Les Métamorphoses Du Mythe D`orphée Dans L` Uvre de Jean Cocteau

Les métamorphoses du mythe d`Orphée dans l`œuvre de Jean Cocteau

CHAPITRE I : Le rapport cinéma-littérature

I.1.Interactions et échanges

Dans l`ensemble plus large des formes artistiques et des pratiques culturelles, la problématique du rapport entre la littérature et le cinéma s`impose comme une nouveauté, un champ d`étude particulier qui s`inscrit dans la modernité, particulièrement dans la modernité des années 20, en faisant appel aux spécificités de chacun de ces arts et aux interactions existantes entre eux. Les ouvrages et les recherches sur ce sujet ne sont pas négligeables; de nombreux écrivains, critiques, scénaristes, réalisateurs se sont intéressés à découvrir et à analyser les relations entre ces deux formes d`art, soit depuis une perspective générale, soit en focalisant sur des aspects plus ponctuels.

La première à aborder systématiquement le problème du rapport entre littérature et cinéma est Claude-Edmonde Magny avec son livre L’Âge du roman américain, paru en 1948, où l`auteur réalise une étude comparée du romain américain et du cinéma. Son approche concerne l`influence du cinéma sur la littérature et non plus de l`inverse (l`influence de la littérature sur le cinéma, comme c`était toujours le cas). Elle considère que le film représente une source d`inspiration pour les écrivains, une manière nouvelle, « moderne » d`envisager la gestion de l`espace/temps:

 Sans nier l`influence directe que Faulkner, Hemingway et Joyce ont pu exercer, exercent encore sans doute sur nos écrivains, nous voudrions suggérer une autre origine possible de cette évolution de la technique romanesque : l`imitation, consciente ou non, des procédés du film– source commune, peut-être, des transformations du romain américain et du nôtre. 

De toute façon, le glissement d`une sphère à l`autre entraîne une sorte de brouillage des frontières et, par conséquent, un échange indéniable entre le texte original et la version cinématographique s`établit : on parle donc d`adaptation (réalisation d`un film à partir d`une œuvre littéraire) et de novellisation .Cette dernière pratique fait référence à l`écriture d`un livre à partir d`une œuvre cinématographique, mais il ne faut pas la confondre avec le scénario car il s`agit, en effet, d`un film original qu`on transpose sous forme écrite, romanesque. Bien sûr, il est question de deux modalités d`expression différentes, autant sur le plan du support (écrit et visuel), que sur le plan langagier et technique. On sait que le travail d`écriture d`une œuvre littéraire suppose effectivement un effort individuel, singulier de l`auteur, tandis que la réalisation d`une œuvre cinématographique exige une collaboration entre plusieurs « spécialistes », elle ne peut pas être envisagée en dehors de ce travail de groupe. De même, si les seule ressources de l`écrivain sont les mots, le réalisateur utilise l`image et le son afin de créer son œuvre. Enfin, si l`espace de la page d`un livre est essentiellement statique, tout ce qu`on projette sur l`écran du cinéma se caractérise par le dynamisme et le mouvement.

C`est Jean Cléder, dans son ouvrage Entre littérature et cinéma. Les affinités électives, qui soutient cette idée de dissemblance, de « l’intransitivité des pratiques et l’impossibilité des rencontres » entre ces deux arts. Pourtant, une approche différente est proposée par Kamilla Elliott qui avance, dans son livre Rethinking the Novel/Film Debate, l`idée d`une filiation possible entre littérature et cinéma:

 Au cœur du débat concernant le rapport entre le roman et le film se trouve un paradoxe qui peut rendre particulièrement perplexe : d`un part, les productions romanesques et les œuvres cinématographiques sont diamétralement opposées, autant sur le plan formel que sur le plan culturel, tout comme les  « mots » et les « images ». D`autre part, et paradoxalement, on peut trouver une sorte de filiation entre les formes littéraires et les formes cinématographiques en raison de leur techniques formelles communes, du fait que les deux d`adressent à un public, qu`elles partagent des valeurs, des sources, des archétypes, des stratégies narratives et des contextes communes. [n.tr]

En réfléchissant, on se rend compte que la frontière entre ces deux formes d`art n`est pas si nette, et on n`est pas étonné de rencontrer souvent des auteurs d`œuvres littéraires qui prennent le chemin de la cinématographie, comme c`est le cas de Jean Cocteau, d`Alain Robbe-Grillet ou de Marguerite Duras. Tous ces écrivains ont franchi le seuil de la littérature et se sont remarqués aussi grâce à leur activité cinématographique en tant que cinéastes, scénaristes et réalisateurs à la recherche de nouvelles formes d`expression et d`expérimentation. À l`inverse, on rencontre des cas où des cinéastes (comme, par exemple, Jean-Luc Godard) ont exploré le domaine littéraire comme un prolongement de leur vocation cinématographique.

Les interactions et les échanges entre l`œuvre littéraire et le cinéma peuvent être envisagés au niveau de « l`emprunt » : par exemple, on peut rencontrer des écrits où on reconnait des techniques qu`on associe souvent au cinéma (par exemple, les flash-back ou l’exploitation du montage en littérature), mais aussi des productions cinématographiques qui font appel  à des procédés typiquement littéraires (modalités narratives fondées sur le modèle du roman). Ce rapport étroit entre littérature et cinéma a conduit à une sorte de « mutation » des genres, par l`émergence du «poème cinématographique », comme celui de Philippe Soupault, Indifférence, poème cinématographique (1918) ou du « conte cinématographique» (Donogoo-Tonka de Jules Romains ). Dans les années 20, la tentation de l`écran touche également les poètes qui deviennent fascinés à tel point qu`ils considèrent le cinéma et la poésie indissociables ; ils arrivent même à penser que le cinéma représente une forme nouvelle de poésie. Cette conviction est partagée aussi par Philippe Soupault : « Il appartient au créateur, au poète, de se servir de cette puissance et de cette richesse jusqu'alors négligées, car un nouveau serviteur est à la disposition de son imagination ». Pourtant, le seul à s`exprimer durablement à l`écran est Jean Cocteau, commençant par son premier film, Le Sang d`un Poète jusqu`au Testament d`Orphée, œuvres sur lesquelles on va revenir plus en détail afin d`observer la manière dans laquelle l`écrivain-cinéaste a su revaloriser le mythe orphique en lui accordant un message et une interprétation personnels.

Bien sûr, la liste des exemples qu`on vient de présenter n`est pas exhaustive. Ainsi, il est possible d`affirmer que l`influence réciproque entre littérature et production cinématographique est indéniable ; pourtant, les deux arts jouissent de leur spécificités et de leur différences l`un par rapport à l`autre. Il faut réfléchir aux différents enjeux qui s`ensuivent lors du glissement d`une sphère à l`autre, en observant les deux versions d`une même œuvre: littéraire et cinématographique (le double développement de la même création).

I.2. Le mythe d’Orphée (sources antiques, littérature, peinture, opéra, cinéma)

La légende d`Orphée constitue une des légendes les plus obscures de la mythologie grecque et on la rencontre premièrement chez les auteurs latins Virgile et Ovide. Le fils de la muse Calliope et du roi de Thrace, Œagre, il incarne la figure du poète-enchanteur (musicien) qui a été initié par les muses et protégé par le dieu Apollon qui lui avait confié sa propre lyre. En chantant, Orphée savait charmer les animaux sauvages et parvenait à émouvoir les êtres inanimés. Les sources antiques attestent que le mythe d`Orphée est plus ancien que la génération homérique, et la tradition le considère une réalité historique, un grand poète et le prophète du culte absolu de Dionysos ; il sera le fondateur d`une religion qu`on a appelé orphisme. C`est toujours la tradition antique qui avait attribué à Orphée quelques œuvres théologiques et philosophiques, tels  Les légendes Sacrées en vingt-quatre chants, une théogonie différente de celle traditionnelle, Gigantomahia, une épopée sur la guerre entre les dieux olympiens et les géants, le poème Argonautica, des hymnes et quelques traités d`astrologie. L`analyse textologique des poèmes attribués à Orphée, ne permet pas, en dépit du mythe, une datation antérieure au VIe siècle avant notre ère.

L`épisode biographique fondamental est celui de l`amour absolu pour son épouse, Eurydice, qui le pousse à descendre aux Enfers afin de la sauver et de la ramener dans le monde des vivants. Orphée réussit à faire fléchir les dieux infernaux grâce à sa musique, mais la restitution de sa femme est soumise à une condition : il ne peut pas la regarder jusqu`à la sortie de l`Enfer. Inquiet du silence d`Eurydice, Orphée ne peut pas s`empêcher de regarder en arrière, ce qui fait qu`il perd définitivement sa femme. Le mythe attribue la mort d`Orphée aux  Bacchantes ou aux Ménades qui, indignées de le voir rester fidèle à Eurydice, le tuent, en le déchiquetant. Conformément à la légende, sa tête et sa lyre ont été jetées dans le fleuve Hébros pour se déposer sur rivages de l`Ile Lesbos qui devient, de cette façon, le symbole de la poésie lyrique.

L`étude des sources écrites et des hypothèses historiques concernant ce mythe ont conduit au développement de deux traditions principales. La première relève du domaine religieux, car Orphée est considéré un héros glorieux qui a su conquérir l`Enfer, un théologien, le fondateur de l`orphisme, mouvement religieux exaltant un détachement à l`égard de la vie et une volonté de se purifier des souillures du corps. La deuxième est plus pessimiste et elle s`est construit autour de l`échec subi par Orphée dans sa tentative de sauver Eurydice. C`est à cette dernière tradition littéraire qu`on associe les poèmes de Virgile et d`Ovide.

Étant un des plus riches mythes grecs, il n`est pas étonnant de voir comment il a rendu possible le développement des « relectures » et interprétations les plus diverses au fil du temps. Dans le même ordre d`idées, on va considérer le mythe d`Orphée comme étant un thème fixe, et les œuvres qui s`y rattachent (que ce soit littéraires, artistiques, musicales, cinématographiques) comme des variations sur ce thème. Bien sûr, nous n’avons nullement la prétention de vouloir épuiser un sujet aussi vaste en quelques pages, donc notre démarche sera un aperçu des créations les plus significatives qui ont «exploité » le mythe orphique.

Le mythe d`Orphée dans la littérature

L`œuvre de Virgile, Les Géorgiques (36-29 av.J.C), marque le tournant entre la tradition « optimiste », du triomphe d`Orphée et celle pessimiste, de son insuccès et de son malheur. Les auteurs qui suivront (Ovide avec ses Métamorphoses et Sénèque) vont adopter également cette vision. Ce sont des ouvrages majeurs, fondateurs qui présentent un « premier » Orphée, celui de l`Antiquité. La littérature, écrite après ces poètes, est longtemps restée indifférente à l`héros de Thrace, pourtant un regain d`intérêt pour ce personnage mythique se fait sentir au début du XXe siècle. Le changement que Virgile a su opérer aux versions plus anciennes du mythe a ouvert la voie pour les auteurs modernes qui ont « chargé » cette histoire du héros de formes et de significations nouvelles. Par exemple, Victor Segalen, Jean Anouilh, Jean Cocteau sont les auteurs qui ont vu en Orphée l`image symbolique de leur propre destin et ils ont transposé cette vison dans leurs œuvres, chacun à sa manière.

Il faut ajouter que le mythe d`Orphée dans le contexte de la littérature s`attache plutôt à la poésie et au théâtre. Orphée, archétype du Poète qui travaille au progrès et au bonheur de l`humanité, est entré dans l`univers imaginaire de plusieurs auteurs romantiques qui ont vu dans le mythe orphique l`illustration du destin du Poète et de sa fonction. Comme la plupart des poètes français depuis le XVIe siècle, Victor Hugo éprouve, lui-aussi, la nécessité de se définir par rapport au père mythique de la poésie lyrique. Ainsi, l`assimilation du poète français à Orphée devient productive à partir des recueils Contemplations et La Légende des Siècles. Hugo transpose dans ses poésies des éléments narratifs du mythe (le symbolisme de la double perte étant une structure récurrente), mais il assure aussi une interprétation personnelle : le pouvoir poétique du poète orphique ne précède pas sa descente aux enfers, mais en résulte ; le pouvoir enchanteur qu`il acquiert est la conséquence de sa descente aux ténèbres. En plus, à la différence du personnage mythologique traditionnel, l`Orphée hugolien reste parmi les morts, devenant, de cette façon, un nouvel Orphée. Cette touche personnelle trahit le désir du poète de réinventer la poésie lyrique.

Dans le même ordre d`idées, il faut aussi rappeler l`œuvre de Gérard de Nerval, El Desdichado. On peut dire que le mythe d`Orphée sous-tend toute son œuvre, pas nécessairement de façon systématique (« racontée »), mais plutôt au moyen des allusions et de sous-entendus : il insère dans ses textes quelques phrases simples qui évoquent la substance essentielle d`un mythe reconnaissable.

Le mythe d`Orphée a influencé aussi les poètes modernes tels Guillaume Apollinaire, Paul Valery ou bien Rainer Maria Rilke. Nouant avec la tradition ancestrale, Guillaume Apollinaire, lui-même un enchanteur des temps modernes, écrit en 1911 Le Bestiaire ou Cortège d`Orphée, un recueil de trente poèmes courts associés à des animaux et accompagnés par des gravures sur bois réalisés par Raoul Dufy. Dans cet ouvrage, le poète joue avec les motifs orphiques en l`enrichissant par un travail stylistique centré sur la musicalité des vers, conformément à l`aspect musical de la figure orphique et à ce qu`on attend d`un recueil adressé à Orphée. Apollinaire s`inspire du mythe originel et de sa dimension symbolique, qui a une influence considérable sur sa pensée artistique et ses créations – son lyrisme s`impose comme un lyrisme orphique (par le côté enchanteur ; tout comme Orphée, il est le créateur d`un moyen de s`exprimer plus fort que la communication ordinaire). Il s`attache donc à la figure d`Orphée qui transgresse les limites de l`existence, en côtoyant à la fois la vie et la mort, la figure de l`enchanteur. Cet aspect représente un principe esthétique de l`auteur pour lequel les poètes sont des chercheurs de vérité, et la poésie représente une manière de se connaitre.

Un autre poème où l`auteur évoque la figure d`Orphée est Le Larron, qui raconte l`aventure d`un homme, apparemment naufragé qui se fait capturer par les habitants du pays. Accusé d`avoir volé quelques fruits, il doit avoir « […]  la voix et les jupes d'Orphée » pour être entendu par les juges, allusion à l`épisode du mythe où Orphée se trouve devant les dieux de l`Enfer afin de plaider pour la liberté de sa femme. De même, d`autres poèmes du recueil Alcools font référence au regard funeste d`Orphée : dans Poème lu au mariage d’André Salmon, lors de la rencontre du poète avec son ami Salmon, les deux semblent avoir des hallucinations : « La table et les deux verres devinrent un mourant qui nous jeta le dernier regard d'Orphée ». Ce thème du regard jeté en arrière, on le reconnait dans plusieurs poèmes du recueil Alcools, qui met en jeu la problématique des forces irréconciliables- la mort et la résurrection : «  Des éternels regards l'onde si lasse » (Le Pont Mirabeau), « Or des vergers fleuris se figeaient en arrière » (Mai), « II regarda longtemps les rives qui moururent » (L'Emigrant de Landor road)

Si les poèmes antérieurement mentionnés renvoient explicitement au personnage mythique, dans  Chantre, le plus court poème du recueil, en fait un monostique, Apollinaire glisse une fine allusion à Orphée. Le titre est plurivalent si on pense aux sens qu`il peut remplir : « chantre » désigne premièrement une personne qui chante à l`occasion de certains offices religieux dans une église ou dans un monastère ((le Grand-chantre de  Sainte-Cécile, patronne des musiciens). Ensuite, par périphrase, le terme désigne un poète lyrique, étant réservé aujourd`hui au style poétique et à la haute éloquence (Homère, le chantre d'Ilion, Virgile, le chantre d`Énée). Ce qui nous fait penser immédiatement à Orphée, qui était communément considéré le chantre de la Thrace. Chantre est aussi celui qui célèbre par ses écrits, ses discours, son art, la beauté d'une personne, d'un paysage, devenant de cette façon le héraut d`une cause, d`un évènement marquant. Et on ne peut pas nier cette « fonction » à Orphée, l`enchanteur par excellence. Lié, donc, de tous les points de vue à la musique, le vers « Et l'unique cordeau des trompettes marines » représente une dédicace à Orphée. Dans son style unique, Apollinaire construit un réseau de résonances entre le titre et la suite du vers. En lisant avec une autre ponctuation et sans faire une pause au moment de la lecture, le poème devient : « Chanterelle, unique cordeau des trompettes marines ». Et, en effet, la chanterelle est bien le nom de cette unique corde de l`instrument qu`on appelle trompette marine, dont la caisse de résonance est comparable à une harpe, et, par extension, à une lyre. S`installe ainsi un jeu de mots car Apollinaire recourt à ces subtilités musicologiques. Le poème peut être perçu comme un calligramme grâce à son pouvoir suggestif : cette unique ligne de texte figure "l'unique cordeau" dont elle parle. Ceci dit, la figure d`Orphée et sa portée symbolique circule un peu partout dans le recueil, ce qui confirme encore une fois l`importance que cette personnage mythique joue dans l`esthétique apollinienne.

Orphée dans la peinture

Au-delà des écrits littéraires, le mythe d`Orphée trouve son expression dans le domaine des arts visuels, notamment dans la peinture. De nombreux artistes se sont inspirés de la légende et ont imortalisé ses différents aspects, selon leur propre interpretation, leur style personnel, et le contexte de l`époque, afin d`en saisir le contenu symbolique. Vu que la présentation exhaustive des œuvres n`aurait pas été possible, on a choisi seulement exemples représentatifs qui montrent les différentes épisodes du mythe, en ordre chronologique. Donc, bref regard sur le travail des peintres.

Un premier exemple est l`œuvre de François Boucher, peintre et artiste décoratif français du XVIIIe siècle. Il s`agit de son tableau en huile sur toile, Orphée charmant les animaux, réalisé en 1740 (Figure 1). Cette peinture récupère fidèlement la figure d`Orphée censé pouvoir enchanter les animaux sauvages par le chant merveilleux de sa lyre.

Figure 1. François Bucher, Orphée charmant les animaux, 1740.

Musée de Louvre, aile Richelieu

Un autre œuvre significative est celle de Nicolas Poussin, peintre français du XVIIe siècle, représentant majeur du classicisme pictural. Il s`agit de son fameux tableau en huile, Paysage avec Orphée et Eurydice (Figure 2), datant de 1650-1653, qui a fait partie de la collection personnelle de Louis XIV. La peinture récupère le sujet des Métamorphoses d`Ovide, plus précisément l`épisode où Eurydice est mordue par un serpent en la présence d`Orphée qui, jouant de la lyre, ne se rend pas compte de cet accident imprévisible qui provoquera la mort de sa femme. Dans son style caractéristique, Poussin nous introduit dans ce qu`il semble être, à la première vue, un paysage idyllique. Pourtant, au fond de ces images et constructions paisibles, une tragédie se joue ; on anticipe « l`œuvre » de la mort qui vient s`insinuer, sous la forme d`un serpent, au centre même du tableau.

Figure 2. Nicolas Poussin, Paysage avec Orphée et Eurydice, 1650-1653. Musée du Louvre

Pour suivre le fil «narratif » de l`histoire d`Orphée, il est nécessaire de rappeler une autre peinture de référence qui met en valeur l`épisode fondamental du mythe : Orphée aux Enfers (Figure 3), le tableau de Jules Machard réalisé en 1865, pour lequel l`artiste a gagné le Grand prix de Rome de peinture d'histoire. Le tableau immortalise la figure du poète-enchanteur capable de persuader même les dieux infernaux afin de récupérer sa bien-aimée. Placé eu centre de l`image, Orphée apparait comme une figure lumineuse, tout puissante, pareil à un ange, en contraste avec les autres personnages qui se trouvent dans l`obscurité, au-delà du monde des vivants. Tout comme la peinture de Poussin, Jules Machard s`inspire des Métamorphoses d`Ovide pour la réalisation de cette œuvre et, par des moyens stylistiques propres, il réussit à dépeindre fidèlement le mythe orphique de la catabase.

Figure 3. Jules Machard, Orphée aux Enfers, 1865

Après la conquête de l`Enfer, Orphée récupère Eurydice, mais pas pour longtemps. L`épisode du retour au monde des vivants a été valorisé et immortalisé par le peintre et graveur français, Jean-Baptiste Camille Corot, de formation classique et romantique, mais empreint d`influences impressionnistes avant la lettre. Le tableau en huile Orphée ramenant Eurydice des enfers (Figure 4), réalisé en 1861, met en parallèle le royaume des morts (situé en arrière-plan) et celui des vivantes (Orphée et Eurydice en premier plan), séparés par le Styx. L`artiste place les deux personnages centrales dans un cadre presque féerique et, à la manière des impressionnistes, il s`intéresse à l'effet produit par les variations constantes et imperceptibles de la lumière sur la nature. Il réserve les tons les plus sombres et denses pour la partie droite du tableau vers laquelle le couple se dirige, comme une anticipation de la tragédie qui va se réaliser.

Figure 4. Jean-Baptiste Camille Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861

Musée des Beaux-Arts, Houston

Le moment le plus tragique du mythe d`Orphée est celui où il perd sa femme pour la deuxième fois. Le tableau d`Elsie Russell, Orphée perd Eurydice (Figure 5), réalisé en 1994, dépeint le moment où Orphée transgresse la condition imposé par les dieux infernaux : regardant sa bien-aimée, il la perd à tout jamais. Eurydice, illustrée comme un spectre, comme quelque chose d`immatériel (par l`utilisation des couleurs froides : bleu, gris), nous donne l`impression qu`elle flotte, mais en effet elle retombe dans l`obscurité de l`Enfer. Donnant au mythe sa propre version, l`artiste introduit aussi un troisième personnage, probablement un ange, qui empêche Orphée d`attraper Eurydice.

Figure 5. Elsie Russell, Orphée perd Eurydice, 1994

Si les tableaux mentionnés antérieurement reprennent d`une manière assez fidèle le mythe d`Orphée, le peintre symboliste Gustave Moreau, empreint d`influences culturelles et stylistiques de son époque, garde une certaine liberté créative par rapport aux sources littéraires lors de la réalisation du tableau Orphée (ou Jeune fille thrace portant la tête d'Orphée) en 1865 (Figure 6). Il valorise le célèbre épisode de la mort violente du héros grec aux mains des Ménades qui l`ont déchiqueté et qui ont jeté la tête dans le fleuve Hébros. Ainsi, la peinture de Moreau nous fait voir une jeune fille qui porte dans ses bras la tête d`Orphée, reposant sur la lyre. En effet, l`artiste met son empreinte sur cette œuvre, en « réinventant » l`approche traditionnelle du mythe, car la jeune femme n`est pas mentionnée dans les variantes de la légende selon laquelle la tête d`Orphée est porté par l`eau jusqu`aux rivages de l`Île Lesbos. On peut dire que le tableau échappe à la morbidité qui caractérise la scène originale, car, par l`intermédiaire de cette lumière dorée et des « personnages » contemplatifs, il transmet une atmosphère calme, paisible et en même temps, irréelle.

Figure 6. Gustave Moreau, Orphée, 1865. Musée d'Orsay, Paris

Orphée et l`opéra

Parler du mythe d`Orphée sans évoquer son influence sur le monde de la musique c`est laisser échapper l`essence même de la légende. En tant que symbole du poète-chanteur, la figure d`Orphée occupe une place très importante dans la sphère musicale, représentant la source d`inspiration pour de nombreux artistes (notamment italiens) qui ont su « transformer » la légende dans un véritable spectacle musical chargé de symbolisme. Il a infatigablement alimenté des livrets d`opéra au cours des plusieurs siècles.

Un bref aperçu des premiers décennies du XVIIe siècle démontre le fait que les compositeurs de l`époque ont ressenti une affinité particulière pour la figure d`Orphée et ses dons musicaux d`ordre divin. L`Euridice du compositeur italien Jacopo Peri, (1600), L`Euridice de Giulio Caccini (1602), Orfeo dolente de Domenico Belli (1616), La morte d'Orfeo de Stefano Landi (1619) et Orpheus und Euridice d`Heinrich Schütz (1638) sont seulement quelques exemples de cette influence primaire. Pourtant, l`opéra du fameux compositeur italien, Claudio Monteverdi, L`Orfeo, favola in musica (1607) est considérée comme le chef d`œuvre du genre, à la réalisation de laquelle l`artiste a collaboré avec le poète Alessandro Striggio, celui qui a fourni le livret, évidemment inspiré des Métamorphoses d`Ovide et des Géorgiques de Virgile. Pourtant, pour les deux artistes, les noces d`Orphée et la mort tragique d`Eurydice n`étaient l`objet unique de l`histoire. Comme Jacqueline Bellas l`affirme: «Une haute leçon dominait cet épisode : c`est dans la victoire qu`il remporte sur lui-même et dans le dépassement de sa douleur que se reconnait la grandeur du véritable poète. L`essentiel de l`Orfeo de Monteverdi est l`apothéose du héros, délivré des passions humaines et conduit au ciel par Apollon pour servir de lumière à l`humanité.» Donc, on peut dire que Monteverdi, au-delà du pouvoir dramatique et de l`instrumentation animée de son opéra, assure à Orphée une certaine dimension transcendantale, hautement symbolique.

Avec son opéra, Orphée et Eurydice, crée en 1762 dans une version italienne, Christoph Willibald Gluck a essayé de réaliser quelque chose de similaire à l`œuvre de Monteverdi, mais 150 années plus tard et dans les paramètres de ce qui était devenu un style plus pondéré et conventionnel. Cette œuvre inspirée du mythe orphique marque un tournant décisif dans l`histoire de l`opéra car Gluck introduit de la souplesse dans la trame dramatique et il crée un riche amalgame de texte, musique, dance et spectacle. Gluck opère, donc, une véritable réforme de l'opéra qui aura une influence considérable sur l`activité créatrice de ses successeurs, notamment Berlioz et Wagner ; il remplace les intrigues impénétrables et la musique trop complexe de l`opera seria caractéristique à la première moitié du XVIIIe siècle, avec une « simplicité noble » à la fois dans la musique et le drame. L`œuvre comporte trois actes et elle est connue pour ses deux versions : la version de Vienne, en italien, crée en 1762 et la version de Paris, en français, modifiée et élargie par Gluck en 1774. Les deux versions témoignent du « génie » de l`artiste, mais il a dû adapter son opéra au gout français de l`époque, en effectuant quelques modifications par rapport à l`œuvre originale. Par exemple, si initialement le rôle-titre masculin est confié à un contralto castrato (rôle tenu par Gaetano Guadagni), dans la version française, le rôle-titre est chanté par une haute-contre (un ténor à la tessiture élevée, rôle assigné à Joseph Legros). Bien que la première version est admirable, avec sa pureté et son extrême économie de moyens, Gluck a saisi l`occasion à Paris de recalibrer son œuvre, en le reliant aux conventions de la tragédie lyrique française, ce qui a fourni plus d`espace pour la danse. De même, la voix de tête du ténor, même s`il n`a pas le même caractère « surnaturel » de la version castrat, imprègne Orphée d`une intensité virile et d`une force plus héroïque.

Par son œuvre, Gluck transforme les personnages d`Orphée et Eurydice dans les héros d`une tragédie lyrique remarquable, mais foncièrement humanisée. Dans le contexte de l`histoire d`amour qui sous-tend le mythe, l`explication de la faute d`Orphée d`avoir regardé Eurydice est plus douloureuse et humaine: en effet, chez Gluck, Orphée ne pas entièrement responsable d`avoir perdu sa femme pour la deuxième fois, mais c`est elle qui se condamne toute seule à cause de ses doutes. Anxieuse, croyant qu`Orphée ne l`aime plus parce qu`il ne la regarde pas, c`est elle qui le pousse à transgresser la condition imposée par les dieux de l`Enfer. Cette explication est assurément humaine et devance la difficulté de communication des êtres, même s`ils sont unis par le sentiment de l`amour. À la différence du mythe original, qui « impose » la séparation irrémédiable des amoureux, Gluck, en tant qu`homme sensible du XVIIIe siècle, ne peut pas s`empêcher de réunir définitivement les époux : à l`acte III, l`Amour surgit pour rendre Eurydice à Orphée, l`œuvre s`achevant, dans la version française, par un long ballet. L`histoire que Gluck choisit est, après tout, non seulement poignante et profondément émouvante, mais elle a aussi une résonance immédiate et contemporaine : Orphée et Eurydice dépeint un couple marié cherchant à protéger leur union et leur amour, en explorant les profondeurs de leur force émotionnelle et éveillant le courage de faire d`énormes sacrifices personnels. La démarche que Gluck entreprend est de présenter tout cela d`une manière immédiate, avec une réelle intensité et vérité de l`expression pour établir une connexion viscérale entre deux êtres.

Orphée et Eurydice a donné au répertoire lyrique un de ses airs les plus célèbres, « J'ai perdu mon Eurydice » (Che farò senza Euridice  dans la version italienne), chanté par Orphée à l'acte III et quelques-unes des plus belles pages du répertoire pour chœur.

Le compositeur français d`origine allemande, Jacques Offenbach, s'est inspiré du même thème pour écrire en 1858 Orphée aux Enfers, une opéra-bouffe initialement en deux actes et quatre tableaux. Avec la collaboration d`Henri Crémieux, une nouvelle version allongée émerge en 1874 et comporte quatre actes et douze tableaux. Ce genre représente une forme plus « légère » de l`opéra dramatique : les personnages appartiennent plutôt au registre de la comédie et le scenario vise surtout à la parodie. À la différence de ses prédécesseurs (notamment Gluck), Offenbach s`emploie à satiriser la mythologie, ce qui a entrainé des réactions de condamnation à l`époque. Sous l`autorité créatrice d`Offenbach, le mythe orphique acquiert d`autres coordonnées: il « détruit» l`amour d`Orphée et Eurydice, car dans son œuvre les personnages se détestent cordialement. Orphée est violoniste et sa femme est plus que refractaire à son talent et à sa musique; elle envisage même de le tromper, mais l`influence de l`opinion publique et du regard des autres les empêche de considérer le divorce. On peut dire qu`Offenbach procède à une « dépoétisation » du mythe, en s`attachant en même temps aux facteurs externes, disons, à la société qui condamne le couple de vivre hypocritement dans une relation visiblement brisé. Cette différence de perspective concernant l`amour d`Orphée peut être perçue notamment au niveau de paroles qui concentrent tout le venin chez Offenbach : si dans l`œuvre de Gluck Orphée se lamente « J`ai perdu mon Eurydice/ Rien n`égale mon malheur», dans Orphée aux Enfers, le personnage se détache en quelque sorte de la situation malheureuse dans laquelle il se trouve, en inspirant plutôt une fausse peine lorsqu`il dit « On m`a ravi mon Eurydice » (on observe la construction impersonnelle). De même, ce qui devrait être la suite de sa lamentation est livrée par les autres personnages, Diane, Cupidon et Vénus, ce qui marque encore la distance par rapport au destin d`Eurydice. À propos de cette œuvre et de sa perspective particulière, Jacqueline Bellas affirme : « De part et d`autre, dans la condition d`Orphée et dans celle d`Eurydice, tout est dévalorisé dès le début. Perdant à un rythme accéléré nos illusions sur le mythe, nous assistons d`abord à la dépoétisation de l`artiste. » . Il est vrai que le personnage mythique perd son « éclat » chez Offenbach, car Orphée n`est plus le sublime joueur de lyre, mais un simple violoniste qui ne se trouve pas dans une relation heureuse et tendre, telle que la légende antique nous fait connaître. Tout cela conduit finalement à la « dépoétisation du moment essentiel » , celui de la descente d`Orphée aux Enfers, comme le titre même de l`œuvre le suggère. À la différence du mythe original conformément auquel la perte d`Eurydice suite à la faute d`Orphée a été non-préméditée, Offenbach opère un changement essentiel car dans son opéra Orphée retourne plutôt intentionnellement afin de se débarrasser de sa femme. La particularité consiste en le fait que cette séparation irrémédiable est souhaitée par les deux personnages. En effet, la conclusion qu`on peut tirer de l`opéra d`Offenbach est que le compositeur transforme le mythe d`Orphée dans une histoire de désamour à un fin paradoxalement heureuse. En effet, on peut rapprocher l`œuvre d`Offenbach à la pièce de théâtre de Jean Cocteau, Orphée, où le dramaturge récupère cette tendance parodique : lui-aussi, il démythifie l`histoire d`amour légendaire entre Orphée et Eurydice, en la réduisant à un simple drame domestique qui finit bien. L`entreprise de Cocteau peut être envisagée à la fois comme une dépoétisation du mythe en raison des éléments subversifs qui éloignent l`œuvre théâtrale de l`original, mais aussi comme une re-poétisation, une revalorisation grâce à l`empreinte artistique de l`auteur qui crée une mythologie personnelle à partir du mythe d`Orphée.

L`opéra récupère et modifie la structure mythique, mais aussi l`héritage pictural par des décors et la dimension visuelle inhérente à tout spectacle. Quoiqu`il semble la forme d`art la plus en mesure de représenter le mythe orphique (grâce au chant, à la musique, à la voix, à l`image, à la structure narrative), le cinéma s`impose au XXe siècle comme un nouveau média, une nouvelle modalité d`expression qui modifie les perspectives sur le mythe, en apportant également toute une série d`innovations.

Orphée et le cinéma

On a vu jusqu`ici que le mythe d`Orphée est présent dans nombreux champs de l`art, inspirant toute une série d`artistes au fil du temps. La nature et l`intérêt de la légende antique consiste à ne pas envoyer un message univoque car le lecteur peut y trouver une interprétation personnelle en fonction de son vécu et conformément à sa propre compréhension du monde.

Le mythe a touché aussi la sphère cinématographique par le travail des artistes comme Jean Cocteau, Marcel Camus et Alain Resnais qui ont transposée à l`écran, chacun à sa manière, l`héritage antique du mythe. Chez eux, Orphée acquiert le statut du personnage principal modernisé car les réalisateurs ont adapté la légende pour le public contemporain, en faisant appel à des moyens d`expression modernes.

Considérant le cinéma « un admirable véhicule de poésie », Jean Cocteau y trouve les modalités d`expression de sa pensée artistique, au même titre que la littérature. Cette définition est donné par l`auteur même dans le générique du film Le Testament d`Orphée, réalisé en 1959. Le thème d’Orphée revient de façon récurrente tout le long de sa création comme un fil rouge; l`affinité de l`auteur pour ce mythe antique peut être observée non seulement dans ses écrits, mais surtout dans ses créations cinématographiques, réunies dans une véritable trilogie : Le Sang d`un Poète (1930), Orphée (1950), transposition à l`écran de sa pièce de théâtre du même nom, écrite en 1925, et Le testament d`Orphée. On va voir plus en détails les particularités du mythe chez Cocteau dans un chapitre suivant.

Marcel Camus est un autre réalisateur qui a valorisé la figure d`Orphée dans son célèbre film Orfeu Negro, réalisé en 1959. Il l`a fait tellement bien qu`il a connu un succès mondial, remportant le prix Palme d`Or au festival de Cannes de la même année et le Prix Oscar du meilleur film étranger en 1960. Adaptation d`une pièce de théâtre de Vinicius de Moraes, Orfeu da Conceição, le film revisite le mythe d`Orphée et d`Eurydice, en plaçant les personnages dans un contexte et une époque moderne, à Rio de Janeiro, pendant le célèbre carnaval.

La production cinématographique plus récente ayant comme point d`ancrage le mythe d`Orphée est Vous n`avez encore rien vu, sortie en 2012 et réalisée par Alain Resnais en coproduction allemande. Il s`agit d`une adaptation à la fois joyeuse et funèbre de la pièce de théâtre de Jean Anouilh, Eurydice (1942). Curieusement, Resnais opère un changement par rapport à la pièce de théâtre : si Jean Anouilh rend profane le mythe orphique- Orphée joue au violon dans une gare, Eurydice est une actrice de seconde zone, Resnais renverse la tendance en gardant la parole mythique, fondamentale. Il s`agit, en effet, d`une variation libre sur la pièce d`Anouilh.

1.3. La figure d`Orphée et les avant-gardes

Trouver du nouveau dans les arts, la littérature et la culture et se réinventer, tel est la résolution des avant-gardes, façonnant l`esprit de la modernité. Que ce soit l`expressionisme, le surréalisme, le dadaïsme ou le cubisme orphique, tous ces « manifestations » cherchent à se définir comme des coupures avec le passée. Tout en promouvant une rupture avec la tradition, l`avant-garde instaure en même temps une tradition de la rupture et de la nouveauté. Mais cette entreprise exigeait que la vie s`écrive autrement, contre les histoires. C`est pour cela que les avant-gardistes s`emparent du mythe, grâce à sa capacité à ouvrir un temps hors de l`histoire.

Le mythe devait être neuf, mais également solide au plus profond du répertoire ancien. Symbole de la toute-puissance du poème, le mythe d`Orphée s`impose comme le plus vivace. Il n`est guère étonnant que les auteurs tels Apollinaire, Rilke et Cocteau lui consacrent des bestiaires, des sonnets ou bien un testament. Les conquêtes scientifiques et technologiques de la modernité dont l`avant-garde fait l`éloge deviennent des procédés stylistiques entraînant une nouvelle organisation des formes poétiques et symboliques. Ainsi, Cocteau, toujours en quête d`innovation, s`empare des techniques et des virtualités du cinéma qui lui permettent d`exprimer sa vision artistique au même titre que la littérature. Autour de la figure d`Orphée, il construit un univers tout à fait particulier, à partir de son premier film, Le Sang d`un Poète, qui porte la marque surréaliste, jusqu`à son dernier projet, Le Testament d`Orphée, avec lequel il accomplit un périple intérieur, car il finit par se confondre avec le personnage mythique. Le langage cinématographique fournit à Cocteau une réalité augmentée qui investit ses personnages de pouvoirs quasi surnaturels, surhumains. Ceux-ci peuvent apparaître, disparaître, se dédoubler, traverser les miroirs, voir leur âme quitter leur corps. Tous ces procédés aident à la poétisation du récit, à la matérialisation des métaphores. C`est ainsi qu`on arrive à une incarnation moderne d`Orphée.

De même, avec l`émergence de l`orphisme cubique dans le domaine des arts visuels, la figure mythique acquiert d`autres coordonnées et valeurs. Dans cette sphère précise, « Orphisme » exprime une tendance dans l`art abstrait initiée par le peintre français Robert Delaunay, un style qui combine des éléments du cubisme et du fauvisme, cherchant à faire des manifestations de la lumière un principe créateur. Le nom du mouvement a été lancé par Apollinaire lors d`une conférence sur la peinture moderne prononcée à l`occasion du Salon de la section d`or en octobre 1912. Dans les œuvres d`inspiration cubiste de Delaunay (Les Fenêtres, Les Tours, Disques solaires), Apollinaire a lu les possibilités de création d`un nouveau style qui apporterait des qualités musicales aux peintures. Il a utilisé le terme « orphisme » en référence à la figure d`Orphée, symbole de l`artiste mystiquement inspiré. Le style de Delaunay à cette époque-là se caractérisait par des vagues taches de couleurs, répandues dans des plans superposés de nuances contrastantes ou complémentaires, ce que Guillaume Apollinaire a interprété comme ayant un effet musical, d`où la référence au personnage orphique (Fig.7, 8).

Figure 7. Robert Delaunay. Figure 8. Robert Delaunay. Les tours de Laon, 1912

Fenêtres simultanées sur la ville, 1912

Témoin privilégié de cette évolution artistique, Apollinaire croyait reconnaître en Delaunay l`image de ses propres prédictions : même si le terme « orphisme » se rattache à la terminologie du critique d`art, il décrit en effet une poétique. Apollinaire a mis souvent sur le même plan la peinture et la poésie moderne en raison de leur refus commun de la description, de l`imitation et de l`illusionnisme. Son discours sur la nouvelle peinture trahit une sorte d`identification de son art poétique à l`art du cubisme orphique: « c'est l'art de peindre des ensembles empruntés non à la réalité visuelle mais entièrement créés par l'artiste et doués par lui d'une puissante réalité. Les œuvres des artistes orphiques doivent présenter simultanément un agrément esthétique pur, une construction qui tombe sous les sens, et une signification sublime, c'est-à-dire le sujet. C'est de l'art pur. » Ainsi, au même titre que la littérature (la poésie), il place le travail des peintres avant-gardistes sous le signe de l`art pur.

D`autres artistes qui travaillent dans ce style sont : Sonia Delaunay, l`épouse de Robert Delaunay, František Kupka, Fernand Léger, Francis Picabia, Jean Metzinger et Marcel Duchamp. La corrélation entre la couleur et la musique était une idée qui intéressait beaucoup de peintres à l`époque. Les artistes et les écrivains symbolistes ont trouvé des analogies entre les tonalités musicales et les teintes visuelles. Les peintres orphiques étaient intéressés par la fragmentation géométrique du cubisme- mais, à la différence des cubistes qui ont écarté presque toute la couleur de leur peintures, et plutôt comme les fauvistes- ils considéraient la couleur un élément esthétique puissant. Une des ressources qui ont inspiré Robert Delaunay et les pratiques du mouvement orphiste concernant l`intégration de la couleur et du cubisme était De la loi du contraste simultané des couleurs (1839) par le chimiste Michel-Eugène Chevreul. Le peintre néo-impressionniste Georges Seurat avait employé ces théories dans des compositions figuratives et dans des paysages au cours des années 1880, mais le style orphique les a appliquées d`une manière abstraite, en explorant les effets de la couleur et de la lumière quand celles-ci ne sont pas liées à un objet. Par exemple, dans son œuvre Disque simultané (1912-1913), Robert Delaunay peint des cercles de couleur superposés qui ont un sens du rythme et du mouvement qui peut être considérés analogue à l`harmonie de la musique. Donc, il n`est pas étonnant que le nom de ce mouvement avant-gardiste soit associé à Orphée, lui-même représentant de l`art pur.

CHAPITRE II. La modernisation du mythe d`Orphée

II.1. En marge du surréalisme : l`œuvre et l`esthétique de Jean Cocteau

Jean Cocteau, figure emblématique dans le paysage culturel français, se trouve à la croisée des arts, étant un artiste plurivalent, protéiforme dans le vrai sens du mot. Né le 5 juillet 1889 à Maisons-Laffitte, il est le troisième enfant de Georges Cocteau et Eugénie Lecomte, une famille socialement proéminente, appartenant à la bourgeoisie française. Le petit Jean est élevé dans un milieu mondain où les arts sont très appréciés et respectés. La famille était cultivée, riche et intéressée par la musique, la peinture et la littérature, ce qui a joué un rôle très important dans la formation du jeune homme. Fasciné par le théâtre, Jean dévore les magazines spécialisées qu`il trouve à la maison et il participe à plusieurs représentations scéniques pour les enfants.

Il fait son début comme poète en 1909 avec son recueil de poèmes La Lampe d`Aladin et plus tard, en 1917, il entre dans le monde du théâtre avec la pantomime-ballet Parade, un projet de spectacle novateur, interprété par les Ballets Russes de Serge Diaghilev, avec des décors et costumes de Pablo Picasso et musique d`Erick Satie. Les projets ultérieurs sont : Le Bœuf sur le toit, pantomime représentée au Théâtre des Champs-Élysées, à Paris, en 1920, dont les rôles sont tenus par les clowns célèbres de l’époque,  les Fratellini et la musique composé par Darius Milhaud ; Les Mariés de la Tour Eiffel, interprété pour la première fois à Paris, en 1921, par troupe des Ballets suédois, sous le patronage de Rolf de Maré.

La période de l’entre-deux-guerres représente pour Jean Cocteau une période d’intense créativité, placée sous le signe de l’avant-garde. Il témoigne dans son écriture d’une curiosité insatiable, s’essayant à la poésie d’inspiration futuriste, dadaïste ou cubiste : Le Cap de Bonne Espérance (1919), au roman poétique : Le Potomac (1919), Thomas l’imposteur (1923), Les Enfants terribles (1929).

De même, il enrichit son répertoire dramatique par ses plus connues pièces de théâtre: Antigone, représentée au théâtre Atelier en 1922, avec des décors de Picasso et musique d`Arthur Honegger ; une adaptation de la pièce Roméo et Juliette, interprétée et réalisée par l`auteur même en 1924 ; Orphée, représentée au Théâtre des Arts en 1926 ; La Machine Infernale jouée pour la première fois le 10 avril 1934 à la Comédie des Champs-Élysées à Paris. Son activité en tant que dramaturge et homme de théâtre connait un essor indéniable et il maintient un travail constant : la pièce Les Chevaliers de la Table Ronde, écrite et représentée en 1937 ; Les Parents Terribles, créée en 1938 et interprétée au Théâtre des Ambassadeurs à Paris ; Les Monstres Sacrés (1940,Théâtre Michel à Paris), La Machine à Écrire (Théâtre des Arts, 1941), L`Aigle à deux têtes (Théâtre Hébertot, 1946). Jean Cocteau est aussi l`auteur de quelques pièces en un acte, « levers de rideau » et des monologues, réunies dans le volume Théâtre de Poche, quelques-unes écrites pour Edith Piaf que l`auteur nommait « tragédienne de poche ». En 1955, Jean Cocteau devient membre de l`Académie Royale de Belgique et puis de l`Académie Française. Il est désigné doctor honoris causa à Université d`Oxford en 1956.

Jean Cocteau caractérise son œuvre « poésie de roman », « poésie de théâtre », « poésie de cinéma », « poésie graphique », soulignant, de cette façon, que son œuvre se place sous le signe de la poésie. Poète investi de multiples dons (romancier, dramaturge, critique d`art, dessinateur, cinéaste, acteur), il n`a déprécié aucun moyen d`expression dont il disposait, considérant que tout peut devenir véhicule de poésie. Il a voulu être poète dans les arts. En effet, on rencontre, chez Cocteau, ce qu`on peut appeler la « poésie du paradoxe » : on confond l`apparence et la réalité dans ses œuvres, l`objet et son reflet dans le miroir, l`illusoire et le vrai, le visible et l`invisible. Le poète même avoue : « Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité. »

Le thème de son premier ballet, Parade: le spectacle vu par le public ne peut montrer rien du travail personnel des artistes ; il dresse une barrière entre ce qu`ils interprètent et leurs efforts d`élaboration et de préparation. C`est pour cela qu`ils essaient « d`inviter » les spectateurs au-dedans, là où la véritable représentation prend place. Parade symbolise l`effort du créateur : l`œuvre se construit peu à peu dans les recoins profonds de la conscience. « L`action » de Parade se déroule à Paris, dans la rue, et les personnages représentant un groupe d`artistes de cirque ambulant (à des costumes aux constructions cubistes) exécutent des parties de leurs numéros afin d`attirer le public, faisant la réclame du spectacle. La première représentation du ballet en 1917 choque les spectateurs par la légèreté du thème (une fête foraine) et reçoit un accueil controversé car il s`agit d`une œuvre de dérision produite pendant la guerre.

Pourtant, l`importance du ballet Parade est considérable ; il occupe sa place dans l`époque d`effervescence qui annonce l`émergence du surréalisme. En effet, Guillaume Apollinaire, écrit dans la note de programme qu'il rédige pour Diaghilev que les créateurs ont accompli « pour la première fois ce mariage entre la peinture et la danse, la plasticité et le mime qui est le signe de l`avènement d`un art plus complet. », qualifiant le spectacle de « sur-réaliste».

Précurseur du surréalisme, Cocteau n`est pourtant pas reconnu comme tel, mais plutôt comme un artiste en marge du mouvement. Cette perception peut être facilement contestée, puisque Cocteau travaille directement, pendant sa carrière artistique, avec des personnalités centrales du surréalisme comme Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Marcel Duchamp et se rapproche en 1919 des dadaïstes, tel Picabia. Auprès de tous ces artistes, Cocteau trouve de l`inspiration, étant  nourri  par les idées surréalistes et il arrive à incarner l`essence du mouvement. Toujours en quête d`innovation, il est fortement marqué par une coordonnée essentielle du surréalisme qu`il va transposer dans ses œuvres : la place que ce mouvement accorde à l`inconscient libéré du contrôle de la raison, au rêve et à la volonté de rendre à la poésie sa force d`expression de l`invisible. En effet, ses écrits et ses productions cinématographiques sont imprégnés de cette atmosphère à la frontière du rêve et de la réalité. Sa tendance visant à représenter un monde étrange par d`insolites associations et regroupements d`objets, par des apparitions trompeuses prouve son attachement aux idées surréalistes.

Un exemple indéniable de la quête surréaliste est son film, Le Sang d`un Poète (1930), qui représente une synthèse de ses expérimentations poétiques, une œuvre d`une singularité visible parmi ses créations, dont la réalisation a été possible grâce au support financier du vicomte de Noailles. Il s`agit du premier long métrage de Cocteau à travers lequel il a formulé plastiquement une de ses idées maîtresses: le film fait par un poète n`est qu`un véhicule au service de sa pensée. Dans les Entretiens autour du cinématographe parus en 1951, Jean Cocteau affirmait :

J`ai été totalement libre dans Le Sang d`un Poète, parce que c`était une commande privée (du Vicomte de Noailles) et que j`ignorais tout de l`art cinématographique. Je l`inventais pour mon propre compte et l`employais comme un dessinateur qui tremperait son doigt pour la première fois dans l`encre de chine et tacherait une feuille avec. Charles de Noailles m`avait commandé un dessin animé. Je me suis vite rendu compte que le dessin animé exigeait une technique et une équipe encore inconnues en France. Je lui ai proposé donc de faire un film aussi libre qu`un dessin animé, en choisissant des visages et des lieux qui correspondissent à la liberté où se trouve un dessinateur inventant un monde qui lui est propre.

Son témoignage révèle le côté hautement expérimental de son travail, à la manière des surréalistes qui cherchent à se réinventer, en recourant à des moyens nouveaux. Composé de quatre épisodes, Le Sang d`un Poète annonce, dès les premiers cadres, son éclectisme. Les sections du film sont signalés par l`auteur même en voix-off au début de chaque reprise: « La main blessée ou les cicatrices du poète », « Les murs ont-ils des oreilles? », « La bataille de boules de neige », « La Profanation de l`hostie». En dépit de cette structuration, le film n`a rien de cohérent car la temporalité est intérieure, semblable à celle d`un rêve.

De même, il n`a pas une histoire proprement-dite, et, à la différence du cinéma narratif conventionnel, les motivations des personnages sont mystérieuses, même inexplicables et les événements ne sont pas clairement enchaînés dans une relation cause et effet. Le générique explique en quelque sorte la démarche que se propose Cocteau : «  Libre de choisir les visages, les formes, les conduites, les tons, les actes, les endroits qui lui conviennent, il [Cocteau] en construit un documentaire réaliste d`événements irréels.»[n.tr.]

Parsemé de nombreux éléments qui renvoient au mythe d`Orphée, le film s`intéresse aux secrets invisibles, intimes de la création et à la souffrance inhérente du poète. Il commence par l`image d`un artiste (en effet le double du poète) qui esquisse un portrait sur la toile, dans sa chambre. La bouche féminine et sensuelle du personnage dessiné s`anime soudainement, prend vie et commence à parler. Lorsque l`artiste essaie de l`effacer de la main, elle s`y imprime. Ainsi le créateur, qui n`est autre que Jean Cocteau lui-même, se confond avec sa création. Dans cette image surréaliste de la main du poète avec une bouche qui parle on peut lire la conception du cinématographe pour Cocteau qui s`applique à soi-même: un poète de cinéma est exactement quelqu`un qui parle avec ses mains. La bouche arrive finalement sur le visage d`un statue qui rappelle évidemment la Vénus de Milo et qui conseille le poète de s`immerger dans un miroir d`eau, un moment assurément orphique. Cette image de la traversée du miroir est récurrente dans tous les œuvres que Cocteau consacre à Orphée, symbolisant à la fois la quête de l`invisible, le rêve, mais aussi la mort, le passage vers l`au-delà, matérialisant d`une façon expressive la descente en soi-même. C`est ici qu`on reconnaît l`image familière, la descente du héros grec aux Enfers, transposé à l`écran d`une manière surréaliste.

Ce passage marque le commencement du deuxième épisode, lorsque le poète arrive dans une autre dimension, bizarre, assurément onirique, à l`Hôtel des Folies Dramatiques où le poète se voue à un certain voyeurisme, en regardant dans les chambres à travers les trous de la serrure. Comme le nom même le suggère, cette partie est dominée par des images et des personnages étranges, insolites, qui rappellent l`imaginaire surréaliste : l`exécution d`un mexicain par un groupe armé, un enfant couvert de clochettes qui sert de décoration pour les murs, des hermaphrodites allongés sur un canapé. Au fur et à mesure que le film se déroule, les images deviennent de plus en plus bizarres : le poète se suicide par un coup de pistolet, mais il se réveille immédiatement, puis un enfant est tué par une boule de neige et son gardien, un ange noir, personnage surnaturel, fait son apparition. Toutes ces visions se déroulent sans aucune explication, laissant place à des interprétations multiples. Le film finit par l`image de la statue vivante qui porte une lyre et qui devient femme, muse pétrifiée, image qui s`accompagne de la phrase finale de Cocteau en voix-off : « ennui mortel de l`immortalité ». L`image de la lyre, l`instrument orphique par excellence, rappelle encore une fois le personnage mythique et son pouvoir enchanteur.

Dans La Difficulté d’être, l`auteur explique son projet cinématographique en termes qu`on peut associer à l`esthétique des surréalistes, même s`il ne se reconnait pas dans cette affiliation :

 Le Sang d’un poète n’est qu’une descente en soi-même, une manière d’employer le mécanisme du rêve sans dormir, une bougie maladroite, souvent éteinte par quelque souffle, promenée dans la nuit du corps humain. Les actes s’y enchaînent comme ils le veulent, sous un contrôle si faible qu’on ne saurait l’attribuer à l’esprit. Plutôt à une manière de somnolence aidant à l’éclosion de souvenirs libres de se combiner, de se nouer, de se déformer jusqu’à prendre corps à notre insu et à nous devenir une énigme.

Somme toute, on peut dire que ce premier film représente la projection visible de l`univers intérieur du poète car il y met toute la force de son imaginaire poétique. On reconnait dès le début l`esthétique de l`invisibilité qui caractérise l`ensemble de son œuvre cinématographique : Cocteau filme l`invisible et permet au spectateur de plonger dans un autre monde, dans le mystère de l`inconscient, en se rendant paradoxalement visible par les moyens du cinéma. Il affirme, dans le Testament d`Orphée, qu` « Un film ressuscite les actes morts. Un film permet de donner l’apparence de la réalité à l’irréel.» Et c`est précisément ce à quoi il s`emploie lors de la réalisation de ses films ; il essaie de rapprocher le cinéma de la poésie.

II.2. Les particularités du mythe d`Orphée chez Jean Cocteau : la démythification

On a vu dans un chapitre antérieur «les applications » du mythe d`Orphée dans différents champs de l`art sous la plume, la brosse ou la coordination de nombreux artistes qui ont su, chacun à sa manière, revaloriser la légende antique. Maintenant, on se propose d`observer, d`une façon plus appliquée, les particularités du mythe d`Orphée dans l`œuvre de Jean Cocteau.

Il arrive qu`un auteur moderne se laisse envoûter par un mythe au point d`y trouver la forme par excellence de sa vie spirituelle ou d`un aspect de celle-ci. C`est le cas de Jean Cocteau et son « obsession » pour le mythe orphique. Passionné par la mythologie, où il trouve sa source d`inspiration non seulement pour ses œuvres théâtrales majeures (Antigone, La machine infernale, Orphée), mais aussi pour ses projets cinématographiques (Le Sang d`un poète, Orphée, Le Testament d`Orphée), il a été le premier dramaturge et réalisateur français à reprendre au XXe siècle le mythe antique, en lui assurant une touche tout à fait personnelle.

En effet, dans Le Passé défini, son journal personnel posthume, il explique cette passion :

J’ai toujours préféré la mythologie à l’histoire parce que l’histoire est faite de vérités qui deviennent à la longue des mensonges et que la mythologie est faite de mensonges qui deviennent à la longue des vérités. Et si j`ai la chance de vivre encore dans vos esprits, c`est sous une forme mythologique.

Ainsi, la mythologie devient partie intégrante de son œuvre.

Jean Cocteau s`emploie notamment à la revalorisation du mythe d`Orphée, à une réécriture moderne du personnage mythique pour lequel il éprouve un intérêt particulier, mythe qui représente le fil rouge tout au long de son œuvre, et qui deviendra la clé de compréhension de l`auteur : la figure d`Orphée qui équivaut à l`image symbolique de son propre destin. Il explique ce choix thématique et sa démarche dans le domaine du visuel, à l`aide des virtualités du cinéma :

Ma démarche morale étant celle d`un homme qui boite un pied dans la vie et un pied dans la mort, il était normal que j`en arrivasse à un mythe où la vie et la mort d`affrontent. En outre, et je vous en parlerai longuement, un film était propre à mettre en œuvre les incidents de frontière qui séparent un monde de l`autre. Il s`agissait d`user de trucs, de telles sorte que ces trucs ressemblassent aux chiffres des poètes, ne tombassent jamais dans le visible (c`est-à-dire dans une inélégance) et apparussent comme une réalité, ou mieux, comme une vérité aux spectateurs.

Pour poursuivre cette démarche, dans ce qui suit, on se propose d`examiner le traitement de cette thématique dans les œuvres majeures de l`auteur: la pièce de théâtre Orphée et les films qui font partie du cycle orphique – Orphée (l`adaptation de la pièce) et Le Testament d`Orphée. Si dans Le Sang d`un Poète, le premier projet cinématographique, Cocteau récupère seulement quelques aspects du mythe orphique, dans ses œuvres ultérieures il se dédie totalement à la réécriture du mythe auquel il imprime une touche moderne et personnelle. Graduellement, il arrive à désacraliser, à démythifier le prestige de l`héros antique.

La pièce de théâtre, écrite en 1925 et représentée pour la première fois au Théâtre des Arts à Paris en 1926, est une tragédie en un acte et un intervalle qui garde encore assez fidèlement la structure mythique, étant un peu plus proche de la légende grecque au niveau de la trame. Pourtant, l`auteur adapte son œuvre au gout extravagant et gai de son époque, celle de l`après-guerre, en la situant dans le monde contemporain et faisant appel à un langage loin de la gravité inhérente du mythe antique. Non-conformiste, Cocteau n`hésite pas à parodier plus ou moins la légende antique pour aboutir à une pièce dérisoire, tout en exprimant les idées maîtresses de sa pensée artistique.

L`action a lieu « chez Orphée, en Thrace » et la première scène nous introduit les deux époux, Orphée et Eurydice qui se disputent, curieusement, à cause d`un cheval pour lequel Orphée éprouve un intérêt particulier grâce à ses capacités étonnantes : d`une manière imprévisible, l`animal dicte, en frappant du sabot, des formules magiques ayant des sens cachés, ce qui conduit Orphée à le considérer un envoyé des Muses, une source véritable de poésie. Il dit à Eurydice : « Ce cheval me dicte la semaine dernière une des phrases les plus émouvantes du monde…Je me propose de la mettre en œuvre pour transfigurer la poésie. J`immortalise mon cheval et tu t`étonnes de l`entendre me dire merci. » Ce personnage  qui s`avère mystérieux habite une niche au milieu du salon et provoque la jalousie d`Eurydice, car son époux passe beaucoup de temps à observer chaque mouvement et chaque « coup d`inspiration » de l`animal. Eurydice ne peut pas s`empêcher d`exprimer son mépris ironique vu que, depuis quelques jours, le cheval prononce une seule et même phrase, sans doute dépourvue de sens : « Madame Eurydice retournera des Enfers ». Toujours méfiante, elle refuse de croire les divagations de l`animal et elle n`y devine pas la prévision. Ici on reconnait une première référence ironique, subversive au mythe orphique, une anticipation des évènements à venir.

L`apparition du cheval produit un changement dommageable dans la carrière et la vie du poète: si auparavant il était un des poètes les plus populaires de la Thrace, apprécié et lu de tous, maintenant, sous l`influence quasi ensorcelante du cheval, il se dirige rapidement vers sa perdition, en sacrifiant sa gloire, son statut et même l`amour d`Eurydice. On reconnait ici le thème de la souffrance du poète qui rappelle « La main blessée et les cicatrices du poète », thème présent aussi dans le premier long-métrage de l`auteur. Afin de rester fidèle à sa vocation, le poète doit se vouer uniquement à la vérité de la poésie, de plonger dans les profondeurs de l`inconscient pour y retrouver la vraie substance de l`art poétique, cette réalité suprême. Et le cheval est l`initiateur d`Orphée dans ce monde révélateur. Orphée reconnaît ce côté surnaturel, cette dimension mystérieuse lorsqu`il dit à Eurydice : «Que savons-nous? Qui parle? Nous nous cognons dans le noir : nous sommes dans le surnaturel jusqu`au cou. Nous jouons à cache-cache avec les dieux. » Plonger dans ce monde devient un acte créateur.

On observe tout de suite un premier détournement du mythe orphique par l`introduction de ce personnage qui intrigue et, par l`intermédiaire duquel, il arrive à exprimer sa conception sur la poésie et la création. Dans ce cas, il faut rappeler la riche symbolique du cheval qui lui associe, entre autres, des dons magiques et des pouvoirs merveilleux comme celui de parler (précisément comme dans la pièce de Cocteau), de traverser les eaux et d`accéder au monde de l`au-delà (tout comme le personnage orphique). Le pouvoir de parler est doublé dans la pièce par cette dimension mystique qui lui attribue Cocteau : le cheval révèle à Orphée les profondeurs de l`inconscient, un monde rempli de trésors, véritable source de poésie. On se rappelle qu`Apollinaire, lui-aussi, emploie la symbolique du cheval dans le poème éponyme de son recueil Le Bestiaire ou Cortège d`Orphée, où le poète joue avec les motifs orphiques : « Mes durs rêves formels sauront te chevaucher, / Mon destin au char d’or sera ton beau cocher. ». On peut avancer l`idée de Cocteau récupère cette symbolique dans son œuvre : le cheval remplit la fonction de véhicule, mais un véhicule de poésie que l`artiste saura « chevaucher », c`est-à-dire, maîtriser.

  Un autre changement se produit aussi au niveau de la nature du personnage orphique : dans la pièce de théâtre Orphée n`est plus l`enchanteur par excellence qui charme même les êtres inanimés (tel que le personnage du mythe original), mais il devient «l`objet» de l`enchantement : comme par une opération magique, le cheval exerce une fascination inexplicable sur Orphée. De même, les « manipulations » que l`auteur a su opérer au mythe conduisent le lecteur à se poser des questions sur la nature des relations entre les personnages : par exemple, Cocteau fait disparaître l`amour immense d`Orphée pour Eurydice qui le pousse à transgresser les limites de l`existence humaine, en la transformant dans un simple drame domestique. La relation entre les deux personnages se résume à des disputes conjugales, très loin de l`amour idéal présent dans la légende antique. Ils se querellent non seulement à cause du cheval, mais aussi à cause d`Aglaonice, la «patronne » des Bacchantes, pour laquelle Orphée n`éprouve que du mépris, en la considérant une influence néfaste sur sa femme. Jaloux et méfiant, Orphée exprime sa colère par des coups de poing sur la table, montrant même un côté violent qui s`oppose à l`image paisible de l`héros grec tel qu`on le connait.

Pour Eurydice, la fascination de son époux pour le cheval pernicieux n`est pas justifiée ; c`est pour cela qu`elle essaie de se débarrasser de l`animal à l`aide d`Heurtebise, l`ange vitrier, qui fait son entrée au début de la scène II et qui deviendra un personnage clé dans la pièce, le confident d`Eurydice: « Le soleil frappe ses vitres. Il entre, plie un genou et croise les mains sur son cœur. » De cette façon, encore un personnage insolite vient s`insinuer dans la trame. La scène V de la pièce est particulièrement représentative pour la nature insolite de ce personnage : étant sur le point d`empoisonner le cheval dans la présence d`Eurydice, Heurtebise est interrompu par Orphée qui rentre chez lui. Alors un phénomène étrange se produit : pour éviter d`être découvert, Heurtebise reste «en l'air à cinquante centimètres du sol. Il y avait le vide autour. » Ainsi, le surnaturel intervient encore une fois et se manifeste dans le personnage d`Heurtebise, qui a le rôle d`ange gardien dans la pièce. Curieux, si l`on pense que dans le poème L`ange Heurtebise, écrit toujours par Jean Cocteau en 1926, la figure divine « heurte » et « brise », étant plutôt un personnage négatif. Dans la pièce, cet ange se présente sous un autre jour, il a un rôle tout à fait particulier : messager de l`au-delà, celui qui transgresse les frontières du visible et de l`invisible. On comprend maintenant pourquoi Cocteau ne choisit pas par hasard le métier de vitrier pour ce personnage. La vitre, variation sur le symbole du miroir, très cher à Cocteau, a des pouvoirs « magiques » ; elle est l`instrument qui permet la traversée entre deux mondes opposés, la porte d`entrée vers l`au-delà. Il est intéressant d`observer que Cocteau ne définit jamais l`élément surnaturel qui sous-tend son œuvre, on comprend seulement que c`est du domaine des forces inconnues, mystérieuses, quelque chose de supérieur qui dépasse la compréhension de l`homme. Pourtant, on peut deviner le désir d`évasion du poète vers une réalité qu`il considère « plus vrai que le vrai ». Eurydice, elle aussi, est le témoin de cette dimension nouvelle. Lorsqu`elle voit Heurtebise restant suspendu en l`air, flottant effectivement, elle a la révélation d`une rupture avec le réel. Quoiqu`effrayée, elle reconnaît la nature prodigieuse de cet événement:

C`était beau et atroce. L`espace d`une seconde je vous ai vu atroce comme un accident et beau comme un arc-en-ciel. Vous étiez le cri d`un homme qui tombe par la fenêtre et le silence des étoiles. 

On observe tout de suite la série des termes opposés que le personnage emploie pour décrire cet épisode : pour un instant, le beau et l`atroce se confondent et Eurydice semble être vraiment déconcertée, étant le témoin de quelque chose de trip insolite pour qu`elle puisse s`en expliquer. Pourtant, on peut dire qu`elle éprouve un état de grâce poétique car elle entrevoit le côté surnaturel, fascinant, étant désormais capable de mieux comprendre la poésie, l`art d`Orphée et son entreprise. Même son langage expressif trahit cette révélation, l`emprise du mystère.

La scène déconcertante qui révèle la nature surhumaine d`Heurtebise est précédée par l`épisode de la rentrée d`Orphée dans la maison à la recherche de son acte de naissance : « J'ai oublié mon acte de naissance. Ou l'ai-je mis ? » dit le personnage. Ceux qui prennent cette pièce pour une œuvre comique ne s`étonneront pas d`entendre une telle question de la bouche d`Orphée. En dépit de la portée sérieuse du mythe ancestral, le comique est bien présent dans la pièce de Cocteau, comme une touche personnelle de l`auteur et s’exprime parfois de façon symbolique, par des anachronismes ou simplement par la réduction de l’histoire merveilleuse et légendaire d’Orphée à celle d’un drame domestique, comme on a déjà vu dans la première partie de la pièce. L`anachronisme qui produit le comique dans la scène IV concerne précisément ce document : effectivement, Orphée mentionne son acte de naissance et même si les sources antiques et les versions anciennes du mythe font de Thrace le lieu de naissance de l`héros, faute d`une attestation exacte, on n`a aucune manière de connaître clairement sa descendance. De cette façon, par l`introduction ce cet « artifice », Cocteau démythifie le prestige de l`héros grec et le place dans un contexte plus actuel.

Cocteau démythifie aussi la mort d`Eurydice telle qu`on la connaît des sources antiques : la morsure du serpent est remplacée par le poison mélangé à la colle d`une enveloppe, l`instrument qu`Aglaonice utilise pour mettre en pratique sa manœuvre hostile à l`égard d`Orphée, son rival. Les deux femmes complotent pour faire disparaitre le cheval, mais leur motivations ne pourraient être plus différentes : Eurydice veut seulement regagner l`amour et l`attention de son époux. Dans ce but, elle veut faire empoissonner l`animal à l`aide d`un morceau de sucre fourni par Aglaonice. Rusée, cette dernière exige à Eurydice, en échange de son service, une lettre à contenu mystérieux (probablement les écrits d`Orphée destinés pour le concours de Thrace) et prépare une enveloppe spéciale. Lorsqu`Eurydice lèche la colle de cette enveloppe qui s`avère empoisonnée, elle meurt rapidement. Cet évènement est particulièrement significatif pour le développement dramatique de la pièce : la Mort, personnifiée, fait son apparition dans la sixième scène, accompagnée d`Azraël et Raphaël, ses deux aides. Prenant l`apparence d`une jeune femme, un savant moderne, elle fait son entrée à travers le miroir, bien sûr, car pour Cocteau « les miroirs sont les portes par lesquelles la mort va et vient.» En d`autres termes, en nous regardant chaque jour dans le miroir, on peut voir le « travail » de la mort sur notre personne, notre vieillissement qui ne représente autre chose que la conquête de la mort sur notre corps et notre esprit.

La mort dans la pièce de Cocteau est un personnage épisodique qui arrive, accomplit son travail et puis disparaît. En effet, ce « travail » se présente sous la forme d`une intervention chirurgicale : vêtue d`une blouse blanche à la manière des médecins, avec des gants de caoutchouc et assistée de ses deux aides avec leurs instruments scientifiques, la Mort s`emploie à une technique mystérieuse, mais tout à fait précise, afin d`emporter Eurydice au monde de l`au-delà : « La mort, pour toucher les choses de la vie, traverse un élément qui les déforme et les déplace. Nos appareils lui permettent de les toucher où elle les voit, ce qui évite des calculs et une perte de temps considérable. »

Les répliques de la Mort sont révélatrices pour la conception de Cocteau sur l`invisible, cette dimension cardinale de son œuvre : « Il y a encore une semaine, vous pensiez que j`étais un squelette avec un suaire et une faux. Vous vous représentiez un croquemitaine, un épouvantail. […]Mais, mon pauvre garçon, si j`étais comme les gens veulent me voir, ils me verraient. Et je dois entrer chez eux sans être vue. » Donc, Cocteau laisse du côté l`image horrifiante associée le plus souvent à la mort, et la humanise, en la dépouillant de son étrangeté. De cette façon, il inscrit son personnage dans la tendance moderne qui vise à circonscrire le surnaturel dans le naturel. Pourtant, la mort représente essentiellement l`invisible, l`inconnu. Et c`est Orphée qui devra y plonger afin de percer ses mystères.

Le fait accompli, la mort d`Eurydice, une fois discernée, provoque pour le moment la douleur et l`angoisse d`Orphée. Cette attitude peut avoir deux directions d`interprétation: la première se rattache au mythe antique de référence et traduit le malheur d`Orphée à cause de la perte d`un être cher et l`épreuve dure à laquelle il se soumet. La deuxième s`inscrit dans la thématique de la souffrance du poète, coordonnée essentielle de la pensée artistique de Cocteau. Prêt à arracher sa femme à la Mort, Orphée utilise les gants de caoutchouc qu`elle a oublié lors de son « intervention » sur Eurydice et il parvient au monde de l`au-delà. On remarque un nouvel élément de modernisme, tout à fait inattendu, que Cocteau fait insérer dans la trame, source possible de comique pour les lecteurs et les spectateurs contemporains. Pourtant, si on dépasse ce niveau simpliste de compréhension, on se rend compte que ces gants de caoutchouc  représentent le contact entre le surnaturel et le monde des hommes, entre le visible et l`invisible, au même titre que le miroir. Il s`agit, finalement, d`une variation sur le même thème. Cette évasion d`Orphée dans l`intemporel suppose essentiellement un changement au niveau de la perception du temps : si le « séjour » aux Enfers peut sembler long à Orphée, pour Heurtebise, qui l`attend de l`autre côté, et pour le spectateur ce voyage peut paraitre l`affaire de quelque minutes. C`est que la temporalité ne fonctionne pas de la même façon dans les deux mondes. Concrètement, Cocteau obtient cet effet de décalage temporel par la répétition d`une même scène qui semble apparemment insignifiante : après le départ d`Orphée, le facteur vient apporter une lettre, mais Heurtebise lui apprend que les deux époux ne se trouvent pas à la maison et il doit glisser la lettre sous la porte. Le rôle de cette scène répétitive (VIII, VIII bis) est de créer une atmosphère d`angoisse, d`attente du surnaturel. Entre ces deux parties identiques, il y a l`intervalle qui ne dure qu`un instant car le rideau se relève aussitôt ; cette brièveté est symboliquement significative car l`intervalle représente une frontière aussi mince que la surface du miroir, impénétrable aux uns, accessible aux autres.

La scène IX est celle du retour des Enfers, où s`accomplit la prophétie du cheval de la première partie de la pièce: «Madame Eurydice reviendra des Enfers ». Effectivement, Orphée parvient à ramener sa femme, mais la condition imposée cette fois-ci est plus sévère que dans le mythe antique : Orphée ne doit jamais plus regarder Eurydice. Même si elle revient vraiment changée après l`expérience de la mort, prête à accepter et à comprendre la passion de son époux pour la poésie, pourtant, les sujets anciens de leurs disputes (le cheval, Aglaonice) surgissent de nouveau, ce qui produit une atmosphère très tendue et chargée, où l`intervention d`Heurtebise s`avère plus que nécessaire. Ce qui fait que la condition obligatoire est rapidement brisée, lorsqu`Orphée regarde (en apparence) accidentellement sa femme. Elle est perdue à jamais. Orphée ne semble pas assimiler cette conséquence catégorique et il dit à Heurtebise qu`on n`a jamais vu une femme quitter la table en criant sans revenir aussitôt. Ici on reconnaît sans doute une marque du dérisoire, car Cocteau démythifie un épisode essentiel de la légende antique : Orphée n`est pas dévasté par la perte funeste qu`il vient de subir, mais au contraire, il semble ridiculiser toute cette situation. D`ailleurs, il avoue même que le regard jeté à sa femme a été prémédité : « J`ai perdu l`équilibre exprès. J`ai tourné la tête exprès, et je défends qu`on me contredise. » Cet incident délibéré rappelle le même épisode dans l`opéra d`Offenbach où Orphée se retourne plutôt intentionnellement afin de se débarrasser de sa femme. Ceci dit, Cocteau récupère dans sa pièce de théâtre cet effet de dépoétisation qui se fait remarquer surtout au niveau de la relation du couple. En revanche, cette vision dérisoire marque un écart par rapport à l`opéra de Gluck où l`amour et la liaison authentique entre Orphée et Eurydice acquiert une dimension profondément humanisée, plus attachée aux sentiments.

La fin de la pièce met en scène le meurtre d`Orphée par les Bacchantes, tel que dans les versions anciennes du mythe, mais Cocteau y ajoute une dimension burlesque par l`intervention d`un commissaire de police qui vient investiguer l`incident. Un dernier tableau montre l`ascension au ciel du trio Orphée-Eurydice-Heurtebise dans un sorte de fin heureuse mi- sérieuse, mi- fantaisiste. La vie de couple que jusque-là était infernale, devient maintenant angélique.

II.3. Le mythe d`Orphée dans le contexte du rapport littérature-cinéma

La modernisation du sujet mythologique

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