LEXIL DANS LE DOMPTEUR DE LOUPS DE BUJOR [605412]
L’EXIL DANS LE DOMPTEUR DE LOUPS DE BUJOR
NEDELCOVICI
Serenela GHITEANU
Université Pétrol e-Gaz de Ploiesti, Roumanie
Résumé
L’article se propose d’analyser les transformations radicales qu’entraîne
l’expérience de l’exil, dans le roman Le Dompteur de loups de Bujor Nedelcovici.
Tout en gardant des traits du roman d’initiation, l’auteur en modi fie d’autres, qui
sont essentiels. La pureté de l’âme du héros qui subit l’initiation est remplacée par
une pensée provoque le Mal. Ensuite, la disparit ion inexpliquée du hé ros se
substitue à la re -naissance spirituelle qui couronne toute initiation. Un pacte
énigmatique est à la source d’une scission chez le héros . De cette manière, une
nature double, très complexe, de l’homme est envisagée et les renvois à la religion
et aux croyances sont multiples: tradition judeo -chrétienne et paganisme se
mélangent da ns un récit qui rappelle les contes et les légendes. Le héros moderne
de Nedelcovici n’est plus un “illuminé” mais un être à la quê te de soi et possédant
des mystères qui ne sont pas tous révélés.
Mots -clés : roman co ntemporain, réécriture, initi ation , quêt e de soi, identit é
Abstract
The article aims to analyze the radical transformations of the exile in the
novel The Wolf Whisperer by Bujor Nedelcovici. While keeping some of the
characteristic features of the novel of Initiation, the author modifies others, which
are essential. The purity of the soul of the hero who undergoes the Initiation is
replaced by a t hought which causes Evil. Then, the inexplicable disappe arance of
the hero replaces the spiritual renaissance which crowns the whole Initiation. A
stran ge pact seems to produce a split in the hero. In this way, a double, very
complex nature of man is envisaged by the author. References to religion and faith
are numerous: the Judeo -Christian tradition and paganism mix in a narrative that
is reminiscent of tales and legends. Nedelcovici’s modern hero is no longer an
enlightened character but he is on a quest for his self and possesses enigmas which
are not entirely revealed.
Key words : contemporary novel, rewriting, I nitiation, the quest for self
Le roman Le Dompteur de loups est écrit entre 1987 et 1990,
en France. L’exil de l’écrivain Bujor Nedelcovici à Paris commence en
1987, après la publication du roman Le Second messager , en 1985,
dont le manuscrit avait été envoyé illégalement à Paris. La question
de l’exil d’un écrivain, du déchirement intérieur et des révélations sur
soi que celui -ci suppose, apparaît déjà dans Le Second messager .
Nous la retrouvons comme thème central du roman Le Dompteur de
loups.
Dans Le Dompteur de loups , la perspective est cell e d’une
femme narratrice, Ana, qui quitte son pays natal, dans lequel un
régime totalitaire fait des ravages, afin de retrouver le père de son
fils, âgé de sept ans, Alexandru. L’homme qu’elle avait aimé et qu’elle
aime encore ignore l’existence de l’enfan t et avait lui aussi quitté son
pays natal quelques années auparava nt. Il s’appelle Vlad Antohie, il
est journaliste et écrivain et il fait l’expérience d’un exil très difficile à
travers l’Europe occidentale: il fugue d’un camp de réfugiés
d’Autriche, il doit travailler durement et subir des humiliations en
Italie, puis en Suisse. Dans ce dernier pays, il choisit de vivre isolé,
avec un ami plus jeune, Luc, près d’une forêt, à élever des chiens de
garde et d’attaque, des bergers allemands et des dobermans.
Lorsqu’ Ana le retrouve, Vlad lui dit qu’il est dé sormais « quelqu’un
d’autre » (Nedelcovici 1994 – dorénavant désigné DL , 77) et
l’installation de celle -ci et de l’enfant dans la maison de Vlad entraîne
toute une série d’événements à caractère symbolique p our le héros
moderne et mythique à la fois qu’est Vlad Antohie.
Selon Vladimir Jankélé vitch, « l’homme, comme une plante,
dépérit parfois quand on le transplante dans des conditions
climatiques auxquelles l’espèce ne peut s’adapter ; l’homme, quand
on le c hange de place ou de pays, fait l’expérience d’un dé chirement
cruel » (Jankélé vitch 1974, 278). En quittant pour toujours son pays,
l’artiste (ou l’intellectuel) de Nedelcovici, Vlad, subit une cassure
profonde, une confrontation avec ses propres limites, u ne découverte
de soi inespérée, un voyage dans un labyrinthe hostile. Les épreuves
dures de l’exil ne sont pas prédictibles et la rencontre avec soi -même
est doublée de la rencontre avec l’Autre.
Le parcours de Vlad Antohie comprend d’abord le
désenchantem ent de l’esprit d’un intellectuel de l’Europe de l’Est, qui
découvre que les occidentaux ne le jugent pas digne de faire chez eux
le métier qu’il faisait dans son pays natal et qui se font un plaisir de
le rabaisser. Le héros entend son exil comme une épr euve
initiatique : « Un voyage dans le labyrinthe pour affronter le
Minotaure! Une mort et une résurrection exigé es par le dé passement
et l’illumination! » (DL, 82-83). Dans une interview, Nedelcovici
avoue que pour lui l’exil est « la mort et la résurrect ion, un révélateur
du moi-même , qui m’a fait découvrir une autre identité, j’ai franchi
certaines limites et certains seuils et il m’a fait m’élever à un autre
niveau moral, spiritue l et culturel » (Nedelcovici 2007 ,554).
Pourtant, comme nous allons le dém ontrer, l’auteur réécrit le roman
d’initiation, en changeant des traits essentiels de celui -ci.
Dietrich Hach, Don Amprimo, Nae, Cezar et sa femme
Jeannine, l es bourreaux de Vlad, se retrouvent, après qu’il les quitte,
morts dans des conditions suspectes e t c’est à partir de ce mystère
que le roman prend un tour métaphysique. Vlad sent qu’il a une
liaison avec ces morts. Il se sent participer contre son gré à des
incidents tragiques , « mêlé à des circonstances troubles. Complice.
Sans sav oir de quoi ni, sur tout, de qui » (DL, 104).
La source de cette transformation intérieure que Vlad ne
maîtrise ni ne comprend se trouve au début de son exil, quand sa
femme Irena tombe gravement malade et il fait un pacte avec Dieu :
si Dieu guérit sa femme, lui, Vlad, ne lu i demandera plus jamais rien.
Irena guérit et rentre dans son pays natal, laissant Vlad en proie à
une scission pour au moins étrange: il vit désormais en dehors de
Dieu puisqu’il avait choisi lui -même cela. Le trauma de vivre à
l’étranger est donc doublé d’une solitude qu’il s’impose avec la
violence des personnages de l’Ancien Testament, qui eux aussi,
établissaient un dialogue direct avec Dieu.
S’il n’est pas rejeté, l’exilé est soumis à l’incompréhension des
autres. Les intellectuels, ses pairs, le déç oivent car on lui fait publier
un article seulement « pour des raisons humanitaires » (DL, 133) et
Vlad comprend que si dans son propre pays il avait été « un rené gat »
(DL, 191), pours les occ identaux il sera toujours « un métè que » (DL ,
191). En plus, le s gens communs ne sont pas plus compréhensifs. Un
veilleur de nuit qui travaille dans un garage, Marcelo, est ahuri
devant le choix qu’avait fait Vlad d’émigrer: « T’es cinglé? Comment!
T’as tout quitté… ri en que pour une…pour une idée?! » (DL, 97).
L’hom me de lettres Vlad Antohie devient donc l’homme qui élève et
dresse des chiens dangereux et qui fait de temps en temps des
incursions dans la forêt auprès de laquelle il vit.
Vlad est caractérisé, de maniere peut -être un peu excessive,
par tous les autres personnages. Ana avoue: « Je lis dans son regard
les pouvoirs magiques d’un sorcier » (DL, 75). Cezar confesse de s
choses assez contradictoir es: « Personne ne savait rigo ler comme lui
« (DL, 20), et ensuite : « Vlad était blessé et serein. Sa lucidité était
amère et pourtant gaie. Il avait le sourire de ceux qui ont vu la mort
de leurs yeux. Mais aussi la lumière…la lumière d’aprè s » (DL, 32),
Selon Ludov ica, qui est professeur, Vlad « était descendu en enfer et,
depuis qu’il en était revenu, il ne connaissa it plus l’amertume ni la
souffrance » (DL, 32). Matei lui dit : « Vous avez le pouvoir de faire
tomber le feu du ciel sur la tête de quelqu’un et ensuite ce sera vous
qui le guérirez et vous serez prêt à donner votre âme et à donner
votre vie pour lui. Sel on moi, vous êtes…vous êtes comme qui dirait
une espèce de gué risseur, mais aussi un sorcier » (DL, 168). Ioachim,
le prêtre, remarque : « Il y a quelque chose d’impitoyable et de
destructeur dans sa nature secrète, dans les silences et la solitude où
il s’enferme » (DL, 211), « …il est parti d’entre nous » (DL, 212). Le
juge du procès intenté à cause de la mort de Jeannine, qui avait été
mordue par les chiens de Vlad, sous ses yeux, dit : « Peut -être êtes –
vous marqué, torturé, par la vie que vous avez eue d ans votre pays
d’origine. Ou peut -être s’agit -il d’un pouvoir démoniaque du passé,
qui exerce sur le présent, d’une façon étrange et monstrueuse, un e
action fatale et destructrice » (DL, 259)
Quand son fils, Alexandru, est atteint de surdité, Vlad se
trouv e dans la situation de ne plus pouvoir prier Dieu, après le pacte
qu’il avait fait lors de la maladie d’Irena, et son comportement
devient encore plus impénétrable pour les autres. Il reste chaque soir
dans la chambre de l’enfant, à genoux, silencieux, les mains sur la
tête de celui -ci, comme dans un état de transe. Le lecteur sait que
Vlad ne peut plus prier et pourtant il n’y aurait pas d’autre choix.
L’ambiguïté est maintenue mais après que Vlad guérit un chien qui
avait été déclaré presque mort par les vétérinaires, Ana pense que
Vlad se comporte ainsi avec Alex « comme s’il voulait l’arracher au
tourbillon d’une rivière, à la mort, à un engloutissement, à un
assourdissement…le remonter à la surface, à la lumiè re, vers un
miracle.. »(DL, 289).
L’enfant g uérit de sa surdité de manière subite et inexplicable
scientifiquement et après cela, Vlad choisit de disparaître sans avertir
personne. Sa disparition peut être vue comme un sacrifice de
réparation, tels les sacrifices faits par les personnages de l’Ancie n
Testament, dans le Lévitique , par exemple, quand ils voulaient
remercier Dieu. Trois mois après sa disparition, Ana reste à l’attendre
mais le lecteur peut tout s’imaginer: Vlad se trouve ou bien dans la
profondeur de la forêt, à mener (pour combien de t emps?) une vie
d’anachorète, ou bien il s’est donné la mort, comme dernier sacrifice
(de soi) sur l’autel de la guérison de son fils.
L’exil est défini comme épreuve initiatique par Vlad -même,
dans ce roman, mais son initiation ne correspond pas à la défin ition
classique de cette transformation essentielle d’un être. Selon Mircea
Eliade, l’initi ation est « un ensemble de rites et d’enseignements
oraux, qui poursuit la modification radicale du statut religieux et
social du sujet à initier » (Eliade 1992, 12). Eliade écrit que la
rencontre avec le sacré est structurée en trois temps: la préparation
du né ophyte , la mort initiatique, qui signifie « à la fois la fin de
l’enfance, de l’ignorance et de la condition profane », et enfin, la re –
naissance du sujet, la venue au monde d’ « un homme nouveau,
assumant un autre mode d’ê tre » (Ibid , 15-16).
Il y a dans Le Dompteur de loup s des obstacles à surmonter et
le récit rejoint ainsi le schéma du conte, dans lequel la lutte entre le
Bien et la Mal est l’enjeu principa l. Il y a aussi des personnages
adjuvants (Luc et le chien Big), le héros reçoit des adjuvants (Ana et
Alexandru), mais Vlad sort du cadre d’un possible conte. Il est,
d’abord, habité par une force destructrice qui fait mourir autour de
lui des gens qui l’avaient fait souffrir, il n’est donc pas le héros pur
du récit mythique de l’initiation. Ensuite, nous n’avons pas de
preuves de son « illumination ». A la place de celle -ci, nous trouvons
la pensée maléfique qui s’empare de Vlad. Elle n’est pas maîtri sée et
elle produit des dégâts considérables. Enfin, la quête de soi et la
disparition ambiguë de la fin se substituent à la re -naissance
spirituelle du héros de l’initiation.
Le pacte de Vlad avec Dieu, fait lors de la maladie d’Irena,
représente un mystè re que l’auteur ne veut pas dévoiler. Vlad
s’impose à ne plus s’adresser à Dieu si sa femme guérit, alors que
Dieu ne demande pas de tels sacrifices. Le dogme chrétien comprend
la possibilité de prier Dieu même après des crimes si on est vraiment
repentant . En d’autres termes, le dialogue avec Dieu est toujours
possible tant que l’homme est capable de se rendre humble et de
chercher Dieu. Vlad explique à A na: « Lorsque la vie d’Irena m’a été
offerte, j’ai peut -être perdu quelque chose de non moins
importa nt…je me suis peut -être rapproché d’autre chose, de
quelq u’un d’autre…sans savoir de qui » (DL, 104). Cette suggestion
conduit la pensée du lecteur à une force opposée à Dieu. Matei avait
dit: « Vous avez donné votre âme à quelqu’un sans le nommer et sans
le voir et ensuite…elle n’était plus à vous comme elle l’avait été
avant » (DL, 296) Pourtant, le texte ne donne pas d’indices clairs en
faveur de l’i dée d’un pacte de type faustien . « Le porte -malheu r »
(DL, 190) dont parle Vlad à son égard est questionn é de telle manière
que le problème de la liberté se pose mais reste, encore une fois, dans
l’ambiguïté : «Comment savoir si le mal involontaire, le porte –
malheur, est un incident survenu par hasard dans l’être ou s’il est un
vice de destin et de perspectiv e, peut -être la perspective elle –
même? »(DL, 190) .
Dans le Prologue, Vlad avoue qu’il sent la compagnie de
quelqu’un, sans nous donner aucun détail sur cette présence que le
lecteur ne peut situer ainsi ni positivement ni
négativement : « Soudain, j’ai sent i quelqu’un derrière moi. Une
présence vivante, …un compagnon de route, et cela depuis des
années, je n’avais jamais vé cu seul » (DL, 11). Le texte suggère, par
conséquent, l’idée de l’ambivalence de l’âme de Vlad, ambivalence qui
serait antérieure au pacte avec Dieu et à l’exil. Cette part obscure de
soi se révèle, donc, à la suite de l’exil.
Le héros erre entre deux territoir es, dont aucun n’est vraiment
le sien: « Chaque nuit, je repartais là -bas, dans mon lit, dans mon
chez -moi; chaque matin, je me révei llais ici et je montais le plateau
dans ta chambre » (DL, 154). Vlad vit dans un entre -deux qui est non
seulement représenté par son pays natal et le pays d’adoption, mais
aussi dans deux temps différents, le passé et le présent. Dans ce sens,
Vladimir Ja nkélévitch r emarque le fait que « le nostalgique est en
même temps ici et là -bas, ni ici ni là (…), l’exilé a ainsi une double vie
et sa deuxième vie, qui fut un jour la première…est comme inscrite en
surimpression sur la grosse vie banale et tumult ueuse d e l’action
quotidienne.. »(Jankélé vitch 1974, 281).
Le passé, c’est désormais une sorte de rêve, c’est la maison de
Valenii, un bonheur figé et parfait. Il essaie de le reconstruire, avec
Ana, dans la ferme suisse. D’autres Roumains exilés s’installent dan s
la ferme de Vlad, de Luc, son ami, et d’Ana, dans la tentative de créer
une communauté protégée car formée de co -nationaux. Pourtant, ses
membres sont trop divers et, l’un après l’autre, ils partent presque
tous pour trouver chacun son propre chemin aill eurs. Leur
cohabitation est une pré vue de l’impossibilité de reconstruire son
pays dans un autre, étranger. Restent quelques gestes très
symboliques comme la construction d’une petite église orthodoxe par
Ioachim. Elle avait été précéd ée par le discours ha mlétien de Daniel
qui, d’ailleurs , meurt après avoir constaté l’é chec de son intégration.
D’autre part, Matei et Ilinca, deux paysans de Transylvanie, resteront
à la ferme de Vlad et d’Ana et leur enfant est baptisé par Ana.
Ana est elle aussi une exilée qui voyage à travers l’Europe et se
retrouve également dans une quête et découverte de soi. Le début de
son exil, qui est décrit à la première personne, nous apprend les
sensations physiologiques vécues par celui qui quitte son pays pour
toujours: il a fro id quand les autres n’en ont pas, il a des cauchemars
où son corps est coupé « à la scie » (DL, 21), il a la dé marche
lourde: « …chaque pas est pénible, j’ai l’impression d’émerger d’une
eau noire qui a failli m’engloutir »(DL, 26), il est angoissé: « J’ai sans
arrêt l’impression que je dois me défendre contre je ne sais quelle
menace »(DL, 34) et surtout il a peur de la folie » : « Le danger:
devenir son propre ennemi, ne plus pouvoir s’accepter, se suppor ter,
ne plus pouvoir attendre.. »(DL, 26-27). Avant de retrouver Vlad,
lorsqu’on lui offre un travail dur, Ana n’est pas débordée par la
fatigue autant que par l’indifférence des autres, elle se sent « un
machin qui remue, une araigné e sur un carreau » (DL, 36). Elle aussi,
Ana, doit parcourir un trajet d’ endurance afin de voir son rêve
accompli, c’est -à-dire revoir Vlad : « ….jusqu’où faut -il plonger dans
le mal et dans la souffrance pour acquérir la force et la volonté de
survivre? »(DL, 39). Le premier signe de sa liberté est la capacité de
rire mais il est ombragé par la conscience de sa situation
d’exilé e: « l’amertume…pourquoi dois -je toujours revenir à ma
condition de prisonnier là -bas et d’étranger aliéné ici? »(DL, 52-53)
Dès qu’elle retrouve Vlad, Ana veut construire sa vie autour de
lui, dans l’is olement de la ferme suisse. Elle donne à Vlad l’envie de
vivre comme avant, dans son pays: « J’ai parfois l’impression de
reprendre la vie à zéro, d’être à nouveau à Valenii. .. » (DL, 174). La
terre mater nelle est, selon Jankélévitch, « une espèce de géogr aphie
pathétique, une topographie mystique dont la seule toponymie, par
sa force évocatrice, met déjà en branle le travail de la réminiscence et
de l’imagination » (Jankélévitch 1974, 277). Mais le retour est
impossible; en plus, Vlad sent qu’il a « un dev oir à acc omplir » (DL,
145), envers Ana et Alex. Il priera, peut -être, pour la guérison de son
fils, car ses moments de silence, presque de transe à côté de son fils,
la nuit, sont tout aussi mystérieux que sa disparition, à la fin.
Vlad dit de lui –même: « Je porte l’amb ivalence en moi comme
un destin » (DL, 191) et possède la capacité d’apprivoiser les loups de
la forêt. L’épisode de Brisant, trouvé par le héros quand celui -ci était
petit, élevé puis relâché, à l’âge adulte, dans la forêt, est significatif en
ce sens. Brisant est en fait le double de Vlad. Dans les mentalités
collectives, la figure du loup est vue comme tout aussi ambivalente
que… Vlad. Le loup représente « l’idé e d’une force mal contenue »
(Chevalier /Gheerbrant 1969, 582) mais il e st aussi « le symbole de la
lumière, solaire, héros guerrier, ancê tre mythique » (Idem ). Dans la
littérature moderne, le loup apparaît nettement comme le double de
l’homme marqué par la solitude et par un destin tragique, chez les
poètes romantiques comme Alfred d e Vigny, ou chez un romancier du
XX-ème siècle comme Herman Hesse.
Cet imaginaire de légende, avec un chien, Big, comme
adjuvant , « guide de l’homme » (Ibi d, 239) – et un loup, Brisant,
comme double, cet imaginaire est renforcé surtout par l’espace de la
forêt. Vlad s’isole près de Genè ve pour fuir la ville, la civilisation
moderne, au profit de ce lieu de la forêt, lieu hautement symbolique.
La forêt est « un lieu chargé de sens » (Carlier 1998 , 39), elle exprime
« la part obscure du moi, où les angoisses et les délires se
combattent » (Ibi d , 39), elle est aussi le lieu où « se produisent les
métamorphoses » (Ibidem, 39), où « surgit ce qui ailleurs ne saurait
advenir » (Ibid , 39). Si Vlad fait des incursions, seul, dans cet espace,
c’est d’abord pour se r encontrer avec le plus profond de soi -même.
Ensuite, il faut dire que la forêt représente aussi dans les mentalit és
collectives « un sanctuaire à l’é tat de nature » (Chevalier /Gheerbrant
1969, 455). Enfin, la forêt représen te « une pu issante manifestation
de la vie » (Ibid , 455), car l’arbre est « le symbole des rapports qui
s’établissent entre la T erre et le Ciel » (Ibid , 62). A la place d’un Dieu
perdu (par sa seule volonté d’ailleurs), le héros y retrouve peut -être
non seulement un lieu de repos mais au ssi un lieu de culte.
Ana est un don pour Vlad, mais celui -ci lui offre à son tour la
clef pour un type de connaissance insoupçonnée jusque là. Il dit à
celle -ci: « Il faudrait que tu connaisses la forêt. Oui, la forêt profonde!
…Lorsque tu en reviendras, tu auras tes bons anges, tes anges
gardiens… » (DL, 78-79). Plus tard, la femme reconnaîtra la capacité
de la forêt d’aider à mieux se connaître soi -même : « …la forêt
enveloppe, proté gé, aide à se replier sur soi, elle est réflexive et
méditative » (DL, 274) et surtout ses vertus de guide spiritue l: « …la
forêt nous a peut -être appris à contempler les colonnes des
cathédrales la tête levée vers Dieu, et se s frondaisons furent les
premiè res voûtes des églises construites plus tard en pierre pour qu’à
leur abri nous puissions prier, nous recueillir, faire notre salut,
retrouver le repos, la paix, la sérénité… » (DL , 114)
Vlad avoue à Ana que, dans son exil, il s’ est senti « vivant »
(DL, 75) la première fois dans la forêt. Le monde de la forêt es t pour
lui un espace édénique – « la fraîcheur des matinées des printemps. .. »
(DL, 75), mais aussi magique, fé erique –« des sorcières et des fées,
des lutins et autres farfadets qui dansent dans les clairiè res…Oui, je
les ai vus! » (TO, 75). La forêt peuple de ses cr éatures belles, réelles
ou fantasques, l’esprit mélancolique de l’exilé qui, pour survivre, doit
connaître l’épreuve d’un oubli forcé de son passé. Le pays d’origine se
révèle, en revanche, comme une terre qu’il est souhaitable d’oublier si
l’on veut avoir une chance de survie. Quand Ana lui demande
comment a été le jour de son départ de Roumanie, Vlad dit entendre
encore une voix qui exigeait de lui qu’il déchire les objets qui
pourraient le retenir encore sur place : « J’ai déchiré beaucoup de
papiers, de lettres, de documents, des dizaines, des
centaines…comme on le fait avant de mourir, ou… » (DL, 76).
Le texte mélange les suggestio ns de la spiritualité judéo –
chré tienne avec des croyances païennes. Si Ioachim se demande si
Vlad « n’a pas chassé le chrétie n qui était en lui, pour ne garder que le
païen » (DL, 212), Ilinca et Ana procèdent à des désenvoûtements qui
sont issus des croyances anciennes, lorsqu’on voulait sauver l’âme de
quelqu’un. A l’insu de Vlad, elles vont à la rivière avec l’une des
chemis es de celui -ci, qu’elles soumettent à un rituel semblable aux
coutumes archaïques. Leur but est de protéger Vlad du mauvais sort
et de la maladie, que les fe mmes redoutent de plus en plus: « Ilinca
s’arrête au bord de l’eau, elle s’accroupit, elle sort de sa besace la
chemise blanche…des deux mains, elle ratisse des feuilles mortes tout
autour…elle en façonne un corps humain (…), elle pénètre dans des
espaces interdits, dompte des ê tres maudits.. » (DL, 238-239)
Cette jeune paysanne de Transylvanie, qui acco mplit des
rituels païens, qu’elle tient de sa grand -mère, croit aussi dans le Dieu
chrétien et en expliquant à Ana ce qu’elle fera, elle lui montre l’icône
de Saint Georges et rappelle son combat avec le dragon, en lui
promettant qu’elles combattront de la même manière le mal que
subit Vlad. Ioachim construit une église, à la ferme suisse, et il espère
qu’après la disparition de celle -ci, un autre construira un temple ou
un autre type de lieu de culte. Ce mélange de croyances est spécifique
à la spiritualit é roumaine et on pourrait parler même d’harmonie
entre les rituels orthodoxes et païens, chez les Roumains, phénomène
présent même de nos jours. En Occident, en revanche, le catholicisme
est nettement séparé des pratiques appartenant à d’autres religions.
C’est dans la sérénité avec laquelle les héros exilés n’abandonnent pas
leurs croyances un peu mélangées que leur vie spirituelle se
manifeste.
La disparition de Vlad, à la fin du roman, est doublement
ambiguë: elle est censée représenter ou bien un sacri fice de
réparation pour la guérison de son fils, ou bien un sacrifice de soi, par
la mort. Elle suit en même temps à un procès, au tribunal, dans
lequel le héros est jugé coupable et condamné avec sursis pour non –
assistance à personne en danger: Jeannine, son ancienne patronne,
était morte sauvagement mordue par les chiens de Vlad, sous les yeux
de celui -ci. Vlad n’exprime pas de regrets à ce sujet, ce qui maintient
l’ambiguïté sur son rapport avec son double maléfique. Ses proches,
dont une partie avaient été témoins de la mort de Jeannine, sont
réservés sur la part de responsabilité de Vlad. Même s’il n’a rien fait,
la mort mystérieuse de tous les gens qui avaient causé du mal à Vlad
ressemble à une vengeance, soit -elle par la force de la pensée. La
venge ance est « l’objet d’un interdit très strict », selon René Girard,
et il y a un cercle vicieux là -dedans: « Elle risque de provoquer une
véritable réaction en chaîne aux conséquences rapidement fatales
dans une société de dimensions ré duites » (Girard 20 07, 314).
Ana avait essayé de donner une explication pour ces morts qui
arrivent sans que Vlad puisse les empêcher et elle rejoint la pensée de
type primitif du héros : « …est -ce qu’ils n’auraient pas tous été des
offrandes involontaires, mais attendues, de s victimes immolées sur
un autel païen, ranç on pour la vie d’Irena? »(DL, 251) La disparition
de Vlad peut -elle être vue comme une auto -pénitence, comme un
retrait définitif du monde afin de ne plus jamais provoquer du mal à
personne? L’auteur ne nous en d it rien de précis.
L’exergue du roman est ambivalent aus si: la première citation
appart ient à la Bible : « Car je me plais dans la loi de Dieu selon
l’homme intérieur, mais je sens dans les membres de mon corps une
autre loi qui combat contre la loi de mon esprit et qui me rend captive
sous la loi du péché, qui est dans les membre s de mon corps » (Epître
aux Romains , VII, 22,23). Cela nous renvoie à la théorie chrétienne
de la présence du péché dans le corps de l’homme, de sa nature donc
double, divine et pé cheresse à la fois. La seconde citation,
appartenant à E.M. Cioran, penseur anti -chrétien, s’inscrit dans le
même sens, d’une nature double de l’homme: « Nous portons en
nous un bourreau réticent, un criminel irréalisé. Et ceux qui n’ont pas
l’audace de s’ avouer leurs penchants homicides, assassinent en rêve,
peuplent de cadavres leurs cauchemars » (DL, 9). L’idé e de faire le
mal sans le vouloir pleinement, l’écrivain la retrouve chez Dostoïevski
et, dans son Journal, il se déclare, par là, confirmé dans so n
intuition: l’auteur du Crime et Châtiment souhaitait inconsciemment
la mort de son père. Lorsqu’il apprend que son père a été assassiné
par des paysans, l e jeune Dostoïevski s’est senti le responsable mo ral
du crime : « Il suffit que l’affection se retir e pour que la pensée
meurtrière et son accomplissement apparaissent sans attendre. On se
sent alors complices des assa ssins. Parfois, les faits ne dépendent pas
seulement de leurs auteurs directs et sont dirigés par des lois qui
nous restent inexplicables » (Nedelcovici 2007, 265-266).
Le Dompteur de loups est le premier roman de Bujor
Nedelcovici écrit entièrement en France et il est suivi d’un second, Le
Provocateur , en 1997. Les deux sont écrits en roumain et traduits en
français par Alain Paruit. L’écri vain Bujor Nedelcovici continue de
vivre en France même aujourd’hui, mais après ces deux romans, il a
écrit et publié seulement des essais et un journal intime – en roumain.
Il y a dans ces deux romans des fragments écrits en français en
original. Dans Le D ompteur de loups, ces fragments illustrent les
pensées cachées des personnages. S’il formule ce qui tient du plus
profond des personnages dans la langue de son pay s d’adoption,
l’auteur n’abando nne pas le roumain au profit du français.
Pour ce qui est de ce premier roman de Bujor Nedelcovici écrit
en exil, Le Dompteur de loups est, nous le pensons, moins l’histoire
d’une initiation que le récit sincère des avatars d’un exilé moderne,
avec de superbes renvois au conte et aux légendes, une réécriture très
personnelle du roman d’initiation, qui substitue la quête identitaire à
la résurrection spirituelle, dans une tentative de donner (encore) une
vision sur la condition humaine.
Texte de référence
Nedelcovici, Bujor, Le Dompteur de loups , Paris, Actes Sud , 1994
Bibliographie
Carlier, Christophe, La clef des contes , Paris, Ellipses , 1998
Chevalier, Jean / Gheerbrant , Alain, Dictionnaire des symboles , Paris, R. Laffont ,
1969
Eliade, Mircea, Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances mystiques. Essai sur
quelques types d’initiation, Paris, Gallimard , 1992
Girard, René, La Violence et le sacré in De la violence à la divinité , Paris,
Bibliothèque Grasset , 2007
Jankélévitch, Vladimir, L’Irréversible et la nostalgie , Paris, Flammarion, 1974
Mourier, Pierre -Fran çois, “Le Dompteur de loups”, Esprit, Paris, mars 1995,
pp.221 -222
Nedelcovici, Bujor, Opere complete.5.Jurnal infidel , Bucuresti, Allfa, 2007
Propp, Vladimir, Morphologie du conte , Paris, Seuil , 1970
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