L’identit é féminine qu ébécoise dans l’œuvre de Marie -Claire Blais CONDUCĂTOR ȘTIINȚIFIC , Prof. u niv. dr. Elena -Brândușa Steiciuc DOCTORAND ,… [623447]

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Universitatea « Ștefan cel Mare », Suceava
Facultatea de L itere și Ș tiinte ale C omunică rii

TEZĂ DE DOCTORAT
DOMENIUL FILOLOGIE

L’identit é féminine qu ébécoise
dans l’œuvre de Marie -Claire Blais

CONDUCĂTOR ȘTIINȚIFIC ,
Prof. u niv. dr. Elena -Brândușa Steiciuc

DOCTORAND: [anonimizat]-Daniela Haidău

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L’identit é féminine qu ébécoise
dans l’œuvre de Marie -Claire Blais

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Table des mati ères

INTRODUCTION

CHAPITRE I. FEMMES, FÉ MINISME ET ÉCRITURE DES FEMMES AU
QUÉBEC
INTRODUCTION
I. 1. HISTOIRE DES FEMMES AU QU ÉBEC
I.1.1. Bref contexte historique, politique et social du Québec
I.1.2. La femme québécoise en quête de son identité

I.2. FÉMINISME ET MOUVEMENT DES FEMMES AU QUÉBEC
I.2.1. Le féminisme québécois Ŕ quelques présupposés théoriques
I.2.2. Luttes et revendications des femmes au Québec

I.3. PRODUCTION LITTÉRAIRE DES FEMMES ÉCRIVAINS

I.3.1. L’avènement de l’écriture des femmes au Québec
I.3.2. Femmes écrivains remarquables du XXe siècle

CONCLUSIONS

CHAPITRE II. LE STATUT SOCIAL DE LA FEMME BLAISIENNE

INTRODUCTION

II. 1. LA FEMME DANS LA SOCIÉTÉ : ÉVOLUTION ET CHANGEMENTS
II.1.1. Une représentation traditionnelle du rôle de la femme : la femme au foyer
II.1.2. Vers la libération de la femme
II.1.3. Un no uveau type de personnage féminin : la lesbienne

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II.2. LA FEMME DANS LA FAMILLE : UNE IMAGE PLURIELLE

II.2.1. L’éducation des jeunes filles
III.2.2. Le mariage. La relation homme -femme
II.2.3. La maternité. La relation mère -enfant(s)

CONCLUSIONS

CHAPITRE III. LE REGARD BLAISIEN SUR LE CORPS DE LA FEMME
INTRODUCTION

III.1. CORPS ET IDENTITÉ FÉMININE
III.1.1. Du corps à l’identité. Vers une définition de l’identité féminine
III.1.2. De l’image du corps à l’image de soi
III.1.3. Le corps de la femme entre traditi on et modernité dans la société québécoise

III.2. CORPS ET SEXUALITÉ
III.2.1. L’adolescence : éveil amoureux et sexuel
III.2.2. L’âge adulte : sexualité et couple
III.2.3. La relation homosexuelle : entre répugnance et tolérance

III.3. CORPS ET SOUFFRANCES
III.3.1. Le corps malade
III.3.2. Le corps vieillissant
III.3.3. Violences faites au corps féminin
CONCLUSIONS

Bibliographie

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Remerciements

« Je veux remercier le Seigneur, je veux remercier le Dieu saint de tout mon cœur !
Oui, je veux dire merci au Seigneur, sans oublier un seul de ses bienfaits. »
(Psaumes, 103 : 1 -2)

J’exprime toute ma reconnaissance à la directrice de cette thèse, Madame Elena –
Brândușa Steiciuc , professeur à l’Université « Ștefan cel Mare », Suceava . Je la remercie
pour sa patience, sa disponibilité , sa lecture rigoureuse et surtout ses précieux conseils lors
de la rédaction de cette thèse.
J’éprouve aussi beaucoup de reconnaissance envers les professeurs de la Faculté
des Lettres et Sciences de la Communication de l’Université « Ștefan cel Mare », Suceava
qui ont guidé mes recherches.
Je remercie aussi à mes parents pour leur confiance , leur soutien inestimable et
leurs encouragements.

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INTRODUCTION

Présentation de Marie -Claire Blais et de son œuv re

Romanci ère, dramaturge et po ète, Marie -Claire Blais est l’une des écrivaines qui
ont beaucoup contribué à l’essor des lettres québécoises. Elle a publié une vingtaine de
romans, des pièces de théâtre , des recueils de poèmes et des nouvelles .
Marie -Claire Blais est née en 1939 d’une famille d’ouvriers modestes, dans le
quartier de Limoilou, à Québec. Éduqu ée par des religieuses catholiques au couvent Saint –
Roch , elle inter rompt ses études à 15 ans et prend son premier emploi pour gagner sa vie.
Elle lou e son propre appartement afin qu’elle puisse se consacrer à l’écriture. En m ême
temps, elle suit des cours de litt érature et de philosophie à l’Université de Laval. Son talent
est remarqué par Jeanne Lapointe, son professeur de littérature et par le père Georges –
Henri Lévesque, vice -président du Conseil des arts du Canada. Celui -ci l’encourage et
l’aide à trouver un éditeur pour son premier roman, La Belle Bête (1959). Après ce premier
succès, elle gagne une bourse à Paris où elle passe une année. De retou r à Montréal, elle
étudie l’allemand, elle lit beaucoup en anglais et en allemand et continue à écrire. En 1962,
Marie -Claire Blais est remarquée par le critique américain Edmund Wilson qui l’aide à
obtenir successivement deux bourses de la Fondation John -Simon Guggenheim et de cette
manière, la jeune femme peut se consacrer exclusivement à l’écriture.
Les thèmes de ses romans, « à la fois profondément québécois et universels »
(Smith, 1983 : 17), sont très variés : les inégalités sociales ; les enfants éto uffés par une
civilisation adulte capitaliste ; la laideur ; les maladies ; le suicide ; la criminalité ;
l’homosexualité (avec ses deux versants, masculin et féminin) ; les rapports hommes –
femmes ; la recherche d’une identité féminine. D’ailleurs, l’écriv aine déclare dans un
entretien de 2005 qu’elle évoque un univers marqué par la souffrance, la pauvreté, la lutte
pour la survie, la haine, le mal, la mort, même si ces aspects choquent :
Je ne suis pas une militante au sens traditionnel du terme, mais je f ais une littérature engagée, à ma
manière. Je suis tout à fait investie dans mon époque, dans les problèmes que nous vivons. Je ne me
cache pas derrière les mots, au contraire, je témoigne de l’injustice et de la colère qui règnent autour
de moi: les aspec ts monstrueux de notre monde, de nous -mêmes, nous ne devons pas l es éviter.
(Navarro, 2005 : 33)

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D’un roman à l’autre, les personnages cr éés par Marie -Claire Blais sont souvent
des victimes et m ême s’ils se r évoltent et rejettent le monde qu’ils r éprouvent , ils se
rendent faibles et impuissants.
Son premier roman, La Belle Bête , écrit à l’âge de dix -sept ans, gagne le prix de la
langue française. Publié également en France en 1960 et traduit en anglais Ŕ sous le titre de
Mad Shadows Ŕ en espagnol et en ital ien, le roman suscite l’int érêt du public litt éraire. Il
s’agit d’ « une monstrueuse histoire de haine et de mort » (Laurent : 14) qui concerne une
famille de trois personnes : Louise, veuve et riche propriétaire terrienne et ses deux
enfants, Patrice et I sabelle -Marie. Femme superficielle, Louise « n’avait jamais su faire le
juste partage entre ses enfants » (BB : 133). Alors qu’elle adore son fils, d’une beauté
extraordinaire, mais idiot, elle n’a que mépris pour sa fille aînée qu’elle rejette à cause de
sa laideur. Deux autres personnages interviennent dans les relations de ce trio familial.
Lanz, un dandy venu de la ville, épouse Louise qui s’aliène son fils . Celui -ci, dans un accès
de jalousie, tue le nouveaux époux de sa mère avec son cheval furieux. Quant à Michael,
un jeune aveugle d’une ferme voisine, il se marie avec Isabelle -Marie qui lui cache sa
laideur. Mais, lorsqu’il recouvre sa vue, il quitte sa femme qui retourne chez sa mère avec
sa petite fille, Anne, née de cette relation. Jalouse de son frère, Isabelle -Marie le défigure,
lui faisant plonger le visage dans l’eau bouillante préparée pour désinfecter la plaie
cancéreuse qui dévore la joue de leur mère. Louise cesse d’aimer Patrice et le met à l’asile
des fous. Le garçon quitte l’hospice et s e noie dans le lac, leurré par l’illusion de sa beauté
revenue. Isabelle -Marie incendie la ferme où sa mère périt et puis elle se jette sous le train.
Sa petite fille, Anne, qui a hérité la laideur de sa mère, reste seule sur le quai de la gare.
Mythes et légendes jouent un rôle important dans ce roman de Marie -Claire Blais.
Les rapports qui existent entre le roman et les mythes de Narcisse ou d’Œdipe sont
analysés par certains critiques littéraires. Ainsi, Françoise Laurent, dans son ouvrage
L’œuvre romane sque de Marie -Claire Blais (1986), remarque la mise en scène de plusieurs
mythes anciens. Patrice, qui « a la folie des miroirs » (BB : 123), est la figure de Narcisse
qui cherche son reflet dans les sources des bois et descend au fond du lac pour y trouve r
son visage. Patrice est aussi Œdipe. Il hait le nouveau mari de sa mère qu’il tue dans un
accès de jalousie. D’autres critiques, dont Béatrice Slama, remarquent qu’ « une lecture du
point de vue des femmes » (Slama : 212) est essentielle et elle s’interr oge sur des questions
telles l’exploitation de la femme par l’homme, l’émergence d’une femme nouvelle, la
relation mère s-filles .

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Il nous semble aussi important de mentionner que ce roman de Marie -Claire Blais a
été publié au Québec en 1959, année qui relie deux grandes périodes socio -historiques.
D’une part, pendant l’époque de l’après -guerre, désignée comme la Grande noirceur , la
société principalement agricole, marquée par la tradition et l’autorité de l’Église catholique
s’oppose au progrès et à la moder nisation. D’autre part, la mort du premier ministre
Maurice Duplessis, annonce le début de l’époque nommée la Révolution tranquille ,
caractérisée par des transformations, des révoltes et des luttes contre toute forme
d’oppression. Dans ce contexte, certain s critiques trouvent quelques rapports entre ce
roman blaisien et le Québec de cette époque. Ainsi, Lucien Goldman affirme que le
personnage d’Isabelle -Marie correspond « aux jeunes intellectuels franco -canadiens
révoltés contre la société traditionnelle, haïssant sa mentalité et ses valeurs qu’ils estiment
avoir joué un rôle désastreux dans le devenir de la communauté nationale » (Goldman :
329).
La même atmosphère lourde, tendue des thèmes violents, caractérise les œuvres qui
suivent. Tête Blanche , publi é en 1960, illustre l’histoire d’Evans, un garçon solitaire,
malheureux, révolté, méchant qui vit dans une pension puisque sa mère, comédienne au
théâtre, ne peut pas s’occuper de son éducation. En fait, le roman est structuré en sept
parties, dont trois r eprésentent la correspondance d’Evans avec sa mère, avec Émilie et
avec son ancien professeur, M. Brenner, qu’il considère un ami. Son expérience de 10 à 15
ans peut être décrite comme une série d’inquiétudes, de préoccupations, de chagrins qui
tourmentent le jeune protagoniste Ŕ souffrance par manque de tendresse, violence contre
ses camarades de classe, incapacité de communiquer, déception, jalousie, révolte, solitude.
D’ailleurs, selon Françoise Laurent, Tête Blanche est « un roman sans action autre que les
fluctuations psychologiques dans le huis clos de l’âme » (Laurent : 31). Cependant, le désir
d’écrire offre à Evans une certaine libération et, dans son journal, il révèle son intention
d’écrire « un roman sur un très mauvais petit garçon » qui « vivra dans un monde tout à
fait séparé du monde noir où les humains souffrent » (TB : 87). De plus, encouragé par M.
Brenner, le garçon écrit un long conte dramatique intitulé Les princes de l’Enfer . L’art
devient ainsi une manière d’exprimer son mal de vivre e t Evans cherche sa liberté et son
salut dans l’écriture. Il témoigne : « Écrire un roman, c’est savoir que chaque mot fait
partie d’un immense trésor. Oh ! Si je pouvais un jour écrire des choses belles ! Ne pas
écrire le désespoir, mais l’espérance ! » (TB : 97).
Considéré par la critique l’un des romans les plus sombres de la littérature
québécoise, Le jour est noir est écrit en 1961, à Paris où Marie -Claire Blais passe une

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année grâce à une bourse. Le prologue du roman relate les joies et les déceptions du
premier amour pour deux couples d’adolescents qui ont entre 13 et 15 ans : Raphael et
Marie -Christine, Joshua et Yance. Le reste de l’histoire concerne les mêmes personnages Ŕ
et quelques autres dont Geneviève, la sœur aînée de Raphaël et Yance Ŕ à des âges
différents de leur vie. Raphaël, un garçon violent et autoritaire, épouse Marie -Christine,
mais celle -ci devient comédienne et ne se laisse plus dominée comme autrefois.
Impuissant, Raphaël se suicide. L’autre couple cherche aussi le bonheur, mais l’u nité
familiale est détruite. Yance, la sœur de Raphaël , rencontre Josué lorsqu’elle a dix ans et
veut « l’entraîner dans une vie réglée et simple, en faire le mari et le père que la société
modèle » (Laurent : 45-46). L’adolescente aspire à un amour partag é, mais elle est
abandonnée par Josué qui ne veut pas devenir adulte. Ils se séparent, même si Yance donne
la vie à une fille, Roxane, élevée par Geneviève . Un troisième couple apparaît à la fin du
roman. Il s’agit de Roxane, âgée de dix -huit ans et son ép oux Jessy. Tout comme son père,
Roxane rejette la réalité et vit plutôt dans le rêve, poussant Jessy au suicide. Désillusions
amoureuses, indécision, abandon, pessimisme, solitude, découragement caractérisent donc
le passage traumatisant de l’enfance à la vie adulte.
En 1965, la publication du roman Une saison dans la vie d’Emmanuel , vaut à
Marie -Claire Blais une renommée internationale. Publié en France l’année suivante, le
roman reçoit le prix France -Québec et le prix Médicis. Dans le Québec rural d’avan t la
révolution tranquille , Marie -Claire Blais peint les conditions de vie d’une famille
nombreuse et pauvre, dominée par grand -mère Antoinette, celle « qui incarne un pan de la
société rurale traditionnelle » (Boivin, 1994 :95) . Les événements relatés se passent
pendant un hiver, « une saison dure pour tout le monde » (SVE : 8). D’ailleurs, la saison du
titre est le premier hiver de la vie d’Emmanuel et le roman s’ouvre le jour de sa naissance
quand, après que sa mère le met au monde, elle reprend le trava il au champ, le laissant
avec sa grand -mère Antoinette.
Marie -Claire Blais peint les destins tragiques des membres d’une famille
nombreuse et pauvre, durant une période sombre de l’histoire des Canadiens Français.
C’est d’ailleurs une histoire remplies d e détails réalistes et même si les critiques reprochent
à la jeune écrivaine son pessimisme et sa noirceur, ce tableau désolant a quelque chose de
libérateur. Dans un article intitulé Une saison dans la vie d’Emmanuel Ŕ portrait d’un
certain Québec révolu, Aurélien Boivin affirme que « Marie -Claire Blais procède à la
liquidation des vieux mythes canadiens -français en dénonçant avec force l’emprise qu’ils
exerçaient sur la population dominée et écrasée » (Boivin : 92). La pauvreté, la misère,

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l’ignorance, le peu d’importance accordée à l’instruction, l’omniprésence de l’église
catholique, la soumission, voilà autant d’éléments qui caractérisent cette société
traditionnelle appauvrie et fatiguée dont la Révolution tranquille veut se libérer. Le
réalisme âpre d ’Une saison dans la vie d’Emmanuel fait de cet ouvrage « un des […]
romans phare de la Révolution tranquille » (Biron : 29).
Il s’agit donc de la famille du nouveau -né Emmanuel, le seizième enfant « né sans
bruit par un matin d’hiver » (SVE : 7) et élevé p ar sa grand -mère Antoinette, un
personnage puissant qui exerce son autorité sur ceux et celles qui l’entourent. La mère,
épuisée par le travail dur dans la ferme et par les nombreux accouchements , est presque
absente. Le père, ignorant et brutal, est pour Emmanuel « l’étranger, l’ennemi géant qui
violait sa mère chaque nuit, tandis qu’elle se plaignait doucement à voix basse » (SVE :
127). Quant aux sœurs et aux frères d’Emmanuel, ils ressemblent à leurs parents : les
filles soumises travaillent dans la fer me, tandis que les garçons, « enivrés par la chasse, la
bière et le vent » (SVE : 54), mentent incessamment, volent et acceptent les jeux cruels
organisés par Jean Le Maigre.
Cependant, certains de ces enfants, victimes de la maladie et de la pauvreté, te ntent
d’échapper à ce destin misérable. De ce fait, Jean Le Maigre, « personnage sur lequel
pèsent plus lourdement peut -être que sur tous les autres les maux d’une existence qui paraît
maudite » (Nadeau : 37), cherche une libération d’abord dans la lecture et ensuite dans
l’écriture. Envoyé au noviciat, il se met à écrire une autobiographie et cherche à dépasser
sa condition malheureuse Ŕ saleté, faim, froid, maladie, manque d’affection maternelle,
brutalité du père. Pour lui, l’écriture est un salut ou, du moins, une délivrance puisqu’il
décrit avec ironie certains événements de sa vie. Prenons comme exemple le début de son
autobiographie:
Dès ma naissance, j’ai eu le front couronné de poux ! Un poète, s’écria mon père, dans un
élan de joie. Grand -mère, un poète ! Ils s’approchèrent de mon berceau et me
contemplèrent en silence. Mon regard brillait déjà d’un feu sombre et tourmenté. Mes yeux
jetaient partout dans la chambre des flammes de génie. « Qu’il est beau, dit ma mère, qu’il
est gras et qu’il sent bo n ! Quelle jolie bouche ! Quel beau front ! » […] Un front couvert
de poux et baignant dans les ordures. (SVE : 63)
De son côté, Héloïse, jeune fille qui vit le plus souvent dans un univers imaginaire,
se distingue de ses sœurs par ses pratiques religieuse s constantes. Elle entre au couvent,
mais, avec l’adolescence qui arrive, elle découvre des désirs sexuels qu’elle n’avait pas

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connus avant et les tourments que cette découverte lui provoque la c onduisent à une piété
excessive . La Mère Supérieure découvre ses fantasmes sexuels, condamn e ses actes et
Héloïse revient à la maison. Choisissant ensuite le bordel, la jeune fille « passe de l’amour
divin, qui dévorait son âme, à l’amour humain qui dévore son corps, confondant ainsi ses
deux amours » (Boivin : 95) .
Dans les romans qui suivent Ŕ L’Insoumise (1966) et David Sterne (1967) Ŕ Marie –
Claire Blais continue à mettre en scène des jeunes qui se révoltent contre les valeurs de la
société et affrontent un monde hostile et cruel. Pour ces personnages, « la vie n’est que
fuite et quête de la mort » (Laurent : 53).
Dans L’Insoumise , la mère Madeleine surprend l’intimité de son fils adolescent
Paul, mort dans un accident de ski, en découvrant son journal intitulé « Paysages
intérieurs » qu’elle lit avec consterna tion, tout comme la grand -mère Antoinette lit les
manuscrits de Jean Le Maigre après la mort de celui -ci. À partir de ce moment, la vie
apparemment heureuse de Madeleine se met à changer puisqu’elle se rend compte que son
bonheur est si fragile. Elle se se nt étrangère à son mari et à ses enfants. Elle découvre
l’amour de Paul pour une femme mariée, plus âgée que lui, la révolte de celui -ci contre les
valeurs traditionnelles et l’autorité du père. Cependant, Madeleine tente de comprendre son
fils qui réussit à se libérer des conventions sociales et aspire elle aussi à cette liberté qu’elle
n’ose pas s’accorder ouvertement. L’insoumission du titre, synonyme de rébellion,
désobéissance et dévoilement des apparences, est par ailleurs attribuée à Madeleine. Quant
à Rodolphe, le père sévère et froid, il se rend compte que son fils adolescent rejette
l’autorité et les normes que sa famille lui veut imposer et mène une existence bien
indépendante des siens. Contrarié, le père se demande si Paul a été amoureux de son ami
Frédérik et doute ainsi des mœurs morales de son fils. Mais après la mort de Paul,
Rodolphe reconnaît son exigence rigide à l’égard de ses valeurs familiales et sociales et il
est prêt à accepter Frédérik comme un fils. Par le personnage de Frédérik , Marie-Claire
Blais représente le type d’homosexuel qui souffre , rejeté par la société.
Le thème de la jeunesse révoltée est repris d’une manière beaucoup plus directe
dans le roman David Sterne , publié l’année suivante. C’est l’histoire tragique de l’agonie
intérieure et de la révolte de trois jeunes gens tourmentés par le mal et le désespoir. Le
protagoniste, David Sterne, c ondamné par une maladie fatale , rejette les lois de la société
et les préceptes religieux et veut créer lui -même son destin Ŕ il vole, il viole et se prostitue .
Suivi par la police, il meurt atteint d’une balle au bord de l’eau. S on ami d’enfance , Michel
Rameau est un étudiant brillant qui pense que la seule liberté dans la vie réside dans le

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choix de sa propre mort et il se jette du haut d’un clocher qu’il compare à un échafaud.
François Reine proteste contre l’injustice sociale mais il est découragé par ses faibles
tentatives d’aider les pauvres et se suicide par le feu devant le Ministère des armes
nucléaires. Souffrance, révolte, haine , criminalité, morts violentes, vices de toutes sortes
font de ce roman « un livre effrayant » (Laurent : 97).
La trilogie composée de Manuscrits de Pauline Archange (1968), Vivre ! Vivre !
(1969) et Les Apparences (1970) constitue, selon les critiques, le cycle autobiographique.
Ces romans, publiés à une année d’intervalle, reprennent les thématiques des œuvres
précédentes : l’enfance dominée par l’autorité de la famille et de la religion, l’influence des
valeurs sociales et le cheminement vers la vocation d’écrivain.
Écrits à la première personne, ces trois volets, raconte nt la vie de Pauline Archange,
de l’âge de cinq ans jusqu’à l’adolescence. Dans le premier volet, Manuscrits de Pauline
Archange , la narratrice adulte Pauline raconte son enfance dans sa famille qui vit dans un
milieu urbain pauvre, puis au couvent et enfin dans la ferme de l’oncle Victorin où elle
passe ses vacances d’été. La misère des enfants, la mort, la maladie, la déformation
physique, la saleté rappellent l’univers évoqué dans Une saison dans la vie d’Emmanuel .
La description de la famille de Jacob, le cousin estropié de Pauline, est un exemple pour les
horreurs qui sont affichées tout au long du roman :
Jacob ne franchirait jamais le seuil de sa délivrance. Il faisait déjà parti e, au cœur même de
sa famille, de la caste avilie des « infirmes », tristement entouré d’un jeune frère
épileptique, d’une sœur sourde et mouette, d’une tante souffrant comme lui de la paralysie
d’une main, d’une touchante torsion du dos qui les inclinait tous les deux vers la terre […]
Jacob avait aussi parmi ses frères et sœurs accidentés de naissance « un petit frère bleu »,
comme on l’appelait, n’osant pas accorder un prénom gracieux à une larve qui n’était que
laideur, chagrin, culpabilité du monde, pe ut-être. (MPA : 46)
À tous ces atrocités s’ajoutent la brutalité des hommes, la cruauté et l’ignorance des
religieuses et des prêtres, la sexualité en éveil. C’est dans ce monde hostile que Pauline et
ses amies vivent, étant soumises à tous ces vices nés p ar la pauvreté. Grandissant devant
« la cour fermée de la famille », Pauline s’échappe chaque fois qu’elle le peut pour se
livrer à son indépendance dans des amitiés passionnées, d’abord avec Séraphine Lehout,
puis avec Louisette Denis et finalement avec G ermaine Léonard, le médecin de l’école qui
se lie d’amitié avec la famille de l’héroïne. Un point d’intérêt particulier dans le premier

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volet de la trilogie est représenté par la révélation de Pauline concernant sa première
impulsion à écrire :
Et dans ce tte réclusion de chaque soir, je rassemblais peu à peu les fragments de ma vie,
mon imagination écrivait de fougueux récits pendant que mon corps feignait de dormir. Je
me souvenais de mes premières visions en ces jours de pénitence où ma mère me défendait
d’aller rejoindre Jacquou dans le ravin. […] Mais Jacob ni ma mère n’éveillaient mon
amour de la création. J’avais lu trop peu de livres et personne ne songeait à en acheter pour
moi. Je n’avais connu le don de la parole qu’après de Séraphine et, depuis s a mort, il me
semblait que j’avais perdu tous les mots qui avaient vécu avec elle, pour moi. Et sans doute
était-ce en rêve que j’écrivais déjà, car je ne voyais que des images sans connaître les
mots ? (MPA : 90 -91)
Même si les religieuses du couvent et s a mère découragent la lecture, Pauline lit
clandestinement. Elle devient consciente de son ignorance et la lecture constitue une étape
importante de la libération. C’est dans la lecture tout d’abord et puis dans l’écriture que
Pauline arrive à dépasser sa peur, sa timidité, sa condition de fille pauvre issue de la classe
ouvrière. D’ailleurs, cette quête de la liberté continue pour Pauline dans le deuxième tome
de la trilogie Ŕ Vivre ! Vivre !
Un changement est prévu dès le début du roman : la famille Arch ange déménage
dans une paroisse voisine, ce que permet à Pauline de quitter le cercle restreint de la
famille et de l’école et de connaître plusieurs personnes d’un milieu assez différent du sien
Ŕ la jeune poétesse Romaine Petit -Page, Michelle Bellemort, la fille invalide d’un riche
médecin, le prêtre Benjamin Robert, l’aumônier d’une prison et le parricide Philippe
L’Heureux, qui assassine son père, le juge qui a condamné à mort un ivrogne. La plupart
de ces nouveaux personnages contribuent à la formation de Pauline en tant qu’écrivain. En
outre, dans les premières pages du volet, nous apprenons que Pauline a commencé à
écrire : elle continue une histoire que son père lui raconte, mais la transforme dans une
histoire de liberté et de joie. Ce sont de modes tes débuts littéraires qui révèlent l’inculture
et la naïveté de Pauline, elle -même disant avec honte : « Ah ! Si je serais un écrivain moi
aussi, j’en écriverais donc des livres ! C’est facile, vous disez tout ce que vous sentez… »
(VV : 146). Pourtant, c ’est pour Pauline « le temps de la douleur et de la dure bataille avec
le langage, de la révolte contre l’ignorance, du désespoir jaloux de ne pas maîtriser les
mots et les images » (Laurent : 121).

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Ce parcours d’apprentissage de Pauline Archange continue dans le dernier volet de
la trilogie Ŕ Les Apparences . Obligée par son père à gagner sa vie, la jeune fille cherche un
emploi, mais ses tentatives n’ont pas de résultats. Elle doit affronter une réalité hostile,
découvrant ainsi ce qui se cache derrière l es apparences : un monde de travail qui protège
les puissants et rejette les marginaux, la malédiction qui pèse sur les pauvres, les
contraintes sociales, religieuses et sexuelles qui exercent une forte pression sur les relations
humaines. Pauline souhaite cependant se consacrer à l’écriture, malgré les difficultés
qu’elle doit dépasser. La protagoniste elle -même révèle son impuissance concernant la
mise en œuvre de l’acte créateur :
Je rêvais tant d’écrire la vie que je croyais parfois la posséder ; mais q uand je voulais écrire
ces choses du passé, elles semblaient disparaître dans la brume, ne laissant devant moi sur
la page blanche, dans un cahier écorché par l’usure, que la brève silhouette d’un être que
j’avais pourtant longtemps aimé ; son dos humilié s’engouffrait dans une rue, s’éloignait et
songeant plus tard à cette disparition j’avais soudain l’âme remplie de terreur et de respect .
(LA : 217)
Ses rêves et ses aspirations sont en permanence brimés par l’ignorance de sa
famille , les préceptes rigoure ux de la religion catholique ou les injustices sociales.
Contrairement à d’autres personnages blaisiens voués à la mort et donc à la disparition,
Pauline Archange survit. La fin de ce cycle romanesque ne précise pas la manière dont la
jeune fille réussit à se débrouiller, mais dévoile la force de celle -ci de poursuivre son désir
d’écrire. Un soir, par une forte tempête, Pauline voit derrière une fenêtre givrée un jeune
homme qui lui sourit. Il s’agit d’André Chevreux, un étudiant qui travaille pendant la nu it
dans une boucherie, aidant son père. C’est grâce au sourire de cet humble jeune homme
que Pauline se rappelle la gravure de Dürer1 qu’au pensionnat Mère Saint -Alfréda avait
affichée au mur de sa classe. Intégrant dans son roman la description de l’œuvre de Dürer2,
Marie -Claire Blais illustre le rôle et le destin de l’écrivain.
D’ailleurs, les derniers paroles de Pauline Archange annoncent un temps plein
d’espérance et la jeune fille a le courage de penser avec joie : « C’est lui… l’ange de
Dürer, je l’ai vu, enfin ! » (LA : 322)

1 Albrecht Dürer (1471 -1528), peintre et graveur allemand, considéré l’instigateur de la Renaissance
allemande.
2 Marie -Claire Blais d écrit de fa çon minutieuse la gr avure de D ürer, Melancholia , dans le troisi ème volet de
la trilogie.

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L’œuvre blaisienne présente des fluctuations en ce qui concerne la perception et la
représentation de l’espace. Le cadre familial et le Québec rural et religieux d’avant la
révolution tranquille décrit dans le s premiers roman s sont remplacé s par un cadre urbain et
ouvrier dans la trilogie qui rac onte la vie de Pauline Archange. La ville fascine de plus en
plus Marie -Claire Blais et c’est Montréal qui sert de toile de fond dans les romans Un
Joualonais, sa J oualonie (1973), Les Nuits de l’Underground (1978) et Le Sourd dans la
ville (1979).
Un Joualonais sa Joualonie (1973) Ŕ publié en France sous le titre À cœur joual et
au Canada anglais sous le titre St. Lawrence Blues Ŕ exploite la question de la langue
comme critère définit oire de l’identité québécoise. Les deux termes du titre sont construits
par Marie -Claire Blais à partir du mot joual3, qui désigne la variété populaire du français
parlé au Québec. La ville de Montréal devient ainsi « la Joualonie », tandis que ses
habitan ts sont nommés « les Jualonais ». Le roman révèle l’hétérogénéité de la société
québécoise des années 70, évoquant des immigrants à la recherche d’une vie meilleure,
mais aussi des travestis, des prostituées, des prisonniers, des toxicomanes. Tous ces
personnages parlent un langage inspiré du joual, avec ses prononciations particulières, ses
élisions, ses anglicismes, ses vieux mots français, ce qui montre la crise d’identité des
québécois. En parlant de ce roman écrit pendant son séjour en France, Marie -Claire Blais
affirme qu’elle a voulu faire « une sorte de satire, une satire aimante de ce peuple » qu’elle
voyait « de plus loin, avec plus d’objectivité » (Smith, 1980 : 57)
Abraham Lemieux, dit Ti -Pit, narrateur et protagoniste du récit, reste sans emploi et
fréquente les tavernes de Montréal où il rencontre l’écrivain nationaliste Éloi Papillon qui
veut apprendre la langue parlée par les classes populaires. Pour lui, la langue est un
élément de cohésion et de solidarité pour ceux qu’il nomme les Joualonai s. De même, il
cherche à valoriser tout ce qui différencie la culture québécoise des autres cultures. En ce
sens, il demande à Ti -Pit d’assumer sa propre identité : « … sors ton vrai nom de ta poche,
rends -lui hommage, tu n’es pas n’importe qui, un Canadie n français, c’est pas n’importe
qui ! » (JJ : 10)
Contrairement au personnage d’ Éloi Papillon qui revendique la culture québécoise ,
le protagoniste du roman Une liaison parisienne (1975) méprise tout ce qui est lié à son

3 Le mot joual vient d’une prononciation populaire du mot cheval [jwal] . Si jusqu’au milieu du XXe siècle,
parler joual signifie parler incorrecte, de fa çon incompr éhensible, apr ès 1960, ce terme obtient une certaine
reconnaissance et prend une valeur identitaire, d ésignant le fran çais qu ébécois en tant qu’idiome sp écifique.
De nos jours, le mot joual est remplac é par des syntagmes comme québécois, fran çais québécois, français du
Québec, franco -québécois, français vernaculaire du Québec.

16
Québec natal. Boursier du Conseil des Arts, l’écrivain Mathieu Lelièvre, jeune et naïf,
« virginal de cœur et d’esprit » (LP : 9), voyage en Europe, à Paris, où il découvre le milieu
littéraire français. Il devient vite l’amant d’une romancière mondaine , Yvonne d’Argenti,
femme séduisante, mystérieuse et raffinée, l’épouse d’un banquier, Antoine d’Argenti.
Mais, de plus en plus déçu par la réalité qu’il découvre dans la bourgeoisie française Ŕ le
racisme et les vices des gens de la haute société parisienne, la fausseté et la méchanceté
d’Yv onne, la haine qu’elle manifeste envers ses enfants, l’homosexualité d’Antoine qui a
une relation avec Ashmed, un Arabe qu’il emmène de Tunisie à Paris Ŕ Mathieu rompt
avec Yvonne, quitte les d’Argenti et repart pour son pays. Il apprend à s’attacher à ses
racines québécoises et à valoriser la richesse de la culture qu’il a niée.
Mais Marie -Claire Blais abandonne rapidement ce type d’écriture, assez mal
accueillie par la critique. Avec le roman Les Nuits de l’ Underground (1978) , elle parle
ouvertement des amours homosexuelles, même si ces relations ont été abordées de façon
épisodique dans les romans précédents.
Dans Les Nuits de l’Underground , centré sur une comm unauté de femmes
homosexuelles, Marie -Claire Blais met en avant un type de femme qui ne corre spond pas à
la typologie sexuelle de l’époque : la femme lesbienne. Les personnages de ce roman Ŕ des
lesbiennes en quête d’une âme -sœur ou tout simplement de détente Ŕ se rencontrent
pendant la nuit dans le bar montréalais Underground , soit pour trouver d e nouvelles
partenaires, soit pour le plaisir d’ê tre ensemble . Ces femmes si d ifférentes se rassemblent
dans l e bar, revendiquant la liberté de chaque être humain, la reconnaissance et
l’acceptation d’autrui. Par ailleurs, l’écrivaine considère que les com bats pour les droits de
toutes les minorités sont extrêmement importants et , dans un entretien paru l’année de la
publication du roman, elle exprime l’espoir d’un changement social afin d’atteindre une
liberté plus grande en ce qui concerne les groupes min oritaires :
Nous pouvons toujours rêver … rêver qu’un jour les minorités ne souffriront plus d’aucun
racisme, d’aucune exploitation et prendre les moyens pour que ces rêve s deviennent réalité.
(Roy : 33)
Dans ce même entretien, Marie -Claire Blais relève u ne évolution de l’image de la
femme dans la société québécoise, surtout après les années 1960 et réclame la
reconnaissance de la femme lesbienne car « celle -ci n’est pas singulière, sinon dans l’esprit
des gens. » De plus, au moment de la publication du ro man Les Nuits de l’Underground ,

17
lorsqu’on lui a demandé de le présenter, l’écrivaine a reconnu que son évolution
personnelle allait de pair avec cette nouvelle image de la femme québécoise :
Il y a des années que je pense à ce livre, je suis mon évolutio n personnelle qui correspond
sans doute à un moment important dans l’histoire des femmes. Ce livre, marque -t-il un
tournant dans mon œuvre ? Il est difficile de se définir, de définir son œuvre. Nous
changeons chaque jour, nous évoluons, nous grandissons. Je ne vois pas la vie comme
stable. Tout est continu pour moi, cependant, il est vrai que ce livre m’expose davantage.
(Roy : 33)
Même si la société les juge et les condamne encore, ces femmes ont l’espoir d’un
changement, d’une évolution et la fin de cert ains interdits. Leur solidarité qui transcendent
toute différence sociale, culturelle et linguistique, rendent donc possible la libération
puisqu’elles sortent de l’ Underground et commencent à fréquenter un restaurant ouvert par
deux d’entre elles, au deux ième étage d’une maison. Elles quittent donc l’espace clandestin
et nocturne et se réunissent à la lumière du jour, réclama nt leurs droits ouvertement dans la
rue. Si dans les romans publiés au début de sa carrière littéraire, Marie -Claire Blais
présente u ne femme soumise aux structures patriarcales, l’écrivaine s’écarte peu à peu de
cette image traditionnelle de la représentation féminine pour en forger des nouvelles : la
prostituée, la femme lesbienne. De cette manière, ses romans montrent une claire évol ution
dans la société québécoise et tentent de construire un univers où la tolérance, la solidarité,
l’acceptation de l’autrui peuvent combattre la violence et la misère.
Pourtant, la violence, la haine ou la pauvreté sont des thèmes constants dans les
romans ultérieurs. De plus, la souffrance, la révolte et le mal de vivre des premiers
personnages blaisiens se généralisent progressivement en désespoir et même angoisse
devant le monde contemporain marqué par violence, terrorisme, guerres, maladies
incurable s, destructions nucléaires. Le Sourd dans la ville (1979), roman pour lequel
Marie -Claire Blais reçoit le Grand Prix du Gouverneur Général du Canada, constitue une
sombre réflexion sur la condition humaine. Tous les personnages, réunis à l’Hôtel des
Voyage urs, ont un rapport particulier avec la mort : Gloria Angeli, patronne de cet hôtel
après la mort de son mari, n’a que des amants assassins ; Mike, son fils, « le sourd dans la
ville », entend mal à cause d’une tumeur au cerveau ; Judith Langenais, profess eur de
philosophie, vit l’agonie des victimes des camps d’extermination nazis ; Florence Gray
passe à l’hôtel ses dernières heures avant de se tuer d’une balle de revolver. L’action est
presque absente, les protagonistes ne dialoguent pas et leurs gestes s ont mécaniques. C’est

18
pour cela que les pensées et les tourments de chaque personnage sont dévoilés par le
souvenir ou l’évocation, les verbes « pensait -il/elle », « sentait -il/elle », « se souvenait –
il/elle » apparaissant fréquemment, presque à chaque pag e du roman.
Marie -Claire Blais déclare dans le numéro 16 de la revue Lettres québécoises , hiver
79-80, que la publication du Sourd dans la ville représente une étape importante pour son
activité littéraire :
C’est un roman assez complexe. […] Les problème s de la criminalité, de la solitude, de la
mort reviennent avec encore plus de violence. Ça fait quatre ans que je pensais à ce livre et
je l’ai écrit en un an. C’est un livre qui va être déterminant pour le reste de mon travail.
(Smith, 1979 -1980 : 58)
Le style et la forme d’écriture de ce roman constituent des modèles repris par
Marie -Claire Blais dans les œuvres à venir. Le texte se présente comme un unique
paragraphe d’environ deux cents pages. Le point n’existe pas, la virgule permettant au
lecteur une pause respiratoire et les conjonctions lui indiquant le passage d’un personnage
à un autre ou d’une scène à une autre.
Cette technique particulière d’écriture utilisée dans Le Sourd d ans la ville est
encore plus poussée dans le roman Visions d’Anna , pub lié en 1982. Le texte dense et
compacte, sans paragraphes, formé de longues phrases incohérentes et parfois elliptiques,
qui s’étendent souvent sur plusieurs pages , exige une le cture attentive et réfléchie. Le
roman, qui n’a pas d’action proprement -dite, e st constitué d’une suite de visions Ŕ des
rêves, des souvenirs, des obsessions Ŕ qui envahissent la conscience d’Anna, une jeune
fille qui cherche dans la drogue le refuge pour échapper à la réalité. D’ailleurs, ses amis,
des adolescents errants, refusent les normes d’une société violente dont ils sont des
victimes : Manon et Tommy Ŕ un jeune Noir rejeté par ses parents adoptifs Blancs Ŕ se
livrent ensemble à la prostitution ; Michelle, droguée, alcoolique et anorexique , accuse ses
parents de l’avoir conçue sans l’aimer ; Liliane, la sœur de Michelle, est au contraire forte
et généreuse, mais son homosexualité révolte sa famille. Quant aux personnages adultes du
roman, ils apparaissent progressivement au fil du récit . Les parents, ils aussi tourmentés
par le urs propres contradictions, échouent dans les efforts qu’ils font pour aider leurs
enfants adolescents. Raymonde, la mère d’Anna, une criminologue qui se voue à la
réhabilitation des jeunes délinquants, n’exerce pourtant aucune autorité sur sa fille.
Guis laine et son époux Paul se disputent tout le temps à cause des comportements de leurs
filles, Michelle et Liliane, auxquelles ils ne demandent que d’être « un peu semblable aux

19
autres » (VA : 27). Par tous ces personnages, hommes ou femmes, jeunes ou adult es, qui
vivent l’angoisse en même temps, Marie -Claire Blais illustre le tableau de la société
contemporaine qui englobe l’injustice sociale, le racisme, la décadence des mœurs, mais
aussi les homosexuels, les drogués, les marginaux. Outre l’indignation qui découle du
roman, la critique met en évidence l’habilité de Marie -Claire Blais de rendre « d’une voix
étale et douce, les pires grondements de notre époque apocalyptique » puisqu’elle
« possède cette qualité […], la compassion, qui lui fait pressentir la douleur humaine dans
tous ses lieux et toutes ses dimensions » (Mailhot : 19).
À la génération des jeunes angoissés et révoltés du roman Visions d’Anna , succède
celle présentée dans Pierre ou La guerre du printemps 81 (1984), une génération « qui va
faire de la violence son idéal, de la destruction de la société actuelle son but » (Laurent :
213). Pierre, le narrateur du récit, est un garçon américain de seize ans, fasciné par la
violence des faits réels tels que la télévision les livrent : un match de boxe entre deux
champions de huit et dix ans, des exécutions à la chaise électrique, des images des petites
filles brûlées de la guerre de Viêt Nam, les bombardements au Liban, le terrorisme au
Pakistan, les souvenirs d’Hiroshima et de Nagasaki. Toutes ces atr ocités du XXe siècle, qui
décrivent un monde plus que jamais apocalyptique, nourrissent la haine, la violence, la
fureur de détruire de Pierre. Il achète une moto, quitte sa famille et rejoint un groupe de
motards et, pendant quelques mois de l’année 1981, décide de devenir un « Hell’s angel ».
L’image d’un monde en déclin dans lequel les plages et les jardins luxuriants
s’opposent aux quartiers pauvres où habitent des délinquants et des réfugiés, est illustrée
dans le roman L’ange de la solitude (1989). Une île de la Mer des Caraïbes constitue le
cadre où des femmes homosexuelles d’origines diverses choisissent de vivre en commune,
afin d’affirmer et de préserver leur différence. Les histoires d’amour se croisent, les
couples s’effondrent et, contrai rement aux femmes de l’ Underground qui ont l’espoir d’un
changement afin d’atteindre une liberté plus grande, les femmes de L’ange de la solitude
sombrent dans la solitude, même si elles partagent des valeurs similaires et tentent
vainement de se comprendr e.
Une série de ces thèmes que l’on peut reconnaître à travers la plupart de s romans
blaisiens , sont repris dans le cycle Soifs , qui c omprend aujourd’hui dix romans . Ce sont, en
ordre chronologique de la publication : Soifs (1995), Dans la foudre et la lu mière (2001),
Augustino et le chœur de la destruction (2005), Naissance de Rebecca à l’ère des
tourments (2008), Mai au bal des prédateurs (2010), Le jeune homme sans avenir (2012),
Aux jardins des acacias (2014), Le festin au crépuscule (2015), Des chants pour Angel

20
(2017), Une réunion près de la mer (2018), tous parus aux Éditions du Boréal. Dans ces
romans, Marie -Claire Blais dénonce la pauvreté, la dépendance , l’abus sexuel, la violence,
les maladies, le racisme, l’injustice soc iale, le terrorisme, les désastres écologiques, la
menace d’une destruction nucléaire.
Ces textes continuent la technique d’écriture adopté e par Marie -Claire Blais depuis
les années 1980 : des phrases très longues ponctuées par de rares points, des paragraphes
qui s’étendent sur plusieurs pages, l’utilisation de la conjonction « et » suivie d’un nom
propre indiquant le passage d’un personnage à un autre. En parlant de ce style particulier
d’écriture, Antonin Marquis affirme qu’ « il est très probable que la forme du roman soit
réfléchie et significative; l’auteure voulait peut -être suggérer un mouvement perpétuel, le
flot de la vie qui s’écoule à travers les pages et les personnages, ou alors peut -être voulait –
elle évoquer l’urgence de dire, la passion créatrice qui emporte tout su r son passage… »4
Les nombreuses figures romanesques de ce cycle sont des êtres assoiffés
d’affection, d’amour, don bonheur ou de justice . Conscients des malheurs et des violences
du monde actuel, ils ne perdent pas l’espoir et la solidarité, l’art, l’i mplication et
l’engagement sociaux leur permettent de confier en leur avenir.
L’action du premier tome Soifs est située à l’aube de l’an 2000 et se déroule sur une
île du Golfe du Mexique. Un jeune couple, Daniel et Mélanie, organise une fête à leur
résid ence, au tournant du millénaire, afin de célébrer la naissance de Vincent, leur
troisième fils. Écrivain, Daniel travaille à son roman, Les étranges années , où il relate une
période de sa vie lorsqu’il habitait à New York, étant dépendent à la cocaïne et r éfléchit
aussi sur le rôle de l’écrivain qui décrit les horreurs de l’humanité. Plusieurs personnages
gravitent autour de cette famille. Écrivains, peintres, photographes, critiques littéraires ou
bien des réfugiés, ils réfléchissent sur le cours de leurs existences, ayant tous leurs
préoccupations, leurs peurs, mais aussi leurs désirs et espérances.
Les mêmes personnages apparaissent dans le deuxième volet, Dans la foudre et la
lumière . Marie -Claire Blais évoque des événements graves du monde contemporain :
l’exclusion des immigrants, la situation des femmes dans les pays islamiques, des jeunes
voleurs ou assassins enfermés dans des prisons pour les adultes. Pourtant, « la lumière »
qui vient de l’art, que ce soit peinture, musique, danse ou littérature, a une place
importante, bien que discrète.

4 Antonin Marquis, « Aux Jardins des Acacias : une écritu re immatérielle », Les Méconnus –
https://lesmeconnus.net/aux -jardins-acacias -ecriture -immaterielle/

21
Le personnage d’Augustino, fils de Daniel et Mélanie, un adolescent de seize ans
qui veut devenir écrivain, n’apparaît que dans quelques épisodes dans le troisième volet,
Augustino et le chœur de la destruction , même si son nom figure dans le titre. Cependant,
il joue un rôle important puisqu’il représente la conscience angoissée de la jeune
génération déroutée face à la destruction de la planète. Ses textes inquiètent sa famille par
les aspects apocalyptiques qu’il y présente.
Dans le volet suivant, Naissance de Rebecca à l’ère des tourments , Marie -Claire
Blais évoque également les horreurs du monde dans lequel vit Rebecca, la fille de Vénus.
Les « tourments » évoqués dans le titre sont des faits divers, tirés de l ’actualité récente: la
Guerre d’Irak, l’ouragan Katrina qui a dévasté La Nouvelle Orléans, l’histoire d’une mère
qui a tué ses cinq enfants en le noyant, l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo.
L’histoire de Mai, la fille de Daniel et de Mélanie, occupe une place assez
impo rtant dans le cinquième volet, Mai au bal des prédateurs . « Le bal des prédateurs » du
titre s’oppose au bal de pureté5 où Daniel mène sa fille adolescente , pensant la protéger de
tout ce qui lui pourrait faire du mal. Pourtant, Marie -Claire Blais met en scène des
personnages étonnants, le roman étant c entré sur une bande de garçons qui « se
métamorphosent en créatures de rêve » tous les s oirs au Saloon Porte du Baiser. Il s’agit
des jeunes en quête de repères pour affronter le mo nde hostile dans lequel ils vivent.
L’humanité malheureuse est évoquée aussi dans les volets suivants. Le jeune
homme sans avenir rappelle le titre du roman écrit par Augustino Ŕ Lettres à des jeunes
gens sans avenir Ŕ où il attaque ceux qui ont favorisé le développement des armes
nucléaires et implicitement la destruction du monde. De nombreuses images d’Apocalypse,
des personnages qui peuvent être qualifiés de jeunes fragiles, impuissants à agir sur leurs
vies, voilà des éléments qui décrivent dans ce ro man « le portrait d’un monde sinistrement
désengagé » (Ferretti : 38).
Dans un monde dominé par les tyrannies et les terreurs, Marie -Claire Blais fait
preuve d’une grande empathie avec ceux qui souffrent et vivent en marges de la société.
Dans le septième volet, Aux Jardins des Acacias , l’amour, la compassion et aussi la joie de
vivre sont omniprésents, bien que menacés en permanence. De fait, les Jardins des Acacias
c’est le nom d’un centre médicalisé pour les malades du sida : le travesti Petites Cendres ,

5 C’est une c érémonie inaugur ée aux États -Unis en 1998, par l’organisation chrétienne évangélique Family
Research Council . Après un dîner formel et une danse, le père et sa fille adolescente signent un accord dans
leque l la fille fait la promesse de chasteté avant le mariage, tandis que le père s’engage à protéger l’intégrité
de celle -ci.

22
un enfant Angel qui a été contaminé lors d’une transfusion, Adrien, un vieux poète. Ce
centre, comparé par Marcel Olscamp à « un éden inachevé, un havre de tolérance destiné à
accueillir toutes les catégories de déviances possibles » (Olscamp : 74) représente au fond
un refuge et un salut pour les gens condamnés par la maladie et exclus par la société.
Le Festin au crépuscule explore le rôle de l’écrivain ainsi que l’impact de la
violence du monde contemporain sur l’acte créateur. Le personnage de Danie l est au centre
du récit. Il p articipe en Écosse à une rencontre d’écrivain s du monde entier , mais il craint
que les événements politiques violents du Moyen Orient menacent leur réunion. Pour lui,
tout se mêle : sa vie de famille, l’inquiétude pour ses enf ants éparpillés dans ce monde
cruel, voire dangereux, l’angoisse provoquée par l’absence de quelques amis écrivains à
cette réunion.
Le personnage de Daniel, l’écrivain qui est une sorte de médiateur entre le monde
qu’il illustre dans ses créations littéra ires et le lecteur, occupe une place importante dans le
neuvième volet du cycle, Des chants pour Angel . Marie -Claire Blais met en scène des
personnages apparus dans les volumes précédents , évoquant plusieurs histoires sombres :
les funérailles d’Angel, l’e nfant sidéen des Jardins des Acacias, l’attaque d’un adolescent
nommé le Jeune Homme sur une communauté noire réunie à l’église de la pasteure Anna.
Une réunion près de la mer , le dernier volet du cycle, est construit, tout comme le
premier, autour d’un év énement qui réunit plusieurs personnages dans l’île du golfe du
Mexique. Il s’agit de la fête organisée par Daniel pour célébrer les dix -huit ans de sa fille
Mai. Daniel est de nouveau au centre de l’histoire, entouré de sa famille et de ceux qui
vivent su r cette île : ses amis artistes, les travestis du Saloon Porte du Baiser , les réfugiés ,
les enfants de la rue Bahama qui chantent tous les dimanches dans l’église du pasteur
Jérémy . À partir de ce noyau de personnages, Marie -Claire Blais propose un tableau
complexe du monde contemporain avec ses violences et ses injustices, mais animé par la
libération et l’espoir apportés par les œuvres et les actions des artistes.
À travers ce s roman s qui entremêle nt de nombreuses histoires et qui passe de
personnage e n personnage, Blais évoque les préoccupations, les souffrances, les craintes et
parfois les espoirs suscités par le changem ent de millénaire. Il s’agit « d’une écriture qui
vise à sonder les points de vue actuels et à mieux comprendre l’humain, en convient le
lecteur, par la démultiplication des paliers de réflexion, à une sem blable démarche
exploratoire » (Roy, 2011 : 102) .
L’œuvre de Marie -Claire Blais comprend aussi une dizaine de pièces de théâtre
dont certaines ont été mises en scène dans des théâtres au Québec ou en France et d’autres

23
ont été adaptées pour la télévision. Plusieurs aspects de l’univers romanesque peuvent être
reconnus dans ces textes. Par conséquent, les monologues, les didascalies longues,
l’atmosphère sombre, imprégnée par violence, haine et révolte caractérisent l’écriture
théâtrale de Marie -Claire Blais. L’Exécution , drame en deux actes publié en 1970, illustre
le récit d’un meurtre commis par des élèves dans un collège, tandis que L’Île met en scènes
des marginaux, hommes et femmes , qui cherchent le refuge sur une île, se regroupant en
petites communautés rassurantes, mais en même temps menacées. Marie -Claire Blais
révèle aussi ses préoccupations féministes dans Marcelle6, le monologue d’une femme qui
s’adresse à elle -même, évoquant ses relations avec d’autres femmes.
Marie -Claire Blais s’intéresse également à la poésie . Elle écrit deux recueils de
poèmes, Pays voilés (1963 ) et Existences (1964), ainsi qu’ un récit en prose, Les voyageurs
sacrés (1969). D’ailleurs, la production poét ique complexe et riche, mais peu connue,
s’étend de 1957 à 1996, étant publiée dans un volume intitulé Œuvres poétiques 1957 –
1996 . En tant qu’essayiste, Marie -Claire Blais signe Notes américaines , publiées d’abord
en 1993 dans le journal Le Devoir , sous fo rmes des carnets et réunies en 2002 sous le titre
Parcours d’un écrivain . Il s’agit de quelques fragments autobiographiques dans lesquels
Marie -Claire Blais évoque son séjour aux États -Unis au début des années 1960 et ses
rencontres avec des artistes et de s écrivains, ainsi que la découverte de la langue anglaise et
de la littérature américaine, toutes ces expériences étant décisives pour son parcours
littéraire.

6 Marcelle fait partie de l’œuvre collective La Nef des sorcières (1976) qui comprend sept textes écrites par
Marthe Blackburn, Mar ie-Claire Blais, Nicole Brossard, Odette Gagnon, Luce Guilbeault, Pol Pelletier et
France Théoret . La publication de La Nef des sorcières est un moment important dans l’émergence du théâtre
féministe militant au cours des années 70 et 80 du XXe siècle.

24

CHAPITRE I
FEMMES, FÉMINISME ET ÉCRITURE DES FEMMES
AU QUÉBEC

25

INTRODUCTION

Dans l’œuvre de Marie -Claire Blais, la figure de la femme, qui est omniprésente,
change et évolue au fil des transformations de la société québécoise et de ses normes. Son
identité est fortement m arquée par ses croyances, ses choix, ses décisions, m ais aussi par la
réalité qui l’ entoure. Depuis l’époque de la colonisation française dans la vallée du Sa int-
Laurent, les femmes jouent un rôle important dans l’histoire du Québec . Les événements
historiques, politiques, économiques et sociaux q ui se sont déroulés au Québec ont
influencé la vie des femmes .
Ce premier chapitre constitue 1'arrière -plan historique et théorique sur lequel
s'appuient les analyses présentées dans les chapitres suivants. N ous aborderons quelques
aspects généraux concern ant l’histoire et la littérature des femmes au Québec et nous
insisterons sur la condition de la femme dans la société québécoise. Cette contextualisation
nous permet d’analyser ensuite l’image de la femme, telle qu’elle apparaît illustrée dans
l’œuvre de Marie -Claire Blais
L’objet du présent chapitre comporte trois volets principaux : l’histoire des
femmes au Qu ébec, le mouvement f éministe et la production litt éraire des femmes
écrivains.
Dans la premi ère partie intitul ée Histoire des femmes au Qu ébec, nou s nous
attardons plus spécialement au contexte historique, politique et social du Qu ébec et aux
questions touchant la qu ête identitaire f éminine. Depuis la colonisation jusqu’à nos jours,
leur rôle dans la société, leurs luttes et leurs responsabilités ont marqué leur identité . Nous
insisterons ainsi sur les particularit és de l’histoire des Qu ébécoises : la forte pr ésence de
l’Église catholique, qui exercera une influence consid érable sur la vie des femmes jusqu’au
milieu du XXe siècle, les processus d’indu strialisation et d’urbanisation qui apportent de
nombreux changements dans la vie des femmes, l’apparition du mouvement féministe qui
vise l’émancipation de la femme et l’affirmation de sa différence, de sa propre
individualité . Ces observations visent à c omprendre le r ôle des femmes dans l'histoire et
dans l'histoire littéraire.
Dans la deuxième partie, Féminisme et mouvement des femmes au Qu ébec, nous
nous proposons d’analyser les objectifs et l’ importance du féminisme , tout en prêtant une
attention part iculière au x revendications des femmes. Pour ce faire, nous nous
interrogerons notamment sur les organisations et les actions visant à lutter contre la

26
discrimination, l'oppression et l'exploitation des femmes . Nous verrons également ce qui a
changé à travers le temps en ce qui concerne la place de la femme dans la famille ou dans
la soci été. Ensuite, nous allons voir quelles sont les conséquence s de ce mouvement
révolutionnaire qui touche l'ensemble des institutions sociales Ŕ l'État, l'Église et la famill e.
La troisième partie, Production litt éraire des femmes écrivains , est consacrée à
explorer la question de l’écriture des femmes au Qu ébec. Nous aborderons en premier lieu
l'avènement de la litt érature écrite par des femmes , puis nous nous intéresserons à leur
identité et aux conditions générales qui président à la publication des textes littéraires dans
les périodiques et en recueils, notamment l'usage du pseudonyme. Nous verrons ensuite
quelle s sont les femmes écrivains remarquables du XXe siècle et de q uelle manière leurs
écrits illustrent l’émancipation de la femme et l’affirmation de sa différence, de sa propre
individualité .

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I. 1. HISTOIRE DES FEMMES AU QU ÉBEC

I.1.1. Bref contexte historique, politique et social du Québec

En qu ête de nou velles ressources et d’une route plus courte vers l’Asie, la France
commence au XVIe siècle à explorer le continent nord -américain. En 1524, Giovanni da
Verrazano, au nom du roi de France, commence son exp édition depuis la Floride jusqu’au
Cap Breton, mais il doit interrompre ses recherches quelques ann ées plus tard. En 1534,
François Ier demande à Jacques Cartier, un navigateur de Saint -Malo, « de continuer
l’œuvre de Verrazano et de d écouvrir certaines isles et pays o ù on dit qu’il doit se trouver
grant q uantit é d’or et d’autres riches choses » (Hamelin, Provencher : 7-8). Mais apr ès
quelques ann ées d’exploration de cette nouvelle terre inhospitali ère qui ne contient que du
quartz et de la pyrite de fer, Fran çois Ier commande le retour en France. Durant t out le XVIe
siècle, les p êcheurs fran çais qui continuent leur activit é dans le golfe du Saint -Laurent,
commencent aussi à faire le commerce des fourrures avec les Am érindiens.
Il faut attendre environ 60 ans pour qu’une autre tentative de colonisation soit
entreprise. D’ailleurs, le v éritable processus de colonisation en Nouvelle -France est
déclench é par l’implantation du r égime seigneurial fran çais. La fondation en 1608 de la
ville de Qu ébec par Samuel de Champlain est un moment important dans l’histoire d u
Canada, cette ville devenant le centre de cette colonie fran çaise et le premier établissement
français permanent de l’Am érique du Nord, alors que les britanniques ont d éjà fondé
plusieurs colonies aux États-Unis. Le ministre de Louis XIII, le cardinal d e Richelieu
souhaite d évelopper les colonies fran çaises sur le territoire canadien et fonde la Compagnie
de la Nouvelle -France. Il sugg ère d’y implanter un grand nombre de fran çais catholiques,
ce qui favorise la stimulation du commerce, le d éveloppement d e l’agriculture, mais aussi
l’évang élisation des indig ènes. De plus, des jeunes fran çaises de condition modeste,
élevées aux frais de l’ État dans des institutions religieuses, sont envoy ées au Canada pour
s’y marier et fonder une famille avec les colons d éjà établis. D’ailleurs, les fran çais fondent
en 1 642, sous le nom de Ville -Marie, une colonie missionnaire po ur évangéliser les
Amérindiens. Il s’agit de la ville de Montréal ,
« un foyer spirituel pour les premie rs colons » (Steiciuc : 15), qui se dévelop pe peu à peu
et devient le centre d’un territoire agricole en pleine croissance.

28
Pendant cette p ériode de colonisation, de nombreux affrontements ont lieu entre la
Nouvelle -France et les colonies britanniques et, en 1763, l’identit é encore fragile du peupl e
québécois est compromise par la cession de la Nouvelle -France à l’Angleterre. Sous le
régime anglais, ce territoire conquis, appel é « Province of Quebec », se trouve dans une
situation difficile. Les canadiens fran çais deviennent ainsi des colonis és, dom inés par
leurs « maîtres » anglais et longtemps, ils ont habit é majoritairement à la campagne, se
consacr ant à l’agriculture. Pour eux, la famille, la langue fran çaise et la religion catholique
sont devenues les valeurs essentielles. En m ême temps, le cler gé intervient dans des
secteurs comme l’enseignement et les services sociaux et son action est justifi ée par son
désir de conserver les caract éristiques du peuple canadien -français et de maintenir « cette
image de peuple du terroir, paisible, attach é à la famille et soucieux de garder sa foi et sa
langue » (Lafortune : 21). D’ailleurs, en vivant à la campagne, il était plus facile de faire
survivre la nation, de perpétuer les traditions, c’est -à-dire la vocation agricole et le culte de
la langue fran çaise e t de la religion catholique.
Les britanniques mettent en places des mesures pour « angliciser et protestantiser
le pays » (Lafortune : 13), mais les canadiens fran çais r éagissent vivement : ils r éclament
plus d’ind épendance vis -à-vis de la couronne brita nnique. L’Acte de Québec voté par le
Parlement anglais en 1774 , assure aux canadiens français une certaine liberté : le maintien
des lois français, le droit de pratiquer la religion catholique, la préservation de la langue
française, la possibilité d’acqué rir des terres. Cependant, le d éveloppement économique du
Québec a retard é par la survalorisation du travail de la terre, tandis que les anglais
détenaient le monopole de l’industrie et du commerce.
L’assimilation des francophones est donc impossible et le s autorit és britanniques
adoptent en 1791 l’Acte constitutionnel qui divise la colonie en deux provinces : le Haut –
Canada, à l’ouest de la rivière Ottawa, majoritairement anglophone , et le Bas -Canada, à
l’est, o ù se trouve la colonie fran çaise du Qu ébec. C ependant, les canadiens -français ne
sont pas satisfaits des pouvoirs limit és qui leur sont conf érés par cet Acte constitutionnel et
les patriotes, dirig és par Louis -Joseph Papineau, exigent de l’Angleterre des r éformes pour
que leurs droits soient reconnus . En 1837, devant le refus des Anglais, la r évolte éclate.
Lord Durham, nomm é gouverneur du Canada par l’Angleterre, propose de r éunir le Bas et
le Haut -Canada en une seule colonie qui s’appelle le Canada -Uni, afin de r égler les
différends qui existent ent re les deux peuples. L’Acte d’Union, approuv é en 1840, contient
des mesures pour assimiler les Canadiens -français : l’anglais est la seule langue officielle

29
du pays, le Bas -Canada doit partager la dette du Haut -Canada, les Canadiens -français sont
minoritai res à la Chambre d’Assembl ée.
Pour diverses raisons d’ordre politiques et économiques, l’Acte d’Union n’a pas
donn é les r ésultats esp érés. C’est ainsi que le Parlement britannique met en place la
confédération canadienne, officialisée par l’Acte de l’Améri que du Nord britannique en
1867 et décrite comme :
[…] l'union fédérale, en 1867, des provinces du Haut et du Bas -Canada (devenues l'Ontario et le
Québec), du Nouveau -Brunswick et de la Nouvelle -Écosse, sous le nom de puissance ou
Dominion du Canada. Le Ma nitoba s'y joignit en 1870, suivi de la Colombie -Britannique en 1871,
de l'Île -du-Prince -Édouard en 1873 et de Terre -Neuve en 1949. L'Alberta et la Saskatchewan,
auparavant des territoires ou districts, accédèrent au rang de provinces en 1905 .7
Il s’agit d onc de la naissance du Dominion du Canada, un état provincial et
fédéral, qui confie l’autorité à un gouvernement fédéral. Celui -ci prend les décisions
nationales, tout en laissant aux provinces le soin de les appliquer dans leur région. Le
Québec , en tant que province autonome, peut sauvegarder les intérêts canadiens -français.
Notons également que le Qu ébec est le seul territoire o ù la population est majoritairement
de langue fran çaise et toute son histoire est profond ément marqu ée par cette caract éristiqu e
identitaire.
Le Dominion du Canada conna ît une p ériode de grande prosp érité et une
évolution économique, avec un secteur agricole qui se modernise et un secteur industriel
qui se d éveloppe. Au Qu ébec, m ême si l’industrialisation s’appuie surtout sur l’i ndustrie
légère qui produit des biens de consommation Ŕ des v êtements, des chaussures, des
aliments Ŕ il y a aussi de l’industrie lourde concentr ée à Montr éal et li ée aux transports et à
la transformation des m étaux. Cependant, la majorit é de la population du Qu ébec vit à la
campagne o ù l’industrie laiti ère se d éveloppe peu à peu, puisque l’agriculture de
subsistance c ède la place à des productions commerciales.
L’industrialisation entra îne au Qu ébec de nombreuses mutations sociales :
l’urbanisation, la sy ndicalisation, l’intégration des femmes sur le marché du travail et la
dénatalité. Durant cette période, les habitants partent vers les centres u rbains, en particulier
Montréal et les mouvements syndicaux se développent afin d’améliorer les conditions des
travailleurs. Puisque les rapports du couple et les relations entre les membres de la famille
ont été profond ément modifi és à cause de l’augmentation du nombre des femmes sur le

7 « Conf édération » in L’Encyclop édie canadienne
https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/confederation -2 – page consulté e le 17 octobre 2018 .

30
march é du travail, on constate une baisse du taux de natalit é. Du point de vue économiqu e,
les guerres mondiales entraînent une période de prospérité et de faible ch ômage pour le
Canada car le surplus de production était dirigé vers les pays d’Europe affectés par la
guerre.
Cependant, le profil économique, social et m ême politique du Qu ébec est
profond ément modifi é par la Grande D épression, c’est -à-dire l a crise économique
mondiale des années 1930 . Les effets de cette crise sont durement ressentis au Canada : un
tiers de la population active reste sans emploi et le taux de ch ômage a ugmente, ce qui
mène à divers mouvements populaires et à la création de l’assistance sociale.
La p ériode des mutations d’apr ès la Deuxi ème Guerre mondiale est marqu ée au
Québec par la pr ésence sur la scène politique du parti de l’Union Nationale et de son
fondateur, Maurice Duplessis. Si son premier mandat de trois ans (1936 -1939) n’a pas été
concluant, Duplessis reprit le pouvoir en 1944, cette fois pour 15 ans. Il d éfend l’id éologie
de conservation h éritée du XIXe siècle et les valeurs traditionnelles. D’ ailleurs, en raison
de ses positions conservatrices, la période du règne de l’Union nationale est parf ois appelée
la Grande Noirceur. L’aspect sombre de ces 15 ann ées est d éfini dans l’imaginaire
populaire par une grande rigidité sociale et politique . Pour tant, la soci été québécoise
conna ît des transformations profondes : prosp érité économique, urbanisation, exode rural,
émergence de la classe moyenne, expansion des universit és, renaissance intellectuelle de la
poésie et du roman. Tous ces changements m ènent à la naissance d’une nouvel le
génération d’intellectuels et entra înent « la formation d’une vision id éologique ax ée sur un
désir de rattrapage ; ce d ésir est venu remplacer la volont é obsessionnelle de respect du
passé et de conservation du patrimoine » (Lafortune : 148).
La mort de Duplessis (1959) et l’arriv ée au pouvoir du Parti libéral dirigé par Jean
Lesage, constituent le d ébut d’une p ériode importante dans l’histoire du Québec.
D’ailleurs, la décennie 1960 -1970, pendant laquelle se déroule le mouve ment complexe
connu so us le nom de « révolution tranquille », est une p ériode charni ère de l’histoire du
Québec. Pendant cette époque , associée à la modernisation du Québec, « il s’agit à vrai
dire beaucoup plus d’une opération de déblocage que d’une vérit able révolution ; c’est la
raison pour laquelle on l’a ppelle révolution tranquille » ( Hame lin, Provencher : 140 -141).
De son c ôté, Marcel Rioux, croit qu’il s’agit d’une p ériode des changements importants :
La révolution tranquille, c'est beaucoup plus une libération des esprits, la naissance d'attitudes
critiques envers les choses et les hommes que des actes proprement révolutionnaires. C'est aussi et

31
surtout une revalorisation de soi, la réapparition d'un esprit d’indépendance et de recherche, qui
avait g elé au cours du long hiver qui a duré plus d'un siècle. (Rioux : 82)
La société québécoise se transforme donc profondément et les valeurs d’une
grande partie de la population sont bouleversées, l’émancipation étant l’idée dominante au
Québec dès les année s 60.
Selon Denis Moni ère, le rythme des événements qui se passent dans les ann ées 60
donne le caract ère révolutionnaire beaucoup plus que les événements eux -mêmes :
C'est surtout le rythme rapide des transformations après une longue période de stagnation, qui
donne son caractère révolutionnaire à cette période d'évolution tapageuse de la société québécoise.
(Moni ère : 261)
Grâce aux réformes politiques, économiques et sociales importantes, le
gouvernement lib éral a red éfini le r ôle de l’ État, ce qui a cont ribué au développement et au
progrès de la nation.
Dans le domaine de l’ économie, le gouvernement a cr éé des soci étés d’État : la
Société générale de financement et la Société québécoise d’exploration minière . La
nationalisation de l’électricité et la nai ssance du Régime de rentes sont aussi des étapes
importantes pour la libération économique du peuple québécois .
En ce qui concerne les changements sociaux, l’accent est mis sur l’ éducation. En
1964, un ministère de l'Éducation nationale est créé, qui confi e l'enseignement à de s laïcs
et non plus à l'Église. Il est à remarquer aussi le fait que l’ Église ne peut pas accomplir les
responsabilit és qu’on lui assignait puisqu’elle ne dispose plus de ressources financi ères
suffisantes et c’est pourquoi une partie du rôle de l’Église passe entre les mains de l’ État.
Le rôle de l'Église catholique dans la société québécoise diminue drastiquement et cela
s’explique aussi par des raisons d’ordre id éologique car « l’idéologie officielle de l’Église,
qui avait défini le Québec comme une société catholique, française et rurale, ne correspond
plus à la réalité » (Hamelin, Provencher : 130 ). Il s’agit donc d`une époque où l`Ég lise voit
son pouvoir contesté et l e gouvernement prend davantage de décisi ons et son importance
augmente.
Mais au sein de la soci été québécoise plusieurs mouvements de contestation se
manifestent et m ême proposent l’ind épendance du Qu ébec comme solution devant la
difficult é de fonctionner dans le cadre f édéral. C’est d’ailleurs une p ériode marqu ée par
plusieurs actes de violence politique qui ont provoqu é ce qu’on a appel é « la crise
d’octobre 1970 ». Dans ce climat de tensions et de contradictions, le Parti lib éral de Robert

32
Bourassa prit le pouvoir. Durant son mandat de 6 ans, il a instaur é quelques me sures
sociales, mais sa priorit é a été le développement économique du Qu ébec. Aux élections de
novembre 1976, le Parti qu ébécois sort victorieux et ainsi « il mettait fin à l’alternance
chronique des vieux partis et laissait entrevoir à de nombreux Qu ébécois la possibilit é de
voir enfin se r éaliser leur émancipation en tant que nation » (Lafortune: 154 -155). De 1976
à nos jours , le Parti québécois et le Parti libéral du Québec se partagent le pouvoir .
Même si l a souveraineté du Québec est un sujet brûlant de débat , la majorit é de
Québécois répondent par la n égative au r éférendum organis é en 1980 par Ren é Lévesque
et de nouveau en 1995 , à un second référendum organis é par Jacques Parizeau, nouveau
chef du Parti québécois devenu premier ministre .
Nous pouvon s ainsi constater qu’apr ès une période de rapides changements, le
Québec fa it une pause et cherche sa voie, son identit é. Selon Guy Lachapelle, professeur
de science politique à l’Universit é Concordia de Montr éal, la société québécoise actuelle ,
qui se car actérise par sa tolérance envers les immigrants et les minorités, doit se tourner
vers le monde et entrer ainsi dans une autre phase d’ évolution. Dans un entretien de 2005,
il affirme que, si «les années 40 et 50 ont été celles de la survivance, la Révolut ion
tranquille a permis au Québec de prendre sa place et de structurer son État. Il faut
maintenant aller plus loin. Il faut avoir des projets englobants. Il faut se tourner vers
l'international et chercher à y consolider notre place».8
D’ailleurs, de la colonisation française dans la vallée du Saint -Laurent jusqu’ à la
Révolution tranquille, le Québec a franchi diverses étapes vers son affirmation. Ce qui est
étonnant c’est la continuit é de cette soci été à travers les si ècles, malgr é les événements
historiq ues et politiques parfois d éfavorables et m ême l’environnement étranger et hostile.
Jusqu’au d ébut de l’industrialisation, la communaut é canadienne -française,
majoritairement agraire, a été à l’abri des influences étrang ères. De plus, le clerg é a
transmis une id éologie conservatrice qui a pr éservait le mode de vie du Canada fran çais,
perpétuant son caract ère propre.

8 https://www.ledevoir.com/societe/93712/quebec -actuel -s-ouvrir -au-monde – page consultée le 20 octobre
2018.

33

I.1.2. La femme qu ébécoise en qu ête de son identit é

Depuis l’ époque de la colonisation fran çaise dans la vall ée du Saint -Laurent, les
femme s ont jou é un rôle important dans l’histoire du Qu ébec. La place qu’elles ont
occup ée dans la soci été a été profond ément marqu ée à travers les si ècles par la forte
présence de l’ Église catholique, par le d éveloppement du capitalisme marchand, puis
industri el, mais aussi par le mouvement f éministe. Leur identité est fortement marquée par
leurs croyances, leurs choix, leurs décisions, mais aussi par la réalité qui les entoure. Le
rôle de la femme dans la famille et dans la société québécoise a connu des chang ements à
travers le temps et les différentes étapes de l’h istoire du Québec. À part cela, les
événements historiques, politiques, économiques et sociaux qui se sont déroulés au Québec
ont influencé la vie des femmes :
Les femmes de Québec ont marqué leur é poque de diverses façons. Qu'elles aient été mères de
famille, commerçantes, sages -femmes, agricultrices, infirmières, enseignantes ou domestiques,
elles ont joué un rôle essentiel dans la vie de tous les jours, tantôt comme pionnières, fondatrices,
gestio nnaires, tantôt comme collaboratrices, associées, et parfois même comme prête -noms. La
diversité de leurs actions et la multiplicité de leurs champs d'intervention ne fait plus aucun doute.
Mais ce sont des événements exceptionnels, comme les guerres, les épidémies et les crises
économiques, qui rendent les femmes plus visibles aux yeux de l'Histoire. (Parent : 25)
Chez les peuples autochtones qui habitent la vallée du Saint -Laurent Ŕ les
Algonquiens, les Iroquoiens, les Inuits Ŕ l’apport du travail des fem mes est essentiel à la
survie du groupe puisqu’elles fournissent une grande partie de la nourriture, assurent la
gestion et la distribution des vivres. L’arriv ée des missionnaires, des n égociants en
fourrures, des soldats et des colons europ éens modifie d éfinitivement le mode de vie
autochtone. Les autorit és coloniales acceptent ces liens économiques, militaires, religieux
et les mariages mixtes, « dans la mesure o ù ces alliances permettraient non seulement
d’augmenter la population, mais aussi de civiliser les autochtones » (Baillargeon : 18).
Pendant la p ériode du Régime français , l’installation de s colons français
transforme le mode de vie et l’organisation des sociétés autochtones, notamment les
rapports hommes -femmes. Les missionnaires tentent de « redéfinir les rapports de genre
sur la base des pr éceptes de la foi catholique qui pr éconisent l’assujettissement des femmes
aux hommes » (Baillargeon : 17). Notons aussi que de nombreuses jeunes femmes venues
de France ont contribu é au développement de la col onie et à l’enracinement du

34
catholicisme. À partir de 1634, les premi ères religieuses, ursulines et augustines,
débarquent à Québec. Marie de l’Incarnation ( Marie Guyart) , qui arrive en Nouvelle –
France en 1639, y fonde la communauté des Ursulines de Québec , le monastère abritant la
première école pour les jeunes filles de la colonie . Jeanne Mance arrive dans la colonie en
1641 et fonde l’Hôtel -Dieu, tandis que Marguerite Bourgeoys est la fondatrice de la
Congrégation Notre -Dame qui a joué un rôle important dans l’éducation des filles de tout
niveau social.
La vie des femmes de la Nouvelle -France se passe au sein de leur famille puisque
leurs responsabilit és se concentrent autour des enfants et de la production de la nourriture.
À la campagne, l’activité de la plupart des femmes se limite à la sphère familiale Ŕ elles
restent à la maison et s’occupent de toutes les tâches ménagères, tandis que les hommes se
chargent des besoins de la famille. Dans les villes, qui ne sont alors que de gros bourgs,
certaines fe mmes travaillent dans les auberges ou les hôtelleries, ou peuvent occuper un
poste de domestique.
À partir de la fin du XVIIIe siècle, l’instauration du r égime britannique et les
transformations économiques majeures de la soci été ont des r épercussions imp ortantes sur
la vie des femmes. Par ailleurs, la structure ethnique change peu à peu, par l’arriv ée des
Anglaises, des Écossaises et puis d’Irlandaises. Pourtant, la population francophone,
majoritairement rurale, augmente gr âce à une forte natalit é et les femmes de la campagne
restent ainsi liées au rythme et aux be soins de la production agricole :
Les familles de sept ou huit enfants sont donc encore monnaie courante durant cette p ériode, les
nombreuses naissances rythmant la vie des femmes mari ées qui do ivent combiner grossesses,
accouchements, allaitement et soins aux jeunes enfants avec leur travail dans la ferme ou dans la
boutique artisanale ou avec les responsabilit és sociales que leur rang leur impose. (Baillargeon :
42)
Pour cette société tradition nelle qui vit de l’agriculture, les femmes sont
indispensables pour la vie de la ferme et leurs t âches sont nombreuses. Il est important de
mentionner aussi le r ôle de l’ Église catholique qui a toujours interdit l a contraception et
l’avortement. C’est donc la religion qui pousse les femmes à avoir des enfants, donc à être
une bonne mère, fidèle aux traditions .
Vers le milieu du XIXe, le Qu ébec est une soci été engag ée dans la voie de
l’industrialisation, ce qui « modifie profond ément les relations de classe et de genre, de
même que les modes de vie » (Baillargeon : 67). Contrairement aux hommes, les femmes
ont acc ès à un nombre restreint d’emplois industriels, se retrouvant notamment dans les

35
usines de textiles ou de chaussures. L’enseignement est aussi un do maine o ù elles
s’engagent en grand nombre, m ême si leurs salaires sont inf érieurs à ceux de leurs
collègues masculins et elles n’ont pas acc ès à l’enseignement sup érieur. Les femmes qui
font partie d’une congr égation religieuse jouent un r ôle actif dans le domaine de
l’assistance : elles soignent les malades, portent secours aux pauvres ou aux vieillards,
dirigent de nombreux orphelinats ou des refuges pour les femmes âgées ou les
immigrantes.
Selon le Code civil adopt é en 1866, les femmes demeurent soumise s à l'autorité
légale du mari ou du père. Avec la répression de l’avortement et l’interdiction de la
diffusion d’informations sur la contraception et de la vente de mat ériel contraceptif, l e
contrôle sur le corps des femmes se renforce . À la campagne, les taux de fécondité reste nt
extrêmement élevés, tandis qu’en ville ils tendent à diminuer.
Au tournant du XXe siècle, l’avenir des femmes semble prendre une tournure
inattendue au Qu ébec. Cette époque se caract érise par l’accentuation des processus
d’indu strialisation et d’urbanisation et par une plus large intégration des femmes au marché
de travail. Les emplois ouverts aux femmes se multiplient donc et elles travaillent dans les
bureaux ou dans les entreprises de services ou bien comme dactylos ou commis au x
écritures, t éléphonistes, infirmières, journalistes. Cependant, l’un des phénomènes les plus
marquants de cette période c’est la création des organisations qui militent en faveur des
droits des femmes. Celles -ci mènent des luttes afin d’obtenir l’égalité civique et juridique,
de même que de meilleurs salaires, de bonnes conditions de travail , l’accès aux études
supérieures et le droit de vote.
L’entre deux -guerres est une période marquée par une plus grande présence des
femmes dans l’espace public urbain. Il s’agit d’une époque de transition vers la modernité
qui se distingue par l’émergence de nouveaux modèles féminins proposant aux femmes
« de nouvelles modes, de nouveaux comportements, de nouveaux canons de beauté qui
tranchent radicalement avec l’idéal victorien de féminité jusque -là dominant »
(Baillargeon : 124). Les magazines féminins et le cinéma véhiculent ce modèle de la
femme émancipée qui attire surtout les jeunes citadines, malgré les dénonciations de
l’Église catholique et des élites conserva trices. Les transformations dans les modes de vie
survenues peu à peu, depuis le milieu du XIXe siècle, menacent les anciens modèles de
féminité de la société traditionnelle, définis par modestie et chasteté.
En outre, des mesures sociales concernant les femmes sont approuvées par le
gouvernement fédéral. Ainsi, après la victoire de 1918 en matière de suffrage, une loi

36
adoptée en 1925 autorise les femmes à demander le divorce pour simple cause d’adultère.
La maternité devient un véritable enjeu public dur ant cette période. Les mesures sociales
visent à améliorer les conditions des mères et de leurs enfants. Dans les cliniques de
puériculture les enfants sont vaccinés et les mères reçoivent des conseils concernant
l’alimentation des nouveau -nés. En même tem ps, le processus de médicalisation de la
maternité a comme but l’abaissement de la mortalité infantile. En essence, toutes ces
pratiques médicales « cherchent à moderniser le maternage en lui donnant un fondement
scientifique, tout en confirmant les femmes dans leur rôle traditionnel de mère »
(Baillargeon : 140).
Pendant la premièr e guerre mondiale, l’entrée des femmes sur le marché du
travail , entraîne une redéfinition du rôle et de l’importance de celles -ci dans la société.
Elles entrent massivement dan s les usines pour occuper les postes laissés vacants par les
hommes partis au front et soutenir ainsi l’effort de guerre. Ces femmes exercent des
fonctions qui sortent de leurs attributions traditionnelles, ce qui a aussi des répercussions
sur la vie de fa mille. C’est pourquoi « le mouvemen t ouvrier, l'Église, les élites
intellectuelles et bou rgeoises sont tous farouchement opposés au trav ail des femmes qui
détournerait les femmes de l eur rôle de mère, qui porterait atteinte à la f amille, qui saperait
la so ciété canadienne -françai se à sa base et provoquerait sa lente désagrégation » (Brodeur
: 19)
Depuis la Révolution tranquille, la situation des femmes conna ît une évolution
spectaculaire. D ans une société en profonde mutation , les réformes au plan économiqu e,
social et culturel ont d’importantes répercussions sur la vie des femmes du Québec. Dès le
début des ann ées 1960, l’arriv ée sur le march é de la pilule contraceptive, l’entr ée des
femmes mari ées sur le march é de travail, l’engagement politique et social des femmes dans
diverses associations sont des ph énomènes qui entra înent des changements dans la
structure de la famille : le nombre d’enfants dans une famille baisse, le pourcentage des
enfants n és d’une m ère non mari ée augmente, la proportion des mariage s qui se terminent
par un divorce éclate, les familles monoparentales sont de plus en plus nombreuses. Par
ailleurs, le mouvement f éministe d énonce les in égalités entre les hommes et les femmes, la
discrimination sexuelle et la domination masculine dans l’ espace public mais aussi dans la
sphère priv ée, réclamant l’autonomie absolue pour les femmes.
En d épit des st éréotypes qui persistent, une nouvelle image de la femme s’affirme
durant cette p ériode. Il est donc important de changer les lois, mais aussi l es mentalit és.

37
Denyse Baillargeon note que la lutte contre la violence conjugale et les agressions à
caract ère sexuels ont pr éoccup é les associations f éministes bien avant les ann ées 1970 :
Mais avant cette époque, la question de la violence conjugale est le plus souvent consid érée
comme une affaire priv ée par la soci été et les instances judiciaires qui affichent sans vergogne leur
partialit é envers les hommes, chefs incontest és de la famille, alors que le viol et l’inceste sont à ce
point tabous que la plu part des femmes h ésitent à les dénoncer. En vertu du Code civil, les femmes
battues doivent prouver que leur vie est litt éralement en danger pour obtenir une s éparation de
corps pour ce motif. Tout comme dans les cas de viol ou m ême d’inceste, o ù les femme s sont
généralement soup çonnées d’avoir « provoqu é » leur assaillant et doivent faire montre d’une
moralit é irréprochable pour esp érer avoir gain de cause, les victimes de violence physique sont
généralement accus ées d’avoir caus é leur propre malheur par l eur manque de patience envers leur
conjoint. (Baillargeon : 205)
Depuis les années 1970, les femmes n’exigent seulement des droits communs,
mais elles veulent s’affirmer par leurs droits spécifiques. Dans sa quête d’identité, elles
exigent le droit de disp oser de leurs propres corps « puisque refuser d’être définie par son
ventre, c’était affirmer qu’on peut être femme sans être mère, que la maternité n’est ni un
instinct, ni un destin, ni une spécificité définissant les femmes; c’est un choix existentiel,
une liberté de l’être humain. » (Picq : 8)
À travers les si ècles, les femmes du Qu ébec ont su agir afin de modifier le cours
de leur destin, en d épit du contrôle qu’on a exercé sur elles : l’impact des colons fran çais
sur le mode de vie et l’organisation d es Autochtones , notamment sur les rapports homme –
femme, l’autorité religieuse et celle exercée par le mari , l’économie industrielle qui
modifie les relations de classe et de genre.
Les r ôles que les femmes ont jou és dans la soci été québécoise, les respons abilit és
qu’elles ont prises en charge et les luttes qu’elles ont men ées justifient le d ésir de d éfinir
leur identit é. Hélène -Andrée Bizier note que la contribution de la femme à l’édification de
la soci été québécoise se manifeste sur le plan économique, s ocial ou politique :
Elle a contribu é à la soci été à la hauteur du possible et du simple bon sens. Elle a travaill é et
construit. […] Si elle n’a pas mis d’enfant au monde, il se peut qu’elle ait instruit, soign é ou tout
simplement pri é pour ceux des autre s. Elle n’a jamais compt é son temps, mais son labeur a permis
à la soci été d’avancer vers un monde moins usant, moins exigeant. […] Elle a donn é, transmis son
savoir et enrichi le n ôtre. Sa vie a été un long et fructeux rite de passage. (Bizier : 293)

38

I.2. FÉMINISME ET MOUVEMENT DES FEMMES AU QUÉBEC

I.2.1. Le féminisme québécois – quelques présupposés théoriques

Le féminisme, une notion à la foi g énérale et complexe, est souvent d éfini comme
« mouvement social qui a pour objet l'émancipation de la femme, l'extension de ses droits
en vue d'égaliser son statut avec celui de l'homme, en particulier dans le domaine juridique,
politique, économique ».9 Mais, pour analyser ses objectifs, son contenu et son importance
historique, il nous semble important d’abord de pr êter une attention particuli ère au terme
lui-même. Les mots « féminisme » et « féministe », utilis és de nos jours partout dans le
monde occidentale, ont des racines dans le discours politique fran çais du XIXe siècle.
Les origines de ces termes rest ent encore obscures. Pour le mot « féminisme », le
Trésor de la langue fran çaise : dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle attribue
le premier usage au philosophe français Charles Fourier (1772 -1837) , avec la date de 1837.
Même s’il est un défen seur de la liberté des femmes et de l'égalitarisme, les chercheurs
notent que le terme n’apparaît pas sous sa plume . De plus, 1837 c’est l’ann ée de la mort de
Fourier et une année pendant laquelle il n'a presque rien publié . Un autre usage du terme
est att esté dans le domaine m édical, en 1892 et signifie « arrêt du développement de
l'homme vers l'adolescence qui lui donne certains attributs de la féminité » . Quant à
l’adjectif « féministe », le m ême dictionnaire atteste son apparition chez Alexandre
Dumas -fils, dans son essai intitul é L’homme -femme , datant de 1872.
L'historienne Ka ren Offen note d'ailleurs que ces deux termes entrent dans le
discours public vers la fin du XIXe siècle. Dans la presse, jusqu’en 1891, le mouvement
qui lutte pour l’extension des droits de la femme est d écrit comme « le mouvement
féminin », et non « le mouvement f éministe ». (Offen : 495)
Certes, c omme tant de mots en -isme, le féminisme est un mot du XIXe siècle.
Mais ce mouvement social n'est pas apparu à l’improviste. Il est né de la condition et du
statut social de la femme et ce sont les circonstances politique s, économique s et sociales du
XIXe siècle qui en explique nt l'apparition à ce moment -là de l'histoire, en tant que
mouvement organisé.

9 CNRTL Ŕ Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : http://www.cnrtl.fr/definition/feminisme ,
page consultée le 28 novembre 2018.

39
À travers le temps et les cult ures, la lutte pour l’ égalité entre les deux sexes a
connu des fluctuations et des buts vari és et il est difficile de dater la naissance du
féminisme. Cependant, les ann ées révolutionnaires constituent une p ériode favorable pour
l’émergence d’un mouvement politique et social qui r éclame l’ émancipation des femmes.
En France, par exemple, Olympe de Gouges, grande féministe de l’époque, rédige la
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne , sur le mod èle de la Déclaration des
Droits de l’Homme et du Citoyen , texte fondamental de la Révolution française de 1789 .
Cette pionnière du féminisme lutte pour l'émancipation de la femme et pour la
reconnaissance de sa place sociale et politique. Elle défend la cause des femmes et milite
aussi pour l'abolition d e l'esclavage .
Au Royaume -Uni, le f éminisme est plut ôt un mouvement politique dont l’objectif
est la participation des femmes à la prise de d écision à tous les niveaux de la soci été. Parmi
les pionni ères du f éminisme anglais, notons Mary Wollstonecraft qui aborde la question de
l'éducation des femmes dans son ouvrage A Vindication of the Rights of Woman , écrit en
1792. Quelques ann ées plus tard, inspir ées par ce texte , Mary Hays rédige Appeal to the
Men of Great Britain on Behalf of Women et Mary Robinson écrit Thoughts on the
Cond ition of Women, and on the Injustice of Mental Subordination . Dans ces textes qui
apparaissent à la fin du XVIIIe, les f éministes r éclament surtout des droits civils Ŕ le droit
de vote, le droit au travail, le droit à l’éducation.
Au Canada, les premiers groupe s féministes s'organisent au XIXe siècle, au
momen t de la révolution industrielle. L'industrialisa tion et l'urbanisation entraînent les
femmes sur le marché du travail , principalement dans les indust ries du textile, des
vêtements et de la chaussure . Lors des deux guerres mondiales , les femmes travaillent
aussi dans les usines et dans les bureaux, occupant les fonctions des hommes partis au
combat, mais à des salaires deux fois moins élevés que ceux des hommes. De plus, l’ Église
catholique condamne ce nouvel état de fait , consid érant que l’int égration des femmes sur le
march é du travail est un danger pour la famille parce qu’elle contribue à détourner la
femme du rôle que Dieu lui a assigné . Les femmes s’organisent alors pour d éfendre leurs
intérêt s et promouvoir leurs droits.
En 1893, les femmes de Montr éal se ressemblent au sein du Montreal Local
Council of Women (MLCW), une organisation non-confessionne lle et majoritairement
anglophone et militent pour élargir leur rôle sur la scène publique et pour modifier leur
subordination politique et sociale . Les fondatrices francophones veulent quand m ême cr éer
« un organisme qui respe cte leurs croyances religieuses et leur culture » (Brodeur : 16) et

40
c’est ainsi qu’en 1907 elles quitt ent le MLCW et fondent la Fédération nationale Saint –
Jean -Baptiste (FNSJB), affiliée quatre ans plus tard à l'Union mondiale des ligues
féminines catholiques . Cette f édération, qui « a tenté de regrouper des f emmes
d'appartenance de classes différe ntes au nom d'intérêts communs féminins » (Lavigne :
373), a jou é un rôle important dans la lutte des qu ébécoises pour obtenir le droit de vote , le
droit à l’instruction supérieure et à l’exercice des professions , mais aussi pour faire
modifier le statut matrimon ial des femmes dans le code civil et protéger les femmes de la
violence conjugale .
Le féminisme s’efforce donc de mettre fin à la discrimination et à la violence
envers les femmes et provoque des changements politiques , économiques et sociaux . Il
s’agit d ’un mouvement social qui s'est construit par l'intermédiaire de plusieurs étapes
successives, nommées vagues.
Ainsi, l es mouvements de femmes du XIXe et du début du XXe siècle sont souvent
désignés comme la première vague du féminisme . Elle visait princip alement la réforme des
institutions afin de rendre les femmes égales aux hommes en droits. Au cours de cette
période, les militantes réclament également le droit de vote, le droit au divorce et à la
propriété, l’accès à l’éducation, aux soins de santé et a ux professions libérales. Il est
intéressant de constater que le féminisme de la première vague est une longue lutte pour de
meilleures conditions en matière d’éducation, de droit, d’emploi, lutte qui se caractérise
par le grand courage de ses militantes ainsi que par leur diversité Ŕ la classe sociale, la
race, la religion déterminent des idées parfois différentes et même des intérêts particuliers
chez ces femmes.
Après la Seconde Guerre mondiale les f éministes d énoncent l’absence de
changements substantie ls en ce qui concerne leur situation. Le f éminisme des ann ées 1960,
connu comme la deuxi ème vague f éministe, se concentre sur les relations sociales au sens
large : le mariage, la famille, la maternit é, l’h étérosexualit é. Les revendications des
militantes s’adaptent aux nouvelles réalités sociales et « non seulement les femmes sont
maintenant encourag ées à prendre conscience de leur position sociale secondaire, en tant
que deuxi ème sexe , mais elles sont incit ées à redéfinir les assises de leur vie personnel le et
émotionnelle, et aussi leurs relations avec leurs familles et leur travail ou avec les
hommes » (Oprea : 37).
À la différence du féminisme de la première vague, le féminisme des années 1960
se caractérise par la solidarité et le support inconditionne l. Cependant, plusieurs courants
peuvent être délimités en son sein. Le féminisme libéral proclame l’égalité entre les

41
femmes et les hommes et cherche à neutraliser les différences à tous les niveaux de la
société, c’est -à-dire dans les sphères du travail, de l’éducation et de la politique. Appelé
aussi féminisme égalitariste ou réformiste, ce courant a comme centre d’intérêt la liberté
individuelle et l’égalité entre les hommes et les femmes .
Le f éminisme socialiste vise un renversement radical en ce qui c oncerne
l’organisation économique de la soci été, consid érant que le r ôle de la femme doit changer
dans la sph ère priv ée et dans la sph ère publique. Selon l’id éologie du capitalisme et du
patriarcat, les femmes accompli ssent les tâches domestiques et matern elles sans être
rémunérées , tandis que les hommes sont impliqu és dans toutes les structures sociales,
politiques et économiques.
Le féminisme radical rejette l’autorit é masculine et « s’attaque à la racine de
l’oppression des femmes, c’est -à-dire au syst ème patriarcal et aux formes directes et
indirectes du pouvoir phallocratique. » (Oprea : 38) Le syst ème patriarcal est donc la
premi ère source de l’oppression v écue par les femmes et cette oppression se manifeste par
le contrôle du corps des femmes, notamm ent par le contrôle de la maternité et de la
sexualité des femmes . Cette étape est marquée aussi par la lutte pour le droit à la
contraception, à l’avortement et la condamnation de la violence conjugale.
Dès la fin des ann ées 1970, le mouvement féministe s’adapte aux évolutions de la
société Ŕ mondialisation, migrations, multiculturalisme Ŕ et enregistre un changement
d’orientation, aborde de nouveaux enjeux et mène de nouvelles luttes . Il s’agit de la
troisi ème vague du f éminisme qui poursuit la défense de s droits des femmes mais l’accent
est mis sur les diff érences d’ordre matériel et culturel des femmes. Par conséquent, les
nouvelles associations qui défendent la femme dans sa diversité ont au centre de leurs
préoccupations des domaines divers comme l’acc ès des femmes à l’éducation, la violence
domestique, les effets du racisme, la santé sexuelle des femmes, le sida . Ces stratégie s
témoigne nt « d'un changement important au sein du mouvement des femmes au Québec,
celui de l'ouverture à la diversité et d'une véritable reconnaissance que les réalités des
femmes ne peuvent se résumer à une seule et unique vérité » (Maill é : 105).
Dans les ann ées qui suivent, des femmes et des groupes de femmes continuent de
manifester et de faire entendre leurs revendications . Au Qu ébec, comme ailleurs, la pens ée
féministe se diversifie et les associations militent pour les revendications spécifiques de
divers grou pes de femmes : des lesbiennes , des femmes pauvres, des immigrantes.

42

I.2.2. Luttes et revendications des femmes au Québec

Les événements historiques, politiques, économiques et sociaux qui s e sont
déroulés au Québec au XXe siècle ont marqué la vie des femmes. Grâce au progrès
technique, les femmes ont accès au marché du travail et pendant cette période, une lente
progression des femmes vers l’égalité se manifeste dans la société québécoise. Les
premières grandes revendications concernent l’éducation postsecondaire des jeunes filles,
le droit de vote, la reconnaissance sur le marché de travail. D’ailleurs, la lutte des femmes
pour ces droit s révèle la reconnaissance du respect et de l'égalité.
Dans la région de Québec, à partir de l’ann ée 1855, une communauté religieuse de
femmes revendique le droit des jeunes filles à l'éducation supérieure . Elles demandent aux
autorité s d'ouvrir un collège pour filles et leur offrir un programme universitaire affilié à
l'Université Laval . La réponse se fait attendre plusieurs ann ées puisque c’est en 1925 que
les religieuses de Québec peuvent offrir ce programme d'études supérieures aux filles de la
ville. Cette victoire peut être consid érée « une première brèche dans le monopole du savoir
par les hommes » (Parent : 29), car avant cette date, les femmes de Québec font leurs
études ailleurs. Par exemple, Irma Levasseur, pre mière femme pédi atre au Québec, étudie
la m édicine au Minnesota , à l'Université Saint -Paul, mais au d ébut du XXe siècle, elle
fonde deux hôpitaux au Québec: l'Hôpital Sainte -Justine à Montréal (1908) et l'Hôpital de
l'Enfant -Jésus à Québec (1923). Dans les années 1940 et surtout 1950, le nombre de filles
qui poursuivent des études universitaires augmente, « dénonçant […] la discrimination et
les préjugés dont elles sont l’objet et réclamant un statut d’étudiante à part entière. »
(Baillargeon : 167)
En ce qui concerne le d roit de vote, comme dans d’autres pays d émocratiques de
cette époque, dans la Confédération, celui -ci est limité aux hommes blancs adultes et
propriétaires . Les efforts des femmes pour obtenir le droit de vote sont connus sous le nom
de « mouvement des suf fragettes ». La fondatrice de ce mouvement au Canada est la Dre
Emily Stowe, première femme canadienne à pratiquer la médecine au Canada. En 1916, le
Manitoba devient la première province à accorder le droit de vote aux femmes.
En 1917, grâce aux efforts m obilisateurs de femmes comme la Dre Stowe et
d’autres suffragettes, le gouvernement fédéral de sir Robert Borden donne aux femmes le
droit de vote aux élections fédérales Ŕ d’abord aux infirmières qui se trouvent au front, puis

43
aux femmes ayant un lien de parenté avec des hommes en service militaire actif. En 1918,
la plupart des citoyennes canadiennes d’au moins 21 ans ont le droit de voter aux élections
fédérales. En 1921, Agnes Macphail, fermière et enseignante, devient la première députée.
En raison du travail de Thérèse Casgrain et d’autres personnes, le Québec a accordé le
droit de vote aux femmes en 1940.
Une autre revendication des femmes concerne l’ équité salariale. En effet, dans les
années 1960, les femmes sont moins pay ées que les hommes pour une tâche identique. Au
Québec, c’est en 1975 que l’article 19 de la Charte des droits et libert és de la personne
« interdit toute forme de discrimination fond ée sur le sexe et reconna ît explicitement le
principe de l’ équité salariale. » (Baillargeon: 186 )
Après 1960, quelques organisations f éministes revendiquent des changements
législatifs qui visent la pleine participation des femmes à la vie culturelle, sociale, politique
et économique. La société québécoise se transforme profondément, les valeurs d’une
grande partie de la population sont bouleversées, l’émancipation étant l’idée dominante au
Québec dès les années 60 du XXe siècle. La décennie 1960 -1970 représente « une période
durant laquelle se manifeste, à tous les niveaux de la société québécoise, une m utation
profonde. » (Steiciuc : 65) L’émancipation est l’idée dominante au Québec pendant ces
années – là. La société se transforme profondément et les valeurs d’une grande partie de la
population sont bouleversées. D’ailleurs, « le mouvement féministe des années 1960 et
1970 participe du projet moderne, dans ses visées émancipatrices et dans son présupposé
d’une condition co mmune des femmes. » (Oprea: 29)
Pendant cette période de mutations, la perspective féministe prend de l’ampleur.
Les revendications d es femmes évoluent : la quête de l’égalité entre les femmes et les
hommes , le droit à des congés de maternité rémunérés, l’accès aux métiers
traditionnellement masculins, la lutte contre les stéréotypes et la discrimination. Le
mouvement féministe a pour o bjet la défense des intérêts des femmes dans la société,
l’extension de leurs droits en vue d’égaliser leur statut avec celui des hommes et milite
pour une réévaluation du rôle de la femme dans la famille et dans la société. Selon Chantal
Théry, le féminis me « vise à faire prendre conscience d’une discrimination à l’égard d’un
sexe (dit le second) et à concevoir des stratégies pour que cessent toutes les formes de
domination, d’oppression et d’injustice qui en découlent Ŕ tant dans la sphèr e privée que
publique. » (Théry : 32)
Mais le grand combat de cette p ériode concerne le c ontrôle des femmes sur leur
corps. Au d ébut des ann ées 1960, une certaine ouverture sur la contraception se manifeste

44
dans la soci été québécoise. M ême si la pilule est introduite sur le march é en 1961, il faut
attendre 1969 pour que la contraception soit décriminalisée . Mais avant cela, l'Association
pour le plannin g des naissances de Montréal, fond ée en 1964, vise à répondre aux
deman des d'information, de formation et de référence sur l a contraception . Une
revendication également port ée par le f éminisme durant cette époque c’est la lutte pour
l’avortement libre et gratuit qui est décriminalis é par le gouvernement f édéral en 1969.
La mobilisation et l'organisation sont les moyens utilis és par les f éministes pour
obtenir des résultats concrets. Ainsi, sur l’initiative de Th érèse Casgrain, la F édération des
femmes du Qu ébec (FFQ) est fond ée en 1966 et l’ann ée suivante le gouvernement f édéral
crée la Commission royale d’enqu ête sur la situati on de la femme au Canada (CRESF),
présidée par Florence Bird. La cr éation en 1973 du Conseil du statut de la femme s’inscrit
dans la continuité des actions que les femmes mènent pour la reconnaissance de leurs
droits. La mission de cet organisme est de conseiller le gouvernement sur les questions
concernant les Québécoises et à informer ces dernières de leurs droits . Les buts principaux
de ces organisations sont donc la défense des intérêts et des droits des femmes, l'atteinte de
l'égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines et la lutte contre toutes
formes de discrimination, de marginalisation , de violence ou d'exclusion à l'égard des
femmes.
De plus, pendant cette p ériode, les publications f éministes se multiplient et de
nouveaux centres sont cr éés, afin de promouvoir l’enseignement et la recherche f éministe.
En 1976, quelques f éministes fondent la maison d’ édition Remue -ménage, dont « le
mandat consiste à faire avancer la réflexion sur la condition des femmes et sur les
questions du genre , en explorant des thématiques et des approches novatrices, en faisant
connaître de nouvelles auteures ainsi qu’en soutenant le travail d’auteures accomplies . »10
C’est le lieu propice à la publication des ouvrages de fiction (roman, théâ tre, nouvelles), de
la poésie mais aussi des essais dans les domaines de l'éducation, de l'histoire, de la santé,
du trava il social ou de la politique.
Depuis 1990, la démarche des femmes se caractérise par une lente progression
vers l’égalité de fait. En 1991, après plus de vingt ans de lutte, l’avortement un droit
protégé par la Charte. De plus, la participation des femmes au monde de travail commence
à stagner autour de 55 %, tandis que les inégalités salariales demeurent, malgré l’adoption,
en 1997, d’une loi sur l’équité salariale.

10 Présentation de la maison d’ édition sur le site officiel – http://www.editions -rm.ca/ma ison/ (page consultée
le 17 décembre 2018 ).

45
Par ailleurs, à partir de cette époque, la lutte des femmes envahit aussi la sph ère
politique. Marie -Claire Kirkland -Casgrain (née en 1924) a été la première Québécoise élue
députée de l'Assemblée législative du Québec, la première femme membre du Conseil des
ministres ainsi que la première femme à obtenir des funérailles nationales au Québec. En
1964, elle fait adopter la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée , qui permette aux
femmes mariées d'exercer des actes juridiques sans le con sentement de leur mari. Lise
Payette (1931 -2018) est nommée en 1979 ministre d'État à la Condition féminine dans le
gouvernement de Ren é Lévesque , fonction qu'elle est la première à occuper. Journaliste,
écrivaine et politicienne , elle a lutt é toute sa vie pour l'indépendance du Québec et celle des
femmes . Parmi ses engagements sociaux, notons l'amélioration des services de garde, la
création de congés de maternité et d'un régime de pensions alimentaires, ainsi que la
création des centres d'aide aux femmes en difficulté. Françoise David (née en 1948), est
une autre militante et femme politique féministe du Québec . De 1987 à 1994 , elle est la
coordonnatrice du Regroupement des centres de femmes du Québec et puis elle est élue
présidente de la F édération des f emmes du Québec. Impliquée dans de nombreux projets
concernant les femmes, autant au Québec que dans le reste du Canada, elle dénonce la
pauvreté et la violence que les femmes peuvent subir . Elle organise la marche des femmes
contre la pauvreté « Du pain e t des roses» en 1995 et la marche mondiale des femmes
contre la pauvreté et la violence en 200 0.
Une question qui demeure encore stigmatisée c’est la participation des lesbiennes
au mouvement des femmes, de même que les problèmes spécifiques qu’elles vive nt. À
Montréal, elles forment une communauté très vivante dans les années 1950, même si la
Charte des droits et libertés de la personne interdit toute forme de discrimination en raison
de l’orientation sexuelle depuis1977. Cependant, au Q uébec , la loi reco nnaît les conjoints
de même sexe en 1999 et les mariages gais sont autorisés en 2004 (un an plus tard au
Canada). Par ailleurs, plusieurs d’entre elles quittent les groupes féministes et créent leurs
propres organisations. Ainsi, le Réseau des lesbiennes d u Québec / Quebec Lesbian
Network, fondé en 1996, défend leurs droits. Même si diverses organisations militent pour
la reconnaissance des droits des personnes homosexuelle, « l’homophobie demeure une
réalité bien présente dans la société québécoise, l’éga lité juridique n’étant pas encore
parvenue à assurer une pleine égalité sociale aux personnes homosexuelles, bisexuelles ou
transgenres. » (Baillargeon: 241)
De nos jours, le mouvement féministe , qui combat les stéréotypes et défend les
droits des femmes , est encore bien présent au Québec. Pourtant, ce mouvement continue à

46
se renouveler, comme en t émoignent les noms provocateurs de nouveaux groupes cr éés par
des jeunes femmes: les Sorcières, les Insoumises, les Blood Sisters. En outre, le
rassemblement pan canadien Toujours RebELLES , organisé à l’automne 2008 à Montréal,
connaît un grand succès.

47

I.3. PRODUCTION LITTÉRAIRE DES FEMMES ÉCRIVAINS

I.3.1. L’avènement de l’écriture des femmes au Québec

Pendant l’ époque de la colonisation f rançaise, des documents d'intérêt historique
ou g éographique sont écrits , recopiés et ensuite publiés en France. Il convient alors de
signaler l’existence d e quelques relations de voyage , des rapports, donc des textes qui
servent à rendre compte de l’état de la colonie française. Notons également que durant
cette p ériode, beaucoup de femmes, surtout des religieuses, écrivent des correspondances
qui exposent la situation de la colonie. Parmi les plus importantes, nous citons la grande
mystique Marie de l’Inc arnation, Marguerite Bourgeoys, Marie Morin, Elisabeth B égon.
Marie de l’Incarnation , de son vrai nom Marie Guyard (1599 – 1672), est n ée à
Tours, en France. Apr ès la mort de son époux, Claude Martin, elle abandonne son fils de
douze ans et entre au couvent des ursulines de Tours. Elle r êve de devenir missionnaire et
en 1639 elle part avec deux autres ursulines pour fonder un monast ère à Québec. Ces
religieuses se consacrent à l’éducation et à l’évang élisation des jeunes filles, fran çaises et
autochtones, ap prenant en m ême temps les langues am érindiennes. Quant à Marie de
l’Incarnation, elle écrit un cat échisme en iroquois, des dictionnaires et grammaires en
iroquois et algonquiens et entretient une vaste correspondance, destin ée aux pr êtres, au roi
de France , mais aussi à son fils .
Ses lettres peuvent être consid érées des documents historiques puisqu’elles
exposent la vie des premi ères missions install ées en Nouvelle -France, de même que les
rapports entre les am érindiens et les colons fran çais. Ses écrits on t également un r ôle
économique et politique, rendant compte de l’utilisation de l’aide financi ère investi en
Nouvelle France par l’entreprise catholique. Mais la sp écificit é de son écriture est de
montrer avant tout la vie des femmes et leur condition de v ie. Dans une lettre à son fils,
elle d écrit l’existence de chaque jour des religieuses et de leurs élèves.
L’int érêt littéraire des écrits de Marie de l’Incarnation d épasse celui des premiers
récits des explorateurs, au d ébut de la colonie. Les ex égètes co nsidèrent qu’avec ses écrits,
« nous quittons le terrain solide du journal de bord pour entrer dans une prose vibrante
d’émotion » (Biron : 37). En outre, elle raconte sa propre vie, ses exp ériences, son voyage

48
vers la Nouvelle France qui constitue l’accom plissement de sa vocation, relevant en m ême
temps ses sentiments, ses émotions :
Dès que je me vis s éparée de la France, et que je sentis que mon corps suivait mon esprit sans que
rien lui fit obstacle, je commen çais à respirer à mon aise, dans la pens ée qu’ils se joindraient bien
tôt, et qu’ils se serviraient mutuellement dans l’accomplissement des desseins de Dieu. Je
continuais le voyage avec les m êmes sentiments que je l’avais commenc é, car comme je m’ étais
embarqu ée avec une joie enti ère de mon cœur, v oyant qu’il fallait m’abandonner aux dangers pour
l’amour de mon C éleste Époux, je continuais ma route avec le m ême plaisir. 11
Les écrits de Marie de l’Incarnation , de m ême que la correspondance d’ Élisabeth
Bégon ou les m émoires de Marie Morin constituent des textes qui t émoignent du r ôle
majeur des femmes dans l’organisation de la colonie. Cependant, il faut attendre la fin du
XIXe siècle pour assister à la prise de parol e publique de la femme écrivain au Qu ébec.
Plusieurs femmes de lettres font leur entré e dans la sphère publique en signant des
chroniq ues dans différents périodiques et magazines f éminins. A u cours des dernières
décennies du XIXe siècle , les femmes accèden t à l’espace public par la voie du
journalisme .
L’une des plus remarquables est Henrie tte Dessaulles (1860 -1946) qui devient une
des premi ères journalistes au Qu ébec. À 37 ans, elle se retrouve veuve et, pour subvenir
aux besoins de ses sept enfants, elle rédige des chroniques de graphologie dans Le
Nationaliste, La Patrie, Le Devoir , puis des chroniques féminines dans Le Journal de
Françoise et dans Le Canada . Ses articles portent sur le bonheur, la femme, le mariage, la
charité et la littérature . Pour conserver l’anonymat, elle signe sous différents pseudonymes
: Claude Ceyla, Jean Deshay es, Marc Lefranc . Cependant, c 'est sous le nom de Fadette
qu'elle devient célèbre. À 50 ans, elle inaugure dans Le Devoir une chronique
hebdomadaire sous le titre «Lettre s de Fadette», qu'elle tiendra jusqu'à l'âge de 86 ans .
À l’adolescence, entre les âges de quatorze et de vingt et un ans, Henriette
Dessaulles tient un journal intime, un des rares documents du genre au XIXe siècle. Publi é
vingt -cinq ans après sa mort , ce journal qui « évoque avec simplicit é et humour l’esprit du
temps » (Biron : 144), rév èle aussi les tourments de la jeune adolescente, ses joies et ses
chagrins, ses espoirs et ses désillusions. En m ême temps, le r écit crée une occasion de

11 La vie de la v énérable m ère Marie de l’Incarnation , première supérieure des Ursulines de la Nouvelle
France, tirée de ses lettres et de ses écrits par dom Claude Martin Reliure inconnue Ŕ 1677 , p. 393
[https://www.notesdumontroyal.com ]

49
réfléchir sur l 'éducation des jeune s filles bourgeoise s au XIXe siècle , les principes moraux
qu'on leu r inculque , les rites religieux , les conditions sociales d'écriture de l'intime.
L'œuvre littéraire d'Henriette Dessaulles comprend aussi deux recueils de contes
illustrés par une de ses petites filles : Suzanne Morin. Plusieurs de ces textes sont inspiré s
de sa vie personnelle .
À la fin du XIXe siècle, les écrits de Joséphine Marchand – Dandurand, Robertine
Barry, Gaë tane de Montreuil et Léonise Valois atteignent un lectorat féminin en pleine
expansion .
Quant à Joséphine Marchand -Dandurand (1861 -1925), j ournaliste, écrivaine et
conférenci ère, elle écrit pour divers journaux et périodiques de nombreux articles dans
lesquelles elle promulgue des valeurs diff érentes pour les femmes de sa g énération.
Militante f éministe, elle traite notamment dans ses conf érences des questions concernant
l'accès des jeunes filles à l'enseignement supérieur , la place des femmes dans la soci été,
tout en revendiquant un élargissement de leur r ôle social. Par ailleurs, elle est la fondatrice
d’une des premi ères revues litt éraires féminines à Montréal, Le Coin du feu , qui obtient un
grand succès de 1893 jusqu'en 1896. Femme énergique, elle est la directrice du Conseil
national des femmes du Canada et s’occupe de la section f éminine de l’Association
nationale Saint -Jean-Baptiste. Ell e écrit aussi des contes pour enfants qui paraissent en
1889 dans l e recueil Contes de Noël , qu'elle signe du pseudonyme Josette.
Robertine Barry (1863 -1910) est connue comme r édactrice et journaliste sous le
pseudonyme de Fran çoise, d’abord à La Patrie à Montréal et puis dans sa revue
bimensuelle le Journal de Françoise où elle milite pour la reconnaissance des femmes
dans les associations litt éraires ou scientifiques comme la Soci été du parler fran çais ou la
Société royale du Canada. Elle publie aussi un recueil de nouvelles, Fleurs champêtres .
Outre sa carri ère litt éraire, Robertine Barry se remarque également par son militantisme
lors de s conférences qu'elle donne dans divers endroits . De plus, elle est été présidente de
l'Association des femmes journal istes canadiennes françaises et du Canadian Women's
Press Club et fait partie du comit é de la Fédération nationale de la Société Saint -Jean-
Baptiste .
Journaliste, écrivain et critique, Ga ëtane de Montreuil (1867 -1951) utilise
plusieurs pseudonymes, dont C lemencia, Aim ée patrie, Julia patrie et Zig Zag. De 1899 à
1903, elle écrit dans La Presse la chronique Pour Vous Mesdames qui constitue « un
nouveau type d’espace de sociabilité, une soci abilité qui emprunte la voie de l’écriture et
qui se donne à lire d ans l’espace public » (Savoie : 45). En 1908, elle fonde le premier

50
établissement d’enseignement sup érieur la ïc pour jeunes filles du Qu ébec. Mais
contrairemen t aux autres journalistes de sa génération, elle participe peu aux activit és des
différentes assoc iations féminines, préférant se consacrer plus directement aux activités
littéraires. Ainsi, Gaétane de M ontreuil signe en 1912 un roman historique, Fleur des
ondes . Son activit é de critique littéraire offre une perspective sur la participation des
femmes de lettres à la vie litt éraire et notamment la relation entre leurs aspirations
littéraires p ersonnelles, souvent libérales et progressistes, et les attentes de leur milieu,
plutôt conservateur .
Femme de lettres, poète et journaliste , Léonise Valois (1868 -1936) publi e en
1910 , sous le pseudonyme d’Atala, son premier recueil de po èmes, Fleurs sauvages , suivi
en 1934 d’un autre, Feuilles tombées . Comme d’autres femmes journalistes de l’ époque,
elle écrit des articles dans diff érents journaux. En 1899, Léonise Valois est engagée
comme rédactrice dans Le Monde illustré où elle r édige une rubrique pour les femmes
intitulée Au Coin du feu . Plus tard, elle signe la page Le Royaume des femmes du journal
La Patrie .
Pourtant, la premi ère romanci ère à s’imposer dans la littérature du Qu ébec est
Félicité Angers (1845 -1924). En 1878, elle fait para ître dans La Revue de Montr éal, sous le
pseudonyme de Laure Conan qu’elle adopte d ès ce moment -là, sa premi ère nouvelle, Un
amour vrai . Trois ans plus tard, elle publie Angéline de Montbrun , « consid éré comme le
premier roman psychologique au Qu ébec » (Biron : 144). D’autres œuvres suivent : une
pièce de th éâtre, Si les Canadiennes le voulaient (1886), À l’œuvre et à l’épreuve (1891),
L’Oubli é (1900). Son dernier roman, La S ève immortelle , para ît en 1925, un an apr ès sa
mort. Laure Conan rédige aussi des études sur l’histoire et la vie religieuse. Elle collabore
d’ailleurs à divers revues religieuses et f éminine : Le Coin du feu , Le Rosaire , Le journal
de Fran çoise, Le Monde illus tré.
Par conséquent, nous remarquons que l’histoire de la litt érature des femmes au
Québec commence officiellement au tournant du XXe siècle, avec les œuvres de Laure
Conan, m ême si, au cours des si ècles pr écédents, quelques devanci ères se sont affirm ées
dans le monde de lettres. Ainsi, d ès l’arriv ée des premières missionnaires jusqu’au milieu
du XIXe siècle, « l'histoire de s femmes s'écrit et se transmet depuis pl usieurs générations,
tant dans l es documents produits par l'institution religieuse que dans l es mémoires,
correspondances et journaux de fa mille écrits dans le dessein de laisser une trace du passé
aux générations futures » (Roy : 34). C’est pourquoi les premi ères manifestations litt éraires

51
de l’ écriture des femmes au Qu ébec mérite nt d’être pris es en compte dans l’histoire des
lettres féminines.
Notons aussi que ces femmes de lettres qui publient dans des périodiques ou en
volume emploient, comme c’est la tendance chez les femmes écrivains de l’époque, des
pseudonymes. Selon Manon Brunet, cette pra tique courante de l’anonymat s’explique par «
la crainte légitime qu'un auteur éprouve à rencontrer pour la première fois un public élargi
et incognito de surcroît, la crainte de la non -reconnaissance sociale de son travail amène
donc l'auteur à agir sous un masque jusqu'à ce qu'il sente une réception favorable de la part
du plus grand nombre de publics visés » (Manon : 170).

I.3.2. Femm es écrivains remarquables du XXe siècle

Au Québec , le début du XXe siècle est marqu é, d’une part, par la modernisation
de la soci été et, d’autre part, par la r éaction des élites traditionnelles. Dans le domaine de la
littérature, c’est la p ériode o ù triomphe le régionalisme , « ce mouvement littéraire et
idéologique qui défend la réalité canadienne, comme on disait à l'épo que, en opposant
l'espace campagnard, non problématique, à l'espace urbain, à la ville, présentée comme un
lieu de perdition, et à l'industrialisation qui menace us, coutumes et traditions de tout un
peuple » (Boivin, 2006 : 26).
Des changements importants se manifestent aussi dans le domaine de la culture. Il
faut remarquer la création des institutions importantes Ŕ le Conseil des Arts du Canada, le
Ministère des Affaires culturelles du Québec Ŕ de même que l’étude de la littérature
nationale à l’universit é, l’émergence de nombreuses maisons d’édition, le développement
d’un nouveau genre littéraire (l’essai), l’importance accordée à la critique littéraire.
Pendant cette période, l’essor de la littérature se définit per les œuvres littéraires, mais
aussi par toutes les structures qui permettent et favorisent la création, la diffusion, la
réception et l’analyse des textes littéraires. D’ailleurs, le statut de l’écrivain change parce
qu’il a une plus grande liberté créatrice et entreprend la quête d’une identi té québécoise.
La participation active des femmes au mouvement de renouvellement de l’écriture
est aussi un aspect important à souligner. En 1921, dans le cadre d’une conférence
concernant la solidarité féminine qui a eu lieu à Montréal, Anne -Marie Gleaso n, l’une des
premières femmes journalistes au Canada, incite les femmes à « se débarrasser de leur

52
prétendue infériorité intellectuelle et morale en se joignant au mouvement de solidarité en
voie de création et à faire connaître leur point de vue sur diffé rents sujets de l’actualité. »
(Boivin, 1982 : 23).
Si au début du XXe siècle peu de femmes publient dans des journaux des poèmes,
des contes, des billets ou des chroniques, après la deuxième guerre mondiale, la création
féminine connaît un essor remarqu able. Dans un article publié en 1982, Aurélien Boivin
parle de quelques écrivaines qui ont marqué l’histoire littéraire du Québec :
Traditionnellement reléguée au second plan dans un vaste pays dominé par l’homme […], la
femme québécoise a dû lutter pour gagner la place qu’on lui connaît et qu’elle mérite depuis que
Gabrielle Roy a attiré l’attention du monde entier en méritant le prix Femina (1948) avec Bonheur
d’occasion, un roman publié à Montréal trois ans plus tôt, et depuis que Marie -Claire Blais a
prouvé la qualité de l’écriture et la richesse de l’imaginaire de la femme d’ici, en devenant la
première, dans toute l’histoire du Québec, à remporter le prix Médicis avec Une saison dans la vie
d’Emmanuel, en 1966. Sans parler d’Anne Hébert dont le Kamour aska lui vaut le prix des
Libraires de France en 1971, ni d’Antonine Maillet, cette Acadienne devenue quelque peu
Québécoise, lauréate du prestigieux prix Goncourt, en 1979, pour s on roman Pélagie -la-Charrette.
(Boivin, 1982 : 22)
La femme écrivain se fait donc entendre et sa voix éclate, attirant l’intérêt des
lecteurs et des critiques sur un univers féminin. Les questions soulevées par la condition
féminine intéressent de plus en plus, la plupart des œuvres écrites par des f emmes
reprenant « une dialectiqu e entre un passé lourd, noir, sclérosant, mortifère et un avenir
ouvert, fertile et libérateur pour les femmes » (Boisclair, 1999: 99). Pendant cette p ériode,
la production litt éraire des femmes se caract érise donc par des tensions, des impasses. Lori
Saint-Martin affirme que « l’écriture des femmes navigue entre traditio n et innovation,
rôles féminins imposés et recherche de nouvelles identités, ambition personnelle et
obligations familiales, désir de légitimation et désir de rupture , reprise des modèles c onnus
et quête éthique et artistique nouvelle » (Saint -Martin : 15).
Si depuis le d ébut du XXe siècle plusieurs femmes jouent un r ôle important dans
la vie litt éraire du Qu ébec, surtout dans les journaux et les p ériodiques, il faut attendre les
années 1930 pour que des femmes se fassent reconna ître comme romanci ères ou po ètes.
Cette g énération de femmes de lettres est repr ésentée par Jovette Bernier (1900 –
1981), Medj é Vézina (1896 -1981), Simone Routier (1901 -1987), Éva Sen écal (1905 –
1988). Chez elles, « la nouveaut é vient surtout du regard pos é sur le monde et notamment
de la th ématique de l’amour » (Biron : 234). La sensualit é et l’évocation des désirs du

53
corps sont pr ésentes dans la plupart de leurs textes. Par exemple, le roman de Jovette
Bernier , La C hair d écevante , est publié pour la première fois en 19 31, dans la série « Les
Romans de la jeune génération » des Éditions Lévesque et réédité en 1933 à compte
d’auteur . La th ématique de l’inceste, le personnage d’une m ère célibataire sont des
éléments qui scandalisent au moment de la publication du roman. Medjé Vézina publie en
1934 le recueil de po èmes Chaque heure a son visage qui « évoque l’amour, la chair, le
plaisir des sens, le refus de la douleur, l’ivresse physique qui consume le cœur des
amants » (Biron : 236).
La production litt éraire f éminine est tr ès diff érente de tout ce qui se publie à
l’époque. On est donc très loin du courant du terroir orienté vers le passé glorieux des
ancêtres, glorifia nt les valeurs traditionn elles et religieuses et dém ontra nt un profond désir
de protéger la culture québécoise. Par ailleurs, dans cette période de mutations qui
caractérise la société québécoise, les conservateurs, qui veulent maintenir les valeurs
traditionnelles, s’opposent aux contestataires, qui rejett ent ces valeurs. De plus, durant la
périod e nommée «la grande noirceur », les écrivains du Québec sont à l’avant -garde des
changements rapides causés par l’évolution économique et technique de l’après -guerre. Ils
choisissent souvent la ville comme trame de fond de leurs récits.
Les romans de Gabrielle Roy (1909 -1983) sont des exemples de ces
transformations. L’écrivaine fait entrer dans l’univers romanesque l’espace citadin. Dans
son roman Bonheur d’occasion (1945), l’histoire se déroule pendant la seconde g uerre
mondiale, à Montréal, l’écrivaine surprenant des aspects de la vie de certaines catégories
sociales et professionnelles du Québec. Florentine Lacasse, l’héroïne du roman, fait partie
d’une famille pauvre et nombreuse qui habite à Montréal, dans le qu artier ouvrier et
défavorisé de Saint -Henri. La jeune fille est serveuse dans le restaurant Quinze Cents. Là,
elle connait Jean Lévesque et se laisse séduire par celui -ci. Jeune ouvrier ambitieux, Jean
ne pense qu’à sa réussite et reste indifférent à l’amo ur de Florentine. Il rejette Florentine
qui, enceinte, doit accepter le mariage avec Emmanuel Létourneau, un idéaliste qui s’est
engagé dans l’armée, et qui l’aime sincèrement.
Parallèlement, l’histoire présente plusieurs autres drames qui portent l’empre inte
d’un milieu social où règnent la misère et le chômage. La famille de Florentine mène une
vie difficile en raison de leur pauvreté, tous les membres étant des victimes de la
dépression économique : son père, Azarius, menuisier, ne trouve pas un emploi dans son
domaine et décide de s’enrôler dans l’armée comme l’a fait avant lui son fils aîné Eugène ;
sa mère, Rose -Anna, est le pilier de la famille ; elle assume seule les lourdes

54
responsabilités familiales. Les frères et les sœurs de Florentine ont une e nfance
malheureuse (les vêtements et les jouets manquent). Le petit Daniel, malade de leucémie,
meurt seul à l’hôpital, en étant vite remplacé par le nouveau bébé qui vient de naître.
Nous devons remarquer chez cette auteure l’art de l’observation et de l a
construction des tableaux, de l’atmosphère « comme si c’était vrai », l’exactitude des
descriptions, la fine observation de la psychologie des personnages. La vie sociale et les
habitudes de vie sont bouleversées par l’émergence de la société urbaine.
De plus, des changements rapides et importants se manifestent à tous les niveaux
de la société québécoise pendant la décennie 1960 -1970. Dans le domaine de la culture,
remarquons la création d’institutions importantes (Conseil des Arts du Canada, ministère
des Affaires culturelles du Québec), l’étude de la littérature nationale à l’université,
l’émergence de nombreuses maisons d’édition, le développement d’un nouveau genre
littéraire Ŕ l’essai, l’importance accordée à la critique littéraire. Durant la « révo lution
tranquille », l’essor de la littérature se définit par les œuvres littéraires, mais aussi par
toutes les structures qui permettent et favorisent la création, la diffusion, la réception et
l’analyse des textes littéraires. D’ailleurs le statut de l’é crivain change parce qu’il a une
plus grande liberté créatrice et entreprend la quête d’une identité québécoise.
L’émancipation est donc l’idée dominant e au Québec dès les années 1960 . La
création en 1966 de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) est une manifestation qui
a comme objectif de combattre les diverses formes de discrimination à leur égard et de
lutter pour les droits fondamentaux des femmes. La participation active des femmes au
mouvement de renouvellement de l’écriture est aussi importante d e souligner.
Dans ce contexte, l’importance d’Anne Hébert (1916 -2000) , poète, dramaturge et
romancière , est in contestable. Son premier roman, Les chambres de bois (1958), présente
l’évolution d’une femme qui s’émancipe du père et du mari pour devenir auto nome.
Catherine est une jeune fille qui vit avec ses sœurs et son père, en exécutant les diverses
tâches domestiques. Jeune et rêveuse, elle voit en Michel, jeune pianiste et fils d’un
seigneur, celui qui la sauvera de son univers. Michel la demande en mar iage et ils se
marient. Mais le nouveau milieu de vie et les nouvelle exigences auxquelles Catherine doit
faire face, étouffe la jeune femme. Finalement, elle décide de quitter Michel qui lui avoue
qu’il ne l’aime pas et de refaire sa vie avec un ouvrier a ppelé Bruno.
Kamouraska , roman publié en 1970 et dont le titre est le nom d’un domaine qui
avait appartenu à la famille d’Anne Hébert, présent e l’histoire d’une femme au XIXe qui
lutte avec les constrictions imposés par la société québécoise de ce temps -là. Elisabeth

55
d’Aulnières, veille son deuxième époux, Jérôme Rolland et revit son passé tourmenté : son
premier mariage avec Antoine Tassy, le seigneur violent de Kamouraska et sa passion pour
George Nelson, un médecin immigrant des États -Unis.
Les Enfants du sabbat (1975), Héloïse (1980) et Les Fous de Bassan (1982) sont
des romans qui remportent de nombreux prix et distinctions, ce qui ne fait que confirmer le
talent de l’écrivaine.
D’autres voix féminines qui ont beaucoup contribué à l’essor des lettres
québécoises sont Antonine Maillet et Claire Martin (de son vrai nom Claire Montreuil).
Romancière et dramaturge canadienne d’origine acadienne, Antonine Maillet est
l’auteure d’une quarantaine de livres dont Pélagie -la-Charrette, le roman publié en 1979,
lui mérite une quinzaine de prix, dont le prix Goncourt qui est pour la première fois
décerné, en 1979, à un écrivain hors de France. Dans ce roman, l’écrivaine présente le
retour triomphant du peuple acadien, dispersé par les Anglais sur le continent nord –
américain en 1755, événement surnommé le Grand Dérangement. L’héroïne, Pélagie
Leblanc, est une femme courageuse qui décide de revenir en Acadie, sa terre natale, avec
ses enfants. D’autres exilés se joignent au convoi, « le voyage » durant des années.
La romancière Claire Martin est connue surtout pour le récit autobiographique
Dans un gant de fer, genre novateur à l’époque. Dans ce roman formé de deux parties ( La
Joue gauche Ŕ 1965 et La Joue droite Ŕ 1966), l’écrivaine relate ses années d’enfance
dans une famille dominée par un père violent et tyrannique, puis son adolescence passée
dans les écoles tenues par les religieuses.
Le premier grand roman québécois d’inspiration féministe, Euguélionne ,
appartient à Louky Bersianik (née Lucille Durant). Dans ce roman publié en 1976,
l’écrivaine présente, pour mieux les dénoncer, les préjugés envers les femmes. Le pique –
nique sur l’Acropole , son deuxième roman publié en 1979, s’inscrit dans la même
démarche féministe.
Nicole Brossard, une autre romancière impliq uée dans la lutte féministe, et
connue pour son écriture militante plus sensuelle, suggestive, revendiquant la liberté
homosexuelle féminine. Pour ce qui est de ses romans, rappelons Un livre (1970), Sold-out
(1973), French -Kiss (1974), Le sens apparent (1980), Journal intime (1984), Le désert
mauve (1087), Baroque d’aube (1995), Hier (2001), La capture du sombre (2007).
Les romans de France Théoret ( Nous parlerons comme on écrit Ŕ 1982, Trois
femmes Ŕ 1992, Laurence Ŕ 1996, Huis clos entre jeunes filles Ŕ 2000, Une belle éducation

56
Ŕ 2006) et Madeleine Gagnon ( Lueur Ŕ 1979, Le vent majeur Ŕ 1995, Je m’appelle Bosnia –
2005) sont aussi représentatifs pour cette écriture féministe.
Au Qu ébec, l’av ènement des femmes à l’écriture s’est réalisé progressivement , à
mesure que se sont déroulées les luttes fé ministes dans la sphère sociale, économique et
politique. En ce qui concerne le contenu, « les œuvres romanesques écrites par les femmes
au cours des an nées 60 voient émerger un sujet féminin qui regarde le monde, tout en
exprimant sa difficulté à en faire partie » (Boisclair, Dussault Frenette: 41). Bref, les écrits
des femmes il lustrent le désir de changement et les personnages f éminins mis en sc ène
remettent en question leur présence au monde, ainsi que leurs conditions d’existence .

57
CONCLUSION S

Nous pouvons constater que l’histoire des femmes au Qu ébec s’est construite
graduellement, à l’aide des luttes men és par les militantes qui ont demand é la
reconnaissance des droits des femmes et une amél ioration de leur statut .
Notre étude a été envisagée d’abord comme une brève synthèse sur l’histoire des
femmes du Québec, synthèse qui nous a permis de mieux analyser le rôle du mouvement
féminist e, de m ême que les revendications des femmes.
Dans la premi ère partie, Histoire des femmes au Québec , nous avons analys é le
contexte historique, politique et social du Québec . Depuis la colonisation française dans la
vallée du Saint -Laurent, le Québec a franchi diverses étapes vers son affirmation. À travers
les s iècles, plusieurs transform ations politiques, économiques et sociales ont touch é le
Québec et ont affecté l'organisation de la société actuelle. Ainsi, j usqu’au début de
l’industrialisation, la communauté canadienne -française, majoritairement agraire, a ét é à
l’abri des influences étrangères. De plus, le clergé a transmis une idéologie conservatrice
qui a préservait le mode de vie du Canada français, perpétuant son caractère propre. Dès la
fin du XIXe siècle, la société québécoise a connu des transformation s profondes : prospérité
économique, urbanisation, exode rural, émergence de la classe moyenne, expansion des
universités, renaissance intellectuelle de la poésie et du roman. Grâce aux réformes
politiques, économiques et sociales importantes, le gouverneme nt libéral a redéfini le rôle
de l’État, ce qui a contribué au développement et au progrès de la nation.
En m ême temps, tous ces changements ont marqu é aussi la vie des femmes et leur
rôle dans la famille et dans la soci été a connu des transformations à travers le temps et les
différentes étapes de l’histoire du Québec . Ainsi, jusqu’ à la fin du XIXe siècle , l’activité de
la plupart des femmes se limite à la sphère familiale Ŕ elles restent à la maison et
s’occupent de toutes les tâches ménagères, tandis qu e les hommes se chargent des besoins
de la famille. Mais, gr âce au progrès technique , les femmes ont accès au marché du travail
et pendant cette période, une lente progression des femmes vers l’égalité se manifeste dans
la société québécoise. De plus, les processus d’industr ialisation et d’urbanisation ont des
répercussions importantes dans la vie des femmes, tandis que l’appar ition féminisme vise
l’émancipation de la femme et l’affirmation de sa différence, de sa propre individualité.
La deuxième partie , Féminisme et mouvement des femmes au Québec , a abord é le
mouvement féministe et les revendications des femmes .

58
Au Qu ébec, le mouvement f éministe doit son origine à la révol ution industrielle
de la fin du XIXe siècle. D’ailleurs, il s’agit d’un mouvement so cial qui s’efforce de mettre
fin à la discrimination et à la violence envers les femmes et qui s'est construit par
l'intermédiaire d e plusieurs étapes successives. Cependant , c’est dans les années 1960
qu’on assiste à un véritable changement dans la soci été québécoise et au triomphe du
féminisme moderne.
Les femmes luttent sur tous les fronts pour la reconnaissance de leur rôle et de
leurs droits. Si l ’une des premières mobilisat ions des femmes, au début du XXe siècle,
concernait effectivement le droit de vote, au fil des années, leurs revendications évoluent :
l’acc ès à l’éducation, la quête de l’égalité entre les femmes et les hommes, l’équité
salariale, le droit à des congés de maternité rémunérés, l’accès aux métiers
traditionnellement masculins, la lut te contre les stéréotypes et la discrimination. La pensée
féministe se diversifie et les associations militent aussi pour les revendications spécifiq ues
de divers groupes de femmes: des lesbiennes, des femmes pauvres, des immigrantes.
La troisième partie, Production littéraire des femmes écrivains , est consacrée à
explorer la question de l’écriture des femmes au Québec.
Dans l'histoire littéraire québécoise , la fin du XIXe siècle marque l'avènement
d'une prise de parole publique de la femme écrivaine. Si jusqu'alors les écrits des femmes
se limitent aux journaux intimes et aux échanges épistolaires, au tournant du XXe siècle,
les changements socio économiques favorisent la percée significative des femmes de lettres
dans la sphère publique et l’ émergence de l a littérature des femmes.
Parmi les premi ères manifestations litt éraires de l’écriture des femmes au Québec,
nous avons remarqué l’œuvre de Marie de l’Incarnation, la corr espondance d’Élisabeth
Bégon, les mémoires de Marie Morin , les chroniques signées pa r des femmes journalistes
dans différents périodiques et magazines féminins et les romans de Laure Conan. Une
pratique courante de l’époque, l’usage du pseudonyme, s'effacera peu à peu au XXe siècle,
au fur et à mesure du développement de l'institution lit téraire.
La création féminine connaît un essor remarquable après la deuxième guerre
mondiale. La femme écrivain se fait donc entendre et sa voix éclate, attirant l’intérêt des
lecteurs et des c ritiques sur un univers féminin, tandis que l es questions soule vées par la
condition fémin ine intéressent de plus en plus. Cependant, la production littéraire des
femmes connaît une hausse importante à partir des années 1960 et la majorité de ces
œuvres participent d’un mouvement d’émancipation.

59

CHAPITRE II
LE STATUT SOCIAL DE LA FEMME BLAISIENNE

60

INTRODUCTION

La condition sociale de la femme a subi des transformations importantes à travers
le temps . Au Québec, comme dans d’autres sociétés du monde , les femmes ont acquis des
droits e t leurs implications dans la vie sociale, économique et politique ont beaucoup
chang é. Ainsi, l’industrialisation, l’urbanisation, l’entrée des femmes sur le marché du
travail, l’accès à l’éducation, le mouvement féministe et la révolution sexuelle ont ent raîné
une remise en question de la place des femmes au sein de la société.
L’objet de ce chapitre est d’analyser la condition de la femme dans la soci été
québécoise, telle qu’elle appara ît illustr ée dans l’œuvre de Marie -Claire Blais.
Ce chapitre est str uctur é en deux parties.
La premi ère partie, La femme dans la soci été : évolution et changements , vise à
présenter les différentes facettes de l’image de la femme au sein de la soci été québécoise.
L’écrivaine met en scène des femmes qui se remarquent par le ur sincérité, leur complexité
et l’âpre quête d’elles -mêmes qu’elles entreprennent. L’adolescente, l a jeune fille, la
femme adulte Ŕ la mère, la grand -mère, l ’épouse Ŕ la sœur aînée ou l’amie sont des
personnages dont l’identité est définie par leurs croya nces, leurs choix et leurs décisions.
Les transformations de l’image de la femme dans la s ociété québécoise pendant le XXe
siècle concernent l’attitude de la femme vis -à-vis d’elle -même et vis -à-vis du monde,
l’attitude d u monde vis – à-vis de la femme, les relations sociales de la femme. Ces
transformations sont révélées dans les romans de Marie -Claire Blais, car elle propose
différents types de femmes : la femme soumise aux structures patriarcales , l’artiste, la
prostituée, la femme lesbienne . Nous aborder ons l es représentations traditionnelles du rôle
de la femme, mais aussi les nouveaux portraits de la femme qui cherche à s’émanciper .
La deuxi ème partie, La femme dans la famille : une image plurielle , se propose de
présenter et d’analyser la condition de la femme au sein de sa famille Nous aborderons en
premier lieu le rôle de l’ éducation dans la vie des jeunes filles, analysant l’attention que les
adultes accordent à l’instruction des filles. Au sein de la famille, le rôle de la femme
change aussi puisque la famille québécoise elle -même a subi des modifications tout au
long du XXe siècle : l’entrée des femmes sur le marché du travail, la redéfinition du

61
mariage, la légalisation du divorce et de l’avortement ont fait éclater le modèle de la
famille traditio nnelle. Nous verrons quelles sont les transformations concernant la relation
homme -femme au sein du couple. Nous examinerons aussi quelle est l’image de la m ère
illustr ée par Marie -Claire Blais et quels sont les rapports qu’elle établit avec ses enfants.

62

II. 1. LA FEMME DANS LA SOCIÉTÉ : ÉVOLUTION ET CHANGEMENTS

Au Qu ébec, comme dans la majorit é des soci étés dans le monde, l a condition
sociale de la femme a subi des transformations consid érables à travers le temps et
notamment dans la deuxi ème moiti é du XXe siècle. L’industrialisation, l’urbanisation,
l’entr ée des femmes sur le march é du travail, l’acc ès à l’éducation, le mouvement
féministe et la révolution sexuelle ont entra îné une remise en question de la place des
femmes au sein de la soci été. Les femmes ont graduellement acquis des droits et leurs r ôles
dans la vie économique et politique de la communaut é, de m ême que leurs implications
sociales ont beaucoup chang é. Ainsi, dans une époque de profondes mutations soci ales,
l’émergence d’une nouvelle image de la femme est évidente.
Ces transformations visant la repr ésentation de la femme au sein de la société
québécoise sont révélées dans l’œuvre de Marie -Claire Blais. De fa çon plus pr écise,
l’écrivaine met en sc ène différents types de personnages f éminins : la femme soumise aux
structures patriarcales, la femme ind épendante, l’artiste, la prostituée, la femme lesbienne.
Par cons équent, nous remarquons dans les romans blaisiens de nouveaux portraits de la
femme qui che rche à s’émanciper, mais aussi des repr ésentations traditionnelles du r ôle de
celle-ci.

II.1.1. Une représentation traditionnelle du rôle de la femme : la femme au foyer

Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’Église catholique exerce au Québec une forte
influenc e sur la société, étant présente dans toutes les domaines de la vie, y compris la vie
de famille. La famille traditionnelle québécoise, dont le modèle est imposé par l’Église, est
le cadre qui privilégie le respect du passé et des rites traditionnels, ains i que la transmission
des valeurs morales et spirituelles. D’ailleurs, cette conception traditionnelle de la famille
glorifie une image de la femme marquée par le conservatisme. La place de la femme est au
foyer, son rôle étant celui d’épouse, de mère et d e ménagère, tandis que son mari travaille
pour subvenir aux besoins matériaux de la famille. Cantonnée entre maternité et tâches
domestiques, « la femme semble plutôt se définir par rapport au rôle qu’on lui attribue et
donne à son activité un caractère ap ostolique et missionnaire » (Trottier, Mayer : 345).

63
La condition de la femme soumise aux structures patriarcales qui sont donc les
conséqu ences du catholicisme québécois, est évoquée dans l’un des premiers romans de
Marie -Claire Blais, Une saison d ans la vie d’Emmanuel . Le roman décrit la vie d’une
famille québécoise assez pauvre, vivant sur une ferme. Les événements relatés se passent
pendant un hiver, « une saison dure pour tout le monde » (SVE : 8) . Il s’agit d’une famille
nombreuse : le père, la mère, les seize enfants et la grand -mère maternelle. Dans un
entretien de 1979, l’écrivaine déclare à propos de ce roman :
C'est un livre écrit de façon très instinctive, sans trop d'incantation intellectuelle. C'est un
livre écrit parce que je le senta is comme ça, je le voyais comme ça ; j'étais surtout attirée
par les problèmes de la souffrance et de la misère, de la lutte pour la survivance. De toute
façon, la famille est une préoccupation majeure pour moi, parce qu'elle nous permet, à
l'intér ieur d'u n groupe comme celui d' Une Saison , d'étudier plusieurs personnages. (Smith :
56)
Le personnage de la mère n’a pas de nom propre. C’est une figure typique du
milieu rural, c’est -à-dire une femme simple, reproductrice, qui se dévoue totalement aux
activités domestiques. Elle met au monde son sixième enfant et le même jour elle reprend
le travail au champ . Grand -Mère Antoinette se charge du nouveau -né et lorsque celui -ci
commence à pleurer, la femme lui révèle l’absence de la mère : « Ta mère travaille comme
d’habitude […] C’est une journée comme les autres » (SVE : 10). Même si après
l’accouchement la mère a besoin de réconfort, elle reprend tout de suite ses travaux
domestiques, sans tenir compte de sa condition physique. De plus, la naissance d’un nouvel
enfant dans cette famille nombreuse n’apporte pas de joie, mais plutôt est envisagée
comme un événement habituel.
Résignée à son sort, elle est une femme passive, exploitée dans sa propre famille.
Elle est fatiguée par le travail constant dans la ferme e t par les nombreux accouchements et
c’est de cette manière qu’elle sera toujours vue par E mmanuel, son dernier né, le principal
observateur :
Voici sa mère. Il la reconnaît. Elle ne vient pas vers lui encore. Il pourrait croire qu’elle l’a
abandonné. Il r econnaît son visage triste, ses épaules courbées. Elle ne semble pas se
souvenir de lui avoir donné naissance, ce matin. Elle a froid. Il voit ses mains qui se
crispent autour du seau de lait. […] Sa mère est silencieuse. Elle sera toujours silencieuse.
(SVE : 12)

64
La mère d’Emmanuel est presque absente de la vie de ses enfants. Accablée par les
activités quotidiennes, elle abandonne ses enfants qui sont encore en vie, se rappelant ses
enfants décédés, dont elle confond les noms. Dans son journal, Jean le M aigre fait le
portrait de sa mère de la manière suivante :
[…] notre pauvre mère qui lorsqu’elle n’était pas aux champs ou à l’écurie à soigner sa
jument atteinte de consomption […] dialoguait avec ses morts […] ma mère les appelait un
à un des ténèbres o ù ils ronflaient avec bien -être, dans sa mauve chemise de nuit, quelques
cheveux épars sur son front toujours humide, cette triste femme contemplait avec douceur
les enfants, les bébés au sourire édenté, des vieilles photographies mille fois regardées…
(SVE : 67-68)
À la différence de la mère d’Emmanuel, une femme souffrante, épuisée et docile,
Grand -mère Antoinette représente l’autorité au sein de la famille , domaine généralement
réservé aux hommes. Elle est une femme forte qui assure la cohésion de la fam ille. Dès le
début du récit, parlant au nouveau -né, la vieille femme précise fermement son rôle : « […]
regarde autour de toi, ouvre les yeux, je suis là, c’est moi qui commande ici ! Regarde -moi
bien, je suis la seule personne digne de la maison » (SVE : 8). Dure, elle gronde sans cesse
les enfants et exerce son pouvoir sur ceux qui l’entourent.
Elle défend la famille qui représente le noyau de la société traditionnelle
québécoise. Selon Grand -mère Antoinette , l’urbanisation , l’attrait de la ville et le pr ogrès
économique menacent l’unité de la famille. Elle n’est pas d’accord avec le départ de
Pomme en ville afin de travailler à l’usine, disant au père que le garçon peut avoir un
meilleur avenir à la campagne : « À onze ans, Pomme est très jeune pour aller travailler à
la ville. Je veux le garder avec moi. Il me sera utile, il ira aider M. le Curé, le samedi, à la
sacristie… » (SVE : 131). La grand -mère s’oppose également au progrès et se moque de la
lettre de l’oncle Armandin Laframboise qui vante les oppo rtunités de la vie citadine et
l’invite à quitter son village et ses terres:
« Laisse donc ta ferme Antoinette / Et tes champs qui ne produisent rien / Viens donc vivre
ici, Antoinette […] Nous sommes à deux pas de l’usine / Les trains passent à côté de c hez
nous / Beaucoup de fumée Antoinette / Viens donc vivre avec nous ! » (SVE : 133)
Cependant, Grand -mère Antoinette est un personnage étonnant. Gardienne de la
tradition et des principes rigides de la morale, elle accepte quand même la nouvelle vie de
sa petite -fille Héloïse qui renonce au couvent et choisit de travailler dans un bordel. De

65
même, souveraine et méprisante, elle est très différente de sa fille, un modèle de
soumission et de servilité . Après une longue journée de travail, lorsque son gendre retourne
à la maison, la vieille femme lui jette « des regards fugitifs à la dérobée », refusant de
l’aider :
Non, je ne ferai pas un geste pour servir cet homme, pensait -elle. Il croit que j’imiterai ma
fille, mais je ne lui apporterai pas le bassin d’eau chaude, les vêtements propres. Non. Non,
je ne bougerai pas de mon fauteuil. Il attend qu’une femme vienne le serv ir. Mais je ne me
lèverai pas. (SVE : 15 -16)
L’image de la famille traditionnelle, placée sous l’autorité du père, est mise en
évidence dans la trilogie Manuscrits de Pauline Archange . La narratrice adulte Pauline
raconte les événements qui ont marqué son enfance et son adolescence. Sa famille habite
dans une petite ville québécoise, le père étant ouvrier, tandis que sa mère reste confinée à
l’espace domestique. Le personnage de la mère représente donc le type de l’épouse
traditionnelle qui se consacre complètement à la vie de famille. C’est Pauline qui met en
évidence la soumission de sa mère au sein de la famille. La fille constate que sa mère
« avait toujours eu si peu d’existence pour elle -même, ne vivant toujours que pour les
autres » (MPA : 91).
Dans Les Apparences , le dernier volet de la trilogie, la mère parle à sa fille Pauline
de la condition inférieure de la femme et de la douleur de l’enfantement qui, selon l’Église
catholique, est justifiée par le fait que la femme a péché :
Tu vas m’écouter jusqu’à la fin. C'est un grand mystère, à ce qu’y paraît, dans la création
de Dieu, tu comprends, on est comme des animaux inférieurs, on e st sorti de la côte
d'Adam d'abord, et en plus y faut enfanter dans la douleur, comme c'est écrit . […]
J’imagine que c’est ce qu’on mérite à cause d’Eve qui a désobéi dans le paradis terrestre.
(LA : 266 -267)
En plus, la mère de Pauline a une perception ex agérée en ce qui concerne la
soumission de la femme . Elle étend son état de subordination jusqu’à son fils Jean. Pauline
remarque l’attitude aimable de la femme envers son fils, même lorsqu’elle lui fait des
reproches. La fille avoue encore : « Ma mère ne résistait pas à Jean, toutefois, car il
représentait déjà pour elle, comme mon père, un pouvoir obscur, une volonté virile devant
lesquels elle s’inclinait » (LA : 268).

66
Vivre ! Vivre !, le deuxième volet de la trilogie, révèle un autre personnage féminin,
modèle de soumission. Pour Monsieur Archange, sa propre mère a toutes les qualités d’une
femme idéale . Il loue les mérites de sa mère, disant à Pauline : « Ta grand -mère, ça, c’était
une femme de talent ! Elle savait traire les vaches et pis tout faire co mme dix hommes !
Elle était debout à cinq he ures, elle travaillait (VV : 192). La grand -mère de Pauline est
une femme qui prend sur soi toutes les responsabilités concernant les activités
domestiques. Quant au grand -père de Pauline, il représente l’autorit é dans la famille.
Monsieur Archange se rappelle : « Mon père, lui y gagnait toujours ; quand y disait à
droite, on allait à droite et pas d’histoires ! On était à genoux devant lui parce qu’on le
respectait. » (VV : 192).
L’analyse de ces personnages fém inins nous permet d’affirmer que Marie -Claire
Blais met en évidence une image de la femme valorisée dans la société québécoise pendant
la première moitié du XXe siècle, à savoir la femme au foyer. Par conséquent, dans le
roman Une saison dans la vie d’Emma nuel, l’écrivaine fait le portrait d’ une femme
silencieuse, passive, écrasée par la tâche d’élever une famille nombreuse, est résignée à son
sort. La trilogie Manuscrits de Pauline Archange met en sc ène des femmes soumises à
l’autorit é masculine, cantonn és dans leurs r ôles d’ épouse et de m énagère. Par le biais du
personnage ambivalent de Grand -mère Antoinette, l’ écrivaine r évèle l’opposition entre les
valeurs traditionnelles et celles de la modernit é. Marie -Claire Blais s’écarte ainsi de
l’image de la femme soumise aux structures patriarcales et se dirige vers la modernité,
illustrant de nouvelles représentations de la femme.

II.1.2. Vers la lib ération de la femme
Toutes les sphères de la société québécoise sont marquées dans les années 50 et 60
par un chang ement brusque et profond. L’Église catholique perd progressivement sa place
privilégiée et l’idée de la liberté est de plus en plus présente dans l’esprit des gens. En plus,
la Révolution tranquille , une période marquante dans l’histoire du Québec moderne,
entraîne un nouveau mode de vie et une redéfinition du statut social de la femme. Dans ce
contexte, les femmes se regroupent et revendiquent leurs droits, affrontant les interdits
sociaux, économiques, politiques ou même religieux.
Dans son deuxième ro man Tête Blanche (1960), Marie -Claire Blais surprend les
changements qui marquent le statut social de la femme au début de la Révolution
tranquille. Par le personnage de l a mère d’Evans Ŕ dit « Tête Blanche » Ŕ l’écrivaine

67
illustre la femme artiste de la fin des années 50 au Québec, une femme qui veut
s’émanciper. Devenue artiste, cette femme cherche donc sa liberté, en rejetant son rôle
d’épouse et de mère. Ce chemin de liberté choisi par les femmes de l’époque est analysé
par Simone de Beauvoir dans son essai Le deuxième sexe :
Une femme « arrivée » qui a dans les mains un vrai métier, dont le talent est reconnu Ŕ
actrice, cantatrice, danseuse Ŕ échappe à sa condition d’hétaïre ; elle peut connaître une
véritable indépendance ; mais la plupart demeurent toute leur vie en danger, il leur faut
sans répit séduire à neuf le public et les hommes . (Beauvoir : 450)
Simone de Beauvoir met en évidence la fragilité de cette liberté que les femmes
commencent à conquérir. Pour connaître la notoriété et la reconnaiss ance, elles doivent
lutter sans cesse afin d’affronter les fortes représentations concernant leurs rôles d’épouses
et de mères. En effet, la mère d’Evans veut se séparer de son époux alcoolique et violent.
En plus, comédienne, elle vit peut à la maiso n et met son enfant en pension, mais, à cause
de ses répétitions au théâtre , elle visite très rarement son garçon.
Même si le métier de comédienne est très épuisant, elle « oublie complètement
cette immense fatigue » lorsqu’elle voit « le pâle sourire de ceux q ui attendent […] une
image rassurante de l’existence, une image qui les amuse aussi » (TB : 34). Elle est
applaudie, elle reçoit des fleurs, elle sort avec des amis. Ce sont les plaisirs que son métier
d’artiste lui offre, mais, en même temps, elle doit tr availler beaucoup pour préserver ce
statut. Lorsqu’elle tombe malade et à cause de sa faible santé elle ne peut plus jouer, elle
regrette « tant de choses chères » (TB : 68) qu’elle perd. De plus, elle se détache peu à peu
de son ancienne vie de théâtre q ui « n’est plus qu’un rêve » (TB : 71).
D’autre part, il nous semble important de souligner la position de l’époux et du fils
concernant le métier de la femme. Dans les lettres qu’il écrit à sa mère, Evans lui rappelle
les paroles de son père : « Père t’a dit bien de fois que tu n’avais pas de talent. Tu devrais
le savoir pourtant, maman chérie. » (TB : 32). Quant à lui, le garçon veut savoir en quoi
consiste réellement le métier de sa mère. Il la demande : « Qu’est -ce au juste que ton
théâtre ? Pour moi, c’est aussi lointain que lorsqu’on parle du ciel, ici. Est -ce un navire
brillant d’exil ? Il y a des flots ? » (TB : 34). Découragée par le mari et incomprise par le
fils, la mère d’Evans ne se réjouit pleinement de sa carrière d’artiste.
Un autre person nage blaisien qui rejette les rôles assignés traditionnellement à la
femme et tente à échapper à un destin malheureux c’est la jeune Héloïse du roman Une
saison dans la vie d’Emmanuel . Elle refuse de mener la même vie que les femmes de sa

68
famille Ŕ sa gran d-mère, sa mère ou ses grandes sœurs. Sa mère « se plaignait que la vie
était dure et les hommes cruels » (SVE : 73), tandis que sa grand -mère a accompli son
devoir conjugal seulement pour se conformer à la volonté de Dieu. Pour Héloïse , le
mariage n’est p as un choix : ses sœurs « n'avaient rien à espérer auprès de ces boutonneux
jeunes gens qui […] venaient timidement les demander en mariage, pieds nus dans leurs
épaisses chaussures, encore vêtus de leur quotidienne salopette » (SVE : 134).
En conséquenc e, le couvent semble la seule option pour une jeune fille de la
condition d’Héloïse. M. le Curé dit qu’elle « est trop sensible » et qu’il faut alors « qu’elle
aille au couvent » (SVE : 65). Grand -Mère Antoinette ne s’oppose pas puisqu’elle
considère que l e couvent est une voie de libération et elle « eût voulu séquestrer toute sa
famille au noviciat, à un moment ou l’autre » (SVE : 35). D’ailleurs , dès l’enfance, le
comportement d’Héloïse annonce sa vocation religieuse. Dans ses manuscrits, Jean Le
Maigre consacre de nombreux chapitres « au portrait d’Héloïse », confessant que sa sœur
« a manifesté cet amour de la torture » depuis ses premières années de vie. Ainsi, lorsque
tout le monde autour d’elle trayait les vaches, la fillette se mettait « à genoux da ns le foin,
méditait, les bras en croix, ou bien regardait jaillir des gouttes de sang de ses doigts
transpercés d’aiguilles » (SVE : 35). Cependant, dans son récit, Jean Le Maigre parle de sa
sœur comme modèle de vertu : « J'étais vertueux et fermais toujours les yeux pendant la
prière pour imiter Héloïse dont ma grand -mère louait l'ardente piété à M. le Curé, le
dimanche » (SVE : 69).
Pourtant, Héloïse quitte le couvent et choisit le bordel où elle découvre le bonheur
et se sent enfin « utile ». Dans une lettre qu’elle écrit à sa grand -mère, la fille avoue qu’elle
est « cuisinière et bien payée, bien vêtue et logée, tout cela gratuitement » (SVE : 137).
Elle manifeste encore de l’intérêt pour sa famille. Ainsi, la perte des trois doigts de son
frère Pomme la sensibilise et elle envoie à sa grand -mère de l’argent, dont la vieille femme
est loin de soupçonner la provenance.
Pour Héloïse , le départ à Saint -Marc -du-Dégel, « village heureusement plus peuplé
que son village natal » (SVE : 141), signifie l’abando n du monde rural et traditionnel de sa
famille. Grand -Mère Antoinette remarque le renversement des valeurs morales et
spirituelles qu’elle a voulu transmettre à sa petite -fille : « Et Héloïse , elle ne va plus à la
messe. Elle n’a pas le temps, écrit -elle. Elle ne va plus communier le dimanche, il fait trop
froid, dit -elle » (SVE : 133). De plus, par sa nouvelle vie de prostituée à l’Auberge de la
Rose Publique, la fille s’oppose au rôle attribué traditionnellement à la femme. Cependant,

69
la libération qu’ell e recherche demeure incomplète. Par son métier, Héloïse reste sous la
dépendance de l’homme, lui étant asservie.
Par ces deux personnages féminins Ŕ la mère d’Evans et la jeune Héloïse Ŕ Marie –
Claire Blais relève les changements sociaux majeurs concernan t la vie des femmes. Le
modèle traditionnel de la femme soumise à l’autorité du mari est progressivement
abandonné et, vers le milieu du XXe siècle , l’émergence d’une nouvelle image de la
femme qui veut se libérer des préjugés de son époque est incontestab le.
Des progrès plus amples visant le statut social de la femme et le développement de
son identité féminine sont visibles dans les romans blaisiens qui composent la série Soifs ,
inaugurée en 1995. L’implication dans la vie sociale et politique et l’indép endance offerte
par une carriè re remarquable caractérisent l’existence de quelques personnages féminins de
la série. Prenons l’exemple de Mélanie qui, dans le premier volet, vient d’accoucher son
troisième enfant, Vincent. Malgré ses responsabilités de mèr e, elle n’abandonne pas
totalement ses projets sociaux. Ainsi, lorsqu’elle veille son nouveau -né, elle pense à la
communication qu’elle va lire aux femmes militantes de la ville. À côté de Daniel, son
mari, Mélanie conduit la ligue antifasciste de la régio n où ils habitent. La femme prend
même en considération de fonder un parti politique dans quelques années, lorsque les
enfants seraient plus grands. Selon sa mère Esther, Mélanie « était une femme leader, elle
en avait le caractère, l’esprit » (S : 77-78) et Jean -Mathieu, écrivain et ami de Daniel,
apprécie le fait que Mélanie pense sérieusement à devenir politicienne et considère qu’elle
a de grande chance d’être élue parce qu’elle est une femme intelligente.
Par ailleurs, dans le volet suivant, Mélanie e ntreprend une carrière politique elle
part souvent à Washington , pour son poste de sénatrice. Cette nouvelle position lui permet
de montrer ses qualités de femme militante et de leader. Elle devient « une femme très
active, une combattante » (ACD : 62) qui lutte pour améliorer la situation des femmes
maltraitées vivant dans des régions moins privilégiés du monde.
La vie profession nelle n ’empêche pas Mélanie de se réjouir pleinement de la vie de
famille. Contrairement à sa fille, Esther pense que la materni té est un frein à
l’épanouissement professionnel. À maintes reprises, la femme exprime son désaccord
concernant les multiples maternités de sa fille : « mais pourquoi s’est -elle mariée, a -t-elle
eu des enfants, je ne comprends pas » (S : 74) ; « qu’était -ce que cette passion de Mélanie
pour la maternité » (S : 78) ; « dommage que Mélanie eût songé elle aussi à se marier, à
avoir des enfants » (S : 179). De plus, le rôle de mère de famille et le poste de sénatrice ne
sont pas compatibles et la mère de Mélani e constate amèrement : « tout semblait annoncer

70
que Mélanie serait un jour au Sénat et soudain, elle n’était que mère » (S : 109). Esther est
d’ailleurs un personnage remarquable qui milite pour l’émancipation et pour
l’indépendance de la femme. Elle consi dère que les femmes doivent se délivrer des rôles
d’épouse et de mère afin de s’affirmer dans le domaine public où elles ne sont pas encore
suffisamment représentées. Esther croit que l’implication des femmes dans toutes les
sphères de la société est l’une des conditions nécessaires pour un réel changement du
monde au tournant du millénaire. Son espoir dans un avenir meilleur, plus lumineux est
révélé dans une lettre qu’elle écrit à son petit -fils Augustino :
[…] nous les femmes relevons en cette ère de tou rments tous les défis, […] n ous allons
vers une époque de justice et de triomphale métamorphose, as -tu pensé à toutes ces
femmes leaders, à ce nouveau style de gouvernement des pays, une nouvelle façon de
penser, de voir, d’être justes, de lutter contre l’ oppression, la pauvreté, ces femmes sont
fortes, ont de la majesté, qu’elles soient présidentes du Chili, de la Jamaïque, du Liberia,
qu’elle soient appelées à gouverner notre pays, ou chancelière en Allemagne, survivante de
dictatures militaires, […] les voici vice -présidentes, réunifiant bientôt des pays séparés ou
hostiles, des foules les écoutent enfin, se rallient à elles, leurs voix sont unies pour réclamer
la fin des guerres, ce sont des femmes, souvent des mères, même dans le domaine religieux
si exclusivement réservé aux hommes (NRT : 117)
Un tableau plus sombre visant la condition des femmes est découverte à travers les
pensées de Renata Nymans, « un e lointaine cousine » d’Esther. Renata milite elle aussi
pour la liberté des femmes, exigeant des dr oits égaux pour les hommes et pour les femmes
et luttant contre toute forme de violence exercée contre le corps féminin. Mais, malgré son
« désir de changer le monde » (NRT : 154) et ses efforts, elle s’avère impuissante devant
les souffrances et les injus tices qui marquent l’histoire des femmes. Contrairement à
Esther, Renata a une vision pessimiste sur la situation des femmes, elle -même étant « une
vagabonde fuyant le destin, cette condition féminine qui lui semblait parfois si pesante »
(S : 39). De plus , elle pense qu’il y a « une malédiction inscrite dans la chair des femmes
depuis des siècles » et se demande si « chacune atteindrait -elle un jour l’ultime délivrance
de tant d’injustices ? » (S : 40).
L’analyse de ces personnages féminins nous perme t d’affirmer que Marie -Claire
Blais surprend dans ses romans une claire évolution dans la société québécoise en ce qui
concerne l’image de la femme. L’écrivaine dénonce la violence et l’injustice dont les
femmes sont les victimes . Les personnages féminins blaisiens sont des femmes en quête de
leur identité qui luttent pour s’affirmer. Elles doivent proclamer leur différence, leur

71
féminité, combattre les préjugés et militer pour leurs droits ignorés. De cette manière, à
travers ses romans , Marie -Claire Blais tente de construire un univers où la tolérance, la
solidarité, l’acceptation de l’autrui peuvent combattre la violence et la misère.

II.1.3. Un nouveau type de personnage f éminin : la lesbienne

La provocation est encore plus poussée dans le roman Les Nuit s de l’Underground ,
car l’écrivaine y met en avant un type de femme qui ne correspond pas à la typologie
sexuelle de l’époque : la femme lesbienne. Ce roman publié en 1978 est centré sur une
communauté de femmes homosexuelles.
Dans un entretien de 1980 , Marie-Claire Blais parle de la souffrance de plusieurs
générations homosexuelles. Selon l’ écrivaine, « les jeunes ne souffrent pas trop, mais leurs
aînés, qui sont des pionniers, qui sont des contestataires, ont bea ucoup souffert pour exister
» (Smith, 1980 : 57) . En effet, avant la d écennie 60 du XXe, l’homosexualit é était
envisag ée comme un péché ou encore comme une manifestation psychologique anormale
et bizarre, ce qui provoquait la réprobation. À cette époque, les personnes qui avaient des
relations aff ectives et sexuelles av ec des partenaires de même sexe étaient sévèrement
condamnées il était difficile pour eux de revendiquer ouvertement des droits.
Marie -Claire Blais considère aussi que les combats pour les droits de toutes les
minorités sont ext rêmement importants et exprime l’espoir d’un changement social afin
d’atteindre une liberté plus grande en ce qui concerne les groupes minoritaires :
Nous pouvons toujours rêver … rêver qu’un jour les minorités ne souffriront plus d’aucun
racisme, d’aucun e exploitation et prendre les moyens pour que ces rêves deviennent réalité.
(M. Roy : 33)
Dans ce même entretien, Marie -Claire Blais parle d’ une évolution de l’image de la
femme dans la société québécoise, surtout après les années 1960 et réclame la
reconn aissance de la femme lesbienne car « celle -ci n’est pas singulièr e, sinon dans l’esprit
des gens » (M. Roy : 33). Le mouvement f éministe et la lib ération sexuelle, de m ême que
la mentalit é des gens qui commence à changer, ont alors permis le d éveloppement d’un
climat favorable aux d ébats sur la sexualit é.
De plus, au moment de la publication du roman Les Nuits de l’Underground ,
lorsqu’on lui a demandé de le présenter, l’écrivaine a reconnu que son histoire personnelle

72
allait de pair avec cette nouvelle possible image de la femme québécoise libérée des
carcans d’une sexualit é traditionnelle :
Il y a des années que je pense à ce livre, je suis mon évolution personnelle qui correspond
sans doute à un moment important dans l’histoire des femmes. Ce livre, mar que-t-il un
tournant dans mon œuvre ? Il est difficile de se définir, de définir son œuvre. Nous
changeons chaque jour, nous évoluons, nous grandissons. Je ne vois pas la vie comme
stable. Tout est continu pour moi, cependant, il est vrai qu e ce livre m’ex pose davantage.
(M. Roy : 33)
Dans Les Nuits de l’Underground , Marie -Claire Blais met en scène un groupe de
femmes homosexuelles qui expriment librement leurs sentiments lorsqu’elles se
rencontrent pendant la nuit, dans le bar appelé Underground , à Montréa l. L’écrivaine nous
présente cet espace urbain comme une ville multiculturelle , marquée par les différences
linguistiques , économiques et sociales. La diversité culturelle qui caractérise la société
montréalaise est mise en évidence par les origines divers es des personnages : sculpteur
français, Geneviève Aurès, vient de Paris pour préparer une exposition au Canada, Lali
Dorman est un jeune médecin d’origine Autrichienne qui habite au Québec, Lucille est
championne de hockey, née en Haïti et Rita June est u n modèle de New York. L’utilisation
des deux langues dans le texte révèle encore une fois la multiculturalité de cette ville .
Ainsi, le français et l’anglais se mélangent dans ce roman d’une façon très naturelle. Même
le joual Ŕ le parler populaire des Can adiens francophones Ŕ est présent dans les dialogues,
ce qui frappe Geneviève, qui avait vécu à Paris pendant les dix dernières années:
[…] les jeunes Québécoises parlaient toutes si vite et en sautant des syllabes et des mots
entiers, qu’elle craignait [ …] de ne pas pouvoir les suivre dans leur dialogue jazzé. (NU :
30)
Les histoires d’amour vécu es par l es personnages de ce roman sont donc inscrites
dans un cadre urbain concret, à voire la ville de Montréal qui « hante depuis longtemps
l’imaginaire québéc ois, depuis les récits de fondation aux récits migrants contemporains »
(Sirois : 179). Dans le cadre de cet espace urbain, les bars constituent un univers à part. Ce
sont des endroits de rencontre, appropriés à des échanges sociaux, culturels et individue ls.
Le titre du roman met l’accent sur le bar appelé Underground . Il s’agit d’un lieu souterrain,
invisible où les femmes « venues de tous les coins de la ville […] se retrouvaient pour la
célébration d’elles -mêmes et de leurs plaisirs, buvant et riant ou s’aimant jusqu’à l’aube »

73
(NU 103). Le nom du bar souligne la clandestinité des activités qui s’y déroulent. Il s’agit
alors d’un espace souterrain, invisible où les femmes connaissent une liberté inaccessible
ailleurs, loin des regards accusateurs de la s ociété : « […] les passants qui longeaient ces
rues […] n’eussent pas même remarqué l’enseigne de l’ Underground et moins encore
aperçu les tièdes incendies qui couvaient derr ière la vitre du souterrain » (NU : 66). Tout
comme le montre Line Chamberland dans son article De la r épression à la tol érance :
l’homosexualit é, « avant les ann ées 1970, il n’y avait gu ère d’autre choix que le secret ou
la marginalit é » (Chamberland : 39). En effet, une femme ne pouvait pas vivre ouvertement
une relation amoureuse avec une autre femme puisqu’elle était rejet ée par sa famille,
insult ée ou sanctionn ée sur le plan professionnel.
L’espace du bar est décrit à travers les perceptions de Geneviève Aurès, sculpteur
qui vient d’arriver de Paris pour préparer une exposition au Canada. Pendant une nuit
d’hiver, elle voit Lali Dorman, pour la première fois « dans les chaudes ténèbres d’un bar »
(NU 9), un lieu qui est à la fois chaleureux et obscur. Inconnue dans « cet univers clos du
bar » (NU 15), Geneviève observe les femmes de cette communauté et fait souvent des
associations entre ce qu’elle voit autour d’elle et les œuvres d’art. Elle compare l’intérieur
du bar aux tableaux du peintre belge Paul Delvaux, « se transformant elle -même en l’un de
ces spectateurs tout de sombre vê tu en un paysage de femmes nues » (NU 103). Le peintre
surprend par le rapprochement dans le même tableau des éléments contradictoires : des
hommes en costumes, des femmes nues, des squelettes. Mais l’essentiel c’est l’effort du
peintre qui « tend à réduir e dans la toile l'opposition q ui naît de ces inconciliables »12. Tout
comme dans les paysages de Delvaux, le monde que Geneviève découvre dans le bar est à
la fois étrange et familier.
Pour Geneviève c’est un espace étrange parce que les femmes peuvent y e xprimer
librement leur sexualité et établir des relations sincères, « à l’abri de toute loi, de toute
injure judiciaire » (NU 103). Elles ont la possibilité de vivre leurs amours et cette liberté
qui caractérise l’ Underground montréalais s’oppose à l’oppre ssion ressentie dans les bars
de Paris à l’époque où Geneviève vivait dans cette ville. Le silence de plusieurs villes
d’Europe, pendant la nuit est différent de « ces nuits peuplées de visages, d’étreintes de
femmes qui ne voulaient pas se quitter » (NU 1 7). De plus, à Paris, « une femme qui sort
seule la nuit ce n’est qu’une putain » (NU 62).

12 Gérard Klein, « Paul Delvaux ou la Vie est un songe », in Fiction , no 178, 1968 , consult é à
https://www.quarante -deux.org/archives/klein/divers/Paul_Delvaux_ou_la_Vie_est_un_songe/ , le 17 mai
2017.

74
La spécificité de cet espace souterrain est justement la liberté que les femmes y
connaissent. D’ailleurs, à Montréal i l y a d’autres bars fr équent és exclusivement par des
femmes : Moon’s Face ; Le Pigeon de Paris ; le Captain qui « ne fermait jamais ses portes
» (NU 92) ; Chez Madame Jules qui « abritait surtout la verdeur des femmes travesties et
d’étudiantes indécises quant à leurs préférences sexuelles » (NU 137) . L’Underground
devient un refuge pour ces femmes et la liberté qu’elles y connaissent explique «
l’impulsion folle » (NU 32) qui les pousse vers cet endroit.
Geneviève, qui vient d’arriver de Paris, découvre dans cet endroit un monde tout à
fait différent de ce qu’elle avait connu en Europe. À trente ans, elle « croyait avoir dépassé
l’âge de la déraison amoureuse et avait la certitude de ne plus jamais pouvoir aimer » (NU
9). Mais le bar montréalais lui montre un univers rempli d’amour qui la fascine et l ’attire.
Pour elle, c’est un endroit rêvé car l’amour et les rapports affectifs qu’elle y observe
correspondent à ses impulsions les plus intimes. Dans cette réalité du bar, Geneviève « se
retrouvait sans surprises et comme dans les rêves, comme si elle y eût toujours vécu » (NU
104). Si au début du r écit Geneviève croyait que sa présence dans le bar « ne pouvait
mettre en danger ce qu’elle n’avait plus l’intention d’offrir à personne, elle -même, et son
désir de solitude » (NU 10), elle est séduite par la c ommunauté des femmes de
l’Underground et s’éprend peu à peu du visage de Lali, «croyant découvrir dans ces traits
aveugles les plus pures expressions, austères jusqu’à la morosité parfois, de la peinture
flamande » (NU 9). Elle se rend compte que ce qui l a fascine ce n’est pas la beauté de
l’art, mais plutôt « une femme, ou, plus précisément, sa passion pour la femme » (NU 28).
L’expérience vécue à Montréal dans ce bar est capitale pour Geneviève qui acquiert
beaucoup de confiance en elle -même. De nouveau à Paris, elle rencontre dans un bar
Françoise, une inconnue avec qui elle commence à parler « comme si elle l’eût connue
depuis toujours » (NU 220).
Les personnages de ce roman Ŕ des lesbiennes en quête d’une âme -sœur ou tout
simplement de détente Ŕ se re ncontrent pendant la nuit, soit pour trouver de nouvelles
partenaires, soit pour le plaisir d’être ensemble et d’affirmer leur différence. Dans ce bar ,
elles peuvent parler en toute liberté, exprimer ouvertement leurs sentiments et même
danser parce qu’une « femme rencontrée dans un bar n’est pas une femme rencontrée dans
la rue, on la voit naviguant au milieu de plusieurs atmosphères, métamorphosée par celles
qui l’entourent » (NU : 31). C’est donc un espace qui donne aux femmes la possibilité de
vivre leu rs amours.

75
Dans cette communauté, chaque femme a sa particularité, le point commun à toutes
étant le besoin d’aimer une autre femme. Sculpteur français, Geneviève Aurès, âgée de
trente ans, vient au Canada pour préparer une exposition. Elle a un amant à P aris, mais
pendant ce séjour dans la ville de Montréal, elle fréquente le bar l’ Underground où elle
aperçoit Lali Dorman, dont la beauté lui rappelle celle de certains tableaux des grands
peintres europée ns. Belle et mystérieuse, Lali, « la fille aux cheve ux courts dans son
manteau militaire vert sombre » (NU : 12) , est un jeune médecin d’origine a utrichienne qui
habite au Canada . D’autres femmes qui fréquentent le bar sont : Marielle, une ouvrière
toujours gaie et bavarde ; Lucille, championne de hockey, née en Haïti ; Rita June,
modèle de New York ; Élise, la Bretonne, « un e femme cultivée et sensible » (NU : 30) ;
la Grande Jaune Ŕ appelée ainsi par Marielle « à cause de ses cheveux jaunes comme le
foin » (NU : 21) qui est en prison à cause de la drog ue.
Par les origines diverses des personnages, Marie -Claire Blais met en évidence la
diversité culturelle qui caractérise la société montréalaise. Ces femmes si différentes se
rassemblent dans ce bar, revendiquant la liberté de chaque être humain, la recon naissance
et l’acceptation d’autrui.
Il est intéressant d’observer dans ce roman l’histoire d’une libération individuelle Ŕ
celle de Geneviève Ŕ et l’histoire d’une libération collective Ŕ celle des femmes qui
fréquentent le bar de l’ Underground .
Dans le cas de Geneviève, il s’agit tout d’abord d’une libération du monde de Jean,
son amant, qui reconnaît qu’il n’a pas réussi à faire d’elle « une vraie femme » et que sa
patrie à elle « est un lie u où il n’y a que des femmes » (NU : 80) . Ensuite, c’est la
libération de Geneviève qui « à trente ans croyait avoir dépassé l’âge de la déraison
amoureuse et avait la certitude de n e plus jamais pouvoir aimer ». (NU : 9) Si au début du
roman cette femme est une inconnue dans le bar, qui n’ose parler à personne, elle s’éprend
peu à peu du visage de Lali, « croyant découvrir dans ces traits aveugles les plus pures
expressions, austères jusqu’à la morosité parf ois, de la peinture flamande » (NU : 9) . Elle
se rend compte que ce qui la fascine ce n’est pas la beauté de l’ art, mais plutôt « une
femme, ou, plus précisément, sa passion pour la femme » (NU : 28) . Après l’expérience
vécue à Montréal, Geneviève acquiert beaucoup de confiance en elle -même et, de nouveau
à Paris, elle rencontre dans un bar Françoise, une inconnue avec qui elle commence à
parler « comme si elle l’eût connue depuis toujours » (NU 220) . Âgée de cinquante ans,
Françoise est l’ancienne femme d’un diplomate parisien et tient une galerie d’art à Paris.
Réservée et réticente au début, elle accepte l’amour de Geneviève, amour qui entraîne

76
l’acceptation de soi -même et d’un mode de vie dont elle s’est privée pour des contraintes
sociales. Françoise représente la « généra tion du secret et du silence » (NU : 226) , c’est -à-
dire les femmes qui ont dû cacher leurs amours « sacrifiant la vérité pour les apparences. »
(NU : 226 )
En ce qui concerne la communauté des femmes de l’ Underground , c’est la
libération du monde de l’homme, d’une image de la femme véhiculée par l’imaginaire
masculin. La répression de la société patriarcale et l’opposition à l’amour homosexuel sont
représentées par les agents de police. Vers les deux heures du matin, des policiers
apparaissent dans ce lieu souterrain, se promenant « à la manière de sournois chasseur
parmi les filles qui, pour eux, ne représentaient qu’un méprisable gibier » (NU 213). Par
leurs enquêtes, ils veulent détruire, entraver la liberté des femmes qui se réunissent dans ce
bar. Cependant, le regard ironique, lucide, en colère de toutes ces femmes unies « les
dénudaient soud ain de tous leurs masques virils et les montraient tels qu’ils étaient […] des
hommes, peut -être, mais si vulgaires que […] la honte, l’avilissement qu’ils avaient voulu
provo quer retournaient contre eux » (NU : 214 -215). C’est justement l’union des femme s
et leur solidarité qui transcendent toute différence sociale et culturelle qui rendent possible
leur libération et l’aide « à résister à l’affront des visiteurs » (NU 214).
Il est sans doute intéressant de noter le choix de l’écrivaine en ce qui concerne le
lieu de rencontre des femmes dans le dernier chapitre du roman. Les femmes sortent de
l’Underground quand « la lumière de juin avait chassé la nuit du long hiver » (NU : 295) et
commencent à fréquenter un restaurant ouvert par deux d’entre elles, au de uxième étage
d’une maison. Elles quittent l’espace clandestin et nocturne et se réunissent à la lumière du
jour. Dans ce nouvel endroit, on joue la pièce de théâtre intitulée La vie d’une lesbienne ,
qui appartient à l’une de ces femmes, Léa. Cet amour devi ent ainsi le sujet d’une œuvre
littéraire. Même si la société les juge et les condamne encore, cette jeune génération de
femmes a l’espoir d’un changement, d’une évolution et la fin de certains interdits. Dans
son monologue, Léa revendique l’amour homosexu el et perçoit l’avenir avec espoir :
Mes amies, combien je vous aime et comme je crains pour vous ! Car vous serez encore
longtemps humiliées et souvent, par ceux qui sont vos plus proches, trahies par une sœur,
une mère, une amie, on viendra encore vous supplier de vivre dans l’ombre, même si pour
vous le tem ps de l’Underground est fini ! (NU : 295)
Dans le roman Les Nuits de l’Underground , Marie -Claire Blais révèle la lutte de la
femme québécoise dans une société dominée par les hommes. Si au début du ro man, les

77
femmes se rencontrent et expriment leurs revendications dans l’espace isolé du bar, les
dernières pages du roman évoquent la libération des femmes lesbiennes qui réclament leurs
droits ouvertement dans la rue.
Si dans les romans publiés au début d e sa carrière littéraire, Marie -Claire Blais
présente une femme soumise aux structures patriarcales, l’écrivaine s’écarte peu à peu de
cette image traditionnelle de la représentation féminine pour en forger des nouvelles : la
prostituée, la femme lesbienne . De cette manière, ses romans montrent une claire évolution
dans la société québécoise et tentent de construire un univers où la tolérance, la solidarité,
l’acceptation de l’autrui peuvent combattre la violence et la misère.

78
II.2. LA FEMME DA NS LA FAMILLE : UNE IMAGE PLURIELLE

II.2.1. L’ éducation des jeunes filles

Depuis l’ époque de la colonisation fran çaise dans la vall ée du Saint -Laurent, la
place que les femmes ont occup ée dans la soci été a été profond ément marqu ée à travers le
temps et les différentes étapes de l’histoire du Québec. Les événements historiques,
politiques, économiques et sociaux qui s’y sont déroulés au XXe siècle ont marqué la vie
des femmes. Ainsi, au début ce siècle, l’activité de la plupart des femmes se limite à la
sphère familiale Ŕ elles restent à la maison et s’occupent de toutes les tâches ménagères,
tandis que les hommes se chargent des besoins de la famille. Les changements
économiques d’après la première guerre mondiale marquent la vie des femmes. Grâce au
progrès technique, les femmes ont accès au marché du travail et pendant cette période, une
lente progression des femmes vers l’égalité se manifeste dans la société québécoise. Les
valeurs d’une grande partie de la population sont bouleversées et l’émancipation es t l’idée
dominante dès les années 60 du XXe siècle.
Dans ce contexte, il nous semble important de parler de l’ éducation des femmes
parce que celle -ci peut être un moyen efficace pour leur émancipation et la promotion de
leurs droits. De plus, l’ éducation p ermet aux femmes de participer à la vie sociale,
économique ou m ême politique, tandis que les savoirs, les capacit és et les comp étences
que l’instruction apporte, leur permettent d’am éliorer les perspectives d’avenir.
Depuis l’époque de la Nouvelle -France jusqu’au milieu du XXe siècle, l’ éducation
des filles, qui correspond d’ailleurs aux besoins de la soci été de cette p ériode, conna ît des
caract éristiques particuli ères. L’ Église catholique et la famille sont donc responsables de
l’instruction des filles, d ès leurs premi ères ann ées de vie, comme l’affirme l’historienne
Hélène-Andr ée Bizier dans son ouvrage Une histoire des Qu ébécoises en photos. Voilà de
quelle mani ère Bizier d écrit la trajectoire d’une fille éduqu ée dans l’esprit de la soumission
aux r ègles sociales, pendant la premi ère moiti é du XXe siècle :
Jusqu’ à la Révolution tranquille au moins, elle est initi ée au bien et au mal, éduqu ée dans
la crainte de Dieu, endoctrin ée par la pri ère. Cette éducation, qui la forme pour l’avenir,
repose sur le souc i de perfection qui s’empare d’elle avant m ême qu’elle se tienne debout.
[…] Ses jeux sont dirig és. Quand elle joue à la mère, elle est initi ée en douceur à la vie
domestique, le mariage et la procr éation. […] Et la voici qui fait les petites commissions,

79
sème un potager, balaie ceci et cela, nourrit les animaux, garde les enfants et seconde sa
mère dans toutes ses activit és. Avant d’avoir mis le pied à l’école, elle est jolie ou
charmante, mais presque toujours telle qu’on l’a voulue : docile, efficace. Bo nne à marier !
(Bizier : 69)
Certainement, l’ éducation des filles subit l’influence du contexte socio -culturel o ù
elle se d éveloppe. En effet, les filles sont instruites pour devenir des épouses et des m ères
responsables, des femmes actives d évouées aux t âches domestiques. Consid érée comme
« la cellule de base de la soci été » de cette époque, la famille a le r ôle de transmettre aux
enfants les pratiques religieuses, les valeurs et les principes moraux.
Dans les premiers romans de Marie -Claire Blais , nous d istinguons des points de
vue divergents en ce qui concerne l’utilit é de l’éducation. Ainsi, dans le roman Une saison
dans la vie d’Emmanuel , dont l’histoire se passe à la campagne dans les ann ées 40 -50 du
XXe siècle, le p ère n’accorde pas une importance ac crue à l’éducation. Lorsqu’il discute de
l’avenir de ses enfants avec la grand -mère Antoinette, il d éclare : « Grand -Mère, je connais
la vie plus que toi, je sais à quoi se destinent mes enfants! » (SVE : 14). Ce qui est
important pour lui, c’est le travai l de la terre et il croit que « l’essentiel c’est de pouvoir
traire les vaches et couper le bois» (SVE : 65). À la différence du père qui refuse aux
enfants la chance de recevoir une éducation, la grand -mère admet la nécessité de l’école et
préfère envoyer ses petits -fils au noviciat parce que « ça ne coûte rien et ils sont bien
dompté » (SVE : 14). À l’oppos é de son gendre qui n’encourage pas l’instruction, Grand –
Mère Antoinette impose à ses petits -enfants des r ègles strictes telles que l’ob éissance et les
prières et les envoient à l’école. Elle dit aux frères d’Emmanuel qui rentrent de l’école : «
Tant que je vivrai, vous irez à l’école » (SVE : 13). En effet, Pomme, Jean le Maigre et le
Septième fréquentent les classes de Mlle Lorgnette. Quant aux filles de la famille, elles
aussi ont acc ès à l’éducation, « Marthe, la petite bossue » (SVE : 84) s’assied sur le même
banc que Jean le Maigre dans la classe de Mlle Lorgnette.
Une distinction s’impose pourtant entre H éloïse et ses sœurs qui « vers leur
treizi ème ann ée, se transformaient en lourdes femmes, et qui, aux champs, travaillaient
comme des gar çons robustes » (SVE : 35). Héloïse rejette le travail attribu é aux filles de la
ferme et se diff érencie de ses sœurs par ses pratiques religieuses constantes. M. le Cur é
décide qu’H éloïse doit entrer au couvent et « la grand -mère […] qui e ût voulu s équestrer
toute sa famille au noviciat » (SVE : 37) est d’accord. Contrairement à son frère Jean Le
Maigre qui a accès à la bibliothèque de M. le Curé, Héloïse n’a pas la possibilité de

80
développer ses aptitudes et ses habilités, à cause de la pauvreté ou de l’ignorance, comme
le révèle Grand -Mère Antoinette :
Héloïse, a dit M. le Curé, elle aussi avait des dons. Je ne sais pas ce qu’elle en a fait. À six
ans, elle pouva it broder (malheureusement nous n’avions pas de fil dans la maison). Mlle
l’Institutrice a dit qu’elle avait du talent pour le dessin. Elle dessinait tout le jour sur le
tableau de l’école. (SVE : 130 -131)
Dans la famille de Pauline Archange, les parents s ’opposent eux -aussi à
l’instruction de leur fille. Le p ère consid ère que les frais scolaires sont plus élevés et fait
souvent des reproches à sa fille. Pauline se rappelle :
Lorsque mon p ère devenait impatient de me voir écrire au bout de la table, il me
reprochait « de remplir trop vite des cahiers qui co ûtent dix cents chacun, comme si
on avait seulement ça à faire dans la vie, payer ton encre et ton papier… » (MPA :
131).
Au couvent, les religieuses retirent à Pauline les livres apport és par Mlle L éonard ,
lui recommandant des lectures religieuses, plus utiles pour une jeune fille : […] m ère
Sainte -Gabrielle d’Egypte veille jalousement sur nous. Elle m’enl ève, un à un, les livres
que m’apporte Mlle L éonard. Ce n’est pas un livre pour vous, lisez plut ôt l’Imitation de
Jésus-Christ » (MPA : 97).
L’Église est l’école sont donc étroitement associées, ce qui repr ésente une r éalité
sociale du Qu ébec de la premi ère moiti é du XXe siècle, le principal objectif de l’ éducation
étant la formation des filles pour la vie de famille. Dans les années qui suivent, étant donné
les transformations amenées par la révolution industrielle et l’entrée du Québec dans la
modernité , la perception sur l’ éducation se transforme progressivement. En effet, l’exode
rural et le d éveloppeme nt des villes sont des éléments qui favorisent la diversification des
préoccupations des femmes qui commencent à travailler hors de la maison.
Il est important de pr éciser ici le point de vue du p ère de Pauline Archan ge, un
personnage autoritaire, qui ne laisse pas de choix à sa fille . Ainsi, il prend des d écisions
concernant l’ éducation de ses enfants ou m ême leur entr ée sur le march é du travail quand il
affirme « qu’apr ès la sixi ème ann ée, une femme ça doit travailler comme ouvri ère »
(MPA : 77). Noto ns également qu’il pr étend que sa fille commence à travailler depuis
l’enfance, afin d’aider la famille :

81
Au mois d’ao ût, mon p ère décidait brusquement « qu’une fille de huit ans et demi » devait
être utile à la société, et il me reconduisait à bicyclette chez l’oncle Roméo et ses quatre
filles, où nous vendions, à vingt sous la journée, « des pommes de tire à cinq cents », « des
frites croustillantes comme du velours » et « de la crème glacée mo lle comme du savon »
(MPA : 89)
Dans le dernier volet du cycle , Les apparences , son attitude envers sa fille est
encore plus évidente lorsqu’il lui demande de trouver un emploi afin de gagner sa vie :
« En septembre, finie l’ école, t’as compris » (LA : 287).
Dans les romans publi és à partir des ann ées 60, Marie -Clair e Blais met en évidence
l’acc élération de l’ émancipation de la femme à travers l’ éducation. D’ailleurs, pendant
cette p ériode, des organisations f éministes d éfendent les intérêts des femmes dans la
société, militent pour une réévaluation de leur statut soc ial et luttent pour l’extension de
leurs droits, y compris l’acc ès à tous les niveaux de l’ éducation, comme nous l’avons
montr é au I er chapitre.
Ainsi, les femmes du roman Les Nuits de l’Underground, qui se rencontrent
pendant la nuit dans le bar montr éalais, ont des origines diverses et des m étiers tout à fait
différents, ce qui implique évidemment l’acc ès à l’éducation et, en m ême temps, la
possibilit é de choisir le trajet formatif, selon leurs go ûts et pr éoccupations. Par
conséquent, Geneviève Aurès est sculpteur français et vient de Paris pour préparer une
exposition au Canada, Lali Dorman est un jeune médecin d’origine Autrichienne qui habite
au Québec, Lucille est championne de hockey, née en Haïti et Rita June est un modèle de
New York.
L’importan ce de l’ éducation pour l’ émancipation de la femme est encore plus
visible dans la s érie Soifs, dont l’action se passe à l’aube de l’an 2000. Esther est fi ère de sa
fille M élanie qui « est un leader, tr ès jeune, elle obtenait brillamment son baccalaur éat ès
Arts et Sciences à l’universit é, elle partait pour l’Afrique o ù elle devrait se mesurer aux
duret és du travail communautaire dans la lutte contre l’injustice et la pauvret é » (S : 74).
Quant à Esther, elle a fait des études en sciences politiques et, plus tard, en ingénierie, en
Europe. Mais, comme elle a vécu dans une époque peu favorable à l’émancipation de la
femme, elle s’est limitée à travailler comme directrice de musée, malgré ses qualités
remarquables. Après des études de droit en France, Renata tr availle aux États-Unis, comme
avocate et puis comme juge, étant « une femme dans une position de pouvoir, reconnue
pour ses plaidoiries et pour son militantisme » (Oprea : 244).

82
L’éducation est alors un moyen efficace qui permet la promotion des jeunes fi lles et
des femmes, leur donnant la possibilit é de participer à la vie sociale, économique et
politique de leur communaut é.

III.2. 2. Le mariage. La relation homme -femme

Comme nous l’avons vu, le statut de la femme dans la soci été québécoise a connu
des c hangements remarquables pendant le XXe siècle. Ces transformations concernent
surtout le r ôle de la femme dans le cadre de la famille. Avant les ann ées 1960, la femme,
épouse et m ère, soumisse à l’autorit é du mari, était la conservatrice des valeurs
tradit ionnelles et familiales. Mais l’image de la femme qui se marie en ob éissance et
accepte les enfants en tant que don divin est remplac ée par une repr ésentation plus r éaliste
dans les romans publi és apr ès 1960. Parlant des frustrations de la femme -mère de fa mille,
Simone de Beauvoir note dans l’essai cité :
[..] la mystification commence quand la religion de la Maternité proclame que toute mère
est exemplaire. Car le dévouement maternel peut être vécu dans une parfaite authenticité;
mais, en fait, c'est rarem ent le cas. Ordinairement, la maternité est un étrange compromis
de narcissisme, d'altruisme, de rêve, de sincérité, de mauvaise foi, de dévouement, de
cynisme.
Le grand danger que nos mœurs font courir à l'enfant, c'est que la mère […] est presque
toujo urs une femme insatisfaite: sexuellement elle est frigide ou inassouvie; […]; elle n'a
pas de prise sur le monde ni sur l'avenir; elle cherchera à compenser à travers l'enfant
toutes ces frustrations; quand on a compris à quel point la situation actuelle de la femme lui
rend difficile son plein épanouissement, […], on s'effraie que des enfants sans défense lui
soient abandonnés. […] Une mère qui fouette son enfant ne bat pas seulement l'enfant […]:
elle se venge d'un homme, du monde, ou d'elle -même; mais c'est bien l'enfant qui reçoit les
coups. ( Beauvoir : 372)
De plus, les rôles des deux époux au sein de la famille évoluent au fil des années.
Dans la première moitié du XXe siècle, la société québécoise est encore dominée par le
modèle traditionne l de répartition des rôles masculin et féminin où seul l’homme travaille
pendant que la femme prend en charge le foyer et les enfants. À partir des années 1960,
l’affirmation de l’égalité professionnelle et la participation des femmes au marché du
travail entraînent aussi des changements profonds dans la vie de famille. Le modèle de la

83
famille de type patriarcal est donc progressivement abandonné, les rôles attribués aux
hommes et aux femmes s’écartent des modèles traditionnels et de nouveaux rapports
s’éta blissent au sein du couple.
L’œuvre de Marie -Claire Blais , qui s’étend de 1959 à nos jours, surprend
parfaitement c es transformations concernant la relation homme -femme dans la famille . Le
premier roman blaisien, La Belle Bête , présente deux mariages qui finissent tragiquement.
D’abord, l’union de Louise à Lanz, qui n’est pas appréciée par les deux enfants de Louise.
Ensuite, la liaison amoureuse qui s’établit entre Isabelle -Marie et Michael n’a pas d’avenir
et se termine toujours mal.
Pour Isabelle -Marie, Lanz est « l’amant de sa mère » (BB : 35), « un être égoïste »
(BB : 44), tandis que Patrice le considère « un intrus » (BB : 36), se méfiant de cette
« présence ennemie » (BB : 42). Quant à ces deux époux, force est de remarquer leur
caractère superficie l et l’impuissance de créer aucun lien émotionnel. Séductrice et
vaniteuse, Louise est une femme superficielle, soucieuse de plaire et préoccupée seulement
de son aspect physique. Elle veut d’ailleurs dominer l’autre par son pouvoir de séduction.
Tout comm e elle, Lanz est décrit comme un séducteur, un homme qui ne prend rien au
sérieux. Isabelle -Marie et Patrice jugent ce dandy, l’amant superficiel qui veut épouser leur
mère :
De profil, Isabelle -Marie le trouva plus imposant, plus homme. Un rayon de soleil donnait
à sa barbe brune un air de masque incomplet qui dissimulait la brutalité de ses yeux, son
regard d’homme feint qui ne savait à quoi jouer dans la vie, sauf à l’élégant. (BB : 35)
Patrice le regarda d’un regard qui le cingla, lui, Lanz, qui ne fais ait attention à rien, sauf à
lui-même et à son monde de poupées. (BB : 44)
En raison du manque de profondeur du lien qui s’établit entre Louise et Lanz,
Isabelle -Marie considère que cette union est le mariage « du couple de poupées, poupée
mâle, poupée fem elle » (BB : 45). Une fois de plus, l’inclination de ces deux amants pour
tout ce qui est vain et sans importance, de même que l’infidélité de Lanz , suggèrent l’échec
de leur relation :
Comme Louise, il avait des passions vaines, artificielles. Il aimait l e vin, la bonne chère,
les femmes faciles et sans esprit. Il adorait se sentir entouré, grisé de conquêtes, irrésistible
séducteur. Sans conscience, il jouait à l’amour avec beaucoup de femmes, charmait l’une et
puis l’autre, leur inventait des discours su blimes mais nuls, et laissait derrière lui des cœurs
sanglants dont il se glorifiait avec effronterie. (BB : 38-39).

84
La destruction de cette relation se fait quand même progressivement. Lanz ne peut
pas avoir Louise à lui seul à cause de Patrice, le fils a doré. Jaloux de l’amour que la femme
a pour son fils, Lanz devient violent quand Louise commence à se faire des soucis pour
Patrice qui ne retourne pas à la maison. C’est le moment où Louise comprend que l’amour
pour son fils est plus fort. Les deux conjoi nts se regardent « méchamment, ingrats, chacun
d’eux retrouvant sa proie » et ils se rendent compte qu’ils sont « des amants étrangers »
(BB : 64-65). Plus tard, Louise éprouve de la honte devant elle -même et regarde avec
dégoût Lanz qui « s’était endormi dans son attitude de dandy […] tout habillé dans sa
perfection ennuyeuse » (BB : 77). En plus, l’attitude de Louise après la mort de Lanz
montre de nouveau le caractère superficiel de leur relation, l’amour n’existant pas chez ces
deux adultes, « ni chez l a mère ni chez son nouveau mari qui se meuvent dans l’apparence
et la frivolité » (Laurent : 15). Pour peu de temps, vêtue de noir, Louise pleure, se retire
dans sa chambre et passe la nuit indifférente devant le jeu d’échecs. Cependant, elle
s’accroche bi entôt à la présence de son fils et plus précisément à la beauté de celui -ci
puisque « plaire était sa loi ; elle remplaçait Lanz par une autre frivolité » (BB : 120).
D’autre part, à travers les souvenirs évoqués par Isabelle -Marie, nous retrouvons
dans le récit quelques détails sur la relation de Louise avec le père biologique de ses
enfants. Le portrait du père n’est pas exact, mais aux yeux de sa fille, il est un homme
simple, qui laboure la terre afin d’assurer la stabilité de la famille. Isabelle -Marie se
souvient de son père au moment où elle apprend la nouvelle du mariage de sa mère avec
Lanz :
Très loin, dans son enfance, elle apercevait son père, l’âpre paysan, le maître du pain.
Lorsqu’il labourait le ventre vierge de la terre, il pénétrait le cœur de Dieu. En lui, la
candeur de l’âme se mêlait à l’instinct comme la bonne vigne fleurissait son teint. Isabelle –
Marie se rappela les bottes énormes de son père qui sentait le blé et la glaise. (BB : 46)
En ce qui concerne sa relation avec cet homme, Loui se montre encore une fois
qu’elle est une femme conquérante et manipulatrice, qui sait séduire et qui sait également
jouer de son charme pour obtenir tout ce qu’elle veut. Dans le mariage, elle cherche la
sécurité financière et se sert de sa beauté et de s on pouvoir de séduction pour tromper son
premier mari, le père de ses enfants. D’après les indices de l’extrait suivant, nous pouvons
croire que l’homme a été facilement dupé par la beauté de Louise :

85
Comment s’était -il passionné pour Louise, cette belle -de corps éphémère? Louise savait
jouer des esprits crédules, épris de ses charmes. Elle avait le goût de chercher à tout obtenir
par son corps, comme une prostituée hantée par l’argent. (BB : 25)
En effet, Louise ne peut créer un lien affectif, ni avec le père de ses enfants, ni avec
Lanz. Selon Jacques Cardinal, dans le récit, « la voix narrative dessine le portrait d’une
femme pour qui le lien à l’autre (à l’homme, au père) n’est somme toute que maîtrise et
sujétion ; l’autre, l’amour ne l’altère pas » (Cardinal : 26).
L’autre relation qui se distingue dans le récit est celle d’Isabelle -Marie et de
Michael. Fondée dès le début sur le mensonge, cette liaison est vouée à l’échec. Le jeune
homme de dix -huit ans rencontre Isabelle -Marie à une fête et demeur e fasciné par la fille
qui « dansait avec fureur, tordue et plus maigre, dépouillée par sa joie à force de la
savourer » (BB : 47). La courte conversation qui a lieu entre eux est d’abord déconcertante
pour Isabelle -Marie. En riant, le garçon lui dit qu’el le est belle, mais aussitôt il lui avoue
qu’il est aveugle. C’est le moment où la fille se rend compte qu’elle peut lui cacher sa
laideur et décide « de jouer à être belle pour lui » (BB : 49). Pendant un certain temps, le
couple se réjouit en se faisant d es rêves sur l’avenir et Isabelle -Marie s’imagine une bonne
épouse heureuse. La simplicité et la pureté sont les caractéristiques de cette relation,
l’écrivaine mettant en évidence l’innocence de ces deux adolescents :
Ils couraient pieds nus, fièvre au x dents. Ils avaient toutes les forêts et la nature entière
pour jouer ce jeu d’amour et de jeunesse. […] Ils étaient simples, vierges, heureux de leur
merveilleuse camaraderie qui permettait tout sans risque de se blesser dans leur chair,
contrairement à ceux qui vivent avant de chercher la magie de la vie. (BB : 69)
Mais le bonheur disparaît au moment où Michael recouvre la vue. Cette liaison
fragile, construite sur la duperie et l’illusion, se révèle éphémère et l e rêve tourne au
cauchemar. Offensée et a bandonnée par son mari « fou de désespoir » (BB : 111), Isabelle –
Marie retourne chez sa mère, Louise. Quant à Michael, il sort sans regarder sa femme. De
plus, après cette scène qui dénonce la rupture du mariage, il n’apparaît plus dans le récit.
Par c onséquent, les deux relations homme -femme illustrées dans le premier roman
blaisien ne fonctionnent pas. Ces mariages ne tournent pas autour d’un lien profond qui
unit les conjoints, mais sur la vanité féminine, la superficialité, l’illusion ou le mensonge .
La destruction du couple à cause des tensions et des conflits qui apparaissent entre les
partenaires est signalée aussi dans le roman Tête Blanche . Les relations entre les parents
d’Evans sont souvent hostiles. Dès le début du récit, l’écrivaine souligne l’autorité que

86
l’époux exerce sur sa femme en ce qui concerne l’éducation de l’enfant. Le jour où le
garçon part au pensionnat, la mère s’oppose, mais le père reste ferme dans sa décision :
Sa mère pleurait en l’habillant ; […] debout, elle protestait dou cement : « Il n’a que dix
ans ». Mais l’homme la fit taire aussitôt ; il lui suffisait d’un regard dédaigneux, mâle
comme de la chair d’époux, un de ces regards qui détruisent vivement, soumettant la
femme à la gêne. L’enfant partit. (TB : 13)
D’ailleurs, la brutalité de l’homme envers sa femme est révélée à travers les
souvenirs d’Evans. Dans les lettres qu’il écrit à sa mère, le garçon condamne les actions de
son père, lui reprochant le manque de gentillesse et de tendresse à l’égard de son épouse. Il
pense que sa mère peut être en danger dans sa propre habitation. Evans se rappelle :
« Quand je vivais à la maison, j’entendais vos disputes, la nuit. Père te battait et je pensais :
On va casser maman. » (TB : 50). De plus, Evans croit que la maladie de la mère est
provoquée par le père et demande : « est-ce qu’il ne pourrait te parler doucement comme
les autres maris ? » (TB : 30). Le garçon se rend compte de la souffrance de sa mère auprès
d’un mari violent.
Malgré la dureté de son mari, la mère d’Evans ve ut quand même montrer à son fils
une image positive du père. Elle lui raconte un court moment de joie en compagnie de son
mari, lors d’une fête et elle envoie même au pensionnat des cadeaux pour son fils , lui
disant qu’ils viennent de son père. La mère rem arque également le bonheur qui a
caractérisé le début de la relation avec son mari, mais demeure consciente que les deux ont
changé au fil du temps. Elle écrit à son fils : « Je t’ai déjà parlé de la voix de ton père qui
m’émouvait quand j’étais jeune fill e ; j’ai essayé de la réentendre mais j’ai senti que nous
avions changé tous les deux, depuis ce passé suave » (TB : 64).
La fin de cette relation est signalée progressivement dans la correspondance
qu’entretiennent la mère et le fils. Lorsque le professe ur Brenner explique le mot
« divorce », Evans comprend que ses parents se trouvent dans une telle situation. Quant à
la mère, elle évite de parler d’une manière explicite de la rupture de son mariage. Elle
annonce d’abord son fils que le père « sera absent pour quelques semaines » (TB : 59) et
plus tard dans le récit elle écrit à Evans : « Mon chéri, j’ai une chose triste à te dire : ton
papa est parti définitivement pour un autre pays. […] Cela devait arrivait » (TB : 71). En
effet, le père abandonne son f ils en l’envoyant au pensionnat et ensuite il quitte sa femme.
Nous pouvons considérer que les violences verbales et physiques du père, de même que le
manque d’affection envers sa femme et son enfant sont les facteurs décisifs de la

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séparation de ces deux époux. D’autre part, la mère, « comédienne de son métier, elle se
donnait plus à son art qu’à son mari et moins à Tête Blanche qu’à elle -même » (TB : 12).
Elle vit peu à la maison, l’absence physique et émotionnelle de la vie de sa famille ayant de
graves conséquences sur la relation avec son époux, aussi bien que sur les rapports avec
son fils.
Un autre type de relation homme -femme est illustré dans le roman Une saison dans
la vie d’Emmanuel . Rappelons tout d’abord que le récit présente la vie d’une pauvr e
famille de paysans vivant dans le Québec rural d’avant la Révolution tranquille. Le rôle de
chaque époux est défini d’une manière claire et précise. Le père travaille la terre,
subvenant aux nécessités matérielles de sa famille, tandis que l’activité de la mère se
déroule exclusivement autour du foyer, à savoir la maternité et les tâches domestiques.
Le personnage de la mère est d’ailleurs une femme docile, silencieuse, qui ne parle
presque jamais au fil du récit. C ’est son mari qui exerce sans hésitatio n l’autorité et parfois
il parle pour elle. Au moment où Grand -Mère Antoinette choisit le jour du baptême du
nouveau -né, la mère écoute sans prononcer le moindre mot, pendant que le père prend des
décisions à sa place :
Sa mère écoutait gravement. Elle l evait parfois la tête avec surprise, sa lèvre tremblait, elle
semblait vouloir dire quelque chose, mais elle ne disait rien. On l’entendait soupirer, puis
dormir. […]
– Dimanche, dit Grand -Mère Antoinette. […]
La mère inclina la tête.
– Ma femme pense auss i que le dimanche fera l’affaire, dit l’homme. (SVE : 15)
La communication au sein de ce couple n’est pas du tout facile. Les deux époux ne
partagent pas les responsabilités concernant les enfants. Le père de la famille ne tient pas
compte de l’opinion de sa femme quand il prend des décisions. Il punit les garçons et les
envoie à la maison de correction, même si la mère se plaint de son caractère cruel.
De plus, les liens affectifs entre les parents d’Emmanuel n’existent point. Le jour
où la femme fait na ître son seizième enfant, le père ne ressent ni joie ni enthousiasme.
Indifférent à ce qui se passe autour de lui, il ne donne pas d’attention à sa femme et à son
nouveau -né : « Pour la première fois, l’homme lève un regard obscur, vers la mère et
l’enfant ; puis il les oublie aussitôt » (SVE : 18). Le père demeure également incapable
d’établir aucune relation émotionnelle avec sa femme lorsqu’il apprend la tragique
nouvelle du suicide de son fils Léopold. Il exprime sa colère à l’égard de ce malheur qui

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frappe sa famille, mais il ne fait aucun effort pour atténuer la souffrance de sa femme.
Dans son journal, Jean le Maigre décrit cette terrible scène, mettant en évidence le manque
de tendresse de son père : « Malédiction ! Oh, malédiction ! dit mon père, et il cracha par
terre. Seule ma mère versa ces larmes funèbres si bienfaisantes pour Léopold » (SVE : 69).
Comme dans la famille d’Emmanuel où chacun de ses parents a ses propres
activités, les rôles des parents de Pauline du roman Manuscrits de Pauline Arc hange sont
également bien déterminés. La famille de Pauline vit dans un milieu urbain pauvre et son
père, Jos Archange, est un ouvrier qui travaille beaucoup pour le bien -être de sa femme et
de ses enfants. C’est Pauline qui constate l’affaiblissement du p ère :
Mon père travaillait tout le jour à l’usine, étudiait le soir, travaillait à réparer les routes,
pendant la nuit, étonné pourtant « de se sentir comme un homme fini avant l’âge de
quarante ans », il maigrissait, perdait ses cheveux, mais comparait s ans cesse son confort
présent à l’incertitude du passé dans les champs de son père… (MPA : 78)
En ce qui concerne le personnage de la mère, il représente le modèle traditionnelle
de l’épouse qui prend soin du foyer, de son mari et de ses enfants. De plus, malgré son état
fragile de santé, la mère fait preuve d’un grand attachement envers son mari, son
dévouement étant remarqué par Pauline qui avoue : « ma mère tentait d’effacer derrière
elle toutes les traces de sa maladie, afin de ne pas accabler mon père » (MPA : 42).
Comme nous pouvons déjà le constater, la perception des rapports homme -femme
dans la famille Archange est différente. Les deux époux s’appuient mutuellement et
partagent les responsabilités familiales. Lorsque le père de Pauline étudie tard dans la nuit,
sa femme s’occupe des enfants pour lui créer des conditions propices. À son tour,
Monsieur Archange essaie de redonner du courage et de la force morale à son épouse
quand celle -ci est fatiguée et affaiblie. Émile, leur fils malade, ne sourit pas, ne répond pas
aux bruits extérieurs, vivant « à l’intérieur d’une enveloppe plus végétale et plus lente »
(MPA : 98). Il a besoin des soins adéquats et sa mère est souvent troublée par l’inquiétude
ou l’angoisse. Dévoué à sa famille, Jos Archange rev ient plus tôt du travail pour aider sa
femme. Pauline le rencontre plusieurs fois à la maison lorsqu’elle rentre du pensionnat et
remarque l’attention qu’il a pour la mère :
Ma mère mangeait à peine, […] et lorsqu’elle mangeait, elle éprouvait malgré elle cette
nausée du meurtre qu’elle n’avait pas accompli. Mon père rentrait tôt du travail pour
soigner en ma mère cette longue répulsion de la vie : si je sortais du pensionnat pour

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quelques jours, je trouvais mon père qui tenait la tête de ma mère au -dessus d’une cuvette.
(MPA : 105)
Le respect est une autre caractéristique de cette relation. À l’opposé du père
d’Emmanuel du roman Une saison dans la vie d’Emmanuel qui prend des décisions sans
consulter sa femme, Jos Archange tient compte de l’opinion de son épouse. Quand celle -ci
propose d’amener Jacob, le cousin violent de Pauline, chez eux, Monsieur Archange ne
s’oppose pas. Il se révolte quand même au moment où le garçon attaque Madame
Archange avec un canif. Le père devient alors autoritaire et tente de redresser la situation.
D’une voix calme, il dit à sa femme qu’il est impossible de tolérer Jacob dans leur maison :
– Pour une fois, ma femme, t’as pas eu une bonne idée…Écris donc au père de
Jacob qu’y vienne chercher son garçon et qu’il le ramène à l a campagne… Tout ce
que t’as réussi pour c’petit -là, c’est de le nourrir un peu et de lui donner une
couchette, mais y mange si mal que c’est pas croyable […] On peut pas l’garder,
c’est au -dessus de nos moyens ! (MPA : 70)
Il ne fait pas de reproches à sa femme, mais il veut seulement trouver la meilleure
solution pour sa famille. De plus, il apprécie ce que sa femme a fait pour leur neveu. Sans
aucun doute, la relation entre les parents de Pauline Archange est fondée sur la
collaboration et la réciprocité , ce qui assure le bon fonctionnement du couple et
implicitement de la famille.
Dans les romans qui composent le cycle Soifs l’action se passe à une époque
différente Ŕ à savoir la fin du deuxième et le début du troisième millénaire Ŕ et la relation
homme -femme présente des caractères distinctifs par rapport à celles que nous venons
d’analyser. Des progrès importants sont visibles en ce qui concerne l’égalité des chances
dans la vie familiale et professionnelle. Le premier volet du cycle met en évidence
l’harmonie du couple formé par Daniel et Mélanie. D’ailleurs, leurs amis les trouvent
agréables et apprécient leur relation . Jean-Mathieu croit que « Daniel et Mélanie sont to ut à
fait adorables » (S : 235) alors que Renata admire « ce couple lumineux qui ne connaissait
pas encore les pénibles constatations du tiraillement, du déchirement » (S : 229). Pendant
une promenade en bateau, Caroline les regarde et pense que « Mélanie, Daniel, bien qu’ils
commencent à changer eux aussi […] c’est tout de même un coupl e exquis » (DFL : 211).
Ces deux époux partagent les responsabilités de la vie de famille et se soutiennent
l’un l’autre dans leurs activités professionnelles. Il est clair que nous pouvons parler d’un

90
équilibre dans la vie de ce couple. En ce qui c oncerne les tâches domestiques, les rôles
habituellement attribués à la mère et au père sont supprimés au sein de cette famille. À
égale mesure, les deux parents subviennent aux besoins quotidiens de leurs enfants. Le
récit prouve que tant Mélanie que Dani el préparent les enfants pour aller à l’école, jouent
avec eux et les veillent lorsque les petits sont malades. De plus, en filmant l’accouchement
de Vincent, Daniel choisit d’être à côté de sa femme, lui apporter du courage et aussi
l’apaiser.
Pour ces de ux époux, la solidarité et l’affection sont aussi importantes que
l’équilibre personnel. Chacun a sa vie professionnelle, faisant les choses qui l’intéressent.
Même s’ils ont des implications sociales distinctes, leurs préoccupations communes
concerne nt l’éducation de leurs enfants . Père de la famille, Daniel se charge de ses enfants,
mais, en même temps, il poursuit sa passion pour l’écriture. Il pense souvent « qu’il n’avait
toujours écrit qu’avec un ou plusieurs enfants sur les genoux, rédigeant son cour rier
électronique, secondant Marie -Sylvie dans les tâches des repas » (DFL : 37). D’autre part,
Mélanie reste impliquée dans diverses activités militantes, malgré ses multiples
responsabilités de mère.
Leur relation évolue quand même et d’autres types d e rapports s’imposent dans la
vie de couple : la confiance et le respect . Daniel et Mélanie restent « un homme, une
femme, aussi unis qu’ils puissent l’être » (DFL : 228). Daniel choisit de partir en Espagne,
afin de trouver dans un monastère la tranquilli té et le calme nécessaires à l’écriture. Quant
à Mélanie, elle se lance dans la carrière politique, ce qui l’éloigne de son époux et de ses
enfants pendant de longues périodes de temps. Pourtant, ce qui est à remarquer à ce couple,
c’est la distribution de s rôles et des tâches visant la vie domestique et l’appui réciproque
en ce qui concerne la vie professionnelle. La réciprocité entre l’homme et la femme
consolide donc la relation de couple.
Outre l’image lumineuse du couple Daniel -Mélanie, dans le cycle Soifs , Marie –
Claire met en scène une autre représentation de la relation homme -femme, à savoir le
mariage de Renata et Claude. Renata est une femme non -conformisme qui retient l’intérêt
des autres personnages par une fascination presque irrésistible. Dans ses rapports avec les
hommes, elle aspire à une passion réellement partagée et à une relation de réciprocité et
d’égalité. Autrement dit, au sein du couple, Renata rejette les rôles traditionnellement
attribués à l’homme et à la femme. Elle milite pour l’ affirmation de la femme et pour
l’égalité des chances, tant dans la vie privée que dans la vie publique. Pourtant, les

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relations qu’elle a avec les hommes sont marquées par une « méfiance profonde ». En
effet, Renata pense que
l’homme et la femme […] ces deux êtres inséparables, indivisibles, dans leur lutte pour la
survie, comme dans leur convoitise, et dans leur curiosité de l’un et de l’autre, ne
s’avouaient jamais de quelle méfiance profonde était fait leur lien, n’avaient -ils pas
toujours vécu dans de s mondes si distincts, souvent ennemis, la femme n’était -elle pas là
toujours pour entraver la marche altière de l’homme vers son destin, celui de la domination
ou de la direction des puissances terrestres, dont il était le maître, quand la femme était vit e
rejetée dans l’oubli (S : 61)
Il est également à noter que, malgré ses multiples relations Ŕ conjugales ou
éphémères Ŕ Renata se sent seule. En fait, l’absence de l’homme aimé lui provoque une «
abrupte solitude » (S : 63). Même dans le mariage avec Fran z, son grand amour, Renata se
sent abandonnée, « comme une mendiante qui frappe à une porte close » (S : 125). Elle
refuse tout assujettissement, exigeant de cette relation une liberté que son mari n’admet
pas. Pour lui, l’orgueil, l’obstination et la rébe llion de Renata sont plutôt les qualités d’un
homme. Quant à Claude, le mari actuel de Renata, il essaie de créer une relation basée sur
le respect et le soutient réciproque, laissant à sa femme la liberté qu’elle désire. Conscient
de la faiblesse physique de Renata provoquée par la maladie, il porte une forte attention
aux besoins de celle -ci. Claude ignore même l es relations passagères de son épouse. De
plus, dans la vie professionnelle, Renata réjouit de l’appui de son mari, tant dans son
métier d’avocat que dans ses activités militantes pour des causes humanitaires. Il y a
de fréquents sujets de dispute à propos de leurs métiers, mais ils restent « des alliés
sensibles aux besoins de l’un comme de l’autre » (S : 298). L’épanouissement de cette
relation h omme -femme est diminué quand même par le manque de confiance de Renata
qui « n’était qu’une femme, un être porteur de doutes, d’incertitudes » (S : 125). Comme le
constate D. Oprea, le couple représente chez Marie -Claire Blais « le lieu d’inscription
d’une connivence nouvelle entre l’homme et la femme Ŕ bien réelle, malgré des
divergences qui perdurent Ŕ et aussi un rempart contre la dureté du monde au tournant du
millénaire » (Oprea : 243 -244).
Nous pouvons donc constater que les rapports homme -femme évoqu és dans les
romans blaisiens illustrent les changements qui ont lieu dans la vie de famille tout au long
du XXe siècle, notamment la répartition des rôles masculin et féminin . Par conséquent ,
dans les romans publiés au début de sa carrière littéraire, Mari e-Claire Blais met en

92
évidence le modèle de la famille de type patriarcal, le rôle de chaque époux étant
fermement défini. Mais ce modèle traditionnel est peu à peu abandonné et les nouveaux
rapports qui s’établissent au sein du couple entre l’homme et la femme sont fondés sur le
respect et la réciprocité.

II.2.3. La maternit é. La relation m ère-enfant (s)

Dans l’œuvre romanesque de Marie -Claire Blais, l’image de la m ère, qui est
omnipr ésente, évolue suite à la transformation du statut social de la femme. A u sein de la
famille, le r ôle de la m ère change aussi puisque la famille qu ébécoise elle -même a subi des
modifications tout au long du XXe siècle. Conservatrice des valeurs traditionnelle, soumise
à l’autorit é du mari, la figure maternelle repr ésentant la fidélité et le sacrifice est remplac ée
peu à peu par une image plus proche de la r éalité. Le mouvement d’ émancipation des
femmes, leur entr ée progressive sur le march é du travail et leur ind épendance économique
sont des facteurs qui apportent des changemen ts en ce qui concerne les conditions de vie.
Cela implique aussi un renouvellement du r ôle de la femme dans la soci été et
implicitement au sein de la famille. Sous cet aspect, dans les romans blaisiens, nous
remarquons l’ émergence d’une nouvelle image de l a mère, mais aussi la persistance de
l’image traditionnelle, ce qui peut être envisag é comme une forme de r évolte contre tout
changement social. De m ême, l’amour, la douceur, la responsabilit é mais aussi la froideur,
l’indiff érence, la passivit é sont des t raits qui caract érisent la relation m ère-enfant(s) chez
Marie -Claire Blais.
Une situation int éressante est celle du roman Une saison dans la vie d’Emmanuel .
Nous distinguons dans le roman deux figures maternelles, à savoir la m ère d’Emmanuel et
la grand -mère de celui -ci. Nous choisissons d’analyser également le personnage de Grand –
Mère Antoinette parce qu’en r éalité c’est elle celle qui prend sur soi le r ôle de m ère de
famille.
La famille d ’Emmanuel s’inscrit dans le modèle familial spécifique de la société
rurale, caractérisé par l’interdiction de la contraception et par un grand nombre d’enfants.
C’est la religion qui pousse les femmes à avoir beaucoup d’enfants, donc à être de bonnes
mères, fidèles aux traditions. La maternité est par ailleurs la mission de la femme et la
grossesse est envisagée comme l’achèvement de l’identité de la femme.

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Le personnage de la mère , qui reste sans nom tout au long du r écit, n’occupe qu’un
rôle secondaire. Accablée par les tâches ménagères, l a mère d’Emmanuel ne peut pas
établir de relations avec ses enfants. Les petits regardent leur mère qui se montre incapable
de satisfaire leurs besoins affectifs . Cette indifférence maternelle est surprise lorsque la
mère arrive fatiguée à la maison après l’ouvrage de la journée et prend dans ses bras son
nouveau -né pour le nourrir :
Sa mère, elle, ne dit rien, ne répond plus, calme, profonde, désertée, peut -être. Il est là,
mais elle l’oublie. Il ne fait en elle aucun écho de joie ni de désir. Il glisse en elle, il repose
sans espoir. (S VE : 12)
Pour sa mère, le fils mala de appelé Jean Le Maigre éprouve une tendresse teintée
de pitié à cause de son perpétuel air triste et accablé, des « lourds enfants » qu’elle porte
chaque année :
Entre les jambes de son père, comme par le grillage somb re d’un escalier, il voyait sa mère
aller et venir avec les plats, dans la cuisine. Elle semblait toujours épuisée et sans regard.
Son visage avait la couleur de la terre. […] Il avait pitié d’elle. (SVE: 26)
La mère, qui ne s’exprime jamais, ne prend pas de décisions en ce q ui concerne ses
enfants. C’est Grand -Mère Antoinette qui exerce son autorité sur ceux qui l’entourent : elle
choisit le prénom du nouveau -né, elle décide le jour du baptême, elle envoie son autre
petit-fils, Jean Le Maigre, au noviciat, elle appelle les enfants à la prière tous les soirs.
L’omnipr ésence de Grand -Mère Antoinette dans l’univers d’Emmanuel, de ses fr ères et de
ses sœurs est indiqu ée dès le d ébut du r écit, lorsque le nouveau -né n’aper çoit que sa grand –
mère autour de lui. D’a illeurs, il est soign é par sa grand -mère pendant toute la journ ée, sa
mère étant partie au travail. C’est aussi cette figure maternelle qui expose des histoires à
Emmanuel, qui distribue de la nourriture aux enfants, mais aussi des sanctions :
Mais Grand -Mère Antoinette domptait admirablement toute cette mar ée d’enfants qui
grondaient à ses pieds. […]
« Ah ! assez, dit Grand -Mère Antoinette, je ne veux plus vous entendre, sortez tous,
retournez sous les lits… Disparaissez, je ne veux plus vous voir, ah ! quelle odeur, mon
Dieu ! »
Mais elle leur distribuait avec quelques coups de canne les morceaux de sucre qu’ils
attendaient la bouche ouverte, haletants d’impatience et de faim, les miettes de chocolat,
tous ces tr ésors poisseux qu’elle avait accumul és et qui jaillissaient de ses jupes, de son

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corsage hautain. « Éloignez -vous, éloignez -vous » disait -elle. Elle les chassait d’une main
souveraine. […] Elle r épudiait vers l’escalier […] tout ce d éluge d’enfants, d’animaux, qui,
plus tard, à nouveau, sortiraien t de leur myst érieuse retraite et viendraient encore gratter à
la porte pour mendier à leur grand -mère… (SVE : 11-12)
L’autorit é mais aussi la tendresse d éfinissent donc les rapports que la grand -mère a
avec ses petits -enfants. Cependant, sa relation avec Jean Le Maigre se distingue tout au
long du r écit, Grand -Mère Antoinette éprouvant un profond sentiment d’affection pour lui.
Contrairement à la mère qui a « ce léger mouvement de la t ête, ce signe de protestation
silencieuse pour d éfendre Jean Le Maigre » (SVE : 16), la grand -mère est la protectrice de
l’enfant et le met à l’abri de l’agression du p ère : « Viens pr ès de moi, dit Grand -Mère
Antoinette à Jean Le Maigre, on ne peut pas te faire de mal quand tu es pr ès de moi »
(SVE : 19). De plus, Grand -Mère Antoinette d éfend Jean Le Maigre, m ême si elle devient
parfois injuste. Lorsqu’elle trouve Jean Le Maigre et Le Septi ème buvant dans la cave, elle
punit Le Septi ème en le tirant par l’oreille et épargne Jean Le Maigre, lui faisant seulement
des r éprimandes : « Je ne me donnerai pas le mal de te parler […] Je ne prononcerai pas
une seule parole pour un vaurien comme toi » (SVE : 42). Inqui étée par l’ état de sant é de
Jean Le Maigre , elle l’envoie au noviciat o ù « il y a des infirmeries, des dortoirs chauds »
(SVE : 19) et son petit -fils sera mieux soign é qu’à la maison. Par ailleurs, Grand -Mère
Antoinette est la seule de la famille qui lise les manuscrits de Jean Le Maigre après la mort
de celui -ci. L’intensit é de la relation qui unit la grand -mère et l’enfant est r évélée au
moment o ù la femme arrive au noviciat, trouve les cahiers de son petit -fils et veut « serrer
contre son cœur ces pages, afin que chacune s’inscrive en elle pour toujours avec sa
morsure fra îche, son secret f éroce » (SVE : 106). Les funérail les qu’elle prépare pour son
petit-fils montrent encore une fois l’attachement profond et durabl e qu’elle éprouve pour
l’enfant. Au noviciat, en pr ésence du Fr ère Th éodule, elle parle de l’enterrement de Jean
Le Maigre : « Une belle tombe, dit Grand -Mère A ntoinette , […] ; je veux que Jean Le
Maigre soit fier de moi jusqu’au bout […] beaucoup de messes pour son âme, beaucoup de
fleurs, il aimait tant les c érémonies ! » (SVE : 107).
Après la mort de Jean Le Maigre, la grand -mère exprime son affection enve rs
Emmanuel. Les gestes et les paroles de la femme sont d’abord maladroits et dépourvus de
douceur, mais ils deviennent peu à peu plus aimables, plus gentils. U ne certaine ambiguïté
plane donc sur leur relation tout au long du récit, mais il reste quand mê me de l’espoir en
ce qui concerne le lien qui s’établit entre la femme et le nouveau -né, Emmanuel. Le roman

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n’apporte pas de réponses claires sur le dénouement, mais nous laisse entrevoir un avenir
meilleur pour l’enfant :
Mais les jours passaient et G rand-Mère Antoinette ne permettait à personne de venir
s’asseoir près de son fauteuil, comme l’avait fait Jean Le Maigre tant de fois […]. D’autres
saisons viendraient, Emmanuel grandirait, lui aussi, peut -être, qui sait Ŕ aurait un jour une
place choisie dans le cœur de la vieille femme ? (SVE : 117)
Évoquant le r ôle du personnage de Grand -Mère Antoinette dans le cadre de la
famille, Henri Mitterand fait le portrait de l’aïeule de la mani ère suivante :
Nourrici ère et protectrice, abritant sous ses jupes u ne nich ée d’enfants […] elle f édère, elle
rassemble, elle maintient le lien familial, de la naissance à la mort. Elle int ègre toutes les
valeurs, fait respecter tous les rites […] Elle raconte les histoires qui unissent le pr ésent au
passé. (Mitterand : 410-411)
En effet, ces images repr ésentatives pour le personnage de Grand -Mère Antoinette
montrent le fait que cette vieille femme, qui exerce une forte influence sur tous ceux qui
l’entourent, est r éellement le pilier de la famille. Elle fait de son mieux p our s’occuper de
tous ses petits -fils, étant le substitut maternel pour les enfants.
Le roman Tête Blanche présente diff éremment le r ôle de la m ère. Les profonds
changements sociaux des ann ées 60 influencent également le statut social de la femme. La
mère n’occupe plus la même position dans la famille. Son rôle traditionnel n’est plus
accept é comme il l’ était autrefois. La mère d’Evans, un garçon de 10 ans surnommé Tête
Blanche , est une femme qui veut s’émanciper et qui cherche sa liberté en rejetant son r ôle
d’épouse et de mère. Comédienne au théâtre, elle vit peu à la maison et se rend incapable
d’assumer les responsabilit és d’une m ère. Elle met alors son enfant en pension. La
correspondance qui s’éta blit entre Evans et sa mère permet au gar çon de raconte r ses
amitiés, ses haines, ses mauvais coups . De plus, l e fils Ŕ qui manque de tendresse et veut
rentrer à la maison Ŕ fait des reproches à sa mère, pose des q uestions sur son père qui boit,
se demande si ses parents ne vont pas divorcer , comprend que sa m ère est malade et se
soucie de la sant é et de la s écurité de celle -ci. Quant à la m ère, e lle répond à peine et
promet d’aller voir son fils à la pension . Elle croit que les histoires que le gar çon lui
raconte sont le fruit de son imagination et c’est pourq uoi elle ne répond pas toujours à ses
lettres.

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Dans la soci été québécoise des ann ées 1960, l’Église catholique perd peu à peu son
autorit é et son influence, ph énomène signal é dans ce roman. Contrairement à Grand -Mère
Antoinette qui donne à ses petits -fils une éducation religieuse, la m ère d’Evans avoue
qu’ « il y a un Dieu » (TB : 27), mais elle n’a jamais pens é à en parler à son fils.
Néanmoins, quand Evans exprime son mécontentement parce qu’il ne peut pas prier
comme son ami, Pierre , la m ère met en évidence l’importance de d évelopper une relation
personnelle avec Dieu. Selon elle, son fils va d écouvrir les mots justes de la pri ère dans son
âme : « Les mots que Pierre trouve aujourd’hui pour parler à Dieu, toi, tu les trouveras
d’une autre façon, plus tar d. Ils sont dans ton cœur » (TB : 31).
Physiquement absente de la vie d’Evans, la mère reste quand -même respo nsable du
bien-être de son fils. Elle lui envoie au pensionnat de petits cadeaux pour son anniversaire
ou des choses n écessaires à l’existence de l’enfant Ŕ des v êtements, des lunettes, des livres,
des cahiers. Par ailleurs, la m ère l’invite à passer quelques jours avec elle, à la campagne, à
la maison de son p ère, lorsque celui -ci est absent. Apr ès cette visite, Evans écrit à sa mère :
« Dans la ma ison de P ère, quelque chose m’effraie que je n’explique pas. Mais tu es
gentille de m’y amener » (TB : 60). Le gar çon avoue qu’il ne se sent pas à l’aise dans cette
maison, mais il appr écie ces moments simples de joie et de bonheur, partag és avec sa m ère.
Malgr é le caract ère difficile du p ère, la m ère tente d’am éliorer la relation p ère-fils. Elle
sugg ère à Evans de ne pas prendre en compte le comportement m échant du p ère :
Oublie, cher Evans, toute la peine qui accompagne le souvenir de ton p ère. Ce n’est pas
seulement un homme brutal. Il est bon aussi. Il est entier dans la violence, comme il l’est
en tout. Souvent je m érite les choses qu’il me dit. Comprends -moi bien, T ête Blanche : un
enfant ne peut juger son p ère. (TB : 50-51)
De plus, consciente de sa maladie, la m ère pr épare Evans à se débrouiller seul dans
la vie. Elle veut que son fils soit de plus en plus responsable et ind épendant et de pouvoir
prendre ses propres d écisions. Elle lui écrit : « Puisque tu as dix ans, il faut que tu saches
davantage te priver de moi, penser seul, d écouvrir la vie autour de toi, un peu comme un
jeune homme » (TB : 34). M ême plus tard dans leur correspondance, quand le gar çon se
pose des questions sur l’ évolution de leur relation, la m ère lui r épond : « Mon ch éri, il es t
normal qu’un gar çon qui grandit cesse d’avoir besoin de sa m ère. Tu m’aimeras toujours,
mais tu m’aimeras d’une autre fa çon, bient ôt » (TB : 70).
À l’oppos é de cette figure de m ère qui essaie de r épondre aux besoins physiques et
affectifs de son enfant, le premier roman blaisien, La Belle B ête, illustre une m ère

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incapable d’aimer ses enfants, en les rendant victimes de son égoïsme ou bien de son
narcissisme. La m ère Louise, veuve et riche fermi ère, adore son fils Patrice, d’une beaut é
extraordinaire, mai s idiot et rejette sa fille a înée, Isabelle -Marie, à cause de sa laideur. D ès
le début du roman, le lecteur remarque l’attitude de la m ère envers ses deux enfants : en
train, tandis que son fils Patrice a la t ête renvers ée sur l’ épaule de sa m ère, Isabelle -Marie
les regarde avec jalousie :
Sa m ère lui caressait la nuque de sa main ouverte. En glissant son poignet trop souple, elle
pouvait plonger la t ête de Patrice dans son sein et mieux écouter son souffle.
De l’autre c ôté, distante, immobile, sa fille Is abelle -Marie se serrait contre la fen être, le
visage dur. Louise pensait souvent : « Isabelle -Marie n’a jamais eu un vrai visage
d’enfant… Tandis que Patrice…Ah! Patrice ! » (BB : 11)
Le début du r écit révèle également la jalousie de la fille envers le cou ple m ère-fils
et annonce la violence qui va éclater. Dans la cabine du train, assistant à cette sc ène de
tendresse entre sa m ère et son fr ère, Isabelle -Marie se sent exclue et son aspect physique
indique le tourment qui s’installe peu à peu dans son âme. A insi, « ses yeux inqui étants
souvent étincelaient de col ère sous ses noirs sourcils. Quand elle se renfrognait, le bas de
son visage s’amincissait, sauvagement m éprisant. On en avait presque peur » (BB : 11-12).
Ignor ée par sa m ère, la fille éprouve « un étrange go ût de mourir » (BB : 13) au
sein de sa famille o ù elle ne conna ît pas du tout l’amour maternel. Isabelle -Marie souffre
beaucoup parce qu’elle n’est pas aim ée et « ses regards fielleux, per çant de haine » (BB :
21) refl ètent la tension qui existe entre la m ère et la fille. Indiff érente, Louise trouve sa fille
agaçante, « bonne à pleurer puisqu’elle est laide » (BB : 24).
Les humiliations de la m ère envers sa fille continuent lorsque Louise revient de la
ville avec Lanz, « un dandy de son âge » (BB : 32) qui deviendra son mari. D’autre part,
Lanz n’est pas du tout poli et gentil lorsqu’il rencontre Isabelle -Marie pour la premi ère
fois :
– […] Oh ! Lanz, c’est vrai, vous ne connaissez pas ma fille Isabelle ?
Isabelle -Marie ne tendait pas la main. L e regard de Lanz lui redisait qu’elle était laide.
– Lanz , reprit la voix doucereuse de L ouise, il faut excuser ma fille. C’est une sauvage,
aucune éducation ne vaut avec elle. (BB : 33)
La jeune fille est consid érée un monstre par sa m ère et, à son tour, elle donne
naissance à une fille, Anna, qu’elle trouve aussi monstrueuse qu’elle -même. Rejet ée par sa

98
mère, Isabelle -Marie rejette sa fille car « ce visage de l’enfant de son sang, afflig é de la
même laideur et des m êmes traits labour és, la r évoltait » (BB : 109)
Privée de tout amour, Isabelle -Marie se r évolte contre sa m ère. Pour se venger de
Louise, elle est cruelle avec son fr ère. Pendant que sa m ère est partie en ville, Isabelle –
Marie emp êche Patrice de manger et celui -ci tombe malade. Plus tard, elle défigure le
visage de son fr ère, en le poussant dans un bassin d’eau bouillante et m ême incendie la
ferme o ù sa mère périra.
En ce qui concerne la relation de Louise avec Patrice, la m ère semble pr éférer son
fils pour sa beaut é, car apr ès l’accident et la défiguration de celui -ci, elle l’abandonne dans
un asile. En r éalité, elle n’aime pas son fils, mais la beaut é de celui -ci qui « n’était pour
elle qu’un reflet de la sienne » (BB : 24).
Le jeune gar çon appara ît comme « un enfant enti èrement soumis à la ca resse de sa
mère, endormi, c’est -à dire sans v éritable prise de conscience, incapable de dire je,
redevenu la chose du d ésir maternel » (Cardinal : 30). Il regarde tout ce qui l’entoure, mais
il reste indiff érent, incapable d’analyser, de juger, de discern er ou d’apprendre. Il n’a pas
accès au monde, il n’entretient pas des relations avec les autres, il suit des cours à la
maison :
Persuad ée que Patrice ne pouvait manquer de certains dons, Louise lui donna des
professeurs priv és, mais l’un apr ès l’autre, il s quittaient la maison, rebut és, conscients de la
stupidit é de Patrice et de l’illusion grotesque de sa m ère (BB : 15)
De plus, sa m ère « lui pr épare des mets d élicats, l’aide à soigner son corps, l’initie à
la vanit é en le plantant devant les miroirs » (BB : 15). Malgr é ses quinze ans, Patrice reste
entièrement d épendent de sa m ère.
Ce qui change la relation m ère-fils c’est l’apparition de Lanz. Une rupture a lieu
dans la relation de Patrice avec sa m ère et pour le fils, Lanz repr ésente un rival, « un
intrus » (BB : 36) et il se sent menac é. Dès qu’il devient le mari de Louise, Lanz veut avoir
le pouvoir d’un p ère et exige l’ob éissance, mais ni Patrice, ni Isabelle -Marie n’acceptent
son autorit é. Jaloux , Patrice tue Lanz, en lançant son cheval sur lui. À la suite de la mort de
celui -ci, la relation entre la mère et le fils paraît indestructible. La scène qui présente le
retour de Patrice à la maison après une promenade à cheval, indique aussi la relation
presque incestueuse qui s’établit entre la mère et l e fils :
Sa Belle Bête était devant elle, son beau et puissant jeune homme sans esprit. […] Louise
le contempla, satisfaite. En Patrice elle trouvait tout ce qu’elle cherchait : un bel objet et

99
qui fût tout à elle. Plaire était sa loi. Elle remplaçait Lanz par une autre frivolité. […] Elle
l’entraîna vers sa chambre et s’allongea sur son lit comme lorsqu’il était adolescent, souple
entre ses bras de mère et qu’elle l’endormait dans les caresses. (BB : 119 -120)
De plus, atteinte d’un cancer de la joue, Louis e devient vulnérable et elle demande
à Patrice de ne jamais la quitter pour une amie ou une épouse : « Je suis ta mère, ta
meilleure compagne, je suis de toi, tu es de moi. Ne l’oublie pas. » (BB : 126)
Mais tout change complétement après l’accident de Pat rice. Dès qu’il est devenu
laid, Patrice ne plaît plus à sa mère et il partage « le sort méprisé » (BB : 135) d’Isabelle –
Marie. Louise évite toute rencontre avec son fils et pense le chasser puisque « d’avoir à
jamais un monstre incurable pour fils, la dég radait, elle, l’orgueilleuse abîmée » (BB :
136). Défiguré, le garçon est désormais rejeté par sa mère et abandonné dans un asile de
fous. En réalité, par la défiguration de son frère, Isabelle -Marie cherche à détruire le couple
mère -fils qu’elle jalouse dès le commencement du récit.
Contrairement à l’image de cette mauvaise mère « qui n’a jamais su faire un juste
partage entre ses deux enfants » (BB : 156), dans le premier volet du cycle Soifs , Marie –
Claire Blais fait le portrait d’une femme qui « s’accor de des moments de bonheur sensuel
en compagnie de ses enfants » (Oprea : 233). Il s’agit de Mélanie, qui vient d’accoucher
son troisième fils, Vincent et, dans le volet suivant, Dans la foudre et la lumière , elle aura
aussi une fille, Mai. Mélanie est une mère heureuse qui partage des moments de joie avec
ses enfants : elle nage à côté d’Augustino et de Samuel, les conduit à l’école, les ramène à
la maison, prépare leurs collations, surveille leurs jeux. En même temps, elle est
préoccupée par la santé de Vi ncent qui respire difficilement, étant surveil lé à tout moment
et soigné par l a famille. Son « souffle hâtif, oppressé, qui avait été diagnostiqué à la
naissance » (S : 73) inquiète Mélanie . Pourtant, elle le considère « le plus vigoureux de ses
fils » par ce que, tandis que les deux autres garçons Ŕ Samuel et Augustino Ŕ étaient nés à
Paris et à New York, Vincent, né « dans une île aux parfums enivrant s, près de l a mer, était
un bébé joufflu » (S : 73) . Les responsabilités de mère n’empêchent pas Mélanie de
continuer ses activités sociales. Ainsi, pendant qu’elle surveille Vincent, elle pense à la
communication qu’elle lira à la réunion des femmes militantes.
Dans la foudre et la lumière , le deuxième volet, est le roman qui relève des
changements considérab les en ce qui concerne les rapports de Mélanie avec ses enfants.
Elle part à Washington pour son poste de sénatrice, décision qui ne lui permet pas d’être
toujours une mère disponible et présente dans la vie de ses enfants, devenant « une mère

100
adorée si so uvent absente de la maison » (DFL : 30). Depuis que ses enfants grandissent,
les activités de Mélanie ne sont plus exclusivement familiales, mais aussi politiques et
sociales puisqu’elle aime défendre les personnes opprimées, notamment les femmes. Par
conséquent, tiraillée entre ses responsabilités de mère et son travail, la femme se sent
souvent fatiguée après un long déplacement, mais elle se rend compte qu’elle ne pourrait
pas vivre sans « cette stimulation intellectuelle » (DFL : 110) que son activité
professionnelle lui apporte. Cependant, elle essaie de compenser son absence par des
cadeaux qu’elle offre à ses enfants. Esther, la mère de Mélanie , observe le nouvel
ordinateur que les parents donnent à Augustino et elle se demande : « n’était -ce pas pour
compenser leurs fréquentes absences de la maison » (DFL : 98). La grand -mère maternelle
remarque également que les deux parents, préoccupés par leurs travails, abandonnent
souvent Mai, la cadette de la famille. Ainsi, lors d’une rencontre avec leurs amis artistes,
Daniel et Mélanie ne prêtent pas attention à leur fille qui joue seule sur la passerelle. Esther
constate que « ni Daniel ni Mélanie ne semblaient être attentifs au désarroi de l’enfant sur
ce bateau […] tout à leurs engagements respectifs, ils n égligeaient Mai » (DFL : 222). De
plus, le jour des funérailles de Jean -Mathieu, lorsque Mai s’égare sur la plage, Mélanie
devient inquiète à cause de l’absence de sa fille et la cherche partout. Mais, après que
Daniel la retrouve et la ramène à la maison, Mai est de nouveau abandonnée par ses
parents qui demandent à Marie -Sylvie, la bonne, de s’occuper de la fille.
La relation entre Mélanie et Mai évolue dans les volets suivants. Dans le quatrième
volet, Naissance de Rebecca à l’ère des tourments , les cha ngements liés à la puberté de sa
fille inquiètent Mélanie. La mère est mécontente du comportement de Mai, de la manière
dont la fille s’habille à l’école et de la promenade que celle -ci a fait sur la plage avec un
homme qui a le double de son âge. Quant à Mai, elle se révolte et reproche à sa mère son
absence causée par ses longs voyages à Washington. De plus, Mai manque ses leçons de
tennis le samedi et lave des voitures avec ses amies pour gagner son argent de poche ou
bien elle ment ses parents à l’égard de ses notes à l’école. Plus tard dans le récit, au
moment où Mai devient adolescente, sa mère accepte ses sorties le soir jusqu’à minuit.
Mélanie est alors consciente que sa fille grandit et avoue à Esther qu’ « on ne peut garder à
la maison une fille de quinze ans » (MBP : 166).
Remarquons également que Mélanie est une mère qui jouit d’avantages sociaux et
matériels importants dans cette île où sa famille vit. Contrairement à d’autres mères vivant
dans des régions moins privilégiées, Mélanie est conscie nte de sa position fortunée. Elle
est épouvantée lorsque Jenny, l’une des employées de la famille, dépeint un tableau

101
exprimant la pauvreté et la misère qui marquent la vie des mères et de leurs enfants
appartenant à d’autres zones du monde :
Et combien de fois encore Jenny ne verrait -elle pas les siens blessés, offensés, atteints de
tous les malheurs, là -bas, sur la terre rouge et sèche de Baidoa, les yeux dévorés par les
mouches, ils se blottissaient en vain contre le sein vide de leur mère, leurs ombres
squelettiques s’entassaient comme bientôt s’entasseraient leurs cadavres, dans des camions,
des fosses communes, sur cette terre aride, sans nuages de pluie, eux qui avaient eu si soif,
leur écuelle à la main, eux qui ne pouvaient fuir ou qui mouraient dan s leur fuite (S : 170)
En plus, Mélanie se rappelle l’accident nucléaire de Tchernobyl survenu le 26 avril
1986 et s’imagine « le nuage passant par -dessus la république d’Ukraine, dans les cheveux
des petits enfants qu’il avait transformés en une multit ude d’enfants chauves et
leucémiques, tout près de la fosse des morts » (S : 188). L’inquiétude et la peur que
Mélanie éprouve sont d’autant plus fortes qu’elle pense que « le nuage de plutonium
planant sur l’Atlantique avec les vents contraires (S : 189) pourrait mettre en péril la vie de
ses propres enfants.
La mère de Mélanie, qui vit dans la maison du couple Daniel -Mélanie a quand –
même un point de vue différent en ce qui concerne le rôle maternel de sa fille. Pour Esther,
la carrière et la maternité s ont incompatibles car être mère signifie s’effacer derrière les
responsabilités familiales. Elle milite pour l’indépendance et l’émancipation des femmes et
ce qui compte pour une femme, selon Esther, c’est l’implication dans la vie sociale et
politique. El le rêve pour Mélanie le poste de sénatrice des États -Unis, mais sa fille a choisi
le statut de mère : « […] tout semblait annoncer que Mélanie serait un jour au Sénat et
soudain, elle n’était que mère « (S : 109) .
Par conséquent, la relation entre ces deu x femmes Ŕ mère et fille Ŕ se caractérise
par des tensions : Esther n’accepte pas les goûts artistiques de sa fille, jalouse la relation de
celle-ci avec sa tante Renata et même désapprouve le fait que sa Mélanie a renoncé à la
carrière politique pour le m ariage et les maternités successives. Esther fait souvent des
remarques qui trahissent son mécontentement à l’égard des choix de Mélanie : « […] mais
pourquoi s’est -elle mariée, a -t-elle eu des enfants, je ne comprends pas » (S : 74) ;
« dommage que Mélani e eût songé elle aussi à se marier » (S : 179).
En ce qui concerne les rapports au sein de la famille de Daniel et Mélanie, nous
devons remarquer le fait que les deux parents veulent transmettre à leurs enfants les mêmes
valeurs dans lesquelles ils ont ét é élevés. Cependant, ils se rendent compte que les idéaux

102
de leurs enfants seront très différents des leurs. En plus, à cause de leurs métiers et leurs
nombreux départs Ŕ de Mélanie à Washington pour son poste de sénatrice et de Daniel en
Espagne afin de t rouver dans un monastère la tranquillité indispensable pour la rédaction
de son livre Ŕ ils sont de moins en moins présents dans la vie de leurs enfants.
En guise de conclusion, nous pouvons constater que les différents portraits de
mères que Marie -Clair e Blais dépeint dans ses romans reflètent l’évolution du statut social
de la femme à travers le temps et implicitement les changements du rôle de celle -ci au sein
de la famille. La société québécoise décrite dans les premiers romans blaisiens est une
socié té rurale et traditionnelle, dominée par l’Église catholique. Dans Une saison dans la
vie d’Emmanuel , Marie -Claire Blais fait la description d’une mère passive, soumisse à
l’autorité de son mari, épuisée physiquement par les nombreux accouchements et le tr avail
dur dans la ferme, responsable de nourrir ses enfants. Dans cette pauvre famille, la grand –
mère maternelle est au fond celle qui prend la place de la mère. Autoritaire, Grand -mère
Antoinette exerce une forte influence sur ses petits -fils, répondant à leurs besoins
matériaux et affectifs. La Belle B ête présente une image de la m ère tout à fait diff érente.
Louise, l a mère de Patrice et d’Isabelle -Marie, a une influence extr êmement n égative sur la
vie de ses deux enfants. Pr éférant son fils pour sa beaut é physique et rejetant sa fille à
cause de sa laideur, Louise demeure une mauvaise m ère qui ne peut établir aucun lien
émotionnel avec ses enfants. La haine et la rancœur d’Isabelle -Marie envers sa m ère et son
frère conduisent finalement à la destruction d e la famille.
Le roman Tête Blanche annonce une nouvelle image de la m ère. Nous pouvons
ainsi remarquer une discrète modification concernant la relation mère -enfant. Comédienne
au théâtre, la mère d’Evans est une femme qui vit peut à la maison et met son e nfant en
pension . Par ce personnage f éminin, Marie -Claire Blais illustre la femme artiste de la fin
des années 50 au Québec, une femme qui veut s’émanciper. Elle reste quand -même
responsable du bien -être de son fils, lui écrivant ou envoyant de petits cade aux.
L’évolution de la soci été et les modifications inh érentes du r ôle de la m ère sont
beaucoup plus évidentes dans les volets qui composent le cycle Soifs . Bien que M élanie
parte souvent à Washington afin d’accomplir ses t âches professionnelles, elle s’a ssume
joyeusement ses responsabilit és maternelles. Comme Denisa Oprea l’indique : « à travers
ces maternit és répétées, elle se prolonge elle -même, elle s’ épanouit par le d élicieux
dédoublement de soi dans l’autre, tout en dressant un hymne à la vie » (Opre a : 233).

103

CONCLUSIONS

Nous pouvons constater que la condition de la femme dans la soci été québécoise à
travers le temps et les différentes étapes de l’h istoire du Québec, constitue un th ème
important dans l’œuvre de Marie -Claire Blais. La situation de la femme au sein de la
société est (re)d éfini par les changements sociaux, économiques et démographiques .
La première partie , La femme dans la société : évolution et changements , a abordé
les différents types de femmes illustrées par Marie -Claire Blais dans ses romans : la femme
soumise aux structures patriarcales, la prostituée, l’artiste, la femme lesbienne.
La mère d’Emmanuel du roman Une saison dans la vie d’Emmanuel est une
femme silencieuse, passive , résignée à son sort et incapable de prendre de déci sions en ce
qui concerne sa famille. Par contre, sa fille Héloïse refuse de mener la vie difficile de sa
mère et choisit le bordel. Par le personnage d’Élise, la mère d’Evans du roman Tête
Blanche , l’écrivaine illustre la femme artiste de la fin des anné es 50 au Québec, une
femme qui veut s’émanciper et cherche sa liberté, en rejetant son rôle d’épouse et de mère.
Marie -Claire Blais s’écarte peu à peu de cette image traditionnelle de la représentation
féminine pour en forger des nouvelles . Dans le roman Les Nuits de l’Underground ,
l’auteure évoque la lutte d’une communaut é des femme s lesbiennes dans une société
dominée par les hommes. Si au début du roman, les femmes se rencontrent et expriment
leurs reven dications dans l’espace isolé d’un bar, les dernièr es pages du roman évoquent la
libération des femmes lesbiennes qui réclament leurs droits ouvertement dans la rue.
Le statut de la femme au sein de la famille a été l’objet de la deuxième partie où
nous avons analysé le rôle de l’éducation pour les jeunes filles, la relation homme -femme
et la relation mère -enfant(s).
Nous avons d’abord analysé la manière dont l’éducation des femmes peut
influencer leur statut social. En conséquence, nous avons constaté que l’éducation des filles
au Québec a subit l’influen ce du contexte socio -culturel . Jusqu’à la première moitié du
XXe siècle, les filles sont instruites pour devenir des épouses et des mères responsables, la
famille et l’Église catholique étant responsables de leur formation. Dès les années 60, les
valeurs d ’une grande partie de la population sont bouleversées et l’émancipation est l’idée
dominante au Québec. Dans ce contexte, l’éducation des femmes joue un rôle fondamental
puisque celle -ci peut accélérer ce processus d’émancipation.

104

Nous avons constaté ensuite que la relation mère -enfant(s) se caractérise chez
Blais par indifférence, froideur, passivité ou même haine. Par conséquent, Louise Ŕ la mère
présentée dans le premier roman blaisien, La Belle Bête Ŕ est incapable d’aimer ses
enfants, en les rendant victimes de son égoïsme ou bien de son narcissisme. La m ême
indiff érence maternelle est évidente dans les romans Une saison dans la vie d’Emmanuel et
Tête Blanche . La m ère d’Emmanuel est une femme qui n’a pas d’affection pour ses
enfants. Quant à la mère d’Evans, elle rêve avant tout d’une carrière d’actrice et rejette son
rôle de mère, mettant son enfant en pension. Mais le portrait de la mère présentée dans le
cycle Soifs est tout à fait différent : l’amour, la douceur et la responsabilit é caractérisent la
relation de Mélanie avec ses quatre enfants.
En ce qui concerne la relation femme -homme dans les romans blaisiens analysés,
nous avons remarqué une évolution selon les différentes périodes historiques du Québec.
Par conséquent, la subordination du perso nnage féminin à l’ordre établi pour les femmes Ŕ
c’est -à-dire mariage et maternité Ŕ est évoquée à travers le personnage de la mère
d’Emmanuel. Il s’agit de l’épouse soumisse à l’autorit é du mari, la conservatrice des
valeurs traditionnelles et familial es. Puis, dans le roman Tête Blanche , Marie -Claire Blais
fait le portrait d’une femme qui cherche sa libert é et veut se s éparer de son époux
alcoolique et violent. Mais, des progrès importants en ce qui concerne l’égalité des chances
dans la vie familiale et professionnelle sont visibles dans la série Soifs . L’harmonie
caractérise le couple Daniel et Mélanie. Ces deux époux partagent les responsabilités de la
vie de famille et se soutiennent dans leurs activités professionnelles.
L’analyse du statut social de la femme dans les romans de Marie -Claire Blais
nous permet d’affirmer que l’ écrivaine surprend une claire évolution dans la société
québécoise en ce qui concerne l’image de la femme et ses derniers personnages f éminins
tentent de construire un univers basé sur tolérance et la solidarité. Par le biais de la
représentation de la femme, Blais d énonce la soci été patriarcale qui pratique la violence et
opprime les femmes et les enfants. Les personnages f éminins blaisiens sont des femmes en
quête de leur ident ité qui luttent pour s’affirmer ; elles doivent proclamer leur diff érence,
leur f éminit é, combattre les pr éjugés et militer pour leurs droits ignor és.

105

CHAPITRE III
LE REGARD BLAISIEN SUR LE CORPS DE LA FEMME

106

INTRODUCTION

La deu xième moiti é du XXe siècle est marquée par le mouvement féministe qui
vise l’émancipation de la femme et l’affirmation de sa différence, de sa propre
individualité. Dans la littérature québécoise, les femmes -écrivaines veulent briser les
interdits sociaux et moraux et dénoncer les tabous qui pèsent sur le corps de la femme.
L’affirmation d’une identité féminine est basée sur le changement de la perception
générale du « deuxième sexe ».
Dans ce chapitre, nous nous proposons d’examiner, à partir des romans d e Marie –
Claire Blais, la vision de cette écrivaine en ce qui concerne la repr ésentation du corps de la
femme, dans ce contexte de lib ération et de disparition des tabous de toute sorte.
Notre travail comporte trois volets principaux : le r ôle du corps de la femme dans
la construction de l’identit é féminine, la relation entre sexualit é et corps, les violences
exerc ées contre le corps de la femme.
Pour mieux comprendre et analyser l’importance du corps de la femme pour la
construction de l’identité féminine , il nous semble important de d éfinir d’abord les
concepts de corps, identit é et féminit é. Ainsi, dans la premi ère partie, Corps et identit é,
nous aborderons les aspects anthropologiques, psychologiques, psychanalytiques et
sociaux concernant le corps huma in. Nous insisterons ensuite sur l’importance de l’image
du corps pour le d éveloppement de la conscience de soi dans l’œuvre romanesque de
Marie -Claire Blais, en analysant la mani ère dont les personnages f éminins per çoivent leur
propre corps.
Quant à la seconde partie, Corps et sexualit é, nous nous proposons d’examiner la
question de la sexualit é dans l’œuvre romanesque de Marie -Claire Blais, analysant les
modèles et les valeurs exploit és à travers cette th ématique. Pour ce faire, nous nous
interrogerons notamment sur la façon dont les h éroïnes blaisiennes s’approprient les
changements de leur propre corps à l’adolescence et quelles sont les modifications
identitaires que vivent ces jeunes filles . Nous verrons également ce qui a chang é en ce qui
concerne la fonction de la sexualité et son importance dans la vie du couple . Ensuite, nous
allons voir sous quelles formes l’homosexualité est représentée chez Blais et quels sont les
jugements portés à son égard.

107
Finalement, la troisi ème partie, Corps et souffranc es, est consacr ée à explorer la
question de la douleur physique dans les romans de Blais et propose une analyse des corps
féminins souffrants. Nous aborderons en premier lieu les repr ésentations du corps malade
et l’angoisse de la femme devant la d égradati on physique de son corps. Nous verrons
ensuite quelle est l’image de la femme âgée illustr ée par Blais et de quelle mani ère les
personnages f éminins abordent les questions au sujet de la vieillesse et de la mort. Nous
examinerons aussi quelques formes de v iolence exerc ée contre les femmes : coups,
défigurations, mutilations, violences conjugales, agressions sexuelles, viols. Les
personnages féminins victimes de la violence se sentent humiliées, blessées et se révoltent.

108

III.1. CORPS ET IDENTIT É FÉMININE

III.1.1. Du corps à l’identit é. Vers une d éfinition de l’identit é féminine

Même si le corps est au centre de la vie et accompagne notre existence de tous les
jours, son statut reste ambigu et controvers é. Définir le corps humain n’ est pas chose facile
en raison de la diversit é de repr ésentations qui ont consid érablement évolué depuis
l’Antiquit é jusqu’ à nos jours et en lien avec les connaissances scientifiques de chaque
époque ou civilisation. Les sciences humaines ou exactes, les a rts ou la litt érature ont
reflété de mani ère plus ou moins directe le corps humain.
Du point de vue de la biologie, le corps repr ésente « l’ensemble des parties
matérielles constituant l’organisme, si ège des fonctions physiologiques »13. Le corps est
donc u n donn é essentiellement biologique, et son fonctionnement d épend de lois naturels.
Ce qui caract érise le corps c’est son caract ère mat ériel; il peut être vu, touch é ou il est
soumis à la maladie, au vieillissement, à la mort. Autrement dit, le corps rend l ’homme
visible, étant le signe de l’existence de chaque individu. Le corps biologique, celui des
membres et des organes, est également le lieu des sentiments, des émotions, des
perceptions ou des sensations.
Sans doute, il semble logique d’assimiler le cor ps au « biologique », mais l’homme
ne se réduit pas à sa matérialité ou à l a fonctionnalité de ses organes et son corps ne peut
pas être caract érisé par sa seule mat érialit é. Les rapports du corps et de l’esprit ont
préoccup é la philosophie car « chacun es t à la foi un corps physique projet é dans le monde
du dehors et un corps psychique qui renvoie au dedans de l’ être » (Marzano : 8). L’homme
est un corps anim é de vie et d’intelligence. Il a des pens ées, des souvenirs, des sentiments,
une personnalit é, un c aract ère. Il est conscient de son existence.
La psychologie parle de la psych é qui d ésigne l’ensemble des manifestations
conscientes et inconscientes de la personnalité d’un individu. Pour tous ces processus et
phénomènes relevant de l’esprit, le fondateu r de la psychanalyse Sigmund Freud utilise le
terme de psychisme. Il consid ère qu’un r êve, une pens ée, un acte manqu é, un lapsus sont
les cons équences d’un conflit à l’intérieur de nous. Apr ès le premier mod èle de division du
psychisme en conscient, pr éconscient et inconscient, Freud pr ésente un nouveau modèle

13 CNRTL Ŕ Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : http:// www.cnrtl.fr/definition/corps ,
page consult é le 27 juin 2018.

109
dans son essai Le moi et le ça14, paru en 1923. Il s’agit de la division du psychisme en trois
parties qui sont en r éalité trois instances dirigeant les comportements de chaque individu :
le Moi, le Su rmoi et le Ça. Le Moi « se rattache à la conscience » (Freud : 11) et repr ésente
les pens ées et les perceptions acceptables. Le Ça est notre inconscient qui cr ée nos d ésirs
(libido), nos pulsions refoul ées Ŕ pulsions violentes, pulsions sexuelles, pens ées
immorales, d ésirs irrationnels ou honteux. Le Surmoi est une censure inconsciente des
pulsions non acceptables. Le Ça crée des d ésirs immoraux, le Surmoi filtre ces d ésirs pas
très acceptables et le Moi ne re çoit que des d ésirs moralement acceptables.
Selon Freud, notre psychisme est contr ôlé par l’inconscient, mais on ne s’en rend
pas compte. Cet inconscient est un lieu de refoulement. Les pulsions refoul ées vont se
déguiser afin de pouvoir franchir la censure. Parmi ces déguisements, on trouve les actes
manqués, les lapsus, les rêves, qui sont toujours porteurs d’un sens. Freud a mis en lumière
que l’inconscient a des effets sur les corps.
Au fil des ans, les historiens et les sociologues ont essayé de montrer l’influence de
la culture et du milieu social sur la représentation du corps. Ainsi, l’historien Marcel Mauss
aborde la manière dont chaque être humain dispose de son propre corps dès 1934 et parle
de la notion de « techniques du corps » qui signifient « les façons dont les hommes, s ociété
par société , d'une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » (Mauss : 5). Selon
lui, « la façon naturelle » de marcher n’existe pas, mais au contraire « une façon acquise »
qui provient de l’imitation ou de l’éducation. Plus tard, dans les années 1970, l e sociologue
français Luc Boltanski aborde la dimension sociale des comportements corporels et
analyse la correspondance qui existe entre la relation de chaque individu avec son propre
corps et la place que cet individu occupe dans la société. Il affirme :
le corps est en effet, au même titre que tous les autres objets techniques dont la possession
marque la place de l'individu dans la hiérarchie des classes, par sa couleur (blafarde ou
bronzée), par sa texture (flasque et molle ou ferme et musclée) , par son volume (gros ou
mince, replet ou élancé), par l'ampleur, la forme ou la vitesse de ses déplacements dans
l'espace (gauche ou gracieux), un signe de statut Ŕ peut-être le plus intime et par là le plus
important de tous Ŕ dont le rendement symboliq ue est d'autant plus fort qu'il n'est pas, le
plus souvent, perçu comme tel et n'est jamais dissocié de la personne même de celui qui
l'habite (Boltanski : 232).

14 Freud, Sigmund, Le moi et le ça, publi é pour la premi ère fois en 1923 et r éédité chez Payot en 1968 /
consulté à
http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_de_psychanalyse/Essai_3_moi_et_ca/Freud_le_mo
i_et_le_ca.pdf , le 27 juin 2018.

110
Pierre Bourdieu s’intéresse aussi au corps comme signifiant social . Pour lui, « le
corps dans ce qu’il a de plus naturel en apparence […] est un produit social » (Bourdieu :
51). De plus, il remarque les liens qui existent entre corps et identité. C’est ainsi qu’il
considère que les caractéristiques corporelles sont des signes particuliers ayant co mme
résultat la distinction des êtres humains.
Le corps joue également un rôle important dans la conception identitaire d’un
individu car le corps représente l’élément matériel à partir duquel l’identité se forge. Le
corps participe à la construction de l ’identité tout comme il l’influence. Dans l’article Du
corps, qu’en est -il ?, Michela Marzano aborde la question du corps et de son rôle dans la
construction de l’identité. Selon elle, le corps a un double statut : « d’une part, il est
considéré comme ce p ar quoi l’on peut montre r quel genre d’individu on est ; d’autre part,
il est vu comme une matière façonnable au gré de nos désirs variables » (Marzano : 9). Le
corps est ainsi une représentation du type d’individu que l’on est, mais aussi un objet, une
matière qui peut être modelée en fonction de nos différents désirs.
Il est important de mentionner que du point de vue de la biologie, le corps définit
l’homme dans son unicité, mais au niveau social le corps place l’homme sur le même pied
d’égalité que les autres. Autrement dit, le corps sépare et réunit les individus. Les
caractéristiques du corps permettent aussi de catégoriser les êtres humains. Par exemple, le
sexe est l’une des composantes biologiques qui fait la distinction entre homme et femme.
Cette distinction est visible sur le plan biologique, mais aussi au niveau de l’identité.
Pour comprendre le sens de l’identité féminine, qui fait l’objet de notre travail, il
faut d’abord saisir la signification de ce que l’on nomme « identité », un concept ut ilisé
abondamment dans le langage courant, grâce à son caractère polysémique. Ce terme
désigne différentes formes de relations dans des domaines divers : philosophie,
psychologie, sciences sociales, mathématiques, logique, droit, économie, technologies. On
distingue ainsi identité personnelle, identité sociale, identité numérique, identité nationale
ou identité sonore. Au sens le plus large, dans la psychologie sociale, l’identité personnelle
désigne la représentation de soi, c’est -à-dire le c aractère perma nent et fondamental de
quelqu'un, qui fait à la fois son sa singularité et sa différence. L es dictionnaires de langue
française considèrent l’identité personnelle comme étant un sentimen t d’unité et
appartenance à soi qui définit l’homme par rapport à soi et aux autres, mais aussi par
rapport à l’environnement dans lequel il vit15.

15 CNRTL Ŕ Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : http://www.cnrtl.fr/definition/identit é ,
page consult é le 27 juin 2018.

111
Le concept d’identité personnelle est pourtant problématique et son emploi a
suscité et suscite encore des débats variés. Depuis le XVIIe siècle, les philosophes
cherchent à écla ircir les enjeux liés à la notion d’identité personnelle. Selon le philosophe
anglais John Locke, la conscience que chaque individu a de lui -même constitue le
fondement de l’identité personnelle. De plus, la conscience permet à chaque individu
d’avoir conn aissance de ses actes et de ses états aussi bien présents que passés et c’est
grâce à la mémoire que la conscience de soi englobe des actions passées. En d’autres
termes, la mémoire de souvenirs vécus assure la continuité de la personne. Dans le chapitre
XXVII du livre II de son ouvrage An Essay Concerning Human Understanding16 (1690) , il
examine les questions liées à la nature et à l’identité des personnes et définit la personne de
la manière suivante :
a thinking intelligent being, that has reason and refl ection, and can consider itself as itself,
the same thinking thing, in different times and places; which it does only by that
consciousness which is inseparable from thinking (Locke: 304)
Selon Locke, une personne est donc un être pensant qui se reconnaît comme unique
à travers le temps et l’espace et qui a accès à ses propres perceptions présentes et passées,
sur le mode du « je ». En conséquence, d’après la théorie lockéenne, l’identité personnelle
s’appuie seulement sur la conscience et la mémoire qu’un individu a de lui -même. Par
contre, le philosophe et théologien britannique Joseph Butler soutient que la conscience ne
constitue pas l’identité, mais la présuppose, puisqu’ une per sonne doit exister tout d’abord
pour avoir conscience d’elle -même. Quant au philosophe écossais Thomas Reid, il
souligne que la mémoire n’est pas un critère de l’identité puisqu’un individu ne se souvient
pas tous les moments de sa vie, il peut avoir des lacunes.
En raison de ces arguments contre la théorie de John Locke, bon nom bre de
philosophes cherchent à définir l’identité d’une personne à partir de ses propriétés
matérielles, c’est -à-dire physiques. Pour qu’une personne demeure la même à travers le
temps, il est nécessaire que son corps et son cerveau restent inaltérables. M ais le critère de
la continuité corporelle et celui de la continuité cérébrale sont vite abandonnés puisqu’ils
ne sont pas de conditions suffisantes pour assurer la persistance d’un individu dans le
temps. Plus tard, au XXe siècle, le philosophe britanniqu e Derek Parfit élargit l’analyse et

16 John Locke, 1690, Essay Concerning Human Understanding , consulté à
https://www.globalgreyebooks.com/essay -concerning -human -understanding -ebook.html , le 29 juin 2018.

112
synthétise l’identité personnelle comme un phénomène co mplexe qui consiste en différents
types de continuité psychologique, de mémoire, de caractère, d'intention et autres aussi .
Une autre distinction s’impose. Il s’agi t du terme sexe qui détient plus d’une
signification qui affecte différemment l’identité. La notion de sexe détermine
l’appartenance biologique au sexe mâle ou femelle, englobe les caractères sexuels
primaires ou secondaires, mais désigne également les car actéristiques, les attitudes et les
comportements d’un individu qui soutiennent son sexe biologique. De ces différentes
significations du terme sexe, nous pouvons distinguer deux concepts d’identité : identité
sexuelle et identité de genre. Si le sexe corr espond aux caractères sexuels biologiques et
psychologiques d’une personne, comme nous l’avons déjà constaté, le genre fait référence
à la culture et aux fonctions associées à certaines catégories de personnes. Autrement dit,
l’identité sexuelle dépend du sexe anatomique tandis que l’identité de genre est tributaire
des aspects biologiques, sexuels, psychologiques et sociaux qui caractérisent un individu.
Le genre est donc un concept désignant la totalité des caractéristiques correspondantes à la
masculinit é ou à la féminité qui ne relèvent pas de la biologie, mais d’une construction
sociale. Ces différences sociales entre hommes et femmes entraînent des conséquences
concernant les rôles, les valeurs, les attitudes, les comportements liés à l’un des deux sex es,
tout en variant à travers l’histoire et selon les cultures. Du point de vue sociologique, les
attributs de la masculinité sont la force, l’autorité, l’indépendance, la compétence, le
potentiel sexuel, tandis que la féminité se définit par beauté, grâce , sensibilité, docilité,
dépendance.
Tous les traits anatomiques , physiologiques , psychologiques et comportementaux ,
propres à la femme, constituent donc la féminité. Liés ainsi au sexe et au genre, ces
caractéristiques sont profondément conditionnées par le milieu social. La définition donnée
par le psychologue français Henri Piéron révèle l’existence d’un ensemble de
caractéristiques qui distinguent les femmes des hommes, précisant en même temps
l’interaction entre le biologique et le social. Par conséque nt, dans son ouvrage Vocabulaire
de la psychologie , il soutient que la féminité comprend tous les caractéristiques
différentielles admises de la femme, liées biologiquement au sexe, mais conditionnées
notamment par l’influence du milieu sociopolitique et r eligieux. (Piéron : 134)
Par conséquent, nous pouvons considérer que l’identité féminine constitue tout ce
qui détermine une femme comme telle, du point de vue biologique, sexuel, psychologique
et social. L’identité féminine rassemble tous les comportement s, les croyances, les traits,
les attitudes qui confirment le caractère d’une femme selon son sexe biologique. Le corps

113
d’une femme, tout comme ses comportements et attitudes évoluent constamment et se
transforment. C’est pourquoi l’identité consiste en un e quête permanente de soi et l’identité
de genre est une quête du sentiment d’unité et d’appartenance à soi indissociable du corps
sexué dans lequel elle prend racine.

III.1.2. De l’image du corps à l’image de soi

L’image du corps est un concept complexe dont le sens varie selon l’auteur qui
l’utilise. En 1893, le neurologue et psychiatre fran çais Pierre Bonnier introduit, à partir des
constatations cliniques, la notion de sch éma corporel. Selon lui, l’homme conna ît la
position de ses membres gr âce aux inf ormations d’origine musculaire et tactile ressenties
par lui -même. Le sch éma corporel est donc une r éalité permanente, une représentation
spatiale du corps. Pour le neurologue anglais Henry Head, le schéma corporel désigne « le
sentiment que nous possédons de notre propre corps et de notre espace corporel, que le
mécanisme psychologique qui nous donne ce sentiment » (Jeannerod : 187).
Dans l’approche psychanalytique, la notion d’image du corps est mentionn ée pour
la premi ère fois en 1935. C’est le psychiatr e et psychanalyste viennois Paul Schilder qui
expose une th éorie de l’image du corps. Il consid ère que « l’image du corps humain c’est
l’image de notre propre corps que nous formons dans notre esprit, autrement dit, la fa çon
dont notre propre corps nous ap paraît à nous -même » (Schilder : 35).
Reprise et approfondie par Fran çoise Dolto, la notion d’image du corps est
compos ée de trois images : l’image de base qui assure le sentiment d’exister, l’image
fonctionnelle qui correspond au corps biologique et assur e l’identit é et établit des relations
avec l’environnement et l’image érogène qui assure l’identit é sexuée. L’image du corps a
donc une signification dynamique. Pour Dolto, ce qui compte c’est la repr ésentation que
nous nous faisons de notre corps, mais au ssi l’int érêt que nous lui portons.
Le psychologue fran çais Henri Wallon souligne l’importance du miroir dans la
construction psychologique de l’enfant. Vers huit mois et demi, l’enfant prend conscience
de son propre corps et le distingue des autres corps . L’enfant fait l’exp érience de sa propre
image visuelle, de la repr ésentation de son corps, gr âce à l’usage du miroir. Pour Jacques
Lacan, le stade du miroir, qui permet à l’enfant l’identification à sa propre image, est le

114
formateur de la fonction sujet , le « je », de l’enfant âgé de 6 à 18 mois. Il souligne aussi
l’importance de la présence de l’autre pour la réalisation de cette fonction.
L’image du corps fait partie de la représentation que l’homme a de lui -même. Le
corps est « le siège des sensation s et d’expériences » (Jeannerod : 193) que l’homme vit.
L’image du corps est une représentation de soi, c’est -à-dire la perception que chacun a de
son propre corps. Par ailleurs, l’image du corps illustre l’attitude que chaque personne,
homme ou femme, a e nvers son propre apparence physique, ce qui influence non
seulement les pensées et les sentiments, mais aussi les comportements. De ce fait, l’image
du corps devient une partie essentielle de l’identité personnelle.
L’image visuelle, cette représentation du corps propre, en particulier grâce à
l’usage du miroir, devient donc importante pour le développement de la conscience de soi.
Chez les femmes, l’apparence physique joue un rôle important étant soumise à l’évaluation
individuelle que chacune porte sur s on propre corps, mais aussi à la conformité à l’égard
du standard imposé par l’environnement social et culturel. L’image corporelle que les
femmes ont d’elles -mêmes peut être affectée par bon nombre de facteurs : les attributs
physiques réels, les relation s interpersonnel les et les remarques des autres, les normes de
beauté imposées par la société.
Dans la littérature québécoise de la première moitié du XXe siècle, l e corps de la
femme porte la marque d’une société patriarcale, longtemps restée conservatri ce, sous
l’influence de l’Église catholique. L’image du corps féminin modelée par cette société
porteuse des valeurs traditionnelles est liée à la condition biologique de la femme, c’est -à-
dire à sa fonction primaire, la procréation. Cette oppression socia le et religieuse exerc ée
sur la femme est mise en évidence par les portraits que Marie -Claire Blais crée à ses
personnages féminins. Dans la société québécoise d’avant la Révolution tranquille, la
morale sociale est ordonnée par un catholicisme rigide et r épressif. Selon la pensée
chrétienne , les tentations menant au péché s’incarnent dans le corps de la femme. C’est la
raison pour laquelle la société exige de la femme des attitudes comme l’ascèse et la pudeur.
De cette manière, la femme découvre dans son c orps la répugnance. Le corps féminin est
une source de honte et de faute . Consid érées comme une tentation, les femmes sont à
l’origine du péché . En ce sens, la description des filles du pasteur Jeremy du roman
Soifs illustre parfaitement cette image n égative du corps f éminin :
[…] et qu’avait -il vu dans le temple pendant l’office, ces filles fard ées de rouge, les
siennes, les l èvres boursoufl ées, c’ était l’enflure du d ésir, de l’app étit sexuel […] (S : 30)

115
La femme ne se valorise donc pas, elle rejette son propre corps. Pauline Archange,
l’héroïne de la trilogie Manuscrits de Pauline Archange , regrette cette situation dans
laquelle se trouve la femme vis -à-vis de son corps. Elle affirme : « Combien on aspirait à
vivre librement, dans l’harmonie d’un corps et d’un esprit heureux ! » (MPA : 107). Son
amie, Louisette Denis n’est pas contente du rôle qui est associé à sa condition féminine et
rêve d’être un homme :
J’ai des genoux comme un garçon, j’veux pas être une fille, j’déteste les poupées, les bébés
et tou t ça, ça pleure, ça pue, tu parles, moi ce que je veux être c’est un homme qui marche
sur la neige avec des raquettes […] J’déteste les filles, elles se ressemblent toutes avec leur
lieu du péché, tandis que les garçons… (MPA : 59-60)
Le physique d’Isabell e-Marie, la jeune fille du premier roman blaisien La Belle
Bête, est repoussant. Elle a « le visage dur », « les yeux noirs, mauvais […] le teint comme
une peau qui crie », « le dos courbatu », et « une de ses chevilles plus mince que l’autre de
naissance » (BB : 47). En effet, dès le début du roman, sa mère Louise pense que
« Isabelle -Marie n'a jamais eu un vrai visage d' enfant » (BB : 11).
Isabelle -Marie avait seize ans. Elle était grande et décharné e : ses yeux inquié tants souvent
étincelaient de colère sous ses noirs sourcils. Quand elle se renfrognait, le bas de son
visage s'amincissait, sauvagement méprisant. On en avait presque peur. (BB : 11-12)
D’ailleurs, les premières pages du roman abondent en éléments corporels, évoquant
soit la laideur d’Is abelle -Marie, soit la beauté de son frère Patrice, l’aspect physique
devenant une marque essentielle pour l’acceptation des personnages. Ainsi, le regard des
autres pousse Isabelle -Marie à s’isoler et à passer son temps avec les animaux car les yeux
de ceu x qui l’entourent lui rappellent constamment sa laideur : « Ceux qui m’ont vue
m’ont repoussée, même mon mari. Il a eu des yeux pour me voir et je l’ai dégoûté » (BB :
179). Pourtant, lorsqu’elle conna ît Michael Livani, le fils aveugle de la famille voisin e,
Isabelle -Marie lui cache sa laideur et se d écrit comme elle le veut : « Oui, je suis tr ès belle.
J’ai les yeux lilas et de longs cheveux blonds. Touche mes cheveux. N'est -ce pas qu’ils ont
le go ût du pain ? » (BB : 49). Elle ment sur son aspect physique pour lui plaire. Mais,
lorsqu’il recouvre la vue, la fille est humili ée : « Michael ouvrit les yeux. Il les écarquilla
et à sa façon de la regarder, Isabelle -Marie comprit qu’il la voyait. Elle eut honte aussitôt.
Elle se cabra au mur, les mains à la gorge comme pour s’étrangler » (BB : 140).

116
Notons que les jeunes filles qui apparaissent dans les premiers romans blaisiens
n’apprécient ni leur aspect physique, ni leur condition de femme. Cela s’explique par le fait
que les femmes a înées de leurs familles, qui ont re çu une éducation r épressive, leur
transmettent le m épris et la honte du corps f éminin. Prenons comme exemple deux
personnages de la trilogie Les manuscrits de Pauline Archange : Madame Archange, la
mère de Pauline et Mère Sainte -Gabrielle , une re ligieuse enseignante.
Pour Madame Archange le sang menstruel est le symbole de l’inf ériorit é de la
femme et de la punition divine. Voil à le discours qu’elle adresse à Pauline lorsque la fille
a, pour la premi ère fois, ses r ègles :
Mais quand on y pense, pe rdre son sang chaque mois pendant une bonne partie de sa vie,
c’est une vraie sentence de prisonnier. J'imagine que c'est ce qu'on mérite à cause d'Eve qui
a déso béi dans le paradis terrestre [. ..]. Je vais pas prendre quatre chemins pour te dire la
vérité bien crue; toute cette misère ç a s'appelle les menstruations. (LA : 266 -267)
Quant à la Mère Sainte -Gabrielle , elle aussi pense que le sang menstruel est le
signe de l’infamie de la femme. Lorsque l'une de ses étudiantes, surprise par l'apparition
inatten due de ses règles, lui demande de l'aide, elle lui répond froidement: « C'est une
punition de Dieu, organisez -vous avec du papier de toilette . » (MPA : 101)
Dans ses premiers romans, Marie -Claire Blais décrit un monde dans lequel « la
femme est a priori ex ilée d’elle -même, en proie au mépris de soi, aux prises avec un
violent dégoût de son corps » (Brown : 108). L’écrivaine montre de cette manière que dans
une société caractérisée par l’oppression patriarcale, religieuse ou sociale qui s’exerce sur
la femm e, ses protagonistes féminins n’ont pas de perception positive de leur propre corps
et de leur identité.
Mais, contrairement à ces héroïnes féminines qui ne sont pas capables d’assumer
joyeusement leur féminité, Renata Nymans, un personnage marquant du cy cle Soifs , est
une femme préoccupée par son aspect physique et sa féminité surgit à travers quelques
descriptions concernant ses vêtements, ses bijoux et même sa démarche et des gestes. C’est
une femme qui veut paraître imposante aux yeux des autres, en dé pit de sa fragilité
physique causée par la maladie. Ainsi, Claude, son mari, observe « son front de penseur »
(S : 14) tandis que Suzanne admire « l’attitude défiante et royale » (S : 262) de Renata.
Même si elle est malade, Renata donne l’impression d’une femme forte. De plus, elle
cache sa fragilité par des bijoux et même son mari considère que la faiblesse physique peut
être masquée par ces ornements typiquement féminins :

117
[…] sa femme lui paraissait vulnérable, avec son vaste front, ses oreilles nues, l e lobe troué
d’une lumière rose, la chair des enfants lorsqu’elle est blessée, ces oreilles nues, il fallait
les orner, les couvrir, avec les boucles d’oreille, c’est plus joli, dit -il […] (S : 15)
L’importance que Renata accorde à son image corporelle rév èle son estime de soi,
mais aussi sa quête d’attention et d’amour, éléments qui contribuent à la construction d’une
identité féminine. De cette manière, Renata veut « masque r » son allure physique frêle et
attirer l’ attention des autres sur une féminité ar tificielle, créant ainsi une différence entr e
l’intérieur malade et vulnérable et l’ extérieur sur lequel pèsent les regarde des autres :
[…] n’était -elle pas toujours observée, surveillée, le regard des autres n’était -il pas
intimement lié à sa démarche, au mouvement de ses hanches, de son cou, à la rutilance des
bijoux dont elle masquait sa fragilité […] (S : 16 -17)
La philosophe américaine Iris Marion Young remarque dans son ouvrage On
Female Body Experience : “Throwing like a girl” and other essays (2005), l’importance
du regard que les autres portent sur le corps de la femme. Selon Young, le corps de la
femme est réduit au statut de simple chose fragile qui existe en tant qu’elle est regardée.
C’est pourquoi la femme prête attention à son corps, le rega rde dans le miroir, s’inquiète
de la manière dont il est vu par les autres, le façonne, l’embellit. La femme a donc une
forte conscience d’elle -même et de son aspect physique parce qu’elle vit ce que la
philosophe nomme « the threat of being seen » (Young : 45), c’est -à-dire « la menace
d’être vue ».
Par conséquent, la façon dont les autres évaluent les particularités du corps de la
femme a des effets dans plusieurs aspects de l’existence de celle -ci. Dans le cas du
personnage de Renata, nous distinguons de ux points de vue tout à fait opposés : celui de
Franz, l’ex -mari et celui d’Esther, une cousine éloignée. Les infidélités et les humiliations
de Franz reviennent sou vent dans les pensées de Renata. De plus, les reproches concernant
les transformations phys iques inhérentes au vieillissement l’affectent d’une manière
particulière puisqu’elle doute de sa propre beauté :
[…] et pourquoi pensait -elle à Franz, à cet instant, à ce qu’il lui avait dit, au retour de l’un
de ses concerts à Vienne, qu’elle, Renata, pe ndant son absence, avait un peu vieilli, ou
était-ce que désormais elle était vieille […] (S :102)

118
Quant à Esther, nommée le plus souvent Mère dans le récit , elle remarque l’arrivée
de Renata à la fête organisée par Daniel et Mélanie et l’envie pour son al lure et son attitude
qui attirent l’attention de tous ceux qui l’entourent :
[…] n’était -ce pas Renata qui arrivait par la grande porte d’entrée de la maison, elle ne
pouvait donc arriver simplement par le portail du jardin, comme tout le monde, pensait
Mère qui rajusta ses lunettes sur ses tempes pour observer celle qui apparaissait si tard, les
épaules nues sous une veste de satin, […] Mère pensait qu’il était bien agaçant que Renata
changeât si peu avec les années, qu’elle eût encore rajeuni , elle conser vait depuis si
longtemps déjà, pensait Mère, son air de déesse, le cou, la tête, n’étaient -ils pas un peu
forts, presque masculins, mais quelle dignité dans son port […] (S : 108-109)
La beauté physique et le pouvoir d’attraction de Renata sont donc à l’or igine de la
jalousie de Mère à l’égard de sa parente. Mère se sent également menacée par la présence
de Renata auprès de sa fille Mélanie et n’agrée pas leur relation. En effet, Mélanie « avait
élu dans son cœur une tante lointaine, Renata » (S : 90). Si R enata pense « à ces liens de
rivalité entre les femmes, ainsi entre elle et la mère de Mélanie » (S : 103), mais sans se
faire du souci, Mère observe avec hostilité l’apparition de Renata et réfléchit à « cette
complicité d’une secrète lutte, entre elles, femmes adultes » (S : 115). C’est précisément
cette rivalité qui pousse les femmes à se juger, à se comparer et à s’évaluer les unes par
rapport aux autres. Mère confronte ses caractéristiques à celles de Renata, ce qui entraîne
des effets néfastes sur l’e stime personnelle et la confiance en soi :
[…] et ces femmes très belles étaient si orgueilleuses, pourquoi les enviait -on tant, et les
mains croisées sur sa poitrine compacte, ramassée, Mère se sentit soudai n aussi dépréciée
[…] (S : 109)
Pour les personn ages féminins blaisiens, l’image de soi est particulièrement liée à
la manière dont elles perçoivent leurs propres corps. Il est vrai que l’image du corps de la
femme a subi des transformations le long des années, sous les influences historiques et
sociale s. Marie -Claire Blais met en lumière, par le biais de ses héroïnes, la volonté de
libération et d’émancipation de la femme québécoise, y compris une nouvelle liberté dans
tous les domaines concernant leur corps : la vie sexuelle, conjugale ou maternelle.

119
III.1.3. Le corps de la femme entre tradition et modernit é dans la soci été québécoise

À travers les romans de Marie -Claire Blais, nous voulons cerner la vision de la
culture qu ébécoise en ce qui concerne la repr ésentation du corps de la femme. La place que
la femme occupe dans la soci été québécoise et les caract éristiques de la situation sociale
dans laquelle elle vit influencent également la mani ère dont la femme per çoit son corps.
Aborder la question du corps de la femme nous conduit à faire quelques
remar ques sur les textes de la Bible pour deux raisons principales. En premier lieu, la
société occidentale est fond ée sur la religion chr étienne, qui oriente pendant des si ècles
l’évolution de la pens ée, de la litt érature et des arts visuels, des comportements . En
deuxi ème lieu, la Bible est l’une des bases sur lesquelles s’est construite la civilisation
québécoise. D ès le d ébut de la colonisation europ éenne, l’ Église catholique est pr ésente sur
le territoire du Qu ébec. En effet, jusqu’au d ébut des ann ées 1960, l’Église catholique a
exerc é une influence consid érable sur la soci été canadienne -française. Ainsi, selon la
doctrine catholique, la famille est « le sanctuaire des valeurs traditionnelles et l’instrument
de survie de la nation canadienne -française, gr âce, en particulier, à la fécondit é élevée des
femmes, qu’on a appel é la revanche des berceaux » (Frigon et Kérist: 25). Autrement dit,
par la conformation physique et physiologique de son corps, la femme est destin ée à être
épouse et m ère. Le clerg é veut mai ntenir la femme dans son r ôle traditionnel, sa place étant
au foyer « en tant que m ère, éducatrice et prodiguant des soins à l’enfant et en tant que
ménagère occup ée à des travaux qui lui sont propres » (Trottier : 345). Selon la pens ée
patriarcale, la con dition biologique de la femme la ram ène à une fonction primaire, c’est -à-
dire la procr éation. La femme est donc d éfinie par sa vocation maternelle.
Dans l’histoire de la litt érature qu ébécoise, le pouvoir du patriarcat est évident.
Les textes litt éraires illustrent les valeurs et les croyances d’une soci été domin ée par le
catholicisme. Dans le Qu ébec d’avant la R évolution tranquille, la maternit é était
obligatoire et le corps de la femme enceinte symbolisait sa soumission aux pr éceptes
patriarcaux. L’un de s premiers romans de Marie -Claire Blais, Une saison dans la vie
d’Emmanuel , publié en 1965 , illustre une femme soumise aux devoirs ménagers, religieux
et moraux imposés par les hommes et l’Église. Elle est résignée à son sort , épuisée par le
travail dur dans la ferme et par les nombreux accouchements . Le même jour où e lle met au
monde son sixième enfant, cette femme reprend le travail au champ : « C’est une journée
comme les autres » (SVE : 10). C’est le prototype de la femme simple, reproductrice .
D’ailleu rs, l’image de cette femme dont « la robe est ouverte sur un sein pâle qui fléchit »

120
(SVE : 39), suggère qu’elle s’expose à la fois comme femme et comme mère. Elle est
réduite ainsi à son sein, à sa fonction nourricière.
À la différence de sa fille qui la isse apparaître son corps dans l’espace public de la
maison, la grand -mère Antoinette n’a pas montré son corps à son mari « dans la lumière du
jour » (SVE : 103). Elle reste maîtresse de son corps et « l’épaisseur de ses jupons, de ses
chemises » (SVE : 104) protège son corps des regards et des caresses de son mari. Grand –
mère Antoinette est le personnage qui annonce un changement en ce qui concerne l’image
de la femme sur la scène littéraire québécoise. Dans la société traditionnelle représentée
dans ce ro man blaisien, elle est « la seule à réclamer un espace à elle, qui plus est un
espace corporel donc foncièrement individuel, intouchable par les hommes » (Letendre :
93).
À partir des années 1960, les bouleversements politiques et sociaux ont influencé
l’image de la femme. Le mouvement féministe participe aussi à la libération sociale
déclenchée par la Révolution tranquille. La place de la femme et surtout celle de son corps
sont dès lors revalorisées dans la famille, mais aussi dans la société. Un changem ent des
mentalités est survenu en ce qui concerne la façon de concevoir l’amour, le couple, la
sexualité. Les valeurs traditionnelles se sont substituées aux valeurs libérales : les gens ne
veulent pas se soumettre à l’autorité de l’Église, les femmes ont accès à diverses méthodes
de contraception, l’avortement est légalisé, le divorce est devenu possible. Les femmes
peuvent ainsi avoir plus de contrôle sur leurs corps puisqu’elles « ont acquis davantage
d’autonomie, que ce soit sur leur vie, leur sexualité , leurs sentiments et leur choix de rester
avec un partenaire » (Parent : 96).
Dans la littérature, les écrivaines mettent en scène des personnages féminins qui
sont maîtres de leur corps et de leur sexualité dans cette société moderne. Le personnage de
Marielle du roman de Marie -Claire Blais publié en 1978, Les nuits de L’Underground ,
déclare : « C’est pas la religion ni l’amour qui gouvernent le monde, de nos jours, non,
c’est le sexe » (NU : 151). Ce roman abandonne définitivement le modèle de la famille
traditionnelle et l’écrivaine illustre une nouvelle image de la femme québécoise , libérée
des carcans d’une sexualit é traditionnelle : la femme lesbienne.
Dans un article publi é l’ann ée de la parution du roman, Gabrielle Poulin souligne
« le caract ère réaliste et actuel, pour ne pas dire à la mode » (Poulin : 6) de celui -ci. Selon
elle, le lecteur sait bien que l’univers d écrit par Blais existe dans la ville de Montr éal : dans
« ces chaudes ténèbres » (NU : 9) du bar, les femmes peuvent parler en toute li berté,
exprimer ouvertement leurs sentiments et vivre leurs amours plus ou moins sulfureuses.

121
Les femmes sont plus libres et d évoilent leur corps. Les images des femmes
enlac ées dans les maisons closes rappellent les toiles du peintre fran çais Henri de
Toulouse – Lautrec : « des femmes nues, les unes debout contre la chemin ée, les autres,
endormies ou à peine (car elles accueillaient les nouvelles arriv ées d’une moue f éline qui
ressemblait à un sourire), roul ées en boules dans de hauts fauteuils » (NU : 98) .
Il est intéressant d’observer dans ce roman l’histoire d’une libération individuelle
Ŕ celle de Geneviève Ŕ et l’histoire d’une libération collective Ŕ celle des femmes qui
fréquentent le bar de l’Underground.
Dans le cas de Geneviève, il s’agit tout d’ abord d’une libération du monde de
Jean, son amant, qui reconnaît qu’il n’a pas réussi à faire d’elle « une vraie femme » et que
sa patrie à elle « est un lie u où il n’y a que des femmes » (NU : 80) . Ensuite, c’est la
libération de Geneviève qui « à trente ans croyait avoir dépassé l’âge de la déraison
amoureuse et avait la certitude de n e plus jamais pouvoir aimer » (NU : 9). Si au début du
roman cette femme est une inconnue dans le bar, qui n’ose parler à personne, elle s’éprend
peu à peu du visage de Lal i, « croyant découvrir dans ces traits aveugles les plus pures
expressions, austères jusqu’à la morosité parf ois, de la peinture flamande » (NU : 9) . Elle
se rend compte que ce qui la fascine ce n’est pas la beauté de l’art, mais plutôt « une
femme, ou, pl us précisément, sa passion pour l a femme » (NU : 28) . Après l’expérience
vécue à Montréal, Geneviève acquiert beaucoup de confiance en elle -même et, de nouveau
à Paris, elle rencontre dans un bar Françoise, une inconnue avec qui elle commence à
parler « co mme si elle l’eût connue depuis t oujours » (NU : 220) . Âgée de cinquante ans,
Françoise est l’ancienne femme d’un diplomate parisien et tient une galerie d’art à Paris.
Réservée et réticente au début, elle accepte l’amour de Geneviève, amou r qui entraîne
l’acceptation des besoins de son propre corps et d’un mode de vie dont elle s’est privée
pour des contraintes sociales. Françoise représente la « généra tion du secret et du silence »
(NU : 226) , c’est -à-dire les femmes qui ont dû cacher leurs amours « sacri fiant l a vérité
pour les apparences » (NU : 226).
En ce qui concerne la communauté des femmes de l’ Underground , c’est la
libération du monde de l’homme, d’une image de la femme véhi culée par l’imaginaire
masculin où le corps de celle -ci devient un objet va lable seulement pour ses vertus
maternelles. La répression de la société patriarcale et l’opposition à l’amour homosexuel
sont représentées par les agents de police. Par leurs enquêtes, ils veulent détruire, entraver
la liberté des femmes qui se réunissent à l’Underground. Cependant, le regard ironique,
lucide, en colère de toutes ces femmes unies « les dénudaient soudain de tous leurs

122
masques virils et les montraient tels qu’ils étaient […] des hommes, peut -être, mais si
vulgaires que […] la honte, l’avi lissement qu’ils avaient voulu provo quer retournaient
contre eux » (NU : 214 -215). Le verbe « dénudaient » mérite attention. En effet, l’écrivaine
veut signaler la force de toutes ces femmes unies qui peuvent annihiler l’uniforme de
l’homme, donc son pouvo ir. L’homme reste ainsi dénudé, simple, sans autorité.
L’union des femmes et leur solidarité dans la reconnaissance de leur corps qui
transcendent toute différence sociale, culturelle et linguistique, rendent donc possible cette
libération. Les femmes sort ent de l’Underground quand « la lumière de juin avait chassé la
nuit du long hiver » (NU : 295) et commencent à fréquenter un restaurant ouvert par deux
d’entre elles, au deuxième étage d’une maison. Elles quittent l’espace clandestin et
nocturne et se réu nissent à la lumière du jour. Dans ce nouvel endroit, on joue la pièce de
théâtre intitulée La vie d’une lesbienne , qui appartient à l’une de ces femmes, Léa. Cet
amour devient ainsi le sujet d’une œuvre littéraire, une mise en abyme qui suggère la
libérat ion de ces femmes puisque « la performance transgressive des couples lesbiens, qui
se cachaient dans les bars au début du roman, se joue glorieusement sur la scène à la fin en
un spectacle parallèle au monologue » (Dansereau : 432 -433). Même si la société les juge
et les condamne encore, ces femmes ont l’espoir d’un changement, d’une évolution et la
fin de certains interdits. Dans son monologue, Léa revendique l’amour homosexuel et
perçoit le futur avec espoir :
Mes amies, combien je vous aime et comme je crains pour vous ! Car vous serez
encore longtemps humiliées et souvent, par ceux qui sont vos plus proches, trahies par
une sœur, une mère, une amie, on viendra encore vous supplier de vivre dans l’ombre,
même si pour vous le temps de l’Underground est fi ni ! (NU : 295)
Dans le roman Les Nuits de l’Underground , l’auteure évoque la lutte de la femme
québécoise dans une société dominée par les hommes. Si au début du roman, les femmes
se rencontrent et expriment leurs revendications dans l’espace isolé du bar , les dernières
pages du roman évoquent la libération des femmes lesbiennes qui réclament leurs droits
ouvertement dans la rue.
Si dans les romans publiés au début de sa carrière littéraire, Marie -Claire Blais
présente une femme soumise aux structures patr iarcales, l’écrivaine s’écarte peu à peu de
cette image traditionnelle de la représentation féminine pour en forger des nouvelles : la
prostituée, la femme lesbienne. De cette manière, ses romans montrent une claire
transformation en ce qui concerne la man ière dont les femmes perçoivent leur propre

123
corps, dans une société qui se modernise et se caractérise par la tolérance, la solidarité,
l’acceptation d ’autrui . Des femmes qui peuvent combattre la violence et la misère.

III.2. CORPS ET SEXUALIT É

Le terme sexu alité recouvre plusieurs phénomènes : d’abord, les organismes
sexués, mâle et femelle, qui ont des caractéristiques spécialisées et complémentaires
permettant la reproduction ; ensuite, le comportement sexuel et tous les aspects affectifs,
émotionnels, cul turels qui sont en relation avec ce comportement.
Dès le début du XXe siècle, dans son ouvrage Trois essais sur la théorie de la
sexualité (1905), Sigmund Freud introduit la notion de « sexualité infantile ». Selon lui, la
vie sexuelle infantile permet la compréhension de la sexualité adulte. Il parle ainsi d’une
pulsion sexuelle, présente dès les premiers âges de la vie et considère que la sexualité est
au centre de tous les conflits de la vie psychique. En passant par plusieurs stades, les
mécanismes puls ionnels d’ordre sexuel de l’enfant aboutissent à la sexualité génitale ou
adulte qui correspond à la puberté. Ce dernier stade d’évolution de la sexualité de l’enfant
est associé à la capacité de contrôle du désir. D’ailleurs, Freud choisit le terme libido pour
désigner « la force quantitativement variable permettant de mesurer les processus et les
transformations dans le domaine de l’excitation sexuelle » (Freud, 1991: 83 -84).
Plus tard, Françoise Dolto, pédiatre et psychanalyste française , connue notamme nt
pour ses travaux dans le domaine de l’éducation des enfants, s’intéresse aussi à la sexualité
féminine. Elle reprend le concept freudien de libido et expose sa thèse concernant la
sexualité dans son développement chez les filles , de la naissance à la vi eillesse, partant de
ses propres observations cliniques. En 1960, à l’occasion d’un congrès de psychanalyse qui
a lieu à Amsterdam, Françoise Dolto présente son rapport clinique intitulé La libido
génitale et son destin féminin . Ce rapport sur la sexualité féminine est remis au travail dans
les années qui suivent et publié en 1982 sous le titre Sexualité féminine. Libido, érotisme,
frigidité . Dans la préface de cet ouvrage, l’auteure déclare qu’elle parle « de l’évolution de
la petite fille telle qu’elle es t », s’occupant « de sa sensibilité à l’autre sexe, de sa
sensibilité sexuelle locale » (Dolto : 9). Elle aborde également des questions concernant
l’homosexualité, la contraception ou l’avortement, dans le contexte des événements
idéologiques et sociaux d e la deuxième moitié du XXe siècle qui visent l’émancipation de

124
la femme et l’extension de ses droits dans la société. La libération des femmes passe aussi
par la libération de leur corps. Les revendications des femmes concernant leurs corps
signifient le refus de rester cantonnées au rôle t raditionnel de mère et d’épouse et le droit
de disposer librement de leur corps. Il s’agit en même temps d’une époque marquée par
une attention toute particulière portée à la question de l’homosexualité.
En effet, l ongte mps considérée comme un tabou, la sexualité féminine acquiert
depuis les années 1960 une place de plus en plus importante dans les débats scientifiques,
mais aussi dans la littérature. La présence de ce thème dans les textes littéraires est tout à
fait lié e au contexte social de l’époque et vise à illustrer la libération sexuelle des femmes.
Marie -Claire Blais fait partie des écrivaines québécoises qui exploitent dans leurs œuvres
plusieurs aspects de la sexualité féminine : la maternité, la vie conjugale, l’homosexualité.

III.2.1. L’adolescence : éveil amoureux et sexuel

L’œuvre de Marie Claire Blais s’est d évelopp ée autour des th èmes qui concernent
l’enfance et l’adolescence, p ériodes plac ées sous le signe de la mis ère, de l’ignorance, de la
solitude ou de l’angoisse.
L’adolescence est une étape de la vie humaine accompagn ée de nombreuses
transformations physiques , psychologiques, émotionnelles et sexuelle s. C’est aussi une
lutte entre l’innocence et la puret é héritée de l’enfance et les d ésirs, les sensati ons et les
émotions qui annoncent l’ âge adulte et perturbent l’adolescent. Tous ces changements
provoquent un bouleversement de l’identit é des adolescents, de la relation à leur corps, à
eux-mêmes et aux autres.
C’est le moment de la d écouverte de l’amour avec tout ce qu’il implique : plaisir,
rêves, fantasmes, d ésir, mais aussi crainte, d éception, souffrance. La sexualit é joue aussi un
rôle important dans cette p ériode de transition vers l’ âge adulte puisque l’adolescent
devient conscient de toutes les tra nsformations de son propre corps qu’il les accepte plus
ou moins. Soir il « se sent bien dans sa peau et dans son corps », soit il rejette son corps qui
devient source d’inqui étude ou d’angoisse.
Dans les romans de Marie Claire Blais, nous distinguons tr ois personnages
embl ématiques de jeunes filles qui vivent de mani ère diff érente l’adolescence : Isabelle –

125
Marie ( La Belle B ête), Émilie ( Tête Blanche ) et H éloïse (Une saison dans la vie
d’Emmanuel ).
L’écrivaine d écrit d’abord ses h éroïnes à partir de leur i nstinct physique. Si la
relation d’Isabelle -Marie et de son ami Michael est soutenue par « l’énergie, ce feu de leur
corps qui les poussait à se tordre en courant » (BB : 61), Émilie est surprise, mais
« consciente de la force nouvelle qui s’ élevait » en s on corps.
La découverte de son corps qui change et le d éveloppement de l’instinct sexuel se
traduisent chez Émilie par des images qui sugg èrent l’inqui étude de la jeune fille, comme
nous pouvons le voir dans les fragments suivants, o ù la jeune fille, pas e ncore femme,
prend possession de sa nouvelle hypostase :
Émilie souffrait dan s son corps adolescent, abandonn ée à la nuit. Au plus secret de sa chair,
les tourbillons fi évreux de son sang, l'inqui étude nouv elle d' être femme la traversaient,
s'évanouis saien t en souffles dans s on cerveau, l'agitaient en de brusques mouvements
d’enfant perdu ; puis elle redevenait confiante, appuy ée sur le rythme naissant de son corps
(TB : 169).
Elle pensa qu'elle était jeune fille et qu e cela la meurtrissait. Egar ée, bris ée par la vie de sa
propre chair, elle regardait la mer au dehors. Puis elle connut un épuisement qui lui serrait
les tempes. Elle pensa qu'elle portait u n peu de la lourdeur humaine dan s son flanc inquiet.
Consciente d e la force nouvelle qui s' élevait, comme une aube, en son corps attentif, elle
pressait le bout d'u n sein naissant, à peine fleuri (TB : 171).
Quant à Isabelle -Marie , elle aussi devient agit ée lorsque Michael lui propose de se
marier. En promettant de lui « donner » son corps, la jeune fille crai nt d’entrer dans
l’univers de Louise et de Lanz, marqu é par la gravit é des terribles trag édies de l’amour
adulte :
Son rire fusa à travers ses larmes. Enfin elle sanglota, abando nnée à l’épaule nue du
garçon. Elle sentait qu’une partie des « jeux » allait prendre fin. Tout serait tellement grave
désormais. Tout ressemblerait à Louise, à Lanz, à l'1mmense trag édie qu’ils d éployaient
tristement. Elle mordit l’ épaule de Michael qui en fr émit. (BB : 87)
Pour ces deux adolescents, l’amour , qui se confond d’abord avec les jeux d’enfants ,
n’évoque pas la sexualit é. Plus tard, le d ésir s’insinue entre eux puisqu’ ils se rendent
compte de l’ éveil de l’amour physique.

126
Vivant si pr ès l’un de l’autre, ils ne pensaient ni à la chair ni au d ésir. Ils avaient tout
l’espac e pour jouer et courir. Toutefois, de grands combats les mena çaient. Vint un jour o ù
le corps se l ève emport é par un d ésir si pressant que la raison elle -même en reste lourde et
muette . (BB : 82)
La fausse beaut é physique d’Isabelle -Marie entra îne l’ éveil du d ésir sexuel en
Michael et la fille se rend compte du pouvoir de s éduction de son corps et de sa relation
avec le gar çon lorsque celui -ci exprime franchement sa passion, lui disant : « Viens sur
mon corps de tous tes membres […]. Sois sur mon corps, je t’en conjure, je te d ésire. (BB :
86). Apr ès quelques moments d’h ésitation, la fille lui r épond : « Et moi je te donnerai mon
corps. » (BB : 87). Même si la sexualit é appara ît comme une source de d éception , comme
une r épétition de l’his toire triste de sa m ère, Isabelle -Marie l’assumera peu à peu :
Elle était maintenant heureuse. Isabelle -Marie ne doutait plus d’elle -même ni de sa beaut é
fictive. Elle ne disait plus : « J’ai les yeux lilas. » Elle le croyait. La gourmandise dans le
mensonge finit souvent par suggérer la saveur r éelle des choses. Elle s’acharnait à
conna ître l’ âme et le corps de son mari, à prolonger sa ferveur de jeune amant. Dans une
tranquille certitude, elle vivait son r êve et se r éjouissait en tout. (BB : 104)
Notons également que l’acte sexuel ne marque pas n écessairement la rupture avec
l’enfance. D’ailleurs, pour Isabelle -Marie, Michael se r évèle encore « son fr ère-époux »,
« son fr ère-enfant ». Pour eux, vivre ensemble signifie « vivre l’un dans l’autre en
continuant les jeux ». L’extr ait qui suit confirme l’importance des diverses parties du corps
dans la r éalisation de cette union presque mystique des deux amants :
Un mutuel go ût d’enfance les rapprochait dans leur chair et dans leur âme. Ils se
redécouvraient sans cesse dans une inef fable candeur et n’entrevoyaient pas la possibilit é
de briser leurs liens. Ils s’ étaient tout promis et ils s’ étaient tout donn é, les l èvres, les bras,
le ventre, tout, dans leur premi ère volupt é pleine de cris. (BB : 105)
Pour Isabelle -Marie et pour Émilie, l’amour se solde par l’ échec. Même si elles
aspirent à l’union dans l’amour et au bonheur, ces jeunes filles ne peuvent pas établir un
rapport fondé sur l’harmonie et l’équilibre. Lorsqu’il retrouve enfin la vue, Michael
découvre le mensonge de son épou se et l’abandonne, « fou de désespoir » (BB : 111).
Quant à Émilie, c’est elle qui décide la séparation de Tête Blanche, comme si un tourment
profond l’empêchait d’établir une relation basée sur des sentiments:

127
Elle entendit les mots qu’elle dirait à Tête Blanche, des mots noirs, presque coupables : « Il
faut partir, nous sommes peut -être fatigués d’être ensemble. Il faut partir vite. » (TB : 173)
Cependant, nous distinguons chez ces personnages quelques moments de
gentillesse ou m ême de tendresse. Dans La Belle B ête, joie et débordement émotionnel
jalonnent la relation de Michael et d’Isabelle -Marie. Voilà un fragment qui témoigne de la
force qui naît dans l’âme de la jeune fille, changeant visiblement son comportement :
Isabelle naissait à l’amour de Micha el. Elle serrait des roses entre ses dents et ses jambes
chétives lui étaient moins amères. Michael et la jeune fille dévalaient les montagnes en
riant aux éclats. Isabelle -Marie butait et obligeait Michael à la transporter. Tout cela, pour
mieux se sentir voguer dans des bras devenues deux rames de chair. (BB : 80)
Un autre épisode qui r évèle l’affection d’Isabelle -Marie pour Michael est celui qui
vient apr ès les noces, lorsque les deux époux sont seuls :
Il s’allongea pr ès d’elle, la t ête contre son ven tre. Il écarquilla les paupi ères. Ses yeux noirs
d’adolescent invitaient comme deux bouches. Les enfants r épétèrent leurs gestes de
camaraderie jusqu’ à minuit. (BB : 89)
Entre Tête Blanche et Émilie , l’affection est plut ôt visible dans les lettres qu’ils
s’envoient, une fois Émilie rentr ée chez sa famille. T ête Blanche écrit à Émilie, d éclarant
son amour : « Oui, je veux être heureux avec toi. Dis -moi comment faire. Je t’aime,
Émilie ; alors je pense que je vais tout trouver » (TB : 130). La jeune fille lui répond : « Je
t’envoie la premi ère fleur blanche que mes petites sœurs m’ont apport ée de l’ école » (TB :
131).
Une autre jeune fille est cr éée par Marie -Claire Blais dans le roman Une saison
dans la vie d’ Emmanuel . Même si l’histoire ne tourne pas autou r d’elle, H éloïse, la sœur
du nouveau -né Emmanuel, est l’un des personnages les plus fascinants du roman. Aur élien
Boivin r ésume bri èvement le parcours d’H éloïse : « Quant à Héloïse, elle se cache derri ère
les portes closes de sa chambre, apr ès s’être réfugiée dans un couvent pour glisser vers le
bordel, autre univers ferm é » (Boivin : 94) .
Dès le d ébut du roman, nous constatons que les contacts de cette jeune fille avec sa
famille sont presque inexistants. Elle ne m ène pas la m ême vie que ses sœur, elle n e
travaille pas dans la ferme, elle ne sort pas avec les gar çons du voisinage et ne r êve pas de
mariage ou d’enfants. D’ailleurs, Héloïse méprise ses sœurs, dont le corps ne fait que

128
copier l’image des femmes de leur lign ée, alourdies par le travail dur et les maternit és
successives :
Étrang ère au travail, d édaigneuse de ses sœurs, qui, vers leurs treizi ème ann ée, se
transformaient en lourdes femmes, et qui, aux champs, travaillaient comme des gar çons
robustes, m éprisant ces visages bouffis, ces chevilles t rop rondes, ces mains rouges,
Héloïse, avec l’aide de sa grand -mère qui voulait r égler au plus vite cette pr écoce vocation
[…], choisissait le couvent. (SVE : 35).
Le personnage d’Héloïse est introduit dans le récit par la voix de Grand -Mère
Antoinette. Pl us exactement, la jeune fille entre en scène à la suite d’une disposition de sa
grand -mère :
« Héloïse, dit Grand -Mère Antoinette […], descends, Héloïse! […], c'est la prière»
Elle descendait donc, calme et affligée, le regard perdu dans un rêve étra nge. Elle portait
encore le costume rigide du couvent qu'elle avait quitté quelques mois plus tôt. Nostalgique
des murs protecteurs, de ces compagnes muettes avec qui elle avait partagé une héroïque
patience qu'elle croyait être la vertu, Héloïse songeait qu'elle n'avait gardé de ces jours
heureux qu'un lourd crucifix qui pendait maintenant aux murs de sa chambre infestée de
rats. Ce cru cifix ne lui inspirait plus que la terreur ŕ et avec la terreur, cet amour du
sacrifice qui s'exaltait dans le jeûne. Mais qu'est -ce que le jeûne dans une chambre
solitaire, loin du couvent? Bien pauvre est le martyre où l'on s'offre sans ardeur. (SVE : 33)
La descript ion de la jeune fille dévoile son univers intérieur Ŕ « calme »,
« afflig ée », « le regard perdu » – et indiq ue les souvenirs qu’elle garde du couvent Ŕ
« nostalgique des murs protecteurs, de ces compagnes muettes ». Le couvent est d’ailleurs
le lieu o ù Héloïse découvre , avec l’adolescence qui arrive , des désirs sexuels qu’elle
n’avait pas connus avant. La Mère S upérieure découvre ses fantasmes sexuels, condamne
ses actes et la jeune fille revient à la maison où elle reprend, pour un temps, ses anciennes
habitudes. Mais cette fois -ci, elle mêle constamment pratiques religieuses et sensualité, le
plaisir du corps a ffaiblissant l’effroi du péché. Sa famille ne sait pas que chaque nuit la
jeune fille se livre à de joyeux plaisirs, enfermée dans sa chambre, à l’abri de tous les
regards, sauf ceux de ses frères étonnés. En effet, Jean Le Maigre décrit dans son journal
les pratiques sensuelles d’Héloïse qu’il surprend une nuit, lorsqu’il entre dans la chambre
de la fille, accompagné de son frère Septième :
« Je veux parler ici […] de notre visite chez notre sœur la sainte, qui ne mange pas, ne vole
pas et ne tue pas, comm e la plupart des gens […]. Mais mon frère et moi avons été très

129
surpris Ŕ et heureux de l’être Ŕ en découvrant que notre sœur faisait par elle seule ce que
nous nous aimons à faire à deux, ou à quatre, quand Alexis et Pomme sont réveillés […].
Cet événemen t est d’une grande importance et il serait bon de lui consacrer un chapitre
intitulé Les déboires d’Héloïse ou La chute d’Héloïse ou Héloïse aperçue de nuit à l’heure
de la tentation […] » (SVE : 49 -50)
Outre l’étonnement des garçons, l’extrait ci -dessus m ontre également la décadence
d’Héloïse pour laquelle les désirs charnels sont plus forts que ceux spirituels. Les noms
« déboires », « chute » et « tentation » que Jean Le Maigre choisit pour le titre du chapitre
dédié à « cet événement » surprenant concer nant sa sœur « la sainte », suggèrent la faute
morale de celle -ci lorsqu’elle accomplit un acte dicté par sa nature charnelle. Rappelons
que les principes sévères du catholicisme qui domine la société québécoise d’avant la
révolution tranquille condamnent les plaisirs corporels, rejetant ainsi la conception érotique
du corps.
Héloïse vit le plus souvent dans un univers imaginaire, ses fantasmes suscitant « de
brèves images de bonheur » (Nadeau : 31). Chaque nuit, enferm ée dans la chambre du
couvent, la fi lle songe un Époux, ces r êves étant sensuels et tendres au d ébut :
Mais au couvent, la visite de l’ Époux était si douce! Elle le recevait sans larmes et sans
effroi, tout abandonn ée à sa calme torture, à son horrible joie, les yeux ferm és, son corps
frémissant à peine sous le fr êle drap blanc qui le recouvrait.
Parfois, le visage de l’ Époux se transformait imperceptiblement en s’approchant du sien.
Sous le voile de l’inqui étude il empruntait des traits familiers et tendres, la bouche du jeune
prêtre qu’ell e avait aim é, le charmant sourire de Sœur Saint -Georges qui avait été sa
voisine de r éfectoire, la joue creuse et enfantine de M ère Gabriel des Anges qui s’occupait
de l’infirmerie. Envelopp ée de caresses myst érieuses, elle baignait dans l’ étreinte de
l’Époux en savourant le plus de bonheur possible. Mais quelle humiliation lorsque M ère
Supérieure ouvrait la porte de la cellule en criant : « Par le ciel et tous les d émons, qu’est –
ce que je vois dans mon couvent ? » (SVE : 99-100)
Chez H éloïse, l’amour du Ch rist et l’amour sensuel se m êlent en permanence, la
jeune fille confondant l’enthousiasme divin et les fortes impulsions des plaisirs de la chair.
Par ailleurs, comme nous pouvons le constater dans cet extrait, les symboles religieux
servent à exprimer ses besoins affectifs et ses d ésirs charnels. Ainsi, l’image de l’ Époux
qui tourmente l’esprit d’H éloïse rappelle « les traits familiers et tendres » des gens que la
fille a rencontr és au couvent : « la bouche du jeune prêtre qu’elle avait aimé », « le

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charma nt sourire de Sœur Saint -Georges », « la joue creuse et enfantine de Mère Gabriel
des Anges ».
L’histoire d’ Héloïse exprime quand m ême une r évolte contre les principes religieux
traditionnels selon lesquels l’expression sensuelle de l’amour est compl éteme nt interdite et
les d ésirs du corps sont moralement condamnables et donc inexprimables. Dans ce monde
hostile à toute forme de sexualit é qui ne correspond pas aux normes de l’ Église catholique,
l’exclusion d’H éloïse du couvent est évidente. De retour à la maison, m ême si elle fait
preuve d’une piété excessive, en redoublant les prières et le jeûne , les fantasmes persistent.
Mais cette fois -ci, son corps est « trop endolori par les je ûnes, enlaidi par de curieuses
souffrance » pour qu’elle puisse « se sentir vraiment une épouse » (SVE : 101). Les doux
moments de sensualit é des r êves qu’elle fait au couvent sont remplac és par des épisodes de
plaisir li é plutôt à la souffrance physique. Quant à l’Époux song é, il aussi a chang é,
devenant violent et cruel :
Il ne savait plus la prendre ni la ch érir, comme autrefois. Il ne posait plus sur elle ce beau
regard troublant qui pr écédait l’offrande. […] Toucher cette douce épave, baiser ce front
effar é, ces l èvres f étides, mais se pencher sur la fra îcheur de ce cou tr ès pur, était le travail
d’un brutal ravisseur. Était-ce cela le viol dont H éloïse avait r êvé, en ses chastes nuits au
couvent ? « Qu’il me prenne, qu’il me prenne enfin, et je vais d éfaillir. » Mais quelques
instants plus tard, elle luttait contre l’ Époux ve ngeur qui mordait sa bouche et la rejetait sur
le lit avec la m ême violence dans laquelle il l’avait prise. (SVE : 100 -101)
Héloïse décide de quitter la maison de sa famille et de trouver un emploi. Avant de
partir, elle rêve de nouveau le couvent, mais ce tte fois « transformé en une hôtellerie
joyeuse que fréquentaient des hommes gras et barbus, des jeunes gens aux joues roses, à
qui Héloïse offrait l’hospitali té pour la nuit » (SVE : 113). C’est le r êve obs édant o ù elle
« s’offrait humblement aux caresses les plus hardies, à de furieuses étreintes qui la
laissaient tremblante d’effroi et de plaisir dans son lit. » Et l’écrivaine continue , signalant
le désir de la jeune fille de r éaliser ce r êve : « Elle ne ferait plus ce rêve désormais. Il
deviendrait son domaine réel, l’espace de sa vie » (SVE : 114). En effet, Héloïse répond
ensuite à une annonce qui demande « jeune fille de 18 à 20 ans bonne à tout faire » (SVE :
138) à L’Auberge de la Rose Publique . En réalité c’est un bordel où Mme Octavie
Embonpoint n'attend d’elle rien de moins que le travail d’une prostituée. Quant à Héloïse ,
elle mêle constamment les prières et les rêves d’amour, découvrant « la troublante
harmonie d’un désir apaisé, tandis que s’épousaient en elle les bonheurs qu’elle avait eus

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dans le passé et que son imagination rafraîchie lui révélait ceux de l’avenir » (S VE : 145 –
146). De plus, ce lieu lui semble rappeler le couvent, la fille remplaçant les «
photographies lascives » (SVE : 143) qui recouvrent les murs de sa chambre par le
crucifix de son ancienne cellule. Analysant cet épisode, Henri Mitterand met en question
l’autorité de l’Église et celle de l’homme auxquelles la femme reste soumise :
Le Christ entre les images obscènes dénonce une duperie fondamentale, la coexistence
pacifi que, voire la complicité des deux instances où la femme est à la fois la reine et
l’esclave sous le regard et le contrôle de l’homme : l’Église et le bordel. (Mitterand : 414)
Certes, la révolte d’Héloïse contre les préceptes moraux imposés par l’éducation
religieuse qui condamne les plaisirs de la chair se montre inutile. Finalement, son corps
devient un objet de plaisir pour les homme s qu’elle rencontre à L’Auberge de la Rose
Publique « le jour et la nuit, à toute l’heure » (SVE : 137) . D’ailleurs, toutes les filles
surveillées de très près par Mme Octavie, subissent le même sort. L’extrait qui suit révèle
la docilité des filles qui acceptent passivement les ordres de leur maîtresse en ce qui
concerne la manière de tenir leur corps afin de séduire le notai re Laruche:
Le notaire Laruche attendait au salon, assis sur le bord de sa chaise, parmi les demoiselles,
assises, elles aussi, sur le bord de leur chaise, la jupe soigneusement relevée sur les genoux,
comme leur avait appris Madame, pendant la période d’i nitiation, mais serrant leurs cuisses
l’une contre l’autre, dans un brusque élan de modestie propre à l’enfance. Bien sûr le
notaire Laruche avait l’œil trop vif pour ne pas saisir d’un clignement de sa lourde paupière
l’éclair vermeil d’un pantalon s’unis sant à la fraîcheur d’une cuisse délicatement remuée.
(SVE : 148 -149)
L’attitude de Mme Octavie Embonpoint est encore plus frappante au moment où
elle attend que le notaire choisisse l’une de ses filles « écloses comme des lis et prêtes à
être cueillie s » (SVE : 149) :
Auprès de lui, était assise également Mme Octavie à qui il arrivait d’emprunter la rutilante
dignité des fauves, vêtue d’un jaune éclatant comme le soleil de la tête aux pieds, écoutant
s’échapper de sa poitrine drapée d’or des soupirs de lionne et gardant repliée contre sa
hanche la belle main féroce qu’elle avait l’intention d’abattre à un moment ou à l’autre sur
le cou de l’une de ses g azelles effrayées Ŕ chasseresse mais non me urtrière , laissant à M. le
Notaire […] le soin de faire la morsure lui -même. (SVE : 149)

132
L’extrait ci -dessus non seulement nous révèle la ténacité de Mme Octavie qui veille
sur ses pensionnaires qu’elle voit comme des « gazelles effrayées », mais il évoque
également la fatalité qui pèse sur celles qui ont la malch ance de se trouver sous le regard
avide du notaire. Elles sont vraiment des proies soumises au désir de l’homme. Quant à
Héloïse , que le notaire choisit après quelques moments d’hésitation, elle se livre à une rude
étreinte. Ses plaintes se rendent vaines puisque, « sans se soucier d’elle, M. le Notaire […]
emprisonnait la bouche de la jeune fille de ses lèvres mousseuses de tabac et de sueur et
glissait une main indiscrète sous les plis fragiles de l’aisselle » (SVE : 151). Le
comportement du grossier nota ire qui « piétinait la jeunesse » (SVE : 151) d’ Héloïse se
distingue ainsi de la tendre visite de l’Époux songé qu’elle recevait dans la cellule du
couvent. Constatons cependant l’ambivalence des sentiments d’ Héloïse . Au couvent, la
fille s’abandonne « à sa calme torture, à son horrible joie, son corps frémissant à peine »
(SVE : 99-100), tandis qu’aux garçons qui viennent la visiter au bordel, le soir après les
cours, elle « ne ferait qu’offrir des bonbons tout en leur tenant la main avec une complice
tendresse […], jugeant trop candides ces voyous à la prunelle claire qui lui rappelaient Jean
Le Maigre ou le Septième. » (SVE : 152)
Par ailleurs, Héloïse entend sans cesse dans ses rêves la voix de la Mère Supérieure
qui l’accuse d’avoir condamné son âme aux peines de l’enfer : « Héloïse, Héloïse, s’écriait
soudain la Supérieure, en ouvrant la porte de la cellule, vous avez perdu votre âme, ma
pauvre enfant ! » (SVE : 114) . Ainsi, choisissant le bordel, Héloïse « passe de l’amour
divin, qui dévorait son âme, à l’amour humain qui dévore son corps, confondant ainsi ses
deux amours » (Boivin: 95). En effet, la fille perd son âme afin de faire vivre son corps «
desséché co mme une tige morte. » (SVE : 35)

III.2.2. L’âge adulte : sexualit é et couple

Dans ses dimensio ns biologique, psychologique, affective et sociale, la sexualit é
joue un r ôle essentiel au sein du couple. L ’expression de la sexualité humaine a connu des
variations e n fonction des époques et des cultures . Au cours des dernières décennies , des
changement s majeurs ont marqu é les attitudes, les pratiques et les valeurs normatives de la
sexualité. Notons également l’importance des facteurs culturels, éthiques et religieux qui
longtemps ont influencé les comportements sexuels. D’une part, les normes religieux et les
principes moraux défendent la famille traditionnelle et soutiennent hétérosexualité et la

133
procréation. D’autre part, la révo lution sexuelle des années 1960 entraîne des
transformations importantes en ce qui concerne la légalisation de la contracept ion et de
l'avortement , les femmes ayant plus de contrôle sur leur corps. Le but des relations au sein
du couple n’est pas obligatoirement la reproduction, mais la recherche du plaisir.
Dans un article sur l’histoire de la sexualité au Québec , l’historien Gaston
Desjardins souligne le lien étroit entre la sexualit é et le catholicisme omnipr ésent dans la
société canadienne -française :
La soci été québécoise moderne est longtemps rest ée sous l’emprise d’un sch éma de
perception tenace par rapport à ses ant écédents sexuels. Toute question relative à la
sexualit é, pour la p ériode ant érieure à 1960, nous renvoyait d’embl ée au climat de peur et
de répression d’une culture catholique ancienne dont nous n’en finissons plus de porter les
séquelles. (Desjardins : 10)
En effet, au sein de la société québécoise, la perception des femmes à l’égard de
leur corps et de leur sexualité a connu des changements remarquables à travers le temps, ce
qui implique évidemment de nouvelles manières d’envisager la vie conjugale. Plusie urs
attitudes concernant la fonction de la sexualité et son importance dans la vie du couple Ŕ
qu’il soit hétérosexu el ou homosexuel Ŕ sont illustrées chez les personnages féminins
blaisiens.
Dans le roman Une saison dans la vie d’Emmanuel , Marie -Claire B lais met en
scène deux générations de femmes qui perçoivent de manière différente les relations
sexuelles au sein du couple : Grand -Mère Antoinette et sa fille, la mère d’Emmanuel, qui
n’a pas de nom propre dans le récit.
Grand -Mère Antoinette rejette les plaisirs charnels et la conception érotique du
corps, attitude qui refl ète ses convictions religieuses traditionnelles. En effet, elle assume
les valeurs du Qu ébec rural et catholique selon lesquelles la sexualit é humaine est r éduite à
la perp étuation de l’esp èce. Si cette femme « avait c édé à son mari ce n’ était que pour
obéir à M. le Cur é qui parlait toujours du sentiment du devoir dans ses sermons » (SVE :
103) et avec l’objectif unique d’avoir des enfants. Elle se plie donc à une obligation
conjugale p our r épondre à la norme de l’ Église catholique, institution qui pr ône la
procr éation et condamne les plaisirs du corps. Tout en restant soumise aux devoirs
religieux, moraux et m énagers requis par l’ Église et les hommes, le personnage de Grand –
Mère Antoine tte annonce quand m ême « le début d’un renversement des mod èles sexu és

134
traditionnels » (Letendre : 92). Autrement dit, elle refuse de céder au désir de l’homme et
reste maîtresse de son corps , attitude signal ée dans l’extrait suivant :
Grand -Mère Antoinett e nourrissait encore un triomphe secret et amer en songeant que son
mari n’avait jamais vu son corps dans la lumi ère du jour. Il était mort sans l’avoir connue,
lui qui avait cherch é à la conqu érir dans l’ épouvante et la tendresse, à travers l’ épaisseur
raidie de ses jupons, de ses chemises, de mille prisons subtiles qu’elle avait invent és pour
se mettre à l’abri des caresses. (SVE : 104)
Grand -Mère Antoinette choisit de ne pas d évoiler son corps à son époux, ce que
signifie qu’elle revendique un espace per sonnel, intime, voire secret qui n’appartient pas à
l’homme. De plus, le corps est mis à l’abri des regards de l’homme et de tout attouchement
affectif ou sensuel. Le dessein ferme de Grand -Mère Antoinette de protéger son corps est
sugg éré par quelques syn tagmes évoquant l’ épaisseur de ses habits : « les jupes lourdes »,
« les v êtements étranges », « ces montagnes de linge », « ces jupons rugueux », « ces
vêtements de laine », « la robe s évère » (SVE : 8-9). C’est ainsi qu’elle éloigne son corps
d’un quelco nque toucher qui pourrait lui susciter le plaisir. Elle déteste m ême le contact du
nouveau -né Emmanuel sur son sein :
Ces vêtements de laine le séparaient encore de ce sein glacé qu’elle écrasait de la main
d’un geste d’inquiétude ou de défense, car lorsqu ’on approchait son corps étouffé sous la
robe sévère, on croyait approcher en elle quelque fraîcheur endormie, ce désir ancien et fier
que nul n’avait assouvi Ŕ on voulait dormir en elle, comme dans un fleuve chaud, reposer
sur son cœur. Mais elle écartait Emmanuel de ce geste de la main qui, jadis, avait refusé
l’amour, puni le désir de l’homme. (SVE : 9)
Symbole de f éminit é, de maternit é et de sexualit é, les seins sont fortement li és au
sentiment que chaque femme a d’elle -même. Le sein « glacé » de Grand -Mère Antoinette
dénonce sa profonde n égation du corps et le refus du plaisir. D épourvu de toute sensibilit é,
elle s’oppose à l’approche de son petit -fils qui lui rappelle « ce désir ancien et fier que nul
n’avait assouvi ». Dans le cas de la m ère d’Emmanue l, « un sein p âle qui fl échit » (SVE :
13) s’aper çoit sous la robe ouverte, évoquant le r ôle nourricier de la femme. De plus,
rendant visible son corps dans l’espace public de la maison o ù « ses fils la regardent
silencieusement » (SVE : 13) , elle r évèle à la fois son statut de femme et celui de m ère.
Ces deux dimensions associ ées aux seins de la femme Ŕ maternelle et sexuelle Ŕ sont
analys ées par la philosophe fran çaise Camille Froidevaux -Metteri e dans son ouvrage Le
corps de la femme. La bataille de l’int ime, paru en 2018. S’int éressant aux changements du

135
statut des femmes dans l’organisation sociale, elle met la question du corps f éminin au
centre de ces recherches et r évèle l’importance de l’appropriation par les femmes de leur
corps :
Tant que les femme s n’étaient que des corps, définies par leur capacité procréatrice, il était
logique que leur poitrine soit considérée au regard de ses fonctions. Destinés à exciter les
hommes et à nourrir les enfants, les seins ne pouvaient être que relatifs, toujours vo ués à
d’autres. Maintenant que les femmes peuvent décider de leurs grossesses, c’est -à-dire avoir
des enfants ou pas, mais aussi les allaiter ou pas […], ils ont été vidés de leur symbolique
maternelle. Reste la dimension sexuelle, c’est là que tout se con centre aujourd’hui.
(Froidevaux -Metterie : 116)
À la différence de grand -Mère Antoinette, sa fille, la mère d’Emmanuel, qui n’a
qu’un rôle secondaire dans le récit , est une femme passive et docile, caractérisée
notamment par le silence. Pour elle, la sexua lité n’est pas l’expression de l’amour, mais
plutôt une obligation conjugale. L e nouveau -né Emmanuel assiste à une scène dans la
chambre des parents où le père exerce son pouvoir :
La nuit, il dormait dans la même chambre que ses parents, séparé de sa mère par l’ombre
de son père […]. Il reverrait plusieurs fois, en vieillissant, cette silhouette brutale allant et
venant dans la chambre. N’était -ce pas lui l’étranger, l’ennemi géant qui violait sa mère
chaque nuit, tandis qu’elle se plaignait doucement à vo ix basse. « S’il vous plaît, les
enfants écoutent… » Mais lui la faisait taire soudain et Emmanuel n’entendait plus que de
frêle soupirs, des murmures étouffés : « Non…Non, mon Dieu, non ! » ou bien ce « trop
fa..ti..guée.. » qui achevait l’étreinte ininte rrompue.
Immobile dans son lit, les poings serrés, il écouterait jusqu’à l’épuisement ces
supplications de joie et de peine, honteux que sa mère obéisse à cet homme qui lui donnait
des ordres la nuit. (SVE : 127)
Dans le cas de ce couple, c’est l’homme ign orant et brutal qui ordonne la relation
intime, sans prendre en considération la situation de sa femme, ses sentiments et ses désirs.
De plus, le verbe « violer » indique la force que l’homme utilise afin d’avoir un rapport
sexuel, sans le consentement de sa femme. L e père d’Emmanuel ne pense pas à son
épouse , au résultat de ses actes égoïstement accomplis. Après une journée où elle a
travaillé dans la ferme, la mère doit, le soir venu, se tenir à la disposition de son mari qui,
sans se soucier de l’état de fatigue ou de maladie de son épouse, satisfera ses désirs
sexuels. Cette femme est forcée de se prêter de manière passive à un acte qui ne lui offre

136
aucun plaisir, mais qu’elle accepte par esprit de soumission ou de devoir conjugal. « De
frêle soupirs », « des murmures étouffés », « ces supplications de joie et de peine », voilà
des syntagmes qui suggèrent l’impuissance de la mère d’Emmanuel de s’opposer aux
demandes de son mari. En fait, Marie -Claire Blais dénonce une réalité du système
patriarcal qui exi ge l’asservissement de la femme en tant qu’épouse.
D’autre part, la scène évoquée dans l’extrait ci -dessus révèle une notion centrale de
la psychanalyse, à savoir le complexe d’Œdipe. Théorisé par Sigmund Freud dès le début
du XXe siècle, ce concept désign e l’attirance sexuelle inconsciente de l’enfant pour le
parent du sexe opposé et la rivalité vis -à-vis du parent du même sexe. Le triangle œdipien
dont nous parlons dans le cas de ce roman est composé d’Emmanuel, de sa mère et de son
père. Le nouveau -né vo it son père comme « l’étranger », « l’ennemi » qui le sépare de sa
mère. L’hostilité d’Emmanuel envers son père se traduit aussi par des sentiments de honte,
de dégoût et de révolte qu’il éprouve au moment où il entend « les supplications de joie et
de pei ne » de sa mère lors des rapports sexuels non -désirés. Il s’agit quand même d’un
conflit intériorisé, sans manifestation extérieure directe.
Notons également que le petit Emanuel n’est pas le seul enfant qui assiste à cet
épisode de violence conjugale. Le s sœurs d’Emmanuel sont aussi témoins de l’humiliation
de leur mère , entendant les bruits assourdis qui viennent de la chambre de leurs parents:
L’oreille appuyée contre la cloison, Anita, Roberta, Aurélia écoutaient elles aussi ce
tumulte nocturne dans la chambre de leurs parents et elles s’en réjouissaient comme d’une
fête cruelle où s’ébattaient leurs impudeurs naissantes. Car que connaissaient de la vie ces
jeunes fille, […] que connaissaient -elles des hommes […] (SVE : 127)
Leur reprochant le manque d’ empathie face à la souffrance de leur mère, Marie –
Claire Blais suggère à la fois le fait que, d ans la société patriarcale d’avant la Révolution
tranquille qui attribue à l’homme le rôle essentiel au sein du couple, au détriment de la
femme, exploitée comme objet de plaisir, les sœurs d’Emmanuel auront le même sort.
Contrairement à l’image des parents d’Emmanuel dont la relation est caractérisée
plutôt par l’égoïsme, dans le premier volet du cycle Soifs , Marie -Claire Blais fait le portrait
d’un couple harmo nieux, admiré par les autres personnages. Caroline pense que « c’est un
couple exquis » (DFL : 211), Renata le cons idère « un couple lumineux » (S : 229), alors
que Jean -Mathieu croit que « Daniel et Mélanie sont tout à fait adorables » (S : 235). Par le
biais de ces deux personnages, Marie -Claire Blais met en évidence l’évolution des rôles
sexuels que l’homme et la femme doivent accomplir au sein du couple. L ’image de la

137
femme passive, soumise aux désirs de l’homme disparaît, Mélanie choisissant de
s’épano uir à travers sa relation avec Daniel. D’ailleurs, les deux époux qui partagent les
responsabilités de la vie sociale, investissent à égale mesure dans la vie intime.
Cependant, la vie du couple formé par Daniel et Mélanie évolue et leur relation
change a ussi. Si dans le premier volet de la série la sensualité, « l’ivresse des sens, l’union
des deux corps et deux âmes qui se confondent jusqu’à ce qu’ils d eviennent identiques »
(Oprea : 242) caractérisent leur relation, a près la naissance des enfants et le l ancement de
Mélanie dans la carrière politique, d’autres types de rapports s ’imposent dans la vie de
couple : la confiance, le respect, l’appui réciproque. C’est Mélanie qui se rappelle les
moments de bonheur auprès de son mari, avant la naissance de leur f ille, Mai :
[…] autrefois, avant la naissance de Mai, quelle frénésie d’amour s’emparait encore d’eux,
Daniel, Mélanie, du couple qu’ils formaient, […], soudain après la naissance de Mai,
n’avaient -ils pas été consterné en voyant qu’ils n’étaient plus auss i près l’un de l’autre,
combien semblaient lointaines ces nuits où ils s’endormaient enlacés sur la plage, où ils
buvaient à une même coupe sur les terrasses illuminées ou dansaient jusqu’à l’aube, à cette
orgie des sens et des sorties nocturnes, pensait M élanie, succédaient un homme, une
femme, aussi unis qu’ils puissent l’être, mais que distançaient leurs professions, ils
n’étaient plus identiques, ces amants, comme lorsqu’ils n’avaient été que d es parents
maintenus par un même devoir (DFL : 228).
En même temps, Mélanie se rend compte que les tâches domestiques l’emportent
sur la vie amoureuse. Les devoirs attribués aux rôles des parents consolident la relation de
couple, Daniel et Mélanie restant « un homme, une femme, aussi unis qu’ils puissent
l’être ».
En conséquence, Marie -Claire Blais révèle, à travers ses romans, une évolution
d’un modèle du couple caractérisé par des rôles sexuels traditionnellement assignés à un
modèle qui accepte que la femme a les même droits que l’homme sur le plan professionnel ,
aussi bien que dans la vie amoureuse. Nous sommes d’accord avec la conclusion de D.
Oprea qui affirme que le couple représente chez Marie -Claire Blais « le lieu d’inscription
d’une connivence nouvelle entre l’homme et la femme Ŕ bien réelle, malgré des
divergences qui perdurent Ŕ et aussi un rempart contre la dureté du monde au tournant du
millénaire » (Oprea : 243 -244).

138
III.2.3. La relation homosexuelle : entre répugnance et tolérance

Dans la soci été québécoise, marqu ée jusque dans les ann ées 1960 par un
catholicisme étriqu é, l’homosexualit é est un thème peu exploité dans la littérature. Sur le
plan religieux, ce comportement sexuel est associé aux notions de péché, de mal et de
honte de soi. En effet, l’Église catholique considère les rapports sexuels ent re partenaires
du même sexe « non seulement immoraux, mais contre nature parce qu’ils transgressent
l’ordre de la création divine en ne respectant pas la mécanique de la procréation. »
(Chamberland : 36)
La libération sexuelle se manifeste dans la littérat ure québécoise à partir de la fin
des années 1970, période où les institutions catholiques ont considérablement perdu de leur
force au Québec et où la pratique religieuse commence à décliner. L e mouvement
féministe amène aussi des changements importants dans la relation homme -femme et
entraîne une remise en question de la notion du couple. Les femmes dénoncent les
oppressions et les discriminations dont elles sont victimes , rejettent les normes qui pèsent
sur la sexualité et réclament la libération des mœ urs sexuelles.
Dans ses écrits, Marie -Claire Blais traite d’abord le thème de l’homosexualité dans
la pièce Marcelle écrite en 1976 pour l’œuvre collective La Nef des sorcières . C’est le
monologue d’une femme qui s’adresse à elle -même, évoquant ses relati ons avec d’autres
femmes. Ensuite, trois romans blaisiens abordent les relations homosexuelles. Il s’agit du
roman Le loup , publié en 1972, où Sébastien Ŕ un jeune homme de vingt -quatre ans Ŕ
raconte des épisodes de sa vie amoureuse avec divers hommes. Pou r lui, l’homosexualité
est une forme d’amour qui répond au principe chrétien de l’amour du prochain. Les romans
Les Nuits de l’Underground , publié en 1978 et L’ange de la solitude , publié onze ans plus
tard, traitent du thème du lesbianisme. Ces deux roman s associent l’homosexualité
féminine au monde des arts. Dans Les Nuits de l’Underground , « l’amour de Geneviève
Aurès pour Lali Dorman naquit comme une passion pour une œuvre d’art » (NU : 9). Dans
L’ange de la solitude , Marie -Claire Blais met en scène un univers des jeunes femmes
artistes qui vivent en commune. D’autres romans blaisiens font voir des personnages
secondaires dont l’homosexualité n’est que suggérée ou évoquée : Une saison dans la vie
d’Emmanuel (1965), Les manuscrits de Pauline Archange (1968) ou Visions d’Anna
(1982) .
Dans le roman Les Nuits de l’Underground l’écrivaine dépeint toute une
communauté de femmes homosexuelles qui acceptent sereinement leur orientation

139
sexuelle. Geneviève Aurès , sculpteur française, âgée de trente ans, est venue à Montréal
pour préparer une exposition et fréquente le bar nommé l’ Underground où elle découvre
Lali Dorman, une femme belle et mystérieuse. Les deux premiers chapitres du roman
illustrent la grande passion de Geneviève pour Lali Dorman , tandis que les de ux derniers
racontent l’amour de Geneviève pour Françoise, la directrice d'une galerie d'art à Paris.
Dans l’incipit du roman, nous découvrons le sentiment de profonde admiration que
Geneviève ressent lorsque, « dans les chaudes ténèbres d’un bar, par une nuit d’hiver »
(NU : 9), elle voit Lali pour la première fois :
L’amour de Geneviève Aurès pour Lali Dorman naquit comme une passion pour une
œuvre d’art. Sculpteur, Geneviève éprouvait déjà, pour le visage humain, une curiosité
profonde ; […] ce visage do nt elle s’éprit peu à peu, croyant découvrir dans ces traits
aveugles les plus pures expressions, austères jusqu’à la moro sité parfois, de la peinture
flamande. (NU : 9)
En fait, associant le visage de Lali à un beau tableau, Geneviève aime en elle « la
beauté, la perfection de l’art » (NU : 22). Les traits sévères et rigoureux semblables à une
peinture flamande annoncent l’attitude distante et froide de Lali qui se différencie des
autres femmes qui se rendent souvent dans le bar. Ses vêtements masculins et ses gestes
moins gracieux sont en opposition avec sa forte sensualité. De plus, l’extrait suivant
montre qu’elle fait connaître sa différence sexuelle avec fierté, sans se soucier des préjugés
sociaux comme ses prédécesseurs, « les victimes ou les martyrs de jadis » :
[…] Lali, elle, se distinguait par une affirmation profonde d'un idéal sexuel qu'elle por tait
dans toute sa personne, et cela , sans aucun compromis, i l était écrit sur son visag e aux traits
purs et sans fard, comme dans la sobriété de ses vêtements de garçon, dans ses gestes
économes, monastiques, éclaircis parfois d'une lueur de grâce, qu'elle était de ceux qui
depuis longtemps assument le choix d’une sensualité prisonniè re des lois du monde, d'un
amour poli et tra vaillé comme une science , dont ils sont, malgré les fers sociaux qu'ils ont
dû porte r, non plus les victimes ou les martyrs de jadis, mais les radieux libérateurs de la
race fière qu'ils représentent aujourd'hui. (NU : 16)
Pour Geneviève, Lali est une femme mystérieuse, difficile à comprendre, qui
étouffe sa féminité sous « son manteau militaire vert sombre » (NU : 12) lorsqu’elle
fréquente le bar , mais qui affirme une grande sensualité dans l’intimité, « chérissant chez
les femmes ce qu’elle leur donnait d’elle -même, leurs corps » (NU : 120). Ainsi, la
passion qui se manifeste entre ces deux femmes dévoile les plaisirs suscités par la

140
découverte du corps féminin. Le désir se rattache fortement au corps, comme nous
pouvons le constater dans la description de l’une des rencontres i ntimes entre Geneviève et
Lali :
Cet infime tremblement dont elle était soudain secouée […] bouleversa Geneviève comme
si le corps de Lali, se rapprochant d’elle, lui eût parlé. En même temps, Geneviève se
reprochait ce fracas de sensations physiques dont elle était soudain envahie, plus que du
sentiment même de son amour pour Lali : tout passait par ses sens, l’arôme du repas, la
chaleur des lieux, le pétillement de l’alcool dans les verres, et lorsqu’elles reprirent leur
chemin dans la nuit, dans l’ample voiture ronronnante de Lali, jusqu’à la force des rafales
de neige, tout semblait s’enfoncer avec elle dans cette paresse de vivre, paresse joyeuse,
haletante, aussi, faite de tous les désirs. (NU : 99-100)
En effet, c’est à la vue du corps de Lali que Ge neviève se sent animée par « ce
fracas de sensations physiques », plus fort que tout autre sentiment d’affection ou de
tendresse qu’elle éprouve pour sa partenaire. D ans une ambiance caractérisée par
l’opposition entre la chaleur d’un espace clos et les ra fales de neiges du dehors, le désir se
rend plus intense sous l’effet de l’alcool . Mais en dépit de tous ces moments de bonheur et
de tendresse en compagnie de Lali, Geneviève admet finalement l’échec de cette relation.
Lali reste une femme belle, mais inc apable d’aimer puisque « elle avait le génie d’éveiller
l’amour sans pouvoir y répondre, ou bien elle y répondait sans aucun désir de l’âme »
(NU : 120). De plus, Geneviève se rend compte que l’admiration pour cette femme
rencontrée à l’ Underground est plu tôt suscitée par sa passion artistique. Pour elle, Lali est
une belle image dont elle apprécie la valeur esthétique. Les traits physiques séduisants de
Lali vient donc en contradiction avec « le blanc désert intérieur dans l’âme » (NU : 162) de
celle-ci.
Quant à Françoise , une femme de cinquante ans, l’ancienne épouse d’un diplomate
français, elle attire irrésistiblement le regard de Geneviève lors de leur premier rencontre
dans un bar, à Paris. Cette fois -ci, Geneviève est fascinée par ce « visage triste mais
radieux, […] fort et marqué, […] si expressif, si coloré » (NU : 219). Bien qu’atteinte de
maladie, Françoise surprend par son visage d’où émane un appel à la vie.
Contrairement à Lali qui reconnaît ouvertement sa différence , Françoise n’ose pas à
exprimer ce qu’elle ressent réellement. Dans la rue, en sortant du bar, elle retire son bras à
Geneviève et après une nuit passée ensemble, Françoise la réveille tôt et la conduit à
l’hôtel afin que « ces femmes très honorables, très gentilles » (NU : 237) qu’elle attend à

141
déjeuner ne découvrent leur relation. Il s’agit ainsi d’un conflit dans l’âme de Françoise
entre ses sentiments et désirs d’une part et les principes moraux imposés par la société
d’autre part.
Elle fait d’ailleurs partie d’une génératio n de femmes qui vivent encore « dans leur
exil intérieur » (NU : 298), menant une vie retirée, dans l’obscurité, loin d’un monde
désapprobateur. Par le personnage de Françoise , Marie -Claire Blais illustre le sort de toutes
les femmes appartenant à « cette génération du secret », femmes marquée par la peur de
révéler leur orientation sexuelle et l’isolement social :
Et cette génération du secret avait su aussi parfois, avec effort, avec courage aussi,
préserver ses trésors de la lapidation sociale, sacrifian t la vérité, pour les apparences, afin
que la protection d’un mariage, d’une vie de famille, parvienne à enterrer aux yeux des
autres la seule raison de vivre : l’amour, une passion interdite pour les femmes. (NU : 226)
Cependant, l’amour de Geneviève lui rend l’espoir. Françoise accepte sereinement
sa vraie nature et aspire à une vie délivrée et heureuse. « Débordante de vie », « éclatante »
(NU : 270), elle met fin à la solitude qu’elle s’est imposée à cause des contraintes sociales
et cherche à cœur ouve rt la joie, le plaisir et la satisfaction dans sa relation avec Geneviève.
De plus, elle affirme que « l’amour entre deux femmes, c’est la plus belle chose du
monde » (NU : 236).
Un autre personnage blaisien qui n’ose pas reconnaître sa vraie identité sexu elle
c’est Marianne, du roman L’ange de la solitude . Tout comme Françoise, Marianne cache
son lesbianisme puisqu’elle a peur de blesser sa famille. Elle demande ainsi à son amie
Johnie de faire preuve de discrétion et de prudence en ce qui concerne leur re lation, lui
disant : « mon mari ne doit rien savoir de tout cela, et je vous l’ai déjà dit, j’aime mon
mari ; et mon fils, qui étudie actuellement en Angleterre, ne doit rien savoir non plus »
(AS : 109). Par ailleurs, le couple Marianne Ŕ Johnie ressemble beaucoup à celui du roman
Les Nuits de l’Underground formé par Françoise et Geneviève . Marianne et Françoise ,
plus âgées que leurs partenaires, choisissent de vivre en secret leur amour.
Il nous semble également important de remarquer les rapports de ces femmes avec
les hommes. Notons d’abord que la plupart des lesbiennes rejettent l’autorité de l’homme
et cherchent à se libérer de la domination masculine et des normes patriarcales. Ce
comportement est d’ailleurs analysé par Simone de Beauvoir dans son es sai publié en
1949, Le deuxième sexe :

142
[…] i1 y a chez elles comm e chez la femme frigide du dégoû t, de la rancune, de la
timidité, de l'orgueil ; elles ne s e sentent pas vraiment semblables à eux ; […] elles détestent
leur pouvoir sur les femmes, elles détestent la « souillure » qu’ils font subir à la femme.
[…] Cette hostilité complexe est une des raisons qui conduit certaines homosexuelles à
s'afficher ; elles ne se fréquentent qu'entre elles ; elles forment des sortes de clubs pour
manifester qu'elles n'ont pas plus besoin des hommes socialement que sexuellement.
(Beauvoir : 216 -217)
Prenons l’exemple de Lali qui déclare ouvertement sa haine envers les hommes. Au
moment où Geneviève lui parle de sa relation avec Jean, Lali ne cache pas son sentiment
de profonde aversion, lui disant : « You will be with a man ? How could you? I don't like
men » (NU: 41). Plus tard, Lali manifeste son indignation vis -à-vis de s hommes présents
dans le bar Captain , qu’elle fréquente avec René et la bande de Marielle : « Men, always
men, it is too unfair, […] Disgusting! » (NU: 92). Son res sentiment est signalé encore une
fois lorsqu’elle apprend que Martine, une universitaire qui se joint à leur groupe, a été
abandonnée par « un homme lâche » et doit élever toute seule son enfant : « Ah! Men, they
are all alike, dit Lali avec amertume, all pigs! » (NU : 177). La même attitude violente à
l’égard de la présence masculine est illustrée par Marie -Claire Blais dans le roman L’ange
de la solitude . Johnie décide de quitter son ama nte Lynda parce que cette dernière amène
un homme dans leur appartement. Un rasoir, « l’objet traître » laissé sur une table de
chevet, est « le symbole insolent de cette invasion masculine » (AS : 25). D’autre part,
Johnie témoigne de la compassion pour L ynda qui « avait été transpercée par ce corps
viril », mais aussi pour « ces malheureuses épouses […] à la merci de l’adultère, d’une
scélératesse des sens qui les détruirait » (AS : 25 -26).
Dans le cas du personnage de Geneviève, Marie -Claire Blais oppose l’amour
hétérosexuel et l’amour lesbien. Après l’échec d’une relation hétérosexuelle de dix ans
avec Jean, Geneviève cherche la compréhension et l’amour dans la communauté de
femmes qu’elle rencontre à l’ Underground . L’attachement que Geneviève éprouve po ur «
ces couples de femmes […] si unis » est tellement fort qu’elle sent naître en elle « une
conscience tardive d’elle -même, de sa valeur, de la valeur des autres femmes, dont elle
savait désormais qu’elle ne pourrait plus se séparer » (NU : 81). Lorsqu’e lle retourne à
Paris, son amant Jean l’accuse pour ses préférences sexuelles qui s’opposent aux exigences
de la société dans laquelle elle vit : « Tu vis à l’écart de tout, ta sexualité même fait de toi
une ennemie de la société, les femmes comme toi ne pe uvent pas être les mères de nos
enfants… » (NU : 82). Par le personnage de Jean, Marie -Claire Blais révèle aussi le fait

143
que les hommes ont de mal à comprendre les femmes et leurs caractéristiques particulières.
Pareillement, dans L’ange de la solitude , Sophie suggère la difficulté des hommes à se
rendre compte des sentiments et des émotions du sexe opposé, étant assurée que « c’est
compliqué pour eux d’imaginer ce qui se passe dans le cœur des femmes » (AS :82).
Le thème de l’homosexualité féminine est do nc au centre de ces deux romans
blaisiens. Bien que ces ouvrages soient publiés à onze années d’intervalle, ils ont bon
nombre de traits communs. Un premier aspect commun de ces deux romans est lié aux
personnages masculins qui sont présentés uniquement du point de vue des personnages
féminins. Pour les femmes qui vivent en couples ou en communauté, l’homme est presque
absent. Peu de personnages masculins font leur apparition tout au long du récit et, à travers
les réflexions des femmes, ils sont envisagés comme source de haine ou de méfiance.
Ensuite, la manière dont les femmes choisissent de vivre ces amours saphiques présente
des similitudes dans Les Nuits de l’Underground et L’ange de la solitude . Par conséquent,
certains d’entre elles, les jeunes, reven diquent ouvertement leur homosexualité et
s’affichent avec leurs partenaires, tandis que les aînées ont peur d’assumer leur vraie
identité sexuelle. Dans une société qui juge l’homosexualité en termes de péché, leurs
amours sont minoritaires et fortement r éprouvés.
De cette manière , Marie -Claire Blais met en évidence la lutte des femmes pour
leurs droits. Si la société québécoise de la première moitié du XXe siècle éprouve de la
répugnance à l’égard de l’homosexualité, le mouvement féministe des années 60 milite
pour la libération de la femme, revendiquant leur liberté sexuelle. Pour l es femmes, le
corps devient une arme qui leur permet d’exiger une indépendance et une reconnaissance
plus grande de l’être humain.

144

III.3. CORPS ET SOUFFRANCES

Dans son œuvre , Marie -Claire Blais « tisse des thèmes dans une atmosphère
symbolique nuancée et riche d’ implications philosophiques » (Smith : 170) . Les inégalités
sociales, la violence, les maladies, la criminalité, le désespoir lié aux drogues et à la
pauvreté sont des thèmes que l’on peut reconnaître dès ses premiers romans. D’ailleurs,
l’écrivaine déclare dans un entretien de 2005 qu’elle évoque un univers marqué par la
souffrance, la lutte pour la survie, la haine, la laideur, le mal, la mort, même si ces as pects
choquent :
Je ne suis pas une militante au sens traditionnel du terme, mais je fais une littérature
engagée, à ma manière. Je suis tout à fait investie dans mon époque, dans les problèmes
que nous vivons. Je ne me cache pas derrière les mots, au cont raire, je témoigne de
l’injustice et de la colère qui règnent autour de moi: les aspects monstrueux de notre
monde, de nous -mêmes, nous ne devons pas les éviter. (Navarro : 33)
Ainsi, il convient de relever que la souffrance domine l’univers blaisien et, d ’un
roman à l’autre, cette thématique est reprise.
Remarquons aussi que la souffrance peut signifier une douleur physique ou morale,
c’est -à-dire une sensation désagréable ressentie dans une partie du corps ou bien un
sentiment de tristesse, d’angoisse. Il faut distinguer cependant entre la souffrance
inévitable Ŕ la maladie, la mort Ŕ et la souffrance que l’homme inflige à son prochain Ŕ la
violence, le viol, le racisme, la guerre ou l’injustice. La souffrance est donc une expérience
humaine difficile qui a des conséquences importantes sur le psychisme de la personne.
L’origine de la douleur, les sentiments et les sensations qui l’accompagnent, la perception
de soi et de l’environnement à ce moment -là sont des éléments importants dans la
construction de l’ identité d’une personne.
Il est à remarquer l’attention que Marie -Claire Blais donne à ceux et celles qui
souffrent : les enfants, les femmes, les homosexuels, les pauvres, les immigrants. En ce qui
concerne les femmes, nous pouvons remarquer les transform ations profondes de leurs
corps, transformations causées par la maladie, le passage du temps ou la violence infligée
par les autres. Les personnages féminins blaisiens souffrent au cours de leur vie, de
diverses façons et parfois d’une manière dramatique. Crainte, angoisse, désespoir, voilà

145
quelques sentiments causés par la souffrance qui ont aussi des conséquences sur la vie
sociale.

III.3.1. Le corps malade

Quelques personnages f éminins blaisiens vivent la souffrance physique sous la
forme d’une maladie . Prenons l’exemple de Louise ( La Belle B ête), celui de la m ère
d’Evans ( Tête Blanche ) et celui de Renata Nymans ( Soifs ). Les trois femmes souffrent,
impuissantes devant la maladie qui transforme le rythme de leurs vies.
Louise, « une poupée vide, soucieu se à l’excès de son co rps, de sa minceur » (BB :
24), semble obsédée par son apparence physique. Elle n’a de sensibilité que pour la beauté
extérieure. Elle regarde sa propre image dans les miroirs de la maison et consid ère que sa
beaut é est l’arme qui lui permet d’obtenir tout ce qu’elle veut : « Elle avait le go ût de
chercher à tout obtenir par son corps, comme une prostitu ée hant ée par l’argent » (BB :
25).
Riche veuve de quarante ans, Louise est tourment ée par un cancer de la joue qui
détruit peu à peu son visage. A u début du roman elle est sûre de sa beauté et « flotte dans
les regards contemplatifs des autres, sans se douter qu’elle serait bientôt abandonnée et
flétrie » (BB : 37). Au moment où elle se regarde dans le miroir et remarque la blessure,
Louise cherche à maintenir la séduction de son corps. Elle se maquille de plus en plus pour
masquer « cet affreux stigmate à sa joue » (BB : 95), mais, lorsque son visage apparaît
sanguinolent ou pourrissant, il faut « beaucoup de bijoux et beaucoup de fard pour cacher
la couleuvre qui rampait sur sa joue. » (BB : 96). La maladie nous la montre vulnérable,
faible et impuissante devant « ce ver qui mangeait perfidement sa joue » (BB : 127).
D’autre part, la beauté de son corps assure à Louise le bonheur et l ’amour de son
amant Lanz, mais, une fois défigurée par la maladie, elle se rend compte qu’elle n’est plus
acceptée par celui -ci : « Maintenant, qu’il a épuisé tous mes charmes, je ne sais plus lui
plaire » (BB : 78). Par ailleurs, Lanz, qui apprécie seulem ent la beauté superficielle, a
trouvé en Louise « une aimable vieille poupée » (BB : 39).
Remarquons les images qui d écrivent l ’apparition progressive de cette plaie
cancéreuse à la joue :

146
[…] Patrice ne voyait pas les griffures sur le visage maternel, le lierre effrayant qui
s’agrippait à la chair, salissant la peau bla nche, un peu plus, chaque jour. (BB : 37)
Isabelle -Marie […] pouvait suivre l’ éclosion de la cicatrice, le chemin de douleur de la
plaie pr ès de la tempe o ù se débattaient les yeux discr ètement pervers de cette grande
femme qu’ était sa m ère. (BB : 75)
L’attitude de ces deux enfants envers la maladie de leur m ère est donc tout à fait
différente. Si Patrice, indiff érent et incapable de juger et d’analyser ce qui se passe autour
de lui, n’observ e pas la blessure sur la joue de sa m ère, Isabelle -Marie pr ête plus
d’attention aux transformations physiques de Louise qui menacent la beaut é de cette
derni ère. De plus, lorsque la fille surprend sa m ère « agenouill ée devant son miroir »,
regardant « sa joue pourrie » (BB : 162), elle exclame : « Une peu plus et elle me
ressemblerait ! […] Elle est toute mang ée. » (BB : 163). Isabelle -Marie voit ainsi la
défiguration de sa m ère comme une vengeance contre toutes les offenses endur ées à cause
de sa laideur p hysique.
Notons également l’opposition entre la beaut é de Louise d’avant la maladie et la
défiguration qui se produit peu à peu : « Jadis sa chair était blanche et pure. Le miroir lui
imposait une dame mauve, vein ée de noir » (BB : 163). Le masque de Loui se se d éfait
lentement et le miroir qui montrait sa beaut é est devenu miroir de la mort.
Les dernières pages du roman nous montrent une femme « plus cancéreuse que
jamais, au plus repoussant de sa maladie » (BB : 162). Au moment o ù Isabelle -Marie
retourne à la ferme de sa m ère et incendie les terres et les r écoltes, Louise contemple de sa
fenêtre les champs et les granges, se r éjouissant de ses possessions. Quant à la fille, elle
constate la d égradation physique de sa m ère, « son front d écharn é » (BB : 163 ), sa bouche
qui « nageait dans le pus » (BB : 164). Impuissante devant le feu qui envahit tout autour
d’elle, Louise « s’évanouit comme une danseuse à la fin d’un ballet » (BB : 166). M ême si
le corps de Louise est ruiné par le cancer, la mort de celle -ci ne survient pas apr ès cette
cruelle maladie. Elle meurt « étouff ée par les flammes » (BB : 166), dans l’incendie
provoqu é par Isabelle -Marie pour se venger de sa m ère.
Un autre personnage blaisien dont la vie porte les marques de la maladie est la m ère
d’Evans, du roman Tête Blanche . Cette femme, qui n’a pas de nom propre dans le récit, ne
peut pas s’occuper de l’éducation de son fils et le met en pension. Dans la deuxième partie
du roman, une correspondance s’établit entre le fils et la mère, comédienne au théâtre.
Outre les préoccupations quotidiennes de chacun d’entre eux, les lettres révèlent l’état de
santé de la mère. L’écrivaine ne précise pas d’une façon claire le nom de la maladie dont la

147
mère d’Evans souffre, mais elle offre quelques indices qui nous suggèrent qu’il s’agit
d’une affection aux poumons. Le garçon se rappelle les accès de toux de sa mère
lorsqu’elle rentrait le soir du théâtre et associe ce malaise avec celui de son camarade
Pierre qui, dès qu’il a du chagrin, « il se met à tousser et à cracher du sang » (TB : 53), il a
de fièvre et une douleur dans le dos (TB : 73). Après quelques jours passés avec sa mère
dans la maison de campagne du père, Evans remarque l’état fragile de celle -ci qui a
beaucoup maigri et lui donne des conseils de santé. D’autre part, la mère écrit souvent
qu’elle se sent épuisée et caractérise son état de la manière suivante : « cette immense
fatigue que je porte » (TB : 34), « cette douleur que je n’arrive pas à comprendre » (TB :
38). D’ailleurs, dans les derniè res lettres, elle avoue à Evans qu’elle se trouve à l’hôpital
pour être mieux soignée et de plus, une infirmière écrit à sa place. C’est au début de la
troisième partie du roman que nous apprenons la mort de la mère lorsque le garçon écrit
dans son journal : « J’ai eu douze ans depuis la mort de maman » (TB : 81).
Dans le cas du personnage de la mère d’Evans, il nous semble important de signaler
le fait que, en dépit de la souffrance ressentie au niveau du corps, la maladie marque aussi
la relation avec son enfant et sa vie professionnelle. À cause de son faible état de santé, elle
écrit rarement à Evans et ne le visite presque jamais au pensionnat. Elle doit aussi renoncer
pour un temps à son activité au théâtre pour se reposer. Au -delà de la douleur physiq ue, la
maladie a donc des effets sur la qualité de vie et par conséquent sur les relations sociales de
la mère.
La th ématique de la souffrance physique et les cons équences qu’elle engendre est
reprise dans le cycle Soifs , Marie -Claire Blais mettant en scèn e des personnages qui se
rendent impuissants devant la maladie. En parlant des corps qui souffrent, Karen L. Gould
pense qu’ils sont une marque de l’an éantissement du monde contemporain. Dans un article
sur l’ évocation de la nostalgie dans la litt érature q uébécoise contemporaine, elle affirme :
À l’ère des virus mortels et des peurs apocalyptiques de la fin de si ècle, le roman de Blais
sonde les profondeurs secr ètes de la perte et de la douleur, de m ême que l’alt érité qui en est
souvent le r ésultat. On le sait d éjà, dans l’œuvre blaisien le corps malade et souffrant est
presque toujours site de condamnation sociale et de d éplacement po étique. (Gould : 74-75)
Dans le premier volet du cycle Soifs , la maladie marque la vie de quelques
personnages, dont Vincent , Jacques et Renata. Vincent, le nouveau -né de Daniel et
Mélanie, respire difficilement, étant surveillé à tout moment et soigné par sa famille. À
travers le personnage de Jacques, professeur de littérature dans une université américaine ,

148
qui est en train de mourir du sida, Marie -Claire Blais illustre une réali té spécifique pour la
fin du XXe siècle. La menace du sida et la terreur qu’il engendre sont asso ciées « au temps
de la peste » (S : 131) . D’autre part, dans les années 1990, dans la perception des g ens, le
sida, appelé « le cancer gay […] était perçu comme une punition sanctionnant ce qui est
considéré comme une déviance » (Oprea : 212) .
Une autre maladie du temps moderne affecte la vie de Renata Nymans. Avocate,
femme d’un juge, elle est en convales cence dans une chambre au bord de la mer des
Caraïbes. Accompagnée par son mari, tous les deux veulent « se reposer, se détendre, l’un
près de l’autre, loin de tout […] au bord d’une mer bleue, tranquille, presque sans ciel dans
les reflets du soleil puiss ant » (S : 13) . Comme dans le cas du personnage de la m ère
d’Evans du roman Tête Blanche , la maladie de Renata , qui n’est pas nom mée directement
par l’écrivaine, est r évélée progressivement au fil du r écit. Au début du roman, les
allusions à la fumée malsa ine et au briquet « objet maléfique » (S : 16) suggèrent un
problème aux poum ons. Puis, le terme « tumeur » (S : 17) et plus loin encore, la mention
du « poumon prélevé » (S : 160) indiquent qu’il s’agit d’un cancer du poumon. Renata se
rappelle le sentime nt de « douloureuse oisivet é » qu’elle a éprouv é au moment o ù elle a
accept é à se faire éliminer « cette tumeur maligne » (S : 17). De cette manière, elle consent
qu’une partie d’elle -même soit enlevée, son intégrité physique étant irréversiblement
détruit e. Cette mutilation n’affecte pas uniquement le corps de Renata, mais aussi la beauté
de celle -ci. Dès qu’elle subit la chirurgie du poumon et « la cicatrice si parfaite,
magistrale » (S : 47) laisse à jamais une trace dans son corps, Renata semble plus
préoccupée de son aspect extérieur et cherche à cacher cette faiblesse physique. Elle
éprouve si fortement le besoin d’être admirée et désirée, qu’elle masque son état d’extrême
fragilité par des bijoux . En réalité, Renata paraît imposante aux yeux des autre s qui
admirent « son air de déesse », « la dignité dans son port » (S : 109), « son attitude
défiante et royale » (S : 262) . Ainsi, à l’image du corps malade et vulnérable s’oppose une
apparence extérieure qui suscite l’admiration.
De m ême, il nous semb le important de noter le fait que Renata souffre cette
mutilation de son corps en échange d’une gu érison. Pourtant, elle ne se ménage pas , elle
n’arrête pas de fumer, s’opposant aux prescriptions du m édecin et mettant en danger sa
santé. Même si elle conna ît très bien les conséquences de son comportement, Renata
éprouve souvent « cette creuse sensation de soif qui lui serrait la poitrine » (S : 60) et cède
au désir de fumer. L’étui, le briquet et les cigarettes sont les objets qu’elle préfère avoir
autour d ’elle à tout moment. Pour Renata, chaque cigarette est à la fois un p éril et une

149
agréable libert é. L’acte de fumer lui procure la satisfaction d’un besoin, d’un désir , comme
le montre l’extrait suivant :
[…] ce n’ était peut -être rien d’autre que la compag nie de ces objets qu’elle aurait tant de
mal à quitter, les cigarettes, l’ étui, le briquet en or, ces creuses sensations de soif qui
évoquaient les langueurs de l’amour, autour de ces objets, objets auxquels elle se rattachait
avec toute la t énacit é de ses sens, car rien au monde n’avait eu autant de saveur que la
derni ère cigarette, au point qu’elle n’avait cess é de répéter d’innombrables fois le geste de
porter la cigarette à ses l èvres, d’en extraire la saveur, dans un fr émissement à la fois
effray é et délicieux de tout son corps […] (S :46)
La maladie suscite chez Renata cette soif permanente associ ée au d ésir de fumer.
Lorsque Renata s’approche d’un inconnu et lui demande d’allumer sa cigarette, elle trouve
dans ce geste « la certitude d’exister libreme nt, autonome et rebelle » (S : 18). Pour
Renata, un sentiment de liberté est donc engendré dans l’acte de fumer, la seule manière de
tempérer sa soif, même si elle rejette ainsi les recommandations concernant sa santé. C’est
au niveau du corps que nous sai sissons une lutte entre le d ésir insatiable de fumer et
l’exigence de renoncer aux cigarettes à cause de sa maladie. Il s’agit en m ême temps d’une
révolte contre toute restriction impos ée par le m édecin ou par son époux, Claude, qui,
inquiet de la sant é de sa femme, veut la prot éger. Il lui interdit d’aller au casino o ù on fume
beaucoup, mais il se rend impuissant devant la soif de Renata qui ne peut pas être
assouvie :
[…] e lle avait disparu vers l’ascenseur, le hall de l’h ôtel, elle était d éjà dans la fou le,
s’allumant vite une cigarette puis une autre, elle avait attendu si longtemps ce moment,
aucune tendresse, aucune pr évenance n’avaient pu la retenir, pensait -il, cette tremblante
soif était la sienne, la soif de Renata, que cela semblait obscur, ingouv ernable, quand elle
savait qu’elle pouvait en mourir (S : 15)
L’attention que Marie -Claire Blais donne au corps malade met en évidence la
précarité de l’ être humain et plus particuli èrement la fragilit é de la femme. Renata est
atteinte d’un cancer au poumo n, mais, chez elle, l’exp érience de la douleur rend visibles
d’autres souffrances. Dans son propre corps, elle ressent l’injustice sociale et les violences
exerc ées contre les femmes. De plus, Renata se rend compte de ses points faibles et de sa
vulnérabilité, étroitement liés à sa condition de femme.
Par ces personnages f éminins évoqu és ci-dessus, Marie -Claire Blais illustre la
relation entre la souffrance physique et la construction de l’identit é féminine. Ainsi, pour

150
Louise, la m ère d’Evans et Ren ata, l’ expérience de la maladie produit également une
remise en question de l’identité . La maladie, qui a un impact évident sur le corps, entraîne
aussi des changements au niveau psychique et social. Le corps e st l’une des marques de
leur féminité et lorsq ue celui -ci est mutilé à cause d’une maladie, elles doivent redéfinir
leur identité en tant que femmes et leurs relations au sein de la société.

III.3.2. Le corps vieillissant

La vieillesse, appel ée aussi « le troisi ème âge », constitue une p ériode inévitable et
naturelle de la vie de l’ être humain qui succ ède à l’âge adulte. En effet, ce ph énomène
biologique, dont le d ébut est difficile à déterminer, constitue un processus qui se
caract érise par des changements physiologiques, psychologiques et soci aux. La fragilit é
physique, la diminution des capacit és intellectuelles et de la libido, une mauvaise sant é,
l’angoisse face à sa propre mort, la perte des rôles sociaux de l’âge adulte sont les signes
du vieillissement.
Notons également que le sens de la vieillesse et ses cons équences ne sont pas les
mêmes pour les hommes et pour les femmes. Il s’agit d’un v écu diff érent pour chacun des
deux sexes. Du point de vue biologique, la situation des hommes et celle des femmes sont
distinctes puisque les transfor mations du corps ne sont pas ressenties de la m ême mani ère
pour l’un et l’autre sexe. Pour la femme, la vieillesse est un moment particuli èrement
sensible de son cycle de vie parce qu’elle « est brusquement d épouill ée de sa f éminit é ;
c’est encore jeune qu ’elle perd l’attrait érotique et la f écondit é d’où elle tirait, aux yeux de
la soci été et à sa propres yeux, la justification de son existence et de ses chances de
bonheur » (Beauvoir : 456). La mani ère dont la femme per çoit les transformations de son
propres corps de la jeunesse jusqu’ à la vieillesse est un élément important dans la
construction de l’identit é féminine.
Dans l’œuvre romanesque de Marie -Claire Blais quelques personnages de vieilles
femmes retiennent notre attention : Grand -Mère Antoinette d ans Une saison dans la vie
d’Emmanuel , Esther et Caroline dans le cycle Soifs .
Antoinette, la grand -mère d’Emmanuel, est un exemple de vieille femme forte et
décidée. Personnage remarquable du roman, elle repr ésente sans doute l’autorit é et la

151
tradition. D e plus, l’incipit du roman offre quelques informations essentielles sur son rôle
au sein de la famille nombreuse :
Les pieds de Grand -Mère Antoinette dominaient la chambre. Ils étaient là, tranquilles et
sournois comme deux bêtes couchées, frémissant à pei ne dans leurs bottines noires,
toujours prêts à se lever : c'étaient des pieds meurtris par de longues années de travail aux
champs, (lui qui ouvrait les yeux pour la première fois dans la poussière du matin ne les
voyait pas encore, il ne connaissait pas encore la blessure secrète à la jambe, sous le bas de
laine, la cheville gonflée sous la prison de lacets et de cuir…) des pieds nobles et pieux,
(n'allaient -ils pas à l 'église chaque matin en l'hiver ?) des pieds vivants qui gravaient pour
toujours dans la mémoire de ceux qui les voyaient une seule fois – l'image sombre de
l'autorité et de la patience.
Dès le début du roman, Marie -Claire Blais choisit de faire une longue et étonnante
description des pieds de Grand -Mère Antoinette. Le passage ci -dessus, c hargé de fortes
significations, est aussi bien une provocation pour le lecteur. Outre la fonction physique
qui assure la marche et le d éplacement, les pieds jouent également un r ôle symbolique
complexe. Dans le cas de Grand -Mère Antoinette , les pieds symbo lisent la quintessence de
ce personnage de vieille femme, c’est -à-dire l’expression de tous les aspects fondamentaux
qui marquent sa vie. La famille, le travail et l’ Église sont les trois pilons sur lesquels
repose toute son existence. Les pieds qui « domi nent » la chambre sugg èrent
l’omnipr ésence de Grand -Mère Antoinette dans l’univers de la famille sur laquelle elle
exerce une puissance souveraine. En effet, imposante et autoritaire, elle prend les d écisions
importante dans la famille, exigeant le respect de la tradition et encourageant l’instruction.
Les pieds donnent aussi la direction et symbolisent ainsi la liberté de la vieille femme
puisqu’elles lui permettent de travailler et d’aller à l’église. Par cons équent, toutes les
caract éristiques de Grand -Mère Antoinette sont repr ésentées par la symbolique de ses
pieds « tranquilles », « sournois », « toujours prêts à se lever », « meurtris par de longues
années de travail aux champs », « nobles », « pieux » et « vivants ».
Grand -Mère Antoinette reste quand même un personnage contradictoire puisqu’elle
incarne l’aust érité et le respect de la famille , du travail et de l’Église , mais aussi l’amour, la
patience et la compréhension de l’ autre. L’ambivalence de cette figure de vieille femme est
d’ailleurs soulign ée par Marie -Claire Blais dans une interview avec Gilles Marcotte.
L’écrivaine décrit son personnage de la manière suivante :

152
[…] elle est une femme en apparence austère, fermée Ŕ et très généreuse. Elle est très
généreuse avec Jean Le Maigre. Évidemment elle a à la fois l’amour et l’autorité, ce qui est
toujours dur dans les si tuations affectives. Mais elle a l’amour aussi, plus que l’autorité,
disons. Elle a le sens critique déplorable, mais elle a tant d’amour et de générosité, et je
dirais de compassio n, que malgré son ignorance qui est grande, elle finira par accepter Jean
Le Maigre et comme être humain et comme poète ; même si elle le nie. C’est curieux parce
que ce sont des émotions contraires. (Marcotte : 201)
Il nous semble aussi important de signa ler le fait que, dès le début du récit, Grand –
Mère Antoinette prend la parole. Le nouveau -né Emmanuel aperçoit à peine sa grand –
mère, mais il entend déjà sa voix :
Né sans bruit par un matin d'hiver, Emmanuel écoutait la voix de sa grand -mère. Immense,
souveraine, elle semblait diriger le monde de son fauteuil. « Ne crie pas, de quoi te plains –
tu donc ? Ta m ère est retourn ée à la ferme. Tais -toi jusqu’ à ce qu’elle revienne. Ah ! déjà
tu es égoïste et m échant, d éjà tu me mets en col ère ! » (SVE : 7-8)
L’aïeule demande au nouveau -né de se taire , exprimant ainsi son désir d’exercer le
pouvoir sur les membres de la famille par la parole . D’ailleurs, les parents d’Emmanuel ne
parlent que rarement tout au long du récit, ils étant réduits à leur fonction biologiqu e.
Dominatrice, Grand -Mère Antoinette veut éteindre toute expression de peine ou de douleur
d’une nouvelle génération. En même temps, elle dévoile à Emmanuel les difficultés qui
l’attendent dans « une saison dure pour tout le monde » (SVE : 8) : faim, mala die,
souffrance, pauvreté, misère, ignorance.
Il est sans doute important de rappeler dans ce contexte la fin du roman. Grand –
Mère Antoinette prend de nouveau la parole et dialogue avec Emmanuel. C’est le
printemps, le bébé se lève avec joie dans son berce au afin de voir le soleil, tandis que sa
grand -mère le prend dans ses bras et lui parle à l’oreille :
-Tout va bien, disait Grand -Mère Antoinette, il ne faut pas perdre courage. L’hiver a été
dur, mais le printemps sera meilleur. […] Oui, ce sera un beau p rintemps […] (SVE : 165)
Même si l’écrivaine laisse planer une certaine ambiguïté sur le dénouement du
récit, il reste quand même de l’espoir. De plus, Emmanuel représente la nouvelle
génération à laquelle s’adresse l’aïeule et, dans la Bible, son nom sig nifie « Dieu est avec
nous », ce qui fait penser à la présence de la divinité dans l’existence de la famille.

153
Nous pouvons ainsi constater que Marie -Claire Blais choisit de tracer le portrait du
personnage de Grand -Mère Antoinette à partir des deux éléments symboliques, voire les
pieds et la voix. La longue et insolite description de ses pieds du d ébut du roman sugg ère la
verticalit é de celle -ci, la puissance souveraine qu’elle exerce sur sa prolifique famille. De
même, les pieds sont celles qui la reli ent à la terre, d ésignant un point d’ancrage dans une
époque sombre dans l’histoire du Qu ébec. Par sa voix, elle d énonce tous les malheurs
propres à cette p ériode troubl ée, mais elle exprime en m ême temps son d ésir de dominer
par la parole. Dans le ca s du personnage d’Antoinette, la vieillesse peut être consid érée
comme un symbole d’exp érience, de connaissance. Selon Henri Mitterand, « l'âge a
conféré à celle -ci la sagesse, la liberté et l'autorité » (Mitterand : 410).
Dans les volets qui composent le cycle Soifs publi é à une époque diff érente, le
corps f éminin qui vieillit est abord é plutôt comme un fait social, l’ écrivaine m êlant des
aspects physiologiques, psychologiques et sociologiques. Deux personnages de vieilles
femmes attirent notre attention, voire Esther et son amie Caroline.
Esther, la m ère de M élanie, est un personnage qui joue un r ôle consid érable dans
les premiers cinq volets du cycle Soifs , son d écès étant signal é dans le sixi ème volet, Le
Jeune Homme sans avenir , sans plus de d étails. A près le divorce de son époux , Esther
habite chez sa fille. Élevée en Europe par une gouvernante fran çaise, elle fait des études en
sciences politiques et en ing énierie, mais, au moment o ù l’Europe est « embras ée par la
folie de dictateurs atteints de s énilité » (S : 151), elle revient en Am érique pour former une
famille. Elle devient directrice d’un mus ée au Connecticut, se remarquant surtout par son
vif d ésir de militer pour l’ émancipation et pour l’ind épendance de la femme. Dans le
premier volet, Soifs , par le personnage d’Esther, Marie -Claire Blais exprime quelques
réflexions sur l’ âge de la vieillesse. De fait, le vrai malaise li é au vieillissement est suscit é
par les transformations incontestables du corps. Pour la m ère de M élanie, l ’angoisse de la
vieillesse et le mécontentement envers son corps sont révélés à la piscine où elle ne se sent
pas à l’aise :
[…] Mère avait pensé qu’un bain dans la piscine lui ferait du bien […] Mère avait dérivé
vers cette eau verte, rutilante, sous le ciel brûlant […] et s’arrêtant de nager au centre de la
piscine, Mère avait été prise de désarroi en regardant les rives de marbre, comme si dans la
piscine on l’eût capturée dans cette position ridicule où elle agitait les bras et les jambes
dans de maladroits clapotements, qu’en eussent pensé Daniel et Mélanie […], n’eussent -ils
pas pensé que Mère était digne de moquerie, lorsqu’on la voyait ainsi, touchant l’eau du
vernis de ses ongles, dans ses clapotements, et Mère n’était plus mince comme l’était

154
Mélanie, sa poitrine n’é tait-elle pas trop opulente […] quelle dérision, pensait -elle, que
faisait -elle au centre de cette piscine, dans la fraîcheur reposante de l’eau, à trois heures de
l’après -midi (S : 136)
Esther examine donc sévèrement son aspect physique et elle doute de l a beauté de
son corps, soumis à maints changements causés par le vieillissement. Nous pouvons ainsi
constater chez elle des manifestations d’anxi été à l’égard de ce processus naturel qui
entra îne in évitablement des changements au niveau du corps. Simone de Beauvoir souligne
que « c’est moins du corps lui -même que proviennent les malaises de la femme que de la
conscience angoiss ée qu’elle en prend » (Beauvoir : 457). En effet, dans le cas d’Esther,
son « désarroi » est associé plutôt avec la peur de ne pas p laire à sa famille. La pression
sociale a un r ôle essentiel dans l’ évaluation que la m ère de M élanie, en tant que femme
âgée, fait de son propre corps.
Dans le cas de ce personnage, Marie -Claire Blais donne des indications précises sur
l’âge. Nous apprenon s ainsi qu’au d ébut du troisième volet du cycle, Augustino et le chœur
de la destruction , Tchouan, designer d’origine asiatique et amie de M élanie, organise une
fête pour c élébrer le quatre -vingtième anniversaire d’Esther. Pendant la f ête, Esther
surveille souvent le tremblement de sa main droite , qui devient le principal signe de sa
vieillesse. Pourtant, lorsqu’elle d îne avec Esther, M élanie observe « le visage […] souriant,
serein » de sa m ère et pense que celle -ci « ne manifestait aucune d éfaillance, sin on ce
tremblement de la main droite, lequel était à peine apparent » (ACD : 66). Au moment o ù
elle discute avec Nora, une amie peintre, mais qui pr éfère travailler en Afrique, dans un
hôpital pour enfants abandonn és, Esther a l’impression que sa main ne tr emble plus et
« peut-être avait -elle exag éré son mal » (ACD : 182). Le personnage de Mère croit que ses
mouvements peuvent indiquer la déchéance de son corps et tente de cacher « ce ridicule
tremblement » (ACD : 206). De plus, elle pense que « ce trembleme nt de la main droite
était bien l éger, apr ès tout, puisque, à part M élanie peut -être, personne ne l’avait per çu »
(ACD : 207).
Un autre signe qui t émoigne du vieillissement du corps d’Esther est visible dans la
scène où celle-ci se dirige vers la plage, a ccompagn ée de ses amis pr ésents à la fête. Ainsi,
contrairement à Nora qui marche « de son pas press é […] un pas de course », Esther suit le
sentier qui conduit à la plage « d’un pas plus lent, r éfléchi » (ACD : 196). D’autre part,
lorsque Jermaine, le fil s adolescent de Tchouan , passe devant Esther, la salue
respectueusement et la f élicite pour son anniversaire, celle -ci répond tout simplement par

155
une inclination de la t ête, lui disant : « pourquoi me traitez -vous avec cette feinte politesse,
comme si j’ étais une vieille femme, ce que je ne suis pas, pressant le pas elle rejoignit Nora
sur la plage, tout épanouie à la pens ée de converser avec elle » (ACD : 198). Il nous
appara ît ainsi évident que la m ère de M élanie est pr éoccup ée par son apparence et cherch e
à diminuer les signes du vieillissement aux yeux des autres. Pour elle, la vieillesse semble
affligeante, presque inacceptable.
Un autre personnage de vieille femme illustr ée dans le cycle Soifs c’est Caroline.
Photographe qui fait partie de la communaut é d’artistes de l’ île, elle a environ le m ême âge
que son amie, Esther. Dans le cas de Caroline, Marie -Claire Blais met en évidence une
autre manifestation caract éristique à la vieillesse, c’est -à-dire la diminution des fonctions
intellectuelles . Dans le t roisième volet du cycle, Esther constate que son amie Caroline
« n’est plus la m ême depuis quelques temps » et remarque également « la soudaine
dislocation mentale » (ACD : 47) de celle -ci. De plus, Caroline a été vue se promener seule
dans la nuit, avec u n chien. Surv eillée à tout moment par l’infirmi ère Désirée dans « une
résidence pour femmes artistes de sa comp étence, de son rang social » (ACD : 52),
Caroline ne peut pas assister à la fête d’Esther. Le d éclin de ses relations sociales marque
donc l’exis tence de Caroline qui se rend compte qu’elle ne peut plus disposer de sa vie
comme autrefois. D’autre part, dans le quatri ème volet, Naissance de Rebecca à l’ère des
tourments , nous apprenons quelques d étails concernant la situation de Caroline
lorsqu’ Esther se rappelle une conversation avec celle-ci, le jour de la dispersion des
cendres de Jean -Mathieu, le grand amour de Caroline. Ainsi, la perte de l’homme aim é a
causé le malheur de Caroline, qui, selon Esther, ressemble à « un délire de vieille dame
sénile » (NRT : 271).
Au bout de ce parcours de dégradation, de faiblesse, de solitude et de dépendance,
il y a la mort. Celle -ci fait partie des préoccupations des personnes âgées puisque ces
femmes deviennent conscientes de leur propre fin. Vincent Nadeau affirme que pour
Grand -Mère Antoinette, la mort est un fait inévitable qui ne doit pas perturber les gens.
Selon cette vieille femme, la fin de la vie c’est plutôt un épisode « dont il faut tirer le
meilleur parti possible pour le bénéfice de ceux qui restent » (Nadeau : 35). Même si
Grand -Mère Antoinette semble préoccupée par l’état de santé de Jean Le Maigre , elle
demeure tranquille lorsqu’elle pense aux funérailles de son petit -fils:
Tandis que grand -mère Antoinette comptait les mois qui la sé paraient de la fin tragique de
Jean le Maigre, celui -ci n’en continuait pas moins de vivre comme un diable. […] Sa

156
grand -mère, elle, imaginait le bon repas qui suivrait les funérailles Ŕ image consolante de la
mort, car M. le curé était si généreux pour les familles en deuil ; elle le voyait déjà,
mangeant et buvant à sa droite, et à sa gauche, comme au paradis, Jean Le Maigre, propre
et bien peigné, dans un costume blanc comme la neige. (SVE : 27)
Une attitude différente devant la vieillesse et la mort est adoptée par un couple de
personnes âgées du cycle Soifs . Il s’agit de Suzanne et son mari, Adrien. Ils rejettent la
douleur et prévoient leur suicide. Pour eux, la fonctionnalité du corps est importante :
[…] n’était -ce pas simple, bien naturel, quand on a vait sereinement vécu au paradis toute
une vie, d’aller, encore en bonne santé, vers cette porte, Daleth, d’y marcher, sans
déchéance, avec honnêteté, franchise, comme vers le court de tennis le matin […] (S : 278)
Dans ses œuvres, Marie -Claire Blais met e n scène des personnages féminins âgés
qui envisagent différemment la vieillesse et la mort . D’ailleurs, les changements corporels
et sociaux qui affectent ces femmes, provoquent aussi des changements identitaires. En
conséquence, p our comprendre le vieilli ssement en tant qu’expérience corporelle, il faut,
sans se dégager de la structure biologique, l’appréhender également comme un symbole
social et culturel.

III.3 .3. Violences faites au corps fé minin

Les violences exercées contre le corps féminin englobent les comportements
agressifs, individuels ou collectifs, dirigés contre les femmes. Ces actes brutaux, qui
prennent la forme de violences verbales, physiques, psychologiques ou morales, sexuelles
incluent insultes, coups, défigurations, mutilations, v iolences conjugales, viols. Exercées
dans divers contextes, ces agressions peuvent avoir des conséquences sévères sur la santé
physique, mentale et sexuelle, mettant aussi en péril la sécurité, l’autonomie ou la dignité
des femmes. Les causes et les facteu rs aggravants des violences faites aux femmes sont
multiples : les rapports inégaux entre hommes et femmes, surtout dans les sociétés
patriarcales, les préjugés sociaux, les traditions et les pratiques coutumières néfastes, les
guerres, la pauvreté, la ven geance.
Enfante, adolescente ou femme adulte, les personnages féminins que Marie -Claire
Blais met en scène dans ses œuvres subissent des violences qui attaquent leur corps. Nous

157
distinguons des actes de violence qui s’exercent au sein de l’espace famil ial, mais aussi à
l’intérieur de la communauté, voire dans la rue ou au travail. À travers des exemples tirés
de trois romans blaisiens, nous allons voir quelle forme prennent les violences exercées
contre le corps de la femme, depuis l’enfance jusqu’à l’â ge adulte. D’abord, d ans
Manuscrits de Pauline Archange , l’écrivaine illustre quelques scènes décrivant des actes
de violence dans la famille, les parents étant violents envers leurs propres enfants. Nous
analyserons ensuite le comportement agressif au sei n d’un couple d’adolescents, tel qu’il
apparaît dans le roman La Belle Bête . En troisième lieu, nous allons examiner, dans le
cycle Soifs , la violence à l’égard des femmes qui revêt différentes formes, dont le viol ou la
violence dans les conflits armés.
Jos Archange, le père biologique de Pauline, montre son autorité et sanctionne sa
fille pour corriger le comportement de celle -ci. Après la rencontre avec Jacquou, « un joli
dépravé » (MPA : 20) de sept ans, Pauline, la narratrice du récit, se rappelle le malaise
physique et la douleur provoqués par une punition corporelle que lui impose son père : « Il
y avait eu […] ce sévère châtiment de mon père dont ma cuisse brûlait encore et cette
flamme de l’humiliation qu’il était si facile de réveiller partout dan s mes veines battues »
(MPA : 20). Quant à Madame Archange, elle n’utilise pas la force physique afin de rendre
obéissante sa fille, mais elle fait appel à l’autorité de son mari. Lorsque Pauline retourne de
l’école avec un billet de la mère Sainte -Scholas tique qui parle de se « mauvaises
fréquentations » (MPA : 67), sa mère lui dit : « J’ai trop mal au chœur aujourd’hui pour
prendre la peine de te battre, mais attends que ton père arrive, il va te déculotter et ta cuisse
maigre va s’en souvenir longtemps… » (MPA : 68). Cependant, Monsieur Archange hésite
à battre sa fille, la punition étant pour lui seulement un devoir qu’il doit accomplir en tant
que père. Pauline avoue : « Il me frappait violemment pour en finir plus vite et si je me
mettais à saigner du nez, il interrompait aussitôt son travail…. Va te coucher, l’Bon Dieu te
punira au jour du Jugement dernier… » (MPA : 68).
Contrairement à Monsieur Archange qui recourt aux punitions corporelles afin de
discipliner sa fille, l’oncle de Pauline, Victorin, est un père extrêmement violent envers ses
enfants, leur inspirant la terreur. Mais la cruauté et la brutalité de Victorin s’exerce aussi
envers Pauline, lors du séjour de la fille chez la famille de celui -ci, à la campagne. Au
moment où Pauline arrive che z eux, son cousin Jacob la prévient : « Si tu manges pas
demain, mon père y va te battre comme y me bat. Et ton sang va couler partout sous la
table… Bang… Bang… comme y va te battre, la cousine… » (MPA : 48). En effet,

158
Pauline est envoyée par ses parents à la campagne pour retrouver son appétit et la scène
suivante révèle la brutalité exercée par son oncle et ses tantes afin de l’obliger à manger :
Le père de Jacob me faisait souvent manger de force, pendant que sa femme et tante Attala
tenaient ma bouche ouverte sous leurs doigts fébriles comme des pinces. On jetait dans ma
bouche, comme dans un puits, boules de pain, mélasse, des cuillerées de lait souillé par les
mouches […] (MPA : 48)
De plus, un des « soirs de grands fouets » (MPA : 50) quand l’oncle Victorin utilise
un fouet épineux pour frapper ses enfants, il blesse accidentellement sa nièce. « Battue
jusqu’au sang » (MPA : 51), Pauline se rappelle le sourire malicieux de Jacob devant le
malheur de sa cousine. Ainsi, la peur engendrée par ces actes d’une extrême agressivité,
affecte les enfants. Pour un temps, Jacob vit chez les Archanges et lorsque son père vient le
ramener à la campagne, le garçon se met à trembler, se cache sous la table et demande de
l’aide à sa cousine.
Un autre épisode de viol ence que la narratrice Pauline décrit est celui qui se passe
dans la famille de ses amies, Huguette et Julia. Monsieur Poire, le père de ces filles, utilise
la force physique pour faire taire Huguette lors du dîner :
Assise près de moi, les joues trempées de sirop, elle me disait des choses à l’oreille puis
sautillait de rire, la tête entre les épaules, jusqu’à ce que son père, dont l’humeur était
particulièrement maussade les jours où il avait trop bu, d’un petit coup de fourchette sur le
coude, ramène sa fille au silence.
– Ferme ta grande boîte de bouche, ordonnait -il, tu parles autant que ta mère. (MPA : 20)
Ce que nous pouvons remarquer dans ces scènes de violence familiale c’est
l’impuissance des enfants face aux accès de violence de leurs parents. Ce pendant, dans le
cas de Pauline Archange, son désir d’indépendance est évident, elle aspirant se séparer de
ses parents. Adolescente, Pauline parle des sentiments qu’elle éprouve à l’égard de ses
parents et de son souhait de mener une existence indépendant e :
Mais en grandissant on prenait conscience que ces étrangers étaient toujours là, que l’on
avait le devoir de vivre dans leur maison, participer aux difficultés de leurs existences et
rêver silencieusement de son évasion. Le jour viendrait où l’on écha pperait à leur jalouse
surveillance. (MPA : 17)
Les insultes, les reproches et les coups sont aussi présents dans le roman La Belle
Bête. Adolescente, Isabelle -Marie cache sa laideur à Michael Livani, un jeune paysan

159
aveugle qui deviendra son époux. Elle e spère ainsi trouver l’amour et le bonheur dans cette
relation fondée non seulement sur le mensonge, mais sur l’imagination de chacun. Isabelle –
Marie décrit son corps comme elle le rêve et fait croire à Michael qu’elle est belle, tandis
que le jeune homme « était orgueilleux, poète plein d’illusion, car il ne vivait que d’après
ses rêves » (BB : 61). Mais, au moment où Michael retrouve la vue, le rêve se transforme
en cauchemar. L’horreur et l’aversion qu’il éprouve déterminent son comportement violent
enver s son épouse. Michael insulte Isabelle -Marie, l’accuse de l’avoir menti, la gifle
brutalement et puis s’enfuit. Les agressions verbales sont donc suivies d’agressions
physiques, comme nous pouvons le constater dans l’extrait suivant :
Michael ouvrit les ye ux. Il les écarquilla et, à sa façon de la regarder, Isabelle -Marie
comprit qu’il voyait. Aussitôt elle eut honte. Elle se cabra au mur, les mains à la gorge
comme pour s’étrangler. Michael était maintenant debout, mains tendues. Une contraction
fantastiqu e aiguisait son regard sur Isabelle -Marie. […] Reculant d’horreur devant celle
qu’il avait tant aimée « belle », fou de désespoir, il hurlait : « Menteuse ! Menteuse ! » […]
Il revint très près de sa femme et il se mit à la gifler. Elle restait muette et n e frémissait
plus, car les coups la rendaient à son ancienne vaillance physique. (BB : 110 -111)
Quant à Isabelle -Marie, blessée et abandonnée par son époux, elle retourne chez sa
mère, convaincue qu’elle « était de la race des laids, éternellement vouée au mépris » (BB :
112). D’ailleurs, après la rupture violente du mariage, le ressentiment et la haine contre sa
mère qui l’a rejetée à cause de sa laideur physique sont plus forts. H umiliée par Michael
qui « sort sans la regarder » (BB : 111), Isabelle -Marie agresse à son tour son frère Patrice
et le défigure, incendie la ferme où sa mère périt et puis elle se jette sous le train .
Le cycle Soifs , apprécié par Karine Tardif comme « une grande synthèse
romanesque du monde contemporaine » (Tardif : 141), décrit un univers qui porte
généralement les traces de quelques événements funestes marquant l’histoire de chaque
personnage. Le rappel de ces tragédies, personnelles ou évoquant un passé collectif,
demeure encore traumatique, surtout dans le cas des individus l es plus fragiles, à savoir les
homosexuels, les réfugiés, les pauvres, les femmes. En ce qui concerne les personnages
féminins du cycle, quelqu’un d’entre eux passent par des situations tragiques qui
présentent souvent un caractère violent.
Une manière de nuire à l’intégrité physique et psychique de la femme est le viol.
Dans plusieurs volets du cycle Soifs , quelques cas d’agression sexuelle sont mentionnés.
Renata Nymans subit un viol dont elle se rappelle lors de son séjour de convalescence sur

160
l’île. Un soir, Renata demande à « un A ntillais pauvre et débraillé » (S : 37) vu au casino
de l’aider à porter ses bagages jusqu’à la maison qu’elle avait louée. Mais, une fois arrivé à
la maison, au moment où la femme veut le payer, l’Antillais se sent humilié et il se venge,
en la violant. Il fait ensuite des reproches à Re nata et l’insulte :
qui êtes -vous donc avec votre attitude hautaine envers moi, quelle est donc votre race cette
attitude, ces bijoux, ce ruissellement de perles, que représentent -ils pour vou s […] je vous
ai vue me sourire de votre sourire hautain, méprisant, dans la fumée près de l’eau la nuit,
quand scintillaient vos bracelets, l’éclair de votre étui d’or, car il faut désormais que tout
soit avili, détruit en vous, puis l’Antillais avait cru entendre un bruit dans les buissons par
les fenêtres grandes ouvertes et lâchement il avait fui (S : 101)
La souffrance de Renata est d’autant plus grande que le souvenir de cet homme est
encore vif dans sa mémoire. La femme l’imagine « couché sur l’aspha lte des rues dans ses
vomissures, la pièce d’étoffe ou de laine […] imbibé e d’eau, de sable et d’urine, dans ses
cheveux s’accumulant les grains de poussière, la croûte de saletés et de sable » » (S : 133)
et elle sent encore « le goût de cette poussière, de ce tte sueur […] sur ses lèvres » (S : 134) .
La scène du viol de Renata n’est pas la seule de ce genre évoquée dans le roman.
Dans le troisième volet, Augustino et le chœur de la destruction , Mai, la petite fille de
Daniel et de Mélanie, est victime d’u ne violence sexuelle. Le jour des funérailles de Jean –
Mathieu, Mai sort de la maison lorsque sa famille n’est pas attentive et se dirige vers la
plage. Un pêcheur l’invite dans « une barque sale et mouillée » (ACD : 119) pour aller
cueillir des coquillages , lui disant à maintes reprises de garder le secret : « pas de
babillages, ne raconte rien à personne, sinon du haut du ciel l’aigle, les éperviers, tous les
vautours viendront s’abattre sur la maison de tes parents et ton petit frère sera le premier
dévor é » (ACD : 120 -121). Cette situation expose d’ailleurs le sort de chaque enfant qui a
subi une agression sexuelle. Même si l’événement n’est pas clairement raconté et les
choses se passent trop vite, le lecteur peut déchiffrer sans difficulté l’intention d u
malfaiteur :
Mai ne dirait rien, ne l’avait -elle pas promis, les cheveux, la barbe en broussaille et
comment avec sa chemise malodorante il l’avait gardée des vents, te voici sous mon aile,
contre ma peau, qu’avait -il dit, qu’avait -il fait sinon la défen dre des aigles, des éperviers
dont elle aurait été vite la proie, comme les souris et les furets, caressant ses jambes sous la
robe dont le col blanc était défait […] c’est d’un seul doigt d’expert qu’il semblait avoir
parcouru cette ligne parfaite des jam bes de Mai (ACD : 120)

161
Les humiliations, les injustices, les violences et les souffrances semblent définir
l’histoire des femmes . Dans le premier volet, Soifs , Marie -Claire Blais expose, à travers les
souvenirs de Renata, les violences faites aux femmes da ns différents coins du monde.
Comme avocate, Renata a analysé pl usieurs cas de viols collectifs : dans le dortoir d’un
kibboutz17, plusieurs adolescents ont violé une jeune fille, « sans remords, sans
consternation devant leurs actes » (S : 118) ; dans un campus floridien, un chansonnier se
livre « au carnage des jeunes filles » (S : 143) ; dans l’ancienne Yougoslavie, pendant la
guerre civile des années 1990 , des milliers de « femmes de cinq à quatre -vingts ans » (S :
214) tombent victimes de viol ; au Pér ou, pendant la guerre, les femmes sont « tuées et
violées, dans des casernes militaires » (S : 216) .
Partout dans le monde, les jeunes filles et les femmes sont victimes d’actes de
violence sexuelle, violence qui a de graves conséquences non seulement sur la santé et la
sécurité des femmes, mais aussi sur la société entière. Remarquons dans les exemples cités
ci-dessus les violences commises dans les situations de conflit armé, lorsque les soldats
profitent du désordre créé pour se livrer à des abus sexuel s. Le but de ces actes et
d’humilier et de traumatiser physiquement les femmes, mais aussi d’imposer un climat de
terreur dans toute la communauté. D’ailleurs, dans un rapport de l’Unesco sur les hostilités
durant la guerre civile des années 1990 dans l’an cienne Yougoslavie, le groupe de travail a
constaté que « les viols avaient revêtu un caractère systématique , qu’ils avaient été commis
sur ordre des autorités supérieures et sous leur supervis ion, qu’ils avaient ainsi été utilisés
comme une arme de guerre visant à contraindre les habitants à quitter leurs foyers,
s’insc rivant clairement dans le cadre d’une stratégie expansionniste18 ». Autrement dit, il
s’agit d’une pratique odieuse, vraiment incroyable, qui admet des violences faites aux
femmes au nom d’un projet politique.
Mais, bien que les lieux et les moments soient différents, les détails de ces affreux
événements racontés dans le roman se ressemblent, car la crainte du viol est la même pour
toutes les femmes. De plus, Renata a une vision très sombre sur la condition des femmes.
Elle pense que « ces assassins, ces violeurs, jamais on ne les verrait devant des tribunaux
organisés par des femmes, ils continueront d e violer, de tuer » (S : 215). Pour Renata, le

17 Le Kibboutz, venant du mot h ébreu kvoutza qui signifie assembl ée ou groupe , est « une c ommunauté
agricole de l'É tat d'Israël, basée sur une identité de pensée, sur les principes de la plus stricte démocratie et de
l'égalité des individus qui la composent, sur celui de la propriété collective des moyens de production et sur
une vie communautaire très poussée faite d' entraide, de responsa bilité et de confiance mutuelle » – consulté à
https://www.cnrtl.fr/definition/kibboutz , le 10 janvier 2020.
18 « Le viol comme arme de guerre. Rapport de l’Unesco » in Confluen ces Méditerranée , 2008, no. 64, p. 99 –
104.

162
viol apparaît comme une fat alité de la condi tion féminine et la violence exerc ée sur le
corps des femmes est une mutilation.
[…], car mutilées à jamais les femmes, les petites filles, à peine venues au monde, s’il
fallait se les représenter à l’esprit par une image, tenaient entre leurs mains pour les offrir
leurs seins, leur utérus, tous ces organes prêts à la torture et au viol, à la mutilation des
hommes, ou elles étaient vouées à des disparitions de tout ordre, abaissées dans leur
silence, par un viol, un crime, elles tenaient en naissant ces or ganes de leur v ie comme de
leur destruction (S : 215)
Renata considère que la vie des femmes est « vouée à l’immolation » (S : 143) et
qu’elles ont à subir « ce parcours disgracieux et souvent humiliant dans les limbes d’une
condition féminine si peu sûre d’elle -même » (S : 141). Comme le souligne Denisa Oprea,
aux yeux de Renata, « le sexe, l’âge ou la race sont des facteurs prédisposant à la violence
et à l’injustice » (Oprea : 244 -245).
Le deuxi ème volet du cycle, Dans la foudre et la lumi ère, indique d ’autres formes
de violence envers les femmes, à savoir les tueries d’honneur, une forme de punition
sévère qui met en p éril la vie de tant de femmes. Avant de partir pour Washington afin
d’animer un d ébat télévisé avec d’autres femmes activistes qui luttent pour les droits des
femmes maltrait ées par leurs p ères ou leurs fr ères, M élanie pense au destin de Rafa, une
femme du Proche -Orient qui trouve refuge dans une prison de Jordanie. L’amante d’un
ouvrier pendant trois jours, Rafa commet l’adult ère, c e qui apporte le d éshonneur à sa
famille et ses fr ères se saisissent du droit de la tuer. Quant à Rafa, elle avoue que, selon les
coutumes de sa communaut é, l’honneur de son p ère et de ses fr ères repose sur la vertu des
femmes de la famille et elle r épète aux gardiens de la prison : « je mérite de mourir […]
oui, coupable, je le suis […] j’ai attiré sur moi ce sort maléfique par mes actes irréfléchis
qui ont scandalisé mes jeunes frères » (DFL : 105 -106). Autrement dit, dans une telle
société, les normes de conduite sont très rigoureuses selon les genres et toute déviation de
comportement de la part de femmes est considérée honteuse pour la famille et sanctionnée
par des actes de violence, le plus souvent des meurtres.
Malgr é ce portrait sombre de la situa tion des femmes dress é par la voix de Renata,
d’autres personnages f éminins croient à un avenir meilleur. M élanie et Esther sont
convaincues que « l’ère des tourments s’ éloignera pour laisser la place à une autre ère,
celle de l’intelligence des femmes, de leurs filles » (NRT : 118). Esther parle d’un avenir
lumineux pour les femmes :

163
nous les femmes relevons en cette ère de tourments tous les d éfis, […] nous allons vers une
époque de justice et de triomphale m étamorphose, […] toutes ces femmes leaders, [… ] ce
nouveau style de gouvernement des pays, une nouvelle fa çon de penser, de voir, d’ être
justes, de lutter contre l’oppression, la pauvret é, ces femmes sont fortes, ont de la majest é,
[…] les voici vice -présidentes, réunifiant bientôt des pays séparés ou hostiles, des foules
les écoutent enfin, se rallient à elles, leurs voix sont unies pour réclamer la fin des guerres
(NRT : 117)
Remarquons aussi l’attitude de Jenny, l’une des emp loyées de Mélanie et de
Daniel, qui se rappelle son passé avant de vivre ch ez cette famille. Elle a dénoncé le shérif
« pour ses misérables attentats à la pudeur sur des filles noires » (S : 149) et même si celui –
ci a été mis en prison, elle tremble encore de peur. Cet incident a marqué sa vie et la
crainte d’une nouvelle rencont re avec le cet homme violent domine encore ses pensées.
Nous constatons ainsi que, par les portraits des femmes qui souffrent, Marie -Claire
Blais illustre diff érentes attitudes. Les personnages féminins victimes de la violence se
sentent humiliée, blessées ou se révoltent. Pourtant, chez Blais, les idéaux sont encore
possibles et plusieurs personnages tentent de combattre les maux et les souffr ances qui
assaillent la société.

164

CONCLUSION S

Nous pouvons constater que l’émancipation de la femme et l ’affirmation de sa
propre individualité constitue un th ème important dans l’œuvre de Marie -Claire Blais.
L’affirmation d’une identité féminine est basée sur le changement du statut social de la
femme, mais aussi sur la perception du corps de la femme dans une époque marquée par
des transformations et des explorations nouvelles.
Notre étude a été envisag ée d’abord comme une br ève synth èse sur les aspects
anthropologiques, psychologiques, psychanalytiques et sociaux concernant le corps
humain , synthèse qui no us a permis de mieux analyser le r ôle du corps de la femme dans la
construction de l’identit é féminine .
Dans la premi ère partie, Corps et identit é, nous avons d éfini les concepts de
« corps », « identit é » et « féminit é ». Nous avons pu constat er que l e corps représente
l’élément matériel à partir duquel l’identité se forge. Quant à l’identité féminine , cela
constitue tout ce qui détermine une femme comme telle, du point de vue biologique,
sexuel, psychologique et social. Autrement dit, il s’agit de tous l es comportements, les
croyances, les traits et les attitudes qui confirment le caractère d’une femme selon son sexe
biologique. Le corps d’une femme, tout comme ses comportements et attitudes, évoluent
constamment et se transforment. C’est pourquoi l’ident ité consiste en une quête
permanente de soi et l’identité de genre est une quête du sentiment d’unité et
d’appartenance à soi indissociable du corps sexué dans lequel elle prend racine. L’image
du corps fait aussi partie de la représentation que la femme a d’elle -même. L’image
visuelle, cette représentation du corps propre, en particulier grâce à l’usage du miroir,
devient importante pour le développement de la conscience de soi.
Ensuite, nous avons analys é la mani ère dont la femme blaisienne per çoit l’ima ge de
son propre corps. Les h éroïnes qui apparaissent dans les premiers romans de Blais
n’apprécient ni leur aspect physique, ni leur condition de femme. C’est le cas d’Isabelle –
Marie, la jeune fille du premier roman de Blais, La Belle -Bête (1959) et de Pa uline,
l’héroïne de la trilogie Les Manuscrits de Pauline Archange (1968). Dans la société
québécoise d’avant la Révolution tranquille, la morale sociale est ordonnée par un
catholicisme rigide et répressif. Selon la pensée mythique, les tentations menant au péché

165
s’incarnent dans le corps de la femme. C’est pour cela que les femmes ne se valorise nt pas,
elles rejette nt leur corps qui est une source de honte, de faute, de souillure.
Cependant, à partir des années 1960, les bouleversements politiques et soci aux ont
influencé l’image de la femme et s a place et surtout celle de son corps sont dès lors
revalorisées dans la famille, mais aussi dans la société. Un changement des mentalités est
survenu en ce qui concerne la façon de concevoir l’amour, le couple, la sexualité. La
libération des femmes passe par la lib ération de leur propre corps. Les romans blaisiens
déploient le corps f éminin dans tous ses états. Ainsi, Blais d écrit une sc ène lesbienne
montr éalaise dans Les Nuits de l’Underground (1978), ainsi qu’un univers lesbien dans
L’ange de la solitude (1989).
La deuxième partie, Corps et sexualité , a abordé la question de la sexualit é dans
l’œuvre romanesque de Marie -Claire Blais.
Les changements du corps f éminin à l’âge de l’adolescence et les modifications
identitaires que vivent les jeunes filles ont été illustr és à travers trois personnages
blaisiens : Isabelle -Marie ( La Belle B ête), Émilie ( Tête Blanche ) et H éloïse (Une saison
dans la vie d’Emmanuel ). Les images qui d écrivent la d écouverte du corps qui ch ange et le
développement de l’instinct sexuel , sugg èrent aussi l’inquiétude , la confusion de ces filles.
En ce qui concerne la fonction de la sexualité et son importance dans la vie du couple , nous
avons observ é plusieurs attitudes chez les femmes blaisien s. Si l a grand -mère Antoinette
rejette le plaisir et la conception érotique du corps et sa fille, la m ère d’Emmanuel est
forcée à se prêter de manière passive à un acte qui ne lui offre aucun plaisir, mais qu’elle
accepte par esprit de soumission ou de dev oir conjugal, Héloïse, représente la génération
de la libération et de l’acceptation de sa sexualité . Quant à la relation homosexuelle, Blais
met en scènes des communauté s de lesbiennes qui acceptent sereinement leur orientation
sexuelle. Pour ces femmes, le corps devient une arme qui leur permet de revendiquer une
liberté et une reconnaissance plus grande de l’être humain.
La douleur physique ressentie par le corps de la femme a été l’objet de la troisième
partie, Corps et souffrances , où nous avons analys é les repr ésentations du corps malade, le
corps vieillissant et les diff érentes formes de viole nce exercée contre les femmes Ŕ coups,
défigurations, mutilations, violences conjugales, agressions sexuelles, viols.
Louise ( La Belle Bête ) et Renata Nymans ( Soifs) sont deux femmes qui souffrent,
impuissantes devant la maladie qui transforme le rythme de leurs vies. L’angoisse devant
la dégradation physique de leurs corps met en évidence la fragilit é de l’ être. Quant à la

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vieillesse, elle sugg ère en égale mesure la vuln érabilit é de la femme par la destruction de la
beaut é physique.
Les insultes, les reproches, les coups , les agressions sexuelles et les viols sont
quelques formes de violence exerc ée contre les femmes. Par les portraits des femmes qui
souffrent, M arie-Claire Blais illustre diff érentes attitudes. Les personnages féminins
victimes de la violence se sentent humiliée, blessées ou se révoltent. Pourtant, chez Blais,
les idéaux sont encore possibles et plusieurs personnages tentent de combattre les maux et
les souffrances qui assaillent la société.

167

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