages : il occupe la scène, et non l’orchestre, et ses discours ne sont pas de simples parenthèses à l’intérieur de l’action.
I.4.1.3. France
C’est à la fin du Moyen Âge que l’on redécouvre la tragédie, ses sujets et ses règles : à la différence de la comédie, c’est une véritable résurrection que le XVIe siècle, qui redécouvre Sénèque, fera connaître à ce genre. D’une façon générale, la connaissance des pièges et des préceptes tragiques devra bien plus à la fréquentation des auteurs latins qu’à celle, tardive et bien moins généralisée, des auteurs grecs. Le terme de tragédie connaîtra une vogue telle que mystères, moralités et d’autres jeux seront parfois désignés de ce terme, qui définit tout sujet noble concernant des personnages de haut rang passant d’un état de bonheur à un état de malheur.
Quoique le protestant Théodore de Bèze ait écrit en 1550 la première tragédie originale française (Abraham sacrifiant), la date de la naissance « officielle » de la tragédie moderne en France est 1533, avec la Cléopâtre captive d’Etienne Jodelle. Sur le modèle de Sénèque et avec les Italiens comme intercesseurs. Jodelle invente donc ce qu’on appelle aujourd’hui la tragédie humaniste, fondée sur une esthétique à laquelle resteront fidèles tous ses successeurs, y compris les deux plus grands, Garnier et Montchrestien.
Conçu par et pour une élite, la tragédie humaniste n’a pas survécu au contact des représentations populaires, le public étant encore friand des actions mouvementés, violentes, souvent macabres, qui animaient les mystères dont le souvenir n’était pas perdu : la tragédie perd son caractère statique (les chœurs sont les premiers à disparaître) au profit de scènes violentes, combats, suicides, viols, mutilations, meurtres, et le goût pour ce type de scène entraîne une modification dans le choix des sujets, empruntés souvent désormais aux nouvelles tragiques, à l’actualité et au roman, en même temps qu’un éclatement des règles. Ce qu’on appellera après coup la tragédie irrégulière tend donc à substituer l’action à la déploration. Elle n’est pas la seule dans cette voie. Car la fin du XVIIe siècle voit aussi l’invention capitale d’un nouveau genre, la tragi-comédie, tout aussi irrégulière, qui puisse systématiquement dans la littérature romanesque, et, par là, déroule des aventures héroïques et amoureuses, où la mort n’est qu’un risque – plus proclamé qu’encouru – et où, partant, le dénouement est heureux. Tout aussi capitale à la même époque fut l’importation d’Italie de la pastorale, qui a l’amour pour unique enjeu, et où l’action est fortement structurée grâce au schéma de la chaîne amoureuse.
Tels sont rapidement énumérés les facteurs qui expliquent que les inventeurs de la tragédie classique (Mairet, Scudéry, Corneille, Rotrou) aient pu imaginer une nouvelle forme de tragédie régulière en puisant aux mêmes sources théoriques que les auteurs de la Renaissance. Avec pour modèle à la fois Alexandre Hardy, le principal auteur de tragédies irrégulières et de tragi-comédies du premier quart du siècle, et Théophile de Viau (Pyrame et Thisbé) ainsi que Racan (les Bergeries) admirés pour leurs drames amoureux écrits dans une langue polie et poétique, ils commencent eux-mêmes leur carrière par des tragi-comédies et des pastorales. En même temps ils font leurs les principes de régularité et de vraisemblance préconisés par les théoriciens à partir de 1630, tout en intégrant les apports tragi-comiques et pastoraux que constituent l’action et le mouvement, le conflit et la psychologie amoureux, l’expression d’une volonté de dépassement de soi engendrée par la passion amoureuse.
Si l’on veut faire le point sur la situation de la tragédie vers 1640, quand Corneille après le Cid lance la série de ses tragédies romaines, on peut dire que la tragédie est devenue non plus le récit d’une illustre infortune, mais la mise en scène d’une activité héroïque face à un conflit politico-amoureux et sous la menace d’un péril de mort : désormais l’issue funeste n’est plus une nécessité. Même si, par la suite, Racine substituera à l’activité héroïque l’entraînement de la passion, il ne concevra jamais la tragédie comme une déploration, mais comme une action qui progresse au rythme des affrontements et des coups de théâtre. En définitive, si opposés qu’ils puissent être par ailleurs, Corneille et Racine (mais aussi Tristan et Rotrou) fondent leur dramaturgie sur une conception du tragique qui n’est plus celle de l’écrasement de l’homme, mais celle des conflits intérieurs insolubles dont les héros ne peuvent se libérer que par le dépassement généreux (Corneille) ou par la mort (Racine).
Précisons que ces deux auteurs tragiques – et c’est pourquoi ils font figure de symboles – représentent postulation la plus haute de la tragédie française telle qu’elle est constituée en France entre 1640 et 1680. Certains de leurs contemporains, les spécialistes de la tragédie romanesque et galante (Timocrate de Th. Corneille, 1656) et tous leurs successeurs (Crébillon et Voltaire mis à part) ont infléchi le genre dans des directions où l’expression du sentiment tragique de l’existence devenait secondaire ou absente. Cela ne les a pas empêchés de se revendiquer et d’être acceptés comme des auteurs de tragédie, dans la mesure où, encore une fois, la tragédie ne se définit pas en termes philosophiques, mais techniques. Mais précisément ceux-là seuls font figures de symboles, chez qui la dimension métaphysique est inséparable du substrat technique.
Au XVIIIe siècle, la tragédie conserve un intérêt soutenu lorsqu’elle est celle des auteurs du siècle dernier, dont la Comédie-Française a pour tâche de perpétuer le prestige. Mais les innovations contemporaines sont moins goûtées que celles apportées à la comédie. Le désintéressement du public pour de nouveaux sujets tragiques tient également au contexte idéologique : dans ces temps où les idées rationalistes remettent en cause le pouvoir absolu et la soumission aveugle à des lois qui ne semblent plus immuables, le sens du tragique se perd quelque peu de vue.
La Révolution avait prêté un intérêt particulier à la tragédie, dans un contexte historique qui renouvelait le sens du tragique : cette place privilégie sera maintenue jusque sous l’Empire, encouragée par le pouvoir et notamment bien défendue par le comédien-français Talma. L’écriture tragique s’oriente alors en direction de l’Histoire nationale, en particulier sous la Restauration. Le renouveau apporté par le drame romantique interrompra définitivement cette veine : à partir des années 1830, le répertoire tragique de la Comédie-Française n’est plus qu’un répertoire de tradition, jouant quelque temps encore les auteurs du XVIIIe siècle, Voltaire et Crébillon, avant de se consacrer exclusivement à ceux du Grand siècle, Racine et Corneille.
Malgré l’offensive lancée par les auteurs « classiques » demandant en vain à Charles X que le monopole du répertoire vivant de la Comédie-Française leur soit réservé, la vague romantique interrompt leur règne et fera associer définitivement à l’adjectif classique les valeurs de conformisme et de désuétude en lieu et place de celles de mesure, de raison et de grandeur dont il était jusqu’alors imprégné. La fin de la parenthèse romantique sera toutefois contiguë à un renouveau du goût du public pour la tragédie, celle du répertoire cette fois, dans lequel la comédienne-française Rachel est applaudie depuis 1838, grâce à un jeu renouvelé par l’esthétique du jeu romantique : le romantique Musset lui-même tentera d’écrire pour elle une tragédie historique en alexandrins, La Servante du roi, restée à l’état d’ébauche.
I.4.2. Comédie
I.4.2.1. Grèce
Genre le plus tardif du théâtre grec, elle est un autre envers de la tragédie, non tant du point de vue de son aboutissement, que du point de vue de son registre. D’origine dorienne, elle n’est pas née non plus sur le même territoire que sur sa sœur aînée la tragédie, d’origine attique. Elle partage avec les deux autres genres ses origines religieuses : c’est encore le culte dionysiaque qui lui a donné naissance. A l’origine de la comédie existait le kômos, cortège champêtre burlesque et carnavalesque d’une foule débridée et ivre, maquillée et déguisée, défilant en lançant plaisanteries et sarcasmes sur leur chemin : Kômos est le dieu dorien de la joie et du plaisir et de la comédie, kômôidia, le « chant du kômos ».
La portée de la comédie est essentiellement différente de celle de la tragédie et du drame satyrique au moins sur ce point : les deux genres aînés, le noble et son envers bouffon, sont presque toujours des représentations de la mémoire grecque, celles d’un passé censément connu de tous ; les sujets abordés par la comédie, outre d’être des sujets d’actualité, sont des sujets nouveaux, et le rire du public est provoqué tout autant par le côté farcesque des situations que par la surprise de coups de théâtre inattendus.
C’est après la période classique que la comédie grecque connaîtra des changements importants, au point que les Grecs eux-mêmes distingueront la « comédie ancienne » de la « comédie nouvelle », celle de Ménandre (IVe siècle). La comédie nouvelle aura fini de marginaliser le chœur antique qui ne dialogue plus avec les acteurs et se contente de jouer le rôle d’intermède ludique ; elle sera imitée par la comédie latine, et définira, longtemps après sa mort, les canons de la comédie européenne.
Comme le texte tragique, le texte comique est écrit en vers et structuré suivant un protocole semblable par certains points au protocole qui régit la structure de la tragédie. La pièce commence par un prologue, suivi d’une parodos. Elle se termine avec l’exodos, la sortie du chœur. Mais entre ces deux bornes, le protocole n’est pas celui de la tragédie : après la parodos se joue une série de plusieurs scènes appelée le proagôn, précédant l’agôn (ou « combat »), la partie attendue du public, propre à la comédie (même si Euripide utilise parfois ce procédé) ; c’est un débat, qui peut être violent, composé le plus souvent de stichomythies (répliques brèves tenant sur un seul vers) opposant deux prattontes ou un prattôn et le Coryphée ou le chœur. L’agôn laisse ensuite la place à la parabase (« digression ») : le chœur s’avance alors vers les spectateurs et exécute une parade adressée au public, comportant des parties chantées et parlées. Le spectacle finit après une dernière succession de scènes.
Peu d’auteurs comiques ont laissé des textes. En dehors de Ménandre (fin du IVe siècle) dont il reste quelques textes, la comédie grecque ne peut se lire et se jouer de nos jours qu’à partir d’Aristophane. À lire le titre des pièces d’Aristophane (Les cavaliers, Les Guêpes, Les Oiseaux) contemporaines ou postérieures à celles d’Euripide, on constate l’existence d’un chœur autrement plus prégnant que dans les tragédies écrites à la même époque : il est un personnage important, dans la mesure où il est le garant de la multiplication des effets comiques, se moquant à la fois des prattontes et du public.
Ménandre est le témoin d’une toute autre époque de la civilisation attique que son prédécesseur. Si les documents ne permettent pas de retracer l’évolution de la comédie due la fin du Ve siècle à celle du IVe siècle, la lecture des rares textes de Ménandre conservés, et plus encore, des comédies latines qui se sont inspirés de lui indiquent clairement à quel point la comédie à changé : c’est à partir de Ménandre qu’on distingue « comédie nouvelle », celle fabriquée selon le canon imposé par ses pièces, et « comédie ancienne », celle d’Aristophane. Avec lui, le rire se fait moins grossier, et le sujet de la pièce comporte presque toujours une histoire d’amour contrariée qui finit de façon heureuse et morale : tel sera le futur patron de la comédie pour les siècles à venir, à Rome, puis dans toute l’Europe après le Moyen Âge.
I.4.2.2. Rome
La comédie est ressentie comme une forme de théâtre spécifiquement hellénique. C’est pourquoi non seulement sa structure, mais également ses thèmes, ses personnages, se rattachent à la culture grecque. En dépit de l’existence d’une comédie « nationale », la comedia togata, comédie jouée en toge – costume romain par excellence -, la comedia palliata – comédie jouée en pallium, c’est-à-dire en manteau grec – connaîtra un succès durable : les plus grand auteurs et les plus grands textes comiques parvenus jusqu’à nous sont des auteurs, des textes, de palliatoe.
Les palliatoe imitent la « comédie nouvelle » grecque, en particulier Ménandre. On y parle un texte en vers, associé à de la musique et de la danse, notamment chez Plaute. Les deux grands auteurs de comédies palliatoe, Plaute et Térence, ont vécu et écrit du temps de la République. Plaute connaissait bien le grec, à la source duquel il puise les sujets de ses palliatoe, mais également la scène : avant d’écrire, il a lui-même été auteur comique. Térence s’inspire également des Grecs, de Ménandre en particulier. Mais si Térence puise chez son illustre prédécesseur et se veut l’héritier d’un théâtre qui s’est stabilisé avec Plaute, il y apporte quelques innovations : suppression, parfois, du prologue qui présente la pièce, et par conséquent développement de « scènes d’exposition » ; fusion fréquente de deux sujets provenant du répertoire grec dans le but de construire des intrigues inédites ; nuances dans le rire et dans les attributs des personnages récurrents de la comédie, tout cela dans un théâtre plus moralisateur, également.
I.4.2.3. France
Disparue depuis l’Antiquité gréco-latine comme genre littéraire, la comédie renaît en Europe avec des fortunes diverses au XVIe siècle. Contrairement à ce qui se passe en Italie avec la commedia sostenuta, ou en Angleterre, elle ne parvient pas à s’imposer en France malgré la permanence d’un théâtre comique populaire durant tout le Moyen Age, car les humanistes ne réussissent pas, en dépit de leur admiration pour la comédie latine, à élaborer une théorie du genre ; d’autre part, les ouvres de Jodelle, Larivey ou Turnèbe n’ont pas la franche vitalité du théâtre de la Foire ou de la commedia dell’arte qui pourrait lui donner l’impulsion nécessaire.
Les choses évoluent à partir de 1630 en raison de plusieurs facteurs : l’art du théâtre, goûté et encouragé par Richelieu, jouit d’une meilleure image dans les esprits ; l’aristocratie, plus policée, s’ouvre aux débats esthétiques, et les femmes commencent à se montrer au théâtre. Enfin, quelques auteurs de talent apparaissent : Rotrou, Mairet, et Corneille surtout, dont les comédies de jeunesse, pleines de vitalité et de charme, se caractérisent par la recherche d’un réalisme stylisé qui enthousiasme les Parisiens, ravis de retrouver sur scène des personnages contemporains, de condition moyenne, évoluant dans les lieux à la mode, comme la galerie du Palais, et s’exprimant dans une langue quelque peu spontanée.
Molière fait sienne cette orientation esthétique, et, allant plus loin, il réussit une difficile synthèse, entre la tradition populaire (farce, commedia dell’arte) et l’ambition séculaire de la finalité morale du théâtre. Son œuvre, correspondant à l’âge d’or du genre, est ainsi engagée dans son temps par la satire des modes et des contradictions sociales, mais elle vise en même temps une plus grande universalité par la peinture psychologique de l’homme, dont les petites manies et obsessions profondes sont sanctionnées par le rire. D’autre part, inlassable expérimentateur, il essaie à différents sous-genres – comédie d’intrigue, comédie héroïque, comédie-ballet ou simple farce – qui explorent systématiquement les diverses virtualités de la comédie.
Dès la fin du XVIIe siècle, l’institutionnalisation du genre par le classicisme français, qui d’ailleurs influence l’ensemble de l’Europe, provoque une crise révélée par la recherche de voies nouvelles ; Lesage imagine la comédie des mœurs, Destouches, la comédie moralisante, et Nivelle de la Chausée, la comédie larmoyante, tentatives dont il reste bien peu de chose.
Puis le genre emprunte des tons fort différents : Marivaux fait l’œuvre originale en élaborant un langage raffiné, propre à une subtile analyse du cœur féminin et des jeux de l’amour ; Beaumarchais, au contraire, brillant auteur de dialogues, tend à montrer les ficelles du genre, en faisant grand usage du mot d’auteur – ce qui trahit automatiquement la présence du dramaturge – et en « distanciant » le spectateur de la fiction : il lui répète constamment, par la bouche des personnages, qu’il est au théâtre. Cette espèce de distance de la comédie, qui se parodie elle-même, traduit le relatif essoufflement du genre, dont Diderot témoigne à sa manière en récusant la sacro-sainte séparation des genres.
L’époque romantique et le XIXe siècle correspondent à une traversée du désert, si l’on excepte l’œuvre de Musset, auteur des drames sentimentaux pleins de fantaisie. En effet, la fin du siècle, voit apparaître des auteurs, comme Alexandre Dumas fils, Meilhac et Halévy, ou Edmond Rostand, qui non sans un certain savoir-faire, visent le seul divertissement du public et n’ont d’autre ambition que d’affermir la morale sociale existante, sans aucun recul critique. Avec le style plus fantaisiste du vaudeville de Labiche et de Feydeau, la comédie évolue vers une vision moins vraisemblable du monde – en dépit d’une certaine peinture sociale – avec des personnages peu individualisés et surtout un rythme souvent effréné.
C’est à notre époque que, parallèlement à une certaine tradition rajeunie de la comédie bourgeoise, représentée, entre autres, par Pagnol, Giraudoux et Anouilh, et du théâtre de Boulevard, le genre se renouvelle fondamentalement par la redécouverte, avec Jarry, Beckett et Ionesco, de la farce, des marionnettes et du jeu clownesque, dans une dramaturgie de l’absurde qui subvertit la logique et le langage, fondement de la dramaturgie aristotélicienne. Là encore, le mouvement est d’ampleur européenne.
L’histoire de la comédie se caractérise ainsi par la succession de multiples systèmes esthétiques, qui ont parfois bien peu de points communs. Mais ce qu’on a pris par un manque de netteté, et qui a parfois suscité le mépris de doctes, constitue en fait l’une des raisons majeures de la richesse et de la pérennité du genre.
I.4.3. Drame
I.4.3.1. Grèce
Chez Aristote, le terme drama était le terme générique de l’action dramatique, que cette action prenne la forme comique ou tragique.
Le drame satyrique semble apparu parallèlement ou successivement à la tragédie, dont il est l’envers parodique et bouffon. Cette pièce a la forme d’une tragédie en bien plus court, mais ses personnages, en particulier le chœur, sont des satyres conduits par Silène, le compagnon de Dionysos, jouant le rôle du Coryphée. Les drames satyrique étaient écrits par les auteurs de tragédies, et présentés à la fin d’une trilogie tragique par les mêmes acteurs qui avaient fait un peu plus tôt s’émouvoir le public. Ce genre se détachera à partir du quatrième siècle des représentations tragiques, mais perdra son autonomie à peine conquise en se rapprochant de la comédie. Quelques fragments de ce genre subsistent, le seul drame satyrique conservé entier étant Le Cyclope d’Euripide.
I.4.3.2. France
A partir du XVIIIe siècle, drame désignera à la fois le texte de théâtre, indépendamment du genre auquel il se rattache et un genre à la fois indépendant de la comédie et de la tragédie. Les pièces et les théories du philosophe dramaturge Diderot insufflent au théâtre français, outre des réflexions dramaturgiques nouvelles, la nécessité du drame, en construisant l’espace nécessaire qui restait à occuper entre la tragédie et la comédie traditionnelle. Ce nouvel espace s’appuie sur les deux drames successifs : Le Fils naturel (1757) et le Père de famille (1758).
C’est le déclin de la tragédie classique que naît au XVIIIe siècle le drame bourgeois. Dans ce nouveau sous-genre dramatique, les personnages principaux sont en effet des bourgeois s’exprimant en prose, mais dont le registre émotif est particulièrement élevé, tout autant que la qualité de leurs sentiments. Ces pièces, qui ne tiendront pas longtemps l’affiche et qui ne se rejoueront pas, donnent à Diderot l’occasion de s’expliquer sur ce nouveau genre, en faisant suivre la première des Entretiens avec Dorval et la seconde du Discours sur la poésie dramatique.
A la suite de Diderot s’écrivent d’autres drames. Toutefois ce n’est pas encore en France que le genre va s’épanouir, mais en Allemagne. Goethe en fait l’éloge dans Poésie et Vérité (Dichtung und Warheit) et les pièces de Gellert, Gemmingen, Lessing l’illustrent. Si le drame français connaît ses plus belles années entre 1750 et 1760, il tombe vite à la fois dans l’excès moralisateur, la sensiblerie exagérée et l’usure de ses clichés. Florian écrira à lui seul Le Bon Fils, Le Bon Ménage, Le Bon Père, La Bonne Mère. Dans les années 1770, le drame est à la fois moqué est détourné de ses ambitions philosophiques premières.
En y adjoignant la présence scénique de quelques instruments destinés à soutenir l’action dans ses moments les plus pathétiques, les auteurs créent un nouveau sous-genre, destiné aux nouvelles salles des boulevards, le mélodrame, qui se répandra surtout au tournant du siècle, notamment sous la plume de Pixerécourt, auteur de Victor ou l’enfant de la forêt (1797). La survie du drame, préparant son avènement au siècle suivant dans le drame romantique, se jouera, loin des pièces à contenu philosophique et contemporain, dans l’écriture des drames historiques, aboutissement hybride du drame et des tragédies nouvelles, ceux notamment de Louis Mercier, grand défenseur du drame.
Les théoriciens antiques et humanistes avaient développé leurs discours dans le seul domaine de l’écriture de la pièce de théâtre. Ce discours va commencer à prendre en compte la pièce « en jeu » dans les années 1650-1660, où le questionnement aristotélicien du rapport entre les spectateurs et la pièce de théâtre prend alors de l’importance, avec La Pratique du théâtre (1657) de l’abbé d’Aubignac et les « Discours » (1660) de Corneille.
Les Italiens installés à Paris au XVIIIe siècle ne jouent plus la commedia dell’arte qui avait fait leur succès dans toute l’Europe au siècle précédent. Mais cette nouvelle génération a conservé une aptitude à considérer le texte de théâtre non comme le moteur principal du jeu, mais comme un des signes multiples de la représentation, à associer à d’autres signes, telles l’habileté corporelle et la grâce d’un jeu « naturel ».
Dans Paradoxe sur le comédien (1770), Diderot parle d’« art » du comédien, non au sens que prendra le terme au siècle suivant avec la vague romantique, mais bien au sens de « travail », de « technique » : il distingue ainsi l’état de nature du comédien, qui fournit « les qualités de la personne, la figure, la voix, le jugement, la finesse » et le travail qu’il doit produire, comme n’importe quel autre artiste. Le propos du Paradoxe est la question de l’identification théâtrale : non pas celle qui relie le spectateur au personnage, propos qui sera développé seulement au XXe siècle à partir des écrits de Bertolt Brecht, mais celle qui se joue entre le comédien et son personnage.
Au XIXe siècle, c’est Augier et surtout Dumas fils qui semblent recueillir et transmettre l’héritage du drame bourgeois : même souci du contemporain, même projet de moraliser l’époque, même goût, chez Dumas, du pathétique. Mais dans l’esthétique normative de la « pièce bien faite » qui règne sur les drames (qui n’osent plus s’appeler bourgeois) de la fin du siècle, l’essentiel a été oublié : la plasticité que requéraient, en dehors de tout dogmatisme, Diderot et Lessing et qui devait permettre au genre nouveau qu’ils prônaient d’épouser les contours du réel. Il appartiendra au naturalisme de continuer ce projet.
Le drame romantique est un genre théâtral célèbre, tout à fait neuf en France, dont la carrière proprement dite est fort courte (elle n’excède pas dix ans) mais dont la postérité s’appelle le drame de Maeternick et de Claudel. Le drame romantique représente une vraie révolution théâtrale. Révolution dans les thèmes : l’histoire envahit le théâtre, du fait même des circonstances historiques qui précipitent l’ensemble de la société dans l’histoire vécue (Révolution, guerres de l’Empire) ; circonstances qui provoquent aussi un élargissement du publique. Révolution dans les formes : les thèmes historiques interdisent au drame de se cantonner dans la forme stricte des trois unités : il faut au drame historique de la place temporelle et spatiale pour se déployer ; même l’unité d’action est ébranlée s’il faut montrer le mouvement d’une société. Révolution philosophique : le drame est centré autour d’un destin d’un individu, d’un sujet porteur de l’histoire, d’un héros qui met sa marque au monde et dont le drame raconte généralement la lutte contre les forces adverses, l’ascension et l’échec (Antony, Hernani, Lorenzaccio)
Les auteurs classiques, ayant le monopole des théâtres « officiels », tentent de cantonner le drame dans les théâtres dits des Boulevards, ceux où se jouent le mélodrame et la comédie facile. Le drame fait une entrée fracassante à la Comédie-Française, en 1829, avec le Henri III et sa cour de Dumas. Hugo tente de pénétrer par la brèche ouverte avec Marion de Lorme, refusée par la censure pour la vue décevante qu’elle donne de la royauté. La censure laisse passer Hernani, qui grand succès au départ, est l’objet de la fameuse bataille. Cette bataille a pour enjeu bien moins telle ou telle forme de théâtre que l’idée même de la liberté de l’art : aussi les défenseurs sont-ils les jeunes artistes : écrivains, mais aussi peintres et sculpteurs.
Les auteurs de drames, se rabattent sur le Boulevard, la Porte-Saint-Martin, qui voit le triomphe de l’Antony de Dumas, montrant un héros en lutte pour son amour contre la société. Les autres pièces de Dumas, la Tour de Nesle, Teresa, Richard Darlington, Angèle, qui reçoivent un bon accueil, reposent toutes sur le même schéma : un ambitieux, marginal, tente de s’imposer à la société et est finalement rejeté. La nouveauté des drames de Dumas est non seulement l’usage de la prose, mais l’effort pour écrire un drame contemporain et non plus historique. Hugo essaye audacieusement à la fois d’imposer une tragédie « grotesque » en vers, à la Comédie-Française, Le roi s’amuse (1832), et un drame historique « tragique » en prose à la Porte-Sain-Martin, Lucrèce Borgia (1833). Le premier est un four effroyable, le second un éclatant succès ; succès qui ne se maintient pas avec Marie Tudor (fin 1833). Après la tentative malheureuse de la Maréchale d’Ancre, Vigny obtient un succès d’estime en 1835 avec un drame « d’idées », en demi-teintes, Chatterton, à la Comédie-Française.
Il faudrait une salle où le drame romantique puisse regrouper les acteurs qui sont véritablement faits pour lui, Marie Duval, Bocage, Frédérick Lemaître. Ce théâtre, la Renaissance, ouvre en 1813 avec le grand succès du Ruy Blas de Hugo (Frédérick dans le rôle-titre). Mais le drame romantique est trop fragile, le Théâtre de la Renaissance n’a pas de subventions ; le Caligula de Dumas est à la Comédie-Française un désastre ; l’Alchimiste, à la Renaissance, ne fait pas mieux ; malgré Kean, dernier chef-d’œuvre (1836), Dumas s’essouffle ; Hugo se tait et n’achève pas les œuvres commencées. Le drame romantique souffre d’être avant tout un drame historique, que les théâtres ne peuvent pas monter ; le code scénique du temps avec ses décors lourds interdit une dramaturgie légère, en tableaux. Hugo essaie bien d’imposer un nouveau type de drame épique : ce sont les Burgraves (1843) et c’est un échec.
Dans le drame moderne, l’action humaine, libre, individuelle est frappée d’impossibilité par les forces sociales (Hauptmann, Brecht) par le poids du passé (Ibsen), par l’usure du temps (Tchekhov), par la présence obsédante de ma mort (Maeterlinck), par l’emprisonnement en soi-même (Strindberg) ou dans le langage (Beckett). Plus que le théâtre, c’est le roman qui est à même de traiter ces thèmes (il peut représenter le monde social et ses rouages, la lenteur du temps vécu, les méandres de l’intériorité) ; il ne faut donc pas s’étonner que la contamination du drame par le roman soit une constante depuis la « crise ». Mais dès que l’action, substance du drame classique, se trouve paralysée ou qu’elle échappe à la logique de l’intersubjectivité qui fonde la mimésis théâtrale, toutes les catégories héritées d’Aristote sont ébranlées : faute d’être « agissant », le personnage voit éclater son unité (Pirandello) ou son identité se dissoudre dans le langage (Beckett) ; le dialogue, privé d’efficacité, évolue vers la conversation ou le monologue (dominant dans beaucoup de dramaturgies contemporaines : H. Müller, T. Bernhardt) ; la structure organique du drame (enchaînement des scènes par une causalité endogène) fait place à une fragmentation : soit qu’il devienne épique (récit d’une action qu’il ne représente pas) soit lyrique (commentaire ou ressassement d’une action antérieure, impossible ou fantasmatique). Ni la notion de progression ni celle de conflit ne peuvent désormais rendre compte d’une dramaturgie souvent « statique » (Maeterlinck). Il ne s’agit pas pour autant d’une mise en panne du drame, puisque d’autres dynamiques sont en jeu : selon Vinaver, l’« activité de la parole » a pris la place jadis réservée à la progression de l’intrigue : une « micro dramaturgie » fondée sur les stratégies du dialogue (figures d’attaque, de riposte, d’esquive, pièges, feintes) rétablit une perspective agonistique au sein du langage. J.-P. Sarrazac montre le développement, à partir de Strindberg, d’une « dramaturgie de la subjectivité » où des conflits intrapsychiques se substituent aux affrontements interindividuels du drame classique.
II: LE THÉÂTRE DE MOLIÈRE
II.1. Le classicisme
La périodisation du classicisme français suppose une définition, donc des exclusions, alors qu’historiquement sont mêlés des phénomènes de temps long qui obéissent à des rythmes propres. Chercher à périodiser historiquement le classicisme français consiste à le situer au sein de cercles concentriques. Le plus vaste est celui qui définit la littérature par l’imitation et en particulier l’adaptation des modèles antiques auxquels elle va se ressourcer. Si l’on fait de la théorie de l’imitation des anciens ou de ses immédiats devanciers et de la modernité de langue le critère de définition, l’âge classique pourrait recouvrir toute la période qui va de la Renaissance au romantisme, de Du Bellay à Lamartine inclus. Mais en revanche, si l’on ne choisit que les « belles années » du début du règne de Louis XIV et leur succession rapprochée de chefs-d’œuvre, on se voit ramené à une période qui va de L’Ecole des Femmes (1662) à La Princesse de Clèves (1678), après laquelle on change d’époque pour celle que Paul Hazard a nommé la « crise de la conscience européenne ».
Du point de vue historique, tout comme sous l’aspect esthétique, le moment classique désigne en effet moins une période de crise que de tensions, neutralisées dans un équilibre précaire, entre humanisme et modernité. Il est nécessaire de reprendre l’évolution littéraire du XVIIe siècle dans sa continuité plutôt que de chercher d’emblée à périodiser de façon serrée des phénomènes qui relèvent largement de la longue durée, à la manière de la collection « Littérature française » dirigée par Claude Pichois chez Arthaud qui, entre la Renaissance et le XVIIIe siècle, définit un vaste « âge classique » divisé en trois périodes, 1624-1660, 1660-1680, 1680-1720. Le classicisme peut être situé au sein d’un long XVIIe siècle, qui pourrait commencer avec le début du règne d’Henri IV (1589) et finir avec la mort de Louis XIV (1715).
Après la rupture avec l’humanisme de la Renaissance, jugé trop érudit, obscur et grossier, la seconde rupture intervient avec l’esthétique contemporaine – aujourd’hui dénommée « baroque » – et se joue sur le terrain des règles du théâtre dans la décennie 1628-1638.
Dans cette même période Richelieu, lui-même féru de théâtre, prend sous sa protection quarante hommes de lettres et fonde l’Académie française en 1635. La première intervention de l’Académie française dans le domaine de l’écriture dramatique portera, deux ans après sa création, sur tragi-comédie de Corneille Le Cid : c’est pour trancher dans la querelle littéraire qui oppose Corneille à ses détracteurs que Richelieu confie la pièce aux académiciens chargés de se prononcer sur elle. La publication des Sentiments de l’Académie sur le Cid aura des conséquences majeures sur la poétique des genres français : Corneille accepte d’apporter quelques modifications mineures à une pièce qu’il désignera par la suite comme une tragédie, et fait admettre à son siècle qu’il existe des tragédies à fin heureuse ; mais surtout, les reproches faits à Corneille officialisent désormais une poétique.
L’importance centralisatrice de l’Académie française sur la norme poétique et dramatique s’exerce alors de façon circulaire : elle fixe a priori la norme, mais fait également entrer dans son sein poéticiens et dramaturges dont les travaux acquièrent ainsi une reconnaissance officielle. C’est dix ans après Le Cid que Pierre Corneille entre à l’Académie, dix ans après son Art poétique paru en 1674 que Nicolas Boileau le rejoint, Racine y sera appelé en 1672, année où il fait jouer Bajazet à l’Hôtel de Bourgogne.
Le « moment classique », ainsi préparé depuis la Renaissance et affirmé au cours des querelles esthétiques tout au long du XVIIe siècle, coïncide avec le début du long règne personnel de Louis XIV (1661-1715). Inauguré par le retour de Molière à Paris en 1658 puis le ralliement des artistes au roi après la disgrâce de leur protecteur le surintendant Fouquet en 1661, le classicisme se caractérise à la fois par la concentration historique de chefs-d’œuvre comme en une seconde Renaissance et par une aspiration à la perfection du modèle antique qui s’accorde, à la manière d’Horace, les règles avec le goût naturel dans un souci d’intégration et d’harmonisation des divergences.
Mais cette vision rétrospective et irénique ne rend pas compte de la réalité des âpres querelles et cabales non seulement littéraires mais aussi religieuses dans lesquelles est pris le théâtre, en particulier dans le cas de Molière. Ainsi après une première querelle du théâtre autour de L’Ecole des femmes de Molière (1662-1663), l’interdiction du Tartuffe par la cabale des dévots (1664) coïncide avec une offensive du puritanisme religieux qui menace l’existence même d’une littérature profane. Les années 1664-1669 sont celles de la querelle du Tartuffe aggravée par celle du Dom Juan, où Molière est accusé de moquer la religion sur le théâtre, et plus généralement la période où se pose de façon aiguë la question de l’immoralité de la représentation théâtrale avec le Traité de la comédie et des spectacles (1666) du prince de Conti, ancien protecteur de Molière, libertin converti au jansénisme. Or cette querelle recoupe chronologiquement la polémique lancée en 1665 par le janséniste Pierre Nicole contre le romancier et dramaturge Desmarets de Saint-Sorlin dans sa Première Visionnaire. Racine, fort du succès de son Alexandre, se sentant visé, prend fait et cause contre ses anciens maîtres de Port-Royal et rédige une Lettre à l’auteur des Hérésies imaginaires et des deux Visionnaires (1666) où il rompt avec Port-Royal en défense du théâtre.
La « querelle des Imaginaires » se poursuit en 1667 avec la publication du Traité de la comédie de Nicole qui proclame incompatibles le divertissement théâtral et les devoirs du chrétien. Le début de la « paix de l’Eglise » en 1669-1679 est l’occasion de la représentation officielle du Tartuffe, interdit depuis 1664. Ainsi ce que l’histoire littéraire nous présente comme un âge d’or du théâtre français doit être réévalué à la lumière de ce constat que le classicisme a dû lutter contre des forces extérieures venant contester le processus récent d’autonomisation de la sphère littéraire, à mesure que l’on voit ressurgir la question de la légitimité du plaisir esthétique déjà posée par les irréguliers des années 1620-1630. L’autonomie d’une littérature laïque a dû être conquise sur l’autorité religieuse, notamment en s’appuyant sur la faveur du roi et des grands.
De manière plus strictement littéraire, les années 1670 sont jalonnées de querelles qui montrent combien ce que nous percevons à rebours comme un tout cohérent, voire doctrinal, était bien loin d’aller de soi pour les contemporains : querelle du merveilleux chrétien et du merveilleux païen entre Boileau et Desmarets (1674), et la même année querelle de la tragédie et de l’opéra naissant entre Racine et Quinault, cabale de Phèdre entre les partisans de Racine et ceux de Pradon (1677), querelle de la fiction romanesque à propos de La Princesse de Clèves avec les Lettres à Mme la Marquise de Valincour (1678).
Il n’en reste pas moins que, de L’Ecole des femmes de Molière (1662) à la Phèdre de Racine (1677) et à La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette (1678), c’est une quinzaine d’années fastes pour la littérature française où tous les genres sont illustrés, même si le plus grand de tous dans la hiérarchie du temps, l’épopée, reste un échec. On peut même s’aventurer à dater un apogée du classicisme en 1674, qui correspond à sa théorisation dans les Œuvres diverses de Boileau où sont proposées les deux versants de la poétique classique, celui des règles et de la hiérarchie des genres (L’Art poétique) et celui de l’atticisme sublime (traduction du Traité du sublime), conjointement avec les Réflexions sur la poétique du P. Rapin. Mais après le mort de Molière en 1673 et la fin de la « carrière » de Racine dans le théâtre profane de 1677 consécutive à sa nomination avec Boileau à la dignité d’historiographe du roi, le tournant du règne de Louis XIV est pris au début des années 1680, avec l’installation de la Cour à Versailles en 1682, la mort de Colbert en 1683 et la révocation de l’Edit de Nantes en 1685.
La période qui s’ouvre alors, tandis que le règne de Louis XIV va encore durer jusqu’en 1715, est souvent définie comme un post-classicisme, l’âge de la « crise de la conscience européenne » déjà mentionnée au sein duquel se développe une réflexion philosophique et critique et surtout, avec Perrault, Bayle et Fontenelle, un esprit moderne, voire géomètre, qui remet en cause le postulat d’imitation des anciens. Mais cette période peut également être comprise comme celle qui voit éclater les tensions internes au classicisme lui-même, fruit de querelles qui n’ont cessé de se succéder, comme on l’a vu, tout au long d’un siècle très polémique.
Les deux querelles des Anciens et des Modernes, dont les prémisses sont à l’œuvre dès le début du XVIIe siècle, font moins éclater l’édifice classique qu’elles n’en prolongent certaines lignes de force et ne condensent les éléments des débats antérieurs, en particulier les débats sur Homère à l’académie Lamoignon, la querelle du merveilleux entre Boileau et Desmarets et celle des inscriptions, à propos de la suprématie de la langue française sur le latin, entre les Modernes (Le Laboureur, Les Avantages de la langue française, 1670) et Boileau, leur contradicteur. Mais la plus fameuse, celle qui a été baptisée « Querelle des Anciens et des Modernes », est déclenchée par Charles Perrault, héritier spirituel de Desmarest, quand il lit à l’Académie son poème « Le Siècle de Louis le Grand » en 1687, poème qu’il appuie ensuite des trois volumes successifs de son Parallèle des anciens et des modernes (1688, 1690 et 1692) pour démontrer la supériorité des auteurs contemporains sur ceux de l’Antiquité au nom de l’idée de progrès dans les mœurs et dans les arts. Les Anciens, menés par Boileau, partisan d’un équilibre entre contemporains et auteurs de l’Antiquité et négateur du progrès en art, leur répliquent aussitôt. Boileau lui-même réplique à l’anti-pindarisme de Perrault par l’Ode sur la prise de Namur (1693), et s’en prend au public des Modernes dans la Satire X contre les femmes, réaffirmant sa conception du sublime dans les neufs premières Réflexions sur Longin (1694), avant de se réconcilier solennellement avec son adversaire en 1694.
Mais vingt ans plus tard, en 1714-1715, alors que les représentants de la génération de 1660 ont disparu, une seconde querelle, dite « querelle d’Homère », oppose sur les mêmes prémisses du progrès du goût l’érudite helléniste Mme Dacier et Fénelon au « géomètre » Houdar de La Motte, auteur d’une réécriture abrégée de l’Iliade mise au goût de la galanterie moderne et précédée d’un Discours sur Homère (1714) qui souligne la grossièreté de mœurs antiques. Mme Dacier réplique par Des Causes de la corruption du goût (1714) en renversant l’idée moderne de progrès pour parler d’une décadence, ce à quoi La Motte répond par ses Réflexions sur la critique (1715), tandis que l’abbé Terrasson appuie La Motte dans sa Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère (1715).
Les deux querelles, qui animent le tout Paris des salons, révèlent de manière éclatante la tension interne inhérente à l’esthétique classique dans sa prétention à être à la fois une modernité esthétique et éthique, célébrée comme telle par les Modernes, et à s’inscrire dans un héritage antique retrouvé par l’humanisme. Ainsi le procès historique de dépassement du classicisme par la modernité s’appuie sur une dissociation de ce que les écrivains du classicisme embrassaient d’un même mouvement, comme l’imitation des anciens et la raison. Au nom de celle-ci, couplé à l’esprit de libre examen introduit aussi bien par le libertinage que par le jansénisme, les Modernes ne retiennent de ce que nous nommons rétrospectivement le classicisme que ses catégories esthétiques les plus récentes qui ont émergées des querelles du XVIIe° siècle, comme le primat de la raison, l’ordre et la régularité, dans une interprétation dogmatique et moralisante du classicisme au détriment des fondements humanistes pourtant bien présents à l’esprit des créateurs des années 1660-1700. Car il faut souligner que dans les trois décennies qui vont de 1685 à 1715, les partisans des anciens que sont La Fontaine (mort en 1695), Mme de Sévigne (1696), Racine (1699), Bossuet (1704), Boileau (1713), ont continué à écrire dans les genres qui étaient déjà les leurs une génération plus tôt, tandis que La Bruyère (mort en 1696) et Fénelon (1715) ont composé leur œuvre, de sorte qu’on peut considérer que le classicisme des Anciens s’est illustré presque jusqu’au bout du règne de Louis XIV dans la continuité des premières décennies 1660-1670, certes avec une densité moindre que du temps où Molière (mort en 1673) et Corneille (1684) étaient les contemporains de Racine et La Fontaine.
En outre, le XVIIIe siècle est en grande partie un second classicisme ou un post-classicisme notamment chez Voltaire, d’autant que la poétique classique, qui déborde le cadre chronologique du seul XVIIe siècle, est rétrospectivement théorisée par les articles de l’Encyclopédie dus au chevalier de Jaucourt et à Marmontel. La construction de l’esthétique classique s’étend ainsi chronologiquement sur l’ensemble du Grand Siècle et s’impose ou se défait au gré des querelles et polémiques qui l’animent.
II.2. Molière et le goût classique
Nous appelons classiques, parce que les théoriciens de l’époque affirmaient avoir retrouvé les règles universelles de l’art, parce que leurs auteurs se voulaient les héritiers de l’admirable Antiquité, et parce que les siècles suivants y ont vu des modèles artistiques, psychologiques et moraux, certaines œuvres du XVIIe siècle : celles de Malherbe, la plupart des tragédies de Corneille et toutes les grandes œuvres des années 1660-1700, à l’exception de celles de Bayle et Fontenelle et du Roman bourgeois de Furetière. Retravaillant souvent des modèles grecs ou latins, ou parfois des thèmes chrétiens, la plupart de ces œuvres mettent en scène et analysent, par fictions vraisemblables et par discours, en évitant les particularités individuelles ou sociales comme les écarts de langage, des problèmes fondamentaux de la vie morale et relationnelle. La plupart d’entre elles se caractérisent par un art de discipline et de mesure : unité, composition rationnelle, structure close, langue soucieuse de distinction et de décence, mais relativement simple, style clair, élégant, harmonieux, souvent rhétorique.
Les réflexions des poéticiens français du XVIIe siècle sur le théâtre se préoccupent peu des questions liées à la mise en scène et au jeu des acteurs. Tout au plus dissertent-elles, à la suite d’Aristote, sur les objectifs et les effets produits par la représentation théâtrale sur les spectateurs. Les ouvrages tel La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac (1657), ou les exposés comme les trois « Discours » placés par Corneille en préface à la réédition de ses œuvres en 1660 portent essentiellement sur la composition dramatique. En marge de la farce et de la pastorale, les deux grands genres nobles sont la comédie et surtout la tragédie. L’esthétique classique les régit toutes deux : division en cinq actes, début de la pièce in medias res logiquement accompagné d’une longue exposition, visée didactique et morale, composition en alexandrins. Mais ceux deux genres auront, au cours du Grand siècle, à conquérir chacun leur public, et longtemps ils seront loin d’être les seuls à régner dans les salles parisiennes.
Au sein même de cette période, nombre de pièces échappent à la régularité et à la sobriété prônées par l’esthétique classique. Le baroque brille encore de ses derniers feux dans des années 1640 qui consacrent le succès sur la scène parisienne des pièces de Rotrou et le goût des nobles et des bourgeois n’est pas exactement celui des érudits. Le spectacle à machines concurrence l’épure d’un théâtre au décor unique reposant sur la cohésion d’un texte et d’un jeu fortement codés. La coexistence de trois publics aux goûts différents, noble, bourgeois, érudit, encourage le développement de genres mixtes : la tragi-comédie, dont les principes et la pratique sont admis depuis le siècle précédent, mais également des genres éphémères. En écrivant Don Sanche d’Aragon et Pulchérie, Corneille crée un genre qui disparaîtra avec lui et qu’il nomme comédie héroïque. Le goût des mondains, la Cour surtout, pour les ballets incite les auteurs à mêler ces divertissements à leurs nouvelles pièces, qu’on nommera a posteriori comédies-ballets et tragédies-ballets.
Les premières ont été créées par Molière à partir de sa comédie Les Fâcheux (1661) ; la pièce, qui compte seulement trois actes, est accompagnée, en son Prologue, son Epilogue et ses entractes, de ballets burlesques et rupestres, moyen économique de proposer des spectacles écrits à la fois pour le Roi – qui en était le commanditaire et le premier destinataire – et pour la Ville, même si les conditions scéniques du Palais-Royal n’étaient pas celles des théâtres de verdure des jardins de Versailles. Le succès de la formule a encouragé Molière à la renouveler jusqu’à sa dernière pièce, Le Malade imaginaire (1673), créée cette fois à la Ville, mais qu’il avait pour projet de présenter par la suite à Versailles.
C’est encore Molière qui est à l’origine de la tragédie-ballet, genre éphémère créé avec Psyché en 1671 pour répondre à une commande royale. La pièce, écrite à la fois par Molière, par Corneille – qui ne l’a jamais jointe à ses œuvres complètes -, et par Quinault qui en composa les vers chantés, consacre pour la première fois l’abandon partiel du statut individuel de l’auteur au profit d’une association d’artistes – Lulli en compose la musique – constituée pour le seul service du roi. Le plaisir de la féerie l’emporte jusque sur la rigueur alors installée de la composition du vers tragique, et mêle l’alexandrin à d’autres formes versifiées. La pièce consacre la prédilection mondaine pour les spectacles à machines.
La comédie « régulière » aura longtemps quelque peine à s’imposer dans les salles parisiennes : elle est sérieusement concurrencée par la comédie italienne, les genres mixtes et la farce, plus appréciées des publics mondains et populaires. Elle sera encouragée à partir des années 1630, à la fois par la disparition de quelques figures de la farce parisienne, Gros-Guillaume, Gaultier-Garguille, Tabarin et Turlupin, et par la condamnation croissante de la grossièreté de la farce. Il est vrai que la comédie française repose bien plus alors sur des principes de poétique codé par les travaux d’hommes de lettres et de théoriciens que sur la captation éventuelle du plaisir du public. Le rire n’en est plus une fonction essentielle, et en est même chassé s’il repose sur des effets ou des sujets bas : tout au plus doit-il servir à épouser la portée morale du drame, celle qui consiste à blâmer les vices. Encore faut-il que le rire ait de la tenue et qu’il convienne aux gens de goût : c’est de la difficulté d’associer le rire et les convenances d’un genre noble, même s’il est plus bas que la tragédie, que témoigne la réflexion de Dorante dans La Critique de l’Ecole des femmes (1663) de Molière : « c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens ».
Ce qui distingue la comédie de la tragédie repose principalement sur le registre, le thème et l’issue de l’action. Si le registre de la comédie se doit être certes moins élevé que celui de la tragédie, il ne peut en principe pas, jusqu’à Molière, descendre jusqu’à celui de la farce. Ce registre est régi à la fois par la qualité d’une langue non prosaïque (lexique, style, alexandrins) et par l’univers de l’action comique. Les personnages comiques, s’ils n’ont pas la noblesse et la stature des personnages tragiques et ne sont pas soumis comme eux aux impérieuses contraintes exercées par la raison d’Etat, ne sont pas pour autant issus du peuple comme le sont les personnages de la farce : la présence des valets, héritée de la comédie italienne, n’est justifiée que parce qu’ils sont au service de leurs maîtres, généralement des petits nobles ou des bourgeois de situation honnête et confortable. Thème et issue de l’action comique ne souffrent pas d’exception, quelles que soient les intrigues supplémentaires de la pièce, notamment à partir de Molière : il s’agit toujours, comme depuis les comédies anciennes, comme partout ailleurs en Europe, d’une intrigue amoureuse entre un couple – parfois deux – de jeunes gens, menacée d’obstacles, et dont l’issue sera malgré tout heureuse.
La comédie, bien plus que les autres genres du siècle, est le symptôme de la tension présente entre les goûts d’un public amateur de légèreté et d’amusements, son destinataire théorique, et les objectifs érudits des hommes de lettres qui l’écrivent, qui sont souvent ceux qui en fixent les règles.
Molière ne s’inscrit pas plus dans la lignée des comédies régulières de son siècle que dans l’esthétique classique qui triomphe dans les années 1660 qui le consacrent sur la scène parisienne : de ce double point de vue, celui qui deviendra le « patron » du théâtre français est marginal à plus d’un titre. Lorsque Molière arrive à Paris, sa troupe joue aussi bien la tragédie, la comédie et la farce. C’est une farce baptisée « comédie » qui le consacre. Les Précieuses ridicules, qui met les rieurs de son côté dans cette moquerie de la société mondaine et l’engage déjà dans les querelles. Mais il doit la plus grande part de son prestige et des attaques dont il a été l’objet à la succession sur quatre années, de 1662 à 1666, des grandes comédies que sont L’Ecole des Femmes, Le Tartuffe, Dom Juan et Le Misanthrope. Tant les cabales que les applaudissements suscités par ces quatre pièces qui attaquent aussi bien les pouvoirs forts que représentent les dévots et les mondains l’assurent de la constance d’une double protection, celle de son mécène Louis XIV et celle de son public. A l’abri de cette protection, Molière continue d’écrire et de jouer à rebours des normes classiques. S’il produit comédies et farces, il n’en mélange au moins leurs procédés, déstabilisant l’étanchéité de ces deux genres, pour laquelle s’étaient battus les dramaturges précédents, en utilisant les ressources du jeu italien.
En offrant ainsi à la farce la perspective d’être élevée à la dignité d’un texte d’auteur composé dans des normes plus ou moins régulières, Molière lui offre du même coup sa belle mort. Mais la comédie est elle aussi mise à mal dans ce mélange : les personnages moliéresques sont aussi bien les petits nobles de la tradition comique et les valets, vieillards et autres docteurs de la tradition italienne, que les personnages bourgeois de la farce, et s’expriment aussi bien en vers qu’en prose dans des pièces en trois ou en cinq actes. L’action des comédies de Molière est loin d’être « classique » : si la pièce commence effectivement in medias res par une exposition parfois longue, ce n’est souvent pas l’action elle-même qui est d’abord mise en place, mais des discussions sur le cocuage (L’Ecole des femmes), la sincérité (Le Misanthrope) ou le mariage et la vie des femmes (Les Femmes savantes). La complexité de l’action dépasse parfois largement la double intrigue : intrigue amoureuse/intrigue de caractère, spécifique à l’ensemble de ces pièces : Le Malade imaginaire est à la fois la fable des amours d’Angélique et de Cléante, l’aventure ridicule d’un hypocondriaque grugé par un docteur pédant et un apothicaire âpre au gain, et la tentative de captation d’héritage mise en œuvre par la jeune épouse d’un bourgeois veuf remarié.
On a vu souvent dans Molière un « critique » de son temps. Il l’est au moins dans la façon dont il offre un témoignage des mœurs de lui attribuer la moindre intention de jugement original sur son époque. Dans un siècle où la marginalité est déconsidérée – et Molière lui-même pratique cette déconsidération, dans Le Misanthrope où les travers ridicules de l’hypocrisie mondaine n’en rendent pas moins ridicule la « franchise » et l’obstination de l’atrabilaire Alceste -, Molière ne cherche rien d’autre que le rire consensuel de son public, celui que provoquent l’excès et la démesure, et n’innove que dans la mesure où il cherche à puiser dans le monde qui lui est contemporain de nouveaux sujets de ridicule, allant jusqu’à se servir des querelles suscitées par ses propres pièces pour mettre les rieurs de son côté : les « critiques » de Molière sont partagées par une large part de son public.
La vraie innovation de Molière, qui donnera un avenir à son théâtre en faisant de lui, tout « ancien » qu’il était en regard des normes classiques contemporaines, le précurseur de la comédie moderne, est double : elle tient à la fois au personnage qu’il met sur scène et au lieu dans lequel il le fait évoluer. Dans l’univers moliéresque, aucun personnage n’est à l’abri du ridicule, mais d’un ridicule qui ne fait pas pour autant de ces personnages des caricatures. Les serviteurs Alain et Georgette de L’Ecole des femmes sont certes des avatars français des zanni, et Arnolphe un héritage du « vieillard amoureux » de la comédie italienne, mais les amoureux ne sont pas non plus épargnés par le rire : la jeune première Agnès est aussi une sotte, et la stupidité d’Horace se confiant à Arnolphe sans se douter qu’il donne des armes à son rival le ridiculise régulièrement. Les personnages de Molière acquièrent une dimension psychologique complexe et évoluent dans un cadre qui n’est plus ni la rue des comédies, ni l’espace public, intérieur ou extérieur, des farces.
La maison dans laquelle se déroulent certains drames de Molière est devenue un véritable lieu clos, où l’on montre des bourgeois respectables et respectés à l’intérieur, tels Orgon dans Le Tartuffe, dans une vie privée où ils se révèlent des êtres faibles, manipulables et manipulés. Toute l’intrigue de L’Ecole des femmes joue autour des deux visages et des deux noms du vieillard protecteur d’Agnès : le respectable « Monsieur de la Souche » est chez lui « Arnolphe », un amoureux hanté par le cocuage désirant façonner sa pupille à sa fantaisie. L’intérieur de la maison donne la saveur de la dichotomie qui sépare l’homme « public » de l’homme « privé » et révèle l’intérieur privé des personnages et les conflits entre leurs désirs personnels et la raison sociale. Molière est le « patron » du théâtre bourgeois en ce qu’il ouvre un véritable boulevard au théâtre psychologique, celui dont les personnages sont des bourgeois qui ne sont tributaires ni des codes de la farce ni de ceux de la tragédie. A partir de Molière, le personnage du bourgeois a acquis une noblesse – il a droit désormais à la pièce en cinq actes et au vers alexandrin -, une psychologie – il ne se résume plus à un travers ridicule – et un avenir : les comédies du siècle suivant seront durablement marquées par la dramaturgie moliéresque.
Avant Molière, la comédie est essentiellement une intrigue, qu’elle soit raffinée comme chez Corneille, ou burlesque comme chez Scarron. Son œuvre est donc novatrice, quand elle met en scène sous forme de conflit un problème social ou éthique (voire politique ou philosophique) au lieu de reproduire une mécanique et des types sans originalité, quand le déroulement est vraisemblable, la perspective raisonnable, le style naturel. C’est alors, et particulièrement dans L’Ecole des femmes, Le Tartuffe, Le Misanthrope, L’Avare, et Les Femmes savantes, que Molière est vraiment classique au sens normatif du terme, c’est-à-dire rationnel et moral, digne de figurer dans les programmes scolaires.
Ailleurs, c’est-à-dire dans plus de la moitié de son œuvre, cet amateur de théâtre vivant et spectaculaire (de scènes de farce et de ballet) est nettement différent de ce modèle normalisé. C’est un homme de scène, un artiste de spectacle et de la fantaisie, spécialiste des rebondissements de l’intrigue et des ruptures gestuelles et verbales de la farce, aspirant au spectacle total à travers la comédie-ballet en musique, fruit de son ambition autant que de la demande de la Cour.
Pour une histoire intellectuelle, tout oppose la farce à la comédie-ballet : la chronologie, le public, le genre, le niveau. Pour Molière, qui les entremêle, ce sont deux spectacles voisins, fondés sur l’expression corporelle et les ruptures de rythme. Avec leur langage non verbal, ils ne relèvent pas de la littérature intellectuelle qui intéresse les doctes, et leur fantaisie spectaculaire les rend plus proches de cet expressionnisme protéiforme qu’on appelle baroque que du classicisme. Or, c’est Sganarelle ou le Cocu imaginaire que Molière joua les plus souvent (cent vingt-deux fois en treize ans) et son plus grand succès fut Psyché, tragédie-ballet à machines, créée devant la Cour avec soixante-dix danseurs et trois cent musiciens, puis reprise, avec moins de moyens, quatre-vingt-deux fois en dix-huit mois. Deux pièces fort peu connues des amateurs du Misanthrope, qui n’eut que soixante-quatre représentations en sept ans.
A partir de 1625-1630, le souci de prestige des pouvoirs publics, l’aspiration des élites à se distinguer de la culture populaire et à exclure le corps de la vie de l’esprit, la tendance générale au moralisme et à la politesse ou honnêteté ont progressivement réorienté la littérature. C’est particulièrement net pour le théâtre comique : les pouvoirs et les intellectuels souhaitent une comédie régulière et distinguée, digne d’être mise en parallèle avec la tragédie, capable de divertir les honnêtes gens et d’urbaniser les mœurs : une comédie d’imitation, vraisemblable et naturelle, sans caricature, qui fasse sourire plutôt que rire. Depuis 1630, la farce ne cesse de reculer. Et si, entre 1643 et 1655, la comédie d’intrigue et la verve burlesque ont fait reculer la fine comédie psychologique, à cette date, l’aspiration à la représentation spirituelle des mœurs se fait de nouveau sentir, en relation avec la société et l’esthétique galantes.
Or, c’est à ce moment qu’arrive à Paris « le premier farceur de France », aussitôt rejoint par Jodelet, le dernier des farceurs parisiens. C’est par une farce qu’il séduit le Roi, et par une aitre (Les Précieuses ridicules) qu’il s’impose au public parisien et lance une mode : vingt-quatre pièces farcesques en un acte sur trente-sept créations comiques entre 1659 et 1662. Les doctes, les moralistes et tous ses rivaux lui reprochent vivement d’aller ainsi à contre-courant de leur aspiration socioculturelle. Boileau, qui admire « l’auteur du Misanthrope » refuse de le reconnaître dans l’auteur-acteur des Fourberies de Scapin.
Molière a commencé à construire ses personnages psychologiques à partir de figures de farce – comme le montre le retour de Sganarelle, six fois, entre 1660 et 1666 – de thèmes farcesques (le cocuage dans L’Ecole des maris et L’Ecole des femmes) et de renversements farcesques (la disproportion d’âge entre Agnès et Arnolphe, et le trompeur trompé). Il agira ainsi jusqu’à la fin : couples mal assortis (Alceste-Célimène, Chrysale-Philaminte, Argan-Béline), personnages intimement contradictoires, tyrans bernés et trompeurs trompés par valets et galants lui fournissent une bonne part de ses structures, et les caricatures bouffonnes plusieurs de ses figures humaines ou stylistiques.
Ce n’est pas seulement parce qu’il veut faire rire toutes les catégories sociales et – ce qui est déjà une philosophie, une conception de la nature humaine, celle que refusent ridiculement et scandaleusement Armande et Philaminte dans les Femmes savantes – le corps autant que l’âme. Ce n’est pas parce qu’il aime la grossièreté. C’est pour la qualité de son métier : il veut maintenir des procédés scéniques spectaculaires et efficaces, qui appartiennent beaucoup plus à la farce qu’à la comédie littéraire d’agrément : un jeu physique, des renversements hilarants, des caricatures, des raccourcis vigoureux. Son art est celui d’un homme de scène, et c’est pour cela qu’il est aujourd’hui plus vivant que Racine, figé dans son texte : le langage physique vieillit moins et comme il n’est guère noté dans le texte, se renouvelle librement.
Molière obéit à la rhétorique quand il écrit des tirades. Ailleurs – et même là –, il recherche l’efficacité scénique qui fait vivre l’espace qui fait vivre l’espace de jeu. D’où une langue orale et expressive qui sonne et qui porte : vocabulaire pragmatique, syntaxe brève, structures usuelles, contrastes vigoureux, rythme coupé (où la respiration, l’intonation comptent beaucoup, où l’attaque d’une réplique révèle un caractère), procédés mécaniques (calembours, quiproquos, répétitions), structures fermes, formules simples mais typées comme des proverbes : « sans dot », « le pauvre homme », « que diable allait-il faire dans cette galère ? » De là ses personnages théâtraux par leur nature même, parce qu’ils sont d’abord une attitude, qu’ils conservent à travers toutes les situations. Allure de pantin des monomaniaques, image avantageuse des prétentieux et des imposteurs, air emprunté des amoureux, balourdise des valets, dynamisme tonitruant des soubrettes. Alceste est reconnaissable à sa mine autant qu’à ses rubans verts : il est toujours sur le point d’éclater et de « rompre en visière ». L’avidité égoïste et l’onction pateline de Tartuffe sont inscrites dans son physique de chat fourré.
Molière est le plus explicitement classique, parce qu’il pratique vraiment un art d’imitation, au point de mériter les surnoms de peintre et d’observateur, et qu’il se réclame de la nature, de la raison, de la vraisemblance, de la convenance, qui consiste à coïncider avec sa nature et à correspondre à la norme. Il reste un fantaisiste proche de la farce par ses procédés comiques. Mais il ne se contente pas de se complaire dans leur gratuité, comme ses prédécesseurs : il y inscrit un projet rationnel et moral.
Genre de dominés qui n’avaient aucun espoir de transformer leur condition, la farce grimaçait, caricaturait et riait pour le défoulement. Complémentairement, la comédie plaisante, prisonnière de sa complicité avec l’élite se contentait de sourires gentils sinon complaisants sur des déviations marginales. Molière, lui, veut s’attaquer, par leur côté ridicule, aux vices fondamentaux de l’homme et de la société de son temps. Il lui faut donc partir des hommes déraisonnables tels qu’ils sont, en exagérant leurs défauts pour les discréditer et dresser son public contre eux. Il propose une imitation vraisemblable de la nature humaine, destinée à en réduire les dangereuses déviations. D’où l’importance du raisonneur, représentant de la vraie nature, du bon sens, d’une heureuse sociabilité, tout comme les jeunes amoureux et les soubrettes populaires, farce à l’extravagant, ridiculement contraire à tout cela.
Molière rejoint ainsi l’esthétique du naturel et sa raison d’être morale, fondements du classicisme. Chez Molière, la caricature n’est plus fantaisie : c’est l’exagération qui révèle et dénonce des tendances réelles et fondamentales. « L’éthique du naturel » et « l’esthétique du ridicule » sont sous-tendues chez Molière par une politique de la liberté, de l’épanouissement de la nature en bonheur par une tolérante sociabilité et par la réduction des avidités tyranniques. Il veut alerter les consciences, l’opinion publique et parfois même les pouvoirs. Contre ce qui mutile les êtres, notamment en censurant les aspirations naturelles et légitimes du corps (nous retrouvons une raison du maintien de la dimension farcesque d’un comique d’épanouissement de l’homme tout entier). Et contre ce qui menace l’équilibre des familles et la liberté des citoyens : sa principale cible, Tartuffe, incarne ces trois menaces à la fois. Il dénonce moins les vices moraux (ambition, avarice, hypocrisie …) en tant que tels, que les menaces qu’ils font peser sur la vie sociale auxquelles il est lui-même dangereusement exposé, comme comédien, comme libertin et même comme protégé de Louis XIV en butte aux entreprises d’arrivistes comme Lulli.
Molière était donc un auteur vigoureusement engagé, qui n’a pu devenir un grand classique que dans la mesure où les orientations qu’il défendait l’ont emporté à partir du XVIIIe siècle, tout en restant toujours menacées.
II.3. Molière – la physiologie de rire
Le problème du rire est un problème ardu, que les philosophes n’ont point tout à fait éclairci. Du moins la critique littéraire peut, dans le cas particulier de la comédie moliéresque, tâcher de discerner les sources du comique, ses divers aspects et les procédés dramatiques qui conditionnent sa naissance.
Le comique dépend de dispositions subjectives. Un trait n’est pas comique en soi : il l’est par rapport à celui qui en est frappé. Mais le théâtre étant un art collectif, le comique dépend de l’ensemble des spectateurs réunis dans la salle. Il y a une contagion du rire comme des pleurs, à laquelle il est possible de résister sans doute, mais qui généralement entraîne tout le public. Reste que ce public change de soirée en soirée, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre et d’un siècle au suivant, ce qui permet d’affirmer la subjectivité du comique. Le comique n’est ni dans l’objet ni dans le sujet, ni dans ce dont on rit ni dans celui qui rit ; il réside dans un rapport unissant l’un à l’autre.
R. Jasinski distingue deux rires différents, ordinairement confondus, l’un qui s’épanouirait dans un mouvement de gaieté euphorique, l’autre qui se nourrirait de satire : il y a certainement chez Molière un comique qui naît dans la détente joyeuse de l’organisme, provoquée par des moyens divers, mais qui supposent une participation du spectateur à l’action. Cette participation peut se traduire par un mimétisme corporel élémentaire, aussi bien que s’élever jusqu’à la sympathie. Non seulement le spectateur ne s’oppose pas au personnage dont il rit, mais il s’identifie à lui dans une sorte de communion. Le rire naît dans une expansion de l’être, que facilite une disposition agréable du corps et de l’âme, le spectateur sentant qu’il est rentré dans le royaume de la joie en même temps qu’il a quitté la rue pour passer les portes du théâtre, et qui s’appuie sur l’intuition de la fraternité qui lie les créatures.
Le poète doit à son public de ne pas rompre un instant la fiction dans laquelle celui-ci s’est intégré de son propre mouvement. Cette fiction est celle de la gaieté. L’action doit donc exclure soigneusement tout ce qui pourrait altérer cette gaieté. Il y suffirait de peu de choses, d’un mot, d’une idée qui rappellerait le spectateur de l’existence qu’il vient de quitter. Le monde comique n’est pas le monde de la réalité commune, c’est un artifice poétique soumis à ses lois propres.
La distinction des genres, a un fondement psychologique. Le tragique et le comique ne peuvent se rencontrer sans perdre leur pureté respective. Le sentiment du sublime suppose une élévation de l’âme, mouvement tout différent de l’expansion ou de la détente physiologique qui accompagne le rire. Le pathétique même entre difficilement dans la comédie. On ne peut haïr ce dont on rit : le rire s’appuie sur une sympathie fondamentale. On ne peut pas non plus vraiment avoir pitié de celui dont on rit. Sans doute Harpagon est pitoyable ; mais on ne s’en avise qu’après coup. Molière peut jouer avec des situations pathétiques dans l’Avare, dans Tartuffe, dans George Dandin, et même dans le Bourgeois et le Malade ; il ne les traite pas comme telles, il en fait surgir le comique.
Toute bouffonnerie repose sur un fond pathétique. Au dénouement de l’Ecole des femmes, Arnolphe pousse un soupir dans lequel il fait entrer sa détresse. Rien de plus douloureux, mais le public en rit. La bouffonnerie naît justement de ce qui pourrait être pathétique. C’est que l’expression en est conventionnelle. Le spectateur ne voit pas la réalité du sentiment qui lui donne naissance ; il situe tout cela dans une fiction qui ne peut comporter de vraie douleur et il n’est sensible qu’à l’inadéquation du personnage à la situation. Voici l’achèvement souhaite de l’action : chacun est satisfait ; les amants sont heureux ; seul, Arnolphe refuse de s’adapter à l’euphorie qui règne sur la scène. Ce refus le rend comique. Non seulement il souligne le bonheur général, mais il l’accentue. Le spectateur transpose le pathétique du sentiment en bouffonnerie de l’expression. Il ne croit pas à la douleur du barbon ; il ne la prend pas au sérieux : il en rit, d’un rire de sympathie, qui ne rompt pas l’euphorie dans laquelle il se trouve.
Le comique s’appuie sur l’irréalité du spectacle. L’action de l’Ecole des femmes, comme celle de chaque comédie de Molière, se situe de toute évidence dans l’irréel. Les personnages sont fictifs, non moins que les événements qui les unissent. Peu importe que le spectateur en ait une conscience actuelle. Il sait plus ou moins vaguement qu’il s’est évadé de l’existence habituelle, de celle qui comporte de petites douleurs et de petites joies, des soucis surtout. Le poète veille à entretenir le sentiment d’agrément qui règne dans la salle. La fantaisie qui court à travers une comédie comme le Sicilien ne fait pas rire, mais elle donne au spectateur un agrément de chaque instant. Elle se développe avec facilité, dans une allégresse qui nous installe dans le bien-être. Don Pèdre voit s’échapper sa belle esclave : sa fureur ne fait qu’ajouter à notre plaisir, parce qu’elle n’est, comme le reste, qu’une fiction. La comédie moliéresque est gouvernée plus ou moins par cette fantaisie, si sensible dans le Sicilien, qui est la condition du comique.
Pour obtenir la communion d’allégresse qui fonde le rire, Molière use de ressources variées. Tout lui est bon, qui nous fera participer à la gaieté qui s’épanouit sur la scène. Notre participation ne concerne pas seulement l’ensemble de la comédie : elle se situe dans nombre des instants qui composent la pièce. Elle est dans un bon mot, dans un geste, une idée, une imagination : c’est nous qui faisons ce trait d’esprit, qui prenons cette attitude, qui avons cette pensée. Nous entrons dans chaque être et son action nous offre une détente que nous n’aurions jamais eue de nous-mêmes et que nous accueillons dans la joie. Nous jouons le jeu et nous en sentons tout allègre, même si ce jeu est peu conforme à notre nature.
Dans la comédie moliéresque, la plus importante source du rire se place dans l’action : elle est dans la participation du spectateur à la fiction ; non point dans la perception d’un rapport entre la comédie et la réalité, mais dans l’installation tranquille du spectateur dans une irréalité heureuse qui se suffit à elle-même et fait naître la gaieté.
La satire suppose la constatation de l’infériorité d’autrui. C’est une expansion de la personnalité, mais moins instinctive que dans le comique d’euphorie, et accompagnée d’une opération intellectuelle menée par l’amour-propre. Elle provoque un sentiment de plaisir, qui naît de la comparaison et non plus du jeu libre et facile d’un tempérament. Elle repose sur la distinction entre celui qui rit et celui dont il rit, et non plus sur la communion entre moqueur et moqué. Elle est donc moins généreuse de nature que la simple gaieté. Elle peut se mêler de malignité ; chez Molière toutefois, elle est presque toujours nuancée de sympathie. Thomas Diafoirus est criblé de traits de satire ; en riant de lui, nous nous écartons de sa sottise ; nous avons un sentiment de fierté devant son irrémédiable médiocrité ; et pourtant nous ne perdons pas de vue que c’est un de nos semblables ; plus profondément que la distinction que nous établissons entre lui et nous, subsiste le sentiment d’une commune humanité.
Les plaisanteries de Molière se déroulent dans la bonne humeur. Ce n’est pas que nous plaignions ses victimes : nous ne contestons pas qu’elles méritent le traitement qu’elles subissent ; mais ce traitement ne leur fait pas grand mal. Thomas Diafoirus ne souffre nullement de ses infortunes : la comédie le laisse dans l’état où elle l’a trouvé. La satire moliéresque est fondée sur l’enjouement.
Une condition de la satire moliéresque serait son caractère superficiel. C’est à cette légèreté de touche qu’elle devrait son efficacité. Le spectateur ne fait aucune réserve devant la condamnation d’un ridicule évident. Il ne se sent pas touché par la flèche que décoche le poète. La sécurité dans laquelle il se trouve lui permet de s’associer à la moquerie. La satire de l’avarice par exemple plonge au cœur de l’homme ; et non moins celle de l’orgueil misanthropique. La satire peut viser dans les profondeurs comme à la superficie de notre nature : si elle est bien menée, si elle ne sort pas de la bonne humeur, elle nous laissera dans le jeu, elle ne fera pas surgir de nous la conscience d’un ridicule qui nous en expulserait et nous ramènerait dans la vie. C’est ainsi qu’un avare peut rire d’Harpagon, un cocu d’Arnolphe, un vaniteux de Jourdain et une coquette de Célimène.
Euphorique ou satirique, le comique utilise les mêmes procédés. Il n’est pas toujours facile de distinguer le comique de situation de celui de caractère.
L’Ecole des femmes offre l’exemple du comique de situation : Arnolphe prend mille précautions pour se réserver l’affection d’Agnès et sa prudence échoué dans une suite d’événements où le hasard sert l’amour. Sa situation est comique par l’effet du contraste qu’elle offre entre cette attention et la nullité de ses résultats. La vie se moque de l’intelligence. Nous rions de constater l’inutilité d’une sagesse dont le point d’applications est mal choisi. Le rire satirique y a sa place ; car nous pensons assurément que nous ne serions pas ainsi bernés. Mais le rire d’euphorie se mêle au rire satirique : l’entrain avec lequel l’action se déroule nous tient de lui-même en joie.
Les scènes de dépit amoureux se présentent aussi comme des exemples du comique de situation. Le contraste s’établit entre la croissance de la discorde, dont on sent qu’elle est artificielle et qu’elle va se résoudre dans la concorde, et le retour progressif à la tendresse. Le processus est symétrique. Parfois la situation des valets suit celle des maîtres. Ce double déroulement des sentiments et des paroles est plaisant. La correspondance d’un moment à l’autre, établissant une différence à l’intérieur d’une similitude, provoque un rire euphorique.
Dans le contraste des discours, une intention parodique peut se glisser. Arsinoé vient de prodiguer à Célimène, dans un véritable sermon, une suite d’avis dont la perfidie se dissimule sous l’amitié. Célimène répond sur le même ton, au grand dam de la prude, dont la situation devient comique. Le comique s’accentue du fait que Célimène emploie les termes mêmes dont s’est servie Arsinoé : l’intention maligne rend plus piquante la défaite de la conseillère.
Le comique de situation peut se dégager de l’opposition entre deux personnages. Philaminte veut marier Henriette à Trissotin ; Chrysale est résolu à donner la main de sa fille à Clitandre. Le Notaire demande les indications utiles à l’établissement du contrat. Il reçoit des deux parents des réponses symétriques et contradictoires. L’antagonisme met le public en gaieté.
Le comique de caractère a une autre base. Mme Pernelle n’est pas comique par l’effet de la situation où elle est engagée, mais par son inadaptation foncière à l’existence. Elle est plus imaginaire encore que les personnages qui l’entourent. Elle ne voit pas comme nous Elmire, Damis, Marianne, Dorine et Cléante. Ce qui est gaieté naturelle lui paraît dissipation, la vivacité de la jeunesse est pour elle extravagante et la timidité devient à ses yeux hypocrisie. La déformation qu’elle fait subir à la réalité provoque le rire. On rit d’elle comme d’une maniaque, non pas d’une folle, mais d’une personne au cerveau dérangé. Ce dérangement sans gravité amuse.
Orgon offre un exemple semblable de comique de caractère, et Jourdain, et Harpagon, et Argan, et Géronte. Arrêtons-nous un instant au Géronte des Fourberies. Scapin lui conte une fable invraisemblable que le bonhomme accepté bêtement. Mais la nature avaricieuse du vieillard ne se laisse pas oublier. Il va chercher mille raisons de ne pas payer la rançon que le serviteur de son fils voudrait lui faire verser à un Turc supposé. Et chaque fois que s’évanouit son espoir d’échapper au souci qui le point, il s’exclame : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » Le comique ressort bien du caractère : il réside dans l’inutilité de la question où se marque la détresse d’un ladre sentant son argent menacé. Mais la répétition l’accentue. Le comique de caractère, tout comme celui de situation, peut être renforcé par la répétition, par le contraste, la progression et l’accumulation. Jourdain manifeste une vanité ridicule quand il reçoit l’hommage du Garçon tailleur : le rire ne fait que grossir quand celui-ci donne au Bourgeois du Monseigneur après du Gentilhomme, puis pousse jusqu’à la Grandeur.
Le comique de caractère n’est donc pas réservé à la grande comédie : la farce en fait usage. Sganarelle, dans le Médecin malgré lui, est un fantoche divertissant. Le poète fonde sur sa figure la satire des médecins. Ce paysan a commencé des études et servi chez un docteur avant de devenir fagotier. Cela suffit pour expliquer qu’après avoir endossé la robe malgré lui, il se voit tout à coup revêtu de la même pédanterie, de la même ignorance, de la même avidité, de la même méchanceté et du même cynisme qui, à en croire la farce, parent ordinairement la profession médicale. Le rire naît ici de l’outrance des traits, de la caricature. Il n’est pas d’une autre sorte que celui que provoquent les caractères d’Orgon ou d’Argan.
Au début de la même pièce, nous assistons à une scène de ménage entre Sganarelle et Martine ; un voisin obligeant veut séparer le couple qui se gourme ; la femme se retourne contre l’importun qui prétend la protéger et, avec l’aide de son mari, punit une philanthropie déplacée. Sans doute est-ce surtout le renversement de situation qi est comique. Pourtant, au comique de situation, se mêle du comique de caractère : le premier nous fait rire de Monsieur Robert, le second de Martine.
Ce qu’on appelle le comique de mots est souvent chez Molière du comique de caractère. Il lui arrive certes de nous égayer d’un calembour, d’un coq-à-l’âne, d’une familiarité inattendue, d’un cliquetis verbal dont la cocasserie ne tient ni aux personnages ni aux circonstances. Les paysans nous offrent fréquemment de tels traits. Valère qui veut renseigner Sganarelle sur ce qu’on attend de lui, lui dit : « Il est question d’aller voir une fille qui a perdu la parole. » Et le fagotier répond : « Ma foi, je ne l’ai pas trouvée. » Cependant, le plus souvent, les propos de ce genre tirent leur valeur du contexte. Le Pauvre homme d’Orgon et le Sans dot d’Harpagon tiennent plus du comique de caractère que du comique de mots.
Il n’est pas jusqu’au comique de geste qui ne puisse avoir de valeur psychologique. L’’effarement d’Orgon se dégageant du tapis de table sous lequel il s’est caché, la surprise de Tartuffe voyant surgir le mari derrière la femme qu’il voudrait embrasser, ne prennent tout leur sens qu’en fonction des caractères et des situations. Il est vrai qu’à d’autres endroits les gestes déclenchent une gaieté plus rudimentaire. Les coups de bâton qui rythment la Cérémonie turque, la scatologie de Pourceaugnac, la collation burlesque du doctorat à Argan ont une vertu qui n’a nul besoin du secours de l’intelligence et qui repose sur le seul mécanisme physiologique : c’est là proprement le comique de farce.
Les ennemis du poète lui ont vivement reproché ses bouffonneries, tout l’attirail des lazzi qu’il avait hérité des farceurs italiens et français. Certains critiques ont remarqué à juste titre que ses contemporains en avaient usé avec moins de discrétion que lui. Scarron et Boisrobert, pour ne citer qu’eux, épargnent moins notre délicatesse que Molière. L’auteur de Pourceaugnac et du Malade ne dédaigne point la verve gauloise. Son public, celui de la Cour comme celui de la Villen accueille les plaisanteries les plus effrontés avec bienveillance. Néanmoins, conformément aux tendances de l’époque plutôt que par une détermination qui lui serait personnelle, Molière, même dans ses farces les plus truculentes, introduit à côté du comique de farce un comique plus relevé et, à l’occasion, il renouvelle la bouffonnerie en la liant à la psychologie. Son génie d’amuseur est d’une richesse que des prédécesseurs n’ont pas connue, ni d’ailleurs ses héritiers.
Bergson, a essayé de réduire à l’unité les divers chemins du rire. Sa théorie est connue: le rire est généré par un contraste entre le mécanique et le vivant, entre l’automatisme auquel l’homme est exposé par l’effet de l’habitude et la perpétuelle improvisation que nécessite l’action ; le comique est du mécanique plaqué sur du vivant ; le rire naît de l’aperception subie de cette association contradictoire ; Freud suppose aussi à l’origine du rire un contraste, qu’il situe dans la succession d’une déception à une tension. Le sentiment du comique naîtrait en deux temps : celui de l’illusion et celui du désenchantement.
Dorine donne à son maître des nouvelles de Tartuffe :
Tartuffe ? Il se porte à merveille,
Gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille.
Orgon répond tout autrement que nous ne le prévoyions :
Le pauvre homme !
Le mot est hautement comique. Pour Dorine il est absurde ; pour Orgon, il se justifie par tout un substrat psychologique. Cette ambiguïté déclenche le rire.
Le geste n’a pas moins de vertu que le mot. Arnolphe rentre chez lui après dix jours d’absence. Il frappe à la porte : ses serviteurs, qui n’ont pas la conscience tranquille, ne marquent aucun empressement à ouvrir ; Georgette en charge Alain, Alain s’en remet à Georgette ; le maître s’impatiente et finit par menacer celui qui n’ouvrira pas de le priver de nourriture pendant plus de quatre jours ; l’argument porte sur ces natures simples ; ils s’empressent simultanément et, se bousculant devant la porte, s’empêchent réciproquement de tirer le verrou. Le zèle a le même effet que la mauvaise volonté et Arnolphe attend toujours. Le geste qui tend à un but et en atteint un autre, porte en lui une ambiguïté comique.
L’ambiguïté peut reposer sur le caractère. Si Harpagon est ridicule, ce n’est pas parce qu’il est avare. L’avarice peut être tragique aussi bien que comique. C’est que sa position sociale, sa situation de chef de famille et son amour pour Marianne le jettent dans la contradiction. Riche bourgeois, il a des chevaux ; mais il leur vole l’avoine qu’il leur fait donner. Il a des enfants et il se réjouit de leurs frasques lorsqu’elles servent son vice. Il se résout à épouser une jeune fille pauvre, parce qu’il en fera son intendante. De même, s’il y a du comique dans Tartuffe, c’est que ce pieux hypocrite est aussi un gros homme sensuel.
Le héros de la comédie moliéresque est écartelé entre sa nature et la vie. Sa grimace naît de cette position grotesque. Il est incohérent. Sosie est lâche et il s’habille, pour accomplir sa mission, d’un héroïsme où il est mal à l’aise. La rencontre de Mercure transpose sur un autre plan ce drame de la personnalité. Le pauvre valet se débat entre deux moi : celui, bien caractérisé, dont il se sent habité depuis qu’il est né et celui, indéfini, que lui laisse le bâton du dieu.
Le tourment d’Harpagon n’est pas d’une autre essence. Ces personnages rigides refusent de s’adapter et ce refus fait d’eux des victimes de la dérision sociale. Le comique résiderait dans leur inhumanité, qu’elle provienne d’un vice ou procédé d’un mécanisme. La société, sous la forme du public assemblé au théâtre, opposerait le rire à une conduite qui la nie. Ce n’est pas que le héros comique soit asocial : il vit dans le même monde que les spectateurs ; il est leur voisin, leur frère ; mais subitement il se soustrait à la contrainte de la coutume, il ne plie pas, il résiste, et sa résistance, dont personne n’ignore qu’elle est vaine, fait l’effet d’un acte inutile et gratuit qui appelle le rire.
C’est pourquoi le sentiment du ridicule suppose à la fois une communion et une séparation. Le spectateur qui rit se sait identique à celui qui l’égaie ; mais il s’en distingue en riant. Dans le rire euphorique, l’identité l’emporte ; dans le rire satirique, la distinction acquiert la prépondérance. Des nuances mènent constamment de l’une à l’autre attitude.
II.4. Vers une poétique de la scène
II.4.1. Le Tartuffe
La comédie repose sur le vieux schéma de la dupe aveugle sur laquelle a jeté son dévolu le dupeur. On tente de combattre l’hypocrite avec ses propres armes, qu’on retourne contre lui. Mais la contre-ruse échouerait s’il ne finissait par se prendre à son propre piège. Source de rire, cette démystification du mystificateur constitue également un ressort dramatique d’une sûre efficacité. Le type du trompeur appartient au genre comique de toute antiquité. Pour peindre les mœurs de son temps, Molière l’actualise, prenant pour cible cette fausse dévotion si répandue à l’époque où triomphe la Contre-Réforme instaurée par le concile de Trente, et si dangereuse pour la famille et pour la société. Entre cette simulation de la piété vraie et l’athéisme fanfaron d’un Dom Juan, il existe une vraie moyenne pour la religion sincère, mais dépourvue d’ostentation, que préconise Cléante.
Marionnette docile pour celui qu’il s’est donné comme directeur, Orgon n’en prétend pas moins exercer sur son entourage une autorité tyrannique. Le conflit des générations se manifeste doublement : attachée aux mœurs plus simples d’autrefois, la belle-mère s’oppose à sa bru, lui reprochant son goût pour la vie mondaine, avec une aigreur qui l’apparente à Sganarelle dans L’Ecole des maris, en même temps qu’elle annonce, à certains égards, la misanthropie d’Alceste ; le père, de son côté contrecarre le bonheur de ses enfants par son entêtement à vouloir un mariage incongru. Le « principe de plaisir », pour employer le vocabulaire de la psycho-critique, finit, de justesse, par l’emporter, non sans qu’on ait un moment frôlé le drame.
L’amour tient ici la place qui lui revient traditionnellement dans la comédie. Si la tendresse qui lie les deux époux ne semble pas bien vive, une concupiscence assez grossièrement sensuelle, mais qui trouve pour s’exprimer, dans le langage de la spiritualité mystique, des accents d’une ferveur passionnée et d’une séduction quasi satanique, interfère avec les froids calculs de l’hypocrite, qui, jouant avec le feu, laissant presque tomber le masque, se met dans des situations embarrassantes. Chez le couple de jeunes amoureux, une sensibilité douloureusement à vif devant le danger qui le menace, une susceptibilité trop ombrageuse nous valent une variation sur le thème du dépit amoureux, déjà traité dans la comédie de ce titre et repris plus tard, avec moins de délicat pathétique mais plus de brio, dans Le Bourgeois gentilhomme.
Le dénouement ajoute à la dimension religieuse un élément politico-policier, sur lequel insistent avec une complaisance parfois excessive les mises en scène d’aujourd’hui. Aux troubles de la Fronde, fugitivement rappelés au début, s’oppose tout à la fin l’éloge de Louis XIV, peint dans sa majesté solaire de son pouvoir absolu. Avec la cassette d’Argas se glisse peut-être une allusion discrète aux répercussions de l’affaire Foucquet. Cet épisode, qui peut paraître à nos yeux relever du roman, devait au contraire ancrer davantage la pièce dans ce qui constituait pour les spectateurs du XVIIe siècle la réalité du temps.
Et, selon son habitude, Molière s’amuse à crayonner comme dans les marges des ébauches qu’il reprendra pour les développer dans d’autres pièces : Orante, la prude, si prestement caricaturée par Dorine, rappelle moins Climène dans La Critique de l’Ecole des femmes et L’Impromptu de Versailles qu’elle ne représente une esquisse préparatoire pour le personnage d’Arsinoé dans Le Misanthrope. De même, le tableau qu’elle s’amuse à brosser de la vie provinciale annonce, de loin, Monsieur de Pourceaugnac, sinon La Comtesse d’Escarbagnas.
Résumé de l’œuvre
L’exposition, admirée de Goethe comme un modèle du genre, commence par une présentation très vivante des personnages. La construction de l’intrigue est habilement équilibrée. Deux actes préparent l’apparition du fourbe, afin que nul ne se méprenne sur sa prétendue dévotion. Deux autres, symétriquement, le montrent démasqué, puis puni. Dans l’intervalle, on l’aura vu touchant au but et triomphant. La tension, jusqu’à la fin, ne cesse de croître. A chaque alerte nouvelle, l’hypocrite sait retourner la situation à son avantage, de sorte que le suspens s’intensifie pour atteindre son paroxysme juste avant le dénouement providentiel.
Acte I
Dans la maison d’Orgon, bourgeois parisien, Mme Pernelle, sa mère, reproche à toute famille – Elmire, l’épouse d’Orgon, Damis et Mariane, ses enfants d’un premier lit, Cléante, son beau-frère – la vie dissolue qu’ils mènent et qui suscite, affirme-t-elle, la réprobation des personnes de bien. Elle leur oppose la sage conduite de Tartuffe, dévot personnage que le maître de la maison a recueilli et dont elle vante la sainte conduite et les pieux principes. Les autres membres de la famille sont plus réservés sur ledit Tartuffe et Dorine, la servante, exprime l’opinion générale en l’accusant de n’être qu’un hypocrite (sc. 1). C’est ce qu’elle confirme, une fois Mme Pernelle partie, à Cléante, à qui elle décrit l’aveuglement d’Orgon, dont Tartuffe profite pour essayer de régenter la maison (sc. 2). Damis demande à Cléante d’intervenir auprès d’Orgon pour conclure par un image la liaison de sa sœur avec Valère, à laquelle Tartuffe semble s’opposer et à laquelle lui-même est fort intéressé par le tendre sentiment qu’il porte à la sœur de Valère (sc. 3). Lorsqu’Orgon arrive, son seul souci est de s’enquérir de son cher Tartuffe, et les nouvelles que Dorine lui donne d’une indisposition d’Elmire l’intéressent moins que la bonne santé du « pauvre homme », comme il le désigne affectueusement (sc. 4). Orgon est en effet rempli d’admiration devant la dévotion de Tartuffe, dont il fait un éloge attendri. Cléante essaie d’éveiller chez lui quelque sens critique et de lui suggérer que cette dévotion peut n’être qu’hypocrisie, mais Orgon ne veut rien entendre. Et lorsque son beau-frère lui rappelle la promesse de mariage accordée à Valère pour épouser Mariane, il n’apporte que des réponses évasives (sc. 5).
Acte II
C’est qu’Orgon a une autre idée en tête, qu’il expose à Mariane elle-même, laquelle en reste stupéfaite : il entend lui donner comme époux non pas Valère, mais Tartuffe (sc. 1). Dorine essaie de faire revenir Orgon sur sa décision. Mais elle a beau avancer tous les arguments – la condition sociale de Tartuffe, dont elle met en doute la prétendue noblesse ; le manque d’amour de Mariane, qui exposerait ce mariage à l’échec ; le déshonneur qu’Orgon lui-même en pourrait encourir – rien n’y fait : Orgon est décidé (sc. 2). A Mariane qui se désole et qui ne voit pas comment elle pourrait désobéir à son père, Dorine montre ironiquement l’aberration d’une attitude de soumission qui la mettrait entre les mains d’un mari tel que Tartuffe, et elle prêche la résistance (sc. 3). Valère, qui intervient, apprend la nouvelle et s’étonne de l’attitude attentiste de Mariane. Ce qui entraîne entre les deux amants une scène de dépit amoureux, et il faut que Dorine les rabroue pour que leur querelle cesse et qu’ils laissent éclater leur amour. Et, pour ce qui est de la tactique à adopter, Dorine invite Mariane à feindre d’accepter la proposition de son père et à faire traîner les choses pour qu’on ait le temps d’aviser (sc. 4).
Acte III
Damis réagit avec violence à l’annonce de la décision de son père et menace de s’en prendre directement à Tartuffe. Dorine essaie de l’apaiser et lui fait valoir qu’il est préférable de laisser agir Elmire, à laquelle Tartuffe ne semble pas indifférent (sc. 1). Tartuffe entre. Tout à son esprit de mortification, il s’en prend à l’attitude provocante de Dorine, qui ne se gêne pas pour lui dire son fait (sc. 2). L’arrivée d’Elmire radoucit Tartuffe. Tandis que celle-ci essaie de lui parler du mariage de Mariane et de le sonder sur la question, Tartuffe, doucereux et enveloppant, montre à Elmire qu’il la désire et en profite pour lui faire une cour empressée. Celle-ci, tout en s’étonnant de pareille attitude de la part d’un homme de dévotion, l’assure de sa discrétion auprès d’Orgon, tout en lui demandant en retour de renoncer à Mariane et de favoriser l’union de la jeune fille avec Valère (sc. 3). Damis qui, d’un cabinet voisin, a tout entendu, menace, indigné par la conduite du feint dévot, d’aller tout révéler à Orgon (sc. 4). Mais lorsque celui-ci arrive et que Damis lui dit ce qui vient de se passer et comment Tartuffe a tenté de séduire Elmire (sc. 5), Orgon, incrédule et qui ne demande qu’à croire Tartuffe, se laisse abuser par l’attitude du dévot qui s’excuse de tous les maux et joue l’humilité offensée. Et, prenant la défense du malheureux qu’il affirme être persécuté par toute la famille, il confirme qu’il lui donne Mariane, et il chasse Damis en le déshéritant (sc. 6). Resté seul avec Orgon, Tartuffe se reproche le trouble qu’il apporte dans la famille et affirme qu’il vaut mieux qu’il s’efface. Orgon le supplie de rester et, pour lui montrer à quel point il lui fait confiance, il lui annonce qu’il en fait non seulement son gendre mais son unique héritier, et qu’il lui fait entière donation de ses biens (sc. 7).
Acte IV
Cléante, indigné et préoccupé par ce qui vient de se passer, demande à Tartuffe, au nom même des principes chrétiens qu’il affiche, de pardonner à la fougue de Damis, de favoriser la réconciliation entre Orgon et son fils, et d’aider à rétablir ce dernier dans ses droits d’héritier. Mais Tartuffe se dérobe et Cléante n’en peut rien obtenir (sc. 1). Dorine apporte son concours à Cléante pour tenter de fléchir Orgon (sc. 2). Mariane éplorée supplie Orgon de lui permettre d’entrer au couvent plutôt que d’épouser Tartuffe. Mais Orgon reste insensible à ses prières comme aux avis de Cléante, et à Elmire qui le presse d’ouvrir les yeux sur ce soi-disant dévot qui a essayé de la séduire, il rétorque qu’elle n’a en l’affaire que cherché à favoriser le jeu de Damis (sc. 3). Décidée à montrer à son mari que Tartuffe est bien l’imposteur qu’elle l’accuse d’être, Elmire propose à Orgon une expérience que celui-ci accepte. Elle le cache sous une table, et lui demande d’être témoin de ce qui va se passer entre Tartuffe et elle (sc. 4). Tartuffe, qu’elle a fait venir, se montre d’abord prudent. Mais Elmire lui faisant valoir qu’elle n’a pas été insensible à sa déclaration et qu’elle ne s’est dérobée à ses avances que par pudeur, il se dit prêt à la croire si elle lui donne des preuves tangibles de ses sentiments. Il se fait de plus en plus pressant et Elmire a toutes les peines du monde à le repousser, espérant une intervention d’Orgon qui ne vient pas. Elle s’apprête donc à céder et envoie Tartufffe regarder si personne ne risque de les surprendre (sc. 5). Orgon en profite pour sortir de sa cachette, éberlué de ce qu’il vient d’entendre (sc. 6). Lorsque Tartuffe rentre, Orgon ose enfin l’affronter pour lui dire en face toute son indignation. Mais quand il veut le chasser, celui-ci lui réplique que c’est à lui, Orgon, de quitter la maison, dont il se dit désormais le maître (sc. 7). Devant l’étonnement d’Elmire, Orgon révèle la donation qu’il a faite à Tartuffe et s’inquiète de ce qu’a pu devenir une mystérieuse cassette (sc. 8).
Acte V
Orgon explique à Cléante ce qu’il en est de cette cassette, qui contient les papiers d’un de ses amis compromis lors des troubles de la Fronde et dont celui-ci a confié la garde. Il se rend compte de l’imprudence qu’il a commise en confiant ladite cassette à Tartuffe. Dans son dépit, il envoie tous les dévots au diable, tandis que Cléante l’invite à plus de modération dans son jugement et l’engage à ne confondre la vraie et la fausse dévotion (sc. 1). Damis, qui vient d’apprendre ce qui se passe, menace de châtier Tartuffe (sc. 2). Mme Pernelle, elle, ne veut pas croire ce qu’Orgon lui dit pourtant avoir vu de ses yeux. Elle accuse la médisance et conserve toute sa confiance à Tartuffe (sc. 3). L’arrivée d’un huissier, M. Loyal, ne laisse pourtant aucun doute : il vient signifier à Orgon et à sa famille un ordre d’expulsion, qui leur enjoint de vider les lieux dans les vingt-quatre heures (sc. 4). Madame Pernelle est enfin désabusée, tandis que Cléante et Elmire se proposent d’élaborer une défense pour faire valoir les droits d’Orgon face à l’imposteur (sc. 5). Dans l’urgence, toutefois, Valère, qui vient confirmer que Tartuffe a remis la cassette compromettante à la justice royale, offre à Orgon son carrosse pour fuir sur-le-champ (sc. 6). L’arrivée de Tartuffe empêche cette fuite. Mais l’Exempt qui l’accompagne et qui vient, croit-on, se saisir d’Orgon, se retourne contre Tartuffe lui-même, qu’il arrête sur ordre du roi. Car le Prince a démasqué l’imposteur et, « ennemi de la fraude », il rétablit Orgon dans ses droits et, eu égard à sa loyauté lors de la Fronde, lui pardonne la faute qu’il a commise en gardant la cassette compromettante. Grâce au roi, Tartuffe sera donc jugé comme il le mérite, et Mariane va pouvoir épouser Valère (sc. 7).
Les personnages
Tartuffe. L’hypocrite, à la création, était interprété par Du Croisy, comédien de belle prestance, grand de taille, avec de l’embonpoint. En province, il avait joué les premiers rôles d’amoureux, mais il avait, en 1669, atteint ou dépassé la quarantaine et tendait à se spécialiser dans les emplois comiques. Après lui se constate une double tradition du rôle. Alors que ses premiers successeurs infléchirent leur interprétation vers la charge caricaturale, plus tard, tombant dans l’excès contraire, on mit dans le jeu trop de sérieux et de gravité, si bien que P. Régnier, sociétaire de la Comédie-Française, dans des notes publiées par la revue Le Moliériste en décembre 1881, que reprend son Tartuffe des comédiens, a pu se demander « à quel emploi appartient ce rôle difficile ? aux premiers rôles ou aux premiers comiques ? » et conclure que « le rire que doit exciter Tartuffe ne saurait être le rire de la farce, mais celui de la haute, et de la très haute comédie ».
S’appuyant sur cette analyse, Jules Lemaitre, en 1896, a proposé de voir dans la pièce la juxtaposition de « deux Tartuffe » : celui qu’on ne connaît au début que par ouï-dire, tel que le décrivent Dorine avec malice, Orgon avec naïveté, sorte « d’épais et hideux bedeau » qui « pète de santé », « goinfre » qui rote à table, « laid, d’aspect repoussant », « brute aucune finesse », bref « un pourceau de sacristie, un grotesque, un bas cafard de fabliau, une trogne de "moine moinant de moinerie", violemment taillée à coups de serpe par l’anticléricalisme (déjà !) du libertin Molière », un « gueux […], marmiteux […], balourd […], incongru ». Mais voici que surgit ensuite, sous les yeux du spectateur, « un homme de bonne éducation […], gentilhomme pauvre, et qui, même au temps de sa détresse, a conservé un valet », qui « sans doute, dans son tête-à-tête avec Elmire […] débute assez lourdement par l’emploi du "jargon de la dévotion" ; mais, insensiblement, […] sait tourner ce jargon en caresse, et le rapproche enfin de la langue vaguement idéaliste que l’amour devait parler, cent cinquante ans après Molière, dans des poésies et des romans romanesques et qui a plu si longtemps aux femmes … ». Le critique, naturellement, ne développe ce paradoxe que pour mieux reconstituer ensuite l’unité du personnage ; et de déclarer que « Tartuffe est un », qu’il « n’y a qu’un Tartuffe », le second, mais que « l’acteur qui le jouera fera bien de se souvenir, après tout, de la figure qu’a pu prendre Tartuffe dans l’imagination de Dorine », afin de ne pas le pousser à l’excès jusqu’au sombre.
Le personnage déconcerte et fascine, vivante énigme. Le théâtre ne peut éclairer de lui que l’extérieur, laissant dans l’ombre le secret de l’âme, qui nous échappe et se dérobe. Aucun de ces monologues dont le théâtre classique, ailleurs, offre tant d’exemples, nous introduisant dans l’intimité de ses pensées, ne livre sa vérité profonde. Les ordres qu’il donne à son valet sont criés à la cantonade, pour la galerie. On l’imagine mal dialoguant avec lui dans le tête-à-tête comme Dom Juan avec le sien. Il ne se livre pas, sauf devant Elmire, mais par une imprudence qui finit de proche en proche par entraîner sa perte. Il s’avance masqué, ce qui le rend insaisissable et l’apparente aux héros baroques. Ses simagrées ne tromperaient guère cependant, sans l’insondable crédulité de la dupe sur laquelle il a jeté son dévolu. Tout le mal vient de l’opiniâtre complaisance que met Orgon à s’aveugler.
Orgon. De ce dernier, présent dans vingt scènes, alors que l’imposteur ne paraît que dans dix, Molière s’était attribué le rôle, qui, rappelle Régnier dans son Tartuffe des comédiens, « appartient à l’emploi des manteaux », expression qui désigne, en argot de métier, les personnages graves et âges. Son costume, nous apprend l’inventaire de sa garde-robe après son décès, consistait en « pourpoint, chausses et manteau de vénitienne noire, le manteau doublé de tabis et garni de dentelle d’Angleterre, les jarretières et ronds de souliers et souliers, pareillement garnis ». Une gravure, attribuée à Jean Lepautre, qu’on date par conjecture de 1669, en donne, semble-t-il, une idée assez exacte. Tout, dans cet ensemble, dénote un bourgeois cossu. Présent d’un bout à l’autre de la pièce, Orgon occupe la scène bien plus que Tartuffe. Il prononce un nombre plus élevé de répliques et de vers. Tous deux forment un couple comparable, par certains côtés, à celui de Dom Juan et de Sganarelle. Comme envouté par le faux dévot qu’il a recueilli dans sa maison et pris pour directeur, Orgon est rentré dans la catégorie des monomanes qui sacrifient tout à leur idée fixe. Il tyrannise sa famille, abuse de son autorité paternelle, s’emporte dès qu’on lui tient tête. Encore, à la différence d’un Harpagon, d’un Monsieur Jourdain, d’un Argan, que rien ne corrige de leur vice, de leur passion, de leur chimère, finit-il par ouvrir les yeux. Mais il ne se rend à la raison qu’à regret, au terme d’une expérience mortifiante pour son amour-propre, qui le guérit moins qu’elle ne le dispose à tomber d’un excès dans l’excès contraire, de sorte que sa désillusion prélude, un instant, à la misanthropie d’Alceste, tandis qu’en Cléante, plus raisonnable et plus charitable, s’annonce déjà l’indulgente philosophie de Philinte.
Elmire. Le rôle interprété, à la création, par Armande Béjart, que Molière avait épousée le 20 février 1662. Le gazetier Robinet, dans sa lettre en vers du 23 février 1669, la loue pour son naturel dans cette pièce. Le personnage, aux yeux de certains, demeure ambigu, pour ne pas dire équivoque. Plusieurs actrices titulaires du rôle ont presque voulu voir en elle une Célimène, au moins en puissance, veuvage en moins. Elles ont commis un contresens, prenant trop au sérieux les reproches que la belle-mère, d’entrée, adresse à sa bru, sur les dépenses occasionnées par sa toilette comme sur son goût pour les plaisirs de la vie mondaine, et se fondant sur le stratagème qu’elle organise afin que l’imposteur se prenne dans ses filets, sans considérer combien cette entrevue lui coûte, l’oblige à pendre sur elle, la met « au supplice ». Elmire apparaît comme le contraire d’une Béline, la marâtre du Malade imaginaire. Elle compte, parmi les figures féminines de Molière, comme l’une des plus délicatement attachantes, foncièrement sage, mais sans fausse pruderie.
Cléante. Le frère d’Elmire était incarné par La Thorillière, que son visage constamment riant prédisposait mal à jouer les rois dans la tragédie, mais qui tenait en général, dans la comédie, les rôles sérieux. Le personnage entre dans la catégorie des « raisonneurs ». La place un peu marginale qu’il occupe dans la famille le désigne pour les entremises officieuses. Tant auprès d’Orgon que de Tartuffe, pourtant, les démarches qu’il tente en faveur de sa nièce et de son neveu par alliance ne seront couronnées d’aucun succès : ni l’un ni l’autre de ses interlocuteurs ne se trouve en humeur d’entendre raison. Il horripile son beau-frère, qui prend le parti de ne rien lui répondre. Il serre de près l’hypocrite, qui résiste pied à pied, puis, à bout d’arguments, se dérobe. On l’a regardé comme le porte-parole de Molière. Il semble toutefois imprudent d’attribuer à l’auteur de la pièce les convictions qu’il prête à son personnage. Si Cléante plaide pour une attitude religieuse qui se situe à mi-distance du libertinage et du fanatisme, s’il rend hommage à la noble ferveur d’un véritable zèle pour mieux stigmatiser ses contrefaçons, s’il déteste le pharisaïsme, préconise une dévotion « humaine et traitable », fondée sur l’humilité, la pratique des vertus, l’absence d’acharnement contre le pécheur sinon de haine contre le péché, bref s’il prêche sinon de haine contre le pêché, bref s’il prêche, à l’usage de l’honnête homme, une religion moins soucieuse de dogme que de morale, ces prises de position sont toutes commandées par les besoins de l’intrigue ou la logique interne de la pièce. Il apparaît dès lors plutôt, dans la dynamique et l’équilibre de l’ensemble, comme un indispensable « contrepoids », suivant un mot de Sainte-Beuve. Il permet de placer Orgon entre un croyant de foi modérée mais sincère et le simulateur qui, forçant le trait, donne dans un rigorisme outré. Tartuffe, de même, se trouve confronté tour à tour avec deux variétés opposées de dévots : ceux dont la naïve crédulité se laisse prendre à ses grimaces, et ceux qui le percent à jour.
Mme Pernelle. Le rôle était, à l’origine, tenu par un homme, suivant un usage traditionnel dans la farce. Il fut créé par Louis Béjart, dit Léguisé, le plus jeune frère de Madeleine. Un coup d’épée l’avait rendu boiteux. Il devait se retirer en 1670, à quarante ans, pour devenir officier. Il jouait d’ordinaire les vieillards, ou les valets. La mère d’Orgon n’apparaît que dans la toute première scène et à la fin de l’acte V. Modèle du personnage protatique, dès que le rideau se lève, elle tient tête à toute la famille, excepté son fils absent. Ne laissant à personne placer plus de quatre mots, elle rive à chacun son clou, dans une langue d’une verdeur volontairement crue, rehaussée de locutions populaires et de termes archaïques. A cette charge menée tambour battant succède par un mouvement inverse une contre-attaque de la famille coalisée contre Tartuffe qui l’oblige à battre en retraite. Mais elle n’abandonne le terrain que pied à pied, non sans s’être lancée dans une diatribe en forme de sermon burlesque sur les damnables divertissements de la société mondaine. Au dénouement, répond à cette scène celle où la mère non encore détrompée sur le compte de l’hypocrite et le fils fraîchement désillusionnée rivalisent d’obstination l’un contre l’autre, Mme Pernelle cherchant à nover sous le flot de ses paroles une vérité qu’elle refuse d’entendre, et surtout d’admettre. Episodique, mais haute en couleur, elle enrichit une pièce tirant vers le sombre d’un comique plus appuyé qui contribue à l’empêcher de virer au noir.
Dorine. Le personnage fut interprétée pour la première fois par Madeleine Béjart, rompue de longue date à jouer les suivantes ou servantes de comédie. La liste des acteurs la désigne comme « suivante », non d’Elmire, mais de Mariane, à qui probablement elle a tenu lieu de mère, et Mme Pernelle, péremptoirement, la définit comme « une fille suivante ». Mais le gazetier Charles Robinet la qualifie de « maîtresse servante ». On a parfois jugé que son rôle manque d’homogénéité. Dans la première scène de la version définitive, observe-t-on, lorsqu’elle trace, en quelques vers antérieurement prononcés par Cléante, le portrait d’Orante la prude, elle ne parle pas un langage aussi trivial que par la suite, quand elle brocarde Tartuffe, nargue son maître sur sa lubie de la prendre pour gendre, se divertit, dans la scène du mouchoir, à malmener par la verdeur crue de sa riposte la feinte pudibonderie de l’imposteur, ou brave M. Loyal. Pourtant, on peut n’être pas choqué par une disparate moins sensible qu’on ne l’a dit. Ses insinuations malicieuses sur l’inconduite de Daphné, la voisine, et la complaisance de son « petit époux » ne différent pas essentiellement de la façon dont elle peint ensuite les attentions attendries d’Orgon pour son grand homme, ni de ses impertinences dans l’étourdissant récit sur la migraine de sa maîtresse et l’excellente nuit passée par « le pauvre homme ». Partout se reconnaît le même franc-parler, la même démangeaison de mettre dans la conversation son grain de sel, sa vivacité de repartie, son aplomb, son entrain inaltérable jusqu’au plus fort de la crise, sa combativité, sa clairvoyance, une fertilité d’expédients qui la rend sœur des Mascarille et des Scapin, avec un dévouement à tout épreuve, un attachement quasi maternel pour Mariane, et non moins de cœur, sous sa gaieté volontiers railleuse, que d’esprit. Figure étonnante, au total, de vie et de vérité profonde, plus fouillée, mieux individualisée que la banale soubrette de comédie.
Damis et Mariane. Damis et sa sœur Mariane nés d’un premier mariage, ne sont pas moins finement différenciés. Tous deux tiennent de leur père un caractère prompt à s’emporter, à se piquer. Mais le frère se montre plus bouillant. Il cède avec l’ardeur et presque l’étourderie de la jeunesse à ses premiers mouvements. S’il supporte mal de se plier à l’autorité d’emprunt que prétend imposer abusivement Tartuffe à toute la famille, il ne se rebelle pas contre son père. A la différence de Cléante dans L’Avare, il se laisse maudire, chasser, déshériter sans réplique, remettant à son oncle par alliance le soin de défendre ses intérêts ou de plaider sa cause, et revient, sans rancune, à la première nouvelle du péril qui menace les siens. La jeune fille, plus réservée, dissimule son ombrageuse susceptibilité sous une douceur qu’il ne faudrait point prendre pour de l’apathie, car elle montre vite qu’elle saurait se porter aux solutions les plus extrêmes et, d’abord interdite à l’idée du singulier mariage qu’on lui propose, elle réagit bientôt avec la fermeté du désespoir. Le rôle fut créé par Catherine de Brie, bien qu’elle touchât en 1669 à la cinquantaine. Damis fut interprété, lors de la première, par André Hubert, alors âgé de quarante-cinq ans. Il avait, l’année précédente, interprété Cléante, en révolte contre Harpagon. Il pouvait permettre au spectateur d’apprécier les similitudes entre les deux rôles, et les nuances qui les opposent.
Valère. La Grange, en Valère, avait retrouvé son emploi de jeune premier, qu’il avait tenu sous le même nom dans L’Ecole des maris et plus récemment dans L’Avare, avant d’incarner, sous celui de Clitandre, dans Les Femmes savantes, un personnage analogue d’amant généreux et sincère.
Monsieur Loyal. Reste enfin Monsieur Loyal, simple silhouette de sergent à verge, normand comme il se doit, surtout depuis Les Plaideurs, tardivement apparu comme un intrus de dernière heure, présent dans une seule scène, mais dessiné d’un trait sûr, en réplique à l’Intimé sous son travesti d’huissier dans la comédie de Racine, et laissant deviner, dans l’ombre de Tartuffe, qui jusqu’alors avait opéré, semble-t-il, pratiquement seul, un réseau de ramifications secrètes, ourdies par une tortueuse cabale.
Aucun personnage n’est sacrifié. Chacun bénéficie d’une scène, ou, pour les principaux, de plusieurs, où l’interprète peut donner la mesure de son talent. La pièce juxtapose une série de portraits qui se répondent, s’opposent et s’affrontent avec une intensité de vie dramatique, une puissante de vérité rarement atteintes.
II.4.2. Le bourgeois gentilhomme
Le Bourgeois gentilhomme a été représenté pour la première fois le 14 octobre 1670 au château de Chambord devant le Roi et la Cour. C’est la dixième œuvre de Molière appartenant au genre mixte de la comédie-ballet, inauguré en 1661 avec Les Fâcheux. Mais c’est la seule qui ait toujours comporté le sous-titre de comédie-ballet, toutes les autres restant intitulés comédies.
Le ballet de Cour, mythologique, pastoral ou comique, a été pratique en France dès la fin du XVIe siècle. C’est un divertissement qui comporte des « entrées », muettes mais dansées, exprimant une idée qu’un livret précise à l’intention des spectateurs ; éventuellement des vers, non lus, mais remis aux dames par les nobles personnages qui dansent le ballet ; des « récits » ou tirades débitées et couplets chantés par des personnages qui ne dansent pas. Le « dessein » du ballet est tracé par des gens de Cour et le Roi, les princes et les courtisant participent à l’exécution de cette œuvre collective. C’est seulement à l’époque de Molière que cette exécution a été confiée progressivement à des professionnels de la poésie, de la musique, de la danse et du chant. Quand Molière crée Le Bourgeois gentilhomme, Louis XIV vient tout juste de renoncer à jouer un rôle dans les ballets.
Molière a écrit et représenté sa première comédie-ballet, Les Fâcheux, à l’occasion des fêtes offertes par le surintendant Fouquet au jeune Louis XIV dans le parc du château de Vaux-le-Vicomte (17 août 1661). Le principe de cette œuvre était de remplir les entractes d’une sorte de comédie à sketches par des divertissements dansés dont le thème constant était le même que celui de la comédie. Les comédies-ballets données par Molière entre 1664 et 1670, malgré la diversité de leurs sujets, procédaient d’une esthétique analogue. La plupart d’entre elles s’inséraient dans des divertissements d’une certaine ampleur, comme La Princesse d’Élide qui ne constitua, en 1664, qu’un des « plaisirs de l’Île enchantée » donnés dans les jardins de Versailles, mais d’autres, comme Les Amants magnifiques, de février 1670, composaient l’ensemble du « Divertissement royal ».
L’originalité du Bourgeois gentilhomme est de se présenter comme un tout cohérent et d’offrir une série d’emboîtements significatifs, la pièce constituant, comme Les Amants, un vaste divertissement, mais présenté à la fois au bourgeois qui est censé l’offrir et au souverain qui l’offre en réalité. Cette singularité apparaît dès le prologue.
Le prologue du Bourgeois gentilhomme, ou plutôt son « ouverture », au lieu d’être consacré à l’éloge de la personne royale, prélude directement à la comédie en présentant divers personnages qui joueront ensuite un rôle dans le dialogue et en préparant la sérénade que M. Jourdain entendra à la scène 2 de l’acte I. La turquerie du quatrième acte, qui est à l’origine de la composition de l’œuvre, joue un rôle essentiel dans la préparation du dénouement. Enfin, le Ballet des Nations qui clôt le spectacle est présenté comme un divertissement « préparé » par et pour les personnages de la comédie. Le personnage central du Bourgeois gentilhomme n’est pas seulement spectateur et auditeur des danses et des chants introduits à l’intérieur des actes ou présentés en intermèdes : il se donne lui-même en spectacle en chantant, en dansant et en acceptant de jouer sans le savoir un rôle burlesque dans la prétendue cérémonie turque où il se prend pour un héros alors qu’il est une victime. Cette imbrication, et parfois cette confusion entre le jeu comique et le divertissement musical, comédie d’amour traditionnelle. Il s’accommode également d’une satire sociale inscrite dans le titre même de la pièce. Le paradoxe du Bourgeois gentilhomme réside précisément dans cette conciliation. Celle-ci implique une entente, voire une complicité étroite, entre le poète, son décorateur, Vigarani, et surtout Lulli son musicien, qui accepta d’ailleurs de jouer lui-même le rôle du Mufti dans la turquerie. Cependant, Le Bourgeois gentilhomme s’inscrit, plus que les autres comédies-ballets de Molière, dans la série des comédies consacrées aux gens de « la ville ». L’œuvre rappelle ainsi Le Tartuffe et L’Avare. M. Jourdain est d’ailleurs un héros de l’illusion comme Tartuffe, et un personnage de monomane comme Harpagon. Mais il est aussi le contraire de l’un comme de l’autre : l’illusion qu’il véhicule est brillante et superficielle, quand celle que représente Tartuffe es ténébreuse ; la passion qui habite, d’autre part, n’est pas l’avarice, mais la prodigalité familière aux gens de cour.
Le Bourgeois gentilhomme procède d’une intrigue amoureuse conforme à la plus ancienne tradition comique : deux jeunes gens sont amoureux l’un de l’autre. Cet amour est contrarié par les projets et l’ambition du père de jeune fille. Le dénouement leur permettra pourtant de s’épouser. Ce schéma a nourri non seulement bien des comédies de l’Antiquité latine et de la Renaissance italienne et française, mais encore nombre de pastorales du XVIIIe siècle, d’Alexandre Hardy à Quinault. Selon cette double tradition, les amants obtiennent l’aveu du père grâce à une péripétie où les mérites du jeune homme sont reconnus, son haut rang dévoilé ou son identité précisée. Molière lui-même a donné des exemples de ces trois modèles : dans Les Fâcheux, Damis accorde sa nièce à Éraste quand celui-ci a prouvé son héroïsme en le tirant des mains des spadassins ; dans L’Avare, Valère obtient Élise quand il est reconnu comme fils du seigneur Anselme ; et, déjà, dans L’Ecole des femmes, la reconnaissance du dénouement permet à Horace d’épouser Agnès. Dans Le Bourgeois gentilhomme, Molière a seulement précisé l’appartenance sociale du père et ses ambitions : c’est un « bourgeois » qui se veut « gentilhomme ». Il est refusé d’autre part aux facilités de la reconnaissance aussi bien qu’au motif de la « conversion héroïque » du père, substituant à l’une comme à l’autre le détour d’une « comédie » où le jeune homme passe pour ce qu’il n’est pas. Etrangement, c’est cette comédie elle-même qui assure la vraisemblance du dénouement heureux. Tous les personnages demeurent ici eux-mêmes : la folie de noblesse de M. Jourdain reste au dénouement identique à ce qu’elle était aux premières scènes et le jeune Cléonte garde, au moment d’épouser Lucile, le « rang assez passable » qu’il avouait en « honnête homme » à la scène 12 de l’acte III.
Dans la tradition comique la plus largement représentée, le poète met en scène au dénouement le passage de l’illusion ou de la tromperie à la conscience du réel et plus généralement des préjugés à la bonne santé morale. C’est ce que Le Tartuffe mettait encore en œuvre : la folie d’Orgon et celle de Mme Pernelle s’y effaçaient au profit de la lucidité incarnée par Elmire et Cléante. C’est l’inverse qui se passe dans Le Bourgeois : la folie du personnage central n’y trouve aucune guérison et les feintes de ses partenaires ne prennent pas fin quand le rideau tombe. Tout se passe comme si le poète entendait ménager les illusions du héros et la complaisance de ceux qui les exploitent. Molière mettra plus tard en application des principes analogues dans les scènes finales du Malade imaginaire.
Ces modifications et ces adaptations apportées à un schéma hérité font apparaître l’étroite liaison que le poète a voulu assurer entre l’histoire d’amour qu’il conte et la satire sociale qu’il instaure. La comédie du Bourgeois fait en effet constamment référence à un milieu social étroitement défini : celui d’une bourgeoisie enrichie par le commerce, à laquelle sa fortune autorise les ambitions les plus élevées. On a pu voir dans les prétentions les plus élevées. On a pu voir dans les prétentions de M. Jourdain la caricature de celles d’un Colbert. Plus généralement, ces prétentions rappellent celles de beaucoup de contemporains qui s’achetaient à deniers comptants des arbres généalogiques ou du moins un moyen d’anoblissement que l’achat d’une terre ou le mariage d’une fille pouvaient concrétiser. Le héros du Bourgeois gentilhomme ne fait que pousser cette manie à son extrême limite en se prétendant noble de souche et en entendant vivre comme tel, c’est-à-dire dans une coûteuse oisiveté et un mécénat ruineux.
Résumé de l’œuvre
L’action se déroule dans la demeure d’un riche bourgeois, et plus précisément dans une salle de réception située au premier étage de cette demeure. Le décor comporte une ferme, c’est-à-dire un double châssis coulissant permettant d’agrandir la surface de la scène quand il en est besoin.
Acte I
C’est le matin. Chanteurs, danseurs et musiciens mettent la dernière main aux divertissements préparés pour le riche bourgeois qui les paie. Un élève du maître de musique fredonne, en achevant de le composer, l’air de sérénade « Je languis nuit et jour … » qui sera tout à l’heure interprète par un musicien devant le maître de la maison. Aux premières répliques de la première scène, le maître de musique examine la partition et témoigne sa satisfaction. La comédie se poursuit avec le dialogue du maître à danser et du maître de musique : premier portrait de M. Jourdain, « bourgeois ignorant » qui se veut « gentilhomme » et « galant », autrement dit de noble souche et possédant toutes les qualités permettant de plaire à la Cour : ridicules que n’a point Dorante, le « grand seigneur qui les a introduits » chez M. Jourdain. Mais Dorante n’a pas d’argent et M. Jourdain en a beaucoup (sc. 1). La suite de l’acte comporte des moments de pure comédie où M. Jourdain vante les vêtements qu’il porte et ceux qu’il se fait faire (le spectateur ne verra ceux-ci qu’à la fin de la comédie des maîtres qui se poursuivra pendant tout le deuxième acte), et annonce l’arrivée de son maître d’armes et du maître de philosophie, occasion pour les premiers maîtres de vanter leurs arts, aux dépens de ceux des autres. Le divertissement trouve sa place dans cette scène où un musicien interprète l’air « Je languis … » auquel M. Jourdain ajoute la plaisante chanson de Jeanneton et qui se termine par un dialogue pastoral en musique (sc. 2).
Acte II
L’intermède danse, dépourvu de thèmes mais d’intérêt pédagogique et technique, constitue une transition naturelle entre l’acte où l’on a commencé à divertir le bourgeois et celui où on est censé l’instruire. Mais avant que ne commencent les leçons, M. Jourdain a le temps d’évoquer « la personne pour qui il a fait faire tout cela » et qui doit « dîner céans » ce même jour, cette « marquise » qui s’appelle Dorimène » et en l’honneur de laquelle, après avoir dansé le célèbre menuet, M. Jourdain apprend à faire la révérence (sc. 1). M. Jourdain se donne une troisième fois en spectacle en ferraillant avec le maître d’armes. Sur quoi une discussion s’élève entre les deux premiers maîtres et le troisième ; le ton monte, on va en venir aux mains (sc. 2), et l’arrivée du maître de philosophie, qui tente d’apaiser la querelle en évoquant le De Ira de Sénèque, ne fait que l’envenimer, les trois autres se retournant contre lui (sc. 3). La bataille s’achève et M. Jourdain prend sa première leçon de « philosophie », c’est-à-dire ici d’alphabet, à la fin de laquelle une troisième référence est faite à la marquise Dorimène, à l’occasion du billet galant que M. Jourdain veut lui offrir (sc. 4). Tous ces maîtres sortis, le deuxième acte se termine avec la scène du maître tailleur, le plus important de tous, puisqu’il est le maître du paraître : occasion d’une discussion où revient le thème de l’exploitation de M. Jourdain par ceux qui sont censés le servir, et de divertissements dont l’un est présenté comme « préparé » (l’habillement « en cadence ») et l’autre comme improvisé (la danse des garçons tailleurs qui manifestent leur joie d’avoir reçu de l’argent) entre lesquels s’intercale le ballet de paroles du pourboire (sc. 5).
Acte III
Avant de sortir pour « aller pour montrer son habit par la ville » (sc. 1), M. Jourdain rencontre deux personnages qui n’ont pas encore été évoqués : la servante Nicole, qui n’interrompt le fou rire qui lui inspire la tenue de son maître que pour dire le mal qu’elle pense de la « compagne qui doit venir tantôt » (sc. 2), Mme Jourdain, qui se joint à elle pour stigmatiser la conduite de son époux alors qu’il devrait songer à marier sa fille. La défense de M. Jourdain constitue un écho burlesque des leçons qu’il a prises avec le maître de philosophie et le maître d’armes. Il est plus embarrassé pour justifier sa complaisance envers « ce beaux monsieur le comté » (sc. 3). Celui-ci apparaît justement : déjà débiteur de M. Jourdain, il demande et obtient une rallonge, malgré les protestations de Mme Jourdain. Un aparté entre M. Jourdain et Dorante informe le spectateur de l’existence d’un lieu entre Dorante et Dorimène : Nicole a surpris les derniers mots de l’entretien (sc. 4-6). Les deux hommes sortis, Mme Jourdain et Nicole évoquent le double mariage envisagé de Cléonte et de son valet Covielle (dont c’est la première mention) avec « Mlle Jourdain », Lucile, et Nicole elle-même. Mme Jourdain charge Nicole de pousser Cléonte à faire sa demande auprès de son mari (sc. 7). Cette demande n’interviendra, pour échouer d’ailleurs, Cléonte n’étant pas gentilhomme, qu’après une comédie intérieure de dépit amoureux à quatre personnages (sc. 8-12). Après l’échec de la demande de Cléonte, l’idée vient à Covielle de faire passer son maître pour grand seigneur auprès de M. Jourdain : c’est l’annonce de la turquerie de l’acte IV (sc. 13). Le retour de Dorante accompagné de Dorimène permet d’informer le spectateur de l’amour du premier pour la seconde, de la double feinte de Dorante auprès de celle qu’il aime (il lui fait croire que c’est lui qui la reçoit et qui la comble de présents) et de M. Jourdain (qui croit que Dorante favorise sa passion pour elle). Un écho est encore donné ici de la comédie des maîtres, avec la révérence de M. Jourdain à Dorimène (sc. 14-16).
Acte IV
Le festin attendu est l’occasion du troisième intermède, la danse des cuisiniers, justifiée par la nécessité de transformer certains éléments du décor, d’une brillante tirade de Dorante (qui veut éviter tout dialogue entre M. Jourdain et Dorimène) sur la gastronomie, et de plusieurs chansons à boire (qui ont apparemment la même fonction) (sc. 1).
Ce repas est interrompu par l’arrivée inopinée de Mme Jourdain qui pense à juste titre que son mari est amoureux mais croit, à tort, que Dorimène est sa complice et Dorante son entremetteur : ce qi justifie l’indignation de la première et la mise au point du second, acceptée de bonne foi par M. Jourdain comme une feinte, ce qu’elle n’est qu’en partie (sc. 2).
La fin de l’acte est consacrée à la préparation de la turquerie avec l’arrivée de Covielle et de Cléonte sous des déguisements turcs et, de façon plus lointaine, du dénouement, c’est-à-dire des heureux mariages attendus par les jeunes gens auxquels Dorante apportera son soutien (sc. 3-5). L’intermède de la cérémonie turque, très étoffé, fait transition avec le dernier acte.
Acte V
Comme il l’avait fait pour les leçons des maîtres, M. Jourdain, dans un dialogue avec sa femme, ouvre l’acte par un écho bouffon de la cérémonie turque (sc. 1). Dorante et Dorimène sont revenus tous deux pour « appuyer » la « mascarade » de Cléonte et annoncer eux-mêmes leur propre mariage (sc. 2-4). Il ne s’agit plus que de convaincre Lucile (qui reconnaît d’elle-même Cléonte) (sc. 5), mais aussi Mme Jourdain (dont les réticences ne cessent qu’après les explications en aparté de Covielle) (sc. 6).
Il ne reste à cette famille réunie, à Dorante et à Dorimène, mais aussi aux spectateurs invités par Dorante et enfin au roi et à la cour, qu’à assister au Ballet des Nations, consacré à l’éloge de la nature, de la jeunesse et de l’amour.
Les personnages
La comédie du Bourgeois gentilhomme est construite à partir d’une intrigue de l’apparence où le personnage principal prétend conquérir un authentique titre de noblesse en même temps que le cœur d’une femme de très haut rang ; mais ce titre est imaginaire : M. Jourdain ne devient que Mamamouchi, et cette femme en épouse un autre à sa barbe sans même qu’il s’en rende compte. L’intrigue seconde en aboutissant à la constitution de trois couples conformes aux règles sociales admises contient l’aspect positif de la morale comique de Molière : tandis que ceux qui prétendent échapper à leur véritable condition sont condamnés à l’inefficacité, ceux qui acceptent de demeurer ce qu’ils sont accèdent à ce bonheur « médiocre » que toute comédie veut enseigner. Mais ces deux intrigues restent liées l’une à l’autre grâce à la comédie intérieure de la turquerie à laquelle participent les acteurs de l’une et de l’autre.
M. Jourdain. Le rôle de M. Jourdain a été créé par Molière lui-même. La tâche était lourde. Elle imposait une présence à peu près constante. Le bourgeois n’est absent de scène que pour de très courts moments, mise à part la comédie du dépit amoureux au troisième acte. Il en est de ce personnage comme de Dom Juan et d’Argan. Il se trouve au centre du réseau des actions et des rôles qu’elles impliquent. Epoux et père, ses attitudes commandent en principe tout ce qui concerne la comédie familiale. Etudiant en gentilhommerie, il intervient tout au long de la comédie des maîtres. Amoureux de la marquise Dorimène, il se situe au cœur d’une intrigue galante. Spectateur privilégié des divertissements de la comédie-ballet, il voit défiler devant lui les musiciens et les danseurs participant à ces divertissements. Ces diverses constellations de personnages se recoupent les unes les autres. Ainsi, Mme Jourdain, en tant que mère, joue un rôle d’adjuvant aux amours de Lucile et de Cléonte, et en tant qu’épouse un rôle d’opposant à celles de son époux et de Dorimène. Le maître à danser et le maître de musique sont à la fois enseignants et organisateurs de divertissements. Rival heureux du Bourgeois dans l’intrigue galante. Dorante se fera le complice des jeunes gens dans l’organisation de la comédie turque dont la véritable conséquence sera l’heureuse issue de la comédie familiale.
La liste des « acteurs » publiée en tête de la comédie tient compte des constellations qu’on vient d’évoquer. Elle privilégie les personnages des deux intrigues amoureuses et rejette in fine ceux de la comédie des maîtres et ceux des divertissements. Il est vrai que ceux-ci n’ont pas la même fonction que ceux-là, ni la même épaisseur. Héros de sketches ou de scènes de revue satirique, les maîtres sont réduits à une attitude et à un discours sans incidence sur la suite de l’action. Quant aux danseurs et aux musiciens, s’ils entrent dans la comédie du Bourgeois au titre d’utilités, à la manière des laquais de M. Jourdain, ils apparaissent surtout comme interprètes spécialisés dans l’art qu’ils représentent. Leurs noms nous ont été transmis par le livret imprimé au moment de la création de l’œuvre, alors que ceux des acteurs de la comédie proprement dite n’y figurent pas et, pour plusieurs d’entre eux, ne peuvent faire l’objet que de conjectures. Nous ne nous attarderons pour l’instant que sur les personnages de la double intrigue amoureuse, dans l’ordre où les présente la liste imprimée.
M. Jourdain est un personnage unique dans l’ensemble de la création moliéresque. Il représente l’absolu de la vie imaginaire. Ses prétentions à la noblesse, qui s’affirment et se précisent d’un bout à l’autre de la comédie, et qui lui inspirent ses démarches de mécène, d’amant et de père, ne trompent aucun des autres personnages de la pièce. M. Jourdain qui, en effet, accomplit auprès de ses maîtres, de sa famille et de ses amis, tous les efforts correspondant aux devoirs de « son rang », se croit par là digne du respect, voire de l’admiration. Mais il est seul à le croire et ses interlocuteurs hésitent seulement entre la flatterie intéressée, la complaisance charitable et la révolte ouverte. Il faudrait peu de chose pour qu’il apparaisse comme une victime ou une dupe : mais M. Jourdain n’est pas Pourceaugnac, et Molière l’a préservé des humiliations dont il accablait le gentilhomme limousin. Il aurait pu être également une sorte de tyran domestique : Harpagon prenait volontiers ce masque devant ses enfants et ses serviteurs, et Argan le prendra quelquefois auprès de ses filles ; mais les colères de M. Jourdain ne sont guère redoutables, dans la mesure même où chacun connaît leur véritable source, qui n’est qu’imaginaire. A aucun moment le personnage n’apparaît comme doué d’une autorité véritable. Enfin M. Jourdain aurait pu n’être qu’un personnage de pure fantaisie, perdu dans les merveilleux nuages de son rêve ; mais Molière a donné à son rôle le poids d’une certaine vérité humaine : M. Jourdain reste un « bon bourgeois » dans l’intimité familiale et dans le ton même des propos qu’il adresse à sa femme ou à sa servante, il sait avouer indirectement son humble origine en évoquant l’ignorance où ses parents l’ont entretenu ; il professe une admiration touchante pour le monde de la noblesse où il voudrait entrer, ce monde où l’on a un sens exquis de la beauté (celle des femmes et celle des beaux-arts), où l’on pratique les mâles vertus qu’inspire le port de l’épée, où l’on possède enfin une culture générale rendant apte à juger de tout. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’unique gentilhomme authentique de la comédie porte le même nom que le Dorante de la Critique de l’Ecole de femmes, ce noble défenseur du bon goût sans apprêt qu’incarne la poésie dramatique de Molière.
Mme Jourdain. Mme Jourdain est, dans l’ensemble des personnages féminins de Molière, une figure singulière. Elle apparaît dans dix scènes sur les trente-quatre qui composent la comédie, et toujours pour s’opposer à son mari, soit en face, soit par l’énergie qu’elle emploie à repousser les avances « amicales » de Dorante, soit pour encourager les jeunes gens dans leurs amours. Ce qui fait qu’au dénouement elle a peine à comprendre pourquoi tout le monde est apparemment d’accord dans des projets qui ne devraient satisfaire entièrement personne. La postérité a admiré en elle sa santé morale, sa lucidité de bonne bourgeoise sans prétentions, et la saveur de ses propos. Dans l’univers de Molière, elle est à peu près seule à représenter la sagesse des « vieux âges » sans encourir la condamnation ou le ridicule. Cette sagesse est cependant tout d’une pièce et Mme Jourdain fait parfois songer à ces héroïnes des farces tabariniques ou des fabliaux qui tiennent tête à leurs maris et parviennent à bafouer leur autorité, au nom de principes moraux et sociaux extrêmement simples mais toujours efficaces. On ne s’étonnera pas que son rôle ait été tenu par un homme, comme l’avait été celui de Mme Pernelle. Son créateur, Hubert, devait jouer plus tard le personnage de Philaminte. De ces trois rôles de femmes interprétés par des hommes, celui de Mme Jourdain est le seul qui n’aboutisse pas, au dénouement, à une mise hors jeu.
La comédie du Bourgeois gentilhomme joue volontiers des contrastes : la fille née du couple central, Lucile, ne garde que les aspects les plus fragiles et les plus convenus de la jeune première amoureuse traditionnelle. En dehors de la comédie du dépit amoureux de l’acte III, elle n’apparaît au dénouement que pour esquisser un mouvement de révolte où la Mariane du Tartuffe et l’Élise de L’Avare avaient mis, malgré leur commune timidité, plus de vigueur. Armande, l’épouse de Molière, avait accepté de tenir le rôle, moins brillant sans doute que ceux d’Elmire ou de Célimène, mais qui apporte, dans la symphonie du Bourgeois, une note irremplaçable. C’est le portrait d’Armande qu’esquisse Cléonte dans le dialogue avec Covielle qui ouvre la comédie du dépit.
Nicole. Le rôle de la servante Nicole était tenu par Mlle Beauval, qui venait d’entrer dans la troupe de Molière. C’est la même actrice, célèbre pour son rire, qui fut plus tard la Zerbinette des Fourberies. Son franc-parler, en face du maître de la maison, rappelle Dorine et annonce Toinette. Les traits de paysannerie de son langage font songer à ce que sera Martine. Mais Nicole est moins un personnage qu’un rôle. Et ce rôle est double. Dans les scènes avec M. Jourdain, sa fonction est, dans le registre plaisant, parallèle à celle qu’assume sa maîtresse dans un registre plus grave. Elle décharge ainsi Mme Jourdain d’une série d’effets comiques qui pouvaient ôter au rôle de l’épouse une partie de son mordant. Son franc-parler se trouve ainsi lié, beaucoup plus
que celui de Dorine, à des effets d’équilibre et de contrepoint et ne peut être séparé de la structure d’ensemble du dialogue de l’acte III. Aussi bien disparaît-elle à la fin de la scène 12 de cet acte. On ne le reverra plus. Du moins a-t-elle eu le temps de participer à la comédie du dépit. C’est cette comédie qui justifie, comme chez la Marinette de 1658, l’identité et le langage de paysanne de Nicole, qui prendront chez Martine une tout autre signification. Il y permet un second effet de contrepoint correspondant à la seconde dimension du rôle de la servante des parents devenue suivante de leur fille et engagée dans une aventure sentimentale analogue à la sienne. Il reste que l’écriture du rôle, et les références qu’il comporte aux réalités quotidiennes du travail de servante, donnent au personnage, le temps de quelques répliques, une relative épaisseur.
Cléonte. L’amoureux honnête homme, avait pour interprète, lors de la création, le beau Lagrange. Celui-ci devait être à l’aise dans l’acte du dépit amoureux, où il tenait le même rôle que dans le second acte du Tartuffe. Il avait tenu celui de Dom Juan et celui du Valère de L’Avare. L’un et l’autre exigeaient une souplesse et une variété de registres que la comédie du Bourgeois l’amenait à pousser jusqu’à la caricature. Ce n’était plus le grand seigneur libertin jouant les amoureux transis ou les dévots outrés, non plus que le jeune seigneur endossant une défroque d’intendant, mais le jeune premier véritablement déguisé pour représenter un fantaisiste fils du Grand Turc. Métamorphose farcesque : mais il est vraisemblable de penser que le même acteur avait également joué le Clitandre de L’Amour médecin, qui prend l’habit suggéré par le titre, et le Léandre du Médecin malgré lui, qui paraît aux derniers scènes en apothicaire. Dans les comédies de Molière, on ne déroge pas aux nobles emplois en revêtant, quand l’entreprise collective l’exige, les masques de la farce. Le personnage de Cléonte est cependant « crédible » le temps d’une courte scène : celle où faisant sa demande tout bonnement et sans user d’intermédiaires, comme avait fait Valère dans Le Tartuffe, et comme fera Clitandre dans Les Femmes savantes, il se présente en toute franchise pour ce qu’il est, héritier d’une famille qui a peut-être accédé à la noblesse de robe, anobli sans doute lui-même par « six ans de service », mais non pas noble de souche.
Covielle. Le nom est calqué sur celui d’un masque de la comédie italienne, peut rappeler à ce titre Mascarille, au moins le Mascarille de L’Étourdi, et annoncer Scapin. Dans les scènes de dépit, il est à Cléonte ce que Nicole est à Lucile. Mais son rôle change ensuite du tout au tout, et même son langage. Il abandonne le rôle de valet balourd et renonce au parler des Gros-René et des Pierrot pour devenir le zanni rusé et inventif que son nom faisait attendre. C’est lui qui invente, prépare et mène à son terme la « comédie » de la turquerie. Au dénouement, c’est à lui qu’il revient de convaincre Mme Jourdain de la véritable identité du « fils du Grand Turc ». Il n’est plus alors vraiment le valet de Cléonte, mais son maître dans l’art de la feinte et comme sera Scapin « homme consolatif » et propre à s’intéresser « aux affaires des jeunes gens ».
Dorante. Le nom de Dorante avait disparu de la scène moliéresque depuis La Critique de l’Ecole des femmes, où le personnage ainsi nommé se faisait le défenseur du poète contre les pédants et les mijaurées. Avant La Critique, il avait été porté par ce chasseur un peu ridicule que le roi avait demandé à Molière d’introduire dans la comédie des Fâcheux. C’est un nom banal et qui, contrairement à ceux de tous les autres personnages de la pièce, n’implique ni appartenance sociale, ni caractère, ni emploi particulier. Le rôle, de toute façon, est déconcertant. Ce « beau monsieur le comte », comme dit Nicole, est tour à tour emprunteur sans vergogne, ayant devant M. Jourdain la même désinvolture supérieure que Dom Juan devant M. Dimanche, intrigant sans scrupule, trompant à la fois son bienfaiteur et sa maîtresse sur le sens et l’origine du « cadeau », c’est-à-dire du festin offert à la jeune femme chez le bourgeois, et enfin complice inattendu de Covielle et de Cléonte dans la comédie de la turquerie et ses suites. Du moins garde-t-il dans ces emplois divers la désinvolte distinction du « vrai » gentilhomme, celle de son créateur probable. La Thorillière, lui-même de noble naissance.
Dorimène. Le personnage rappelle par son nom la coquette du Mariage forcé, qui n’épousait Sganarelle que pour pouvoir plus aisément se laisser courtiser par son amant. Le rôle, que tenait peut-être Mlle De Brie, n’est pourtant pas aussi négatif que l’imagine Mme Jourdain quand elle interrompt le dîner offert à la jeune femme. Elle ignore que M. Jourdain souhaite faire d’elle sa maîtresse et fournit à toutes les dépenses que Dorante « fait » pour elle. Sa situation de veuve la rend libre de ses actions comme c’était le cas pour l’héroïne de La Veuve de Corneille et pour Célimène du Misanthrope. Elle évoque à l’acte III un possible mariage avec Dorante et déclare enfin à l’acte IV qu’elle a « résolu » de l’épouser pour l’empêcher, dit-elle, de se ruiner. Ainsi la morale est-elle sauve, au prix de menues invraisemblances.
Les maîtres de M. Jourdain dont le rôle est réduit aux scènes des deux premiers actes n’ont pas, à beaucoup près, la complexité des personnages de la comédie domestique. Ils ont cependant des fonctions précises : entretenir le héros dans ses « visions de noblesse et de galanterie » (I, 1) et l’amener à plaisamment réagir aux savants propos qu’ils tiennent en sa présence. Leurs langages constituent d’autre part autant de pastiches des jargons de spécialités, genre littéraire qu’autorisait dans la tradition, dès la Renaissance, la présence du docteur ridicule et du soldat fanfaron, et que Molière avait lui-même pratiqué dans Le Mariage forcé ou L’Amour médecin. Le plus important de ces maîtres, le philosophe, qu’interprétait l’acteur Du Croisy, un des meilleurs comiques de la troupe, fait précisément penser aux savants consultés par Sganarelle dans Le Mariage forcé. Enfin ces personnages sont aussi peu sereins que voudrait l’être leur doctrine : leur combat de paroles et de poings en témoigne pleinement.
Ce combat où les répliques s’organisent selon l’ordre géométrique du ballet de paroles est comme l’image, au début de la comédie, de la première entrée du Ballet des Nations qui la termine : dans ce ballet les musiciens et les danseurs interprètent des rôles de spectateurs, s’arrachant les « livrets » dans un apparent désordre qui est le chef-d’œuvre de l’harmonie lulliste, comme la confusion de la querelle des maîtres était celui de l’art du farceur. Dans la suite de cet ultime ballet, les dissonances introduites par le jeu sur les langues (l’espagnol et l’italien à côté du français) et sur les variétés des sentiments amoureux prêtés à chacune des trois nations se résoudront de la même manière dans une dernière explosion de joie, grâce au talent des « vedettes », d’ailleurs nommées dans le livret, qu’avaient rassemblées Lulli et Beauchamp.
II.4.3. Le Malade imaginaire
Le 10 février 1673, au Palais-Royal, Molière crée pour le public parisien Le Malade imaginaire ; à la quatrième représentation, il vomit du sang lors du troisième et dernier Intermède, et meurt le soir même (17 février). « N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? » avait-il dit, jouant Argan (III, 11). « Non, non. Quel danger y aurait-il ? » lui répondait-on. La coïncidence, qui surprit évidemment les contemporains, nous laisse aujourd’hui encore rêveurs. Elle fait en tout cas de cette œuvre comme le testament de Molière, et elle nous oblige, bien plus que ne le faisaient les autres pièces de Molière, et notamment ses comédies-ballets, à nous interroger sur les rapports, étranges, qui unissent ces spectacles à leur créateur et leurs personnages à leur auteur.
Molière à la fois parce que depuis plus de dix ans il fournit à la Cour de grands divertissements, et parce que son aventure théâtrale l’oriente de plus en plus impérieusement vers l’invention de formes de spectacle total, produisait de plus en plus volontiers des comédies-ballets, genre qu’il inaugurait (et inventait) avec Les Fâcheux (1661) et dont le chef-d’œuvre semblait être Le Bourgeois gentilhomme (1670). Il s’agissait d’intercaler dans les entractes d’une comédie des danses, des intermèdes musicaux, des effets spectaculaires variés, afin que, par le concours des divers arts et un jeu plus ou moins complexe de disparates et d’analogies entre les diverses composantes de l’ensemble, se produisit une fête des sens et de l’esprit. Durant dix ans (1661-1670), Molière avait trouvé en Jean-Baptiste Lulli (1632-1687) un incomparable collaborateur, ou plutôt un complice. Mais le musicien florentin avait l’ambition de créer l’opéra en français, et tenait à capter à son seul profit la faveur de Louis XIV : il se brouille avec Molière, et obtient du roi (14 mars 1672) le monopole d’exploitation comme de composition des spectacles musicaux ; Molière désormais ne peut plus disposer, pour ses propres représentations, que de fort peu de chanteurs et de musiciens, et il mesure que la protection du roi se détourne de lui. Courageusement, il fait face et, soit crée de simples comédies (Les Femmes savantes, mars 1672), soit reprend ses anciennes comédies-ballets mais avec des musiques nouvelles ; et comme s’il voulait prouver à tous, et surtout au roi, qu’il peut se passer de Lulli, il entreprend de monter, malgré tout, un grand spectacle musical ; son musicien est désormais Marc-Antoine Charpentier (1636 ? – 1704), très capable rival de Lulli, et, à grands frais, ils préparent Le Malade imaginaire. Le Prologue indique que la pièce eût dû être créée à la Cour ; on devine que Lulli dut intriguer pour empêcher une création à la Cour. La pièce ne se nomme du reste pas « comédie-ballet », mais le Prologue, les trois Intermèdes, et surtout le dernier, manifestement calqué sur le finale du Bourgeois gentilhomme (dont le musicien avait été Lulli) témoignent que Molière, en 1673, restait fidèle à la tactique qui avait été sienne toute sa vie durant : non point se défendre, mais contre-attaquer, et de la façon la plus provocante qui fût : Polichinelle ne dit-il pas, au premier Intermède, visant obliquement Lulli : « La musique est accoutumée à ne point faire ce qu’on veut » ? Et les remarques d’Argan sur la musique, à l’acte II (« Nous nous serions bien passés de votre impertinent d’opéra »), raillent, indirectement, le Florentin.
La pièce, peint les efforts acharnés des membres « raisonnables » d’une famille (Toinette, Angélique et son amant Cléante, Louison et Béralde) pour divertir un malade, Argan, dont la seule maladie est de se croire malade, tout à la fois de sa chimère et des projets aberrants qu’elle lui inspire (avoir pour gendre un médecin, donner sa confiance au corps médical, léguer sa fortune à sa seconde femme qu’il prend pour une parfaite garde-malade, etc.). Pour ce faire les « bons » personnages tentent contre Argan deux sortes d’offensives. La première consiste à traiter raisonnablement Argan, comme si des raisonnements sur la médecine (III, 3), des conseils sensés d’hygiène (III, 10), des appels aux bons sentiments (I, 5), voire des moqueries, pouvaient le contraindre à redevenir l’Argan qu’il fut avant son extravagance. En vain. L’autre façon de le divertir à laquelle ils se rallient assez vite, à la fois parce que la saison, le carnaval, les y autorise, et parce qu’ils mesurent qu’une imagination malade, comme l’est celle d’Argan, ne peut être traitée que sur le mode qui est le sien, l’imaginaire, c’est d’entrer dans le jeu du Malade imaginaire, et « s’accommoder à ses fantaisies » (III, 14). Plus ou moins heureusement, ils poussent cet extravagant à extravaguer au point où, oubliant d’être lui-même, il ressemblera à ce qu’on voudrait qu’il fût. D’où, dès l’acte II, des stratagèmes dont on le dupe : Toinette feint de le croire malade (II, 2) et Angélique feint de l’avoir vu en songe (II, 3), Louison feint d’être morte (II, 8), Toinette se déguise en médecin (III, 7-10), et divers comparses font accroire à Argan qu’il est devenu médecin (3e Intermède). Ces stratagèmes, Argan y donne d’autant mieux qu’on lui offre aussi des spectacles : les deuxième et troisième intermèdes, la leçon de musique de l’acte II, Louison est prête à lui narrer des contes ou des fables, et Béralde veut le conduire au Palais-Royal pour y voir jouer du Molière. A la fin, Argan se laisse même transformer en acteur, puisqu’il va jouer deux fois le rôle d’un mort, puis il consent à se métamorphoser en médecin, allant jusqu’à changer de langue. Progressivement, Argan se perd ainsi dans le monde de l’imaginaire, lequel n’est autre que celui du théâtre tel que le conçoit Molière, fête où se mêlent musiques, danses, travestissements, littératures.
Résumé de l’œuvre
Deux couples de bergers sont invités par la déesse Flore à cesser de s’entretenir de leurs amours : c’est que Louis XIV est de retour ; les deux amants tentent de dire ses exploits, en vain. Pan les incite à se soucier bien plutôt de fournir à ses plaisirs ; oubliant leurs amours, comme leurs velléités d’être les poètes officiels de Louis XIV, ils se changent en comédiens (Prologue). La pièce qui suit sera, par un effet d’abyme, le divertissement qu’ils offrent au monarque.
Acte I
Un soir, seul dans sa chambre, Argan fait le bilan d’un mois de traitements médicaux ; épouvanté soudain par sa solitude, il appelle sa servante (I, 1) : Toinette arrive de mauvais gré ; le malade mande sa fille Angélique (I, 2), laquelle, justement, arrive sur scène. Argan épreuve un pressant besoin, et se retire (I, 3). Angélique en profite pour confier à Toinette ses amours, encore timides, avec un charmant jeune homme dont elle rêve depuis six jours ; Toinette lui rappelle qu’il s’est engagé à demander bientôt sa main (I, 4). Argan revient, et annonce qu’on vient de lui demander sa fille en mariage ; ravie, Angélique acquiesce, jusqu’au moment où Argan précise qu’il s’agit non de Cléante, le soupirant d’Angélique, mais de Thomas Diafoirus, neveu de M. Purgon, son médecin traitant. Malgré les protestations de Toinette, Argan somme Angélique d’épouser Thomas, sous peine d’être jetée dans un couvent. Devant Angélique navrée, Argan et Toinette se querellent, et en viennent aux coups (I, 5). Le vacarme fait venir Béline, seconde femme d’Argan ; il se plaint à elle de l’insolence de Toinette et se fait consoler. Angélique se retire, suivie, non sans un dernier éclat, par Toinette. Epuisé, Argan, seul avec sa femme, parle de faire un testament en sa faveur exclusive ; Beline proteste du désintéressement qui l’inspire, mais fait entrer un notaire que, comme par hasard, elle a amené avec elle (I, 6). Le notaire, cyniquement, et Béline, doucereusement, indiquent à Argan les moyens légaux dont il peut user pour déshériter ses enfants du premier lit au profit de Béline ; les trois complices se retinrent dans le bureau d’Argan pour rédiger le testament (I, 7). Angélique et Toinette reviennent ; elles se doutent de la cupidité de Béline ; Toinette promet à Angélique de servir ses amours, en feignant d’être du côté d’Argan ; elle va utiliser son amant Polichinelle pour informer sans tarder Cléante du mariage qu’Argan a imaginé avec Thomas Diafoirus ; mais Béline l’appelle (I, 8).
La nuit, devant la maison d’Argan, Polichinelle vient donner la sérénade à Toinette ; mais, à sa place, une vieille apparaît à la fenêtre et se moque de lui. Une altercation avec les archers du guet met fin à la sérénade (1er Intermède).
Acte II
Le lendemain matin, chez Argan, Toinette ouvre la porte à Cléante : il s’est déguisé en maître de musique pour pénétrer chez Angélique et la courtiser (II, 1). Survient Argan, faisant sa gymnastique médicale du matin. Toinette lui présente le pseudo-maître de musique ; Argan prétend assister à la leçon (II, 2). Angélique entre, et dissimule peu sa surprise de voir chez elle son amant ; elle tente de se reprendre (II, 3) quand, introduits par Toinette (II, 4) se présentent les Diafoirus, père et fils, qui viennent officiellement se déclarer à Angélique ; après de cérémonieux compliments, le père vante les qualités morales et professionnelles de son fils ; puis on écoute la leçon de chant d’Angélique ; comme les deux jeunes gens vont jusqu’à échanger des couplets amoureux (qu’ils improvisent), Argan pris de doutes, congédie brutalement Cléante (II, 5). Béline, qui a achevé sa toilette matinale, surgit : nouvelles présentations, mais Angélique se refuse aux assiduités de Thomas Diafoirus, puis se querelle avec Béline. Argan, furieux de l’indépendance de sa fille, la somme d’épouser Thomas dans les quatre jours, ou d’entrer au couvent. Elle sort, Béline aussi, qui a à faire en ville ; les Diafoirus se retient, non sans avoir gracieusement accordé à Argan une consultation (II, 6). Béline revient dire à Argan qu’elle a surpris un jeune homme chez Angélique (II, 7), en présence il est vrai de la petite Louison, sœur cadette d’Angélique. Argan arrache à Louison la confirmation de ce que lui disait Béline (II, 8), et la renvoie chez elle. Arrive alors à l’improviste Béralde, frère d’Argan, qui, avant que de parler de choses sérieuses, offre au malade un divertissement (II, 9). Des bohémiens, accompagnés de singes, viennent chanter et danser devant Argan : ils disent les charmes de la jeunesse et de l’amour (2e Intermède).
Acte III
Toinette rentre, sitôt le divertissement achevé, et le commente avec son maître et Béralde (III, 1). Mais Argan se rue hors de scène pour satisfaire encore de pressants besoins : Béralde et Toinette en profitent pour comploter en faveur d’Angélique et de Cléante (III, 2). Argan revient, soulagé : il accepte d’avoir avec son frère un entretien de sang-froid sur l’avenir d’Angélique ; à partir du cas précis de Thomas Diafoirus, la conversation se porte sur la confiance qu’il faut, ou non, avoir envers les médecins et la médecine (III, 3) ; au moment où Béralde prie son frère de songer plus aux goûts de sa fille qu’à l’intérêt d’avoir un gendre médecin, l’apothicaire, M. Fleurant, surgit : c’est l’heure du lavement – mais Béralde l’éconduit (III, 4) ; M. Purgon, médecin traitant d’Argan, fait alors irruption, furieux que son malade n’exécute pas ses ordonnances : il déchire la dotation qu’il voulait faire à son neveu Thomas s’il épousait Angélique et sort en maudissant Argan qu’il voue aux pires maladies (III, 5). Argan s’effondre (III, 6). Toinette introduit un nouveau médecin, qui n’est autre qu’elle-même, travestie : elle ausculte Argan, et lui prescrit un traitement exactement inverse de celui qu’il suivait auparavant (III, 7-10). Argan, troublé, ne l’est pas au point de céder à Béralde qui plaide la cause de Cléante, et s’obstine à jeter sa fille dans un couvent. Béralde alors oriente la conversation vers Béline ; sur les conseils de Toinette, Argan accepte de faire le mort, et qu’on appelle Béline pour vérifier d’après son comportement l’authenticité des sentiments qu’elle prétend porter à son époux (III, 11) ; Argan feint d’être mort, Béralde se cache, et Toinette, éplorée, accueille Béline – laquelle, enchantée d’être débarrassée de son époux, propose à Toinette de s’allier à elle pour détourner au plus vite l’héritage du défunt ; Argan se dresse, et Béline, confondue, s’enfuit (III, 2). Même stratagème avec Angélique, puis Cléante, qui, eux, s’affligent sincèrement (III, 13). Argan, ému, se lève, et décide d’accorder Angélique à Cléante, pourvu que ce dernier veuille bien se faire …médecin. Béralde propose alors à Argan de le devenir lui-même : Argan se laisse persuader (III, 14) et, dernier Intermède, Argan, dupe de cette comédie, jure en latin, sous les acclamations générales, d’être digne du doctoral bonnet qu’on lui a remis.
Les personnages
Molière a inventé pour cette pièce, comme il l’avait déjà si sûrement fait pour Le Tartuffe puis pour Les Femmes savantes, une société exacte ; non qu’il soit le moins du monde inspiré par ce qui, au XIXe siècle, se nommera le réalisme ; mais l’esthétique du Malade imaginaire qui repose sur des contrastes opposant aux intermèdes et au prologue la pièce elle-même exigeait que l’univers d’Argan fût peint prosaïquement ; et il fallait bien que la folie d’Argan déployât sa courbe ascendante à partir de traits psychologiques et sociaux qui, là encore par contraste, lui servissent de repères normatifs. D’où l’entourage de notre protagoniste.
Angélique. Angélique est jouée par Armande Béjart, qui avait environ trente ans en 1673, n’a guère qu’une vingtaine d’années dans la pièce ; belle et piquante comme l’était Armande, fort romanesque, elle a subi un coup de foudre où elle veut voir l’intervention du Ciel (I, 4) et tient à se marier au plus vite, quitte à perdre sa fortune (I, 8). Certes, elle respecte son père et se reprochait d’avoir en quoi que ce soit attristé sa vieillesse (III, 14), mais elle lui tient tête, elle défend publiquement ce qu’elle croit être son droit au bonheur, elle affronte sa belle-mère et se débarrasse de Thomas Diafoirus aussi énergiquement qu’Henriette se défaisait de Trissotin ; elle accepte de jouer avec son amant la comédie de la leçon de musique ; mieux : elle le reçoit dans sa chambre, il est vrai en compagnie de Louison. Ironique au besoin, ailleurs rêveuse, parfois éloquente, elle plaide, de façon moderne, sa cause, qui est celle de la liberté et de la jeunesse.
Louison. Louison était interprétée, en 1673, par la petite Louise Beauval, fille de comédiens de la troupe de Molière, qui n’avait que huit ans. Comme Angélique, fille du premier lit d’Argan, elle a les mots que son âge requiert mais paraît, elle aussi, « moderne », en ce sens qu’elle jouit auprès de son père du statut nouveau que dans les milieux aisés venait de conquérir l’enfance : admise dans l’intimité des adultes, elle semble habituée à désennuyer son père. Digne sœur d’Angélique, elle tente de mentir, puis feint d’être morte ; mais prise par Argan à son propre jeu, elle est bien obligée d’être à demi sincère. A demi, seulement, car elle ne dit rien, en fait, qu’Argan ne sache déjà, et elle se garde bien de rien dire qui puisse nuire aux amours de sa sœur. « Ah ! il n’y a plus d’enfants » (II, 8).
Toinette. Toinette est jouée à la création par Mlle Beauval, a dans la pièce de vingt-six à vingt-sept ans (III, 10) ; munie d’un amant en titre, Polichinelle, qui lui donne des sérénades et qu’elle éconduit, capable de tromper son maître comme Béline, insolente et spirituelle à souhait, revenue des amours romanesques (I, 4) mais sensible à l’honorabilité de la maison où elle travaille (I, 5 in fine) et dévouée à Angélique, elle a réussi à se rendre indispensable à tous. Plus raffinée que Martine (Les Femmes savantes), moins exubérante que Nicole (Le Bourgeois gentilhomme), elle a sur Dorine (Le Tartuffe), à qui elle ressemble, l’avantage d’être, elle, capable d’agir, et efficacement, pour faire triompher la cause des amants qu’elle protège et les intérêts d’un maître qu’elle sert à son idée.
Béralde. Il est le frère cadet d’Argan, témoin lucide de sa folie, sans illusion sur le compte de Béline, tout dévoué aux amours raisonnables d’Angélique et de Cléante (qu’il semble connaître), se comporte dans notre pièce bien mieux que ne le font ordinairement les « raisonneurs » du théâtre moliéresque : certes, parfait honnête homme comme eux (et à ce titre bien moins « bourgeois » que son frère), il aime et sait discuter sans passion, et propose de sang-froid les solutions que le bon sens requiert. Mais ici, il prend l’initiative d’agir (III, 4 : « Il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même ») et prépare toute la cérémonie de réception d’Argan, ce dont n’étaient guère capables les Philinte (Le Misanthrope), les Chrysalde (L’Ecole des femmes) qui l’avaient devancée. Et surtout, il développe contre les médecins et contre la médecine un discours d’une effrayante rigueur (III, 3), tout illuminé de la tranquille conviction à quoi se reconnaissent, au XVIIe siècle, certains « esprits forts » : « impie en médecine », Béralde est au fait des sentiments intimes de Molière, qu’il semble personnellement connaître, et comme lui semble peu soucieux de scandaliser pas plus qu’il n’entend imposer à quiconque les dures leçons de son expérience. Grâce à lui, on l’a dit, est présent sur la scène un double exact de ce philosophe qu’était, hors de scène et à ses heures Molière.
Cléante. Son nom, comme celui d’Angélique, renvoie au monde des romans et des beaux sentiments. Jeune en effet, et séduisant, bavard et parfois imprudent, il sait improviser des vers galants, dire vivement sa flamme (II, 5), protester de l’honnêteté de ses sentiments (III, 14). C’est au théâtre qu’il a rencontré Angélique (II, 1) et il a pris sa défense (I, 4) lors de quelque incident. Il est probablement noble, et épouserait Angélique sans dot. Son personnage serait assez commun, si Molière ne lui avait confié la jolie scène de la leçon de musique, dont se souviendra Beaumarchais pour son Barbier de Séville (1775).
Béline. Elle est la seconde épouse d’Argan, jouée probablement en 1673 par Catherine de Brie (qui avait crée le rôle, comparable en noirceur, d’Amande dans Les Femmes savantes), se pare pour tout spectateur familier du théâtre moliéresque du prestige d’autres personnages d’hypocrites : Tartuffe sans doute, et aussi Arsinoé (Le Misanthrope), dont elle est l’héritière. Son notaire, étrangement présent dès qu’elle a besoin de lui, se nomme M. de Bonnefoi tout comme l’huissier lié à Tartuffe se nommait M. Loyal. Elle semble avoir conseillé à Argan de se servir de la petite Louison comme d’un espion habituel (II, 8) ; de mystérieuses affaires l’appellent en ville (II, 6) ; et son dessein de faire d’Angélique et de Louison des religieuses ne s’explique que trop bien : dès l’acte I, on apprend que son unique souci est de détourner à son profit, et le plus tôt possible, toute la fortune d’Argan qu’elle n’a épousé et ne soigne que par intérêt. Angélique insinue (II, 6) qu’elle court « sans scrupule de mari en mari pour s’approprier leurs dépouilles ». L’oraison funèbre qu’elle tient devant ce qu’elle croit être le cadavre de son époux (III, 12) atteste son exaspération d’avoir perdu auprès d’un tel être ce qui lui restait de jeunesse. Assez fine pour avoir joué sans faute auprès d’Argan le rôle qu’il souhaitait, celui d’une garde-malade quasi maternelle (et elle a pris garde de n’avoir point d’enfants de lui ; cf. I, 7), et fort bien entourée d’hommes de loi douteux, elle n’a pas su percer à jour l’hostilité que lui porte Toinette. Molière lui a inventé un nom en rapport avec son caractère : en ancien français, bélin était un double de bélier, de mouton – la douceur moutonnière de nôtre bêlante Béline n’est, évidemment, que feinte.
Monsieur Fleurant et Monsieur Purgon. Monsieur Fleurant, apothicaire, et Monsieur Purgon, médecin traitant d’Argan, portent les noms que leur profession exige : M. Purgon, « homme tout médecin, depuis la tête jusqu’aux pieds » (III, 3), fanatique de son art, semble ne connaître (du moins dans le cas d’Argan) d’autre thérapeutique que le purge et le lavement (douze purges et vingt lavements par mois, cf. I, 1) ; et l’apothicaire qu’il fait spécialement travailler semble devoir, comme son nom l’y porte, aller jusqu’à humer les matières de son malade, pour vérifier si elles « fleurent » bon ou non !
Les Diafoirus, quant à eux, sont les praticiens les mieux peints de tout le théâtre de Molière. Il leur a inventé un superbe patronyme : du grec (dia, à travers), du latin (-us), et, entre deux, foire, qui en bon français signifie « flux de ventre » (cf. le moderne et argotique : foireux). On le voit, pour Molière, point de médecin ou de pharmacien qui dans cette pièce ne semble professionnellement voué aux excréments. L’acte II campe très distinctement le père, éperdument fier de la nullité de son fils, partisan borné des doctrines les plus rétrogrades, formaliste et verbeux, et le fils, « grand benêt nouvellement sorti des écoles », singe savant, admirateur naïf de son père, crétin heureux de l’être, grossier aussi bien dans sa façon éléphantesque de manier une rhétorique surannée que dans ses prétentions à épouser sans tarder une femme qu’il convoite. Ces deux personnages, tout-puissants, semblent avoir été créés par Molière en toute clarté de haine : la fin de scène 6 de l’acte II nous donne à voir leur façon de « traiter les gens dans les formes » : le fils, avec l’effroyable jargon de la médecine, diagnostique, sous les yeux ravis de son père, une maladie de la rate – or Argan est soigné par Purgon pour une affection du foie ! Diafoirus Pater a réponse à tout : « même chose », puisque tout organe est en sympathie avec tout autre organe – ainsi Diafoirus Filius n’a pu se tromper. Au reste, les traitements sont les mêmes : purges et clystères …
Argan. Caractère donnant à la pièce son titre, presque constamment en scène, joué par Molière, au centre de l’action puisqu’il y détient l’autorité et que tous les personnages visent à lui arracher quelque chose, objet majeur d notre curiosité et de nos rires, ce personnage quasi monstrueux écrase de sa folle puissance tous les autres. Argan, dont le nom est un double d’Orgon (Le Tartuffe), malade imaginaire comme l’autre était dévot imaginaire, est un bourgeois aisé – moins fastueux que Monsieur Jourdain, moins riche que Chrysale (Les Femmes savantes), il a gardé l’habitude de vérifier les factures qu’on lui adresse (I, 1), il a caché chez lui 20000 francs-or et 10000 francs en billets au porteur, et on le voit donner aux affaires tout le sérieux qu’elles méritent ; du reste le costume de scène d’Argan tel qu’on l’a reconstitué était en 1673 : camisole de velours pourpre doublée de ratine grise, ornée de rubans et de bandes de fourrure grise, bonnet bordé de fourrure, chausses pourpres à boutons d’or. Bourgeois, Argan l’est aussi par cette robuste vulgarité que Molière aimait à étaler sur la scène pour amuser à la fois la Cour et le parterre, et qu’on retrouve chez Harpagon, Chrysale, ou encore Monsieur Jourdain : ses relations, trop familières, avec sa servante, sa façon d’exhiber avec complaisance son intimité conjugale, le sans-gêne avec lequel, par deux fois, il interrompt une conversation pour aller soulager ses entrailles, sa gaucherie lorsqu’il reçoit, et jusqu’à ses naïfs aveux d’inculture (III, 14), tout atteste chez lui un épais prosaïsme. Il doit avoir l’âge qu’avait en 1673 Molière : cinquante et un ans, et il ne désespère pas d’avoir d’autres enfants encore (I, 7). Mais, pour l’heure, il est malade. Qu’est-ce dire ?
Aucun des personnages sensés de la pièce, ni Toinnette, ni Béralde, ne le tient pour tel ; Béline, dans son oraison funèbre, lui reproche d’avoir été incommode, mais non pas malade ; Angélique et Cléante ne semblent pas prendre très au sérieux sa maladie. C’est que, même si en 1673 Molière était réellement fort malade, le personnage qu’il a inventé n’a d’autre maladie que de s’imaginer tel ; depuis des mois, sinon des années, il a du reste assez de santé pour n’avoir « point crevé de toutes les médecines qu’on […] a fait prendre » (III, 3). Mais il se croit, se dit, se veut malade, exige d’être tenu pour un malade, et organise toute son existence autour de cette maladie, qui n’est qu’imaginaire. Ce personnage ressemble donc, au départ, à ces fous qui abondent dans le théâtre baroque, à ces « visionnaires » autour desquels on monte une bonne (ou mauvaise) farce ; Molière avait déjà construit plusieurs pièces autour de tels bonshommes, nobles imaginaires (Monsieur Jourdain), dévots imaginaires (Orgon), époux imaginaires (Arnoplhe).
Là où les choses se compliquent, c’est qu’Argan exige d’être soigné – il en a les moyens financiers. Les médecins qui le traitent, incapables (d’autant plus qu’ils sont sots et fiers de l’être) de soigner ce que presque tout le XVIIe siècle désespère de connaître expérimentalement, l’esprit, se rabattent sur le corps d’Argan, qu’ils accablent de lavements et de purges. Non sans du reste porter sur son cas un diagnostic revêtu de tout le sérieux dont était capable la médecine traditionnelle du XVIIe siècle : Argan se croit obstinément malade, il l’est donc, non pas psychologiquement comme nous le penserions aujourd’hui, mais somatiquement, et M. Purgon, très bon lecteur des traités médicaux de Galien, a établi qu’Argan souffrait d’une intempérie (déséquilibre) des humeurs, car sa rate (les Diafoirus disent : le foie) fonctionne mal ; d’où son mal, la « mélancolie », avec les conséquences psychologiques qu’elle entraîne (insomnie, maux de têtes, nervosité, pessimisme, etc.). Le traitement, fort logiquement, vise à éliminer cet excès d’humeur atrabilaire : pour « vider le fond du sac », on purge, et on proscrit du régime alimentaire tout ce qui favorise la production de bile (vin pur, viandes rouges). Argan est donc parfaitement soigné – parfaitement, selon les critères de la médecine traditionnelle. Mais cette thérapeutique ne résout rien, bien au contraire, car ce n’est pas le corps d’Argan qui est malade, mais son imagination, ce dont ces parfaits médecins ne peuvent convenir. Les gens « raisonnables » qui entourent notre malade en sont réduits à inventer, empiriquement, une anti-médecine, visant, elle, l’imagination déréglée d’Argan. Mais, tout comme Monsieur Jourdain intronisé Mamamouchi demeure aussi fou qu’il était au début de la pièce (« si l’on peut voir un plus fou, je l’irai dire à Rome », observe Covielle à la fin), Argan lors du finale n’offre aucun signe de guérison. A défaut de recouvrer la raison, il s’enfonce, bienheureux, dans l’illusion de faire une triomphale entrée dans le monde auquel sa « fantaisie » aspirait. Toinette observe, peut-être judicieusement, quand Argan est invité à se transformer en médecin : « Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n’y a point de maladie si osée que de se jouer à la personne d’un médecin » (III, 14). D’abord parce que les médecins, veut-elle croire, ne sont jamais malades, ensuite parce que devenu médecin lui-même, donc fort d’un savoir tout imaginaire, il sera le mieux à même de l’appliquer à sa maladie, elle aussi imaginaire. Il est donc invité à s’égarer dans l’univers du paraître pur, celui-là même d’un théâtre intérieur que le dernier intermède représente par le théâtre, le vrai, tel que Molière le pratique.
II.5. La réception du théâtre de Molière. L`accueil de son œuvre et sa postérité.
L’analyse des mises en scène de Molière est un domaine relativement négligé, ce qui d’autant plus étonnant que de célèbres metteurs en scène, tels Jacques Copeau, Charles Dullin, Louis Jouvet, Jean Vilar, Benno Besson, Roger Planchon, Patrice Chéreau, Antoine Bourseiller, Antoine Vitez, Marcel Maréchal et Jean-Paul Roussillon, ont présenté des productions de Molière qui ont fait date, et qui les ont aidés à établir leur renommée internationale.
Les explications possibles de cette lacune sont multiples. Un problème, c’est la carence de renseignements sur la mise en scène, particulièrement en ce qui concerne celles de la première moitié du XXe siècle. Pourtant, dans les trente dernières années la notation d’une mise en scène est devenue une science bien plus fiable et fructueuse, étant donné la documentation disponible, y compris coupures de presse, entretiens avec les metteurs en scène et les acteurs, captations audiovisuelles, photographies, dossiers de presse, comptes rendus. Quant aux pratiques de Molière et de ses contemporains, nos connaissances du costume, des conditions matérielles, des pratiques théâtrales et des frontispices, ont été approfondies par des ouvrages précieux publiés depuis trente ans.
Nous étudierons la réception et les mises en scène de trois œuvres de Molière que nous avons analysé dans ce chapitre : Le Tartuffe, Le Bourgeois Gentilhomme et Le Malade imaginaire.
Le Tartuffe
La première mention du Tartuffe est du 17 avril 1664. La Compagnie du Saint-Sacrement de l’Autel a été alertée et les représentants de l’Eglise proposent la suppression de la méchante comédie du Tartuffe. Les dévots surveillaient déjà Molière, au moins depuis L’Ecole des femmes. La bataille du Tartuffe commence dès avant la représentation par une tentative d’étouffement. La bataille sera longue, âpre ; elle reste en bien des points mystérieuse.
Le Tartuffe, que les dévots avaient voulu empêcher et qui allait leur donner d’autres sujets de se plaindre, est représenté au soir du 12 mai 1664. Dès le 17 mai 1664, La Gazette, faisant l’éloge de la religion de Louis XIV, le félicitait d’avoir fait défense de représenter une pièce de théâtre intitulée L’Hypocrite. Dans l’Assemblée du 27 mai 1664, l’archevêque de Paris se prononce contre la pièce. Il se pourrait que la reine mère ait, elle aussi, demandé l’interdiction.
L’interdiction est rapportée aussi par la première édition des Plaisirs de l’île enchantée, mais en termes moins brutaux que par La Gazette. L’édition reconnaît les bonnes intentions de Molière et ajoute que le Roi se priva soi-même de ce plaisir, de crainte que des spectateurs moins avertis que lui ne fussent pas capables de distinguer vraie et fausse dévotion.
On retrouve plusieurs fois le nom de Condé étroitement associé à l’histoire du Tartuffe. Dès que la pièce fut interdite, il fit une manière de déclaration passablement caustique. Molière eut soin de la reproduire en 1669, à la fin de la Préface du Tartuffe : « Finissons par un mot d’un grand prince sur la comédie du Tartuffe.
« Huit jours après qu’elle eut été défendue, on représenta devant la Cour une pièce intitulée Scaramouche ermite ; et le roi, en sortant, dit au grand prince que je veux dire : "Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche" ; à quoi, le prince répondit : "La raison de cela, c’est que la comédie de Scaramouche joue le Ciel et la religion, dont ces Messieurs-là ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes : c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir." »
Sans faire alors allusion au « grand prince », Molière avait déjà utilisé l’argument dans son Second Placet (1667). Il s’en prend aux dévots qui ont souffert qu’on ait joué tant de fois des comédies licencieuses en public sans en dire le moindre mot. Il faut rappeler aussi que Condé a suivi de près le travail de remaniement que Molière faisait de sa pièce. Quatre représentations du Tartuffe devant lui, demandées par lui, payées par lui, sont connues : le 29 novembre 1664 au Raincy chez la Palatine, il voit la pièce entière, achevée, en cinq actes. Il la revoit le 8 novembre 1665 encore au Raincy chez la même Palatine. Plus remarquables encore, les représentations du 4 mars 1668 à l’hôtel de Condé et du 29 septembre 1668 à Chantilly, au moment où l’archevêque de Paris avait lancé une excommunication contre quiconque jouerait ou verrait jouer Le Tartuffe.
Il faut voir ce que représente Condé à cette époque de sa vie. Ses exploits guerriers ont été mieux étudiés que ses opinions philosophiques et religieuses. Un chapitre de G. Mongrédien rappelle ses amitiés et son entourage libertin : Saint-Pavin et Des Barreaux, puis Isaac de la Peyrère et l’abbé Bourdelot. Une anecdote est restée célèbre : la Palatine, Bourdelot et Condé brûlant un morceau de la vraie croix. Mais il y avait aussi des jésuites dans l’entourage de Condé. Condé faisait figure de mécréant, de libertin non affiché, un prince du sang étant tenu à beaucoup plus de réserve qu’un particulier. Mais personne ne se faisait d’illusion sur son compte. Nul doute que Molière avait en lui un protecteur, puissant certes, mais compromettant.
Le Placet de l’août 1664, proteste avec énergie de bonnes intentions de Molière et demande justice contre un curé de Paris qui l’avait attaqué avec la dernière violence. De cette campagne de justification, un épisode important a été sa lecture du Tartuffe au légat du pape. Le cardinal Chigi était italien, d’un pays où le théâtre jouissait de beaucoup de liberté et n’était pas tenu en suspicion par l’Eglise ; le légat n’entendait pas déplaire au roi. Il approuva les intentions de Molière, qui se prévalut hautement de cette caution.
Le premier des adoucissements apportés à Tartuffe par l’auteur est de l’avoir complété. Dès le 29 novembre 1664, la comédie du Tartuffe en cinq actes était représentée, au Raincy, chez la princesse Palatine, pour le prince de Condé. De ce Tartuffe en cinq actes, ou bien Molière lui-même ne fut pas satisfait, ou bien les « gens capables de juger » ne voulurent pas se contenter. En tout cas, il l’a remis une fois encore en chantier. L’année suivante, en octobre 1665, le duc d’Enghien, fils du grand Condé, écrivait à M. de Ricous qu’il voudrait avoir Le Tartuffe au Raincy, chez la Palatine. Au cas où Molière refuserait, il faudrait insister. Molière accepta ; la représentation eut lieu.
Tartuffe n’était pas encore achevé en 1666. La reine Christine de Suède voulait le voir. Elle s’adressa à de Lionne, ministre des affaires étrangères. Il répondit que Molière avait commencé son Tartuffe, mais ne l’avait pas achevé et que le roi même ne pourrait faire violence à l’auteur pour que la pièce fût communiquée à la reine.
Molière défendait sa pièce : par des lectures, possibles puisque seules les représentations publiques avaient été interdites ; par une autre pièce surtout : Dom Juan est jouée le 15 février 1665 au Palais-Royal, pour le public parisien, sur la scène habituelle de Molière, mais non devant le roi. L’histoire de Dom Juan, à quoi nous reviendrons, est inséparable de du Tartuffe. Le héros apparaît successivement comme un séducteur, puis comme un bretteur, puis comme un esprit fort. Son dernier visage, avant celui du damné, est celui de l’hypocrite. Nul doute que Molière ait voulu établir un crescendo et montrer dans l’hypocrisie le pire des péchés, celui qui couronne tous les autres en essayant de les cacher. Dans la bataille du Tartuffe, Dom Juan tient sa place : c’est un coup porté à l’hypocrisie d’un très grand seigneur, plus dangereuse, plus contagieuse pour s’accompagner des séductions de l’élégance et de la tentation du snobisme.
Quelque conseil de prudence, aussi pressant qu’un ordre, fut donné : Dom Juan n’était plus à l’affiche après le relâche de Pâques. Cette peinture d’une seconde forme de l’hypocrisie, plus âpre encore peut-être, avait soulevé moins de clameurs d’indignation, mais provoqué une opposition tout aussi, ou plus, efficace, et plus durable.
L’année théâtrale 1667-1668 commence après Pâques 1667. Molière avait sans doute obtenu du Roi une autorisation verbale, ou au moins de bonnes paroles qu’il avait interprétées comme une autorisation. Toujours est-il que les 5 août 1667, il donnait, sur son théâtre du Palais-Royal, une comédie, intitulée L’Imposteur. Le Roi était alors aux armées, en Flandre ; l’autorité administrative et judiciaire suprême était déléguée, en son absence, au premier président de Lamoignon. C’était un homme d’esprit, éclairé amis des lettres ; mais homme d’ordre et membre de la Compagnie du Saint-Sacrement.
La comédie ne s’appelait plus L’Hypocrite, mais L’Imposteur. Le héros ne se nommait plus Tartuffe, mais Panulphe. Il n’était plus petit collet, mais homme d’épée. Des adoucissements divers avaient été apportés aux endroits où le texte pouvait choque les dévots. C’étaient là autant de concessions qui pouvaient désarmer les adversaires de Molière, les autoriser au moins à fermer les yeux, les aider à sauver la face.
Les autorités judiciaire et ecclésiastique réagirent. Dès le 6, ou 7 août, un huissier du Parlement venait de la part du premier président Lamoignon signifier aux comédiens que Le Tartuffe était interdit. Dès le 11 août, le mandement de l’archevêque de Paris faisait défenses à toutes personnes du diocèse de représenter, lire ou entendre réciter la susdite comédie, soit publiquement, soit en particulier, sous quelque nom et quelque prétexte que ce soit, et ce sous peine d’excommunication.
Dès le 8 août, deux comédiens de la troupe, La Grange et La Thorillière partent pour Lille porter un placet au Roi, le Second. Ils ne purent voir le Roi, mais il leur fit dire qu’à son retour à Paris, il ferait examiner la pièce du Tartuffe et qu’ils la joueront.
Molière tenta aussi des démarches auprès de Lamoignon ; elles furent inutiles.
Le débat, cette fois, fut porté devant le public : par le mandement de l’archevêque, et surtout par une Lettre sur la comédie de L’Imposteur. L’analyse très détaillée qu’il donne de la pièce permet de croire que ce n’est pas par une seule représentation que l’auteur le connaît : ou bien, il l’a eue entre les mains, ou bien quelque comédien la lui a résumée en détail. En tout cas, cette analyse établit que ce qui sera Le Tartuffe définitif est dès lors écrit.
Les dévots tinrent encore en échec pendant dix-huit mois la bonne volonté du Roi. Le Tartuffe ne se jouera que le 5 février 1669. L’autorité de Louis XIV était alors plus solide, son animosité contre les dévots plus grande : ses amours avec Mme de Montespan faisaient scandale ; et il pouvait penser qu’il n’avait plus de ménagements à garder.
De son côté, Molière avait apporté des adoucissements à sa pièce. L’adoucissement essentiel, par rapport au texte de 1664, est sans doute que Tartuffe n’apparaît plus comme d’Eglise. Il porte un costume sobre certes, comme un homme qui s’est « mis dans la réforme », mais ce costume ne sent plus autant l’ecclésiastique.
Le Tartuffe connut un succès très vif et très durable, dont les recettes portent le plus sûr témoignage. Presque tout de suite, Molière fit imprimer sa comédie.
Les mises en scène du Tartuffe
Pour se convaincre de la richesse et de la complexité d’interprétation qu’offre Le Tartuffe, et dont témoigne suffisamment la masse impressionnante de commentaires et d’études qui jalonnent au fil des siècles et partout dans le monde sa réception critique, il suffit de remarquer que, de toutes les comédies de Molière, c’est celle qui a suscité, depuis sa création, non seulement le plus grand nombre de représentations, mais également le plus de variétés et mise en scène. Le Tartuffe, avec environ 3 500 représentations, reste de loin la pièce la plus jouée à la Comédie-Française, selon une fréquence en constante progression : 172 fois au XVIIe siècle, 791 au XVIIIe, 1106 au XIXe, près de 1500 au XXe. Et c’est sans compter les innombrables créations proposées sur d’autres scènes : au XIXe siècle, on compte près de 10000 représentations, et le XXe siècle ne doit pas être loin du double. C’est dire l’attrait que la pièce n’a jamais cessé d’exercer sur les gens de théâtre. Mais, contrairement à nombre d’autres comédies moliéresques, ces multiples représentations n’ont jamais contribué véritablement à créer une tradition de jeu, comme c’est le cas pour presque tout le répertoire classique. Les grands rôles de la pièce ont pratiquement donné lieu à autant d’interprétations différentes qu’ils ont pu avoir d’interprètes ; et l’accent mis, selon les cas, plutôt sur tel protagoniste que sur tel autre – Tartuffe certes, mais aussi Orgon, voire Elmire ou Dorine – a souvent contribué à donner un angle de vue particulier à la façon dont la pièce pouvait être abordée. Une telle multiplicité d’approches, due longtemps au travail des seuls comédiens, s’est trouvée accentuée encore au XXe siècle avec l’importance prise par les metteurs en scène. A la scène plus qu’ailleurs, l’article que Molière donne au titre de sa comédie, « Le » Tartuffe, doit se prendre comme un singulier riche des multiples pluriels que représentent tous « les » Tartuffes qui en ont été la traduction théâtrale.
Pendant près d’un siècle, après la mort de Molière, les diverses représentations qui sont données du Tartuffe ne s’en éloignent guère, proposant toujours de Tartuffe l’image d’un personnage voluptueux et goulu, face à un Orgon entêté et colérique. Dans ce registre évoluent ainsi, dans la première moitié du XVIIIe siècle, les Tartuffes d’Armand et les Deschamps, lequel donne fort dans la grimace, puis surtout, dans les années 1760-1780, de François Augé, qui pousse à l’extrême la sensualité épaisse du personnage, le transformant pratiquement en rustaud lubrique et jouant en charge le personnage à grand renfort de grimaces et d’œillades. Ce côté grossier se trouve accentué encore lorsque Des Essarts, dans les dernières décennies du siècle, ajoute à l’embonpoint de Tartuffe son propre embonpoint dans le rôle d’Orgon qui l’oblige à hausser la table traditionnelle pour pouvoir s’y glisser dessous. Devant de telles interprétations, on comprend plus facilement les réserves émises par les grands écrivains du siècle, au nom du goût ou de la morale, face à une pièce dont les représentations du temps ne cherchent guère à affiner les traits.
La réaction à cette vision tout en charge du personnage de Tartuffe amène toutefois, vers la fin du XVIIIe siècle, un changement radical dans l’approche du rôle et, partant, dans l’interprétation générale de la pièce. Là où les successeurs de Du Croisy, présentant un Tartuffe grossier, finissaient par faire surtout de l’hypocrite un brutal repoussant cachant bien mal son jeu, François-René Molé propose, vers 1780, une approche tout à fait neuve du personnage : d’allure noble et distinguée, celui-ci offre un côté séduisant qui non seulement tranche radicalement avec le jeu de ses devanciers et suscite aussitôt des émules – ainsi Fleury ou Baptiste aîné -, mais qui surtout amène à reconsidérer, par la séduction, même dont il est chargé, le rôle d’Elmire.
Tout début du XIXe siècle, vers 1800-1810, Alexandre Damas propose un Tartuffe appelé à faire date, et dont les successeurs seront innombrables : plutôt épais physiquement, les épaules larges et le visage rouge, le comédien, loin de tirer de cette conformation les habituels effets bouffons, donne à son personnage l’allure inquiétante d’un être froid et cynique, dont toute la violence se trahit par quelques gestes esquissés, quelques inflexions de voix. Les grands comédiens romantiques trouvent là une vision du personnage qu’ils vont développer dans des interprétations qui s’attachent toutes à faire de Tartuffe un individu sombre, cynique, cruel : avec Geffroy, Ligier, Beauvallet, l’hypocrite est un être âpre et sinistre, qui domine un Orgon soumis et une Elmire effrayée ; avec Fechter, cette force quasi diabolique du personnage se double d’une laideur repoussante, ressentie d’autant plus vivement par le public que le comédien présentait un des physiques les plus avantageux de son temps.
Cette interprétation domine la majeure partie du siècle. Elle n’empêche pas, néanmoins, surtout à partir des années 1850-1860, des variations, des nuances, des tentatives d’approfondissement ou de renouvellement. La fin du XIXe siècle voit les interprétations se diversifier et, à partir de la vision sombre qu’à imposée le romantisme, donne à la pièce une complexité toujours plus grande. Ainsi la tradition d’un Tartuffe distingué s’enrichit vers 1860-1880 avec Bressant, qui fait du personnage un vrai gentilhomme, élégant et séducteur, avec Leroux, qui le tire vers l’abbé de cour aux manières doucereuses, avec Frédéric Febvre, qui le présente comme un grand seigneur cynique, ou avec Gustave Worms qui en offre une image plus rageuse.
A la charnière du XIXe et du XXe siècle, une certaine indécision règne dans la façon dont les comédiens abordent leur rôle. Coquelin aîné, loin de l’interprétation de son cadet, ne craint pas ainsi d’affirmer que « Tartuffe est un mystique. Tartuffe croit ». Un peu plus tard, Paul Mounet en fait un aventurier plein d’allant et d’allure, tandis que Silvain suggère, par son costume et ses manières onctueuses, l’homme d’église, là où Charles Le Bargy, revenant à la source, le montre comme un être d’instinct, goinfre, brutal, escroc de la plus ville espèce.
Toutefois, plus encore que par ces interprétations de grands comédiens, le début du siècle est marqué par l’avènement de celui qui va progressivement imposer sa domination sur la représentation et transformer de façon radicale l’approche du répertoire : le metteur en scène. Désormais, le jeu de l’acteur s’insère dans une vision globale ; le rôle – gage jusqu’ici pour le comédien d’une performance essentiellement personnelle – s’inscrit dans une construction dramaturgique où il n’est qu’un élément d’un ensemble plus vaste. L’histoire des rôles fait place à l’histoire des mises en scène. Celle-ci commence, en octobre 1907, avec Antoine, qui propose, à l’Odéon, ce qu’on peut considérer comme la première mise en scène moderne du Tartuffe. De façon symptomatique, et entendant monter la pièce comme une pièce contemporaine en lui apportant la même force spectaculaire, il fait porter l’essentiel de ses préoccupations non sur le jeu des comédiens mais sur le décor : au premier acte, on est dans le jardin d’Orgon, aux deuxième et troisième, dans une salle basse meublée de façon bourgeoise, au quatrième dans un petit boudoir qui sert les approches de Tartuffe et rend plus vraisemblable une conduite à la fois prudente, parce que échaudée, mais plus que jamais entreprenante ; au cinquième enfin, l’agitation qui règne prend place dans le vestibule ouvert à toutes les allées et venues et à tous les mouvements d’un dénouement riche en surprises.
Les années de l’entre-deux-guerres sont marquées par la mise en scène de Lucien Guitry qui, en 1923, au Théâtre du Vaudeville, apporte au rôle de Tartuffe une innovation qui dépasse le simple jeu de scène : il donne en effet au personnage l’accent auvergnat. Façon, certes, de se singulariser, mais aussi et plus profondément de marquer le côté paysan, rustre, d’un personnage mal dégrossi, et par-là de couper avec toute idée d’une vision noble. Guitry joue de façon sobre, dans un registre uniformément sombre, qui essaie ainsi de dissocier le côté social – Tartuffe est un gueux – et la charge comique dont on l’affecte.
En 1951, la Comédie-Française présente la mise en scène de Fernand Ledoux. Jouant d’un visage plus rond et d’une sorte d’onctuosité dans le ton et dans les gestes, le comédien vise à rendre au personnage à la fois une sensualité visible et un côté hypocrite nullement troublé par des démons intimes. Franchement faux, répugnant dans ses manières douceâtres et ses mines enveloppantes, Tartuffe reste avant tout un comédien, tout en simagrées, que le jeu grimaçant de Ledoux ramène vers la comédie et la pantomime.
La grande nouveauté qu’apportent en 1962, sur la scène du Théâtre de la Cité de Villeurbanne, la première puis en 1973 la seconde mise en scène de Roger Planchon tient à ce que le texte s’inscrit lui-même, aux yeux du metteur en scène, dans une visée plus large, qui convoque tout autant les données historiques, idéologiques et sociologiques que psychanalytiques. En ce sens, la mise en scène de Planchon inaugure une ère nouvelle dans la représentation de la pièce : celle où la dramaturgie n’est plus inhérente à l’œuvre mais où en quelque sorte elle l’englobe.
Avec Planchon, la voie s’est ouverte vers des mises en scène qui sont autant de remises en cause. Celle qu’Antoine présente au festival d’Avignon en 1978, après l’avoir d’abord travaillé l’année précédente à Moscou où il la créé en russe et avec une troupe soviétique, se signale par une même volonté de soumettre la comédie à une approche dramaturgique qui en fasse apparaître les résonances profondes. Ici, Tartuffe est totalement privé de dévotion, de ridicule et d’hypocrisie. Il est le visiteur qui vient, dans l’ordre apparemment lisse d’une maison de la grande bourgeoisie – que le décor louis-quatorzien de Claude Lemaire charge d’une richesse plastiquement très réussie -, apporter l’interrogation et le trouble. L’ordre ainsi progressivement se lézarde, la stabilité vacille, les perruques glissent, les costumes se débraillent. Le côté juvénile et emporté de l’interprétation se trouve renforcé par le fait que Vitez monte, dans le même décor et avec la même troupe de jeunes comédiens, quatre comédies de Molière en même temps – Le Tartuffe étant accompagné de L’Ecole des femmes, de Dom Juan et du Misanthrope. C’est le même souffle dévastateur qui passe d’une pièce à une autre, traduisant, dans Le Tartuffe, cette révélation troublante de la vérité intime que le personnage, comme un passant énigmatique doté d’un mystérieux pouvoir, apporte à chacun de ceux qu’il croise : Orgon, préoccupé de son salut jusqu’à en oublier ses responsabilités sociales et familiales, et Elmire abandonnée par un mari trop absent, qui se pâme sous les assauts d’un Richard Fontana en chemise bouffante au col largement ouvert.
Le Tartuffe de Gérard Depardieu, dans la mise en scène que Jacques Lassalle donne au Théâtre National de Strasbourg en 1984, est caractérisé par un côté séduisant. Mais cette séduction repose ici sur le côté équivoque d’un personnage dont la forte présence physique contraste avec une voix douce, presque féminine, sous une perruque blonde et un maquillage accentué. Orgon, que François Périer interprète avec une dignité toute de retenue, ressent pour ce personnage trouble et troublant une attirance douloureuse. Le décor de Yannis Kokkos, d’une nudité janséniste, élimine meubles et accessoires pour mettre à nu les cœurs et les âmes. Le drame est là, derrière les portes entrouvertes ; l’insécurité règne. On le sent dans l’adaptation pour le cinéma que Gérard Depardieu réalise lui-même à partir de cette mise en scène de Jacques Lassalle. Cette première réalisation du comédien se trouve d’ailleurs être la quatrième à l’écran après trois versions muettes, de Piero Fosco en 1908, d’Albert Capellani en 1910, et surtout de Murnau en 1926, qui en avait donné une mise en scène très expressionniste, avec éclairages violemment contrastés et gros plans insistants sur le visage d’un Emil Jannings bavant, suant, soumis à tous les dérèglements physiques d’une sensualité libidineuse. L’intrigue de Molière s’y trouvait par ailleurs curieusement enchâssée entre un prologue et un épilogue lui servant de cadre, et redite aux quatre personnages de Tartuffe et de Dorine d’une part et d’Orgon et d’Elmire d’autre part, dans une opposition figurant le peuple face à la bourgeoisie.
Le cinéma, depuis la réalisation de Gérard Depardieu, n’est pas revenu au Tartuffe. Mais d’autres mises en scène très récentes ont montré, sur les planches, que les interprétations de Planchon, Vitez, Roussillon ou Lassalle n’en avaient pas épuisé toutes les significations possibles. Ainsi a-t-on pu voir la mise en scène très dépouillée de Bernard Sobel à Gennevilliers en 1990, insistant sur les rapports de force sociaux ; celle de Marcel Maréchal, au Théâtre de la Crée à Marseille en 1991, présentant avec Jean-Paul Bordes un Tartuffe très jeune, sensuel et avide des dehors doucereux ; celle de Jacques Weber, au Théâtre Antoine en 1994, interprétant lui-même, au milieu d’un décor semé d’obstacles nécessitant force gymnastique, un Tartuffe aventurier de grand style, fripouille pleine de superbe et d’aplomb ; celle encore de Benno Besson, la même année, au Théâtre de Lausanne, retrouvant l’esprit de son maître Brecht pour une mise en scène mêlant vitalité farcesque et vision grinçante, et présentant avec Jean-Pierre Gos un Tartuffe goguenard, souriant imperturbablement au méchant tour qu’il joue.
Une des dernières en date de ces mises en scène donne un autre visage encore à une comédie qui n’en finit pas de solliciter des approches nouvelles : présentée au festival d’Avignon en 1995, la mise en scène d’Ariane Mnouchkine devrait rester parmi les plus marquantes. Relisant la pièce à la lumière de toutes les formes d’extrémisme religieux qui agitent un monde abordant le XXIe siècle sous la menace des intégrismes et des fanatismes de tout bord, elle manifeste cette vision universaliste par une distribution largement internationale, mêlant accents et dictions très variés. Elle apporte surtout à une approche politique de la pièce une signification que rendent sensible le décor et les costumes orientalistes : femmes voilées, marchands de rue, palabres sous le soleil méditerranéen d’une ville du Sud, et soudain, dans la maison baignée de chaleur et de joie de vivre, arrivée intempestive d’une Mme Pernelle tout de noir vêtue, faisant régner l’ordre au sifflet, puis, redoublant la menace, entrée d’un Orgon coiffé d’un fez et portant moustache de dictateur, régnant en maître et en pacha. C’est le monde oppressant de l’ordre masculin, que renforce encore l’apparition de Tartuffe, accompagné d’une bande de barbus à chemises blanches et longues redingotes noires. Avec lui et ses inquiétants disciples, le fondamentalisme entre en scène, sous un costume évoquant tout autant islamistes à turbans que juifs à calottes. Orgon, dans son catholicisme occidental, s’en fait le complice par sa démission. Mais Elmire, douce figure de femme portant l’espoir d’une délivrance, montre par sa malice et sa fermeté la voie d’une résistance propre à triompher de toute tyrannie domestique, politique et religieuse.
De la comédie bouffonne au drame bourgeois, du déchirement intime à la tragédie sociale ou politique, Le Tartuffe, mettant en question la vérité à travers un jeu sur les apparences, a ainsi constamment sollicité l’interprétation. On peut simplement relever, à travers toutes ces approches si différentes, un dénominateur commun : chaque époque y a toujours retrouvé l’écho de ses préoccupations les plus profondes. Dans ce miroir changeant, la grande comédie humaine, tour à tour bouffonne et odieuse, risible et lamentable, fascinante et repoussante, n’en finit pas de se donner à voir.
Le Bourgeois Gentilhomme
En 1670, les rapports entre la France et l’Empire ottoman traversent une crise : les Turcs n’ont pas pour les ambassadeurs une très haute considération. L’ambassadeur de France venait d’éprouver le peu de considération des turcs pour l’immunité diplomatique. Il avait été emprisonné au château des Sept-Tours, puis renvoyé en France. Les relations diplomatiques étaient ainsi rompues.
Certes, c’était une constante de la politique extérieure française de ménager la Turquie. Mais les bonnes relations s’étaient détériorées : Louis XIV avait été amené à intervenir, prudemment et indirectement, contre l’expansionnisme ottoman. Il avait laissé un corps expéditionnaire français se former pour aller au secours de l’empereur d’Autriche et ce contingent s’était distingué à la bataille du Saint-Gothard (1664). Puis, avec aux mains sa bénédiction, une expédition de volontaires était partie aider les Vénitiens à la défense de Candie contre les Turcs. Les Turcs avaient pourtant amené les Vénitiens à capituler (27 septembre 1669). C’était attirer la curiosité des Français sur la Turquie ; un ennemi aussi heureux de la chrétienté avait de quoi susciter les curiosités, voire devenir à la mode.
C’est avec l’intention de rétablir des relations diplomatiques normales que le Grand Seigneur envoie en France un ambassadeur, Soliman Aga. Il arriva à la cour le 1er novembre 1669 ; mais dès juillet le public savait qu’il allait venir. On l’accueillit avec grand faste et on crut bien faire en le recevant à la turque, ce que d’Arvieux considéra comme une maladresse : c’était en tout cas presque déjà une mascarade que de voir le ministre des Affaires étrangères, de Lionne, vêtu d’une longue robe, avec la croix du Saint-Esprit en broderie d’argent, attendre l’envoyé de Turquie. Le Roi ne se crut pas tenu de se costumer en Turc, comme son ministre, mais il fit parade de tous ses diamants. Le Turc refusa de se laisser éblouir et observa que le cheval du sultan, lorsqu’il allait à la mosquée pour la prière du vendredi, était plus richement orné que le roi. Ce Turc parut manquer d’usage.
Il eut son audience de congé le 30 mai 1670. Il avait déçu : la Cour de France s’était pourtant mise en frais pour lui, au point qu’un numéro spécial de la Gazette lui avait été consacré.
Il avait au moins les turqueries à la mode. N’oublions pas que la Turquie pesait d’un poids très lourd dans la politique internationale puisque dépendaient de l’empire ottoman outre la Turquie même, l’Egypte, tout le Maghreb, la Grèce et les Balkans. Songeons aussi qu’un bon nombre des familles de la noblesse française avaient fourni des volontaires pour soutenir les Vénitiens assiégés par les Turcs dans Candie. Avec la Turquie, il fallait compter.
Le Roi lui-même éprouva le besoin de s’informer des usages turcs. D’Arvieux fut invité à Saint-Germain à faire au Roi une manière de conférence sur les mœurs des Turcs. De surplus, le costume turc procure toutes les joies de l’exotisme à un peuple toujours disposé à s’étonner que l’on puisse être persan. Lulli avait composé, dès 1660, un ballet turc pour le Roi. Il était assez naturel en 1670 de songer pour des réjouissances à une turquerie. Sur ordre du Roi, Molière, Lulli et d’Arvieux y travaillèrent pendant l’été.
La première représentation eut lieu le 14 octobre ; la pièce fut redonnée le 16, le 20 et le 21 ; puis à Saint-Germain les 9, 11 et 13 novembre. On n’avait pas lésiné : les frais furent considérables.
Dès le 23 novembre, les Parisiens purent voir la pièce ; avec les entrés et la musique. Ce fut un succès, qui se maintint : six représentations en décembre 1670, 28 en 1671, 8 en 1672. La pièce fut imprimée en 1671.
Des modèles particuliers ont été cherchés à la cérémonie turque. De fait elle fait d’abord penser aux danses des derviches tourneurs et le turban démesuré dont sera coiffé M. Jourdain est celui des derviches tourneurs, popularisé par des gravures depuis longtemps.
On notera que le Bourgeois a d’abord été joué en trois actes : Le Livret de 1670 en témoigne. Le premier acte se terminait avec la danse des garçons tailleurs (fin de la scène V de l’acte II). Le deuxième acte prenait fin avec les chansons à boire (fin de la scène Ire de l’acte IV). La comédie à proprement parler s’achevait avec le mariage des amants et le spectacle se prolongeait avec le Ballet des Nations. Dès la première édition, Le Bourgeois gentilhomme était découpé en cinq actes et devait le rester en 1682.
Le public éclairé fit un accueil d’autant plus chaleureux au Bourgeois qu’il pouvait y apprécier l’heureux mariage que Molière et ses collaborateurs avaient su ménager entre une comédie follement gaie et les divertissements qui paraissaient s’y introduire naturellement, comme appelés par le sujet. Le charme de toute comédie-ballet moliéresque réside dans la subtile alliance du verbe comique et de la noble délicatesse des chants, des pas et de la « symphonie ».
La ville a assuré le succès de la comédie du vivant de Molière et après sa mort. Régulièrement reprise à l’Hôtel Guénégaud de 1673 à 1680, elle continua de l’être à la Comédie-Française. En 1682, à l’occasion de la naissance du duc de Bourgogne, c’est Le Bourgeois gentilhomme qui fut choisi pour une représentation gratuite offerte au public parisien. A la Cour, en revanche, les divertissements lullistes ont été intégrés à plusieurs ballets dès 1671 avec le Ballet des ballets ; en 1681 et en 1687, gentilshommes et nobles dames interprétaient eux-mêmes les intermèdes du Bourgeois, que l’éditeur spécialisé Ballard réimprimait régulièrement.
Quand, en 1672, Lulli rompit avec Molière en prenant la direction de l’Académie royale de musique, il inaugura la première salle de l’Opéra avec Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, où étaient repris un certain nombre d’intermèdes des comédies-ballets des « deux Baptistes », dont Le Bourgeois. Le goût de la cour s’imposait ainsi décidément au public de la ville.
Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, Le Bourgeois a été régulièrement représenté à Paris. Des acteurs de bonne carrure, comme Préville et Dugazon au XVIIIe, Samson et Coquelin cadet au XIXe, ont tenu le rôle difficile et épuisant de M. Jourdain. Quelquefois, l’Opéra et la Comédie-Française ont collaboré à une sorte de résurrection de l’œuvre : ce fut particulièrement le cas en 1716 et en 1852, et enfin en 1880 pour le deuxième centenaire de la Comédie-Française. Francisque Sarcey s’ennuya lors de cette dernière reconstitution, où il voyait une « fantaisie archéologique ». Il semble que la musique de Lulli n’ait plus été comprise dès le milieu du siècle dernier. En 1858, on lui substituait une partition de Gounod. Cette tendance s’est prolongée jusqu’à nos jours. C’est Claude Delvincourt qui donna la partition du Bourgeois de 1944 où Raimu faisait ses début dans la Maison de Molière, André Jolivet celle de 1951, avec Louis Seigner dans le rôle de M. Jourdain, Michel Colombier celle de 1972, à laquelle reste attaché le souvenir de Jaccques Charon.
Ainsi, progressivement, une sorte de renversement s’est opéré dans la compréhension et l’appréciation du Bourgeois gentilhomme. D’une œuvre née à partir d’un projet de divertissement royal, l’élément originel s’est effacé ou métamorphosé jusqu’à devenir méconnaissable. En revanche, les dialogues comiques sont demeurés et ont gardé leur vivacité et leur virulence.
Le Malade imaginaire
Le Malade imaginaire est une des comédies les plus âpres et les plus ricanantes de Molière. Il l’écrivit dans une période de rapports distendus avec son protecteur Louis XIV. A la quatrième représentation, se sentant, vraiment très mal, mais voulant jouer quand même pour ne pas frustrer les ouvriers de leur salaire, Molière fut saisi d’un malaise au quatrième « juro » du dernier acte. Il joua jusqu’au bout agonisant et, transporté chez lui, rue Richelieu, fut soigné tant bien que mal par deux religieuses qu’il hébergeait. Vers dix heures, en ce 17 février 1673, il était mort.
La troupe, désemparée, reprend néanmoins la pièce, et avec succès : le 3 mars 1673. La Thorillière, vieux compagnon de Molière (il avait joué dès la première Les Précieuses ridicules), reprend le rôle d’Argan ; le roi ne vit Le Malade imaginaire que le 21 août 1674, à Versailles, dans un luxe prodigieux. Mais Molière n’était plus. Dès après sa mort, on demanda à Charpentier une musique plus réduite, un second prologue très bref et plus sobre : c’est que l’on n’osait plus braver Lulli, plus décidé que jamais à user du monopole qui l’autorisait à être le seul à pouvoir en France jouer des comédies-ballets et des opéras, et que l’on songeait à réduire les frais de représentation. Ainsi s’amorce très tôt l’histoire des trahisons dont la pièce de Molière n’a guère cessé d’être la victime. En effet, à la fois pour d’évidentes raisons matérielles (musiciens, décors, danseurs, figurants et costumes coûtent cher) et pour des raisons de goût (un certain néo-classicisme s’offense de la richesse luxuriante des comédies-ballets), l’habitude fut prise de jouer la pièce sans son prologue ni ses intermèdes, à l’exception du seul finale qui, lui, semblait plus substantiellement associé à la pièce elle-même. D’où un appauvrissement de la pièce, mais, plus grave, une adultération de non sens. Privé de sa musique, de ses parties dansées, de ses effets de changements de décor, la pièce se mit à ressembler à un drame domestique, sinon à un drame bourgeois, du genre des Femmes savantes.
Si La Thorillière, puis les acteurs de la Comédie-Française du XVIIIe siècle ont su camper l’Argan plein de santé que le texte impose, et jouer la pièce avec ses divers ornements, non sans utiliser toujours le fameux fauteuil de Molière que l’on voit, aujourd’hui encore, dans le foyer du Théâtre-Français, il appartenait au XIXe siècle d’inventer sur cette pièce comme sur d’autres de Molière plus étranges contresens. C’était le temps du moliérisme et de la critique biographie, et l’on voulait à tout prix retrouver l’homme dans l’œuvre : en l’occurrence, il fallait que Le Malade imaginaire fût une œuvre qui reflétât l’agonie de Molière : d’où de gravissimes mises en scène, avec un Argan réellement malade, donc pitoyable et non ridicule : c’est ainsi que le jouait Jean Provost, entré au Théâtre-Français en 1835, personnalité fort originale qui, soutenue par une bonne partie de la critique, se fit une spécialité de jouer au tragique quantité de rôle moliéresques : il rendait Arnolphe admirable, Harpagon émouvant et Argan sympathique ! C’était aussi le temps de la Psychologie, et l’on voulait que Molière fût psychologue : dans ses pièces, il peignait non des caractères comiques, mais des « types », et Argan se devait d’être le fruit d’une patiente étude clinique : la pièce, dès lors, devenait le drame d’un malade, d’un vrai malade, et tous les Bouvard et Pécuchet du public, dûment instruits par Brunetière et Sarcey, compatissaient devant de telles épreuves. Mieux encore : c’était le temps où Molière était devenu un auteur scolaire : il fallait donc que la pièce fût instructive et, à ce titre, « classique » – d’où sa réduction à un drame en trois actes, construit autour d’une étude psychologique, aboutissant à l’exposé de thèses relatives à la médecine. Vers la fin du siècle, Coquelin cadet, puis Antoine (en 1912) réagirent contre cette morosité, et jouèrent des Argan cocasses, follement gais. Par gageure, Gaston Baty s’amusa à monter un Malade imaginaire terrifiant de gravité. Depuis, de grands comédiens, Daniel Sorano, Jacques Charon, Louis Seigner, d’autres encore, ont joué Argan, chacun à sa façon, tous préoccupés de donner à rire autant qu’à penser, et soucieux de respecter la théâtralité très accentué du Malade imaginaire.
Le Malade imaginaire est une des pièces préférées des metteurs en scène. Elle est, du répertoire de Molière, la plus jouée avec Le Tartuffe et Le Misanthrope. C’est qu’elle ouvre la voie aux recherches et aux trouvailles scéniques par la richesse de sa nervure et de ses contrepoints.
Le Tartuffe expose la foi et la sincérité par le contrepoint de l’hypocrisie, en opposition aux aspirations naturelles – et surnaturelles – de l’homme, exprimées par Orgon. Le Misanthrope nous offre la société et ses vices (dont, encore, l’hypocrisie) par le contrepoint de la sincérité brutale et ombrageuse. Dans Le Malade imaginaire, c’est le mystère et la peur latente de la mort qui sont confrontés avec la vie.
La Télévision, à son tour, a filmé Le Malade imaginaire (O.R.T.F., 1971, réalisation de Claude Santelli). Observons encore que, hors de France, Le Malade imaginaire est l’une des pièces de Molière les plus volontiers représentés et étudiées.
III. L’UTILISATION DE L’ŒUVRE DE MOLIÈRE DANS LA CLASSE DE FRANÇAIS LANGUE ÉTRANGÈRE
III.1. Pourquoi apprendre les langues étrangères ?
Faisons avant toute considération psycholinguistique ou didactique, un point rapide sur ce qui semble être généralement admis aujourd’hui sur les relations entre le cerveau et ce qu’on nomme communément l’apprentissage.
On sait après les anciens travaux de Broca et, plus près de nous du prix Nobel 1981 de la médecine Roger Sperry, que le cerveau humain est asymétrique. L’hémisphère gauche, logique, abstrait, analytique, gère les quatre fonctions du langage. L’hémisphère droit, intuitif, synthétique, traite l’image, le spatial, le musical. De là vient l’idée que les apprenants ont des profils d’apprentissage différents, selon qu’ils sollicitent de façon préférentielle l’un ou l’autre hémisphère.
D’autre part, le cerveau est aussi organisé en trois strates :
Le cerveau primitif, dit encore reptilien, parce qu’il est hérité des reptiles. C’est la couche la plus profonde. Il est le siège des réflexes, de la responsabilité de certains blocages et résistances instinctifs, parce qu’il est capable de réactions d’autopréservation et de repli défensif vers le connu, les racines, l’identité profonde.
Le cerveau limbique, dit encore mammalien parce qu’il est hérité des mammifères primitifs. On l’appelle aussi émotionnel. C’est la couche intermédiaire. Il est le siège de l’agressivité, mais aussi de l’imagination, de nos émotions, de la motivation, de la mémoire affective à court terme, du sentiment d’appartenance au groupe. Il connaît l’agréable et le désagréable. En langue, il peut être un nouveau frein, puissant et bien connu – qui sera actionné chez l’apprenant par tout enseignement vécu comme ennuyeux, inintéressant, non motivant ou traumatisant, mais, à l’inverse, favoriser l’apprentissage dès que l’expérience est vécue comme agréable ou gratifiante.
Ces deux premières couches ne sont pas à proprement parler capables d’apprentissage mais sont des passages obligés des stimuli vers le néocortex, d’où l’expression bas-haut (bottom-up) qui symbolise le processus ascendant du traitement de l’information. Le cerveau reptilien et le cerveau mammalien agissent comme des filtres, qui peuvent modifier l’information voire l’arrêter, en cas par exemple d’hyperstimulation.
Le néocortex, qui est la couche la plus récente. Il est le siège de la volonté et de l’argumentation, traite les données reçues, gère les images mentales et nos diverses mémoires, traduit les réactions cérébrales en langage verbal. Le néocortex permet la production et la préservation des idées. Il raisonne froidement et ne connaît pas les émotions. Il est capable d’analyser, d’anticiper, de prendre des décisions, de résoudre des problèmes, de conceptualiser.
Pour d’autres chercheurs, les lobes frontaux constitueraient une sorte de quatrième cerveau parce qu’ils détiendraient la capacité de concentration, d’attention, de réflexion, de décision réfléchie et volontaire. Ils retardent la boucle stimulus-réponse et jouent de ce fait un rôle fondamental dans la planification, la poursuite d’un objectif et l’empathie.
Linguistiquement parlant, une langue (du latin lingua) est un système structuré de signes vocaux (et graphiques quand la langue a été transcrite), utilisé par les individus d’une communauté distincte pour communiquer entre eux.
La langue est une réalité sociale mais aussi historique qui évolue avec le temps et les besoins de la société qui la pratique.
Nul ne connaît exactement le nombre total de langues utilisées dans le monde. Leur estimation varie de 3000 à 5000 selon la définition exacte qu’on donne au mot langue (confondu souvent avec dialecte ou idiome).
Depuis le XIXe siècle, on s’est attaché à regrouper les langues par familles, parmi lesquelles les plus importantes sont les familles :
indo-européenne (avec les langues germaniques, romanes, etc.),
chamito-sémitique (qui compte l’arabe, l’hébreu, le berbère),
ouralo-altaïque (qui englobe le turc, le japonais, le coréen),
sino-thaïe (composée du chinois et du thaïlandais),
bantoue (qui rassemble les langues africaines parlées au sud du Sahara).
Au sein de chaque famille, une langue (dite langue mère) a pu donner naissance à d’autres langues (dites langues sœurs) qui sont, de ce fait, apparentées. Ainsi en est-il du latin qui est à l’origine des langues romanes (italien, espagnol, portugais, roumain, français).
L’histoire et ses guerres d’hégémonie – aussi bien politique qu’économique – a donné la primauté à telle ou telle langue (le français au XIXe siècle, l’anglo-américain au XXe) au détriment des langues locales souvent ignorées, méprisées ou interdites.
La notion de langue maternelle est difficile à définir strictement, à cause de son épaisseur historique, de ses déterminations plurielles et de ses connotations étendues. Son emploi le plus répandu, dans de nombreuses langues, renvoie à la combinaison de deux séries de facteurs au moins : l’ordre de l’acquisition et l’ordre du contexte. Il s’agirait de dénommer ainsi la langue acquise la première par le sujet parlant dans un contexte où elle est aussi la langue utilisée au sein de la communication. Le caractère spontané, naturel de son usage, l’aisance dans son maniement, apparaissent parfois comme des traits définitoires de la langue maternelle.
Anthropologiquement rapportée à la figure de la mère dans de très nombreuses cultures et particulièrement dans l’aire occidentale, la langue maternelle ne s’identifie pas nécessairement à la langue de la mère : c’est que la langue acquise la première par l’enfant peut être celle de la nourrice (substitut de la mère) mais aussi celle du père, voir une langue tierce dans le cas d’une structure familiale recomposée ou transplantée. Elle peut relever d’un indécidable dans le cas du fonctionnement langagier d’une famille originairement bilingue. L’existence d’un vécu plurilingue pour le jeune enfant oblige donc à relativiser cette notion. Dans sa dimension sociopolitique, la langue maternelle assimilée à la langue nationale ou à l’une des langues nationales doit aussi être pensée en fonction de la réalité effective d’espaces plurilingues où elle peut être langue régionale ou langue d’une communauté immigrée. Elle peut même être conçue, sous l’angle historique, comme une langue dédoublée dans la mesure où l’on oppose dès l’Antiquité la langue de première socialisation dans la famille et la langue de l’école et de l’étude, la première faisant office de vernaculaire communicatif, la seconde de référence officielle pour la vie culturelle de la communauté en question.
La complexité du maniement de la dénomination de langue maternelle amène à lui substituer, dans la communauté scientifique des appellations supposées plus neutres, langue première ou L1, sans résoudre pour autant les difficultés liées à la multiplicité des déterminations familiales, sociales, culturelles et politiques. La puissance de l’expression langue maternelle nourrit en particulier des dimensions affectives que suppose le rapport au langage de la relation mère/enfant et, dans le registre ethnosociologique, des problèmes afférents à l’appartenance communautaire et à la construction identitaire dans un processus d’interférences permanentes avec l’histoire de la constitution des langues nationales.
En didactique de langues, la commodité à longtemps consisté à opposer dans une dichotomie tranchée langue maternelle et langue étrangère avant qu’un examen appuyé sur des sources historiques, sociolinguistiques et développementales, n’invite à une complexification du statut des langues et de leur rôle chez les sujets parlants. L’insistance désormais mise sur les fonctions de socialisation, de communication, d’acculturation, de scolarisation d’une langue donnée, la perception de statuts mixtes ou intermédiaires entre les deux pôles maternel et étranger se traduisant par des dénominations comme langue seconde, sont des indices terminologiques et conceptuels de cette attention à une complexité masquée par la naturalité des dénominations reçues. Dès lors qu’elle cherche à construire sa conceptualisation en impliquant des contextes linguistiques culturels et éducatifs variés, la didactique ne peut que poursuivre sa déconstruction critique de la langue maternelle, ce qui ne saurait s’entendre comme l’exclusion facile d’une dénomination sans doute encombrante mais incontournable du fait de sa richesse théorique bimillénaire.
Toute langue non maternelle est une langue étrangère. On peut alors distinguer trois degrés de xénité (ou étrangeté) :
la distance matérielle, géographique (par exemple le japonais par rapport au français), généralement révélée par l’exotisme des représentations qu’on se fait de ce type de langue ;
la distance culturelle, rendant plus ou moins facilement décodables les pratiques culturelles des étrangers et cela indépendamment de la distance géographique : deux langues proches géographiquement peuvent se référer à des cultures totalement étrangères l’une à l’autre ;
la distance linguistique, mesurable par exemple entre les familles de langues (par exemple : langues romanes/langues slaves).
En didactique, une langue devient étrangère lorsqu’elle est constituée comme un objet linguistique d’enseignement et d’apprentissage qui s’oppose par des qualités à la langue maternelle. La langue étrangère n’est pas la langue de première socialisation, ni la première dans l’ordre des appropriations linguistiques. La proportion entre apprentissage et acquisition s’inverse dans son mode d’appropriation par rapport à ce qui fonde la langue maternelle et le critère d’appartenance est lui aussi minoré. Enfin, le degré de xénité qu’on lui accorde n’est pas forcément un gage de plus ou moins grande difficulté dans le processus d’appropriation.
Le français est donc une langue étrangère pour tous ceux qui, ne le reconnaissant pas comme langue maternelle, entrent dans un processus plus ou moins volontaire d’appropriation, et pour tous ceux qui, qu’ils le reconnaissent ou non comme langue maternelle, en font l’objet d’un enseignement à des parleurs non natifs.
C’est la prise de conscience de cette différence qui devait donner naissance, dans les années 1960, aux champs disciplinaires de la didactique du français langue maternelle et de celle du français langue étrangère.
Le terme FLE est apparu récemment, après la Seconde Guerre mondiale, au fur et à mesure de l’établissement d’un véritable réseau de diffusion de la langue et de la culture françaises à travers le monde. Champ disciplinaire en construction depuis une quarantaine d’années, le FLE rassemble aujourd’hui des acteurs qui ont en commun le souci de développer et de diffuser la langue française. Alors qu’il recouvre généralement des situations d’enseignement/apprentissage du français hors des frontières françaises, cette terminologie s’applique aussi dans l’Hexagone à des dispositifs de moins en moins particuliers (formation des étudiants étrangers, dans les universités, migrants, classes d’accueil).
Le français, qualifié de général, désigne l’ensemble linguistique usuel à destination d’un public non spécialisé, afin de répondre à des situations de communication de la vie ordinaire. Les contenus de cet enseignement sont ceux de la vie quotidienne (se présenter, faire des achats, échanger) équilibrés entre des compétences écrites et orales aussi bien en réception qu’en production. C’est principalement autour de ces axes que s’agencent apprentissage et organisation pédagogique. La progression de cet enseignement s’effectue, en fonction des méthodes, soit par successions graduées d’actes de paroles (se présenter, accepter, émettre une opinion), soit en fonction d’une thématique narrative (suivre les péripéties d’une famille lamba), ou bien encore, à l’instar des jeux vidéo dits « de plate-forme », dans l’esprit d’une évolution chronologique (arrivée en France, recherche d’un moyen de transport et d’un hébergement, prise de contact, résolution des démarches administratives).
Le public traditionnel du FLE évolue. La position des étrangers érudits, des tenants de la culture légitime, pour lesquels l’apprentissage d’un français davantage tourné vers l’écrit constituait un signe distinctif est dépassée. Voici le tour des apprenants motivés par des objectifs pragmatiques, utilitaristes, qui vont et viennent entre apprentissages institutionnels traditionnels et formes nouvelles d’autoapprentissages. Si le public habituel des centres de langues tend à s’essouffler, de nouveaux espaces sont à conquérir. A l’heure actuelle, il s’agit des entreprises dont la demande est croissante, notamment en raison de leur internationalisation. Les entreprises permettent aujourd’hui aux institutionnels de l’enseignement/apprentissage du français de combler leurs pertes. Cet évidement la compétence de compréhension orale qui est particulièrement discriminante pour ce type de public. Il faut être capable de comprendre la langue dans laquelle l’autre s’exprime pour pouvoir échanger, le plus fréquemment en utilisant la sienne.
L’apprentissage d’une langue, c’est aussi une confrontation avec la culture, la différence de l’autre. La question de la place de son enseignement est centrale dans le champ du FLE. La démarche interculturelle n’est pas une comparaison entre deux cultures basée sur les différences ou les similitudes entre des faits, des pratiques, des coutumes, etc. Elle est une démarche, une pédagogie interactionniste et constructiviste qui amène l’apprenant à effectuer un apprentissage qui se dirige vers l’Autre, mais avant tout vers lui-même, avant de trouver sa raison d’être en situation de contact entre les personnes de cultures différentes. Cette démarche est, en outre subjective, car elle prend en compte le vécu de chacun, les perceptions individuelles, les représentations sociales, les images collectives véhiculées dans une communauté donnée. La perspective interculturelle s’intéresse donc aux sujets culturels et à leur identité. Dans le contexte de l’enseignement/apprentissage des langues-cultures, l’apprenant est amené à rechercher les mécanismes d’appartenance à toute culture maternelle revêt un caractère ethnocentrique. Ce n’est que par le passage d’un retour sur soi que l’apprenant sera plus disposé à accepter l’Autre dans ses différences. Il est impossible d’accepter l’Autre sans vouloir se connaître et se comprendre mutuellement en respectant nos différences.
Maîtriser de langues étrangères sur fond de mobilités de plus en plus manifestes et de banalisation des échanges et des déplacements, permanence de nouveaux mouvements migratoires, reconnaissance des droits des minorités, accroissement d’une demande sociale en langues sont des éléments qui jouent positivement en faveur de l’enseignement du FLE.
Les langues ont des rôles, des statuts divers, et, comme les autres biens matériels commercialisables, des valeurs différentes. Il n’y a plus de biens offerts ; les biens culturels, donc les langues, n’échappent pas à cette logique de marchandisation. Les langues étrangères sont aussi des biens, que l’on acquiert et dont on espère pouvoir faire un usage marchand, c’est-à-dire en tirer un bénéfice, professionnel ou non, dans l’avenir. L’intérêt que suscitent les langues étrangères est très directement lié à leur potentiel en termes utilitaristes. Les langues incarnent aujourd’hui de vraies valeurs sociales dont les cours ne cessent d’augmenter.
Il existe bien une « économie des échanges linguistiques » que ne peuvent ignorer ceux qui ont en charge leur enseignement. Ce sont de vrais marchés où la concurrence règne, avec ce qu’elle implique de luttes et d’enjeux.
Parce qu’elles deviennent de plus en plus nécessaires dans nos sociétés modernes, l’avenir de l’enseignement des langues étrangères est donc prometteur, comme est celui du français, que ce soit à l’étranger, du fait de l’accroissement des échanges et des relations internationales, ou bien en France où les étrangers sont de plus en plus nombreux, en transit ou en résidence. L’intérêt pour les langues étrangères, dont la maîtrise donne à ceux qui les parlent un véritable pouvoir symbolique, mais aussi un capital social incontestable, est de plus manifeste.
Quand on s’interroge sur les finalités de l’enseignement des langues étrangères, on affirme avec raison, que l’enseignement d’une langue à l’état pur est impossible, voire impensable. Apprendre une langue pour elle-même n’aurait aucun sens. La langue est un moyen d’apprentissage qui tend vers la communication avec les membres d’une culture étrangère et le fait d’enseigner une langue revient à enseigner une culture. Langue et culture sont indéniablement liées.
III.2. Pourquoi apprendre le français ?
La langue française est, pour certains un outil de travail, pour d’autres un élément de leur culture générale, pour d’autres encore un objet de délectation.
Au fur et à mesure de son expansion, le français a évolué, s’est transformé et enrichi au contact d’autres langues et par ses créations propres. Cette évolution se poursuit aujourd’hui encore, en France comme dans les autres pays francophones, et fait du français un objet éminemment mouvant et soumis à des variations de natures diverses.
C’est avec le français classique du XVIIe siècle (illustré par les Boileau, Molière, Racine, Madame de La Fayette …, et soutenu par des actes politiques fortes, tel la création de l’Académie française en 1635) que va s’imposer dans les mentalités françaises l’idée nationalement fondatrice d’une langue non seulement supérieure aux idiomes qu’elle côtoie sur le territoire nationale et qu’elle va peu à peu évincer, mais encore digne d’être adoptée par tout ce que le monde d’alors compte de bonne société. C’est cette idée qui fera la fortune du français moderne au XVIIIe siècle, jusqu’au point d’orgue quasi mythique que représente en 1784 la victoire de Rivarol au concours de l’Académie de Berlin sur l’universalité de la langue française. Or, cette langue de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, est déjà très proche du français contemporain et les lycéens français d’aujourd’hui peuvent la lire sans qu’il soit besoin de la transcrire, ce qui n’est certes plus le cas de celle de Montaigne, ni peut-être de celle de Corneille. En même temps qu’elle trouve une forme relativement stabilisée, au moins à l’écrit, elle devient un objet légitime de diffusion hors de son territoire d’origine, une véritable langue étrangère.
A l’époque de la révolution cependant, on estime que 20% de la population seulement est totalement francophone. Il existe donc une grande marge pour la diffusion interne de la langue. C’est l’école de la troisième république (lois de Jules Ferry entre 1881 et 1886) qui sera le principal artisan de cet effort. En devenant un objet d’enseignement mais aussi le medium des enseignements de l’école obligatoire, le français, qui n’était sociologiquement parlant la langue maternelle que d’une faible partie de la population, et la langue seconde d’une majorité de Français, inverse peu à peu cette tendance et, en l’espace de trois générations, prend le statut didactique de langue maternelle dans les écoles de la République. On peut dire que c’est aux environs de la guerre de 1939-1945 que cette gigantesque opération d’unification nationale par la langue est quasi achevée, du moins pour la métropole. Certaines persistances ou résurgences de revendications pour la reconnaissance ou l’enseignement de langues régionales (Alsace, Bretagne, Corse, Occitanie et Province, Pays Basque, DOM-TOM), la prise en compte récente de problèmes d’enseignement liés à la présence des langues exogènes dans les écoles, ne sauraient, aujourd’hui du moins, remettre fondamentalement en cause cet acquis : le français est devenu la langue des Français.
Mais loin d’attendre la fin de ce mouvement en métropole, le français s’est très vite exporté hors des frontières. Pour des raisons essentiellement culturelles en Europe au XVIIIe et au XIXe siècle, mais aussi pour des raisons coloniales sur les autres continents. On distingue deux grandes périodes d’expansion.
La première débute au XVIe siècle avec l’exploration du Canada (première expédition de Jacques Cartier en 1534, fondation de Québec en 1608 par Champlain), et se poursuit plus au sud au siècle suivant par la fondation de Cayenne (1637), l’acquisition des Antilles (Martinique et Guadeloupe en 1653), d’Haïti (1697). A la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, c’est plutôt l’océan Indien qui voit l’arrivée des Français : quelques comptoirs sur les côtes de l’Inde (dont Pondichéry), l’île Bourbon (1663), qui deviendra la Réunion (en 1793), l’île Maurice (1715), les Seychelles (1742). On appelle généralement cette période le premier empire colonial français. Plusieurs de ces territoires ont aujourd’hui acquis leur indépendance (Haïti, Seychelles, Maurice) ou sont inclus dans d’autres Etats (comptoirs de l’Inde, Louisiane, possessions canadiennes à l’exception de l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon) mais c’est de lui que datent les actuels départements français d’outre-mer (DOM). Sur ces territoires, le français est souvent en concurrence sociologique avec des créoles, mais, peu à peu, avec des taux de déperdition scolaire comparables à ceux qu’on a pu connaître en métropole, l’école y joue le même rôle d’égalisateur linguistique. Pour la partie de la population qui n’est pas francophone native, le français, qui ne peut pourtant être qualifié de langue étrangère puisqu’il est langue de l’Etat, est appelé langue seconde.
De la deuxième période, dite second empire colonial français, la République française conserve encore, sous des statuts divers de plus ou moins grande autonomie, quelques territoires : dans l’océan Pacifique, la Polynésie (1843), la Nouvelle-Calédonie (1853), Wallis et Futuna (1886), et dans l’océan Indien l’île de Mayotte dans l’archipel des Comores (1886). En concurrence avec des langues autochtones, le français y connaît le plus souvent parmi les populations qui ne sont pas venues de la métropole, le statut de langue seconde.
Mais cette vague d’expansion coloniale avait débuté dès 1830 avec la conquête de l’Algérie (achevée en 1854). Peu à peu, l’ensemble des pays du Maghreb était passé sous domination française : la Tunisie (1881-1956), l’Algérie (1830-1962), le Maroc (1911-1956), et, la jonction avec l’Afrique noire, la Mauritanie (1903-1960). En Afrique sub-saharienne, c’est une quinzaine d’Etats africains d’aujourd’hui qui furent peu à peu conquis à partir du milieu du XIXe siècle pour former l’Afrique occidentale française (AOF), il s’agit selon leur dénomination actuelle, du Bénin, du Burkina-Faso, de la Côte-d’Ivoire, de la Guinée, du Mali, du Sénégal et du Togo et l’Afrique équatoriale française (AEF), il s’agit selon leur dénomination actuelle, du Cameroun, de la République Centrafricaine, du Congo, du Gabon et du Tchad jusqu’aux indépendances de 1960. A tous ces pays, s’ajoutaient la grande île de Madagascar dans l’océan Indien, et Djibouti, sur la côte de la Mer Rouge.
Tous ces pays, auxquels il convient d’ajouter, pour être complet, trois Etats issus de la colonisation belge (le Burundi, le Rwanda et la République démocratique du Congo) sont aujourd’hui des Etats indépendants et la langue française, que son statut soit officiellement reconnu ou non, y joue aussi pour beaucoup de citoyens un rôle de langue seconde.
En Asie du Sud-Est, c’est le Cambodge (1863-1953), le Laos (1893-1953) et le Viêt-nam (1873-1954) qui constituèrent l’essentiel de l’empire français. Au Proche-Orient les interventions françaises puis les mandats confiés à la France en 1920 par la Société des Nations aux dépens de l’Empire ottoman donnèrent naissance en 1941 aux Etats du Liban et de la Syrie.
Ce sont les circonstances de cette immense aventure historique et géographique, déterminantes pour les représentations plus ou moins positives que les individus qui vivent dans ces régions se forgent aujourd’hui de la langue française, mais aussi l’appétence culturelle que beaucoup d’autres éprouvent encore tout autour du monde pour elle, qui ont fait et qui assurent au français sa place actuelle, à la fois enviable et fragile, dans le concert des langues du monde, et qui l’ont doté d’un statut international encore incontestable mais toujours remis en cause. C’est cette place particulière, fruit d’une diffusion historique et aujourd’hui politiquement entretenue, qui justifie le triple statut didactique de langue maternelle, de langue seconde et de langue étrangère qui la constitue en un objet d’enseignement et d’apprentissage particulier.
Le terme de francophonie est apparu en 1880 sous la plume du géographe Onésime Reclus, pour désigner les aires géographiques où le français était parlé. Le concept trouve aujourd’hui des réalités complexes et variées y compris du point de vue linguistique. On peut dire qu’il existe même une véritable confusion dans les degrés d’évaluation de la francophonie de ses locuteurs. Cette confusion est entretenue par l’amalgame qui peut aussi être fait entre « francophone » et « français ».
Du point de vue linguistique, la francophonie (avec un f minuscule), correspond à l’adjectif « francophone » et désigne :
le fait de parler français
l’ensemble des hommes et des peuples qui utilisent le français comme langue maternelle, langue seconde, langue officielle, langue de communication internationale, langue de culture, voire, aujourd’hui en Afrique, langue partenaire.
Le terme de francophonie s’est parfois chargé d’un sens presque religieux, sinon mystique, en particulier lorsqu’il a été utilisé pour caractériser la solidarité issue du partage de valeurs universelles censées véhiculées par la culture et la langue françaises. La francophonie, dans l’esprit de certains de ses promoteurs comme celui de la plus part de ses détracteurs, a longtemps été confondue avec la littérature de la France hexagonale voire septentrionale dans ses représentations les plus classiques (siècle des Lumières, Académie française, cartésianisme, rationalité, etc.), sous-tendue par une conception très élitiste de la norme, fondée sur l’imitation des modèles littéraires les plus consacrés. A cette représentation figée d’une francophonie très conservatrice, mais non exempte d’une certaine générosité chez nombre de ses chantres, a toujours été liée l’idée que la France, à travers sa langue et sa culture, était chargée d’une mission civilisatrice auprès des peuples du monde entier, qui se manifesta très longtemps par une politique assimilationniste.
Cette politique jacobine de type colonial, voir néo-colonial, s’est longtemps manifestée, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières hexagonales, par un certain impérialisme culturel. Elle est aujourd’hui récusée par tous ceux qui, au sein de l’espace francophone, notion plus floue mais plus féconde que celle de francophonie, ont en partage la pratique du français et de la pensée humaine sans pour autant renoncer à leurs langues, à leur culture et à leur identité. Tous les locuteurs du français, à un titre ou à un autre, mais surtout ceux qui ont connu le joug de la colonisation (sous toutes les formes) revendiquent désormais le droit de s’approprier une langue qui est devenue leur propriété ; appropriation lexicale (par les néologismes), rhétorique (par le recours à des procédés originaux de métaphorisation), phonique (par les emprunts comportant des sons inconnus du français standard), etc. A la notion de galvaudée d’universalité a donc succédé celle de diversité à la fois linguistique et culturelle au sein d’un espace pluriel, l’espace francophone, dans lequel le français est en contact avec d’autres langues et d’autres cultures, mais sur un pied d’égalité et dans un esprit de compréhension mutuelle. C’est le sens nouveau que les uns et les autres, aujourd’hui, semblent vouloir donner à la solidarité francophone, face à l’anglicisation et aux risques que peuvent faire courir aux hommes et à la liberté les phénomènes de la mondialisation.
Notion aux contours flous ou bien institution aux desseins parfois ambigus, à la croisée des chemins tortueux de la politique, de l’économie, de l’histoire et du dialogue des cultures, la francophonie l’émergera des limbes de son origine que le jour où tous ceux qui la constituent se seront donné les moyens de vivre pleinement leur diversité.
La langue française se situe au 9e rang des langues parlées sur l’ensemble de la planète. On dénombre aujourd’hui quelque cent quatre-vingts millions de personnes pour qui le français est langue maternelle ou seconde, inéquitablement répartis sur les cinq continents ; chiffre qui ne rend pas compte des degrés de maîtrise de la langue (le nombre de francophones « partiels » est estimé à soixante millions. De plus, ce chiffre est en constante augmentation – d’une façon générale en Afrique subsaharienne et dans l’océan Indien – tout comme celui du nombre d’apprenants de français (ou en français), aussi bien au niveau scolaire et universitaire (mêmes zones géographiques auxquelles s’ajoutent l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient) qu’en formation d’adultes, avec plus de 80 millions d’apprenants et un contexte de demandes élevé.
La francophonie rassemble des pays qui ont le français en partage, à des degrés divers ; 56 sont réunis au sein de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Un premier espace européen se composerait des nations où le français est la (ou l’une des) langue maternelle (France, Belgique, Suisse). La situation au Québec (qui reste une province) est sensiblement différente en raison d’un environnement anglophone omnipotent, ce pays constituant le deuxième espace. Le troisième est constitué des pays d’Afrique qui, après la colonisation, ont choisi le français comme langue officielle. La francophonie y occupe une position stratégique dans l’administration, dans l’enseignement ou dans les médias, ce qui ne signifie pas qu’elle soit la plus répandue (au regard des langues locales, comme dans les DOM-TOM où les créoles sont les langues des communications ordinaires). Le français est langue seconde, c’est-à-dire ni maternelle ni étrangère, et permet, sans articulation avec les langues de communication quotidienne, de sélectionner des élites. La prise en compte de ces français d’Afrique et de leurs spécificités, la reconnaissance de cette diversité linguistique, aujourd’hui insuffisantes, questionnent actuellement les systèmes éducatifs. Enfin, un quatrième espace regrouperait des pays dont l’attachement au français est manifeste pour des raisons de colonisation, de présence d’établissements d’enseignement congréganistes ou d’une francophonie ancienne résistante (Viêt Nam, Liban, Roumanie, etc.). C’est dire que la notion d’espaces francophones est plus féconde que celle de francophonie. On est d’ailleurs passé, dans ces espaces, d’une dynamique idéologique conservatrice à celle d’une reconnaissance, d’une acceptation mutuelle des diversités linguistiques et culturelles placées sur un même pied d’égalité.
La francophonie, c’est aussi une dimension politique. Les Sommets qui se déroulent tous les deux ans nous rappellent son importance, comme la création d’organismes répartis auprès de quelques ministères – avec, à leur tête, si l’on peut dire, l’ex-Agence de la coopération culturelle et technique (ACCT, 1970) devenue Agence de la Francophonie (1995), puis Agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF en 1998, lors de la conférence ministérielle de Bucarest en Roumanie, avant de se trouver englobée par l’OIF à l’occasion du XIe Sommet de la Francophonie à Bucarest, fin 2006). La participation de certains pays à ces sommets relève davantage d’une option politique que des réalités ou de pratiques francophones, mais elle touche aux enjeux et aux rapports des langues (et des forces) au niveau du globe, à leur défense.
Animée par une mission culturelle et linguistique au départ, la Francophonie et ses institutions représentées au sein de l’OIF – devient de plus en plus une puissance politique. Forte de la société civile qui la compose (180 millions d’individus), son élargissement, avec le risque de bureaucratisation qui l’accompagne, se construira vraisemblablement dans des régions où il y a une demande avérée (Europe de l’Est, mais aussi Amérique latine ou Asie du Sud-Est (en dehors du Viêt Nam et du Cambodge). Elle devra aussi accepter une définition moins restreinte du français, car son identité est aujourd’hui multiculturelle. Pour conduire ses opérations dans les domaines de la politique internationale et de la coopération multilatérale, l’OIF s’appuie sur des opérateurs (l’AUF, TV5, l’AIMF, ou encore l’université Senghor). Schématiquement, la mission de l’OIF, tourne autour de cinq grands axes. Le premier est naturellement celui de la promotion, de la diffusion ou du soutien de la langue française ainsi que des valeurs qui l’accompagnent, dans un contexte où les systèmes éducatifs qui traversent, notamment en Afrique, des graves crises. Cette promotion du français s’inscrit dans une problématique de cohabitation avec d’autres langues dans la plupart des pays membres, dont vingt-neuf ont le français pour langue officielle. Le second touche à la question, plus générale, des inégalités éducatives qui affectent principalement les pays du Sud, confrontés, eux aussi, au défi médiatique. Un troisième est celui du respect des diversités culturelles et linguistiques, condition d’un dialogue fructueux des cultures. La question du développement durable et de la solidarité en constitue un autre. Enfin, les droits de l’homme et la paix lui offrent un cadre de référence tout aussi important.
La francophonie est aussi une dimension culturelle. C’est de loin la plus médiatique et la plus appréciée par les Français eux-mêmes qui découvrent, par ce biais, le « village francophone » et s’y sensibilisent. La Semaine de la francophonie, qui se déroule en mars depuis 1998, largement relayée par les médias, est l’occasion de découvertes artistiques, musicales, culturelles, littéraires, également dans l’Hexagone, l’opportunité de mesurer la richesse et la nature de ces métissages, que le public, d’ailleurs, apprécie. Des efforts importants ont été réalisés pour promouvoir cette diversité francophone à l’international comme à l’intérieur de la France.
Les médias audiovisuels, ont, là encore, toute leur place, avec RFI (1975), née en 1931 sur les ondes courtes et sous le nom de « Poste colonial », les relais en modulation de fréquence, les satellites et l’Internet : une audience évaluée à 45 millions d’auditeurs, qui émet dans 19 langues. Avec aussi TV5 ou Canal France International (CFI – 1989 – essentiellement pourvoyeur de programmes dans les pays en voie de développement, et une chaîne française d’information internationale (France 24) qui devrait combler les lacunes d’une France marginalisée dans la guerre des images. Ils ont un rôle éminent à y jouer, aussi bien en termes d’image de francophonie et de culture, que de désir et d’attractivité, y compris pour l’apprentissage du français, car ils démultiplient les chances et les voies d’exposition à la langue.
L’Alliance française est une importante instance de diffusion de la culture et de la langue française à l’étranger. Créée en 1883, elle est présente sur l’ensemble de la planète avec largement plus d’un millier d’entités, qui se distinguent par leur statut. Juridiquement, les Alliances sont de la nationalité du pays dans lequel elles sont implantées, associations culturelles de droit local à but non lucratif, sur le modèle régi par la loi de 1901. Elles tirent leur force de cette structure juridique particulière qui implique un véritable travail de partenariat et de coopération. La plus célèbre d’entre elles, l’Alliance française de Paris, boulevard Raspail, forte de la création récente d’un centre de ressources multimédia remarquable, enregistre plus de 10000 étudiants tous les ans, et propose notamment des stages d’été (linguistiques et pédagogiques) à destination des formateurs. Elle n’est pas seule sur le territoire français et plus de 7000 étudiants fréquentent ces structures, appréciées et reconnues dans les municipalités où elles se sont implantées.
Au niveau international, les alliances sont un des moteurs de la francophonie. Elles constituent un élément majeur de l’ensemble culturel à l’étranger – enjeu d’influence politique – complémentaire des dispositifs composés par les centres et instituts. Avec l’aide de l’Etat, l’Alliance a développé considérablement son réseau en Amérique latine, entre 1950 et 1970, sous l’égide de celle de Paris. Couvrant quelque 150 pays, l’Alliance est l’opérateur principal de la présence linguistico-culturelle en Amérique du Sud, par exemple. On assiste actuellement à un dynamisme frappant dans les pays de l’Est européen, et c’est aujourd’hui en direction de nouveaux marchés prometteurs que se tourne l’Alliance française (Russie, Chine, avec déjà plus de 10000 apprenants). Près de 300 d’entre elles bénéficient du soutien financier de l’Etat sur les cinq continents.
La langue française est porteuse d’une civilisation, d’une conception du monde, d’une philosophie de l’homme. En ce sens, elle n’appartient pas seulement à la France, elle fait partie du patrimoine commun de l’humanité.
III.3. Le rôle de l’enseignement de la littérature/le texte dramatique en classe de français langue étrangère
La littérature et, par voie de conséquence, le texte littéraire, bannis des méthodes qui relèvent de la méthodologie audiovisuelle, ont refait leur apparition dans les méthodes de langue dès les débuts des années 1980 et l’on peut affirmer que ce « retour », bien qu’il se réalise de manière confuse, a été valide par l’approche communicative : depuis, la tenue de colloques et la publication de nombreuses recherches portant sur l’enseignement de la littérature ou l’utilisation du texte littéraire dans une classe de langue témoignent à l’évidence de la réintégration de ce domaine dans le champ d’étude de la didactique du FLE. La réintroduction du texte littéraire parmi les supports d’apprentissage confirme ce regain d’intérêt. Le sujet ne suscite plus les traditionnelles querelles et l’articulation linguistique-littérature, bien qu’encore objet de controverses ou de suspicions ou de négligences, ne déchaîne plus de passions. Cependant, contrairement à d’autres domaines du champ ou à d’autres aspects de la langue dont le « retour » est tout aussi manifeste comme l’écrit, la grammaire, la traduction, la phonétique, etc., l’utilisation du texte littéraire dans les méthodes d’enseignement ne repose pas sur un véritable renouveau méthodologique. Si les propositions théoriques se sont multipliées ces dernières années, les incidences dans le matériel pédagogique, contrairement à ce qui se passe en français langue maternelle, restent rarissimes alors que tous s’accordent à considérer le texte littéraire comme un véritable laboratoire de langue et comme un espace privilégié où se déploie l’interculturalité.
Avant de proposer des perspectives qui engagent davantage le texte littéraire dans sa pertinence intrinsèque, il n’est peut-être pas inutile de brosser un panorama des fonctions allouées à la littérature par les différentes grandes familles méthodologiques qui, généralement, répercutent les données théoriques des recherches conduites en didactique, et de noter les points essentiels qui permettent d’analyser la situation actuelle.
Sans nous perdre dans les méandres d’un cheminement historique et sans caricaturer l’histoire de la littérature en FLE, nous pouvons affirmer que, de par sa place et les fonctions qui lui ont été attribuées, la littérature couronnait l’apprentissage de la langue jusqu’à la décennie 1950. En effet, toutes les constructions méthodologiques, bien que quelque fois foncièrement différentes, reposent sur un même dispositif qui privilégie nettement l’écrit et qui articule progressivement deux objectifs prioritaires : l’apprentissage linguistique, essentiellement grammatical, conduit obligatoirement à une formation culturelle, étape où la littérature est considérée comme la représentante de la norme, mais aussi comme la manifestation la plus intérieure de la culture du pays et la voie royale pour accéder à une certaine civilisation. Par ailleurs, dès qu’un seuil de compétence linguistique est acquis, ces méthodologies calquent les procédés d’enseignement de la littérature en langue maternelle : l’enseignement de l’histoire littéraire repose pour l’essentiel sur l’explication de textes et la dissertation. Ainsi, malgré des aménagements quelquefois conséquents comme la minoration de la pratique de la traduction, les méthodologies des langues vivantes ont vécu dans le sillage de l’enseignement des langues mortes : la littérature, réunissant les trois pôles de l’objectif formatif, à savoir l’esthétique, l’intellectuel et le moral, a logiquement constitué un corpus idéal qui répondait à tous les problèmes de l’enseignement de la langue et à toutes les finalités orchestrant non seulement le système éducatif français, mais aussi les idéologies des diverses époques.
Au début des années 1960, la méthodologie structuro-globale audiovisuelle a banni la littérature de l’enseignement des langues vivantes et a donc évincé le texte littéraire des supports d’apprentissage pour représenter la parole en situation. Cette désacralisation est cependant ambiguë, car les efforts de cette méthodologie ont essentiellement renouvelé les débuts de l’apprentissage et les propositions méthodologiques pour appréhender le niveau 2 sur le plan linguistique et civilisationnel n’auront de véritables répercussions qu’au cours de la décennie 1980 avec l’approche communicative. Le résultat est que, une fois les rudiments linguistiques acquis, l’étudiant se trouve confronté aux morceaux choisis des anthologies traditionnelles ou des recueils de textes conçus dans les périodes précédentes. Qu’il s’agisse d’une utilisation commerciale abusive de bases scientifiques ou non, il n’en demeure pas moins que ces adaptations, mises en place pour permettre un accès à la culture sous la méthodologie audiovisuelle, ont connu un rayonnement notoire en France comme à l’étranger, alors qu’elles reposent sur une pratique bien discutable : de nombreux étudiants ont cru lire les classiques du patrimoine français (Stendhal, Balzac, Flaubert, etc.) en 800 ou 1200 ou 1500 mots avec toutes les conséquences linguistiques que cela implique (par exemple, le présent, temps de base du récit).
Avec l’approche communicative, au début des années 1980, le texte littéraire refait surface et apparaît çà et là parmi les supports des unités didactiques sans être vraiment accompagné d’une réflexion didactique ou méthodologique. Considéré comme un simple « document authentique », il est exploité comme tel et l’appareil pédagogique, quand il existe, ou bien se contente de mettre l’accent sur les éléments qui caractérisent toute situation de communication, ou bien propose une approche comme toute très traditionnelle. Cette situation perdure à l’heure actuelle et il ne sera donc pas inutile de souligner un certain nombre de bigarrures qui caractérisent l’ensemble des méthodes et manuels élaborés par des spécialistes du FLE et qui ne répondent pas aux tendances de l’éclectisme dénoncé par Christian Puren, mais qui reposent plutôt sur une absence de réflexion didactique.
Si l’on se penche du côté des discours et des théories, on se rend compte que l’ensemble des dispositifs est parfaitement cohérent pour les diverses périodes jusqu’en 1980.
Grosso modo, pour les méthodes élaborées jusqu’aux années 1950, le triomphe de la littérature s’explique aussi bien pour des raisons institutionnelles, sociales, idéologiques qu’éducatives et linguistiques : le texte littéraire véhicule la norme et l’accès à la littérature répond à tous les critères de la formation de l’honnête homme, finalité souveraine du système éducatif. L’extrême cohésion de la trilogie langue-littérature-civilisation, réunissant les trois concepts de la philosophie humaniste à savoir le Beau, le Vrai, le Bien, a marqué le système dans son ensemble et particulièrement l’apprentissage du français langue étrangère qui, peu ou prou, a calqué son cadre sur celui de l’enseignement du français langue maternelle et a pensé ainsi offrir une vision de l’universel.
Avec l’ère audiovisuelle, on assiste à un renversement : c’est la didactique du FLE qui va entraîner dans son sillage la didactique du FLM. La domination de la linguistique appliquée va conduire en exil la littérature, qui, elle-même, est en situation de crise, et assigner officiellement la connaissance pratique des langues vivantes. Tous les principes théoriques vont envoyer la littérature aux oubliettes : évincé des supports d’apprentissage, le texte littéraire est également écarté des propos tenus par les concepteurs de la méthodologie SGAV, même si, çà et là, on peut noter quelques résurgences qui relèvent davantage de la méthodologie traditionnelle.
L’approche communicative, dans ses débuts, n’offre guère de discours particulier sur le domaine littéraire même si elle le réintègre dans les matériaux d’apprentissage. Ce vide méthodologique explique probablement les divergences profondes d’une méthode à l’autre ou le piétinement évident que l’on peut constater dans les utilisations pédagogiques du texte littéraire : tout comme pour les écrits scientifiques et médiatiques, on propose l’approche globale pour le texte de fiction : on le considère comme un document de communication comme un autre sans prendre en compte ses particularités.
Dans les années 1990, et la situation perdure à l’heure actuelle, on observe une distorsion importante entre les recherches et le matériel pédagogique.
En effet, si l’on s’en tient uniquement à la tenue de colloques et aux publications, on assiste à une pléthore de propositions qui témoigne bien de l’intérêt que portent la plupart des didacticiens du FLE plus au texte littéraire qu’à la littérature, du reste. Pour ne prendre que les deux extrêmes de la décennie, du numéro spécial du Français dans le Monde consacré à la problématique et qui clôt la décennie précédente aux Entrées en littérature de Jean-Pierre Goldenstein ou à Langue et littérature de Jean-Michel Adam aux 7e rencontres de l’ASDIFLE en passant par Pour la littérature – De l’extrait à l’œuvre de Mireille Naturel et Pour une Didactique de la littérature d’Amour Séoud pour arriver à l’ouvrage de Marie-Claude Albert et Marc Souchon, Les Textes littéraires en classe de langue, qui fait écho à Littérature et classe de langue de Jean Peytard et alii, œuvre publiée en 1982 et qui œuvre véritablement la réflexion, sans oublier A quoi sert la littérature en FLE, émission de télévision interactive organisée par le CNED de Poitiers pour les étudiants inscrits à distance en mention FLE des licences en maîtrise et en DEA de FLE, il ne fait aucun doute que la littérature et le texte littéraire ont le vent en poupe ; toutes ces recherches, aux titres très révélateurs, inscrivent le domaine littéraire au cœur de la pensée didactique actuelle et manifestent la volonté de prendre en charge ce problème longtemps négligé en France, même si Le Français dans le Monde a toujours consacré une rubrique à la littérature et que chaque numéro propose des pistes pédagogiques pour l’utilisation du texte romanesque, poétique et théâtral en FLE.
Cette situation n’est pas aussi catégorique à l’étranger où le texte littéraire n’a jamais été entièrement écarté et où la littérature française a conservé ses titres de noblesse ; il est difficile d’étayer ces propos par des statistiques précises, mais on se rend bien compte, pour peu que l’on soit attentif à cet aspect et que l’on ait eu des contacts avec diverses personnalités du terrain, combien le prestige de la culture française joue encore et toujours un rôle important dans la motivation d’apprenants : un simple examen des programmes et de certains manuels élaborés en milieu exolingue le prouve. La présence de démarches plus ou moins organisées accompagnant les textes littéraires dans la plupart des manuels de français langue seconde atteste de la réflexion menée pour réaliser la fusion du perfectionnement linguistique et de l’acquisition culturelle.
En France, par contre, il est aisé de constater un certain nombre de facteurs pour le moins étranges et qui montrent bien qu’une formation des enseignants et des concepteurs de méthodes à l’exploitation du littéraire est nécessaire et qu’il ne suffit pas de publier des recherches tant la problématique est complexe. Sans entrer dans le détail et encore moins viser l’exhaustivité, on peut noter une dizaine d’écueils qui permettent d’illustrer nos propos :
présence ou absence totale de textes littéraires d’une méthode à l’autre ;
chaos à l’intérieur d’une même série méthodologique : généralement absent dans les deux premiers livres, le texte littéraire fait brutalement son apparition dans le livre 3 ;
cantonnement aux morceaux choisis, généralement très courts ; pas de texte « long » ou formant une unité textuelle, ni de groupement de textes sur un même type de textes ou sur une série de variations linguistiques sur un thème identique ;
oubli quasi généralisé de la littérature francophone ;
exploitation du littéraire sous l’hégémonie de l’approche globale de la situation générale de communication ;
incohérences au niveau de l’appareil pédagogique : certains textes, généralement « faciles » sont accompagnés d’un questionnement alors que d’autres, plus complexes, sont donnés dans leur nudité et présentés sans aucune piste pour favoriser un accès ;
absence de véritable articulation lecture-écriture ou de réelles applications des ateliers d’écriture ;
amnésie dans le questionnaire quant aux théories, notamment linguistiques, qui ont déjà fait leurs preuves dans les applications de classe langue maternelle (cf. typologie des textes, linguistique textuelle, etc.) ou quant aux théories sur l’intertextualité qui pourraient mettre en relief l’interculturalité du phénomène ;
absence totale d’activité de réflexion sur les possibles de la langue et sur tous les phénomènes qui assurent la « littérarité » d’un texte de fiction par opposition aux autres types d’écrits, soit médiatiques, soit fonctionnels, soit scientifiques ;
aucun instrument ou outil d’analyse que l’apprenant pourrait progressivement s’approprier pour devenir autonome dans ses entrées en littérature.
Ce constat montre le vide méthodologique qui existe à l’égard du littéraire dans la conception d’une méthodologie et le divorce qui s’est instauré entre la recherche, d’une part, et la situation de classe d’autre part. Cette incohérence frappe la didactique du FLE, à la traîne désormais par rapport à la didactique du FLM et même du FLS qui ont su réaliser des matériels pédagogiques diversifiés et proposer des stratégies cohérentes en accord avec la plupart des théories et des recherches menées dans le domaine de l’usage des textes littéraires en classe de langue et de littérature. Du reste, dans ces deux champs, le retour à l’histoire littéraire est déjà effectif, alors que tous les manuels de civilisation française souffrent toujours d’amnésie par rapport au culturel en général et au littéraire en particulier, perpétuant ainsi la fâcheuse dichotomie culture et civilisation qui a partagé en deux le siècle dernier.
Ce bref panorama montre combien l’insertion de la didactique du texte littéraire et de la littérature dans le champ de la didactique est nécessaire et révèle qu’il est possible de concevoir et de mettre en place des transversalités entre les didactiques du FLE, du FLS, du FLM et des langues étrangères en général.
Il ne saurait être question d’aborder l’ensemble des problèmes soulevés par l’exploitation du littéraire dans une classe de langue, mais de présenter rapidement, dans ses grands traits, une méthode d’approche cohérente et modulable, d’une part, en fonction des divers textes et de leurs spécificités et, d’autre part, en fonction des différents niveaux d’apprentissage. Elle a également l’avantage de ne pas enfermer un texte dans une approche ou une théorie, mais de faire appel à l’ensemble des discours tenus sans avoir à enseigner un métalangage, ce qui ajouterait un obstacle à l’exploitation du texte littéraire ; elle permet aussi de donner progressivement des outils d’analyse pour favoriser l’autonomie de l’apprenant. L’objectif pédagogique, n’étant pas de former des spécialistes de littérature, mais des lecteurs éclairés de textes produits dans la langue qu’ils sont en train de s’approprier, il est nécessaire de construire cet enseignement dans la continuité, la progression et la répétition. Il va de soi que, quel que soit le contexte ou les situations lectorales, quelles que soient les autres finalités, la compréhension, qui engendre le plaisir du texte, est l’objectif premier de la lecture : les stratégies de compréhension mises en place doivent donc être des aides à la lecture : elles doivent faciliter la construction du sens ou plus exactement d’un sens pluriel et induire des interprétations grâce à un parcours fléché qui propose des entrées pertinentes dans le texte.
Pour restituer un minimum l’authenticité du choix d’un livre à lire et surtout pour créer des conditions favorables à la réception d’un texte, il est quelquefois très judicieux, avant la lecture, de l’interroger en analysant son titre, en observant sa présentation iconique, sa physionomie typographique pour en repérer sa structure, son type de discours, le genre auquel il appartient ; confronter ces informations recueillies à la couverture, à la préface, à des jugements de critiques puisés dans la presse, à des données sociohistoriques, bref à tout l’appareil paratextuel et/ou à un cadre contextuel qui donnent à voir ou qui éveillent l’imaginaire, suggère déjà tout un programme. Lorsque ces éléments ne paraissent pas pertinents, l’étape de la prélecture peut reposer sur des activités ludiques à partir d’un mot thème ou sur des mots pivots qui permettent d’anticiper le contenu du texte ou de faciliter la lecture. Ces activités consistent donc à pré-dire le texte et créent un horizon d’attente propice à une meilleure réception du texte : la lecture invalidera le scénario dressé par la formulation d’hypothèses par le groupe classe et établira une interaction intime entre l’objet texte et le lecteur.
Pour vérifier la compréhension globale et pour initialiser une compréhension plus approfondie, après une ou des lectures silencieuses, il est possible de conserver l’esprit du questionnaire traditionnel véhiculé par les méthodes actuelles d’enseignement/apprentissage et qui consiste à sélectionner les questions pertinentes qui permettent d’analyser toute situation. de communication : Qui ? Fait quoi ? A qui ? Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ?. Ces questions gagneraient, cependant, à être plus affinées par rapport aux modalités propres à la communication littéraire, car celle-ci est bien particulière : le repérage du statut de l’énonciation ou le repérage de réseaux sémantiques, par exemple, seraient plus adaptés et pourraient mettre en valeur la polyphonie des voix ou aborder les évidences cachées du type de texte choisi.
Mais, dans tous les cas, cette approche, qui favorise l’exploration de cette terra incognita qu’est le texte littéraire, est insuffisante pour autoriser la construction du sens : elle ne peut qu’initier la compréhension.
Dans une deuxième étape, il est nécessaire de centrer les activités sur les invariants du texte, mis en valeur par différentes théories (la typologie des textes et des genres, la linguistique textuelle, l’intertextualité) afin de mettre en place des axes de lecture pertinents.
De nombreux travaux sur la typologie des textes ont mis au jour un certain nombre de régularités d’ordre linguistiques, discursif et textuel qui apparaissent de manière plus spécifique dans un type de discours donné. Il serait donc intéressant d’orienter la compréhension détaillée vers les invariants propres à tel type de texte, vers les éléments fondamentaux plus ou moins stables et constitutifs de quelques types séquentiels de base. Ralentir la lecture sur certains de ces signaux et sur certains principes de base propres à certains dispositifs de la textualisation conduit à entrer plus profondément dans le texte et à mettre en lumière les signes de novation qui seront traités par la suite. Le repérage de ces indices et leur étude, qui font notamment de la grammaire un outil d’analyse littéraire, permettent d’utiliser les connaissances langagières des apprenants et de mettre leur bagage linguistique au service de la construction du sens. Cette perspective est d’autant plus intéressante que les éléments constitutifs de séquences de base de différents types traversent non seulement les écrits véhiculés par la littérature française, mais aussi par les littératures étrangères. Travailler sur les invariants, c’est donc non seulement proposer des axes de lecture cohérents, puisqu’ils constituent le noyau même du texte, mais c’est aussi activer des connaissances diffuses que possède le lecteur dans sa propre culture et dresser ainsi des passerelles entre les diverses cultures ; c’est également fournir à l’apprenant des instruments d’analyse réutilisables d’un texte à l’autre.
Dans tous les cas, il est nécessaire de varier les procédures méthodologiques : questions ouvertes, grille de lecture, questionnaire à choix multiple, activité de repérage, de relevé, d’élucidation, etc., et de sélectionner celle(s) qui convient le mieux aux spécificités du texte choisi.
Il y a gros à parier que la reconnaissance des éléments constitutifs des séquences de base des différents types textuels contribue à assurer l’autonomie du lecteur et à susciter le plaisir du texte qui, comme Roland Barthes l’a souligné, provient à la fois de la reconnaissance d’éléments connus (par exemple, les invariants) et la perception de ceux qui sont en effraction ou en rupture par rapport aux attentes du code général et même du code littéraire (par exemple, les entailles).
En effet, après l’étude des invariants les plus significatifs, il est nécessaire d’orienter la compréhension vers le traitement particulier de ces invariants, c’est-à-dire vers les étonnements du texte. Si la linguistique textuelle ou l’intertextualité ont bien mis en valeur les ingénieuses correspondances qui tissent l’ensemble des textes, c’est pour l’essentiel la sémiotique et la stylistique qui mettent en relief le traitement particulier des invariants et les spécificités de l’écriture.
Nous ne prendrons pas le risque de définir le littéraire, car une de ses caractéristiques saillantes, c’est que précisément il échappe à toute limitation ou réduction, mais une de ses marques consiste en un jeu infini du même et de l’autre dans le vaste continuum que représente la littérature. La perception de cette dialectique de l’identique et du différent, du respect des codes et de leur transgression, fondée sur la récurrence de « motifs » traités scripturalement et linguistiquement de manière différente, permet d’assurer une bonne réception des textes et d’affiner la compréhension. Il est donc nécessaire de guider les apprenants vers les spécificités du texte, vers ce que la sémiotique a systématisé sous le terme d’entailles et qui peuvent être plusieurs ordres. Il faut ensuite sélectionner les variantes les plus pertinentes et conduire les apprenants vers ces singularités qui font signes, pour qu’ils puissent d’eux-mêmes interpréter ces marques.
Sans travail sur la langue, une perception intelligente du texte littéraire est impossible. Or, les étudiants, qui apprennent une langue étrangère, sont rompus à la pratique d’exercices de langue, grammaticaux ou lexicaux ou autre, et il est donc possible de réinvestir leurs connaissances, acquises trop souvent pour elles-mêmes, par l’analyse des faits de langue en situation et dans un espace particulier. En effet, l’espace littéraire est un lieu fertile où la langue travaille et est travaillée et le discours littéraire implique simultanément le respect des codes et leurs transgressions : la fonction poétique, qui le caractérise de manière spécifique, procède d’une utilisation des possibilités de codage inscrites dans le fonctionnement même d’une langue et explore tous les possibles d’une langue. Même s’ils ne maîtrisent pas totalement le système langagier, les apprenants sont loin d’être insensibles aux variations linguistiques, aux écarts, aux connotations et aux modulations par rapport à une antenne, une contrainte ou une convention, bref à tout ce que l’on désigne communément par un concept bien décrié ces derniers temps : il s’agit de la « littéraire » qui regroupe l’ensemble du corpus de signes à interpréter. L’étude de la mise en scène textuelle des faits de langue correspond à l’objectif premier d’une classe de langue ; la perception des faits littéraires renvoie donc directement à cette finalité ; à ce titre, le texte littéraire pourrait même être un espace privilégié, car il condense les fonctionnements langagiers et, s’il les complexifie, il le rend paradoxalement encore plus saillants. A noter que, généralement, ce ne sont pas les difficultés linguistiques qui font obstacle, mais plutôt les éléments culturels véhiculés par les textes de fiction.
Ce parcours n’est en rien un modèle, ni vraiment une méthode, mais plutôt une démarche méthodologique dont les différentes étapes ont seulement pour prétention, d’une part, de donner au texte littéraire la place et une dynamique qui lui reviennent légitimement dans une classe de langue et, d’autre part, d’introduire plus de rationalité dans son traitement. Le fait littéraire est particulièrement complexe et son exploitation exige une analyse prépédagogique minutieuse, car il ne se laisse pas voir au travers d’une vitre transparente, comme tout autre document authentique, mais au travers d’une forme qui fait sens et, s’il transmet un message, celui-ci est opaque, entièrement contenu dans ses propres marques. Si l’on s’en tient à l’étymologie, on peut dire que ce sont dans les « plis » du texte littéraire que réside le sens et qu’il n’est pas toujours aisé, dans le tissu et la texture constitutive du texte, de trouver le(s) fil(s) directeur(s) parmi l’entrelacs des fils polysémiques ou connotés ; il faut donc savoir les découvrir pour les mettre en relief dans une démarche pédagogique graduée et ralentir ainsi la lecture sur ces aspects « cachés » qui sont autant de points obligés pour pénétrer le texte de fiction.
Une analyse prépédagogique doit mettre en évidence des déclencheurs d’activité qui, s’ils découlent des spécificités du texte, éviteront d’être plaqués au hasard, selon un ordre quelconque ou en fonction d’une théorie linguistique ou littéraire. Pour faire découvrir les textes de l’intérieur et sensibiliser les apprenants aux marques du littéraire, il est judicieux d’associer aux activités lectorales des jeux créatifs et/ou des activités scripturales : l’articulation lecture-écriture, grâce à un jeu de va-et-vient entre le texte source et le texte à produire, permet d’abord de développer des qualités de compréhension et d’analyse du texte ; mais si lire peut aider à écrire, écrire peut également aider à lire. Le texte littéraire peut alors être un véritable laboratoire de langue et les articulations lecture-production et production-créativité, à partir de supports littéraires, peuvent être aussi à l’origine d’une véritable « grammaire de l’imagination »
A retenir, cependant, que les difficultés que soulève l’introduction du texte littéraire dans une classe de langue ne sont pas forcément, contrairement à une idée très répandue, d’ordre linguistique ou textuel. L’expérience montre que la plupart des malentendus, des interprétations erronées et des contresens de la réception d’un texte, relèvent des éléments socioculturels de référence et du culturel en général. La lecture d’un texte littéraire peut fournir des contenus fort divers selon les lecteurs compte tenu de leurs expériences, de leur idéologie, de leur culture, voire même du contexte particulier de la lecture. Il est donc nécessaire, quel que soit le public, d’établir une connivence culturelle, afin de réduire au maximum ce que l’on désigne couramment par « choc culturel » et éviter des dénivellements interprétatifs qui risquent de fausser les interprétations attendues par le texte même ; il est possible de favoriser le contact avec l’ailleurs et la rencontre avec l’autre par des données civilisationnelles, par des références aux réalités extra-linguistiques et extra-textuelles qui permettent de construire une compétence culturelle, toute au service d’un enseignement de la communication. Cela peut conduire à expliciter ou à reformuler une notion clé en didactique des langues : il s’agit des représentations de l’étranger qui engagent dans une relation particulière l’identité sociale de l’apprenant et la culture enseignée.
Lieu de croisement des langues et des cultures, l’espace littéraire est également un espace de plaisir et de liberté qui invite à l’épanchement de l’affectivité, de la sensibilité, et au déploiement de l’imaginaire. L’apprenant, au centre de cette approche, peut engager toute sa personnalité et son vécu dans la construction du sens, à conditions qu’il soit guidé et qu’on lui donne les moyens d’établir une connivence avec l’objet texte et de se construire dans la culture dont il apprend la langue étrangère. L’approche interculturelle en littérature, non encore opérationnelle d’un point de vue épistémologique et scientifique en didactique, pourrait dynamiser la rencontre des mentalités et éclairer la découverte de soi par l’expérience de l’autre.
Le Tartuffe
Dramaturgie
Longtemps considéré comme le chef-d’œuvre et le modèle de la comédie classique, Le Tartuffe, depuis que se sont développées les études sur le baroque, est apparu sous un jour très différent. On ne peut aujourd’hui l’examiner sans le soumettre successivement à ce double éclairage.
Les unités de lieu, de temps, d’action sont observées avec aisance. La scène est située dans une « salle basse » (entendons qu’elle se trouve au rez-de-chaussée). Cette pièce forme une sorte de vestibule. Derrière le décor se devine une maison cossue qui possède une « galerie », pour les réceptions sans doute, comme chez les riches particuliers du temps. La chambre d’Elmire, comme le veut l’usage, est au premier. Orgon dispose en outre, comme nombre de bourgeois parisiens, d’une propriété sise à la campagne, dans les environs de la capitale. Les indications de temps sont laissées dans le vague. On sait seulement que l’action se passe après la Fronde, en hiver, et que le IVe acte commence vers trois heures de l’après-midi, moment où le jour, en cette saison, commence à diminuer, tandis que le dernier se passe le soir même, à la tombée de la nuit. Certes, à la fin, les événements se précipitent, mais sans invraisemblance excessive. Tartuffe, d’un saut, après être allé quérir M. Loyal, a pu se rendre chez le roi, qui n’habite pas encore Versailles, mais le Louvre. L’intrigue est fortement nouée. L’intrus a réduit le chef de famille à l’état de marionnette dont il tire les fils. De lui dépend donc le sort de tous. Comment se débarrasser de l’hypocrite ? Il faut guérir Orgon de son aveuglement. Tâche ardue, dont le succès même risque de mal tourner, car le fourbe est muni d’armes pour se venger. La tension va croissant, jusqu’au coup de théâtre final.
On observera comment, dès la première scène, une exposition « unique au monde », selon le jugement de Goethe, nullement statique, mais fort animée, met en place les personnages, les caractérise, dresse un premier portrait de Tartuffe encore absent et nous plonge, aussitôt que le rideau se lève, en pleine crise. On l’étudiera comme un excellent exemple de ce que Jacques Scherer appelle, dans Molière, une « scène de groupe », à laquelle répond symétriquement, à l’acte V, la réunion de la famille ressoudée par le péril.
Cette présentation se complète par des récits. On en dégagera ce qu’ils apprennent au spectateur sur le passé proche ou lointain (transformation d’Orgon depuis qu’il connaît Tartuffe, circonstances de cette rencontre, migraine d’Elmire la veille au soir.
Cléante, qui tient ici l’emploi de « raisonneur », s’efforce, en vain, de désabuser son beau-frère. Celui-ci le soupçonne d’être, sans le dire, entiché des opinions qu’affichent les libertins. Ne peut-on montrer cependant que rien dans ses propos, ni dans sa conduite ultérieure, n’autorise à mettre en doute la sincérité de ses convictions ?
L’acte II, qui tourne tout entier autour du mariage que médite Orgon entre sa fille et Tartuffe, a pu paraître moins nécessaire que les autres. Mais on montrera qu’il ajoute au portrait de l’imposteur des précisions importantes sur son physique, sa condition, ses origines. Les jeux de scène, le comique de geste, des évolutions qui tiennent de la chorégraphie donnent en outre à l’ensemble de cet acte un mouvement très allègre qui mérite une étude précise. Quant à la querelle passagère entre les amoureux, elle appelle une comparaison avec celles qui lui correspondent dans Dépit amoureux (IV, 3-4) et Le Bourgeois gentilhomme (III, 10) : on appréciera la virtuosité de Molière dans l’art d’exécuter des variations sur un même thème. Le schéma, chaque fois, demeure identique et se laisse décomposer en trois mouvements ou moments : dispute provoquée par un malentendu, décision réciproque de rompre mais qui se réduit à des velléités non suivies d’effet, raccommodement.
Le troisième acte contient la péripétie, définie comme un événement que rien (sauf une brève remarque de Dorine, dès l’exposition) ne laissait prévoir et qui modifie en profondeur la situation, mais non de manière irréversible. Ici l’élément nouveau consiste dans la déclaration par laquelle Tartuffe, jusqu’alors inattaquable, paraît donner prise sur lui. Le fourbe, un instant, s’est découvert. Comment vont réagir les différents personnages, chacun suivant son caractère ?
Le tête-à-tête d’Elmire avec le faux dévot représente une des scènes les plus osées dans le théâtre classique. On en profitera pour examiner comment Molière a su concilier l’audace avec le respect des bienséances. La déclaration proprement dite occupe exactement le centre de la pièce. Elle en marque aussi le sommet. Ce passage, célèbre à juste titre, mérite une explication minutieuse. On en trouvera des matériaux sous la plume de Jacques Scherer, dans ses Structures de Tartuffe, et sous celle de Jacques Guicharnaud, dans Molière, une aventure théâtrale. Suivant les époques, la sensibilité du public, les interprètes du rôle, on a jugé Tartuffe, dans cette scène, ridicule, odieux, presque pitoyable, insidieusement séduisant et fascinant. Il vaut la peine, pour chaque spectateur ou lecteur, de s’interroger sur ses propres impressions et de se demander si le personnage doit susciter plutôt le rire que l’inquiétude, l’effroi, le dégoût.
La crise atteint son paroxysme à l’acte suivant, où la comédie tend à s’infléchir d’un côté vers le drame, de l’autre vers la farce bouffonne grâce au piège tendu par Elmire à l’hypocrite en présence du mari dissimulé sous la table. Cette seconde entrevue de la jeune femme avec Tartuffe doit être mise en parallèle avec la précédente. Les similitudes sautent aux yeux : l’entretien reprend où le premier s’était interrompu ; mêmes interlocuteurs, écoutés par un témoin caché. Mais d’un volet à l’autre du diptyque on constate une série de variations en forme de contrepoint. Les rôles sont inversés. Echaudé, le faux dévot se tient sur la défensive. Il appartient à l’instigatrice du stratagème de prendre les devants. Elle ignorait la présence de Damis dans un cabinet attenant. Elle sait son mari dans la pièce même, aux aguets : la comédie se donne pour lui. Pour confondre l’hypocrite, elle se voit contrainte de retourner contre lui ses propres armes. Elle s’est mise par là dans une position délicate. Elle ne doit pas lui donner trop tôt l’éveil. Mais l’obstination d’Orgon à ne pas broncher l’oblige à pousser l’épreuve plus loin que prévu. Non sans embarras, elle gagne du temps, comme elle peut. On mesure la progression dans le scabreux, comme dans le comique. Le burlesque de la situation provoque un rire plus franc que dans la scène correspondante à l’acte précédent. Mais aussi n’ouvre-t-il pas sur d’aussi troublantes profondeurs.
On a critiqué le dénouement comme artificiellement surajouté. Molière, pour le corser, imagine cette mystérieuse cassette dont jusqu’alors il n’avait pas été parlé. Quels papiers peut-elle bien contenir ? On songe aux séquelles de la Fronde, aux répercussions entraînées, pour les financiers, par l’arrestation de Foucquet, dont le procès, en mai 1664, n’était toujours pas jugé. L’idée aurait-elle été suggérée par Condé, qu’on voit s’intéresser de près à l’achèvement de la comédie, et qui n’avait pu regagner la France qu’à la paix des Pyrénées, en 1660 ? Une autre hypothèse vient à l’esprit : à la fin de Sertorius, en 1662, Corneille avait montré Pompée brûlant, sans le lire, une correspondance mise entre ses mains par un traître et contenant tout le détail d’une conspiration ourdie par une partie du sénat romain contre Sylla. La tragédie, en 1664, est jouée sur la scène du Palais-Royal. Ne faut-il pas regarder cet épisode comme la source dont Molière se serait inspiré ?
La situation d’Orgon contraint à fuir, à la suite d’une dénonciation, pour échapper à l’emprisonnement, s’éclaire par une comparaison avec Le Misanthrope (IV, 4), où l’on voit Alceste courir le même danger, sous le coup d’une accusation calomnieuse, et risquer de perdre la liberté après une bonne partie de sa fortune. D’autres analogies s’établissent entre la fin de Tartuffe et celle des Femmes savantes. Clitandre, apprenant la prétendue ruine de Philaminte et de Chrysale, ne se conduit pas avec moins de générosité que Valère. Le désistement de Trissotin, comme ici l’éviction de l’imposteur, lui permet d’épouser celle qu’il aime et ramène l’euphorie.
Enfin, pour apprécier le classicisme de Tartuffe, on ne méditera pas sans profit cette réflexion de Chamfort : « La perfection d’une comédie de caractère consisterait à disposer l’intrigue de façon que cette intrigue ne pût servir à aucune autre pièce. Peut-être n’y a-t-il au théâtre que celle de Tartuffe qui pût supporter cette épreuve. »
Par d’autres aspects, cependant, la comédie s’apparente au courant qu’on désigne aujourd’hui comme baroque. « Quand Molière crée Tartuffe, écrit Jean Rousset dans Circé et le Paon, il utilise un personnage de souche baroque : celui qui se donne pour un autre qu’il n’est ; mais il le dépouille de tout prestige baroque et il l’installe dans une pièce de structure classique […]. Aussi fera-t-il la comédie, non pas de l’hypocrite jouant ses différents rôles […] mais de l’hypocrite démasqué de l’hypocrite qui cesse d’être hypocrite ; il le prend au moment où il pose son personnage. »
Pour Jacques Guicharnaud, « il est permis de rattacher le dénouement de Tartuffe à certains aspects des œuvres de style baroque : tout événement qui se déroule sur le plan humain, représenté dans une œuvre d’art, l’est à la fois pour lui-même et dans son rapport avec les plans supérieurs […]. Le Prince, par la bouche de l’Exempt, exprime ce jugement d’en haut, porté sur l’aventure de Tartuffe et d’Orgon. Il est installé, comme dans de nombreuses œuvres baroques, dans le ciel de la pièce. »
Jacques Scherer, de son côté, rappelle qu’en mai 1664, quand trois actes en furent présentés devant Louis XIV et sa cour, à Versailles, lors des divertissements qui prolongèrent les Plaisirs de l’Île enchantée, fête baroque par excellence, Le Tartuffe n’a point détonné.
Ajoutons que l’œuvre peut être envisagée comme une réflexion de Molière sur le thème du masque, et par conséquent sur l’essence même de son métier et de son art : le théâtre se fonde sur la vérité de l’apparence ou l’apparence de la vérité. L’une et l’autre s’échangent et tendent si bien à se confondre que rien ne permet plus de les discerner. De là vient l’impression de malaise ou de vertige que provoque la pièce : elle paraît, en dépit de toutes les précautions prises par le dramaturge, saper les fondements de la religion, comme, précisément à la même date, les Maximes de la Rochefoucauld ébranlent ceux de la morale.
Enfin, puisque l’hypocrite, par définition, comme Tartuffe le montre dès son entrée, joue le rôle qu’il s’est donné, le théâtre, chaque fois que le personnage paraît sur la scène, s’installe dans le théâtre. Cette structure en abyme présente ici moins de complexité que dans L’Impromptu de Versailles. Mais on observera qu’il faut, pour confondre le fourbe, monter contre lui toute une comédie et prendre un masque pour l’amener à déposer le sien. A trompeur, trompeuse et demie : la ruse d’Elmire réussit où la franchise de Damis avait échoué. La comédie de caractère, en Tartuffe, se double d’une comédie d’intrigue qui place la pièce dans l’optique du théâtre baroque.
Le bourgeois gentilhomme
Dramaturgie
L’étude du Bourgeois a souvent été réduite aux scènes parlées. Il est indispensable, pour la compréhension même des dialogues, de tenir compte de l’ensemble, c’est-à-dire des divertissements qui s’y insèrent et de ceux qui les précèdent ou qui les suivent. Il est par ailleurs plus fructueux de consacrer aux personnages une recherche touchant à leur fonction dans l’ensemble de la comédie-ballet, à leur langage et à leurs gestes plutôt que de les envisager d’emblée comme des êtres de chair et d’os. On pourra enfin appliquer au Bourgeois une méthode comparative : reprise de types, de schémas de scènes, d’effets verbaux.
On pourra procéder à des analyses faisant apparaître les divers niveaux de l’invention :
– Etapes de l’aventure amoureuse de M. Jourdain ; histoire des amours des quatre jeunes gens.
– Succession des divers moments du spectacle (comédie et divertissements) ; modes de liaison entre eux ; effets de transition et de rupture.
– Organisation générale de la comédie à partir de son noyau premier, la turquerie « commandée » par le roi. Cette turquerie devant comporter des aspects burlesques, il fallait l’intégrer dans une comédie où le divertissement fût justifié (d’où l’idée d’évoquer un milieu noble, comme dans La Princesse d’Elide ou Les Amants magnifiques), mais où il pût comporter des aspects ridicules (d’où l’idée de faire du héros un bon bourgeois riche mais ignorant). Ce type de réflexion permet de rendre compte du titre en oxymore, de la duplicité de l’intrigue, de la présence de scènes apparemment gratuites, comme le dialogue des maîtres à la première scène de la comédie.
L’étude de noms des personnages, l’identité, pour certains d’entre eux, de leurs premiers interprètes, la recherche du niveau de langage de chacun d’eux et des « tics » stylistiques des uns et des autres, autant d’éléments permettant un premier classement.
Ces personnages, pour la plupart d’entre eux, rappellent d’autres créations de Molière. La nature de l’intrigue où chacun se trouve mêlé permet de la considérer comme exemple de la permanence et de la « métamorphose » des types dans l’œuvre du poète.
Enfin, la fonction de chaque personnage dans une histoire, mais aussi dans un spectacle à trois dimensions, peut être précisée. Par exemple, Dorante joue successivement le rôle du rival complaisant et intéressé dans l’intrigue imaginaire de M. Jourdain avec Dorimène et celui d’adjuvant dans l’intrigue amoureuse « réelle » des jeunes gens. La seule utilité de son rôle n’est-elle pas esthétique ?
Les études comparatives pourront porter sur les personnages eux-mêmes. Dans quelle mesure ces personnages constituent-ils des types déjà utilisés, mais transformés, soit par la miniaturisation (Lucile peut être comparée à Mariane), soit par la référence à des réalités sociales de l’époque de Molière (« les docteurs » traditionnels transformés en maîtres spécialisés, le matamore devenu maître d’armes, le vieillard berné d type de Sganarelle dans Le Mariage forcé devenu ici un Jourdain dont la position sociale est vraisemblable).
D’autres comparaisons pourront se faire entre les « balles de paroles » du Bourgeois (par exemple, le dialogue du pourboire) et des effets analogues présents dans d’autres pièces (par exemple, la scène du retour au logis d’Arnolphe dans L’Ecole des femmes [I, 2]), entre les « morceaux » utilisant les langages techniques et les jargons et ceux qu’on a déjà rencontrés et qu’on rencontrera encore, des Précieuses aux Femmes savantes et du Médecin malgré lui au Malade imaginaire.
On pourra étudier également la métamorphose des scènes de consultation du philosophe (La Jalousie du Barbouillé, Le Mariage forcé comportent des dialogues comparables à celui de M. Jourdain et du maître de philosophie), ou celle des scènes de dépit amoureux (à partir de la comédie qui porte ce titre et du Tartuffe).
A l’occasion de ces diverses recherches, on peut envisager la diversité des points de vue et de mises en perspective qu’ils entraînent. Dans le dialogue explicite, chacun des personnages comprend d’une certaine manière les propos de chacun des autres (ainsi dans la scène du festin) : c’est la source de malentendus et de quiproquos voulus ou innocents. Mais le dialogue implicite entre le poète et son public ajoute une autre dimension à la première : effets de satire, rappel d’une culture antérieurement acquise (notamment pour le public noble), allusion aux situations et aux structures de scène antérieurement utilisées. On aperçoit généralement qu’un dialogue apparemment simple peut être à la source d’effets complexes intéressant à la fois tous les éléments du spectacle (progression de l’action, caractérisation des personnages, appel du poète et du « peintre », grâce à un réseau de significations sociales, esthétiques ou proprement dramatiques, au public assistant au spectacle et au lecteur de l’œuvre imprimée).
Le Malade imaginaire
Dramaturgie
Divertissement, au plus riche sens du mot, Le Malade imaginaire n’est pas près de disparaître de nos théâtres. Cette pièce, si peu académique par ses disparates, par son comique, par la brutale puissance de ses personnages, par son ambition même d’être un spectacle total, nous imposait la pensée que le « dernier Molière » (R. Garapon) valait largement le dramaturge « classique » que toute une tradition française a, non sans raison, consacré. Insistons sur quelques-uns des mérites dramaturgiques de cette œuvre.
Il faudra vérifier, en premier lieu, comment Molière, qui ne respecte ici ni les unités de temps et de lieu, ni, plus importante en fait, l’unité de ton, a néanmoins conféré à sa pièce une belle solidité : suite de sketches, défilé de personnages venant chacun faire son numéro, Le Malade imaginaire s’organise pourtant autour d’un maître personnage, Argan, et, crescendo, nous oblige à entrer toujours plus avant dans la découverte de sa folie. On observa ici comment les intermèdes sont de plus en plus étroitement associés à l’intrigue, comment les diverses composantes de l’intrigue (l’obsession d’Argan, les visées de Béline, les amours d’Angélique) sont de plus en plus resserrées, comment les entretiens sur la médecine et les médecins se font de plus en plus profonds, comment, enfin, Argan occupe de plus en plus vigoureusement la scène : presque symboliquement, cet homme qui, au début de l’action, est seul, assis, débraillé, réduit à monologuer, finit sa carrière théâtrale triomphalement acclamé par quarante-six figurants !
En second lieu, il faudra dire à quel point Molière a respecté les acteurs qu’il associait à lui-même dans cette comédie. Certes, le rôle d’Argan, le plus lourd, est magnifique ; mais, pour autant, chacun a également le droit de revêtir un « caractère » psychologique et social, de jouer un rôle dans l’intrigue, de fournir sa contribution à la signification globale de la pièce. Mieux : chacun a sa part d’effets comiques et spectaculaires. On notera ici comment Molière compose ses grandes scènes : à la scène 5 de l’acte II, par exemple, si les Diafoirus au début s’associent indistinctement à Argan en de ridicules salutations, très vite Thomas acquiert un éclat individuel, puis il est relayé par son père, jusqu’à ce que Cléante, seul puis en duo avec Angélique, captive notre attention ; les personnages ainsi se succèdent, pour notre plus grande joie.
Remarquable aussi nous paraît l’adresse avec laquelle Molière tire parti des choses : cette pièce, contrairement à bien d’autres du XVIIe siècle, requiert quantité de décors, de costumes et d’accessoires ; on en fera l’inventaire : le fauteuil, évidemment, mais aussi un bâton, un luth, un clystère, un bonnet, et même des singes ! Théâtre très visuel donc, et du reste très proche de la tradition farcesque (bataille d’oreillers, gags et lazzi, etc.). Le Malade imaginaire tourne de surcroît autour de cette chose qu’est le corps, prétendument malade d’Argan. Pourtant, un texte est là, dont nous avons tenté de dire la qualité poétique, et la pièce tout entière ne laisse pas de poser au spectateur, une fois le rideau tiré, de graves questions. On en devra conclure qu’une des moindres qualités de cette œuvre est de fournir la preuve qu’il n’y a pas lieu de distinguer, ou d’opposer, comme on l’a si souvent fait, théâtre visuel et théâtre littéraire, spectacle et texte.
Semblablement, on tentera de mesurer comment Molière parvient ici à respecter les « bienséances » qu’il y avait lieu, sous Louis XIV, et même dans le genre comique, de ne pas trop heurter. Le Tartuffe, déjà, avait prouvé son tact à traiter de certains sujets scabreux (l’adultère). Ici, la grossièreté, inhérente au sujet même de la pièce, réussit à n’être ni sordide, ni vulgaire ; les personnages ne sont que très fugitivement odieux ; surtout, la bouffonnerie médicale évite la scatologie. Une anecdote témoigne bien de cette adresse de Molière, qui aurait dès les premières représentations modifié une réplique trop crue de Béralde à M. Fleurant (III, 4). Béralde disait : « Allez, Monsieur, on voit bien que vous avez coutume de ne parler qu’à des culs » – le texte porte, maintenant : « Allez, Monsieur ; on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages. » Mais c’est surtout la gaieté, jetée partout dans la pièce, qui estompe ce que pourraient avoir de choquant ou de pénible les manœuvres de Béline, les mensonges des jeunes gens, l’irrespect de Toinette, les prétentions des médecins. Suprême élégance, Molière, au moment même où il signe indirectement sa pièce en faisant allusion à sa propre « impiété » médicale (III, 3), nous indique qu’en aucun cas il ne laisse sa comédie devenir une pièce à thèses, puisque instantanément il s’accable (lui-même, car il jouait Argan) de quolibets : « C’est un bon impertinent que votre Molière … » Ainsi, tout, depuis de vulgaires affaires d’entrailles jusqu’à la grave pensée de la mort, est dit dans Le Malade imaginaire, mais décemment, c’est-à-dire, puisque nous sommes au théâtre, gaiement.
Il faudra enfin surprendre à l’œuvre, dans cette pièce, l’homme de théâtre que, même écrivain, demeure sans cesse Molière. Sombrant pourtant, en 1673, dans le souci et la maladie, le dramaturge organise son texte pour qu’en sourde de partout « cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre » (La Bruyère) : fréquente mécanisation des répliques, cascades de sketches, quiproquos tendus à l’extrême (I, 5), quolibets (Toinette aux dépens d’Argan), méprises (Thomas Diafoirus prend sa fiancée pour sa belle-mère), effets violents de symétrie (Toinette déguisée en médecin défait exactement le diagnostic de M. Purgon, Cléante en maître de musique dédouble dans son « opéra » la situation qu’il vit), effets non moins brusques d’inversion (le malade devient le médecin), effets de crescendo (tout le tempo de l’acte III) – tous ces procédés sont le fait d’un auteur-acteur, pour qui le théâtre est avant tout mouvement et rythme. Et même, cette ultime pièce de Molière nous fait nous souvenir que le théâtre, sans doute dans son essence même, ne saurait exister sans, quelque part, un masque : Molière, qui avait naguère inventé le personnage de Mascarille, a multiplié dans Le Malade imaginaire les mascarades, et de toutes sortes : au propre, Cléante, puis Toinette se déguisent ; en un autre sens, médecins, pharmaciens, et même notaires ne sont ce qu’ils sont que par leur déguisement ; au moral, chacun ici joue son personnage, joue ou se joue sa comédie. Sous nos yeux, les masques tombent (Béline ainsi est confondue), ou, au contraire, se placent sur les visages. « Allez-vous-en vous mettre en habit décent », est-il dit à Argan (III, 14) et nous le voyons, cum isto boneto vulnerabili et docto, changer en effet d’identité, lors de la mascarade finale. Jamais peut-être Molière n’a-t-il créé pièce plus théâtrale que ce Malade imaginaire qui propose de soigner un malheureux qui joue au malade en l’obligeant à jouer au médecin ! Théâtre dans le théâtre, a-t-on dit de cette pièce, mais aussi théâtre sur le théâtre, puisque s’achevant par la conversion de tous au théâtre. « Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner aussi la comédie les uns aux autres … » (III, 14). L’œuvre (et la vie) de Molière s’achève dans la griserie d’un jeu théâtral exceptionnellement pur.
III.4. Le rôle des documents authentiques dans la classe de FLE. L’utilisation des mises en scène des pièces de Molière dans l’enseignement des actes de langage.
III.4.1. Le rôle des documents authentiques dans la classe de FLE
Les documents authentiques ont fait leur entrée en didactique des langues au cours de la décennie 1970 lorsque s’est engagée la réflexion sur la suite à donner aux méthodes SGAV du niveau 1. Depuis, leur utilisation dans une classe de langue a ouvert beaucoup de possibilités et leur exploitation s’est très nettement développée tant pour faire acquérir des savoirs langagiers que pour transmettre des savoir-faire d’ordre socioculturel.
Un bref rappel historique est nécessaire pour comprendre l’introduction des documents dits authentiques dans la méthodologie du FLE et le bouleversement qu’ils y ont apporté. La méthodologie SGAV, qui a révolutionné le monde de l’enseignement des langues et qui a toujours étroitement uni les théories aux pratiques de classe, a été mise en place au cours des années 1960 et a concentré tous ses efforts sur les débuts de l’apprentissage. Au cours de cette décennie, les méthodologues ont dû également affiner le matériel réalisé en fonction des avancées de leurs recherches et des principales critiques qui n’ont pas manqué de jaillir, une fois passé l’enthousiasme causé par ce profond changement. Ainsi les préoccupations théoriques et les réajustements pratiques ont porté essentiellement sur le niveau débutant, délaissant les autres étapes de l’apprentissage.
Les matériels didactiques utilisés jusqu’en 1970 dans l’enseignement des langues étrangères se composaient :
d’un manuel contenant des textes ou des dialogues, des illustrations et des exercices. Que ce soit pour les méthodes dites « traditionnelles » ou pour les méthodes audiovisuelles, les unes privilégiant les textes, les autres les dialogues, dans les deux cas, les supports sont généralement fabriqués à des fins linguistiques avec des intentions pédagogiques évidentes ;
et, pour les méthodes SGAV, de bandes magnétiques reproduisant les dialogues et proposant des exercices d’une part, et, d’autre part, de films fixes et/ou de figurines pour tableau de feutre pour accompagner les illustrations du manuel et les dialogues contenus dans le matériel sonore. Dans la plupart de cas, même si une série de codes de type pédagogique apparaît dans certaines méthodes et rend ainsi l’image plus artificielle, les séquences d’images servent de point d’appui pour l’accès à la compréhension globale du message sonore : elles visualisent le déroulement de la situation de communication (le cadre situationnel et spatio-temporel), représentent des personnages qui évoluent dans ce cadre et mettent en scène les composantes non linguistiques de l’acte de communication (gestes, mimiques, attitudes, etc.)
L’ensemble de ce matériel est régi par un principe sacro-saint de la méthodologie SGAV : il s’agit d’une progression pas à pas, extrêmement rigoureuse ; il ne fallait pas donner à l’apprenant plus d’éléments à apprendre qu’il ne pouvait mémoriser en une séance et ces éléments étaient contenus dans la leçon du manuel. Le résultat est que, si les dialogues étaient censés représenter la parole en situation, ils véhiculaient en réalité des structures langagières limitées et simplifiées appartenant au français fondamental 1. Le maniement d’une langue appauvrie, sans ressort affectif, se réalisant également dans un contexte socioculturel très stéréotypé, peu vraisemblable, sans diversité aucune, faussant la dimension civilisationnelle recherchée.
Le titre du numéro 73 du Français dans le Monde, « Le Niveau 2 dans l’enseignement du français langue étrangère », en 1970, témoigne du début de la réflexion et va ouvrir en quelque sorte une nouvelle ère en méthodologie. Bénéficiant des atouts de l’expérience menée au niveau 1 et s’inspirant essentiellement des avancées de la sociolinguistique et de la pragmatique, les didacticiens de l’époque vont définir les grandes orientations pour le niveau 2 : tous mettent l’accent sur la nécessité d’unir étroitement l’enseignement de la langue à celui de la civilisation et sur la nécessité de mettre en contact l’étudiant avec une langue « réelle ». Ainsi, la langue enseignée doit être présentée dans sa fonction de communication réelle et les supports pédagogiques doivent être socialement et culturellement intégrés dans la civilisation française. L’introduction des documents dits authentiques permet de résoudre les problèmes dénoncés au niveau 1 et de concilier l’apprentissage de la langue à celui de la civilisation. La plupart des didacticiens envisagent ces outils en les articulant de manière interne à la méthodologie audiovisuelle. Au niveau 2, s’il est important de renforcer les connaissances acquises, il est fondamental de favoriser l’accès à une langue plus authentique et plus diverse tout en tenant compte des lacunes évidentes de l’apprenant ; la progression ne peut donc être entièrement évincée, mais elle doit offrir plus de souplesse et jouer un rôle moins important. C’est pourquoi, on préconise généralement des textes filtres, c’est-à-dire fabriqués à des fins pédagogiques pour préparer l’accès aux documents authentiques. Qu’il s’agisse de support écrit ou oral, le texte fabriqué doit présenter la même thématique que le document emprunté aux diverses sources de communication de la vie réelle et véhiculer les principales structures langagières propres à ce type de communication ; l’exploitation linguistique et le renforcement des connaissances se feront avec les textes filtres afin de permettre une exploitation plus authentique des documents non prévus pour la classe de langue. Un des matériels qui illustre bien cette orientation est Interlignes, réalisé par une équipe du Crédif : constitué de dossiers pour répondre aux exigences de l’enseignement de la civilisation, cet ensemble pédagogique propose divers textes fabriqués (dialogues et textes) dans les deux premières étapes de chaque dossier avant d’aborder les documents authentiques, souvent d’origine médiatique, au cours du troisième moment.
À l’inverse de ce courant, d’autres didacticiens prônent une plus grande liberté d’expression dans l’acquisition des compétences et le contact direct au langage réel sans passer par les étapes de simulation. Cette tendance est représentée par l’équipe du BELC qui réalise, à partir de 1971, toute une série de dossiers civilisationnels afin de reproduire les conditions d’une communication réelle et laisser plus d’initiative aux élèves.
Dès 1975, la méthode C’est le printemps, élaborée pour le niveau 1 suite aux vives critiques d’ordre linguistique et civilisationnel adressées au matériel audiovisuel, illustre non seulement le débat de l’époque, mais matérialise également une avancée qui annonce l’approche communicative : aménageant de manière conséquente les données du français fondamental, bouleversant la progression et les éléments de civilisation distribués par la méthodologie SGAV, elle présente des dialogues fabriqués dont la langue est quasi authentique (langue orale marquée et utilisation de divers registres de langue, etc.) ; de plus, elle diversifie les situations de parole et met en scène des personnages différents, de tous les âges, de toutes les classes sociales afin qu’apparaisse une certaine réalité française. Ainsi, les documents pédagogiques, bien que fabriqués, offrent une langue et une vision de la vie française plus vraisemblables et s’inscrivent dans une perspective qui se veut proche de l’authentique.
À la fin des années 1970, les apports théoriques de diverses disciplines vont infléchir les principes méthodologiques établis pour le niveau 2 et l’approche communicative va intégrer les documents authentiques dès les débuts de l’apprentissage, transgressant ainsi certaines règles de la méthodologie audiovisuelle. Les résultats, bien qu’encore limités des recherches en linguistique générale (théorie des actes de langage, linguistique pragmatique, analyse du discours, linguistique textuelle, etc.) et en sociolinguistique (fonctionnement du discours, ethnographie de la communication, etc.), vont servir de base à l’élaboration de programmes ayant pour l’objectif principal de développer dès les débuts de l’apprentissage une compétence de communication et des savoir-faire langagiers afin que l’apprenant puisse agir dans la langue étrangère. Par ailleurs, l’émergence de publics scientifiques va contribuer à bousculer certains concepts clés comme la progression, les niveaux d’apprentissage et la graduation des quatre compétences.
Certains didacticiens envisagent le courant communicatif comme une nouvelle orientation ; d’autres, comme Christian Puren, le considèrent comme la troisième génération de la méthodologie audiovisuelle. Peu importe la dénomination en ce qui concerne l’utilisation des documents authentiques ; toujours est-il que les hypothèses de travail mises à jour pour le niveau 2 vont contribuer à renouveler les programmes d’enseignement et influencer fortement les méthodes conçues pour le niveau 1 au cours des années 1980. Ainsi, sans tomber dans les travers de la généralisation, on peut affirmer que la plupart des didacticiens de la décennie 1970 se sont inscrits dans un processus de réaction par rapport à la méthodologie audiovisuelle.
Archipel, une des premières méthodes de l’approche communicative, favorise l’entrée des documents authentiques, essentiellement écrits et visuels, dans le matériel élaboré pour les débuts de l’apprentissage et préfère faire fonctionner le même acte de parole dans des dialogues fabriqués, proches de l’authentique, en le structurant différemment selon les diverses situations de communication et en préservant l’implicite contenu dans tous les échanges langagiers. D’une manière générale, les documents authentiques sont particulièrement nombreux et variés dans les manuels s’adressant à des niveaux avancés et cette remarque couvre l’ensemble des méthodes encore utilisées de nos jours. Pour les niveaux débutant et intermédiaire, s’ils ne sont pas réels, les documents de travail introduits sont souvent des copies adaptées de ceux que l’on trouve dans la vie courante et les activités proposées aux apprenants se rapprochent des types d’échanges qui existent dans la réalité.
Par opposition aux supports didactiques, rédigés en fonction de critères linguistiques et pédagogiques divers, les documents authentiques sont des documents « bruts », élaborés par des francophones pour des francophones à des fins de communication. Ce sont donc des énoncés produits dans des situations réelles de communication et non en vue de l’apprentissage d’une seconde langue. Ils appartiennent ainsi à un ensemble très étendu de situations de communication et de messages écrits, oraux et visuel, d’une richesse et d’une variété inouïes : des documents de la vie quotidienne (plan d’une ville, horaires de train, dépliants touristiques, etc.) à ceux d’ordre administratif (fiches d’inscription, formulaires pour ouvrir un compte bancaire ou pour obtenir une carte de séjour, etc.) en passant par les documents médiatiques écrits, sonores ou télévisés (articles, bulletins météorologiques, horoscopes, publicité, feuilletons, etc.), sans oublier les documents oraux (interviews, chansons, conversations à vif, échanges spontanés, etc.) ni ceux qui allient textes et images (films, bandes dessinées, etc.) ou ceux qui sont uniquement iconographiques (photos, tableaux, dessins humoristiques, etc.), il est aisé de constater, sans même établir un inventaire exhaustif, la diversité de ces textes/discours. A noter que certains didacticiens les dénomment « documents bruts », d’autres préfèrent les caractériser de « documents sociaux ».
L’introduction de documents authentiques dans un ensemble méthodologique ou dans une classe de langue présente à la fois des atouts considérables et des limites évidentes :
Les intérêts des documents authentiques, d’un point de vue didactique, sont multiples ; parmi les plus importants, on peut noter qu’ils permettent aux apprenants d’avoir un contact direct avec l’utilisation réelle de la langue et qu’ils montrent les situations qu’ils auront à affronter réellement s’ils séjournent dans un pays francophone. Ces supports permettent donc d’unir étroitement l’enseignement de la langue et celui de la civilisation et de régler ainsi un épineux problème en didactique des langues.
Des inconvénients limitent l’exploitation des documents authentiques en classe de langue ; d’abord, ils ne peuvent pas forcément constituer le support fondamental d’un cours, ni la base unique d’un programme aux niveaux débutant et intermédiaire notamment. Ensuite, ils n’ont de sens que dans le cadre d’un programme méthodologique ou pédagogique précis et cohérent. Leur sélection doit donc répondre à des impératifs rigoureux : âge, pays d’origine de l’élève afin d’éviter certains chocs culturels, habitudes d’apprentissage, mais aussi niveau, progression (concept clé même si on la définit avec plus de souplesse), besoins des apprenants et objectifs du cours. Le choix doit tenir compte également du vieillissement plus ou moins rapide de ce matériel éphémère.
L’entrée des documents authentiques dans la classe de français langue étrangère a diversifié de manière conséquente les supports d’apprentissage notamment pour les niveaux intermédiaire et avancé.
La gamme des documents écrits est si vaste qu’elle constitue un réservoir inépuisable d’outils d’enseignement d’une variété et d’une richesse inouïes et couvre l’ensemble des niveaux. Aux textes dits fonctionnels de la vie quotidienne comme un horaire de bus ou un prospectus, une fiche mode d’emploi ou une recette de cuisine, et ceux de la vie administrative comme un formulaire d’inscription ou un constat amiable d’accident, s’ajoutent tous les documents médiatiques qui offrent une mine de textes : bulletin météo, horoscope, fait divers, tests de personnalité, jeux, articles informatifs, courrier du cœur, bref, la panoplie est quasiment infinie et peut servir de déclencheurs à de multiples activités de compréhension, d’expression, d’enrichissement lexical, de perfectionnement grammatical et textuel tout en faisant entrer dans la classe la réalité extérieure et la culture de la langue cible.
Les documents authentiques oraux sont eux aussi particulièrement nombreux et offrent un contenu linguistique très varié et marqué par rapport aux variations socioculturelles et affectives de la langue parlée. Il faut distinguer cependant l’oral spontané (conversations à vif, interviews, débats, échanges quotidiens, etc.) et l’écrit oralisé (informations radiophoniques ou télévisées, discours politiques, chansons, sketches, etc.), car ils constituent différents types d’oral. Au cours de la décennie 1980, c’est essentiellement le matériel complémentaire qui prend en charge la diversité des productions orales, soulignée par la diversité des traits d’oralité, notamment prosodiques ; les documents oraux insérés dans les méthodes restent quant à eux souvent fabriqués, réalisés avec des intentions pédagogiques, mais tentent de restituer l’authenticité du fonctionnement de l’oral hors contexte d’apprentissage.
D’une manière générale, dans les pratiques d’enseignement, c’est la radio qui offre une mine inépuisable de documents divers et leur panoplie est de plus variées à l’intérieur même des grandes catégories : bulletin météo, journal radiophonique avec titres et développements, interviews, débats, spots publicitaires, diverses émissions portant sur des contes ou histoires de différents types, reportages, jeux, etc. Il faut reconnaître que cet outil d’information présente de grandes possibilités sur le plan pédagogique, mais ne pas négliger combien l’écoute des émissions radiophoniques, soit en direct, soit en différé et avec plusieurs écoutes grâce aux enregistrements, reste difficile au niveau de la compétence strictement linguistique : le débit de la parole, l’impossibilité d’intervenir sur le locuteur, l’absence de visuel et la méconnaissance du référent constituent les obstacles majeurs et il est nécessaire d’adopter des stratégies afin de favoriser l’accès au sens et faciliter la compréhension globale. Dans tous les cas, l’univers culturel que véhicule ce medium constitue une clé de voûte pour la didactique des langues : la confrontation des informations radiophoniques et celles de la presse écrite ou la comparaison de plusieurs stations de radio, par exemple, constituent des passages obligés pour l’enseignement de la civilisation, car la radio véhicule un mode particulier d’appréhension de la réalité et elle est l’expression d’une certaine culture française.
Un autre domaine tient également le haut du pavé dans la didactique de l’oral : il s’agit de la chanson que l’on va exploiter dans toutes ses dimensions intrinsèques et ne plus considérer uniquement dans sa dimension de détente ou de distraction, même si le plaisir de l’écoute reste une priorité. Ce type de document possède des caractéristiques qui lui sont propres : une voix, des instruments, une orchestration, des rythmes, une mélodie et un texte. Si les effets de la mélodie sur le message linguistique sont divers et peuvent être contrastés, ils sont toujours déterminants et facilitent généralement l’accès à la compréhension. La rencontre d’une mélodie et d’un texte est productrice d’un sens qui se perçoit plus aisément et certains éléments linguistiques s’offrent d’eux-mêmes, par leur répétition ou leur mise en valeur, à la mémorisation.
Comme la poésie, par son organisation strophique, ses refrains, ses rimes et son rythme, la chanson semble particulièrement bien convenir aux niveau débutant et intermédiaire et plus apte au réemploi de certains éléments d’acquisition que d’autres supports oraux ou sonores. Par ailleurs, il est possible de considérer la chanson comme le miroir de la société dans laquelle elle s’inscrit, comme un espace privilégie qui raconte la société et où la société se raconte. On peut donc l’appréhender comme un véritable vecteur de compétence socioculturelle. La production française est riche et variée : des classiques à la nouvelle génération et au rap elle permet la représentation de toutes les tendances multiculturelles et multimusicales. Comme tout document authentique, la chanson doit s’insérer dans une dynamique pédagogique regroupant des supports variés avec des objectifs bien définis, sinon elle risque de n’être qu’une simple parenthèse récréative. Créée pour être écoutée, elle nécessite des stratégies d’écoute et de compréhension particulières d’autant plus qu’à l’heure actuelle la musique semble plus importante que le texte et à tendance à le recouvrir. Mais, ne pas comprendre à la première écoute une chanson n’a rien d’étonnant et il faudra savoir exploiter ce phénomène, car la chanson traverse non seulement les frontières, mais elle saute également les barrières établies par la méconnaissance de la langue. A noter que ce matériel est facile à obtenir et que des sites sur Internet offrent une riche documentation, particulièrement précieuse pour ceux qui sont à l’étranger. Ce support a également évolué et s’est enrichi dans ses aspects techniques pour donner naissance au clip vidéo qui permet d’associer un travail de réflexion sur le visuel et le sonore et de déclencher de nombreuses activités orales et écrites.
À la panoplie des textes médiatiques et des documents sonores, d’une grande fécondité potentielle pour l’enseignement des langues, s’est ajouté un autre support offrant une spécificité particulière, car il allie deux éléments complémentaires, le texte (scriptural ou oral) et l’image.
Parmi les documents écrits, deux genres ont essentiellement l’attention des didacticiens : il s’agit de la publicité, particulièrement représentative de la civilisation d’un pays, et de la bande dessinée qui a connu une extension importante ces dernières années. Ces deux domaines se situent à un carrefour, car ils utilisent des moyens d’expressions dérivés à la fois du cinéma (plans, cadrages, angles de vue, montage), de l’art graphique (graphisme, composition des images, jeux d’ombre et de lumière, couleurs, etc.) et de la littérature (textes, dialogues). Les activités pédagogiques doivent, avant de prendre en compte la complémentarité image/texte, prendre appui sur le rôle joué par l’image, d’autant plus qu’elle facilite la compréhension du texte.
Par la suite, avec la vidéo, c’est l’image animée, mobile, qui a fait son intrusion dans la classe de langue étrangère : ce nouvel auxiliaire pédagogique, outre l’attrait qu’il exerce et la possibilité qu’il permet d’introduire une langue variée, actuelle et en situation, fournit un réservoir de savoir-faire langagiers et de pratiques de communication. Il facilite la compréhension, car il permet une bonne contextualisation en présentant l’environnement de communication et une vision du non-verbal (mimique, gestuelle, proxémique) : celui-ci apporte en lui-même une foule d’informations qui aident à la création du sens. Il offre également de nombreux atouts pour l’enseignement de la civilisation : la télévision et le document vidéo témoignent directement de la réalité sociale et culturelle et favorisent la compréhension et l’acquisition d’une véritable compétence culturelle.
Dans un très proche avenir, les documents authentiques vont connaître un regain d’intérêt grâce aux opportunités qu’offre le multimédia : la possibilité de faire coexister, à l’intérieur d’un même document, un support authentique (textuel, visuel et audiovisuel) et son traitement hypertextuel infléchit les orientations didactiques actuelles, d’autant plus que, dans cette situation, l’apprenant a la possibilité d’interagir avec les informations qui lui sont données et, donc, de construire son propre parcours d’apprentissage. Certes, comme toujours, l’apparition d’une technologie nouvelle parait seulement dans un premier temps en remplacer une plus ancienne. Mais très vite, le nouveau support permet de modifier en partie les pratiques pédagogiques elles-mêmes. Par exemple, l’utilisation de logiciels à vocation linguistique mais non prévus pour la didactique, comme les traitements de texte, permettent de nouvelles manipulations de l’écrit, comme le déplacement d’un texte vers un autre et son intégration. Ils permettent aussi de garder plus facilement en mémoire des étapes de la production, de vérifier automatiquement l’orthographe d’usage. Il existe même des logiciels d’aide à l’écriture qui travaillent à partir de matrices de textes. Les didacticiens proposent maintenant d’utiliser comme des documents authentiques les encyclopédies, les cédéroms des musées, les livres animés, les produits ludo-éducatifs ou les matériels prévus pour d’autres disciplines comme les logiciels d’histoire.
Les méthodes d’exploitation des documents authentiques doivent prendre en compte aussi bien la pluralité des publics et la diversité des médias que les impératifs imposés par l’institution dans lequel prend place l’enseignement (outils pédagogiques, horaire, programme, etc.). Parmi les principes fondamentaux, deux doivent être mis en exergue : savoir ne pas saturer d’activités un document authentique et savoir circonscrire les modalités opératoires d’utilisation pédagogique. Même si une exploitation linguistique s’impose, il ne faut pas oublier qu’il s’agit avant tout d’améliorer la réception et de la rendre la plus proche possible de l’authentique. Les propositions pédagogiques mises en place doivent donc découler d’une fine analyse prépédagogique qui mettra en relief les spécificités propres à chaque document tout en le reliant à un type plus général : les apports de la linguistique textuelle offrent à ce propos des pistes d’exploitation intéressantes pour instaurer une pédagogie de la compréhension et de la production.
Même s’ils ne sont pas aptes à résoudre à eux seuls, tous les problèmes que soulève l’enseignement des langues, les documents authentiques, qui ont permis de réaliser l’articulation du linguistique et du culturel, sont plus que jamais au centre du dispositif pédagogique. D’une manière générale, à la souplesse du matériel doit correspondre la flexibilité de l’approche du document en classe de langue et au foisonnement des genres, bien typés cependant, qui vont cohabiter avec d’autres supports didactiques, doit faire écho une série d’activités d’apprentissage aux objectifs bien définis. Avec les avancées technologiques, il est possible à l’heure actuelle de renouveler le matériel au jour le jour quel que soit l’endroit du monde où on se trouve. Les deux questions qui se posent alors sont, d’une part, celle de la longévité des enregistrements ou des documents et, d’autre part, celle des stratégies à mettre en place en fonction de la situation d’enseignement, pour les exploiter dans leur authenticité.
III.4.2. L’utilisation des mises en scène des pièces de Molière dans l’enseignement des actes de langage
Essayons de situer brièvement le concept d’enseignement. Du point de vue du curriculum, l’enseignement (teaching) est généralement caractérisé comme le moyen par lequel le curriculum est mis en œuvre. Selon Pinar, dans la conception américaine teaching est vu comme le moyen institutionnel de contrôler et de discipliner les étudiants et les enseignants, en vue de les amener à faire ce que l’institution attend d’eux. En Europe et en France on peut dire que l’enseignement est largement passé au second plan des préoccupations de la didactique.
La désaffection dont semble souffrir le concept d’enseignement tient à plusieurs facteurs. Le premier de ces facteurs est l’évolution des conditions d’appropriation d’une langue étrangère. Bien qu’il existe encore dans le monde beaucoup de situations où le seul contact qu’un apprenant a avec la langue qu’il étudie passe par son enseignant, on ne peut plus considérer que, dans les pays développés, l’enseignant est un médiateur unique. Or l’essentiel de la production didactique se fait dans ces pays et il y a donc sans doute un certain ethnocentrisme dans cette évolution scientifique.
Le second facteur est une évolution dans la définition du sens de savoir une langue étrangère. On s’accorde aujourd’hui sur le fait que s’approprier une langue, ce n’est pas seulement, et peut-être même pas du tout, accumuler des savoirs à son sujet : enseigner une langue ne peut donc plus être conçu comme transmettre de savoirs. En revanche, on considère que le maître doit être en mesure de fournir à l’élève les moyens méthodologiques d’accéder à des savoirs qu’il est susceptible de ne pas posséder lui-même.
Enfin, les progrès dans les connaissances psychologiques sur les phénomènes d’appropriation ont montré qu’un savoir véritablement approprié, c’est-à-dire réutilisable quand la situation le rend nécessaire, est un savoir autoconstruit.
La didactisation de l’écrit a connu un renouvellement conséquent avec l’approche communicative : la grammaire de texte, les travaux sur les situations d’écrits et la linguistique textuelle, qui se sont intéressés soit au cadre dans lequel se réalise l’énonciation, soit aux règles de fabrication des textes, ont permis, d’une part, de rénover des pratiques d’enseignement de la communication écrite et, d’autre part de prendre en compte l’ensemble des domaines et des situations de lecture qui se sont nettement élargis : la lecture littéraire n’est plus le mode dominant ; de plus, les textes fabriqués à de fins pédagogiques, qui sont censés correspondre au niveau de compétence linguistique de l’apprenant, prennent en compte la dimension textuelle des documents authentiques et tentent de reproduire des situations réelles de communication.
L’acquisition de la compréhension écrite en langue étrangère est un processus qui résulte à la fois du transfert des connaissances en langue maternelle et du développement de compétences lexicales, syntaxiques et textuelles propres à la langue étrangère ; à ces compétences linguistiques et discursives s’ajoutent les connaissances antérieures du lecteur, son expérience du monde et son bagage socioculturel. Comme pour l’oral, la seule connaissance des significations linguistiques ne permet pas à elle seule de comprendre un message écrit et l’expérience des textes joue un rôle fondamental. Lire n’est pas un décodage de signes ou d’unités graphiques, mais la construction d’un sens à partir de la formulation d’hypothèses de signification, constamment redéfinie tout au long de l’acte lectoral et de l’exploration du texte : l’accès au sens se réalise par tâtonnements, par réaménagements successifs qui autorisent de nouvelles anticipations plus précises avant sa construction définitive. La lecture est, par définition, une interaction entre le texte et son lecteur ; le rôle de l’enseignant est donc d’encourager l’apprenant à être le coconstructeur qu’il est dans sa langue maternelle par la mise en place de stratégies qui favorisent des entrées particulières par rapport aux objectifs de formation, au niveau des apprenants, mais aussi par rapport aux spécificités des supports.
Au cours de la décennie 1980 et sous l’influence des publics scientifiques, la didactique du FLE a dû appréhender le problème de la lecture qui avait été plus ou moins évincé jusqu’alors. Lire en langue étrangère, si ou savait lire dans sa langue maternelle, allait de soi : il n’était question que de transposition d’un code purement graphique et, pour l’essentiel, lire consistait à être capable d’établir des correspondances (mots et structures grammaticales) par le biais de la traduction. Avec la méthodologie SGAV, la lecture a toujours été subordonnée à l’oral (rythme, intonation, prononciation, correction phonétique, etc.) et a servi à renforcer les acquisitions orales. L’introduction des documents authentiques dans la classe de langue étrangère a notamment mis en lumière la complexité de l’apprentissage de la lecture, qui met en jeu des composantes multiples, et l’inadéquation de certains types d’activité utilisés jusqu’alors avec les textes littéraires : lecture linéaire ou déchiffrage des pages d’auteur et explication de texte. Découlant des recherches menées en didactique de l’écrit et bénéficiant des apports de l’approche cognitive, qui a notamment mis en valeur l’importance des connaissances préalables de l’apprenant et sa perception du monde dans sa quête du sens, une démarche particulièrement opératoire a été mise en place en didactique du FLE ; il s’agit de la lecture globale qui vise à transférer en langue étrangère des habitudes et des stratégies que le lecteur possède dans sa langue maternelle : perception globale des mots et des phrases, construction du sens grâce au repérage de l’architecture du texte et au savoir extra-linguistique, intentions de lecture, etc. La démarche peut se décomposer en deux phases et se déroule généralement comme suit :
Perception de l’ensemble du texte pour repérer sa vision iconique et relever ses signes intrinsèques : titre, sous titre, intertitre, éléments de typographie (caractère gras, majuscules, italiques, guillemets, etc.), photo, etc. ; cette phase d’observation permet au lecteur de se familiariser avec le texte et peut fournir des informations qui lui permettent de reconnaître à quel genre appartient le texte.
Lecture orientée vers certains éléments pertinents du texte qui vont initier la compréhension :
repérage des mots clés grâce à des questions clés ou des consignes de lecture très précises
perception du texte à travers son organisation pour en déceler son architecture : articulateurs logiques, rhétoriques, déictiques spatiotemporels, éléments anaphoriques, etc. ;
attention portée sur les entrées et les fins de paragraphes ;
recherche des éléments éventuels d’ordre énonciatif (qui écrit ? pour qui ?) et des marques de discours qui rapportent la parole d’autrui (discours direct, relation de paroles).
A la fin de cette étape, l’apprenant doit être en mesure de répondre aux fameuses questions remises au goût du jour par les praticiens de la communication : qui ?, quoi ?, à qui ?, où ?, quand ?, comment ?, pourquoi ?
Cette démarche a donc pour objectif de conduire le lecteur à construire le sens global sans effectuer de lecture linéaire ou de déchiffrage et à développer un savoir-faire. Il est évident qu’elle fait appel à sa propre stratégie de compréhension en langue maternelle, à ses connaissances antérieures et qu’elle vise à établir une connivence entre le texte et l’apprenant. En réitérant cette technique avec des documents authentiques divers, on lui donne aussi des outils d’analyse qu’il pourra réinvestir par la suite de façon autonome. Il est donc nécessaire d’entraîner le plus tôt possible l’apprenant à affronter des textes qui dépassent ses compétences linguistiques et à développer ainsi ses capacités de compréhension globale quitte à choisir, au départ, des textes dont la familiarité avec le domaine référentiel du support est plus grande.
Il existe d’autres stratégies de lecture qui définissent d’autres types de compréhension. Parmi les plus courants, on peut citer :
la lecture écrémage qui consiste à parcourir rapidement un texte et de manière non linéaire : ce survol du texte donne une idée globale de son contenu et cette technique que nous pratiquons tous lorsque nous feuilletons un journal pour repérer quels sont les articles qui nous intéressent et que nous lirons par la suite ;
la lecture balayage qui permet de capter l’essentiel ou une information précise distribuée dans le texte par l’élimination rapide du reste ; il s’agit d’une lecture sélective que l’on pratique au quotidien : parcourir un dépliant pour relever le lieu d’une activité, son horaire, par exemple ;
la lecture critique qui demande une lecture intégrale d’un document et qui s’attache au détail et à la précision : elle peut entraîner le commentaire ;
la lecture intensive ou studieuse qui vise à retenir le maximum d’informations et qui, par l’attention qu’elle réclame, peut se transformer en une quasi mémorisation du texte.
Le lecteur averti passe inconsciemment d’un type de lecture à un autre selon ses besoins, ses intérêts, ses intentions et selon le type des textes. Ces différents types de lecture répondent à des objectifs différents et il est nécessaire de les introduire selon une progression dans la classe de langue étrangère et de ne pas se limiter à la lecture globale, comme c’est trop souvent le cas dans les méthodes d’enseignement/apprentissage du FLE. Des lectures sélectives, orientées vers la recherche d’éléments pertinents, sont des aides non négligeables pour favoriser l’interaction entre le texte et l’apprenant et le conduire vers une compréhension plus approfondie et plus fine.
Aider l’apprenant à construire le sens, c’est lui assigner un projet de lecture, défini par des objectifs, qui consiste à lui donner un certain nombre de tâches à réaliser et à le mettre dans une situation active. Pour développer l’apprentissage de la compréhension, il est important de mettre en place un parcours tout en segmentant les diverses activités à accomplir selon une progression.
Les différentes étapes pourraient être, en fonction des spécificités du texte, les suivantes :
La prélecture : c’est une étape essentielle qui facilite l’entrée dans le texte et favorise la formulation d’hypothèses. Avant même de lire le texte, on peut mobiliser les connaissances déjà acquises par l’apprenant et créer un horizon d’attente par une activité de remue-méninges qui peut consister à répondre à une question, à pratiquer un jeu lexical, à réagir par rapport à une image, etc.
L’observation du texte, si sa physionomie est pertinente : lecture-balayage afin de considérer la présentation typographique, le titre, le sous-titre, la photo, etc., et de conduire l’apprenant à anticiper sur le sens et à formuler des hypothèses plus fines.
La lecture silencieuse en fonction d’un projet : il s’agit d’une lecture guidée par une ou plusieurs consignes qui favorisent les entrées dans le texte et orientent le lecteur à construire le sens. Les activités proposées peuvent appeler plusieurs lectures successives et être conduites de manière différente selon la densité du texte (la classe dans sa totalité et/ou répartition en petits groupes avec une tâche identique à accomplir pour tous ou avec des tâches différentes, etc. La finalité de cette étape est la compréhension approfondie du texte dans sa totalité.
Après la lecture, il est important de faire réagir le lecteur par rapport aux diverses informations délivrées par le texte dans sa forme ou son contenu sous la forme de discussion, de commentaire ou de toute autre activité de manière à élargir des connaissances antérieures et fixer les nouvelles.
Les connaissances préalables du lecteur, qui résultent de son expérience du monde, constituent une composante majeure pour la construction du sens. Parmi ces connaissances, les connaissances textuelles, qui concernent la représentation de l’organisation des différents types de textes, sont fondamentales.
Préparer les apprenants à la maîtrise des divers types de texte, c’est non seulement les aider à comprendre un texte, mais c’est aussi leur fournir des instruments d’analyse qu’ils pourront réinvestir par la suite et les rendre autonomes.
1. Pour lire le texte narratif :
– La temporalité : le récit, par définition, raconte une suite d’actions ou d’événements, réels ou imaginaires, qu’il inscrit dans le temps, que ce temps soit lui aussi réel ou imaginaire. L’expression du temps occupe donc une place centrale : les embrayeurs temporels, les expressions indiquant une progression, les verbes exprimant le début ou la fin d’une action, la variation des temps verbaux (passé simple, passé composé, présent de narration), l’expression de la succession, de l’antériorité et de la postériorité, tous ces repères sont au service de la progression du texte narratif et leur étude pourrait favoriser l’appréhension de la chronologie ou le déroulement de l’histoire.
– Le repérage du schéma narratif, qui constitue la logique de tout récit : il permet l’analyse de la structure, aide à résumer l’histoire ou à situer l’extrait. Le schéma narratif est constitué de cinq étapes :
a) la situation initiale
b) la complication de cette situation avec un élément perturbateur qui rompt l’état initial,
c) le déséquilibre qui enclenche un processus de transformation,
d) l’intervention d’éléments de résolution,
e) la situation finale avec un retour à l’équilibre.
– L’action ou la suite d’actions, moteur de tout récit : le repérage des verbes peut servir de repères pour appréhender la conduite du récit.
– Le mode de narration, le système énonciatif et le mode de focalisation : leur étude permet la saisie du statut du narrateur par rapport au récit (distanciation/implication personnelle).
– Les acteurs du texte narratif : les distinguer permet de déterminer les forces agissantes ou actants qui permettent à l’action d’évoluer, de différencier les adjuvants (ceux qui aident) des opposants, de désigner le héros, animé par des mobiles et qui tend vers un certain but, etc.
– Le vocabulaire (appréciatif/dépréciatif/neutre), les connotations : ils indiquent si le récit est objectif ou non.
2. Pour lire le texte descriptif :
– Le thème-titre, donné par le terme générique : d’entrée de jeu, le lecteur peut savoir quel est l’« objet » dont il va être question même si, quelquefois, il est nommé uniquement à la fin de la description, créant ainsi un effet d’attente. S’il est indiqué en début de séquence, le lecteur peut faire appel à ses connaissances antérieures, il est en attente d’un certain champ lexical et il peut ainsi comparer son savoir à ce qu’il découvre. L’« objet », le personnage ou le paysage ainsi nommé, est ensuite décomposé en ses différentes parties.
– Les marques d’énumération et de reformulation, qui soulignent la structure généralement arborescente du texte descriptif.
– La spatialité, car la description représente ce qui se situe dans l’espace : le repérage des indicateurs de lieux, qui organisent l’ensemble de la description, favorise l’analyse de la structure.
– Les sensations : liée à l’espace, la description comporte de nombreux éléments d’ordre visuel (lumières, couleurs, formes, etc.), mais, pour rendre plus présent ou concret ce qui est présenté, elle met en jeu les autres sensations (notations auditives et olfactives notamment).
– Le champ lexical, qui assure l’organisation thématique : la description s’organise autour d’un même champ lexical et le texte descriptif est, par excellence, le texte de l’expansion nominale : les divers objets sont nommés pour être qualifiés et représentés avec leurs propriétés ou leurs qualités ; d’où l’importance des adjectifs, des propositions relatives, etc.
– Le vocabulaire (appréciatif, dépréciatif, neutre), qui permet de dire si la description est objective, subjective, réaliste, idéalisée, fantastique, etc.
– La constance de choix stylistiques : les réseaux lexicaux sont généralement soulignés par des figures de style ; les comparaisons, les métaphores, les hyperboles et les connotations sont des figures que développe toute description : elles fonctionnent comme des facteurs de cohésion et indiquent l’isotopie développée.
– Les fonctions de la description : ornementale, référentielle, explicative ou documentaire, métaphorique et symbolique.
– Le point de vue : focalisation externe (les « objets » sont montrés de l’extérieur, de façon neutre et objective), focalisation interne (ils sont présentés à travers le regard et la subjectivité d’un personnage et la réalité est donc limitée à sa vision), focalisation zéro ou le point de vue omniscient (les « objets » sont décrits accompagnés du savoir du narrateur qui voit tout et qui sait tout).
3. Pour lire le texte argumentatif :
– Les indices d’énonciation, car tout texte argumentatif défend une prise de position en s’opposant de manière implicite ou explicite à ceux qui pensent le contraire. L’implication de l’argumentation est plus ou moins manifeste et la présence des tenants de la thèse qu’il s’agit de réfuter est plus ou moins discrète. Le caractère dialogique souvent entretenu par le texte argumentatif peut être source de confusions, voire même de contresens. L’analyse des indices d’énonciation permet d’éviter cet écueil.
Les principaux textes qui marquent la subjectivité sont notamment mis en valeur par le jeu sur les pronoms personnels (première et deuxième personne), l’emploi d’un vocabulaire persuasif (termes affectifs, catégoriques et très souvent évaluatifs), la présence de verbes d’opinion, l’utilisation massive de modalisateurs comme les adverbes (assurément, sans aucun doute, etc.), des expressions introductives (il est certain que), l’emploi de l’impératif pour rendre complice le lecteur, etc.
La présence du point de vue adverse peut se révéler par le discours direct, la parole rapportée, la concession qui permet d’accorder quelque crédit aux arguments adverses pour mieux défendre ensuite les arguments de l’auteur, les appels directs de l’argumentateur, etc.
Cette entrée linguistique dans le texte permet de percevoir les deux « voix » en présence et de ne pas attribuer les pensées de l’un à l’autre.
– L’organisation du texte, qui aide à identifier la thèse et l’agencement des arguments, grâce à l’étude des connecteurs logiques (cause/conséquence, déduction/induction, opposition, etc.) ou des expressions à valeur argumentative (cela montre bien que) et grâce à l’appréciation de la ponctuation dont le rôle est particulièrement pertinent. Le schéma argumentatif mis ainsi à jour met en valeur la stratégie utilisée et peut permettre de déceler des relations implicites ou des passages elliptiques ou manquants. Il marque également le type de raisonnement choisi : déductif, concessif, raisonnement par analogie. Il existe de nombreux plans possibles :
affirmer la thèse proposée, puis enchaîner les arguments pour la prouver et, enfin, reformuler la thèse en conclusion pour en montrer la véracité ;
présenter la thèse adverse, puis enchaîner les arguments pour la réfuter et, enfin, affirmer la thèse proposée ;
faire dialoguer les deux thèses en présence et dérouler argument et contre argument afin d’asseoir la thèse proposée ;
– Les fonctions du texte argumentatif, mises en valeur par son organisation : fonction persuasive (l’émetteur cherche à convaincre et à persuader le lecteur) ou polémique (il s’oppose à celui ou ceux avec lesquels il n’est pas d’accord souvent en les ridiculisant ou par le jeu de l’ironie).
– Le développement et la répartition des champs lexicaux, qui révèlent le thème traité, mais aussi les oppositions (thèse proposée/thèse rejetée). Les connotations (positives/négatives), les images, les répétitions, les exagérations, les gradations sont autant de moyens utilisés pour renforcer l’efficacité de l’argumentation.
– La hiérarchie des arguments et les exemples, deux ingrédients fondamentaux du texte argumentatif qui sont souvent présentés selon un aller-retour subtil. Les arguments peuvent prendre la forme d’assertions, de raisonnements, s’appuyer sur des anecdotes, des faits, etc., faire appel à la raison ou à l’affect.
Tous ces éléments ont une valeur argumentative : ils forment un tout au service d’une thèse à défendre. Prendre appui sur certains de ces indices permet de bien dégager les prémisses et d’établir le circuit argumentatif propre au texte en question.
Pour développer une véritable compétence lectorale, il est nécessaire de faire exercer la compréhension sur les textes les plus variés et provenant de sources diverses et d’introduire au plus tôt des unités textuelles qui forment un tout et dont la longueur soit conséquente au fil de l’apprentissage.
Recueil des mises en scène des pièces de Molière ou inspirés de Molière, crées par des metteurs en scène français du XXe siècle
III.5. Exploitation phonétique des textes de Molière
« Pour apprendre à prononcer, il faut des années. Grâce à la science, nous pouvons y arriver en quelques minutes.» (La leçon d`Eugène Ionesco)
La phonétique est l`un des aspects définitoires de toute langue dont l`appréhension touche premièrement à ce domaine. Du point de vue phonétique, les élèves commettent des erreurs de prononciation, de rythme, d`intonation… qui nuisent souvent à la communication et à l`apprentissage de l`écrit. Une bonne connaissance de la phonétique mène à une bonne orthographe et, implicitement, à une meilleure compréhension et expression.
Selon Maria Dragomir, « il y a une interaction étroite entre l`audition et la phonation. […] L`éducation d`une nouvelle phonation doit commencer par l`éducation de la perception auditive. » [Dragomir, 2008 :31] Une bonne orthographe s`approprie par la mémoire visuelle, la répétition, la dictée ou d`autres exercices.
Pendant les premiers classes de langue étrangère, l`expérience antérieure des élèves peut l`aider à différencier les sons de langues diverses, cela se constituent dans un moyen de motiver les apprenants. Les contacts initiaux peuvent se réaliser par des simples écoutes ou par des exercices plus ou moins complexes. On peut proposer aux élèves l`écoute ou la visualisation de mots et textes en langues différents et l`identification des mots, syntagmes et des phrases en français.
Le lexique du théâtre de Molière se prête à ce type d`exercice, vu la possibilité de comparaison de la terminologie en langue maternelle ou d`autres langues et le français.
Exemples d`items :
Écoutez les mots suivants. Pouvez-vous reconnaître les termes en français ?
leçon, théâtre, spectator, Theaterstück, scène, spettatore, pubblico, Lektion, prose, public.
Comparez les mots suivants avec des mots du roumain: scène, leçon, acteur, rôle,
théâtre, comédie, protagoniste, public, dialogue.
Après les moments introductifs, on passe à l`étude de l`alphabet et des règles de prononciation par la découverte interactive à travers un mot de vocabulaire, illustré et écouté.
Par exemple :
i [i] : rire, vite, mythe;
o [o] : beau, prose;
u [y] : plume, lune, tu;
[e] : théâtre, insensé, élégant;
[Є] : frère, scène, première.
Dans notre corpus d`étude, il y a des textes qui posent des problèmes de prononciation.
Pour le groupe ou, au, ai, oi, en, in, on recommande les textes 6, 11.
Sur le web, il y a une vaste source d`exercices d`écoute et d`applications. En voilà des exemples:
http://www.lepointdufle.net/apprendre_a_lire/abecedaire-c.htm#.U6r4ZfmSxrU, un alphabet présenté de manière amusante, avec prononciation;
http://timoleon.canalblog.com/archives/2012/09/01/25006819.html, un alphabet chante, agréable à écouter et qui facilite l`appréhension;
http://www.dailymotion.com/video/x15v2_m-jourdain-et-les-sons-1_school, mise en scène de la scène 4 de l`acte II du Bourgeois gentilhomme de Molière.
Les diacritiques (les accents et la cédille) peuvent être étudies dans un document facile à comprendre qui rende l`appréhension agréable et facile à réaliser. En voilà un exemple pris sur internet: http://clicnet.swarthmore.edu/rire/abcde/diacr.html.
Après l`appropriation des lettres, des règles de prononciation, on fait des exercices tels:
Écoutez les épelés et complétez les mots par la lettre qui manque:
T_ _ ÂTRE, _OM_DIE, P_R_ON_AGE, _ _ ÈNE.
Écrivez ce que vous entendez épeler. Cherchez le sens des mots dans le dictionnaire et formez des phrases.
Lisez le texte et épelez les formules en gras. [texte numéro 95]
En début de la classe, on peut proposer des activités brise-glace qui consistent dans des courts moments phonétiques, des taches qui usent des techniques théâtrales. Muriel Moreno, professeur Alliance Française de Sydney, propose les méthodes suivantes:
Prononciation des voyelles A, E, I, O, U, OU en articulant de façon exagérée et en étirant ou en arrondissant bien les lèvres. Faire tenir la voyelle sur 5 secondes.
Passer de la prononciation de [i] à celle du [y] (le « u ») en gardant les mâchoires serrées, en ne bougeant que les lèvres. Commencer à un rythme lent, pour placer les sons, puis faire accélérer.
Faire répéter « bla bla bla » rapidement pendant 5 secondes, puis « ble ble ble », « bli bli bli », « blo blo blo » en exagérant la position des lèvres.
Faire vibrer les lèvres à la manière d`un bébé qui veut cracher sa purée, ou d`un enfant imitant le bruit d`un camion. 5 à 10 secondes.
Se racler la gorge pour sortit un « r » et le faire suivre d`un « t ». 5 ou 6 fois.
Faire la petite souris qui mange un biscuit : « crr crr crr ». 5 à 10 secondes.
Faire le gros rat qui miroite le biscuit de la souris : « grr grr grr ». 5 à 10 secondes. [Moreno, URL]
D`autres exercices phonétiques de brise-glace:
Imaginez que vous êtes un monstre. Mimez votre réaction. (On peut donner cette consigne pour d`autres situations. Exemples : Vous goutez à un citron. Vous rencontrez votre chanteur préféré. Vous êtes heureux. Vous êtes fatigué. Vous vous levez du lit, etc).
Voilà des virelangues. Par groupes, sélectionnez un représentant qui prononce le plus rapidement que possible et de manière correcte des virelangues donnés. On peut prononcer ensemble quelques fois et après individuellement.
Ces cerises sont si sures qu`on ne sait pas si c`en sont.
J`entends les noms de onze enfants lapons.
Chat vit rat, rat tenta chat.
Voilà des textes de Molière qui s`approchent des virelangues:
« Ô amour, amour, amour, amour ! Pauvre Polichinelle, quelle diable de fantaisie t`es-tu allé mettre dans la cervelle? » [Molière, Classiques Larousse, Le malade imaginaire: 36]
« Plin, plin, plin. Plin tan plan. Les cordes ne tiennent point à ce temps-là. Plin, plan. » [Molière, Classiques Larousse, Le malade imaginaire: 39]
« …tout ce qui n`est point prose est vers; et tout ce qui n`est pas vers est prose.» [Molière, Classiques Larousse, Le bourgeois gentilhomme : 37]
« Ne dis plus qu`il est amarante, / Dis plutôt qu`il est de ma rente. Voilà qui se décline: ma rente, de ma rente, à ma rente. » [Molière, Classiques Larousse, Les femmes savantes: 58]
«Votre fait / Est clair et net; / Et tout le droit / Sur cet endroit / Conclut tout droit.» [Monsieur de Pourceaugnac]
« Ho ! ho ! qui des deux croire, / Ce discours au premier, est fort contradictoire.» [Molière, Classiques Larousse, L`étourdie: 52]
« Oui, son mari vous dis-je, et mari très mari. » [Molière, Classiques Larousse, Sganarelle ou Le cocu imaginaire : 43]
On peut trouver des exercices phonétiques variés et interactifs sur le site http://phonetique.free.fr.
Réciter c`est un bon exercice pour l`amélioration de la prononciation. Lire et réciter des fragments de pièces de théâtre en vers, telles celles de Molière, après avoir fait connu le sujet de la pièce constitue des moyens de motiver positivement les élèves, prendre contact avec une œuvre littéraire d`un écrivain consacré de langue française. Voilà des textes du corpus d`étude qui se prêtent à la mémorisation et à la récitation intégrale ou partielle, parce que ce sont des vers : 10, 43, 44, 45.
Des textes qui font appel à la maitrise des règles de prononciation et à une bonne diction sont ceux des numéros 10, 16, 30, 32, 72, 82, 95.
Chanter c`est aussi un bon exercice qui bénéficie de l`atout de l`attractivité. Pour se divertir on peut improviser des lignes mélodiques pour certaines scènes des pièces, par exemple le texte numéro 10, 33, 44, 57 du corpus d`étude.
En orthographe, les difficultés proviennent des différences entre l`écrit et l`oral, spécialement pour les locuteurs d`une langue phonétique tel le roumain. Le rapport entre la graphie et le son se réalise, selon Maria Dragomir, par trois démarches:
la démarche cognitive ou réfléchie. Dans le cadre celle-ci, on enseigne des phonèmes set des graphèmes correspondants et on travaille sur des textes desquels on les élimine. L`enseignant lit le texte à haute voix et les apprenants doivent le compléter.
la démarche analytique. Le son est aperçu en même temps que son image écrite, en faisant appel aux connaissances lexicales et grammaticales acquises.
la démarche active. On utilise du matériel visuel, des publicités et les affiches aux fragments de textes qui permettent l`effectuation d`exercices de remplacement, de complétion, de résolution de mots croisés. [Dragomir,….]
Pour exemplifier, on propose des consignes différentes sur un fragment tiré de Le malade imaginaire et des renvois à d`autres textes du corpus ou l`on peut appliquer les mêmes consignes. Bien sûr, tout fragment du corpus de textes se prête au travail phonétique et orthographique, mais il y a certains qui contiennent plusieurs aspects ou se concentrent sur un seul:
Écoutez le texte suivant, puis suivez la lecture sur les fiches et prononcez le texte vous-mêmes. Mémorisez-le et récitez-le.
« Quittez, quittez vos troupeaux,
Venez, bergères, venez, bergères,
Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux;
Je viens vous annoncer des nouvelles bien chères
Et réjouir tous ces hameaux.
Quittez, quittez vos troupeaux,
Venez, bergères, venez, bergères,
Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux.» [texte numéro 33, Molière, Classiques Larousse, Le malade imaginaire: 11]
Récitez les vers suivants en riant, puis en pleurant, puis en chantant:
« Quittez, quittez vos troupeaux,
Venez, bergères, venez, bergères,
Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux.» [texte numéro 33, Molière, Classiques Larousse, Le malade imaginaire: 11]
Prononcer le texte le plus vite que vous pouvez, en évitant de faire des fautes.
Prononcez les vers en exagérant l`articulation des sons a votre choix.
Prononcez les vers en exagérant l`articulation des sons [ã], [u], [ϵ].
Complétez par les lettres qui manquent pour obtenir des mots du texte: TROUPE_UX, BERG_RES, VO_S, Q_ITTEZ, T_NDRES.
Travaillez par groupes/paires pour trouver des rimes pour chaque mot souligné.
Cherchez des mots qui finissent par les trois mêmes lettres que les mots soulignés.
Cherchez des mots qui commences par les mêmes trois lettres que les mots écrits en italique.
Épelez les mots suivants: quittez, bergères, ormeaux, hameaux.
III.6 Exploitation lexicale des textes de Molière
En ce qui concerne le lexique, il y a deux aspects à envisager pendant la classe : l`élucidation du sens et l`enrichissement du vocabulaire. Il y a des adeptes de la conception radicale qui interdit l`usage de la langue maternelle mais, dans des situations qui imposent le renvoi vers cela peut se faire, ainsi qu`il fait combiner l`intuition et la traduction. Autrement dit, les leçons de vocabulaire impliquent des étapes qui suivent le principe de l`intuition visuelle-auditive et l`approche interlinguale, toujours en contexte.
D`abord, on introduit l`objet représenté par l`élément lexical – dessin, photo, maquette, etc. – suivi par une perception auditive contextualisée. Les apprenants écoutent, reproduisent et, selon leur niveau, produisent de nouveaux messages. Suit la présentation, la reproduction et la production de nouveau messages par écrit, toujours en contexte. Pour fixer les unités lexicales, on fait appel à l`oral et à l`écrit en effectuant de divers exercices.
À partir des textes du corpus d`étude et du spécifique du domaine dramatique, on peut effectuer des exercices d`identification, d`association, de remplissage, de regroupement et aussi observer, écouter, jouer, etc.
Exemples d`items:
Lisez le texte suivant et identifiez les termes qui désignent
des traits physiques et de caractère / décrire des personnes [v. le texte 1, 2, 3, 4, 9, 27, 34, 59, 65, 81, 84, 86] ;
des meubles [v. le texte 5]
des aliments et des plats [v. le texte 6, 7, 28, 39, 59]
des nombres [v. le texte 22, 32, 37]
des pays et les habitants [v. le texte 10]
des vêtements et des accessoires [v. le texte 12, 19, 65]
des animaux [v. le texte 13]
des parties du corps [v. le texte 14, 15, 16, 87]
des éléments de la grammaire [voir le texte 49]
des éléments de l`art musicale, de la littérature [voir les texte 52]
des membres de la famille [voir le texte 58]
des éléments du domaine médicale [voir le texte 82]
des maladies [voir le texte 96]
exprimer la place [voir le texte 82]
Réalisez un dictionnaire de termes du domaine de théâtre qu`on trouve dans les textes de Molière.
Quel est le champ lexical du mot théâtre ? On peut faire un jeu de balle, en lançant une balle dans la classe. Celui qui prend la balle a la parole. On ne doit pas répéter le même mot.
On choisit une lettre. Enumérez des termes du théâtre qui commencent par cette lettre, des termes qu`on a appris en lisant les fragments tirés des pièces de Molière.
Classifiez les termes du texte suivant selon leur appartenance à des champs lexicaux. [voir les textes 16, 17, 39, 71, 82, 96]
Cherchez dans cette grille les mots en relation avec la représentation de théâtre que vous venez de voir:
DÉCOR – SCÈNE – ACTRICE – COULISSE – OUVREUSE – COMÉDIE – DRAME – COSTUMES – MUSIQUE – RIDEAU.
Trouvez les définitions des mots suivants puis employez-les dans des phrases personnelles: comédie – acte – comédien – personnage – metteur en scène.
Trouvez l`intrus de chacune de ces deux listes:
a) ladre – avare – harpagon – économe – vilain – généreux;
b) largesse – gaspillage – avarice – générosité – dissipation – libéralité.
Soulignez les cinq professions nommés dans l`acte I du Bourgeois Gentilhomme: cuisinier, infirmier, noter, boulanger, agent de police, pharmacien, servante, enseignant, médecin, notaire, jardinier, peintre, avocat.
Complétez avec le mot adéquat. Aidez-vous au moyen des définitions que l`on vous propose ci-dessous:
Jean Baptiste Poquelin naît à Paris le 15 Janvier 1622. Fils de Jean Poquelin, valet de chambre et (1) ………………de la Maison du Roi.
Dès 1643, Jean Baptiste prend le (2) ……………… de Molière, et fonde la (3) ……………….. de „L`illustre Théâtre.‟
Puis la troupe s`installe à la (4)…………………. de Louis XIV. En 1662, Molière se marie avec Armand Béjart. En 1665, la troupe de Molière devient la „Troupe du Roy. ‟
Molière est en même temps, (5)……………….., (6)……………… et metteur en scène de troupe. C`est avant tout un auteur comique.
Molière connait de grands (7)………………….. aussi bien que (8) ………………
Total. Il était adoré par ses (9) …………………… et détesté par un grand nombre d`(10)…………………. .
Molière meurt le 17 Février 1673, (11) …………………… la quatrième (12) ………………….. du Malade imaginaire.
(1): Personne qui fabrique et vend des tissus d`ameublement de décoration.
(2): Nom choisi par une personne pour remplacer le sien.
(3): Groupe de comédiens, d`artistes qui jouent ensemble, compagnie.
(4): Résidence du roi et de son entourage.
(5): Artiste dont la profession est celle de jouer un rôle sur la scène.
(6): Écrivain de pièce de théâtre.
(7): Fait d`être connu et apprécié de la part d`un nombreux public; triomphe.
(8): Insuccès, faillit (d`un projet…), revers, déception.
(9): Personnes avec lesquelles on est lié d`amitié.
(10): Personnes qui nous sont hostiles.
(11): Pendant, durant.
(12): Fait de représenter (une pièce).
Dans le tableau suivant, associez chaque terme à sa définition:
Vous êtes des acteurs. Mimez votre personnage préféré découvert dans les pièces de théâtre écrites par Molière.
Notez tous les mots qui vous viennent à l`esprit en entendant, en regardant et en décomposant les noms des personnages de la liste suivante. Par exemple Scapin: sapin, pain, copain, pin, alpin, scalpel, scalper, plein, pépin, étymologie scapare = échapper.
À la manière de cette recherche, trouvez tout ce qui est évoqué par chaque nom de personnage: Harpagon, Élise, Cléonte, Argante, Octave, Angélique.
Avec les lettres des noms des personnages (par exemple: HARPAGON, ÉRASTE, JOURDAIN, SCAPIN, ARGAN), donnez des adjectifs qui commencent par chaque lettre du mot.
Regroupez-vous et travaillez sur le projet La mode dans le théâtre de Molière.
III.7. Exploitation grammaticale
Enseigner la grammaire, c`est conduire les élèves à comprendre les mécanismes de la langue, à maitriser la terminologie qui sert à les identifier et à les analyser, afin de les amener à réutiliser ces connaissances pour mieux s`exprimer à l`écrit comme à l`oral et mieux comprendre les textes lus. L`élève acquiert progressivement le vocabulaire grammatical qui se rapport aux notions étudiées et mobilise ses connaissances dans des activités d`écriture.
La nécessité des exercices de grammaire est un principe solidement ancré dans la tradition scolaire. Ils sont jugés indispensables à l`acquisition d`une maîtrise suffisante de la langue française. Mais la grammaire a toujours été un sujet de contradictions en ce qui concerne les langues étrangères. Il y a plusieurs orientations, de celles qui la considèrent un but en soi jusqu`à l`approche communicative d`aujourd`hui. Selon Mariana Dragomir [Dragomir, 2008: 36, 37], une synthèse du traditionnel et du moderne se réalise par le parcours de trois étapes:
l`observation du fait de langue, à partir de la langue orale;
à partir des textes écrites, on travaille en collectif, par des questions-réponses, à la systématisation du problème grammatical. « On découvre, on imite, on modifie les structures découvertes », en précédant l`écrit par l`oral;
la formulation de la règle.
En ce qui concerne l`approche communicative, elle suit trois principes:
l`écoute de la structure qu`on veut étudier, suivie par des consignes qui seront résolues en groupes (soulignez ce qui est différent….., soulignez…..), chaque groupe proposant son explication. On retient la meilleure argumentation.
dans des situations de communication, les apprenants doivent compléter par la forme correcte, en ayant à leur disposition des choix multiples, des exercices qui se finalisent par la complétion d`un tableau synthétique qui contient les règles de fonctionnement et des exercices de reformulation de la règle.
l`utilisation, dans des micro-dialogues modèles qui permettent la répétition intensive et en situation, de la structure.
Les exercices de grammaire présentent une grande diversité. En voilà une classification:
A. Exercices structuraux
de répétition
simple;
avec addition;
régressive – reconstruction des énoncés plus longs.
de substitution – d`un mot, d`un syntagme ou d`une partie de la phrase;
de transformation
simple;
par addition ou jonction;
par réduction (le remplacement par des pronoms);
par transposition;
de jonction (par des éléments de relation).
exercices question-réponses
réponses qui reprennent le contenu de la question;
questions formulées avec qui?, combien?, pourquoi? etc.;
réponses groupés;
réponses ouvertes.
B. Exercices traditionnels
exercices d`analyse grammaticale et logique (identification, discrimination, représentation);
exercices de manipulation des éléments de la phrase et de reconstruction de la phrase, remplacement de certains éléments, correction, complétion, combinaison, développement, invention)
Les items qui suivent s`appliquent sur les textes du corpus d`étude où l`on peut travailler les éléments de grammaire ci-dessous:
le nom [voir les textes 6, 10, 18, 38, 84, 93]
l`article défini [voir les textes 15, 18, 19]
l`article indéfini [voir les textes 19, 21]
l`article partitif [voir le texte 40]
l`adjectif qualificatif [voir les textes 1, 2, 3, 4, 9, 27, 28, 31, 35, 78, 79]
l`adjectif possessif [voir les textes 28, 43, 44]
les degrés de comparaison [voir le texte 27]
le numéral [voir les textes 6, 22, 34, 37]
les types de phrases [voir les textes 6, 63]
la phrase interrogative [voir les textes 25, 32, 41, 50, 63, 69, 73, 91]
les COD et les COI [voir les textes 74, 76, 88]
les pronoms relatifs / interrogatifs [voir le texte 78]
les pronoms adverbiaux en et y [voir les textes 7, 29, 31, 42, 79, 88]
l`indicatif présent [voir les textes 18, 22, 29]
l`impératif [voir les textes 14, 15, 26, 56, 62, 68, 75]
l`imparfait [voir les textes 31, 47, 65]
le passé composé [voir les textes 74, 94]
l`accord du participe passé [voir les textes 24, 94]
le futur [voir les textes 8, 46, 51, 53, 67, 78]
le subjonctif [voir les textes 17, 20, 45, 89]
le conditionnel présent [voir le texte 55]
le Si conditionnel [voir les textes 54, 57, 60, 64]
le verbe – synthèse [voir les textes 12, 16, 48, 61, 66, 77, 84, 90]
Soulignez les noms propres et les noms communs de la bonne couleur (orange pours les noms propres et vert pour les noms communs). [voir le texte 10]
Précisez le nombre et le genre des noms en gras. [voir le texte 18]
Soulignez tous les articles définis / indéfinis du texte. [voir les textes 18, 19, 21]
Distinguez les adjectifs qualificatifs. [voir le texte 79]
Le même exercice d`identification peut se réaliser pour chaque élément mentionné dans la liste ci-dessus.
Remettez les articles indéfinis à leur place dans le texte. [voir le texte 21]
Classifiez les articles selon les noms qu`ils précèdent : [voir les textes 14, 15]
Lisez la fiche de grammaire sur l`article partitif puis soulignez-le dans le texte. [voir le texte 38]
Identifiez, prononcez et écrivez en chiffres les numéraux. [voir les textes 22, 34, 37]
Précisez la quantité selon votre imagination. [voir le texte 39]
Repérez les quatre types de phrase (phrase interrogative, exclamative, impérative, déclarative). [voir le texte 4]
Identifiez les verbes au présent et donne leur forme à l`infinitif. [voir le texte 22, 26]
Classez les verbes du texte en trois colonnes : présent, imparfait et passé composé. [voir le texte 31]
Identifiez les verbes au futur et conjuguez-les à toutes les personnes du singulier et du pluriel. [voir le texte 8]
Passé composé ou imparfait ? Réécrivez le texte en commençant par « Il était trois heures… ». [voir le texte 22]
Soulignez seulement les verbes auxiliaires et précisez leur temps. [voir le texte 65]
Identifiez les verbes du texte et complétez le tableau en marquant par X les casses correspondantes. [voir les textes 8, 11, 12, 14, 15, 16, 17, 18, 20, 26, 29, 31, 46, 47, 48, 61, 66]
Relevez les noms qui correspondent aux verbes donnés : [voir le texte 11]
1. le verbe encenser : ………………
2. le verbe danser : …………………
3. le verbe attacher (s`attacher) : …..
4. le verbe voir : ……………………..
5. le verbe applaudir : ……………….
6. le verbe fatiguer (se fatiguer) : ……
7. le verbe approuver : ……………….
8. le verbe goûter : ……………………
9. le verbe discerner : ………………..
10. le verbe assembler : ………………
11. le verbe dialoguer : ………………
12. le verbe ouvrir : ………………….
13. le verbe accueillir : ………………
14. le verbe composer : ………………
15. le verbe intéresser : ………………
16. le verbe louer : ……………………
17. le verbe juger : ……………………
18. le verbe récompenser : …………..
19. le verbe occuper : ………………..
Encadrez en bleu les verbes conjugués au subjonctif. Recopiez ces verbes dans les cahiers en précisant leurs infinitifs.
III.8. Enseigner des actes de parole en partant des textes de Molière
Lorsqu`on prend la parole, oralement ou par écrit, on effectue en même temps un acte. En effet, parler, c`est souvent agir. Donner un renseignement, faire une promesse, poser une question, donner un ordre, avertir, conseiller, féliciter, accuser, ordonner, interdire, sont des manières d`agir à l`égard d`un interlocuteur, en utilisant le langage et on appelle ces réalisations des actes de paroles.
Les actes de parole cités dans les programmes des études ont trait à la communication quotidienne. Elles sont des réunions des activités quotidiennes autour des thèmes susceptibles a d`éveiller chez l`élève l`écho d`une expérience et de l`amener à rassembler les résultats de ses observations pour le préparer à l`acquisition de connaissances nouvelles.
Mais le problème en ce qui concerne le travail des actes de parole dans la classe est le caractère souvent artificiel des situations et des documents choisis, ainsi que la correction faite de manière impropre. Dans une activité d`expression orale il faut déterminer l`apprenant de faire appel à l`imagination. Pour interpréter un acte de langage, on prête attention au vocabulaire, à la structure de l`énoncé, à l`intonation à l`orale, ainsi qu`à la communication globale.
Les débuts sont faits par des textes contenant des dialogues simples qui deviendront de plus en plus complexes et conformes aux situations du langage quotidien. Au niveau débutant, la langue est celle commune, courante, basée sur la réalité immédiate. Au niveau moyen, on fait appel aux matériaux auditifs, visuels, aux textes de presse, de publicité etc.
L`emploi des documents authentiques apporte une source de nouveauté.
Le travail sur des textes dramatiques permet la découverte du lexique, des registres de langue, la compréhension globale et détaillée du message et son caractère essentiellement dialogué le rend un très bon moyen d`appréhension d`une langue.
Les textes du corpus d`étude permettent l`approche de divers actes de parole tels :
se présenter / présenter quelqu`un [voir les textes 1, 2, 3, 35, 61, 78, 81]
exprimer des sentiments [voir les textes 4, 9, 24, 39, 46, 49]
demander / donner des informations [voir les textes 5, 6, 7, 60, 62, 64, 70, 85, 86, 91]
proposer / accepter / refuser [voir les textes 8, 26, 36, 54, 80]
donner des renseignements [voir les textes 14, 15, 16]
débattre un sujet [voir les textes 49, 50, 51, 52]
exprimer l`opinion [voir les textes 17, 57, 58, 61]
demander quelque chose [voir le texte 62]
exprimer des excuses [voir le texte 70]
raconter un évènement [voir le texte 77]
débattre un sujet [voir le texte 78]
décrire une musique [voir le texte 96]
Pour l`exploitation des textes ci-dessus, on peut formuler des items qui peuvent s`appliquer à tous les fragments, comme suit :
Écoutez et répétez (on travaille sur de fragments courts).
Lisez le texte à haute voix en faisant attention à l`intonation.
Soulignez dans le texte les expressions utilisées pour exprimer des sentiments (ou des expressions spécifiques à d`autres situations de communication).
Écrivez vrai ou faux :
a) Harpagon est un riche bourgeois, veuf et père de deux enfants en âge de se marier.
b) Harpagon est obsédé par sa cassette de 10.000 écus qu`il cache dans le jardin.
c) Harpagon et son fils Cléante veulent épouser la même jeune fille, Mariane.
d) Pour bien recevoir Mariane, Harpagon demande à ses domestiques de dépenser beaucoup.
e) Le valet, La Flèche, vole la cassette de l`avare.
f) À la fin, Harpagon est guéri de son avarice.
III.9. Exploitation de texte de Molière
Lire un texte littéraire n`est pas lire un texte de presse, par exemple, et la lecture littéraire nécessite des compétences et des stratégies particuliers qui ne sont pas toujours transposables de la langue maternelle à la langue étrangère.
La méthode traditionnelle considérait, jusqu`à la fin de XIXème siècle, le texte littéraire comme un support pédagogique parfaitement adapté à l`apprentissage d`une langue étrangère, parce que le texte réunit des éléments de phonétique, de lexique, de grammaire et des actes de parole. Dans la classe de FLE, on y fait appel pour en apprendre des unités lexicales, pour effectuer des lectures, communiquer sur des divers thèmes, observer des aspects grammaticaux, s`approprier des éléments de culture et de civilisation.
Les textes dramatiques, comme ceux de Molière, offrent la possibilité de s`en approcher globalement en observant une langue d`un auteur consacré et la communication en langue étrangère, vu le caractère essentiellement dialogué du théâtre.
Le théâtre est l`art d`un langage multiple, porteur de plusieurs mode d`expression. La découvertes de toutes ce langages – parole, geste, mimique, costume, objet, décor, lumière, image, texte et scénographie – ne peut que favoriser l`enrichissement esthétique et culturelle de l`enfant.
La plupart des items présentés peuvent être appliqués sur tous les textes proposés, mais il y en a certains qui présentent des particularités.
Réalisez la lecture expressive du texte par rôles. Lisez les textes a tons différents (comme un politicien en colère / un soldat blasé / comme un élève timide / une vendeuse aimable / un ivrogne gai / une demoiselle coquette). [voir le texte 77]
Choisissez à deux un extrait et jouez-le devant la classe.
Quel est le thème a toutes ces répliques ?
« La peste soit de l`avarice et des avaricieux. »
« Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s`étonne, après cela, que les fils souhaitent qu`ils meurent. »
« Il n`est rien de plus sec et de plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses, et donner est un mot pour qu`il a tant d`aversion qu`il ne dit jamais : je vous donne mais je vous prête le bonjour. »
« Prenez soin de ne point frotter les meubles trop fort de peur de les user. »
« Hélas ! Mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami, on m`a privé de toi !… Sans toi, il m`est impossible de vivre. »
Relie les citations aux thèmes indiquées à droite :
Mettez en roumain. [voir le texte 15]
Réalisez le résumé du texte. [voir le texte 8, 12]
Regroupez-vous. Lisez le texte et représentez-le par un dessin / mime. [voir le texte 14, 16]
En utilisant les informations contenues dans le texte, écrivez un télégramme ou un sms qu’Élise a envoyé à Valère, son ami.
Rédigez une lettre à un personnage que vous aimez.
Rédigez un dialogue dans lequel le Maître de musique et le Maître à danser brosse le portrait de Monsieur Jourdain. Vous y décrirez son physique, son caractère, ses manières en respectant la ponctuation et la mise en page du dialogue. Vous introduirez et conclurez votre dialogue par de courts passages narratifs. [voir le texte 11]
Imagine la chambre du personnage ; rédigez un texte de 8-10 lignes pour la décrire. [voir le texte 34]
Rédigez une interview avec un personnage. [voir le texte 9, 11, 16]
Ce sont des consignes valables pour la plupart des fragments du corpus d`étude. Les textes indiques sont pour exemplifier.
Réalisez le portrait du personnage.
Placez les personnages de la liste ci-dessous, dans le tableau :
du L`avare : Harpagon (père de Cléante et d’Élise, et amoureux de Mariane), Cléante (fils d’Harpagon, amant de Mariane), Élise (fille d’Harpagon, amante de Valère), Valère (fils d’Anselme, et amant d’Élise), Mariane (amante de Cléante, et aimée d’Harpagon), Anselme (père de Valère et de Mariane), Frosine (femme d’intrigue), Maître Simon (courtier), Maître Jacques (cuisinier et cocher d’Harpagon), La Flèche (valet de Cléante), Dame Claude (servante d’Harpagon), Brindavoine, La Merluche (laquais d’Harpagon), Le Commissaire et son Clerc.
du Bourgeois gentilhomme : M. Jourdain (bourgeois), Mme Jourdain (sa femme), Lucile (fille de M. Jourdain), Nicole (servante), Cléonte (amoureux de Lucile), Covielle (valet de Cléonte), Dorante (comte, amant de Dorimène), Dorimène (marquise), Le Mufti (cérémonie turque) ;
des Fourberies de Scapin : Argante (père d`Octave et de Zerbinette), Géronte (père de Léandre et de Hyacinte), Octave (fils d`Argante et amant de Hyacinte), Léandre (Fils de Géronte et amant de Zerbinette), Zerbinette (fille d`Argante et amante de Léandre), Hyacinte (fille de Géronte et amante d’Octave), Scapin (valet de Léandre et fourbe), Sylvestre (valet d`Octave), Nérine (nourrice de Hyacinte), Carle (fourbe).
Réalisez le portrait physique et moral de votre personnage préféré.
Réalisez une affiche pour le fragment qui suit. [voir les textes 14, 15]
Complétez les répliques du personnage pour obtenir des énonces amusants / sérieux. [voir les textes 83, 92]
Voici dix titres de célèbres pièces de Molière, mais les lettres qui les constituent sont mélangées. Retrouvez l`ordre dans lequel vous devez les lire pour mieux connaître la biographie de Molière.
Vous avez un exemple : L`ARMUO INCEMDE – L`amour médecin
1659 : SEL SECISREPEU CIRUSELDI – …………………………..
1662 : L`OLECE SED MMEEFS : ……………………………………
1664 : FFERTATU – …………………………….
1665 : MDO ANJU – …………………………….
1666 : EL SIMNTHROAPE – ………………………………………..
1668 : LRAVEA – ………………………………
1670 : EL GEOOURBIS HOMGENMELIT : ………………………………..
1671 : ESL BEFOURRESI ED CSNIAP : ……………………………………
1672 : SEL MMEEFS TESSVAAN : ………………………………………….
1673 : EL DEAALM GIREMINAIA : ……………………………………….
Choisissez un titre de la liste ci-dessus et réalisez, par groupes, des affiches pour des spectacles.
Quiz Molière!
1. Quel était le vrai nom de Molière?
a) Jean Coquelin
b) Jean-Baptiste Poquelin
c) Jean Molière
2. En quel siècle est né Molière?
a) XVIe siècle
b) XVIIe siècle
c) XVIIIe siècle
3. Quel fut le premier métier de Molière?
a) Avocat
b) Tapissier
c) Acteur
4. Quelle carrière a-t-il abandonné?
a) Avocat
b) Tapissier
c) Acteur
5. Quel était le nom de la troupe de théâtre que Molière a fondée en 1643 avec Madeleine Béjart?
a) Le Célèbre Théâtre
b) L`Illustre Théâtre
c) Le Théâtre Français
6. Quel roi fait officiellement de sa troupe la troupe du roi?
a) Louis XII
b) Louis XIII
c) Louis XIV
7. Combien de pièces de théâtre a-t-il écrit tout le longue de sa vie?
a) 15
b) 60
c) 33
8. Quelle est la dernière pièce écrite par Molière?
a) Le médecin volant
b) Le malade imaginaire
c) Tartuffe
9. Le héros du Bourgeois gentilhomme s`appelle:
a) Monsieur Bourdain
b) Monsieur Jourdain
c) Monsieur Lordingue
10. Quel genre nouveau crée Molière?
a) la farce
b) la comédie
c) la comédie-ballet
Quiz sur l`œuvre de Molière
1. Il se croit toujours malade :
a) Alceste
b) Argan
c) Géronte
2. On lui vole une cassette contenant dix mille écus :
a) Jourdain
b) Dom Juan
c) Harpagon
3. Il est peint surtout pour son obsession pour l`argent:
a) L`Avare
b) Le Bourgeois Gentilhomme
c) Scapin
4. Il est célèbre pour ses fourberies :
a) Dom Juan
b) Scapin
c) Monsieur Jourdain
5. On y voit un valet enfermer son maître dans un sac et le rouer de coups de bâton :
a) Le Bourgeois Gentilhomme
b) Monsieur de Pourceaugnac
c) Les Fourberies de Scapin
6. Il veut écrire dans une lettre Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d`amour :
a) Scapin
b) Monsieur Jourdain
c) Dom Juan
7. Dans cette comédie, Molière critique les faux dévots :
a) Tartuffe
b) Le Malade Imaginaire
c) George Dandin
8. Sganarelle a étudié la médicine.
a) Oui
b) Non
Quiz sur un fragment. [voir le texte 11]
1. À quelles disciplines M. Jourdain a-t-il l`intention de s`initier dans ce fragment?
a) la danse et les armes
b) la danse et la musique
c) la danse et la philosophie
2. À quel moment de la journée la scène se déroule-t-elle?
a) le matin
b) l`après-midi
c) le soir
3. Où se situe l`action ?
a) dans la maison du maître de musique
b) dans la maison du maître à danser
c) dans la maison de M. Jourdain
4. Qu`est-ce que le maître de musique a composé pour M. Jourdain?
a) un opéra
b) une ballade
c) une sérénade
5. Par quel adjectif le maître à danser a-t-il qualifié Monsieur Jourdain?
a) ingénieux
b) intelligent
c) stupide
6. Par quel adjectif le maître de musique a-t-il qualifié Monsieur Jourdain?
a) ignorant
b) stupide
c) pénible
7. Que cherche le maître à danser à recevoir pour son art?
a) des louanges éclairées
b) des louanges pures
c) des louanges monnayées
8. Que cherche le maître de musique à recevoir pour son art?
a) des louanges menés a du solide
b) des louanges pures
c) des louanges monnayées
9. Quels sont les deux noms employés par le maître à danser qui vont dans le sens du mot louanges?
a) applaudissements
b) supplices
c) huées
10. Quel reproche le maître à danser fait-t-il indirectement à M. Jourdain?
a) son hypocrisie
b) son manque de culture en matière artistique
c) son avarice vis-à-vis des artistes
IV. Corpus d’étude
IV.1. L`avare
1. Acte I
Scène 4
HARPAGON. – Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille ?
CLÉANTE. – Une fort charmante personne.
HARPAGON. –Sa physionomie ?
CLÉANTE. – Toute honnête, et pleine d`esprit.
HARPAGON. – Son air et sa manière ?
CLÉANTE. − Admirables, sans doute.
HARPAGON. – Ne croyez-vous pas, qu`une fille comme cela, mériterait assez que l`on songeât à elle ?
▬
2. Acte I
Scène 4
ÉLISE. – Au seigneur Anselme ?
HARPAGON. – Oui. Un homme mûr, prudent et sage, qui n`a plus de cinquante ans, et dont on vante les grands biens. (…)
▬
3. Acte I
Scène 5
HARPAGON. – Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ; et la coquine me dit au nez, qu`elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela ? (…) Le seigneur Anselme est un parti considérable ; c`est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage, et fort accommodé.
▬
4. Acte II
Scène 5
HARPAGON. – Tout va comme il faut. Hé, bien, qu`est-ce, Frosine ?
FROSINE. – Ah, mon Dieu ! Que vous vous portez bien ! Et que vous avez là un vrai visage de santé !
HARPAGON. – Qui moi ?
FROSINE. – Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard !
HARPAGON. – Tout de bon ?
FROSINE. – Comment ? Vous n’avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.
HARPAGON. – Cependant, Frosine, j`ai soixante bien comptes.
FROSINE. – Hé bien, qu’est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C’est la fleur de l’âge cela ; et vous entrez maintenant dans la belle saison de l’homme.
HARPAGON. – Il est vrai ; mais vingt années de moins pourtant ne me feraient point de mal, que je crois.
FROSINE. – Vous moquez-vous ? Vous n’avez pas besoin de cela ; et vous êtes d’une pâte à vivre jusques à cent ans.
HARPAGON. – Tu le crois ?
FROSINE. – Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu ! Ô que voilà bien là entre vos deux yeux un signe de longue vie !
HARPAGON. – Tu te connais à cela ?
FROSINE. – Sans doute. Montrez-moi votre main ! Ah mon Dieu ! quelle ligne de vie !
▬
5. Acte II
Scène 1
LA FLÈCHE. − Écoutez le mémoire.
Premièrement, un lit de quatre pieds, à bandes de points de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur d`olive ; avec six chaises, et la courte-point de même ; le tout bien conditionné, et doublé d`un petit taffetas changeant rouge et bleu.
Plus un pavillon à queue, d`une bonne serge d`Aumale rose-sèche, avec le mollet et les franges de soie.
CLÉANTE. – Que veut-il que je fasse de cela ?
LA FLÈCHE. − Attendez.
Plus, une tenture de tapisserie, des amours de Gombaut, et de Macée. Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes, ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie par le dessous de ses six escabelles.
CLÉANTE. – Qu`ai-je affaire, morbleu…
▬
6. Acte II
Scène 6
FROSINE. – Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche. C’est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage, et de pommes, et à laquelle par conséquent il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu’il faudrait pour une autre femme ; et cela ne va pas à si peu de chose, qu’il ne monte bien, tous les ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n’est curieuse que d’une propreté fort simple, et n’aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n’est pas commun aux femmes d’aujourd’hui ; et j’en sais une de nos quartiers, qui a perdu à trente-et-quarante, vingt mille francs cette année. Mais n’en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres ; et mille écus que nous mettons pour la nourriture, ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?
▬
Acte III
Scène 1
VALÈRE. – Et pour votre souper, vous n`avez qu`à me laisser faire. Je réglerai tout cela comme il faut.
HARPAGON. – Fais donc.
MAÎTRE JACQUES. – Tant mieux, j`en aurai moins de peine.
HARPAGON. – Il faudra de ces choses, dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord ; quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons.
▬
8. Acte I
Scène 4
ÉLISE. – Avec votre permission, mon père, je ne l’épouserai point.
HARPAGON. – Avec votre permission, vous l’épouserez dès ce soir.
ÉLISE. – Dès ce soir ?
HARPAGON. – Dès ce soir.
ÉLISE. – Cela ne sera pas, mon père.
HARPAGON. – Cela sera, ma fille.
ÉLISE. – Non.
HARPAGON. – Si.
ÉLISE. – Non vous dis-je.
HARPAGON. – Si vous dis-je.
ÉLISE. – C’est une chose où vous ne me réduirez point.
HARPAGON. – C’est une chose où je te réduirai.
ÉLISE. – Je me tuerai plutôt que d’épouser un tel mari.
HARPAGON. – Tu ne te tueras point et tu l’épouseras.
▬
IV.2. Monsieur de Pourceaugnac
9. Acte I
Scène 3
SBRIGANI. – Je vous l’ai déjà dit ; du moment que je vous ai vu, je me suis senti pour vous de l’inclination.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Je vous suis obligé.
SBRIGANI. – Votre physionomie m’a plu.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Ce m’est beaucoup d’honneur.
SBRIGANI. – J’y ai vu quelque chose d’honnête.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Je suis votre serviteur.
SBRIGANI. – Quelque chose d’aimable.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Ah, ah.
SBRIGANI. – De gracieux.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Ah, ah.
SBRIGANI. – De doux.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Ah, ah.
SBRIGANI. – De majestueux.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Ah, ah.
SBRIGANI. – De franc.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Ah, ah.
SBRIGANI. –Et de cordial.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Ah, ah.
SBRIGANI. – Je vous assure que je suis tout à vous.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Je vous ai beaucoup d’obligation.
SBRIGANI. – C’est du fond du cœur que je parle.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Je le crois.
SBRIGANI. – Si j’avais l’honneur d’être connu de vous, vous sauriez que je suis un homme tout à fait sincère.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – Je n’en doute point.
SBRIGANI. – Ennemi de la fourberie.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – J’en suis persuadé.
SBRIGANI. – Et qui n’est pas capable de déguiser ses sentiments.
MONSIEUR DE POURCEAUGNAC. – C’est ma pensée.
▬
10. Acte II
Scène 11
L`AVOCAT BREDOUILLEUR
Votre fait
Est clair et net ;
Et tout le droit
Sur cet endroit
Conclut tout droit.
Si vous consultez nos auteurs,
Législateurs et glossateurs,
Justinian, Papinian,
Ulpian et Tribonian,
Fernand, Rebuffe, Jean Imole,
Paul, Castre, Julian, Barthole,
Jason, Alciat, et Cujas,
Ce grand homme si capable ;
La polygamie est un cas
Est un cas pendable.
Tous les peuples policés,
Et bien sensés ;
Les Français, Anglais, Hollandais,
Danois, Suédois, Polonais,
Portugais, Espagnols, Flamands,
Italiens, Allemands,
Sur ce fait tiennent loi semblable,
Et l’affaire est sans embarras.
▬
IV.3. Le bourgeois gentilhomme
11. Acte I
Scène 1
MAÎTRE DE MUSIQUE, parlant à ses Musiciens. – Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en attendant qu’il vienne.
MAÎTRE À DANSER, parlant aux Danseurs. – Et vous aussi, de ce côté.
MAÎTRE DE MUSIQUE, à l’Élève. – Est-ce fait ?
L’ÉLÈVE. – Oui.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Voyons… Voilà qui est bien.
MAÎTRE À DANSER. – Est-ce quelque chose de nouveau ?
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Oui, c’est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici, en attendant que notre homme fût éveillé.
MAÎTRE À DANSER. – Peut-on voir ce que c’est ?
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Vous l’allez entendre, avec le dialogue, quand il viendra. Il ne tardera guère.
MAÎTRE À DANSER. – Nos occupations, à vous, et à moi, ne sont pas petites maintenant.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux. Ce nous est une douce rente que ce Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête. Et votre danse, et ma musique, auraient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.
MAÎTRE À DANSER. – Non pas entièrement ; et je voudrais pour lui, qu’il se connût mieux qu’il ne fait aux choses que nous lui donnons.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Il est vrai qu’il les connaît mal, mais il les paye bien ; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin, que de toute autre chose.
MAÎTRE À DANSER. – Pour moi, je vous l’avoue, je me repais un peu de gloire. Les applaudissements me touchent ; et je tiens que dans tous les beaux arts, c’est un supplice assez fâcheux, que de se produire à des sots ; que d’essuyer sur des compositions, la barbarie d’un stupide. Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art ; qui sachent faire un doux accueil aux beautés d’un ouvrage ; et par de chatouillantes approbations, vous régaler de votre travail. Oui, la récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues ; de les voir caressées d’un applaudissement qui vous honore. Il n’y a rien, à mon avis, qui nous paye mieux que cela de toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs exquises, que des louanges éclairées.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – J’en demeure d’accord, et je les goûte comme vous. Il n’y a rien assurément qui chatouille davantage que les applaudissements que vous dites ; mais cet encens ne fait pas vivre. Des louanges toutes pures, ne mettent point un homme à son aise : il y faut mêler du solide ; et la meilleure façon de louer, c’est de louer avec les mains. C’est un homme à la vérité dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contre-sens ; mais son argent redresse les jugements de son esprit. Il a du discernement dans sa bourse. Ses louanges sont monnayées ; et ce bourgeois ignorant, nous vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.
MAÎTRE À DANSER. – Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais je trouve que vous appuyez un peu trop sur l’argent ; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Vous recevez fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.
MAÎTRE À DANSER. – Assurément ; mais je n’en fais pas tout mon bonheur, et je voudrais qu’avec son bien, il eût encore quelque bon goût des choses.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Je le voudrais aussi, et c’est à quoi nous travaillons tous deux autant que nous pouvons. Mais en tout cas il nous donne moyen de nous faire connaître dans le monde ; et il payera pour les autres, ce que les autres loueront pour lui.
MAÎTRE À DANSER. – Le voilà qui vient.
▬
12. Acte I
Scène 2
MONSIEUR JOURDAIN. – Je vous ai fait un peu attendre, mais c’est que je me fais habiller aujourd’hui comme les gens de qualité ; et mon tailleur m’a envoyé des bas de soie que j’ai pensé ne mettre jamais.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.
MONSIEUR JOURDAIN. – Je vous prie tous deux de ne vous point en aller, qu’on ne m’ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir.
MAÎTRE À DANSER. – Tout ce qu’il vous plaira.
MONSIEUR JOURDAIN. – Vous me verrez équipé comme il faut, depuis les pieds jusqu’à la tête.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Nous n’en doutons point.
MONSIEUR JOURDAIN. – Je me suis fait faire cette indienne-ci.
MAÎTRE À DANSER. – Elle est fort belle.
MONSIEUR JOURDAIN. – Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étaient comme cela le matin.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Cela vous sied à merveille.
MONSIEUR JOURDAIN. – Laquais, holà, mes deux laquais.
PREMIER LAQUAIS. – Que voulez-vous, Monsieur ?
MONSIEUR JOURDAIN. – Rien. C’est pour voir si vous m’entendez bien. Aux deux Maîtres. Que dites-vous de mes livrées ?
MAÎTRE À DANSER. – Elles sont magnifiques.
MONSIEUR JOURDAIN. (Il entr’ouvre sa robe, et fait voir un haut-de-chausses étroit de velours rouge, et une camisole de velours vert, dont il est vêtu.) – Voici encore un petit déshabillé pour faire le matin mes exercices.
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Il est galant.
▬
13. Acte II
Scène 1
MONSIEUR JOURDAIN. − Cette chanson me semble un peu lugubre, elle endort, et je voudrais que vous la pussiez un peu ragaillardir par-ci, par-là.
MAÎTRE DE MUSIQUE. − Il faut, Monsieur, que l’air soit accommodé aux paroles.
MONSIEUR JOURDAIN. − On m’en apprit un tout à fait joli il y a quelque temps. Attendez… Là… comment est-ce qu’il dit ?
MAÎTRE À DANSER. − Par ma foi, je ne sais.
MONSIEUR JOURDAIN. − Il y a du mouton dedans.
MAÎTRE À DANSER. − Du mouton ?
MONSIEUR JOURDAIN. − Oui. Ah.
Monsieur Jourdain chante.
Je croyais Janneton
Aussi douce que belle ;
Je croyais Janneton
Plus douce qu’un mouton :
Hélas ! hélas !
Elle est cent fois, mille fois plus cruelle,
Que n’est le tigre aux bois.
N’est-il pas joli ?
▬
14. Acte II
Scène 1
MONSIEUR JOURDAIN. – Ah les menuets sont ma danse, et je veux que vous me les voyiez danser. Allons, mon maître.
MAÎTRE À DANSER. – Un chapeau, Monsieur, s’il vous plaît. La, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, bis ; la, la, la ; la, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la. La jambe droite. La, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la ; la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. Haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps.
MAÎTRE D’ARMES. (après lui avoir mis le fleuret à la main) – Allons, Monsieur, la révérence. Votre corps droit. Un peu penché sur la cuisse gauche. Les jambes point tant écartées. Vos pieds sur une même ligne. Votre poignet à l’opposite de votre hanche. La pointe de votre épée vis-à-vis de votre épaule. Le bras pas tout à fait si étendu. La main gauche à la hauteur de l’œil. L’épaule gauche plus quartée. La tête droite. Le regard assuré. Avancez. Le corps ferme. Touchez-moi l’épée de quarte, et achevez de même. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez de pied ferme. Un saut en arrière. Quand vous portez la botte, Monsieur, il faut que l’épée parte la première, et que le corps soit bien effacé. Une, deux. Allons, touchez-moi l’épée de tierce, et achevez de même. Avancez. Le corps ferme. Avancez. Partez de là. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez. Un saut en arrière. En garde, Monsieur, en garde.
▬
15. Acte II
Scène 2
MAÎTRE D’ARMES. (après lui avoir mis le fleuret à la main) – Allons, Monsieur, la révérence. Votre corps droit. Un peu penché sur la cuisse gauche. Les jambes point tant écartées. Vos pieds sur une même ligne. Votre poignet à l’opposite de votre hanche. La pointe de votre épée vis-à-vis de votre épaule. Le bras pas tout à fait si étendu. La main gauche à la hauteur de l’œil. L’épaule gauche plus quartée. La tête droite. Le regard assuré. Avancez. Le corps ferme. Touchez-moi l’épée de quarte, et achevez de même. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez de pied ferme. Un saut en arrière. Quand vous portez la botte, Monsieur, il faut que l’épée parte la première, et que le corps soit bien effacé. Une, deux. Allons, touchez-moi l’épée de tierce, et achevez de même. Avancez. Le corps ferme. Avancez. Partez de là. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez. Un saut en arrière. En garde, Monsieur, en garde.
Le Maître d’armes lui pousse deux ou trois bottes, en lui disant, « En garde ».
MONSIEUR JOURDAIN. – Euh ?
MAÎTRE DE MUSIQUE. – Vous faites des merveilles.
▬
16. Acte II
Scène 4
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
MONSIEUR JOURDAIN. – Apprenez-moi l’orthographe.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Très volontiers.
MONSIEUR JOURDAIN. – Après vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a point.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer selon l’ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire, que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix, A, E, I, O, U.
MONSIEUR JOURDAIN. – J’entends tout cela.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – La voix, A, se forme en ouvrant fort la bouche, A.
MONSIEUR JOURDAIN. – A, A, Oui.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – La voix, E, se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut, A, E.
MONSIEUR JOURDAIN. – A, E, A, E. Ma foi oui. Ah que cela est beau !
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Et la voix, I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles, A, E, I.
MONSIEUR JOURDAIN. − A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – La voix, O, se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas, O.
MONSIEUR JOURDAIN. – O, O. Il n’y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O, I, O.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
MONSIEUR JOURDAIN. – O, O, O. Vous avez raison, O. Ah la belle chose, que de savoir quelque chose !
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. − La voix, U, se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre sans les rejoindre tout à fait, U.
MONSIEUR JOURDAIN. – U, U. Il n’y a rien de plus véritable, U.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.
MONSIEUR JOURDAIN. – U, U. Cela est vrai. Ah que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
MONSIEUR JOURDAIN. – Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Sans doute. La consonne, D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut : DA.
MONSIEUR JOURDAIN. – DA, DA. Oui. Ah les belles choses ! les belles choses !
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – L’F, en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous, FA.
MONSIEUR JOURDAIN. – FA, FA. C’est la vérité. Ah ! mon père, et ma mère, que je vous veux de mal !
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Et l’R, en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais ; de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement, RRA.
MONSIEUR JOURDAIN. − R, R, RA ; R, R, R, R, R, RA. Cela est vrai. Ah l’habile homme que vous êtes ! et que j’ai perdu de temps ! R, r, r, ra.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
MONSIEUR JOURDAIN. – Je vous en prie. Au reste il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Fort bien.
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17. Acte II
Scène 4
MONSIEUR JOURDAIN. – Je vous en prie. Au reste il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Fort bien.
MONSIEUR JOURDAIN. − Cela sera galant, oui.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?
MONSIEUR JOURDAIN. – Non, non, point de vers.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Vous ne voulez que de la prose ?
MONSIEUR JOURDAIN. – Non, je ne veux ni prose, ni vers.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Il faut bien que ce soit l’un, ou l’autre.
MONSIEUR JOURDAIN. – Pourquoi ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Par la raison, Monsieur, qu’il n’y a pour s’exprimer, que la prose, ou les vers.
MONSIEUR JOURDAIN. – Il n’y a que la prose, ou les vers ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Non, Monsieur : tout ce qui n’est point prose, est vers ; et tout ce qui n’est point vers, est prose.
MONSIEUR JOURDAIN. – Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – De la prose.
MONSIEUR JOURDAIN. – Quoi, quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit », c’est de la prose ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Oui, Monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN. – Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en susse rien ; et je vous suis le plus obligé du monde, de m’avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante ; que cela fût tourné gentiment.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres ; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d’un…
MONSIEUR JOURDAIN. – Non, non, non, je ne veux point tout cela ; je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Il faut bien étendre un peu la chose.
MONSIEUR JOURDAIN. – Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet ; mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour.
MONSIEUR JOURDAIN. – Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Celle que vous avez dite : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
MONSIEUR JOURDAIN. – Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. – Je n’y manquerai pas.
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18. Acte II
Scène 4
MONSIEUR JOURDAIN. − Qu`est-ce qu`elle chante, cette physique ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. − La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles et les propriétés du corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l`arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons.
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19. Acte II
Scène 5
MAÎTRE TAILLEUR. − Belle demande ! Je défie un peintre avec son pinceau de vous faire rien de plus juste. J`ai chez moi un garçon qui, pour monter une ringrave, est le plus grand génie du monde ; et un autre qui, pour assembler un pourpoint, est le héros de notre temps.
MONSIEUR JOURDAIN. − La perruque et les plumes sont-elles comme il faut ?
MAÎTRE TAILLEUR. − Tout est bien.
MONSIEUR JOURDAIN. (en regardant l`habit du tailleur)− Ah ! ah ! monsieur le tailleur, voilà de mon étouffe du dernier habit que vous m`avez fait. Je la reconnais bien.
MAÎTRE TAILLEUR. − C`est que l`étoffe me sembla si belle que j`en ai voulu lever un habit pour moi.
MONSIEUR JOURDAIN. − Oui, mais il ne fallait pas le lever avec le mien.
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20. Acte III
Scène 1
MONSIEUR JOURDAIN. – Suivez-moi, que j`aille un peu montrer mon habit par la ville ; et surtout ayez soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu`on voie bien que vous êtes à moi.
LAQUAIS. – Oui, monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN. – Appelez-moi Nicole, que je lui donne quelques ordres. Ne bougez, la voilà.
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21. Acte III
Scène 3
MONSIEUR JOURDAIN. − Paix ! Songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui ? C`est une personne d`importance plus que vous ne pensez ; un seigneur que l`on considère à la cour, e qui parle au roi tout comme je vous parle. N`est-ce pas une chose qui m`est tout à fait honorable que l`on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité qui m`appelle son cher ami et me traite comme si j`étais son égal ? Il a pour moi des bontés qu`on ne devinerait jamais ; et, devant tout le monde, il me fait des caresse dont je suis moi-même confus.
MADAME JOURDAIN. − Oui, il a des bontés pour vous et vous fait des caresses, mais il vous emprunte votre argent.
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22. Acte III
Scène 4
DORANTE. − Vous souvenez-vous bien de tout l`argent que vous m`avez prêté ?
MONSIEUR JOURDAIN. – Je crois que oui. J`en ai fait un petit mémoire. Le voici. Donné à vous une fois deux cents louis.
DORANTE. − Cela est vrai.
MONSIEUR JOURDAIN. − Une autre fois, six-vingts.
DORANTE. − Oui.
MONSIEUR JOURDAIN. − Et une autre fois, cent quarante.
DORANTE. − Vous avez raison.
MONSIEUR JOURDAIN. − Ces trois articles font quatre cent soixante louis, qui valent cinq mille soixante livres.
DORANTE. − Le compte est fort bon. Cinq mille soixante livres.
MONSIEUR JOURDAIN. − Mille huit cent trente-deux livres à votre plumassier.
DORANTE. − Justement.
MONSIEUR JOURDAIN. − Deux mille sept cent quatre-vingts livres à votre tailleur.
DORANTE. − Il est vrai.
MONSIEUR JOURDAIN. − Quatre mille trois cent septante-neuf livres douze sols huit deniers a votre marchand.
DORANTE. − Fort bien. Douze sols huit deniers ; le compte est juste.
MONSIEUR JOURDAIN. − Et mille sept cent quarante-huit livres sept sols quatre deniers a votre sellier.
DORANTE. − Tout cela est véritable. Qu`est-ce que cela fait ?
MONSIEUR JOURDAIN. − Somme totale, quinze mille huit cents livres.
DORANTE. − Somme totale est juste : quinze mille huit cents livres. Mettez encore deux cents pistoles que vous m`allez donner, cela fera justement dix-huit mille francs, que je vous payerai au premier jour.
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23. Acte III
Scène 9
COVIELLE. − C`est une chose épouvantable que ce qu`on nous à fait a tous deux.
CLÉONTE. − Je fais voir pour une personne toute l`ardeur et toute la tendresse qu`on peut imaginer ; je n`aime rien au monde qu`elle, et je n`ai qu`elle dans l`esprit ; elle fait tous mes soins, tous mes désirs, toute ma joie ; je ne parle que d`elle, je ne pense qu`à elle, je ne fais des songes que d`elle, je ne respire que par elle, mon cœur vit tout en elle : et voilà de tant d`amitié la digne récompense ! Je suis deux jours sans la voir, qui sont pour moi deux siècles effroyables ; je la rencontre par hasard ; mon cœur à cette vue se sent tout transporté, ma joie éclate sur mon visage ; je vole avec ravissement vers elle ; et l`infidèle détourne de moi ses regards et passe brusquement comme si de sa vie elle ne m`avait vu !
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24. Acte III
Scène 9
COVIELLE. – Et à celle, Monsieur, de la pendarde de Nicole ?
CLÉONTE. – Après tant de sacrifices ardents, de soupirs, et de vœux que j’ai faits à ses charmes !
COVIELLE. – Après tant d’assidus hommages, de soins, et de services que je lui ai rendus dans sa cuisine !
CLÉONTE. – Tant de larmes que j’ai versées à ses genoux !
COVIELLE. – Tant de seaux d’eau que j’ai tirés au puits pour elle !
CLÉONTE. – Tant d’ardeur que j’ai fait paraître à la chérir plus que moi-même !
COVIELLE. – Tant de chaleur que j’ai soufferte à tourner la broche à sa place !
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25. Acte III
Scène 10
CLÉONTE. − Je ne veux pas seulement lui parler.
COVIELLE. − Je veux vous imiter.
LUCILE. − Qu`est-ce donc, Cléonte? qu`avez-vous?
NICOLE. − Qu`as-tu donc, Covielle?
LUCILE. − Quel chagrin vous possède?
NICOLE. − Quelle mauvaise humeur te tient?
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26. Acte III
Scène 10
LUCILE. − Voilà bien du bruit pour un rien. Je veux vous dire, Cléonte, le sujet qui m`a fait ce matin éviter votre abord.
CLÉONTE. − Non, je ne veux pas rien écouter.
NICOLE. − Je te veux apprendre la cause qui nous a fait passer si vite.
COVIELLE. −Je ne veux rien entendre…
LUCILE. − Sachez que ce matin…
CLÉONTE. − Non, vous dis-je.
NICOLE. − Apprends que…
COVIELLE. − Non, traîtresse.
LUCILE. − Écoutez.
CLÉONTE. − Point d`affaire.
NICOLE. − Laisse-moi dire.
COVIELLE. − Je suis sourd.
LUCILE. − Cléonte!
CLÉONTE. − Non.
NICOLE. − Covielle!
COVIELLE. − Point.
LUCILE. − Arrêtez.
CLÉONTE. − Chansons!
NICOLE. − Entends-moi.
COVIELLE. − Bagatelles!
LUCILE. − Un moment.
CLÉONTE. − Point du tout.
NICOLE. − Un peu de patience.
COVIELLE. − Tarare.
LUCILE. − Deux paroles.
CLÉONTE. − Non, c`est en fait.
NICOLE. − Un mot.
COVIELLE. − Plus de commerce.
LUCILE. − Hé bien, puisque vous ne voulez pas m’écouter, demeurez dans votre pensée, et faites ce qu’il vous plaira.
NICOLE. − Puisque tu fais comme cela, prends-le tout comme tu voudras.
CLÉONTE. − Sachons donc le sujet d’un si bel accueil.
LUCILE. − Il ne me plaît plus de le dire.
COVIELLE. − Apprends-nous un peu cette histoire.
NICOLE. − Je ne veux plus, moi, te l’apprendre.
CLÉONTE. − Dites-moi…
LUCILE. − Non, je ne veux rien dire.
COVIELLE. − Conte-moi…
NICOLE. − Non, je ne conte rien.
CLÉONTE. − De grâce.
LUCILE. − Non, vous dis-je.
COVIELLE. − Par charité.
NICOLE. − Point d’affaire.
CLÉONTE. − Je vous en prie.
LUCILE. − Laissez-moi.
COVIELLE. − Je t’en conjure.
NICOLE. − Ôte-toi de là.
CLÉONTE. − Lucile.
LUCILE. − Non.
COVIELLE. − Nicole.
NICOLE. − Point.
CLÉONTE. − Au nom des Dieux !
LUCILE. − Je ne veux pas.
COVIELLE. − Parle-moi.
NICOLE. − Point du tout.
CLÉONTE. − Éclaircissez mes doutes.
LUCILE. − Non, je n’en ferai rien.
COVIELLE. − Guéris-moi l’esprit.
NICOLE. − Non, il ne me plaît pas.
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27. Acte III
Scène 10
COVIELLE. − Elle, Monsieur ! Voilà une belle mijaurée, une pimpesouée bien bâtie, pour vous donner tant d’amour ! Je ne lui vois rien que de très médiocre, et vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement, elle a les yeux petits.
CLÉONTE. − Cela est vrai, elle a les yeux petits ; mais elle les a pleins de feux, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir.
COVIELLE. − Elle a la bouche grande.
CLÉONTE. − Oui ; mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches ; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.
COVIELLE. − Pour sa taille, elle n’est pas grande.
CLÉONTE. − Non ; mais elle est aisée, et bien prise.
COVIELLE. − Elle affecte une nonchalance dans son parler, et dans ses actions.
CLÉONTE. − Il est vrai ; mais elle a grâce à tout cela, et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs.
COVIELLE. − Pour de l’esprit…
CLÉONTE. − Ah ! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.
COVIELLE. − Sa conversation…
CLÉONTE. − Sa conversation est charmante.
COVIELLE. − Elle est toujours sérieuse.
CLÉONTE. − Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? et vois-tu rien de plus impertinent, que des femmes qui rient à tout propos ?
COVIELLE. − Mais enfin elle est capricieuse autant que personne du monde.
CLÉONTE. − Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.
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28. Acte IV
Scène 1
DORANTE. − Monsieur Jourdain a raison, Madame, de parler de la sorte, et il m’oblige de vous faire si bien les honneurs de chez lui. Je demeure d’accord avec lui, que le repas n’est pas digne de vous (…) il y aurait partout de l’élégance et de l’érudition, et il ne manquerait pas de vous exagérer lui-même toutes les pièces du repas qu’il vous donnerait, et de vous faire tomber d’accord de sa haute capacité dans la science des bons morceaux; de vous parler d’un pain de rive, à biseau doré, relevé de croûte partout, croquant tendrement sous la dent; d’un vin à sève veloutée, armé d’un vert qui n’est point trop commandant; d’un carré de mouton gourmandé de persil; d’une longe de veau de rivière, longue comme cela, blanche, délicate, et qui sous les dents est une vraie pâte d’amande; de perdrix relevées d’un fumet surprenant; et pour son opéra, d’une soupe à bouillon perlé, soutenue d’un jeune gros dindon, cantonné de pigeonneaux, et couronnée d’oignons blancs, mariés avec la chicorée. Mais pour moi, je vous avoue mon ignorance; et comme Monsieur Jourdain a fort bien dit, je voudrais que le repas fût plus digne de vous être offert.
DORIMÈNE. − Je ne réponds à ce compliment, qu’en mangeant comme je fais.
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29. Acte III
Scène 13
COVIELLE. − L`idée est tout à fait plaisante.
CLÉONTE. − Quoi donc?
COVIELLE. − Il s`est fait depuis peu une certaine mascarade qui vient le mieux du monde ici, et que je prétends faire entrer dans une bourle que je veux faire à notre ridicule. Tout cela sent un peu sa comédie; mais, avec lui, on peut hasarder toute chose, il n`y faut point chercher tant de façons, et il est homme à y jouer son rôle à merveille, à donner aisément dans toutes les fariboles qu`on s`avisera de lui dire. J`ai les acteurs, j`ai les habits tout prêts, laissez-moi faire seulement.
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30. Acte III
Scène 16
MONSIEUR JOURDAIN. (après avoir fait deux révérences, se trouvant trop près de Dorimène) – Un peu plus loin, madame.
DORIMÈNE. – Comment?
MONSIEUR JOURDAIN. – Un pas, s`il vous plaît.
DORIMÈNE. – Quoi donc?
MONSIEUR JOURDAIN. – Reculez un peu pour la troisième.
DORANTE. – Madame, monsieur Jourdain sait son monde.
MONSIEUR JOURDAIN. – Madame, ce m`est une gloire bien grande de me voir assez fortune pour être si heureux que d`avoir le bonheur que vous ayez eu la bonté de m`accorder la grâce de me faire l`honneur de m`honorer de la faveur de votre présence; et, si j`avais aussi le mérite pour mériter un mérite comme le vôtre, et que le ciel… envieux de mon bien… m`eût accordé… l`avantage de me voir digne… des….
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31. Acte IV
Scène 3
COVIELLE. − Monsieur, je ne sais pas si j`ai l`honneur d`être connu de vous?
MONSIEUR JOURDAIN. – Non, monsieur.
COVIELLE. − Je vous ai vu que vous n`étiez pas plus grand que cela.
MONSIEUR JOURDAIN. – Moi?
COVIELLE. − Oui. Vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenaient dans leur bras pour vous baiser.
MONSIEUR JOURDAIN. – Pour me baiser?
COVIELLE. − Oui. J`étais grand ami de feu monsieur votre père.
MONSIEUR JOURDAIN. – De feu monsieur mon père?
COVIELLE. − Oui. C`était un fort honnête homme.
MONSIEUR JOURDAIN. – Comment dites-vous?
COVIELLE. − Je dis que c`était un fort honnête gentilhomme.
MONSIEUR JOURDAIN. – Mon père?
COVIELLE. − Oui.
MONSIEUR JOURDAIN. – Vous l`avez connu?
COVIELLE. − Assurément.
MONSIEUR JOURDAIN. – Et vous l`avez connu pour gentilhomme?
COVIELLE. − Sans doute.
MONSIEUR JOURDAIN. – Je ne sais donc pas comment le monde est fait.
COVIELLE. − Comment?
MONSIEUR JOURDAIN. – Il y a des sottes gens qui me veulent dire qu`il été marchand.
COVIELLE. − Lui, marchand! C`est pure médisance, il ne l`a jamais été. Tout ce qu`il faisait, c`est qu`il était fort obligeant, fort officieux, et, comme il se connaissait fort bien en étoffe, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l`argent.
MONSIEUR JOURDAIN. – Je suis ravi de vous connaitre, afin que vous rendiez ce témoignage-là que mon père était gentilhomme.
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32. Acte V
Scène 2
MADAME JOURDAIN. − Ah! Mon Dieu! miséricorde! Qu`est-ce que c`est donc que cela? Quelle figure! Est-ce un momon que vous allez porter, et est-il temps d`aller en masque? Parlez donc, qu`est-ce que c`est que ci? Qui vous a fagoté comme cela?
MONSIEUR JOURDAIN. – Voyez l`impertinente, de parler de la sorte à un Mamamouchi.
MADAME JOURDAIN. − Comment donc?
MONSIEUR JOURDAIN. – Oui, il me faut porter du respect maintenant, et l`on vient de me faire Mamamouchi.
MADAME JOURDAIN. − Que voulez-vous dire avec votre Mamamouchi?
MONSIEUR JOURDAIN. – Mamamouchi, vous dis-je. Je suis Mamamouchi.
MADAME JOURDAIN. − Quelle bête est-ce là?
MONSIEUR JOURDAIN. – Mamamouchi, c`est-à-dire, en notre langue, paladin.
MONSIEUR JOURDAIN. – Baladin! Êtes-vous en âge de danser de ballets?
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IV.4. Le malade imaginaire
33. Acte I
Scène 1
FLORE
Quittez, quittez vos troupeaux,
Venez Bergers, venez Bergères,
Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux ;
Je viens vous annoncer des nouvelles bien chères,
Et réjouir tous ces hameaux.
Quittez, quittez vos troupeaux,
Venez bergers, venez Bergères,
Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux.
CLIMÈNE ET DAPHNÉ
Berger, laissons là tes feux,
Voilà Flore qui nous appelle.
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34. Acte I
Scène 1
ARGAN. (seul dans sa chambre assis, une table devant lui, compte des parties d`apothicaire avec des jetons. Il fait, parlant à lui-même, les dialogues suivants) − Trois et deux font cinq, et cinq fon dix, et dix font vingt. Trois et deux font cinq. (…) Vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres, quatre sols, six deniers. Si bien donc que de ce mois j`ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavement.
▬
35. Acte I
Scène 5
ARGAN. − Il ne m`ont pas dit cela, mais j`en suis bien aise et c`est tant mieux que les choses soient de la sorte. Ils disent que c`est un grand jeune garçon bien fait.
ANGÉLIQUE. − Oui, mon père.
ARGAN. − De belle taille.
ANGÉLIQUE. − Sans doute.
ARGAN. − Agréable de sa personne.
ANGÉLIQUE. − Assurément.
ARGAN. − De bonne physionomie.
ANGÉLIQUE. − Très bonne.
ARGAN. − Sage et bien né.
ANGÉLIQUE. − Tout à fait.
ARGAN. − Fort honnête.
ANGÉLIQUE. − Le plus honnête du monde.
ARGAN. − Qui parle bien latin et grec.
ANGÉLIQUE. − C`est ce que je ne sais pas.
ARGAN. − Et qui sera reçu médecin dans trois jours.
▬
36. PREMIER INTERMÈDE
POLICHINELLE. − Messieurs, je ne suis point voleur.
ARCHERS. − En prison.
POLICHINELLE. − Je suis un bourgeois de la ville.
ARCHERS. − En prison.
POLICHINELLE. − Qu’ai-je fait?
ARCHERS. − En prison vite, en prison.
POLICHINELLE. − Messieurs, laissez-moi aller.
ARCHERS. − Non.
POLICHINELLE. − Je vous prie.
ARCHERS. − Non.
POLICHINELLE. − Eh!
ARCHERS. − Non.
POLICHINELLE. − De grâce.
ARCHERS. − Non, non.
POLICHINELLE. − Messieurs.
ARCHERS. − Non, non, non.
POLICHINELLE. − S’il vous plaît.
ARCHERS. − Non, non.
POLICHINELLE. − Par charité.
ARCHERS. − Non, non.
POLICHINELLE. − Au nom du Ciel.
ARCHERS. − Non, non.
POLICHINELLE. − Miséricorde.
ARCHERS. −
Non, non, non, point de raison.
Il faut vous apprendre à vivre,
En prison vite, en prison.
▬
37. PREMIER INTERMÈDE
ARCHERS. −
Au défaut de six pistoles,
Choisissez donc sans façon
D’avoir trente croquignoles,
Ou douze coups de bâton.
POLICHINELLE. – Si c’est une nécessité, et qu’il faille en passer par là, je choisis les croquignoles.
ARCHERS
Allons, préparez-vous,
Et comptez bien les coups.
BALLET. − Les Archers danseurs lui donnent des croquignoles en cadence.
POLICHINELLE. − Un et deux, trois et quatre, cinq et six, sept et huit, neuf et dix, onze et douze, et treize, et quatorze et quinze.
▬
38. Acte II
Scène 5
MONSIEUR DIAFOIRUS. − Faites toujours le compliment de Mademoiselle.
THOMAS DIAFOIRUS. − Mademoiselle, ne plus ne moins que la statue de Memnon, rendait un son harmonieux, lorsqu’elle venoit à être éclairée des rayons du soleil, tout de même me sens-je animé d’un doux transport à l’apparition du soleil de vos beautés. Et comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur dores-en-avant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, Mademoiselle, que j’appende aujourd’hui à l’autel de vos charmes l’offrande de ce cœur, qui ne respire, et n’ambitionne autre gloire, que d’être toute sa vie, Mademoiselle, votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur, et mari.
TOINETTE, en le raillant. − Voilà ce que c’est que d’étudier, on apprend à dire de belles choses.
▬
39. Acte III
Scène 3
ARGAN. − C’est bien à lui à faire de se mêler de contrôler la médecine ; voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces Messieurs-là.
BÉRALDE. − Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.
ARGAN. − Par la mort non de diable, si j’étais que des médecins je me vengerais de son impertinence, et quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirais : "crève, crève, cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté".
▬
40. Acte III
Scène 10
ARGAN. − Il m’ordonne du potage.
TOINETTE. − Ignorant.
ARGAN. − De la volaille.
TOINETTE. − Ignorant.
ARGAN. − Du veau.
TOINETTE. − Ignorant.
ARGAN. − Des bouillons.
TOINETTE. − Ignorant.
ARGAN. − Des œufs frais.
TOINETTE. − Ignorant.
ARGAN. − Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.
TOINETTE. − Ignorant.
ARGAN. − Et surtout de boire mon vin fort trempé.
TOINETTE. − Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et pour épaissir votre sang qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du riz, et des marrons et des oublies…
▬
IV.5. Les femmes savantes
41. Acte I
Scène 1
HENRIETTE
Et par quelle raison n`y serait-elle pas?
Manque-t-il de mérite? est-ce un choix qui soit bas?
▬
42. Acte I
Scène 1
HENRIETTE
Il me le dit, ma sœur, et, pour moi, je le crois.
ARMANDE
Ne soyez pas, ma sœur, d`une si bonne foi,
Et croyez, quand il dit qu`il me quitte et vous aime,
Qu`il n`y songe pas bien, et se trompe lui-même.
HENRIETTE
Je ne sais pas; mais enfin, si c`est votre plaisir,
Il nous est bien aisé de nous en éclaircir:
Je l`aperçois qui vient, et sur cette matière
Il pourra nous donner une pleine lumière.
▬
43. Acte I
Scène 2
CLITANDRE
Mon amour et mes vœux, sont tout de ce côté.
Qu`à nulle émotion cet aveu ne vous porte:
Vous avez bien voulu les choses de la sorte.
Vos attraits m`avaient pris, et mes tendres soupirs
Vous ont assez prouvé l`ardeur de mes désirs;
Mon cœur vous consacrait une flamme immortelle;
Mais vos yeux n`ont pas cru leur conquête assez belle.
J`ai souffert sous leur joug cent mépris différents:
Ils régnaient sur mon âme en superbes tyrans.
▬
44. Acte I
Scène 2
HENRIETTE
Je rends grâce aux bontés que vous me faites voir
De m`enseigner si bien les choses du devoir.
Mon cœur sur vos leçons veut régler sa conduite;
Et, pour vous faire voir, ma sœur, que j`en profite,
Clitandre, prenez soin d`appuyer votre amour
De l`agrément de ceux dont j`ai reçu le jour;
Faites-vous sur mes vœux un pouvoir légitime
Et me donnez moyen de vous aimer sans crime.
▬
45. Acte I
Scène 3
CLITANDRE
Mon cœur n`a jamais pu, tant il est né sincère,
Même dans votre sœur flatter leur caractère,
Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût.
Je consens qu`une femme ait des clartés de tout,
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d`être savante;
Et j`aime que souvent, aux questions qu`on fait,
Elle sache ignorer les choses qu`elle sait;
De son étude enfin je veux qu`elle se cache,
Et qu`elle ait du savoir sans vouloir qu`on le sache,
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots
Et clouer de l`esprit à ses moindres propos.
▬
46. Acte II
Scène I
ARISTE
Oui, je vous porterai la réponse au plus tôt;
J`appuierai, presserai, ferai tout ce qu`il faut.
Qu`un amant, pour un mot, a de choses à dire!
Et qu`impatiemment il veut ce qu`il désire!
Jamais…
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47. Acte II
Scène II
CHRYSALE
C`était, mon frère, un fort bon gentilhomme.
ARISTE
On le dit.
CHRYSALE
Nous n`avions alors que vingt-huit ans,
Et nous étions, ma foi, tous les deux verts galants.
ARISTE
Je le crois.
CHRYSALE
Nous donnions chez les dames romaines,
Et tout le monde là parlait de nos fredaines:
Nous faisions des jaloux.
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48. Acte II
Scène 6
PHILAMINTE
Je veux qu`elle sorte.
CHRYSALE
Mais qu`a-t-elle commis, pour vouloir de la sorte…
PHILAMINTE
Quoi? vous la soutenez?
CHRYSALE
En aucune façon.
PHILAMINTE
Prenez-vous son parti contre moi?
CHRYSALE
Mon dieu! non.
Je ne fais seulement que demander son crime.
PHILAMINTE
Suis-je pour la chasser sans cause légitime?
CHRYSALE
Je ne dis pas cela; mais il faut de nos gens…
PHILAMINTE
Non; elle sortira, vous dis-je, de céans.
CHRYSALE
Hé bien, oui. Vous dit-on quelque chose là-contre?
PHILAMINTE
Je ne veux point d`obstacle aux désirs que je montre.
CHRYSALE
D`accord.
PHILAMINTE
Et vous devez en raisonnable époux,
Être pour moi contre elle, et prendre mon courroux.
CHRYSALE
Aussi fais-je. Oui, ma femme avec raison vous chasse,
Coquine, et votre crime est indigne de grâce.
MARTINE
Qu’est-ce donc que j’ai fait?
CHRYSALE
Ma foi ! Je ne sais pas.
PHILAMINTE
Elle est d’humeur encore à n’en faire aucun cas.
CHRYSALE
A-t-elle, pour donner matière à votre haine,
Cassé quelque miroir, ou quelque porcelaine?
PHILAMINTE
Voudrais-je la chasser, et vous figurez-vous
Que pour si peu de chose on se mette en courroux?
CHRYSALE
Qu’est-ce à dire ? L’affaire est donc considérable?
PHILAMINTE
Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable?
CHRYSALE
Est-ce qu’elle a laissé, d’un esprit négligent,
Dérober quelque aiguière, ou quelque plat d’argent?
PHILAMINTE
Cela ne serait rien.
CHRYSALE
Oh, oh ! Peste, la belle!
Quoi? l’avez-vous surprise à n’être pas fidèle?
PHILAMINTE
C’est pis que tout cela.
▬
49. Acte II
Scène 6
ÉLISE
Ton esprit, je l’avoue, est bien matériel.
Je, n’est qu’un singulier; avons, est pluriel.
Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire?
MARTINE
Qui parle d’offenser grand’mère ni grand-père?
PHILAMINTE
Ô Ciel!
BÉLISE
Grammaire est prise à contre-sens par toi,
Et je t’ai dit déjà d’où vient ce mot.
MARTINE
Ma foi,
Qu’il vienne de Chaillot, d’Auteuil, ou de Pontoise,
Cela ne me fait rien.
BÉLISE
Quelle âme villageoise!
La grammaire, du verbe et du nominatif,
Comme de l’adjectif avec le substantif,
Nous enseigne les lois.
MARTINE
J’ai, Madame, à vous dire
Que je ne connais point ces gens-là.
PHILAMINTE
Quel martyre!
BÉLISE
Ce sont les noms des mots, et l’on doit regarder
En quoi c’est qu’il les faut faire ensemble accorder.
▬
50. Acte II
Scène 9
ARISTE
Quel est le succès? Aurons-nous Henriette?
A-t-elle consenti? l’affaire est-elle faite?
CHRYSALE
Pas tout à fait encore.
ARISTE
Refuse-t-elle ?
CHRYSALE
Non.
ARISTE
Est-ce qu’elle balance?
CHRYSALE
En aucune façon.
ARISTE
Quoi donc?
CHRYSALE
C’est que pour gendre elle m’offre un autre homme.
ARISTE
Un autre homme pour gendre!
CHRYSALE
Un autre.
ARISTE
Qui se nomme?
CHRYSALE
Monsieur Trissotin.
ARISTE
Quoi ? ce Monsieur Trissotin…
CHRYSALE
Oui, qui parle toujours de vers et de latin.
ARISTE
Vous l’avez accepté?
CHRYSALE
Moi, point, à Dieu ne plaise.
ARISTE
Qu’avez-vous répondu?
CHRYSALE
Rien; et je suis bien aise
De n’avoir point parlé, pour ne m’engager pas!
▬
51. Acte III
Scène 2
TRISSOTIN
Voilà certainement d’admirables projets!
BÉLISE
Vous verrez nos statuts quand ils seront tous faits.
TRISSOTIN
Ils ne sauraient manquer d’être tous beaux et sages.
ARMANDE
Nous serons par nos lois les juges des ouvrages.
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis.
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sache bien écrire.
▬
52. Acte III
Scène 3
TRISSOTIN
Nous avons vu de vous des églogues d’un style,
Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile.
VADIUS
Vos odes ont un air noble, galant et doux,
Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.
TRISSOTIN
Est-il rien d’amoureux comme vos chansonnettes ?
VADIUS
Peut-on voir rien d’égal aux sonnets que vous faites ?
TRISSOTIN
Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux ?
VADIUS
Rien de si plein d’esprit que tous vos madrigaux ?
TRISSOTIN
Aux ballades surtout vous êtes admirable.
VADIUS
Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.
TRISSOTIN
Si la France pouvait connaître votre prix,
VADIUS
Si le siècle rendait justice aux beaux esprits,
TRISSOTIN
En carrosse doré vous iriez par les rues.
VADIUS
On verrait le public vous dresser des statues.
Hom. C’est une ballade, et je veux que tout net
Vous m’en…
TRISSOTIN
Avez-vous vu certain petit sonnet
Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie ?
▬
53. Acte III
Scène 3
VADIUS
Ma plume t’apprendra quel homme je puis être.
TRISSOTIN
Et la mienne saura te faire voir ton maître.
VADIUS
Je te défie en vers, prose, grec, et latin.
TRISSOTIN
Hé bien, nous nous verrons seul à seul chez Barbin.
▬
54. Acte III
Scène 5
HENRIETTE
Si le choix est si beau, que ne le prenez-vous?
ARMANDE
C`est à vous, non à moi, que sa main est donnée.
HENRIETTE
Je vous le cède tout, comme à ma sœur ainée.
ARMANDE
Si l`hymen, comme à vous, me paraissait charmant,
J`accepterais votre offre avec ravissement.
HENRIETTE
Si j`avais, comme vous, les pédants dans la tête,
Je pourrais le trouver un parti fort honnête.
▬
55. Acte IV
Scène 3
CLITANDRE
Sans être fort habile,
La preuve m`en serait, je pense, assez facile.
Si les raisons manquaient, je suis sûr qu`un tout cas
Les exemples fameux ne me manqueraient pas.
TRISSOTIN
Vous en pourriez citer qui ne concluraient guère.
CLITANDRE
Je n`irais pas bien loin pour trouver mon affaire.
▬
56. Acte V
Scène 3
PHILAMINTE
Où vous arrêtez-vous?
Mettez, mettez, Monsieur, Trissotin pour mon gendre.
CHRYSALE
Pour mon gendre mettez, mettez, Monsieur, Clitandre.
LE NOTAIRE
Mettez-vous donc d’accord et d’un jugement mûr
Voyez à convenir entre vous du futur.
PHILAMINTE
Suivez, suivez, Monsieur, le choix où je m’arrête.
CHRYSALE
Faites, faites, Monsieur, les choses à ma tête.
LE NOTAIRE
Dites-moi donc à qui j’obéirai des deux?
▬
57. Acte V
Scène 3
Si j`avais un mari, je le dis,
Je voudrais qu`il se fît le maître du logis.
Je ne l`aimerais point, s`il faisait le jocrisse;
Et si je contestais contre lui par caprice,
Si je parlais trop haut, je trouverais fort bon
Qu`avec quelques soufflets il rabaissât mon ton.
▬
IV.6. Tartuffe
58. Acte I
Scène 1
MADAME PERNELLE
Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils;
C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
MARIANE
Je crois…
MADAME PERNELLE
Mon Dieu, sa sœur, vous faites la discrète,
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette:
Mais il n'est, comme on dit, pire eau, que l'eau qui dort,
Et vous menez sous chape, un train que je hais fort.
ELMIRE
Mais, ma mère…
MADAME PERNELLE
Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
Votre conduite en tout, est tout à fait mauvaise:
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière, et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.
CLÉANTE
Mais, Madame, après tout…
MADAME PERNELLE
Pour vous, Monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime, et vous révère:
Mais enfin, si j'étais de mon fils son époux,
Je vous prierais bien fort, de n'entrer point chez nous.
▬
59. Acte I
Scène 4
ORGON
Et Tartuffe?
DORINE
Tartuffe? Il se porte à merveille,
Gros, et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.
ORGON
Le pauvre homme!
DORINE
Le soir elle eut un grand dégoût,
Et ne put au souper toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête était encore cruelle.
ORGON
Et Tartuffe?
DORINE
Il soupa, lui tout seul, devant elle,
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.
ORGON
Le pauvre homme!
▬
60. Acte I
Scène 5
ORGON
Ha, si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.
▬
61. Acte I
Scène 5
ORGON
Alte-là, mon beau-frère,
Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.
CLÉANTE
Je ne le connais pas, puisque vous le voulez:
Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être…
ORGON
Mon frère, vous seriez charmé de le connaître,
Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C'est un homme… qui… ha… un homme… un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,
Et comme du fumier, regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien,
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien;
De toutes amitiés il détache mon âme;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère, et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
CLÉANTE
Les sentiments humains, mon frère, que voilà!
ORGON
Ha, si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.
Chaque jour à l'église il venait d'un air doux,
Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux.
Il attirait les yeux de l'assemblée entière,
Par l'ardeur dont au Ciel il poussait sa prière:
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments;
Et lorsque je sortais, il me devançait vite,
Pour m'aller à la porte offrir de l'eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitait,
Et de son indigence, et de ce qu'il était,
Je lui faisais des dons; mais avec modestie,
Il me voulait toujours en rendre une partie.
C'est trop, me disait-il, c'est trop de la moitié,
Je ne mérite pas de vous faire pitié:
Et quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
Enfin le Ciel, chez moi, me le fit retirer,
Et depuis ce temps-là, tout semble y prospérer.
Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même,
Il prend pour mon honneur un intérêt extrême;
Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi, six fois, il s'en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle;
Il s'impute à péché la moindre bagatelle,
Un rien presque suffit pour le scandaliser,
Jusque-là qu'il se vint l'autre jour accuser
D'avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l'avoir tuée avec trop de colère.
▬
62. Acte IV
Scène 3
MARIANE, à genou
Mon père, au nom du Ciel, qui connaît ma douleur,
Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance.
Ne me réduisez point, par cette dure loi,
Jusqu'à me plaindre au Ciel de ce que je vous doi:
Et cette vie, hélas! que vous m'avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si contre un doux espoir que j'avais pu former,
Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer;
Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore,
Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre;
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant, sur moi, de tout votre pouvoir.
ORGON, se sentant attendrir
Allons, ferme, mon cœur, point de faiblesse humaine.
MARIANE
Vos tendresses pour lui, ne me font point de peine;
Faites-les éclater, donnez-lui votre bien ;
Et si ce n'est assez, joignez-y tout le mien,
J'y consens de bon cœur, et je vous l'abandonne.
Mais au moins n'allez pas jusques à ma personne,
Et souffrez qu'un couvent, dans les austérités,
Use les tristes jours que le Ciel m'a comptés.
▬
IV.7. Les Fourberies de Scapin
63. Acte I
Scène 1
OCTAVE. – Ah! fâcheuses nouvelles pour un cœur amoureux! Dures extrémités où je me vois réduit! Tu viens, Sylvestre, d`apprendre au port que mon père revient?
SYLVESTRE. – Oui.
OCTAVE. – Qu`il arrive ce matin même?
SYLVESTRE. – Ce matin même.
OCTAVE. – Et qu`il revient dans la résolution de me marier?
SYLVESTRE. – Oui.
OCTAVE. – Avec une fille du seigneur Géronte?
SYLVESTRE. – Du seigneur Géronte.
OCTAVE. – Et que cette fille est mandée de Tarente ici pour cela?
SYLVESTRE. – Oui.
OCTAVE. – Et tu tiens ces nouvelles de mon oncle?
SYLVESTRE. – De votre oncle.
OCTAVE. – A qui mon père les a mandées par une lettre?
SYLVESTRE. – Par une lettre.
OCTAVE. – Et cet oncle, dis-tu, sait toutes nos affaires?
SYLVESTRE. – Toutes nos affaires.
OCTAVE. – Ah! parle, si tu veux, et ne te fais point de la sorte arracher les mots de la bouche.
▬
64. Acte I
Scène 2
OCTAVE. – Ah! Scapin, si tu pouvais trouver quelque invention, forger quelque machine, pour me tirer de la peine où je suis, je croirais t`être redevable de plus que de la vie. (…) Si tu l`avais vue, Scapin, en l`état que je dis, tu l`aurais trouvée admirable.
▬
65. Acte I
Scène 2
OCTAVE. – Comme nous sommes grands amis, il me fit aussitôt confidence de son amour et me mena voir cette fille, que je trouvai belle à la vérité, mais non pas tant qu`il voulait que je la trouvasse. Il ne m`entretenait que d`elle chaque jour, m`exagérait à tous moments sa beauté et sa grâce, me louait son esprit et me parlait avec transport des charmes de son entretien, dont il me rapportait jusqu`aux moindres paroles, qu`il s`efforçait toujours de me faire trouver les plus spirituels du monde. Il me querellait quelquefois de n`être pas assez sensible aux choses qu`il me venait de dire, et me blâmait sans cesse de l`indifférence où j`étais pour les feux de l`amour. (…)
SCAPIN. – Ah! ah!
OCTAVE. – Une autre aurait paru effroyable en l`état ou elle était, car elle n`avait pour habillement qu`une méchante petite jupe, avec des brassières de nuit qui étaient de simple futaine, et sa coiffure était une cornette jaune, retroussée au haut de sa tête, qui laissait tomber en désordre ses cheveux sur ses épaules; et, cependant, faite comme cela, elle braillait de mille attraits, et ce n`était qu`agréments et que charmes que toute sa personne.
SCAPIN. – Je sens venir les choses.
OCTAVE. – Si tu l`avais vue, Scapin, en l`état que je dis, tu l`aurais trouvée admirable.
SCAPIN. – Oh! Je n`en doute point; et, sans l`avoir vue, je vois bien qu`elle était tout à fait charmante.
OCTAVE. – Ses larmes n`étaient point de ces larmes désagréables qui défigurent un visage: elle avait, à pleurer, une grâce touchante, et sa douleur était la plus belle du monde.
▬
66. Acte I
Scène 3
HYACINTE. – Je veux croire que vous sentez ce que vous dites, et je ne doute point que vos paroles ne soient sincères; mais je crains un pouvoir qui combattra dans votre cœur les tendres sentiments que vous pouvez avoir pour moi. Vous dépendez d’un père, qui veut vous marier à une autre personne; et je suis sûre que je mourrai, si ce malheur m’arrive.
OCTAVE. – Non, belle Hyacinte, il n’y a point de père qui puisse me contraindre à vous manquer de foi, et je me résoudrai à quitter mon pays, et le jour même, s’il est besoin, plutôt qu’à vous quitter. J’ai déjà pris, sans l’avoir vue, une aversion effroyable pour celle que l’on me destine; et sans être cruel, je souhaiterais que la mer l’écartât d’ici pour jamais. Ne pleurez donc point, je vous prie, mon aimable Hyacinte, car vos larmes me tuent, et je ne les puis voir sans me sentir percer le cœur.
HYACINTE. – Puisque vous le voulez, je veux bien essuyer mes pleurs, et j’attendrai d’un œil constant ce qu’il plaira au Ciel de résoudre de moi.
OCTAVE. – Le Ciel nous sera favorable.
HYACINTE. – Il ne saurait m’être contraire, si vous m’êtes fidèle.
OCTAVE. – Je le serai assurément.
HYACINTE. – Je serai donc heureuse.
▬
67. Acte I
Scène 4
ARGANTE. – Je me moque de cela.
SCAPIN. – Il faut, pour son honneur, et pour le vôtre, qu’il dise dans le monde, que c’est de bon gré qu’il l’a épousée.
ARGANTE. – Et je veux moi, pour mon honneur et pour le sien, qu’il dise le contraire.
SCAPIN. – Non, je suis sûr qu’il ne le fera pas.
ARGANTE. – Je l’y forcerai bien.
SCAPIN. – Il ne le fera pas, vous dis-je.
ARGANTE. – Il le fera, ou je le déshériterai.
SCAPIN. – Vous?
ARGANTE. – Moi.
SCAPIN. – Bon.
ARGANTE. – Comment, bon?
SCAPIN. – Vous ne le déshériterez point.
ARGANTE. – Je ne le déshériterai point?
SCAPIN. – Non.
ARGANTE. – Non?
SCAPIN. – Non.
ARGANTE. – Ouais! voici qui est plaisant. Je ne déshériterai pas mon fils.
SCAPIN. – Non, vous dis-je.
ARGANTE. – Qui m’en empêchera?
SCAPIN. – Vous-même.
ARGANTE – Moi?
SCAPIN. – Oui. Vous n’aurez pas ce cœur-là.
ARGANTE. – Je l’aurai.
SCAPIN. – Vous vous moquez.
ARGANTE. – Je ne me moque point.
SCAPIN. – La tendresse paternelle fera son office.
ARGANTE. – Elle ne fera rien.
SCAPIN. – Oui, oui.
ARGANTE. – Je vous dis que cela sera.
▬
68. Acte I
Scène 5
SCAPIN. – Laisse-moi faire, la machine est trouvée. Je cherche seulement dans ma tête un homme qui nous soit affidé, pour jouer un personnage dont j’ai besoin. Attends. Tiens-toi un peu. Enfonce ton bonnet en méchant garçon. Campe-toi sur un pied. Mets la main au côté. Fais les yeux furibonds. Marche un peu en roi de théâtre. Voilà qui est bien. Suis-moi. J’ai des secrets pour déguiser ton visage et ta voix.
SILVESTRE. – Je te conjure au moins de ne m’aller point brouiller avec la justice.
SCAPIN. – Va, va; nous partagerons les périls en frères; et trois ans de galère de plus, ou de moins, ne sont pas pour arrêter un noble cœur.
▬
69. Acte II
Scène 2
GÉRONTE. – Oui, nous avons quelque chose à démêler ensemble.
LÉANDRE. – Et quoi?
GÉRONTE. – Tenez-vous, que je vous voie en face.
LÉANDRE. – Comment?
GÉRONTE. – Regardez-moi entre deux yeux.
LÉANDRE. – Hé bien?
GÉRONTE. – Qu’est-ce donc qui s’est passé ici?
LÉANDRE. – Ce qui s’est passé?
GÉRONTE. – Oui. Qu’avez-vous fait pendant mon absence?
LÉANDRE. – Que voulez-vous, mon père, que j’aie fait?
GÉRONTE. – Ce n’est pas moi qui veux que vous ayez fait, mais qui demande ce que c’est que vous avez fait.
LÉANDRE. – Moi, je n’ai fait aucune chose dont vous ayez lieu de vous plaindre.
GÉRONTE. – Aucune chose?
LÉANDRE. – Non.
GÉRONTE. – Vous êtes bien résolu.
LÉANDRE. – C’est que je suis sûr de mon innocence.
▬
70. Acte II
Scène 4
OCTAVE. – Scapin, il faut faire quelque chose pour lui.
SCAPIN. – Le moyen, après une avanie de la sorte?
LÉANDRE. – Je te conjure d’oublier mon emportement, et de me prêter ton adresse.
OCTAVE. – Je joins mes prières aux siennes.
SCAPIN. – J’ai cette insulte-là sur le cœur.
OCTAVE. – Il faut quitter ton ressentiment.
LÉANDRE. – Voudrais-tu m’abandonner, Scapin, dans la cruelle extrémité où se voit mon amour?
SCAPIN. – Me venir faire à l’improviste un affront comme celui-là!
LÉANDRE. – J’ai tort, je le confesse.
SCAPIN. – Me traiter de coquin, de fripon, de pendard, d’infâme!
LÉANDRE. – J’en ai tous les regrets du monde.
SCAPIN. – Me vouloir passer son épée au travers du corps!
LÉANDRE. – Je t’en demande pardon de tout mon cœur; et s’il ne tient qu’à me jeter à tes genoux, tu m’y vois, Scapin, pour te conjurer encore une fois de ne me point abandonner.
OCTAVE. – Ah ! ma foi, Scapin, il se faut rendre à cela.
SCAPIN. – Levez-vous. Une autre fois ne soyez point si prompt.
▬
71. Acte II
Scène 5
SCAPIN. – Eh, Monsieur, de quoi parlez-vous là, et à quoi vous résolvez-vous? Jetez les yeux sur les détours de la justice. Voyez combien d’appels et de degrés de juridiction; combien de procédures embarrassantes ; combien d’animaux ravissants par les griffes desquels il vous faudra passer, sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges, et leurs clercs. Il n’y a pas un de tous ces gens-là, qui pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde. Un sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez. Votre procureur s’entendra avec votre partie, et vous vendra à beaux deniers comptants. Votre avocat gagné de même, ne se trouvera point lorsqu’on plaidera votre cause, ou dira des raisons qui ne feront que battre la campagne, et n’iront point au fait. Le greffier délivrera par contumace des sentences et arrêts contre vous. Le clerc du rapporteur soustraira des pièces, ou le rapporteur même ne dira pas ce qu’il a vu. Et quand par les plus grandes précautions du monde vous aurez paré tout cela, vous serez ébahi que vos juges auront été sollicités contre vous, ou par des gens dévots, ou par des femmes qu’ils aimeront. Eh, Monsieur, si vous le pouvez, sauvez-vous de cet enfer-là. C’est être damné dès ce monde, que d’avoir à plaider; et la seule pensée d’un procès serait capable de me faire fuir jusqu’aux Indes. (…) Mais pour plaider, il vous faudra de l’argent. Il vous en faudra pour l’exploit; il vous en faudra pour le contrôle. Il vous en faudra pour la procuration, pour la présentation, conseils, productions, et journées du procureur. Il vous en faudra pour les consultations et plaidoiries des avocats; pour le droit de retirer le sac, et pour les grosses d’écritures. Il vous en faudra pour le rapport des substituts; pour les épices de conclusion; pour l’enregistrement du greffier, façon d’appointement, sentences et arrêts, contrôles, signatures, et expéditions de leurs clercs, sans parler de tous les présents qu’il vous faudra faire. Donnez cet argent-là à cet homme-ci, vous voilà hors d’affaire.
▬
72. Acte II
Scène 6
SILVESTRE. – C’est ce que je demande, morbleu, c’est ce que je demande. (Il met l’épée à la main, et pousse de tous les côtés, comme s’il y avait plusieurs personnes devant lui.) Ah, tête! ah, ventre! Que ne le trouvé-je à cette heure avec tout son secours! Que ne paraît-il à mes yeux au milieu de trente personnes! Que ne les vois-je fondre sur moi les armes à la main! Comment, marauds, vous avez la hardiesse de vous attaquer à moi? Allons, morbleu, tue, point de quartier. Donnons. Ferme. Poussons. Bon pied, bon œil. Ah coquins, ah canaille, vous en voulez par là; je vous en ferai tâter votre soûl. Soutenez, marauds, soutenez. Allons. À cette botte. À cette autre. À celle-ci. À celle-là. Comment, vous reculez? Pied ferme, morbleu! pied ferme!
SCAPIN. – Eh, eh, eh, Monsieur, nous n’en sommes pas.
SILVESTRE. – Voilà qui vous apprendra à vous oser jouer à moi.
▬
73. Acte II
Scène 7
SCAPIN (feignant de ne pas voir Géronte). – Ô Ciel! ô disgrâce imprévue! ô misérable père! Pauvre Géronte, que feras-tu?
GÉRONTE (à part). – Que dit-il là de moi, avec ce visage affligé?
SCAPIN (même jeu). – N’y a-t-il personne qui puisse me dire où est le seigneur Géronte?
GÉRONTE. – Qu’y a-t-il, Scapin?
SCAPIN (courant sur le théâtre, sans vouloir entendre ni voir Géronte). – Où pourrai-je le rencontrer, pour lui dire cette infortune?
GÉRONTE. – Qu’est-ce que c’est donc?
SCAPIN. – En vain je cours de tous côtés pour le pouvoir trouver.
GÉRONTE. – Me voici.
▬
74. Acte II
Scène 7
SCAPIN. – Je l’ai trouvé tantôt, tout triste, de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m’avez mêlé assez mal à propos; et cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mine, nous a invités d’y entrer, et nous a présenté la main. Nous y avons passé; il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.
GÉRONTE. – Qu’y a-t-il de si affligeant en tout cela?
SCAPIN. – Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquif, et m’envoie vous dire que si vous ne lui envoyez par moi tout à l’heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.
▬
75. Acte III
Scène 2
SCAPIN (lui remettant sa tête dans le sac). – Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble. (Il contrefait plusieurs personnes ensemble.) «Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons partout. N’épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N’oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous ? Tournons par là. Non, par Ici. À gauche. À droit. Nenni. Si fait.» ( A Géronte, avec sa voix ordinaire.) Cachez-vous bien. «Ah, camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous enseignes où est ton maître. – Eh! Messieurs, ne me maltraitez point. – Allons, dis-nous où il est. Parle. Hâte-toi. Expédions. Dépêche vite. Tôt. – Eh ! Messieurs, doucement. (Géronte met doucement la tête hors du sac, et aperçoit la fourberie de Scapin.) – Si tu ne nous fais trouver ton maître tout à l’heure, nous allons faire pleuvoir sur toi une ondée de coups de bâton. – J’aime mieux souffrir toute chose que de vous découvrir mon maître. – Nous allons t’assommer. – Faites tout ce qu’il vous plaira. – Tu as envie d’être battu? Je ne trahirai point mon maître. – Ah! tu en veux tâter? Voilà… – Oh!» (Comme il est prêt de frapper, Géronte sort du sac et Scapin s’enfuit.)
GÉRONTE. – Ah infâme! ah traître! ah scélérat! C’est ainsi que tu m’assassines.
▬
76. Acte III
Scène 3
GÉRONTE. – Je vous prie de me dire cette histoire.
ZERBINETTE. – Je le veux bien. Je ne risquerai pas grand’chose à vous la dire, et c’est une aventure qui n’est pas pour être longtemps secrète. La destinée a voulu que je me trouvasse parmi une bande de ces personnes, qu’on appelle Égyptiens, et qui rôdant de province en province, se mêlent de dire la bonne fortune, et quelquefois de beaucoup d’autres choses. En arrivant dans cette ville, un jeune homme me vit, et conçut pour moi de l’amour. Dès ce moment il s’attache à mes pas, et le voilà d’abord, comme tous les jeunes gens, qui croient qu’il n’y a qu’à parler, et qu’au moindre mot qu’ils nous disent, leurs affaires sont faites: mais il trouva une fierté qui lui fit un peu corriger ses premières pensées. Il fit connaître sa passion aux gens qui me tenaient, et il les trouva disposés à me laisser à lui, moyennant quelque somme. Mais le mal de l’affaire était, que mon amant se trouvait dans l’état où l’on voit très souvent la plupart des fils de famille, c’est-à-dire qu’il était un peu dénué d’argent; et il a un père, qui, quoique riche, est un avaricieux fieffé, le plus vilain homme du monde. Attendez. Ne me saurais-je souvenir de son nom? Haye. Aidez-moi un peu. Ne pouvez-vous me nommer quelqu’un de cette ville qui soit connu pour être avare au dernier point?
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77. Acte III
Scène 3
ZERBINETTE. – Voici le stratagème dont il s’est servi pour attraper sa dupe. Ah! ah! ah! ah! Je ne saurais m’en souvenir, que je ne rie de tout mon cœur. Ah! ah! ah! Il est allé trouver ce chien d’avare, ah! ah! ah! et lui a dit, qu’en se promenant sur le port avec son fils, hi! Hi! ils avaient vu une galère turque où on les avait invités d’entrer. Qu’un jeune Turc leur y avait donné la collation, ah ! Que, tandis qu’ils mangeaient, on avait mis la galère en mer, et que le Turc l’avait renvoyé lui seul à terre dans un esquif, avec ordre de dire au père de son maître, qu’il emmenait son fils en Alger, s’il ne lui envoyait tout à l’heure cinq cents écus. Ah! ah! ah! Voilà mon ladre, mon vilain dans de furieuses angoisses; et la tendresse qu’il a pour son fils, fait un combat étrange avec son avarice. Cinq cents écus qu’on lui demande, sont justement cinq cents coups de poignard qu’on lui donne. Ah! ah! ah! Il ne peut se résoudre à tirer cette somme de ses entrailles, et la peine qu’il souffre, lui fait trouver cent moyens ridicules pour ravoir son fils. Ah! ah! Il veut envoyer la justice en mer après la galère du Turc. Ah! ah! ah! Il sollicite son valet de s’aller offrir à tenir la place de son fils, jusqu’à ce qu’il ait amassé l’argent qu’il n’a pas envie de donner. Ah! ah! ah!. Il abandonne, pour faire les cinq cents écus, quatre ou cinq vieux habits qui n’en valent pas trente. Ah! ah! ah! Le valet lui fait comprendre à tous coups l’impertinence de ses propositions, et chaque réflexion est douloureusement accompagnée d’un: «Mais que diable allait-il faire à cette galère? Ah maudite galère! Traître de Turc!» Enfin après plusieurs détours, après avoir longtemps gémi et soupiré… Mais il me semble que vous ne riez point de mon conte. Qu’en dites-vous?
GÉRONTE. – Je dis que le jeune homme est un pendard, un insolent, qui sera puni par son père, du tour qu’il lui a fait; que l’Égyptienne est une malavisée, une impertinente, de dire des injures à un homme d’honneur qui saura lui apprendre à venir ici débaucher les enfants de famille; et que le valet est un scélérat, qui sera par Géronte envoyé au gibet avant qu’il soit demain.
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IV.8. Le médecin malgré lui
78. Acte I
Scène 1
SGANARELLE. – Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire.
MARTINE. – Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.
SGANARELLE. – Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose.
MARTINE. – Crois-tu que je m’épouvante de tes paroles ?
SGANARELLE. – Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles.
MARTINE. – Ivrogne que tu es.
SGANARELLE. – Je vous battrai.
MARTINE. – Sac à vin.
SGANARELLE. – Je vous rosserai.
MARTINE. – Infâme.
SGANARELLE. – Je vous étrillerai.
MARTINE. – Traître, insolent, trompeur, lâche, coquin, pendard, gueux, bélître, fripon, maraud, voleur… !
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79. Acte I
Scène 4
LUCAS. – Parguenne, j’avons pris là, tous deux, une gueble de commission : et je ne sais pas moi, ce que je pensons attraper.
VALÈRE. – Que veux-tu mon pauvre nourricier ? il faut bien obéir à notre maître: et puis, nous avons intérêt, l’un et l’autre, à la santé de sa fille, notre maîtresse, et, sans doute, son mariage différé par sa maladie, nous vaudrait quelque récompense. Horace qui est libéral, a bonne part aux prétentions qu’on peut avoir sur sa personne: et quoiqu’elle ait fait voir de l’amitié pour un certain Léandre, tu sais bien que son père n’a jamais voulu consentir à le recevoir pour son gendre.
MARTINE (rêvant à part elle). – Ne puis-je point trouver quelque invention pour me venger ?
LUCAS. – Mais quelle fantaisie s’est-il boutée là dans la tête, puisque les médecins y avont tous perdu leur latin ?
VALÈRE. – On trouve quelquefois, à force de chercher, ce qu’on ne trouve pas d’abord: et souvent, en de simples lieux…
MARTINE. – Oui, il faut que je m’en venge à quelque prix que ce soit : ces coups de bâton me reviennent au cœur, je ne les saurais digérer, et… (Elle dit tout ceci en rêvant : de sorte que ne prenant pas garde à ces deux hommes, elle les heurte en se retournant, et leur dit) Ah ! Messieurs, je vous demande pardon, je ne vous voyais pas : et cherchais dans ma tête quelque chose qui m’embarrasse.
VALÈRE. – Chacun a ses soins dans le monde : et nous cherchons aussi, ce que nous voudrions bien trouver.
MARTINE. – Serait-ce quelque chose, où je vous puisse aider ?
VALÈRE. – Cela se pourrait faire, et nous tâchons de rencontrer quelque habile homme, quelque médecin particulier, qui pût donner quelque soulagement à la fille de notre maître, attaquée d’une maladie qui lui a ôté, tout d’un coup, l’usage de la langue. Plusieurs médecins ont déjà épuisé toute leur science après elle : mais on trouve, parfois, des gens avec des secrets admirables, de certains remèdes particuliers, qui font le plus souvent, ce que les autres n’ont su faire, et c’est là, ce que nous cherchons.
MARTINE (Elle dit ces premières lignes bas). – Ah ! que le Ciel m’inspire une admirable invention pour me venger de mon pendard. (Haut.) Vous ne pouviez jamais vous mieux adresser, pour rencontrer ce que vous cherchez : et nous avons ici, un homme, le plus merveilleux homme du monde, pour les maladies désespérées.
VALÈRE. – Et de grâce, où pouvons-nous le rencontrer ?
MARTINE. – Vous le trouverez, maintenant, vers ce petit lieu que voilà, qui s’amuse à couper du bois.
LUCAS. – Un médecin qui coupe du bois !
VALÈRE. – Qui s’amuse à cueillir des simples, voulez-vous dire ?
MARTINE. – Non, c’est un homme extraordinaire, qui se plaît à cela, fantasque, bizarre, quinteux, et que vous ne prendriez jamais, pour ce qu’il est. Il va vêtu d’une façon extravagante, affecte, quelquefois, de paraître ignorant, tient sa science renfermée, et ne fuit rien tant tous les jours, que d’exercer les merveilleux talents qu’il a eus du Ciel, pour la médecine.
VALÈRE. – C’est une chose admirable, que tous les grands hommes ont toujours du caprice, quelque petit grain de folie mêlé à leur science.
MARTINE. – La folie de celui-ci, est plus grande qu’on ne peut croire : car elle va, parfois, jusqu’à vouloir être battu, pour demeurer d’accord de sa capacité : et je vous donne avis que vous n’en viendrez pas à bout, qu’il n’avouera jamais, qu’il est médecin, s’il se le met en fantaisie, que vous ne preniez, chacun, un bâton, et ne le réduisiez à force de coups, à vous confesser à la fin, ce qu’il vous cachera d’abord. C’est ainsi que nous en usons, quand nous avons besoin de lui.
VALÈRE. – Voilà une étrange folie !
MARTINE. – Il est vrai : mais après cela, vous verrez qu’il fait des merveilles.
VALÈRE. – Comment s’appelle-t-il ?
MARTINE. – Il s’appelle Sganarelle : mais il est aisé à connaître. C’est un homme qui a une large barbe noire, et qui porte une fraise, avec un habit jaune et vert.
LUCAS. – Un habit jaune et vert ! C’est donc, le médecin des paroquets.
VALÈRE. – Mais est-il bien vrai, qu’il soit si habile, que vous le dites ?
MARTINE. – Comment ? C’est un homme qui fait des miracles. Il y a six mois, qu’une femme fut abandonnée de tous les autres médecins. On la tenait morte, il y avait déjà six heures : et l’on se disposait à l’ensevelir, lorsqu’on y fit venir de force, l’homme dont nous parlons. Il lui mit, l’ayant vue, une petite goutte de je ne sais quoi dans la bouche : et dans le même instant, elle se leva de son lit, et se mit, aussitôt, à se promener dans sa chambre, comme si de rien n’eût été.
LUCAS. – Ah !
VALÈRE. – Il fallait que ce fût quelque goutte d’or potable.
MARTINE. – Cela pourrait bien être. Il n’y a pas trois semaines, encore, qu’un jeune enfant de douze ans, tomba du haut du clocher, en bas, et se brisa, sur le pavé, la tête, les bras et les jambes. On n’y eut pas plus tôt, amené notre homme, qu’il le frotta par tout le corps, d’un certain onguent qu’il sait faire ; et l’enfant aussitôt se leva sur ses pieds, et courut jouer à la fossette.
LUCAS. – Ah !
VALÈRE. – Il faut que cet homme-là, ait la médecine universelle.
MARTINE.- Qui en doute ?
LUCAS. – Testigué, velà justement, l’homme qu’il nous faut : allons vite le charcher.
VALÈRE. – Nous vous remercions du plaisir que vous nous faites.
MARTINE. – Mais souvenez-vous bien au moins, de l’avertissement que je vous ai donné.
LUCAS. – Eh ! morguenne, laissez-nous faire, s’il ne tient qu’à battre, la vache est à nous.
VALÈRE. – Nous sommes bien heureux d’avoir fait cette rencontre : et j’en conçois, pour moi, la meilleure espérance du monde.
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80. Acte I
Scène 2
SGANARELLE. – Et vous êtes un impertinent, de vous ingérer des affaires d’autrui: apprenez que Cicéron dit, qu’entre l’arbre et le doigt, il ne faut point mettre l’écorce. (Ensuite il revient vers sa femme, et lui dit, en lui pressant la main) Ô çà faisons la paix nous deux. Touche là.
MARTINE. – Oui ! après m’avoir ainsi battue !
SGANARELLE. – Cela n’est rien, touche.
MARTINE. – Je ne veux pas.
SGANARELLE. – Eh !
MARTINE. – Non.
SGANARELLE. – Ma petite femme.
MARTINE. – Point.
SGANARELLE. – Allons, te dis-je.
MARTINE. – Je n’en ferai rien.
SGANARELLE. – Viens, viens, viens.
MARTINE. – Non, je veux être en colère.
SGANARELLE. – Fi, c’est une bagatelle, allons, allons.
MARTINE. – Laisse-moi là.
SGANARELLE. – Touche, te dis-je.
MARTINE. – Tu m’as trop maltraitée.
SGANARELLE. – Eh bien va, je te demande pardon, mets là, ta main.
MARTINE. – Elle dit le reste bas.- Je te pardonne, mais tu le payeras.
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81. Acte II
Scène 1
VALÈRE. – Oui, Monsieur, je crois que vous serez satisfait : et nous vous avons amené le plus grand médecin du monde.
LUCAS. – Oh morguenne, il faut tirer l’échelle après ceti-là : et tous les autres, ne sont pas daignes de li déchausser ses souillez.
VALÈRE. – C’est un homme qui a fait des cures merveilleuses.
LUCAS. – Qui a gari des gens qui estiant morts.
VALÈRE. – Il est un peu capricieux, comme je vous ai dit : et parfois, il a des moments où son esprit s’échappe, et ne paraît pas ce qu’il est.
LUCAS. – Oui, il aime à bouffonner, et l’an dirait par fois, ne v’s en déplaise qu’il a quelque petit coup de hache à la tête.
VALÈRE. – Mais dans le fond, il est toute science : et bien souvent, il dit des choses tout à fait relevées.
LUCAS. – Quand il s’y boute, il parle tout fin drait, comme s’il lisait dans un livre.
VALÈRE. – Sa réputation s’est déjà répandue ici : et tout le monde vient à lui.
GÉRONTE. – Je meurs d’envie de le voir, faites-le-moi vite venir.
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82. Acte II
Scène 4
SGANARELLE. – Or ces vapeurs, dont je vous parle, venant à passer du côté gauche, où est le foie, au côté droit, où est le cœur, il se trouve que le poumon que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu cubile, rencontre, en son chemin, lesdites vapeurs qui remplissent les ventricules de l’omoplate ; et parce que lesdites vapeurs… comprenez bien ce raisonnement je vous prie : et parce que lesdites vapeurs ont une certaine malignité… Écoutez bien ceci, je vous conjure.
GÉRONTE. – Oui.
SGANARELLE. – Ont une certaine malignité qui est causée… Soyez attentif, s’il vous plaît.
GÉRONTE. – Je le suis.
SGANARELLE. – Qui est causée par l’âcreté des humeurs, engendrées dans la concavité du diaphragme, il arrive que ces vapeurs… Ossabandus, nequeys, nequer, potarinum, quipsa milus. Voilà justement, ce qui fait que votre fille est muette.
JACQUELINE. – Ah que ça est bian dit, notte homme !
LUCAS. – Que n’ai-je la langue aussi bian pendue !
GÉRONTE. – On ne peut pas mieux raisonner sans doute. Il n’y a qu’une seule chose qui m’a choqué. C’est l’endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont. Que le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit.
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83. Acte III
Scène 6
GÉRONTE. – Voilà ma fille qui parle. Ô grande vertu du remède ! Ô admirable médecin! Que je vous suis obligé, Monsieur, de cette guérison merveilleuse : et que puis-je faire pour vous, après un tel service ?
SGANARELLE (se promenant sur le théâtre et s’essuyant le front.) – Voilà une maladie qui m’a bien donné de la peine !
LUCINDE. – Oui, mon père, j’ai recouvré la parole : mais je l’ai recouvrée pour vous dire, que je n’aurai jamais d’autre époux que Léandre, et que c’est inutilement que vous voulez me donner Horace.
GÉRONTE. – Mais…
LUCINDE. – Rien n’est capable d’ébranler la résolution que j’ai prise.
GÉRONTE. – Quoi… ?
LUCINDE. – Vous m’opposerez en vain de belles raisons.
GÉRONTE. – Si…
LUCINDE. – Tous vos discours ne serviront de rien.
GÉRONTE. – Je…
LUCINDE. – C’est une chose où je suis déterminée.
GÉRONTE. – Mais…
LUCINDE. – Il n’est puissance paternelle, qui me puisse obliger à me marier malgré moi.
GÉRONTE. – J’ai…
LUCINDE. – Vous avez beau faire tous vos efforts.
GÉRONTE. – Il…
LUCINDE. – Mon cœur ne saurait se soumettre à cette tyrannie.
GÉRONTE. – La…
LUCINDE. – Et je me jetterai plutôt dans un couvent que d’épouser un homme que je n’aime point.
GÉRONTE. – Mais…
LUCINDE (parlant d’un ton de voix à étourdir.) – Non. En aucune façon. Point d’affaires. Vous perdez le temps. Je n’en ferai rien. Cela est résolu.
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IV.9. Dom Juan
84. Acte I
Scène 1
SGANARELLE. – Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est Dom Juan.
GUSMAN. – Je ne sais pas de vrai quel homme il peut être, s’il faut qu’il nous ait fait cette perfidie; et je ne comprends point, comme après tant d’amour, et tant d’impatience témoignée, tant d’hommages pressants, de vœux, de soupirs, et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes, et de serments réitérés; tant de transports enfin, et tant d’emportements qu’il a fait paraître, jusqu’à forcer dans sa passion l’obstacle sacré d’un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance; je ne comprends pas, dis-je, comme après tout cela il aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole.
SGANARELLE. – Je n’ai pas grande peine à le comprendre moi, et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n’en ai point de certitude encore ; tu sais que par son ordre je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m’a point entretenu, mais par précaution, je t’apprends (inter nos,) que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons.
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85. Acte I
Scène 2
DOM JUAN. – Quel homme te parlait là ? Il a bien de l’air ce me semble du bon Gusman de Done Elvire ?
SGANARELLE. – C’est quelque chose aussi à peu près de cela.
DOM JUAN. – Quoi, c’est lui ?
SGANARELLE. – Lui-même.
DOM JUAN. – Et depuis quand est-il en cette ville ?
SGANARELLE. – D’hier au soir.
DOM JUAN. – Et quel sujet l’amène ?
SGANARELLE. – Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.
DOM JUAN. – Notre départ, sans doute ?
SGANARELLE. – Le bonhomme en est tout mortifié, et m’en demandait le sujet.
DOM JUAN. – Et quelle réponse as-tu faite ?
SGANARELLE. – Que vous ne m’en aviez rien dit.
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86. Acte II
Scène 2
DOM JUAN (apercevant Charlotte). – Ah, ah, d’où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu de plus joli ? Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l’autre ?
SGANARELLE. – Assurément. Autre pièce nouvelle.
DOM JUAN. – D’où me vient, la belle, une rencontre si agréable ? Quoi, dans ces lieux champêtres, parmi ces arbres et ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous êtes ?
CHARLOTTE. – Vous voyez, Monsieur.
DOM JUAN. – Êtes-vous de ce village ?
CHARLOTTE. – Oui, Monsieur.
DOM JUAN. – Et vous y demeurez ?
CHARLOTTE. – Oui, Monsieur.
DOM JUAN. – Vous vous appelez ?
CHARLOTTE. – Charlotte, pour vous servir.
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87. Acte III
Scène 1
SGANARELLE. – (…) Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre, ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces… ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui… (…)
DOM JUAN. – J’attends que ton raisonnement soit fini.
SGANARELLE. – Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner… (Il se laisse tomber en tournant).
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88. Acte III
Scène 3
DOM JUAN. – Le connaissez-vous, Monsieur, ce Dom Juan dont vous parlez ?
DOM CARLOS. – Non, quant à moi. Je ne l’ai jamais vu, et je l’ai seulement ouï dépeindre à mon frère, mais la renommée n’en dit pas force bien, et c’est un homme dont la vie…
DOM JUAN. – Arrêtez, Monsieur, s’il vous plaît, il est un peu de mes amis, et ce serait à moi une espèce de lâcheté que d’en ouïr dire du mal.
DOM CARLOS. – Pour l’amour de vous, Monsieur, je n’en dirai rien du tout, et c’est bien la moindre chose que je vous doive, après m’avoir sauvé la vie, que de me taire devant vous d’une personne que vous connaissez, lorsque je ne puis en parler sans en dire du mal: mais quelque ami que vous lui soyez, j’ose espérer que vous n’approuverez pas son action, et ne trouverez pas étrange que nous cherchions d’en prendre la vengeance.
DOM JUAN. – Au contraire, je vous y veux servir, et vous épargner des soins inutiles; je suis ami de Dom Juan, je ne puis pas m’en empêcher, mais il n’est pas raisonnable qu’il offense impunément des gentilshommes, et je m’engage à vous faire faire raison par lui.
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89. Acte III
Scène 4
DOM ALONSE. – Tous ces discours sont superflus; il faut qu’il meure.
DOM CARLOS. – Arrêtez-vous, dis-je, mon frère, je ne souffrirai point du tout qu’on attaque ses jours, et je jure le Ciel que je le défendrai ici contre qui que ce soit, et je saurai lui faire un rempart de cette même vie qu’il a sauvée, et pour adresser vos coups, il faudra que vous me perciez.
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90. Acte III
Scène 4
DOM CARLOS. – Non, mon frère, ne vous mettez pas en peine; si je fais une faute, je saurai bien la réparer, et je me charge de tout le soin de notre honneur, je sais à quoi il nous oblige, et cette suspension d’un jour que ma reconnaissance lui demande, ne fera qu’augmenter l’ardeur que j’ai de le satisfaire. Dom Juan, vous voyez que j’ai soin de vous rendre le bien que j’ai reçu de vous, et vous devez par là juger du reste, croire que je m’acquitte avec même chaleur de ce que je dois, et que je ne serai pas moins exact à vous payer l’injure que le bienfait. Je ne veux point vous obliger ici à expliquer vos sentiments, et je vous donne la liberté de penser à loisir aux résolutions que vous avez à prendre. Vous connaissez assez la grandeur de l’offense que vous nous avez faite, et je vous fais juge vous-même des réparations qu’elle demande. Il est des moyens doux pour nous satisfaire; il en est de violents et de sanglants; mais enfin, quelque choix que vous fassiez, vous m’avez donné parole de me faire faire raison par Dom Juan; songez à me la faire, je vous prie, et vous ressouvenez que hors d’ici je ne dois plus qu’à mon honneur.
DOM JUAN. – Je n’ai rien exigé de vous, et vous tiendrai ce que j’ai promis.
DOM CARLOS. – Allons, mon frère, un moment de douceur ne fait aucune injure à la sévérité de notre devoir.
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91. Acte IV
Scène 3
DOM JUAN. – Comment se porte Madame Dimanche, votre épouse ?
M. DIMANCHE. – Fort bien, Monsieur, Dieu merci.
DOM JUAN. – C’est une brave femme.
M. DIMANCHE. – Elle est votre servante, Monsieur. Je venais…
DOM JUAN. – Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ?
M. DIMANCHE. – Le mieux du monde.
DOM JUAN. – La jolie petite fille que c’est ! Je l’aime de tout mon cœur.
M. DIMANCHE. – C’est trop d’honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vous…
DOM JUAN. – Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?
M. DIMANCHE. – Toujours de même, Monsieur. Je…
DOM JUAN. – Et votre petit chien Brusquet ? gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?
M. DIMANCHE. – Plus que jamais, Monsieur, et nous ne saurions en chevir.
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92. Acte IV
Scène 3
M. DIMANCHE. – Je le crois, mais, Sganarelle, je vous prie de lui dire un petit mot de mon argent.
SGANARELLE. – Oh, ne vous mettez pas en peine. Il vous payera le mieux du monde.
M. DIMANCHE. – Mais vous, Sganarelle, vous me devez quelque chose en votre particulier.
SGANARELLE. – Fi, ne parlez pas de cela.
M. DIMANCHE. – Comment ? Je…
SGANARELLE. – Ne sais-je pas bien que je vous dois ?
M. DIMANCHE. – Oui, mais…
SGANARELLE. – Allons, Monsieur Dimanche, je vais vous éclairer.
M. DIMANCHE. – Mais mon argent…
SGANARELLE (prenant M. Dimanche par le bras). – Vous moquez-vous ?
M. DIMANCHE. – Je veux…
SGANARELLE (le tirant). – Eh.
M. DIMANCHE. – J’entends…
SGANARELLE (le poussant). – Bagatelles.
M. DIMANCHE. – Mais…
SGANARELLE (le poussant). – Fi.
M. DIMANCHE. – Je…
SGANARELLE (le poussant tout à fait hors du théâtre). – Fi, vous dis-je.
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93. Acte IV
Scène 3
SGANARELLE. – Sachez, Monsieur, que tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise; et comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est en ce monde ainsi que l’oiseau sur la branche, la branche est attachée à l’arbre, qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes, les bons préceptes valent mieux que les belles paroles, les belles paroles se trouvent à la cour. À la cour sont les courtisans, les courtisans suivent la mode, la mode vient de la fantaisie, la fantaisie est une faculté de l’âme, l’âme est ce qui nous donne la vie, la vie finit par la mort, la mort nous fait penser au Ciel, le ciel est au-dessus de la terre, la terre n’est point la mer, la mer est sujette aux orages, les orages tourmentent les vaisseaux, les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote, un bon pilote a de la prudence, la prudence n’est point dans les jeunes gens, les jeunes gens doivent obéissance aux vieux, les vieux aiment les richesses, les richesses font les riches, les riches ne sont pas pauvres, les pauvres ont de la nécessité, nécessité n’a point de loi, qui n’a point de loi vit en bête brute, et par conséquent vous serez damné à tous les diables.
DOM JUAN. – Ô beau raisonnement!
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IV.10. L`amour médecin
94. Acte I
Scène 6
LISETTE. – Votre fille toute saisie des paroles que vous lui avez dites, et de la colère effroyable où elle vous a vu contre elle, est montée vite dans sa chambre, et pleine de désespoir, a ouvert la fenêtre qui regarde sur la rivière.
SGANARELLE. – Hé bien ?
LISETTE. – Alors, levant les yeux au ciel. "Non, a-t-elle dit, il m’est impossible de vivre avec le courroux de mon père : et puisqu’il me renonce pour sa fille, je veux mourir."
SGANARELLE. – Elle s’est jetée ?
LISETTE. – Non, Monsieur, elle a fermé tout doucement la fenêtre, et s’est allée mettre sur le lit. Là elle s’est prise à pleurer amèrement: et tout d’un coup son visage a pâli, ses yeux se sont tournés, le cœur lui a manqué, et elle m’est demeurée entre mes bras.
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95. Acte II
Scène 5
SGANARELLE. – À qui croire des deux ? et quelle résolution prendre sur des avis si opposés ? Messieurs, je vous conjure de déterminer mon esprit, et de me dire, sans passion, ce que vous croyez le plus propre à soulager ma fille.
M. MACROTON. – Il parle en allongeant ses mots.- Mon-si-eur. dans. ces. ma-ti-è-res. là. il. faut. pro-cé-der. a-vec-que. cir-cons-pec-ti-on. et. ne. ri-en. fai-re. com-me. on. dit. à. la. vo-lée. d’au-tant. que. les. fau-tes. qu’on. y. peut. fai-re. sont. se-lon. no-tre. maî-tre. Hip-po-cra-te. d’une. dan-ge-reu-se. con-sé-quen-ce.
M. BAHYS. – Celui-ci parle toujours en bredouillant.- Il est vrai. Il faut bien prendre garde à ce qu’on fait. Car ce ne sont pas ici des jeux d’enfant; et quand on a failli, il n’est pas aisé de réparer le manquement, et de rétablir ce qu’on a gâté. Experimentum periculosum. C’est pourquoi il s’agit de raisonner auparavant, comme il faut, de peser mûrement les choses, de regarder le tempérament des gens, d’examiner les causes de la maladie, et de voir les remèdes qu’on y doit apporter.
SGANARELLE. – L’un va en tortue, et l’autre court la poste.
M. MACROTON. – Or. Mon-si-eur. pour. ve-nir. au. fait. je. trou-ve. que. vo-tre. fil-le. a. une. ma-la-die. chro-ni-que. et. qu’el-le. peut. pé-ri-cli-ter. si. on. ne. lui. don-ne. du. se-cours. d’au-tant. que. les. symp-tô-mes. qu’el-le. a. sont. in-di-ca-tifs. d’u-ne. va-peur. fu-li-gi-neu-se. et. mor-di-can-te. qui. lui. pi-co-te. les. mem-bra-nes. du. cer-veau. Or. cet-te. va-peur. que. nous. nom-mons. en. grec. at-mos. est. cau-sée. par. des. hu-meurs. pu-tri-des. te-na-ces. et. con-glu-ti-neu-ses. qui. sont. con-te-nues. dans. le. bas. ven-tre.
M. BAHYS. – Et comme ces humeurs ont été là engendrées, par une longue succession de temps; elles s’y sont recuites, et ont acquis cette malignité, qui fume vers la région du cerveau.
M. MACROTON. – Si. bien. donc. que. pour. ti-rer. dé-ta-cher. ar-ra-cher. ex-pul-ser. é-va-cu-er. les-di-tes. hu-meurs. il. fau-dra. une. pur-ga-ti-on. vi-gou-reu-se. Mais. au. pré-a-la-ble. je. trou-ve. à. pro-pos. et. il. n’y. a. pas. d’in-con-vé-ni-ent. d’u-ser. de. pe-tits. re-mè-des. a-no-dins. c’est-à-di-re. de. pe-tits. la-ve-ments. ré-mol-li-ents. et. dé-ter-sifs. de. ju-lets. et. de. si-rops. ra-fraî-chis-sants. qu’on. mê-le-ra. dans. sa. pti-san-ne.
M. BAHYS. – Après, nous en viendrons à la purgation et à la saignée, que nous réitérerons s’il en est besoin.
M. MACROTON. – Ce. n’est. pas. qu’a-vec. tout. ce-la. vo-tre. fil-le. ne. puis-se. mou-rir. mais. au. moins. vous. au-rez. fait. quel-que. cho-se. et. vous. au-rez. la. con-so-la-tion. qu’el-le. se-ra. mor-te. dans. les. for-mes.
M. BAHYS. – Il vaut mieux mourir selon les règles, que de réchapper contre les règles.
▬
96. Acte II
Scène 7
SGANARELLE. – Holà. Monsieur, je vous prie de me donner une boîte de votre orviétan, que je m’en vais vous payer.
L’OPÉRATEUR (chantant). –
L’or de tous les climats qu’entoure l’Océan
Peut-il jamais payer ce secret d’importance ?
Mon remède guérit par sa rare excellence,
Plus de maux qu’on n’en peut nombrer dans tout un an.
La gale,
La rogne,
La tigne,
La fièvre,
La peste,
La goutte,
Vérole,
Descente,
Rougeole.
Ô ! grande puissance de l’orviétan !
ANNEXE
Chronologie de la vie et de l’œuvre de Molière (1622 – 1673)
La jeunesse
1622
15 janvier : Baptême à Saint-Eustache de Jean Poquelin, qui sera appelé Jean-Baptiste dans la famille. L’enfant a dû naître un ou deux jours auparavant. Le père, Jean Poquelin, 25 ans, marchand tapissier, et la mère, Marie Cressé, 20 ans, se sont mariés le 27 avril 1621. Tous deux sont de famille de tapissiers (depuis trois générations), vivant dans le quartier des Halles.
1623-28
Naissances successives de Louis, Jean (autre fils prénommé ainsi), Marie, Nicolas, Madeleine, frères et sœurs de Jean-Baptiste.
1626
Mort du grand-père paternel et parrain de Jean-Baptiste. C’est probablement l’autre grand-père, Cressé, qui lors de promenades dans Paris emmène le jeune Jean-Baptiste au Pont-Neuf, où il découvre les tréteaux des farceurs.
1631
Jean Poquelin le père achète à son frère un office de tapissier et valet de chambre du roi. La charge consiste à confectionner et entretenir les meubles, garnitures et décorations de la maison royale.
1632
11 mai : Mort de la mère de Jean-Baptiste, inhumée au cimetière des Innocents. L’inventaire après décès fait apparaître un mobilier cossu et raffiné, des bijoux de prix, une bibliothèque, le tout dénotant une femme de goût.
1633
Remariage de Jean Poquelin le père avec Catherine Fleurette, fille de marchand, qui lui donne trois filles.
1636
12 novembre : Mort de la seconde épouse de Jean Poquelin. Des deux mariages, il reste cinq enfants survivants, dont Jean-Baptiste est l’aîné.
1635-40
Etudes de Jean-Baptiste chez les jésuites du collège de Clermont (actuel Licée Louis-le-Grand). Il a peut-être pour condisciples Chapelle et Bernier, qui l’introduiront dans les milieux épicuriens, et notamment auprès de Gasendi, lorsque celui-ci s’installe à Paris en 1641.
1640
Etudes de droit à Orléans, où il obtient sa licence. Il s’inscrit au barreau comme avocat, mais n’exerce que quelques mois. C’est à ce moment-là qu’il commence à fréquenter le milieu du théâtre, servant même sans doute de compère à un opérateur. Le goût de la poésie dramatique l’a pris lors de ses études, et il n’est pas insensible au charme d’une jeune et belle comédienne, Madeleine Béjart, son aînée de quatre ans, dont il tombe amoureux, et qui deviendra sa maîtresse.
1642
Depuis 1637, son père a obtenu pour lui la survivance de sa charge de tapissier du roi. Peut-être Jean-Baptiste commence-t-il à l’exercer en accompagnant le roi à Narbonne.
L’Illustre-Théâtre et la troupe itinérante
1643
6 janvier : Jean-Baptiste règle avec son père les questions de partage dans la succession de sa mère et renonce à la survivance de la charge de tapissier.
30 juin : Signature du contrat fondant l’Illustre-Théâtre, créé autour de la famille Béjart et en particulier de Madeleine.
12 septembre : La troupe s’installe au jeu de paume des Métayers, faubourg Saint-Germain, entre la rue de Seine et l’actuelle rue Mazarine. (Le théâtre ouvrira le 1er janvier 1644).
1664
28 juin : Première apparition au bas d’un acte de la signature « Molière ». Jamais il ne s’expliquera sur le choix de ce pseudonyme.
19 décembre : Les débuts de la troupe ne sont guère encourageants. Par suite de graves difficultés financières, le bail du jeu de paume des Métayers est résilié. Le même jour, un autre bail est signé pour la location d’un autre jeu de paume, celui de la Croix-Noire, rue des Barrés, dans la paroisse Saint-Paul. Mais les dettes continuent de s’accumuler.
1665
Molière, en tant que directeur responsable, est emprisonné deux fois pour dettes au Châtelet. Il est libéré sous caution, mais la troupe est condamnée à payer sans délai les sommes dues au propriétaire de la Croix-Noire. Le père de Molière intervient plusieurs fois pendant cette période pour soutenir financièrement son fils. L’Illustre-Théâtre ayant vécu, Molière et ses comédiens décident de quitter Paris et de rejoindre en province la troupe de Charles Dufresne, protégée par le duc d’Epernon, gouverneur de Guyenne. L’aventure provinciale va durer treize ans.
1645-52
Tournées, principalement dans l’Ouest et le Sud du pays : Nantes, Poitiers, Agen, Toulouse, Albi, Narbonne …
1653
La troupe est accueillie à Pézenas par le prince de Conti, frère du grand Condé, qui lui accorde sa protection et son nom : « Troupe de Mgr le prince de Conti ».
1653-57
Poursuite des tournées, qui s’infléchissent vers le Sud-Est : Carcassonne, Pézenas, Avignon, Grenoble, Vienne, Lyon, Dijon. Molière a remplacé Dufresne à la tête de la troupe.
1655
Création à Lyon de L’Etourdi.
1656
Décembre : Création à Béziers, où se tiennent les Etats du Languedoc, du Dépit amoureux.
1657
Le prince de Conti, qui vient de se convertir, manifeste son hostilité au théâtre en retirant sa protection à la troupe.
1658
Privée de son puissant protecteur, la troupe poursuit néanmoins ses tournées. Elle passe l’hiver à Lyon, se rend à Grenoble pour les fêtes du Carnaval, puis après Pâques décide de remonter vers le Nord. Elle s’établit pour l’été à Rouen (rencontre avec Corneille), avant de pouvoir gagner Paris pour l’ouverture de la saison
Les débuts parisiens
1658
24 octobre : La troupe qui, dès son arrivée à Paris, s’est placée sous la protection de Monsieur, frère du roi, donne devant le roi, dans la salle des gardes du Vieux-Louvre, une représentation de Nicomède de Corneille, et une farce (perdue), Le Docteur amoureux. Peu sensible à l’interprétation de la tragédie, le roi se trouve en revanche séduit par la farce, et il accorde à la troupe la salle du Petit-Bourbon, à partager en alternance avec les Italiens de Tiberio Fiorelli, le célèbre Scaramouche. Ceux-ci jouant les jours ordinaires, Molières y joue les jours dits « extraordinaires », c’est-à-dire les lundis, mercredis, jeudis et samedis.
1659
Départ des Italiens. Molière occupe seul la salle du Petit-Bourbon et y joue désormais les jours ordinaires (mardi, vendredi et dimanche). Il engage le fameux Jodelet, de son vrai nom Julien Bedeau, qui mourra l’année suivante, et La Grange, qui commence à tenir le registre de la troupe.
18 novembre : Les Précieuses ridicules. Dès la deuxième représentation, le succès est éclatant : la pièce, note Loret dans sa Gazette, a été « si fort visitée par gens de toutes qualités qu’on n’en vit jamais tant ensemble ». Première grande réussite, mais aussi première cabale, où participent les concurrents de l’Hôtel de Bourgogne.
1660
6 avril : Par suite de la mort de son frère, Molière retrouve sa charge de tapissier du roi.
28 mai : Sganarelle ou le Cocu imaginaire. Nouveau succès. Première véritable apparition du type de Sganarelle, que Molière va utiliser sept fois.
11 octobre : Début des travaux de démolition de la salle du Petit-Bourbon, rendus nécessaires par l’édification de la colonnade du Louvre. La troupe de Molière n’a pas été avertie. Le roi lui accorde en remplacement la salle du Palais-Royal, qui nécessite de grosses réparations.
1661
20 janvier : Ouverture de la nouvelle salle avec Le Dépit amoureux.
4 février : Première de Dom Garcie de Navarre. L’échec, rapide, de la pièce, tragi-comédie romanesque, détourne Molière de ce type de théâtre.
24 juin : Première de L’Ecole des maris. Après des premières représentations un peu tièdes, le succès se dessine.
17 août : Grande fête donnée par Foucquet, le surintendant des Finances, dans son château de Vaux-le-Vicomte. Molière y crée sa première comédie « mêlée de musique et de danse », Les Fâcheux, devant le roi. Celui-ci suggère à l’auteur d’ajouter à sa galerie de portraits celui du maniaque de la chasse. Molière, très rapidement, compose la scène (II, 6), qui sera insérée dans la pièce dès la représentation suivante, au Palais-Royal, le 4 novembre, alors même qu’entre-temps Foucquet a été arrêté sur ordre du roi. Molière habite alors en face de son théâtre, rue Saint-Thomas-du-Louvre. Entre 1661 et 1672, il habitera cette même rue, mais dans trois maisons successives.
Les succès et les luttes
1662
9 janvier : Retour des Italiens, avec un nouvel acteur, Domenico Biancolelli, qui va devenir le meilleur Arlequin du siècle. Molière étant désormais installé au Palais-Royal, ce sont les Italiens qui, partageant sa salle, doivent maintenant jouer les jours extraordinaires.
20 février : Mariage de Molière avec Armande Béjart. Le contrat a été passé le 23 janvier. La mariée a à peine vingt ans. Elle passe pour la jeune sœur de Madeleine, mais les ennemis de Molière font très tôt courir le bruit que Madeleine est sa mère (ce qui est en effet possible), quand ils n’insinuent pas que Molière est son père (ce qui est faux).
8 mai : Premier séjour de la troupe à la cour, à Saint-Germain-en-Laye.
26 décembre : Création de L’Ecole des femmes au Palais-Royal. Grand succès, tout Paris y court. Une « fronde » s’organise dès les premières représentations.
1663
Querelle autour de L’Ecole des femmes. Molière répond à ses adversaires par La Critique de l’Ecole de femmes, créée le 1er juin au Palais-Royal et où Armande (Mlle Molière) débute dans le rôle d’Elise, et par L’Impromptu de Versailles donné à la cour le 19 octobre. Entre-temps, Molière touche une gratification royale de 1000 livres, qui lui sera renouvelée tous les ans.
1664
29 janvier : Première du Mariage forcé au Louvre, dans l’appartement de la reine mère. La pièce, jouée avec des intermèdes dansés, se présente comme une comédie-ballet.
28 février : Baptême du premier fils de Molière, Louis, qui a pour parrain le roi et pour marraine Madame, épouse de Monsieur, frère du roi. L’enfant mourra dans l’année.
Mai : Molière anime à Versailles la fête des « Plaisir de l’Île enchantée ». Le 8, il donne La Princesse d’Elide, le 12 le premier Tartuffe, ou l’Hypocrite en trois actes. Le parti dévot, qui avait essayé d’étouffer la pièce avant la représentation, fait pression auprès du roi : celui-ci interdit toute représentation publique de la pièce.
20 juin : La troupe de Molière crée La Thébaïde, première tragédie de Racine.
29 novembre : Molière joue chez la princesse Palatine une version arrangée et complète du Tartuffe, en cinq actes.
1665
15 février : Première de Dom Juan au Palais-Royal. Le succès est bon, mais la pièce ne va connaître que quinze représentations, Molière ne la remettant pas à l’affiche lors de la reprise d’avril, peut-être à la site d’une intervention discrète du pouvoir.
4 août : Baptême du deuxième enfant de Molière, Esprit-Madeleine.
14 août : Pension royale de 7000 livres. La troupe devient « Troupe du roi ».
14 septembre : Première de L’Amour médecin à Versailles. La reprise de la pièce le 22 septembre au Palais-Royal lui assure un gros succès.
4 décembre : La troupe crée l’Alexandre de Racine, mais celui-ci fait jouer la pièce quelques jours plus tard chez la comtesse d’Armagnac par les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. Brouille avec Racine.
1666
Molière tombe gravement malade (fluxion de poitrine ?), et doit s’arrêter. Plusieurs mois de relâche.
4 juin : Première du Misanthrope au Palais-Royal. Accueil assez tiède.
6 août : Première de Médecin malgré lui. La querelle sur la moralité du théâtre se développe, et Molière est parmi les principales cibles des adversaires du théâtre.
1er décembre : La troupe rejoint la cour à Saint-Germain-en-Laye, pour un séjour de près de trois mois. Elle est employée dans Le Ballet des Muses, où Molière insère une pastorale, Mélicerte.
1667
5 janvier : Molière remplace Mélicerte par La Pastorale comique, seul subsiste le résume conservé dans le livret imprimé du Ballet des Muses.
14 février : Le ballet s’enrichit d’une quatorzième entrée, pour laquelle Molière conçoit Le Sicilien ou l’Amour peintre. La troupe rentre à Paris, mais des rechutes dans la maladie de Molière entraînent plusieurs interruptions. Le 16 avril, le bruit court même que Molière est mort.
5 août : Seule et unique représentation, au Palais-Royal, de Panulphe, ou l’Imposteur, version remaniée du Tartuffe.
Interdiction immédiate par les autorités civiles et religieuses. Molière sollicite la protection du roi.
1668
13 janvier : Première d’Amphitryon au Palais-Royal.
24 février : Molière donne une version remaniée du Mariage forcé, supprimant les entrées de ballet et transformant la comédie-ballet en une petite farce en un acte.
18 juillet : Première de George Dandin à Versailles, au cours du Grand divertissement donné pour célébrer la conquête de la Franche-Comté. La comédie s’insère dans une pastorale chantée et dansée dont Molière a composé les vers. La pièce sera reprise en novembre au Palais-Royal, mais sans la pastorale qui lui servait initialement de cadre.
1669
5 février : Le roi lève l’interdiction de représenter Le Tartuffe, ou l’Imposteur. La pièce atteint, dès sa première représentation, le chiffre record de 2 860 livres de recette.
27 février : Mort du père de Molière.
6 octobre : La troupe est à Chambord, avec quinze pièces, dont une création, Monsieur de Pourceaugnac.
1670
4 janvier : Publication sous l’anonyme du pamphlet le plus violent jamais dirigé contre Molière, Élomire hypocondre, somme de tous les ragots et de toutes les mesquineries engendrés par les querelles de L’Ecole des femmes et du Tartuffe.
Les dernières années
1670
4 février : Molière donne Les Amants magnifiques pour le carnaval, sur une commande du roi, à Saint-Germain.
14 octobre : Le Bourgeois gentilhomme, donné à Chambord « pour le divertissement du roi ». La reprise au Palais-Royal, avec les intermèdes chantés et dansés, obtient un grand succès.
1671
17 janvier : Première de Psyché, aux Tuileries, dans la grande salle des machines. Spectacle somptueux, pour lequel Molière s’est assuré le concours de Quinault pour le livret, de Lully pour la musique et de Corneille pour une bonne partie des vers. La pièce, avec ses machines, ses décors, ses musiciens, et son budget impressionnant, traduit le couronnement d’une forme de spectacle qui vise à une véritable fusion des arts : poésie, théâtre, musique, chant, danse. Molière apparaît comme le grand ordonnateur des fêtes royales.
24 mai : Molière crée Les Fourberies de Scapin au Palais-Royal, revenant à la forme première du théâtre comique, la farce, et aux tréteaux nus. Le succès n’est pas au rendez-vous.
24 juillet : Reprise au Palais-Royal, rénové pour l’occasion, de Psyche. Immense succès, un des plus importants connus par la troupe.
2 décembre : La troupe, invitée à la cour, y crée, au cours d’un spectacle présentant, dans un Ballet des ballets, les plus beaux extraits des ballets dansés jusque-là à la cour, une comédie, La Comtesse d’Escarbagnas, à l’intérieur de laquelle est insérée une pastorale, dont le texte a disparu. Molière, pour la reprise de la pièce l’année suivante au Palais-Royal, remplacera cette pastorale par Le Mariage forcé puis par L’Amour médecin.
1672
17 février : Mort de Madeleine Béjart.
11 mars : Première des Femmes savantes au Palais-Royal.
29 mars : Lully, qui a su manœuvrer auprès du roi, obtient un privilège pour l’établissement d’une académie royale de musique, qui lui assure un monopole quasi-total en matière de spectacle et lui donne l’exclusivité en matière de musique et de ballet. Violente protestation de Molière, à la fois pour défendre sa troupe, mais aussi parce qu’il ne partage pas la conception de Lully de la musique comme ossature du spectacle. Pour Molière, c’est le texte qui est premier.
1er octobre : Baptême du troisième enfant de Molière, Pierre, qui ne vit que quelques jours.
1673
10 février : Première du Malade imaginaire au Palais-Royal. Pour la partie chantée et dansée, Molière a passé outre au privilège accordé à Lully, et il fait appel à un nouveau compositeur, Marc-Antoine Charpentier.
17 février : Quatrième représentation du Malade imaginaire. Molière est pris d’une convulsion en prononçant le « juro » de la cérémonie finale. Il crache le sang. On le ramène chez lui, rue de Richelieu, dans la maison qu’il occupe depuis l’année précédente. Il y meurt à dix heures du soir, sans avoir reçu les derniers sacrements. Il faut l’intervention d’Armande auprès du roi pour que les autorités religieuses acceptent un enterrement discret. Le corps est inhumé le 21 février, de nuit, au cimetière Saint-Joseph, dans une partie réservée aux enfants morts-nés, c’est-à-dire, n’étant pas terre sainte.
9 juillet : Réunion des comédiens de Molière et de la troupe du Marais dans une nouvelle « troupe du roi ». La fusion des deux troupes sera parachevée par la création, en 1680, de la Comédie-Française.
1677
Remariage d’Armande avec le comédien Guérin d’Estriché. Elle mourra en 1700, tandis que le seul enfant survivant de Molière, sa fille Esprit-Madeleine, mourra sans enfant en 1723.
1682
Publication des Œuvres de monsieur de Molière, contenant l’ensemble du théâtre, dont les sept comédies qui n’avaient pas été éditées du vivant de Molière.
ANNEXE
Chronologie de la vie et de l’œuvre de Molière (1622 – 1673)
La jeunesse
1622
15 janvier : Baptême à Saint-Eustache de Jean Poquelin, qui sera appelé Jean-Baptiste dans la famille. L’enfant a dû naître un ou deux jours auparavant. Le père, Jean Poquelin, 25 ans, marchand tapissier, et la mère, Marie Cressé, 20 ans, se sont mariés le 27 avril 1621. Tous deux sont de famille de tapissiers (depuis trois générations), vivant dans le quartier des Halles.
1623-28
Naissances successives de Louis, Jean (autre fils prénommé ainsi), Marie, Nicolas, Madeleine, frères et sœurs de Jean-Baptiste.
1626
Mort du grand-père paternel et parrain de Jean-Baptiste. C’est probablement l’autre grand-père, Cressé, qui lors de promenades dans Paris emmène le jeune Jean-Baptiste au Pont-Neuf, où il découvre les tréteaux des farceurs.
1631
Jean Poquelin le père achète à son frère un office de tapissier et valet de chambre du roi. La charge consiste à confectionner et entretenir les meubles, garnitures et décorations de la maison royale.
1632
11 mai : Mort de la mère de Jean-Baptiste, inhumée au cimetière des Innocents. L’inventaire après décès fait apparaître un mobilier cossu et raffiné, des bijoux de prix, une bibliothèque, le tout dénotant une femme de goût.
1633
Remariage de Jean Poquelin le père avec Catherine Fleurette, fille de marchand, qui lui donne trois filles.
1636
12 novembre : Mort de la seconde épouse de Jean Poquelin. Des deux mariages, il reste cinq enfants survivants, dont Jean-Baptiste est l’aîné.
1635-40
Etudes de Jean-Baptiste chez les jésuites du collège de Clermont (actuel Licée Louis-le-Grand). Il a peut-être pour condisciples Chapelle et Bernier, qui l’introduiront dans les milieux épicuriens, et notamment auprès de Gasendi, lorsque celui-ci s’installe à Paris en 1641.
1640
Etudes de droit à Orléans, où il obtient sa licence. Il s’inscrit au barreau comme avocat, mais n’exerce que quelques mois. C’est à ce moment-là qu’il commence à fréquenter le milieu du théâtre, servant même sans doute de compère à un opérateur. Le goût de la poésie dramatique l’a pris lors de ses études, et il n’est pas insensible au charme d’une jeune et belle comédienne, Madeleine Béjart, son aînée de quatre ans, dont il tombe amoureux, et qui deviendra sa maîtresse.
1642
Depuis 1637, son père a obtenu pour lui la survivance de sa charge de tapissier du roi. Peut-être Jean-Baptiste commence-t-il à l’exercer en accompagnant le roi à Narbonne.
L’Illustre-Théâtre et la troupe itinérante
1643
6 janvier : Jean-Baptiste règle avec son père les questions de partage dans la succession de sa mère et renonce à la survivance de la charge de tapissier.
30 juin : Signature du contrat fondant l’Illustre-Théâtre, créé autour de la famille Béjart et en particulier de Madeleine.
12 septembre : La troupe s’installe au jeu de paume des Métayers, faubourg Saint-Germain, entre la rue de Seine et l’actuelle rue Mazarine. (Le théâtre ouvrira le 1er janvier 1644).
1664
28 juin : Première apparition au bas d’un acte de la signature « Molière ». Jamais il ne s’expliquera sur le choix de ce pseudonyme.
19 décembre : Les débuts de la troupe ne sont guère encourageants. Par suite de graves difficultés financières, le bail du jeu de paume des Métayers est résilié. Le même jour, un autre bail est signé pour la location d’un autre jeu de paume, celui de la Croix-Noire, rue des Barrés, dans la paroisse Saint-Paul. Mais les dettes continuent de s’accumuler.
1665
Molière, en tant que directeur responsable, est emprisonné deux fois pour dettes au Châtelet. Il est libéré sous caution, mais la troupe est condamnée à payer sans délai les sommes dues au propriétaire de la Croix-Noire. Le père de Molière intervient plusieurs fois pendant cette période pour soutenir financièrement son fils. L’Illustre-Théâtre ayant vécu, Molière et ses comédiens décident de quitter Paris et de rejoindre en province la troupe de Charles Dufresne, protégée par le duc d’Epernon, gouverneur de Guyenne. L’aventure provinciale va durer treize ans.
1645-52
Tournées, principalement dans l’Ouest et le Sud du pays : Nantes, Poitiers, Agen, Toulouse, Albi, Narbonne …
1653
La troupe est accueillie à Pézenas par le prince de Conti, frère du grand Condé, qui lui accorde sa protection et son nom : « Troupe de Mgr le prince de Conti ».
1653-57
Poursuite des tournées, qui s’infléchissent vers le Sud-Est : Carcassonne, Pézenas, Avignon, Grenoble, Vienne, Lyon, Dijon. Molière a remplacé Dufresne à la tête de la troupe.
1655
Création à Lyon de L’Etourdi.
1656
Décembre : Création à Béziers, où se tiennent les Etats du Languedoc, du Dépit amoureux.
1657
Le prince de Conti, qui vient de se convertir, manifeste son hostilité au théâtre en retirant sa protection à la troupe.
1658
Privée de son puissant protecteur, la troupe poursuit néanmoins ses tournées. Elle passe l’hiver à Lyon, se rend à Grenoble pour les fêtes du Carnaval, puis après Pâques décide de remonter vers le Nord. Elle s’établit pour l’été à Rouen (rencontre avec Corneille), avant de pouvoir gagner Paris pour l’ouverture de la saison
Les débuts parisiens
1658
24 octobre : La troupe qui, dès son arrivée à Paris, s’est placée sous la protection de Monsieur, frère du roi, donne devant le roi, dans la salle des gardes du Vieux-Louvre, une représentation de Nicomède de Corneille, et une farce (perdue), Le Docteur amoureux. Peu sensible à l’interprétation de la tragédie, le roi se trouve en revanche séduit par la farce, et il accorde à la troupe la salle du Petit-Bourbon, à partager en alternance avec les Italiens de Tiberio Fiorelli, le célèbre Scaramouche. Ceux-ci jouant les jours ordinaires, Molières y joue les jours dits « extraordinaires », c’est-à-dire les lundis, mercredis, jeudis et samedis.
1659
Départ des Italiens. Molière occupe seul la salle du Petit-Bourbon et y joue désormais les jours ordinaires (mardi, vendredi et dimanche). Il engage le fameux Jodelet, de son vrai nom Julien Bedeau, qui mourra l’année suivante, et La Grange, qui commence à tenir le registre de la troupe.
18 novembre : Les Précieuses ridicules. Dès la deuxième représentation, le succès est éclatant : la pièce, note Loret dans sa Gazette, a été « si fort visitée par gens de toutes qualités qu’on n’en vit jamais tant ensemble ». Première grande réussite, mais aussi première cabale, où participent les concurrents de l’Hôtel de Bourgogne.
1660
6 avril : Par suite de la mort de son frère, Molière retrouve sa charge de tapissier du roi.
28 mai : Sganarelle ou le Cocu imaginaire. Nouveau succès. Première véritable apparition du type de Sganarelle, que Molière va utiliser sept fois.
11 octobre : Début des travaux de démolition de la salle du Petit-Bourbon, rendus nécessaires par l’édification de la colonnade du Louvre. La troupe de Molière n’a pas été avertie. Le roi lui accorde en remplacement la salle du Palais-Royal, qui nécessite de grosses réparations.
1661
20 janvier : Ouverture de la nouvelle salle avec Le Dépit amoureux.
4 février : Première de Dom Garcie de Navarre. L’échec, rapide, de la pièce, tragi-comédie romanesque, détourne Molière de ce type de théâtre.
24 juin : Première de L’Ecole des maris. Après des premières représentations un peu tièdes, le succès se dessine.
17 août : Grande fête donnée par Foucquet, le surintendant des Finances, dans son château de Vaux-le-Vicomte. Molière y crée sa première comédie « mêlée de musique et de danse », Les Fâcheux, devant le roi. Celui-ci suggère à l’auteur d’ajouter à sa galerie de portraits celui du maniaque de la chasse. Molière, très rapidement, compose la scène (II, 6), qui sera insérée dans la pièce dès la représentation suivante, au Palais-Royal, le 4 novembre, alors même qu’entre-temps Foucquet a été arrêté sur ordre du roi. Molière habite alors en face de son théâtre, rue Saint-Thomas-du-Louvre. Entre 1661 et 1672, il habitera cette même rue, mais dans trois maisons successives.
Les succès et les luttes
1662
9 janvier : Retour des Italiens, avec un nouvel acteur, Domenico Biancolelli, qui va devenir le meilleur Arlequin du siècle. Molière étant désormais installé au Palais-Royal, ce sont les Italiens qui, partageant sa salle, doivent maintenant jouer les jours extraordinaires.
20 février : Mariage de Molière avec Armande Béjart. Le contrat a été passé le 23 janvier. La mariée a à peine vingt ans. Elle passe pour la jeune sœur de Madeleine, mais les ennemis de Molière font très tôt courir le bruit que Madeleine est sa mère (ce qui est en effet possible), quand ils n’insinuent pas que Molière est son père (ce qui est faux).
8 mai : Premier séjour de la troupe à la cour, à Saint-Germain-en-Laye.
26 décembre : Création de L’Ecole des femmes au Palais-Royal. Grand succès, tout Paris y court. Une « fronde » s’organise dès les premières représentations.
1663
Querelle autour de L’Ecole des femmes. Molière répond à ses adversaires par La Critique de l’Ecole de femmes, créée le 1er juin au Palais-Royal et où Armande (Mlle Molière) débute dans le rôle d’Elise, et par L’Impromptu de Versailles donné à la cour le 19 octobre. Entre-temps, Molière touche une gratification royale de 1000 livres, qui lui sera renouvelée tous les ans.
1664
29 janvier : Première du Mariage forcé au Louvre, dans l’appartement de la reine mère. La pièce, jouée avec des intermèdes dansés, se présente comme une comédie-ballet.
28 février : Baptême du premier fils de Molière, Louis, qui a pour parrain le roi et pour marraine Madame, épouse de Monsieur, frère du roi. L’enfant mourra dans l’année.
Mai : Molière anime à Versailles la fête des « Plaisir de l’Île enchantée ». Le 8, il donne La Princesse d’Elide, le 12 le premier Tartuffe, ou l’Hypocrite en trois actes. Le parti dévot, qui avait essayé d’étouffer la pièce avant la représentation, fait pression auprès du roi : celui-ci interdit toute représentation publique de la pièce.
20 juin : La troupe de Molière crée La Thébaïde, première tragédie de Racine.
29 novembre : Molière joue chez la princesse Palatine une version arrangée et complète du Tartuffe, en cinq actes.
1665
15 février : Première de Dom Juan au Palais-Royal. Le succès est bon, mais la pièce ne va connaître que quinze représentations, Molière ne la remettant pas à l’affiche lors de la reprise d’avril, peut-être à la site d’une intervention discrète du pouvoir.
4 août : Baptême du deuxième enfant de Molière, Esprit-Madeleine.
14 août : Pension royale de 7000 livres. La troupe devient « Troupe du roi ».
14 septembre : Première de L’Amour médecin à Versailles. La reprise de la pièce le 22 septembre au Palais-Royal lui assure un gros succès.
4 décembre : La troupe crée l’Alexandre de Racine, mais celui-ci fait jouer la pièce quelques jours plus tard chez la comtesse d’Armagnac par les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. Brouille avec Racine.
1666
Molière tombe gravement malade (fluxion de poitrine ?), et doit s’arrêter. Plusieurs mois de relâche.
4 juin : Première du Misanthrope au Palais-Royal. Accueil assez tiède.
6 août : Première de Médecin malgré lui. La querelle sur la moralité du théâtre se développe, et Molière est parmi les principales cibles des adversaires du théâtre.
1er décembre : La troupe rejoint la cour à Saint-Germain-en-Laye, pour un séjour de près de trois mois. Elle est employée dans Le Ballet des Muses, où Molière insère une pastorale, Mélicerte.
1667
5 janvier : Molière remplace Mélicerte par La Pastorale comique, seul subsiste le résume conservé dans le livret imprimé du Ballet des Muses.
14 février : Le ballet s’enrichit d’une quatorzième entrée, pour laquelle Molière conçoit Le Sicilien ou l’Amour peintre. La troupe rentre à Paris, mais des rechutes dans la maladie de Molière entraînent plusieurs interruptions. Le 16 avril, le bruit court même que Molière est mort.
5 août : Seule et unique représentation, au Palais-Royal, de Panulphe, ou l’Imposteur, version remaniée du Tartuffe.
Interdiction immédiate par les autorités civiles et religieuses. Molière sollicite la protection du roi.
1668
13 janvier : Première d’Amphitryon au Palais-Royal.
24 février : Molière donne une version remaniée du Mariage forcé, supprimant les entrées de ballet et transformant la comédie-ballet en une petite farce en un acte.
18 juillet : Première de George Dandin à Versailles, au cours du Grand divertissement donné pour célébrer la conquête de la Franche-Comté. La comédie s’insère dans une pastorale chantée et dansée dont Molière a composé les vers. La pièce sera reprise en novembre au Palais-Royal, mais sans la pastorale qui lui servait initialement de cadre.
1669
5 février : Le roi lève l’interdiction de représenter Le Tartuffe, ou l’Imposteur. La pièce atteint, dès sa première représentation, le chiffre record de 2 860 livres de recette.
27 février : Mort du père de Molière.
6 octobre : La troupe est à Chambord, avec quinze pièces, dont une création, Monsieur de Pourceaugnac.
1670
4 janvier : Publication sous l’anonyme du pamphlet le plus violent jamais dirigé contre Molière, Élomire hypocondre, somme de tous les ragots et de toutes les mesquineries engendrés par les querelles de L’Ecole des femmes et du Tartuffe.
Les dernières années
1670
4 février : Molière donne Les Amants magnifiques pour le carnaval, sur une commande du roi, à Saint-Germain.
14 octobre : Le Bourgeois gentilhomme, donné à Chambord « pour le divertissement du roi ». La reprise au Palais-Royal, avec les intermèdes chantés et dansés, obtient un grand succès.
1671
17 janvier : Première de Psyché, aux Tuileries, dans la grande salle des machines. Spectacle somptueux, pour lequel Molière s’est assuré le concours de Quinault pour le livret, de Lully pour la musique et de Corneille pour une bonne partie des vers. La pièce, avec ses machines, ses décors, ses musiciens, et son budget impressionnant, traduit le couronnement d’une forme de spectacle qui vise à une véritable fusion des arts : poésie, théâtre, musique, chant, danse. Molière apparaît comme le grand ordonnateur des fêtes royales.
24 mai : Molière crée Les Fourberies de Scapin au Palais-Royal, revenant à la forme première du théâtre comique, la farce, et aux tréteaux nus. Le succès n’est pas au rendez-vous.
24 juillet : Reprise au Palais-Royal, rénové pour l’occasion, de Psyche. Immense succès, un des plus importants connus par la troupe.
2 décembre : La troupe, invitée à la cour, y crée, au cours d’un spectacle présentant, dans un Ballet des ballets, les plus beaux extraits des ballets dansés jusque-là à la cour, une comédie, La Comtesse d’Escarbagnas, à l’intérieur de laquelle est insérée une pastorale, dont le texte a disparu. Molière, pour la reprise de la pièce l’année suivante au Palais-Royal, remplacera cette pastorale par Le Mariage forcé puis par L’Amour médecin.
1672
17 février : Mort de Madeleine Béjart.
11 mars : Première des Femmes savantes au Palais-Royal.
29 mars : Lully, qui a su manœuvrer auprès du roi, obtient un privilège pour l’établissement d’une académie royale de musique, qui lui assure un monopole quasi-total en matière de spectacle et lui donne l’exclusivité en matière de musique et de ballet. Violente protestation de Molière, à la fois pour défendre sa troupe, mais aussi parce qu’il ne partage pas la conception de Lully de la musique comme ossature du spectacle. Pour Molière, c’est le texte qui est premier.
1er octobre : Baptême du troisième enfant de Molière, Pierre, qui ne vit que quelques jours.
1673
10 février : Première du Malade imaginaire au Palais-Royal. Pour la partie chantée et dansée, Molière a passé outre au privilège accordé à Lully, et il fait appel à un nouveau compositeur, Marc-Antoine Charpentier.
17 février : Quatrième représentation du Malade imaginaire. Molière est pris d’une convulsion en prononçant le « juro » de la cérémonie finale. Il crache le sang. On le ramène chez lui, rue de Richelieu, dans la maison qu’il occupe depuis l’année précédente. Il y meurt à dix heures du soir, sans avoir reçu les derniers sacrements. Il faut l’intervention d’Armande auprès du roi pour que les autorités religieuses acceptent un enterrement discret. Le corps est inhumé le 21 février, de nuit, au cimetière Saint-Joseph, dans une partie réservée aux enfants morts-nés, c’est-à-dire, n’étant pas terre sainte.
9 juillet : Réunion des comédiens de Molière et de la troupe du Marais dans une nouvelle « troupe du roi ». La fusion des deux troupes sera parachevée par la création, en 1680, de la Comédie-Française.
1677
Remariage d’Armande avec le comédien Guérin d’Estriché. Elle mourra en 1700, tandis que le seul enfant survivant de Molière, sa fille Esprit-Madeleine, mourra sans enfant en 1723.
1682
Publication des Œuvres de monsieur de Molière, contenant l’ensemble du théâtre, dont les sept comédies qui n’avaient pas été éditées du vivant de Molière.
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