Les Lettres Persanes

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CHAPITRE III

Les lettres persanes de Montesquieu : texte emblématique de mœurs parisiennes, situations politiques religieuses

3.1. Structure du roman

Montesquieu doit l’essentiel de sa gloire, toujours vivace, à la philosophie politique. Il eut pourtant le sentiment d’avoir été un romancier novateur : « Mes Lettres persanes apprirent à faire des romans en lettres » (fragment non publié). Le roman épistolaire ne date pas du XVIIIème siècle (les Lettres d'une religieuse portugaise, 1669, attribuées à Guilleragues, longtemps crues authentiques, en sont le premier chef-d’œuvre) » mais c’est au siècle des Lumières qu’il devient une forme majeure du roman, illustrée par Richardson en Angleterre, Crébillon, Rousseau, Laclos en France, Goethe en Allemagne, etc., avant de quasiment disparaître au XIXe siècle. À cet égard, les Lettres persanes, à défaut de l’engendrer, ouvrent bien cette impressionnante lignée, qui se donnerait plutôt Richardson pour père naturel.

Mais les Lettres persanes relèvent davantage d’une autre tradition, infiniment plus nourrie en 1721 : non pas le roman, mais le recueil épistolaire. « Pascal attribue ses Lettres… sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne (1656-1657) à un provincial férocement ingénu, et l’Italien Marana, la seule vraie source de Montesquieu, imagine qu’un espion du Grand Turc en Europe rédige, de 1637 à 1682, quelque 700 lettres (l'Espion dans les Cours des princes chrétiens/Lettres et Mémoires d'un envoyé secret de la Porte dans les Cours d'Europe, 1684 ; nombreuses rééditions — Montesquieu possède celle de 1711). »

Montesquieu n’invente ni la lettre satirique et/ou idéologue ni l'observateur oriental des sociétés européennes. Bayle n’écrit-il pas, dans l’article « Japon » du Dictionnaire historique et critique : « Ce serait une chose assez curieuse qu’une relation de l’Occident composée par un Japonais ou un Chinois qui aurait vécu plusieurs années dans les grandes villes d’Europe. On nous rendrait bien le change. » On nous rendrait bien le change : en effet, l’Europe, qui multiplie les récits de voyage, se soumettrait elle-même au regard étranger, apprendrait à ses dépens la relativité des mœurs et des croyances.

L’originalité de Montesquieu peut dès lors se définir assez exactement. Elle consiste dans l’invention d’une forme inédite : le roman épistolaire polyphonique et daté, apte à «joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman »

(« Quelques réflexions… »).

Il s’agit d’inclure de la fiction dans de l’idéologie (modèle contraire : les Provinciales 1656-1657, de Pascal, les Lettres philosophiques de Voltaire, 1734) ; d’injecter de l’idéologie dans un roman épistolaire (modèle opposé : les Lettres d'une religieuse portugaise). Mais Montesquieu fait plus : il invente le roman épistolaire polyphonique, c'est-à-dire à plusieurs correspondants, dont Rousseau et Laclos exploiteront en virtuoses toutes les ressources. Et il porte enfin la polyphonie idéologique (philosophie, morale, religion, économie, etc.) et la polyphonie stylistique (lettres satiriques, lettres sérieuses, apologues, contes, pastiches, portraits, etc.) à un degré de complexité jusqu'alors sans exemple.

Là réside l’originalité propre du romancier Montesquieu : non pas dans 1a finesse de l'analyse psychologique (Marivaux), non pas dans l'imagination de destins singuliers et inoubliables (Manon Lescaut, de l'abbé Prévost), mais dans le montage d'une structure formelle inédite autant qu'ingénieuse.

Le travail des dates

Montesquieu date ses lettres : ce geste apparemment si simple est en vérité une trouvaille décisive aux effets multiples ! On constate avec surprise que les auteurs du XVIIIe siècle, généralement considérés par la critique comme des « imitateurs » des Lettres persanes, se gardent bien de le suivre sur ce terrain. La datation inscrit une histoire dans l’Histoire.

Le voyage d'Ispahan à Paris se déroule en 414 jours, du 19 mars 1711 au 4 mai 1712 (Lettres 1 à 23) ; le récit du séjour parisien (Lettres 24 à 146) s’étale sur la fin du règne de Louis XIV (69 lettres, de 1712 au 1er septembre 1715) et la Régence (54 lettres, de 1715 à 1720). Mais les 15 dernières lettres, exclusivement consacrées au sérail, rompent la loi d'alternance thématique et la loi de succession temporelle qui réglaient jusque-là le recueil. La dernière lettre du cycle occidental (L. 146), contemporaine de l'effondrement du système de Law, est expédiée le 11 novembre 1720, alors que la Lettre 147, qui date du 1er septembre 1717, devrait figurer entre les Lettres 104 et 'ultime message de Roxane (L. 161), rédigé le 8 mai 1720, devrait parvenir à Paris 5 à 6 mois plus tard (durée moyenne d'acheminement des missives entre la Perse et la France).

On peut rêver sur la question de savoir si Usbek a déjà lu les Lettres 159, 160 et 161 (écrites le même jour), lorsqu'il médite si sombrement sur les effets désastreux des expériences de Law ! C'est le hiatus chronologique le plus spectaculaire, mais non le seul. La Lettre 11, qui ouvre l’« histoire des Troglodytes », est datée du 3 août 1711, alors que la Lettre 8 est écrite le 20, date qu'on ne rejoint qu'avec la Lettre 17. Faut-il conclure, avec J.-P, Schneider (article cité, voir p. 281), à « une sorte de dialogue pathétique » entre le mythe de Page d'or et le drame du sérail, rapprochés, au-dessus du livre, par l'homologie formelle de ce double décrochement. L'hypothèse est ingénieuse et séduisante, mais fragilisée par une constatation si triviale qu'on ose à peine la signaler : la Lettre 5 semble expédiée d'Ispahan le 28 mai 1711, la Lettre 7 le 12 mai, les Lettres 3 et 4 se réclament de mars, les Lettres 1 et 2 se faufilent en avril… Reste que de telles hypothèses manifestent l'efficacité du retors dispositif agencé, avec grand soin, par le romancier.

L'essentiel est de souligner la fonction des 15 dernières lettres, si spectaculairement rassemblées contre toute logique de succession temporelle. L'intrigue orientale, menacée de se diluer dans le flux des lettres satiriques et philosophiques, est ainsi en mesure d'encadrer énergiquement le recueil (L. 1 à 23, 147 à 161) et de lui donner une fin tragique, à la fois étalée dans le temps (trois ans) et concentrée : la vitesse de la lecture nie le délai des échanges épistolaires (un an entre 1 envoi et la réponse) et transforme en crise accélérée le lent scénario de la chute du sérail. La rupture de l'ordre chronologique vise à compenser la maigreur de l'intrigue orientale : 13 messages de la Lettre 24 à la Lettre 96, aucun entre les Lettres 97 et 146. Proposition qu'on peut évidemment renverser : l'évanouissement de la scène orientale conditionne le succès du coup de théâtre final. La datation dynamise et dramatise le système épistolaire : on peut, à juste titre, parler d'une dramaturgie des lettres.

Si l'on prend le parti, sans doute efficace, de mettre à part les femmes et les esclaves du sérail, on aboutit à un contraste éloquent : Usbek et Rica écrivent à eux deux 124 lettres sur 136, contre 25 pour les correspondants du palais d'Ispahan. Les femmes éplorées ne se décident à écrire que 11 fois en 9 ans ! Mais les interlocuteurs hors sérail d'Usbek et Rica n'ont droit, eux aussi, qu'à 12 lettres.

Épistolier le plus fécond (78 lettres), Usbek reste le plus gros lecteur (45 lettres), mais Rica, auteur de 46 lettres, n'en ouvre que 3 sur 147, tandis que le sérail reçoit en tout et pour tout 14 messages, dont 5 seulement adressés aux femmes. Le décompte des destinateurs (scripteurs) et des destinataires (lecteurs) ne doit pas faire oublier 1’emboîtement de lettres et fragments insérés (L. 38, 51, 67, 78, 103, 111, 121, 124, 130, 141 à 143, 145), qui élargissent encore le champ de la polyphonie. Mais les chiffres mettent en valeur ce que la polyphonie épistolaire dissimule habilement : Usbek et Rica monopolisent la parole, étouffant quasiment la contradiction. Les Lettres 105 et 106, entre Usbek et Rhédi sont peut-être le seul véritable dialogue philosophique du livre. Car il faut le noter : jamais Usbek et Rica ne s'opposent sur la scène des idées ! Ce n'est pourtant pas faute de s'écrire : Rica ne signe pas moins de 13 lettres à son ami. Ainsi, discours du clergé et discours du sérail (femmes et eunuques) n'ont droit qu'à la portion congrue. « On constate que Montesquieu occupe une position médiane entre les Lettres philosophiques (1734) de Voltaire, qui accapare entièrement la régie du discours, et Diderot (le Neveu de Rameau, etc.), qui installe la contradiction presque indécidable au cœur de ses dialogues. »

Ces chiffres insistent aussi sur la primauté d'Usbek : alors que Rica est absent des deux bords du roman, faute d'attache sentimentale en Perse (L. 1 à 23, 147 à 161), absent donc de la sphère du cœur et de ses tourments, Usbek est le seul qui parcourt tous les circuits de la parole (discours passionnel, discours satirique, discours réflexif).

Dramaturgie épistolaire

La datation des lettres suggère au lecteur une triple correspondance ;

entre le temps de l'histoire (la fiction) et celui de l'Histoire ;

-entre le temps de l'exil et la décomposition du sérail ; centre la durée du séjour parisien et l'évolution intellectuelle des deux compères persans (qui ne poussent pourtant pas l'intimité jusqu'à se confier d'autres secrets que leurs idées générales !).

Montesquieu, on l'a vu, n'analyse dans ses « Quelques réflexions… » de 1754 que les deux dernières correspondances.

« Faut-il lire, ainsi que J. Ehrard y engage, les Lettres persanes comme « la chronique […], l'histoire ou le journal d'une grande désillusion » politique, évolution scandée par la critique de Louis XIV, l'espoir d'une réforme (1715-1718), et l'amère condamnation de 1' «affreux néant » où Law a plongé la société française (L. 138, 146) ? Étudiant avec une grande attention la matière politique des Lettres persanes et sa distribution chronologique, J. Ehrard a »en effet souligné, graphiques à l'appui, l'importance de trois dates clés : 1715 (mort de Louis XIV), 1718 (suppression des Conseils institués au début de la Régence), 1720 (chute de Law). Sans nullement rejeter ce travail remarquable (voir p. 280), on peut aussi insister sur le statut biaisé, dispersé, allusif, émietté, des références à la politique et à l'Histoire dans le système épistolaire des Lettres persanes. Leur imprécision frappe d'autant plus le lecteur qu'elle contraste avec la minutieuse datation des lettres.

Reste un fait majeur : histoire française et histoire de sérail courent ensemble vers un égal désastre, qui met à mal l'idéal des Lumières naissantes. Ni la sphère du pouvoir ni la sphère des passions ne semblent donc à la hauteur des méditations philosophiques caressées en tête persane, ou pseudo-persane.

Cycle occidental et cycle oriental conjuguent bien plus, au terme de leur parcours, les échecs de la raison que son inscription pratique. Les passions et les préjugés des princes, des ministres, des redoutables eunuques, des épouses et du maître jaloux, emportent violemment le rêve philosophique.

Désordre en Occident, désordre en Orient : faut-il conclure de ce parallèle saisissant que la politique se rejoue sur la scène du sérail, que l’intrigue orientale se déploie comme la métaphore du politique, comme sa dramatisation emblématique et ostentatoire ? Que sphère privée (le sérail) et sphère publique (le trône et la Cour) échangent leurs maléfices.

Trois dynamiques liées par une « chaîne secrète » ? Une triple dynamique animerait le roman. La dynamique de la tentation despotique en Occident ; la dynamique de 1’économie sexuelle, dont la fureur, nous dit Montesquieu, grandit au fil des années (du moins au sérail, car nos deux Persans raisonneurs demeurent, à les en croire, étrangement chastes !) ; la dynamique, vigoureusement soulignée par Montesquieu en 1754, mais à vérifier, de l'accoutumance progressive des philosophes en turban à nos mœurs et à nos idées.

Le nœud du roman se laisse donc deviner : il se trouve à l'articulation problématique de l'idéologie explicite (lettres réflexives), de l'intrigue passionnelle (lettres de sérail), et de la description satirique.

La célèbre formule de Montesquieu ne dit rien d'autre : « l'auteur s'est donné l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman ; et de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon, inconnue » (« Quelques réflexions… »). Cette chaîne a fait « causer ». Elle ne saurait désigner l'intrigue de sérail, nullement secrète ni inconnue, et qu'elle a précisément pour fonction de lier à la philosophie. On voit mal ce qu'elle pourrait signifier d'autre que la dynamique temporelle induite par le voyage, qui enclenche la dialectique énigmatique de l'ordre et du désordre, de l'ouverture et de la destruction.

3.2. Personnages

Les Lettres persanes c’est une histoire aux personnages vivants et typés, un début et une fin, une science de l’homme. Usbek quitte Ispahan, parce que, comme Micromégas plus tard, il a la tête trop philosophique ou trop indépendante pour la garder sur ses épaules dans une cour soupçonneuse et intolérante ; l’Occident qui le fascine peu à peu lui apprend certes à respirer, mais l’éloigne de ses femmes : le harem est peut- être le meilleur remède, par la pluralité, contre les tourments de la passion ; mais on y retombe sous l’effet de la séparation, ressort traditionnel du genre épistolaire. L’âme d’Usbek, déchirée entre l’attirance d’une Europe où il découvre la liberté, les progrès de l’esprit humain, la sociabilité, le véritable amour, du moins chez quelques-uns des indigènes, et d’autre part la patrie, la religion de son enfance, la farouche Roxane, et la toute-puissance du maître sur le sérail propre à flatter le macho qui sommeille en tout homme, est bien une âme romanesque.

Les contrastes que Montesquieu a su ménager entre un Usbek réfléchi, assez lent à assimiler les nouveautés, plus mûr, et un Rica primesautier, vite captivé, plus superficiel mais plus rapide à s’intégrer, libre qu’il est de toute attache polygame, sont également une recette de romancier. Il faudrait ajouter, plus discrets, le sérieux de Rhédi qui pioche en Italie les enseignements de la tradition padouane, la prudence d’Ibben resté à Smyrne pour servir de boîte aux lettres mais aussi de pendant à ses amis plus aventureux, et l’obscurantisme du gardien des tombeaux de Com ou du propre frère d’Usbek, le santon ou moine musulman.

Le groupe des hommes — faut-il y annexer les eunuques, du sot Narsit au sanguinaire et sadique Solim en passant par Pharan auquel sa digne révolte vaut d’échapper au sort commun des esclaves – s’oppose en bloc au groupe des femmes, très finement diversifiées, surtout dans l’édition de 1754 qui enrichit la polyphonie d’un ensemble de trois lettres de la même date (CLVI-CLVIII) : autant de portraits des épouses d’Usbek confrontées à la répression des égarements du sérail ; les quatre épouses légitimes autorisées à Usbek par le Prophète sont aussi différentes que possible, Fatmé est la femme de sérail type, aliénée et heureuse de l’être, esclave soumise et amoureuse du maître ; Zachi cultive les plaisirs saphiques ; Zélis est une femme de caractère qui se montre supérieure à sa condition, capable d’une libération morale et intellectuelle ; capable aussi de faire la leçon au maître trop sûr de lui ; Roxane est une héroïne racinienne longtemps mystérieuse, dont la révolte explosive révèle tout à la fin que la pudeur et la soumission apparente étaient froideur et haine et non passion contenue comme l’amour-propre masculin l’avait cru. La polyphonie superpose ainsi la basse d’Usbek, la partie de ténor de Rica, les hautes-contre des eunuques, le contralto de Roxane et les sopranos de Zélis ou de Zachi ; on devine par-derrière le chœur des concubines et des esclaves.

Autre contrepoint, autre « chaîne secrète » : la confrontation entre l’Orient et l’Occident, qui oppose l'immobilité fataliste à l’agitation brouillonne, l’intolérance à une liberté qui confine à la licence, une ignorance obscurantiste à une science laïque, le désert à une économie prospère qui produit aussi les escroqueries de Law, la tyrannie au «gouvernement doux ».

On a souvent écrit que, dans la lignée de Lahontan qui inaugure au début du siècle le dialogue de l’homme sauvage et de l’homme civilisé caractéristique de tout le siècle des Lumières, Montesquieu recommandait l’ouverture à l’autre, que son humanisme est relativisme et acceptation de la différence. S’il s’agit de respect, certainement. L’Orient modèle ? Il est l’univers de l’astrologie judiciaire, des amulettes superstitieuses dont même Rica ne s’est pas libéré, des légendes puériles qui entourent Mahomet dans la tradition, et surtout se résume par la triade enfermement- servitude-despotisme. « Montesquieu a tout lu sur l’Orient : les voyageurs, Chardin, Bernier, Tavernier, Toumefort, qui ont parcouru l’Empire ottoman, la Perse, le Levant et l’Inde dans les années 1670-1700, les historiens, Rycaut, Hyde, les premiers orientalistes, Herbelot et Antoine Galland, le célèbre traducteur des Mille et Une Nuits, Du Ryer, traducteur du Coran (1647) ; » il a su, tout en profitant de la mode qu’ils avaient lancée, dégager de tous ces témoignages une sociologie et une politique que De l’esprit des lois ne fera que développer en l’étayant d’un appareil impressionnant de preuves juridiques.

De l’esprit des lois est-il écrit dans les marges des Lettres persanes, ou les Lettres persanes, cas particulier d’une immense enquête sur les sociétés, dans le cadre d’une ambition plus large présente dès avant 1717.

L’essentiel de la démonstration qui fait la gloire du président est déjà dans le roman : la théorie des climats – peu originale, elle est déjà chez Hippocrate avant de se retrouver chez l’Anglais Arbuthnot -, et surtout l’intuition géniale sur laquelle reposera L’Esprit, la découverte du lien structurel – Montesquieu dit le rapport — qui existe entre un type de gouvernement et un type de société, entre les lois politiques, civiles, pénales, fiscales, entre politique et économie, toutes choses banales aujourd’hui, répandues par la tradition illustrée des noms de Tocqueville, Durkheim, Raymond Aron, Alain Peyrefitte, tous disciples de Montesquieu et s’en glorifiant. En Orient, à des étendues immenses et désertiques, écrasées par unclimat extrême, correspondent des empires dont les dimensions imposent une autorité brutale et sans limites, sous peine de connaître le sort des « empires éclatés » ; à la servitude dans laquelle, du dernier portefaix au plus grand seigneur, comme Usbek, tous les sujets du sultan sont plongés, pouvant se voir à l’instant retirer leurs biens et leur vie par un prince qui est à lui seul la loi dans un pays sans lois, correspond comme une miniature, dans la cellule familiale, la servitude des femmes et des eunuques. Ainsi que l’écrit le premier eunuque (lettre IX), le sérail est un « petit empire » : le rapport entre le maître et ses épouses ou ses esclaves — mais les femmes aussi sont des esclaves soumises à d’autre esclaves d’autant plus dominateurs qu’ils ont perdu les attributs de la virilité – est homothétique du rapport qui existe entre le sultan et ses sujets.

D’autres structures rendent l’Orient et l’Occident interchangeables : le couvent est en Europe le symétrique du sérail en pays musulman, par l’enfermement et le célibat improductif des moines et des eunuques. Montesquieu est le père de la démographie, la séquence sur la dépopulation de l’univers (lettres CXII-CXXII), dissertation qui pour une fois serait mieux à sa place dans un mémoire destiné à l’Académie de Bordeaux que dans un roman, suffit à le prouver même si elle repose sur une conviction fausse, partagée par la plupart des philosophes du XVIIIe siècle à l’exception de Diderot ; le père de l’économie politique, par une magistrale démonstration (lettre CXVIII) reprise dans Les Richesses de l’Espagne puis dans Les Lois, où il prouve que l’Espagne s’est non pas enrichie mais dramatiquement appauvrie par l’or des galions qui ne correspondait pas à une augmentation du PIB mais à une simple multiplication des signes monétaires, donc à un enchérissement égal des denrées ; le père de la sociologie, de la science politique, et aussi l’ancêtre du structuralisme.

Les régimes politiques – Montesquieu dit les « gouvernements» – ne sont plus d’institution divine; ce sont les produits du sol et du climat, on l’a vu de reste pour le despotisme ; les « gouvernements doux » (lettre LXXX) ou modérés fleurissent sous les latitudes tempérées, qu’ils s’appellent monarchies ou républiques – aussi bien, de son temps, les vraies républiques ont des rois, comme l’Angleterre, la Suède ou la Pologne, ou un stathouder comme les Provinces-Unies, et Gênes ou Venise, qui gardent le nom officiel de républiques, se survivent dans la décadence et l’oligarchie.

Les deux grands modèles de liberté politique sont certes encore beaucoup moins présents que dans De l’esprit des lois : ce n’est pas le lieu pour le président de parler de ses chers Romains, mais il ébauche déjà (lettre CXXXVI) le programme des Considérations, en ce qui concerne la décadence sinon la grandeur de Rome ; l’Angleterre se profile nettement (lettre CIV) comme parangon d’une liberté qui est surtout encore anarchique indépendance de sujets «impatients» (lettre CIV), c’est-à-dire ombrageux et incapables de supporter un joug. « Il faudra la lecture d’Algernon Sydney (Discours sur le gouvernement, 1698), celle de Hobbes aussi, postérieure aux Lettres persanes d’après Robert Shackleton, la rencontre de Bolingbroke au club de l’Entresol, le voyage à Londres enfin pour que s’épanouisse jusqu’à l’idéalisation la fameuse définition de la constitution anglaise (Lois, XI, 6). » La monarchie est encore dans les Lettres persanes un « état violent » prêt à se muer en despotisme (lettre CII), la France en est l’exemple le plus frappant, tant Louis XIV « fait de cas de la politique orientale » (lettre XXXVII). Le principe distinctif de la république n’est pas encore la vertu, c’est l’honneur, qui n’est donc pas encore le ressort de la monarchie (lettre LXXXIX). Mais la crainte est déjà le ressort du despotisme (lettres LXIII et LXXXIX). Le programme des réformes chères à Montesquieu est bien ébauché : fin de la tyrannie des ministres et de la faveur, proportionnalité des délits et des peines (LXXX, Cil), condamnation de l’esclavage (LXXV, CXVIII), rétablissement du pouvoir des parlements (XCII, CXL).

« Le parlement, comme corps intermédiaire entre le roi et le peuple, est le garant de la liberté, depuis le temps où, chez les tribus germaniques, les lois étaient « faites […] dans les assemblées générales de la nation » (C et CXXXI) qui en sont la première forme : pour Montesquieu, le « beau système » qui assure la liberté dans le gouvernement féodal, c’est la distribution (et non la séparation) des pouvoirs entre trois autorités, le roi, une assemblée de la noblesse et le peuple ; il « a été trouvé dans les bois » de la Germanie comme le redira De l’esprit des lois (XI, 6), et ne doit rien aux Romains qui, bien loin d’avoir civilisé et appelé les Francs comme l’imaginera l’abbé Dubos en 1734, ont été bousculés par eux. La thèse «germaniste » est donc déjà présente en 1721 alors que Montesquieu n’a pu lire son principal propagandiste, Boulainviller, dont l’Histoire de l’ancien gouvernement de la France paraîtra en 1727. »

Audace majeure : la religion aussi est le produit d’un terrain – c’est pourquoi l’évangélisation des contrées lointaines, exportation d’une foi, est vouée à l’échec, comme la fondation de colonies – et d’une histoire, sa naissance, sa maturité, son déclin, ainsi que ceux d’un gouvernement, étant inscrits dans la durée. Au fait, comment la certitude que les gouvernements « le[s] plus conforme[s] à la raison » (lettre LXXX) se corrompent inéluctablement est-elle compatible avec l’optimisme des Lumières, avec la croyance dans le progrès partagés par Montesquieu ? En ce sens, l’Orient est la limite et l’avenir de l’Occident.

Le fatalisme inspiré par une religion désespérante est l’image spirituelle du désert ; l’Église correspondant au despotisme politique ne peut qu’être intolérante. L’islam persécute les guèbres, héritiers de la religion autochtone professée depuis vingt-cinq siècles par les disciples de Zoroastre, mais aussi les juifs et les chrétiens; il est déchiré entre sunnites et chiites comme le christianisme entre protestantisme et catholicisme lui-même divisé par la guerre entre jésuites et jansénistes. Combien de parallélismes narquois ou désolants entre les superstitions chrétiennes et musulmanes, entre les antagonismes qui opposent Persans et Turcs ou Français et Espagnols ou Allemands.

« Le roi de France est vieux », il a une vieille maîtresse toute-puissante, « Le pape est une vieille idole qu’on encense par habitude » : la gérontocratie n’est pas une invention brejnévienne. Pire, Louis XIV qui prétend encore, par le droit divin, guérir les écrouelles qui, ruiné par ses guerres, fait croire à ses sujets qu’un écu en vaut deux, le pape qui fait croire qu’un égale trois dans le dogme de la Trinité, Law le marchand de vent qui fait croire que du papier vaut des espèces sonnantes et trébuchantes, sont de funestes «magiciens » : les illusions du palais des mirages ne sont pas dans la triste réalité d’Ispahan déserte ni à Constantinople, elles sont à Paris et à Rome. Bien avant Cagliostro ou Messmer, on y fête tous les charlatans, des alchimistes ou des médecins aux financiers ou aux religieux, casuistes hypocrites ou jésuites usurpateurs d’un pouvoir temporel aussi abusif que celui de l’instauration duquel toute la pensée des Lumières reproche aux fondateurs des trois grands monothéismes d’être responsables, en les rebaptisant «les trois imposteurs ». Ironie supplémentaire, l’ambassadeur persan qui passe en 1715 pour un imposteur n’en est en fait pas un.

La part satirique des Lettres persanes, si réussie, si amusante, si féroce pour tous les faux-monnayeurs, pour le confesseur tartuffe, pour les fermiers généraux sans cœur, sans scrupules et sans éducation, pour les femmes qui cachent leur âge – mais le galant président, commensal féministe de Mme de Lambert, est toujours plus indulgent pour les femmes, et devine la peur tragique de la mort derrière la coquetterie —, tout ce miroitement de pointes, de jeux sur les mots, d’antithèses, de parallélismes, de contrastes bien dans la manière des mondains de la nouvelle préciosité des années 1715-1730, mais aussi tout simplement de l’esthétique baroque de la surprise à laquelle Montesquieu reste fidèle depuis sa jeunesse et jusqu’à l’article « Goût » destiné à l’Encyclopédie, tout ce chef-d’œuvre de finesse et d’élégance auquel Valéry a un peu trop cru pouvoir réduire les Lettres persanes dans sa fameuse Préface, tout cela est d’emblée accessible au lecteur d’aujourd’hui. Les hommes et les femmes sont toujours aussi vains, aussi avides, aussi crédules.

Mais cette apparence de légèreté qui semble dispenser de toute analyse sérieuse – Montesquieu feignait déjà dans son Introduction de redouter que son livre passât pour indigne d’un président à mortier – est un piège de plus. Montesquieu n’est pas seulement un La Bruyère devenu tout à fait philosophe, sur lequel on grefferait le féminisme de Mme de Lambert. Pas plus qu’il ne croit sérieusement que l’Orient a des leçons à donner à l’Occident, il ne veut que le lecteur de bonne volonté en reste à une vision de l’Occident marquée par un scepticisme blasé.

Certes le Français est superficiel, pressé, hâbleur, l’Espagnol plein d’une morgue de moins en moins justifiée à mesure que le Siècle d’or se résout en hautaines guenilles, les femmes sont écervelées et médisantes, mais Louis XIV est mort et avec lui un absolutisme guetté par les tares du despotisme oriental ; le pape est de moins en moins puissant et écouté ; le Régent a rendu ses prérogatives séculaires au parlement, la polysynodie qu’il installe est préférable à l’autocratisme de ministres qui imitaient l’arbitraire de leur maître. De façon cahotique, le progrès est en marche. C’est l’Occident qui a inventé les notions de liberté, de sociabilité, de bonheur, de droit des gens et de droit tout court, qui a inventé les sciences et la philosophie – c’est tout un pour un homme des Lumières. En Occident, les femmes sortent, et sans voiles, ont le droit de fréquenter, et de présider, comme Mme de Lambert et demain Mme de Tencin à qui Montesquieu doit tant, des salons dont elles ne sont pas seulement le plus bel ornement : elles ont le droit de penser, d’écrire. Mieux encore, il est permis à tous non seulement de s’exprimer, mais de rire. En Orient il n’y a pas de vie de société ni même de famille, c’est le silence et la morosité. Usbek a quitté une cour ou il ne pouvait ouvrir la bouche, et rencontré en Turquie des familles où l’on n’avait pas ri depuis la fondation de la monarchie (lettre XXXIV) : sous la plume du brillant causeur qu’était notre Gascon, dont l’humour vient tempérer l’austérité du juriste, c’est une condamnation suffisante. Le soleil naît sur l’Orient, comme le rappelle la vanité d’un mollak : mais c’est aussi sur l’Orient qu’il se couche en premier. L’Orient, pour qui vient de refermer les Lettres persanes, apparaît non comme le rêve capiteux des voyageurs du XIXe siècle, mais comme la face d’ombre de l’univers que les Lumières commencent à éclairer.

Les Lettres persanes roman des Lumières : dès avant son départ de Perse, Usbek est acquis à la science expérimentale, il a pratiqué, comme Montesquieu, la vivisection, c’est une des raisons de son exil. Il apporte en Occident un esprit dépourvu de préjugés et ouvert à toutes les leçons de l’expérience : « Je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets » (lettre XLVIII) : voilà la « table rase » ou la «cire vierge » de Locke sur lesquelles le monde extérieur va inscrire les informations seules capables de former nos idées dans une épistémologie sensualiste ou empiriste. Dans leur enquête sur la société occidentale, Usbek et Rica pratiquent observation et expérience provoquée comme le recommandent plus tard Diderot et Claude Bernard : le Persan sur lequel la curiosité niaise des Parisiens s use les yeux est un œil autrement plus subtil, rien ne lui échappe dans la rue ou dans les salons jusqu’au jour où il prend l’initiative ; le tournant est pris dans la lettre LII, où Rica, après avoir observé les femmes de vingt, quarante, soixante et quatre-vingts ans qui lui donnent la comédie du rajeunissement et de la vanité, décide de «descendre » après avoir « monté », et obtient ainsi la vérification que cherche le savant : toutes ces femmes dont les âges s’écartaient à l’instant sont maintenant contemporaines, et pour la même raison ; l’éventail s’est refermé, la pyramide s’est aplatie devant l’observateur caustique qui ajoute au mordant du moraliste l’ambition du psychologue et du sociologue.

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3.3. Mœurs parisiennes et satire sociale

C'est la satire qui a sans doute le plus contribué à la célébrité des Lettres persanes. Renom mérité, mais à double tranchant, car il a parfois masqué le sérieux, et même la gravité du livre. Comme si le miroitement des lettres satiriques éblouissait le lecteur, qui ne va généralement guère plus loin que la toute première moitié du recueil. De cet effet d'optique, accentué par la fragmentation épistolaire, Sainte-Beuve est un bon témoin. Relisant les Lettres persanes, il note d'abord : « Les moeurs françaises (moscovites, persanes) y sont prises par un côté épigrammatique. Il n'y pénètre pas par le sens historique et humain. Il s'en amuse par le côté mondain et ridicule, superficiel. Il y a un sens à toutes les moeurs, qu'il cherchera plus tard à saisir dans l'Esprit des lois. » Mais, parvenu aux Lettres 89 et 90 sur le « point d'honneur», Sainte-Beuve redresse cette première impression : « On a dit que c'était le plus profond des ouvrages frivoles. C'est que ce n'est pas un ouvrage frivole, c'est un ouvrage sérieux qu'on essaie d'introduire et de faire goûter sous un habit de mascarade » (citations extraites de Sainte-Beuve et le XVIIIe siècle, par R. Fayolle, éd. Colin).

Quoi qu'on pense de cette interprétation de la satire comme masque et passeport de la philosophie, tout lecteur se reconnaîtra sans doute dans l'honnête cheminement de Sainte- Beuve. D'où vient ce sentiment d'un assombrissement progressif, d'une gravité plus soutenue à mesure que le livre avance ? Les textes satiriques se répartissent en effet à peu près également des Lettres 1 à 80, 81 à 161. Mais il est vrai que les lettres les plus étincelantes se trouvent dans la première partie, qui est la plus lue ; il n'est pas non plus indifférent de remarquer que Montesquieu en rassemble 16 entre les Lettres 44 et 68 (L. 44, 45, 48 à 52, 54, 56 à 59, 61, 63, 66, 68), tandis que le lecteur doit ensuite se mesurer à des méditations fort sérieuses, et même à des séries thématiques assez compactes (L. 112 à 122, 133 à 137), pour ne rien dire de l'épilogue sanglant (L. 147 à 161). Montesquieu n'a donc pas laissé s'épuiser la veine satirique. Il cherche tout au contraire à en maintenir la verve jusqu'au bout du cycle occidental (L. 128, 142 à 145) : par ce contraste, la dernière séquence (L. 147 à 161) peut prendre l'allure d'un coup de théâtre soigneusement préparé (témoin le retrait d'Usbek, réservé pour de plus rudes estocades, au profit de Rica entre les Lettres 125 et 146 : 4 interventions contre 17 !).

Il s'agit donc clairement d'une impression induite par la structure du recueil, sans qu'on puisse savoir si Montesquieu a visé cet effet d'assombrissement, d'usure progressive au fil du temps, ou s'il s'est contenté de distribuer, selon une loi d'alternance, son paquet de lettres satiriques sur chaque versant du livre.

Il semble à tout le moins hasardeux de supputer une distribution par sujets satiriques : les lettres sur le géomètre (L. 128), l'antiquaire (L. 142), le médecin de province (L. 143) n'ont guère plus de raisons de se trouver là qu'au départ de l'ouvrage. L'essentiel était manifestement de préserver jusqu'à la Lettre 146 l'entrecroisement des énoncés réflexifs et satiriques qui organise l'échange épistolaire depuis la première apparition de Rica (L. 24).

Car on ne peut trop le souligner : à quelques exceptions près (L. 44, 125), la satire ne concerne que l'Occident. À condition, bien entendu, de ne pas confondre étourdiment vision satirique et halo ironique. Il n'est certes pas interdit de « goûter» dans les Lettres 1 à 23, ou 147 à 161, d'agréables effluves d'ironie vaporisés par l’auteur ; mais aucune de ces lettres ne se donne comme un énoncé satirique. La satire est bien la forme du regard persan sur nos mœurs, étrangement apte à nous percer à jour du fait même de son extériorité, de son apparente incompréhension, qui lui interdit, explique Montesquieu en 1754, la perception des « liaisons». Le regard étranger se fait satirique, lorsqu'il nous observe, parce qu'il découpe la réalité en fragments déconnectés : ainsi s'établit un lien entre satire et fragmentation épistolaire, entre le point de vue et la forme qui l'épouse ! Inversement, pas plus que l'œil ne saurait se regarder lui-même, le discours persan ne peut exercer sur l'Orient les pouvoirs ravageurs de la satire, il est vrai que l'Orient despotique a tué le rire. En revanche, il suffit qu'un Français passe les Pyrénées pour adopter sur les choses espagnoles « la manière singulière, naïve, ou bizarre » (« Quelques réflexions… ») des deux Persans dépaysés.

Dire qu'il y a un rapport entre la satire et la subjectivité du point de vue (puisque Montesquieu définit la satire, dans ses « Quelques réflexions… », comme la forme nécessairement paradoxale du regard exotique), c'est établir un autre lien entre système épistolaire (discours à la première personne) et bizarrerie satirique. De la subjectivité inhérente à la forme, celle de la lettre, dérivent donc, dans les Lettres persanes, deux types de discours : le discours satirique, et le discours passionnel (« ces sortes de romans réussissent ordinairement, parce qu'on rend compte soi-même de sa situation actuelle ; ce qui fait plus sentir les passions, que tous les récits [à la troisième personne] qu'on en pourrait faire » («Quelques réflexions… », 3e paragraphe). Mais le discours satirique suppose, pour produire l'impression d'étrangeté familière, la feinte d'une distance entre le narrateur et l'objet de sa description, tandis que l'énoncé passionnel tire ses pouvoirs, selon Montesquieu de l’adéquation entre le moment, le sentiment et l'expression. Cependant, la persuasive instantanéité de la lettre passionnelle est fortement perturbée, dans les Lettres persanes, par l'interminable délai d'acheminement (un an entre l'envoi et la réponse), et par l'interférence des énoncés satiriques et philosophiques.

Car le discours de raisonnement est bien, lui aussi, dépendant de la structure épistolaire, dont la fragmentation polyphonique légitime seule son insertion dans un roman («Quelques réflexions… », 3e paragraphe) ; mais il tente par définition de se soustraire à la subjectivité des deux autres types d'énoncés, puisqu'il vise des vérités stables et universelles, aptes à transcender les emportements de la passion, et les déconcertantes bizarreries des mœurs propres à chaque nation.

À quoi sont donc consacrées les 65 à 70 lettres qu'on peut considérer comme relevant de la veine satirique ? Ce qui frappe avant tout, c'est la multiplicité tourbillonnante des cibles, et l'absence des attaques personnelles pourtant si caractéristiques des mœurs littéraires de l'Ancien Régime (Diderot, le Neveu de Rameau ; Voltaire ; sans parler de Jean- Baptiste Rousseau, exilé à vie sur ordre du parlement, en raison justement de ses satires).

Montesquieu s'en prend à des institutions (l'Académie française, L, 73, etc,), à des types (L. 48…), à des personnages publics (Louis XIV, L. 24, 37, 92 ; mais point de satire contre Pierre le Grand — L, 51 —, Charles XII — L. 127 —, ni même contre le duc du Maine qui conspirait contre le Régent – L 126),

La province, la cour, le peuple sont pratiquement absents, au profit d'une satire qui tourne avec insistance autour des femmes, des hommes de religion (qui ne sont pas tout à fait des hommes), de ceux qu'on appellerait aujourd'hui des « intellectuel », Cette immense galerie de portraits est encadrée par deux lettres qui se répondent la Lettre 24 de roi le pape), la Lettre 146 (effets démoralisateurs de la politique de Law), Comme si, donc, les désordres décrits au coup par coup renvoyaient à une perturbation, plus essentielle et plus menaçante, du corps social à sa tête.

La principale difficulté des heures persanes est précisément là : dans l'articulation, que le livre suggère sans cesse tout en la dérobant avec obstination, entre satire des mœurs et politique ! Comment comprendre cette satire, quelle portée précise lui accorder ? Ne prenons qu'un exemple, mais central : l'incessante agitation du monde occidental s’oppose évidemment à l'immobilité, à l’enfermement de l’Orient, figé dans ses traditions immuables. Mais ce même mouvement, vecteur des progrès de la pensée, conduit à une perversion des valeurs, à un désordre absurde, aux bouleversements redoutables du système de Law (L 132, 138, 146),

Tandis que le discours philosophique vante la liberté politique et intellectuelle, la satire ne semble-t-elle pas mettre en cause la liberté des mœurs ? Que faire de ces pantins agités, fiévreux, obsédés, dont la satire s’ingénie à multiplier les grimaces ? Tout ce désordre a-t-il un sens, une finalité, une explication ? Il n’est pas évident qu’on puisse répondre à ces questions inévitables. Reste donc à se laisser éblouir par l’exceptionnel brio de la langue, qui cisèle le bloc énigmatique des énoncés satiriques.

3.4. Situations politiques et pratiques religieuses

On peut regrouper sous ce thème une quarantaine de lettres. C’est sur un énoncé religieux que s'ouvre le recueil, et force est d’avouer que l'appel (L. 10) au premier débat philosophique (L. 11 à 14) s'accompagne de la première attaque contre les clercs, experts en citations mais un peu rouillés en fait de raisonnements à hauteur d'homme.

Ce que confirme éloquemment le second débat (L. 16 à 18) consacré non plus à la morale, mais aux rites religieux, et où un Usbek prosterné subit les foudres du « divin mollak », fort peu aimable.

Ainsi se met en place, d'entrée de jeu, une série de différences, sinon d'oppositions (clerc/laïc, foi/raison, religion/philosophie), dont on mesure l'importance dans l'idéologie des Lumières.

Si la première lettre persane ne manquait pas d'inscrire le thème religieux, la première lettre parisienne (L. 24) traite du roi et du pape. Elle évoque aussitôt les dissensions qui font l'objet des Lettres 29 et 36, tandis que la Lettre 35 ouvre la deuxième grande discussion théologique du livre, une nouvelle fois à l'adresse d'un clerc oriental : les peuples privés de la Révélation (ici, de la Parole de Mahomet) sont-ils irrévocablement damnés, comme le croient aussi les théologiens catholiques ? A cette profession de foi musulmane succède un pastiche de discours apologétique (pour la gouverne d'un Juif non converti, L. 39), avant que, dans la Lettre 46, la première destinée à un laïc, Usbek ne s'exprime enfin à visage découvert sur l'essence de la religion. Par-dessus les Lettres 48, 49, 57, 59, 60, 61, 67, 76 à 78, 101, deux grandes méditations (L. 69 et 83) poursuivent et amplifient la réflexion amorcée avec la Lettre 46, complétées, dans Tordre politique, par l’apologie de la tolérance (L. 85).

Tout semble dit. Il apparaît pourtant que Montesquieu tient à filer jusqu’à la fin le thème religieux : les Lettres 93, 97 et 123 renouent avec le ton et le style qu'Usbek adopte lorsqu'il s'adresse à un clerc musulman (L. 16, 17, 35) ; le traité sur la dépopulation (L. 112 à 122) ne manque pas de faire toute sa place au facteur religieux, que les Lettres 125, 134, 141 et 143 portent jusqu'au bout du cycle occidental. Sans parler de l'institution du sérail (L. 147 à 161), qui trouve sa justification dans l'enseignement de Mahomet.

De ce bref survol on peut tirer une première conclusion : la religion, dans les Lettres persanes, n'est pas seulement un sujet de débat (théologique, philosophique, politique, social). C'est aussi un tremplin de l'invention littéraire et du plaisir d'écrire : une féconde matrice de formes et de textes.

La religion est en effet au fondement de deux des trois « Histoires » insérées dans le roman. L' « Histoire d'Aphéridon et d'Astarté » (L. 67) prend pour héros deux jeunes Guèbres, frère et sœur, passionnément amoureux l'un de l'autre, comme le permet cette ancienne religion des Perses, persécutée par les musulmans. L' « Histoire d'Ibrahim et d'Anaïs » (L. 141), « conte persan », traite, sur un mode humoristique, du sérail et du paradis mahométans, envisagés du point de vue des femmes, qui n'est pas tout à fait celui des eunuques et d'Usbek. Ce conte merveilleux à la mode orientale entretient évidemment un contraste spectaculaire avec l'épilogue du roman : d'où sa place.

On ne peut qu'être sensible à l'effort de variété du romancier : apologue inspiré de Fénelon (« Histoire des Troglodytes », L. 11 à 14) ; histoire d'amour et d'inceste (L 67) ; conte oriental (L. 141). Faut-il supposer que ces trois histoires, surtout les deux dernières, ont mission de suppléer aux défaillances du roman de sérail, dont il convenait de réserver la fine substance pour l'épilogue ?

On insistera plutôt sur un autre trait commun: le goût des pastiches. Car le pastiche ne se réduit pas à ces trois histoires. En relèvent manifestement le discours clérical (L. 18, 39…), mais aussi les adresses hyperboliques d'Usbek aux mollaks, dervis et autres santons (L. 16, 17, 35, 93, 123), qui contrastent si violemment avec les réflexions sur la religion qu'il expose à ses confidents en philosophie (L. 46, 69, 83 et 85). Pastiches encore, bien entendu, les lettres d'eunuques… La religion s'investit de la sorte (sans même évoquer les nombreux échos de la Bible et du Coran) dans une gamme de discours d'une remarquable souplesse, où éclate l'habileté du jeune écrivain. Mais il n'est peut-être point trop arbitraire de distinguer quelques types principaux d'énoncés religieux :

le discours philosophique (L. 46, 69, etc.) : il ne s'échange qu'entre laïcs- ;

le discours satirique contre les clercs occidentaux, qui peut pousser la rouerie jusqu'à leur confier le soin de leur propre autocritique (L. 61, 134) ;

le discours pastiché du zélé musulman (L. 18, 39, 101) ;

le discours d'Usbek aux clercs orientaux, pastiché quant au style, mais dont on ne sait s'il obéit, de la part d'Usbek, à un code de politesse, à un rituel de bienséances ou à une intention ironique (L. 16, 17, 35, 93, 123). Une chose est certaine, c'est qu'Usbek signe sur la religion trois sortes de discours : satirique, philosophique, dévotieux.

De cette « polygamie triomphante » (L. 35) du personnage principal, on pourrait conclure à la vanité de vouloir chercher, derrière le tournoiement des discours qui s'entrecroisent et se détruisent, une voix plus vraie, des valeurs plus authentiques, qu'on serait en droit de rapporter à un auteur, le président de Montesquieu, homme grave et écrivain badin. Ne s'est-il pas volontairement retiré de son livre, en choisissant la forme épistolaire ? en la portant à ce degré inouï de polyphonie ? en multipliant les masques et les roueries ?

Cette lecture ne manque pas d'attrait, qui confond le livre avec le manège littéral des énoncés : autant de destinataires (femmes, eunuques, clercs, amis), autant de discours d'Usbek, en effet ! Pourquoi privilégier, entre tant de paroles, la parade philosophique, qui ne 1' empêchera nullement de noyer son sérail dans le sang ? On risque de retrouver ce problème, mais la religion est certainement le bon moment pour discuter cette hypothèse de lecture des Lettres persanes, plus séduisante que solide.

Une philosophie et une politique de la religion

Car il paraît difficile, sauf à s'aveugler, de ne pas reconnaître dans le best-seller de 1721 une philosophie et une politique de la religion qui vont définir l'axe même des Lumières. Il y a bien un Dieu, créateur et conservateur du monde, mais il est tout aussi absurde de l'imaginer sous des traits humains que de lui confier la tâche d'instituer un rituel religieux seul à même de lui plaire.

Les religions émanent de l'homme, comme la politique (L. 11 à 14). Le dogmatisme, l'intolérance, la sacralisation des rites et des dogmes, bref, la perversion du sentiment religieux, stérilisent la pensée, divisent les sociétés et les nations, se retournent contre la fin naturelle des hommes : leur bonheur ici-bas et maintenant. Dieu ne peut être que bon, juste et raisonnable ; il juge les hommes d'après leur conduite, nullement d'après leurs dogmes et leurs rites. Le célibat des prêtres, les couvents, les sérails, le statut des clercs, la tolérance, etc. : autant de questions qui relèvent d'une approche rationnelle, conduite en fonction de Futilité sociale (L 112 à 122), Nulle trace d'athéisme, en tout cela, peu même d'agressivité antireligieuse si l'on compare à Voltaire et à d'autres philosophes.

Mais le mouvement est bien le même, qui dépouille les religions, ou plutôt les clercs, de leur prétention exclusive à incarner la vérité de Dieu, qui les soumet aux finalités humaines de l'ordre civil, bref, à la raison pratique. Pourtant, Montesquieu est apparemment loin de croire, contrairement à Voltaire, qu'il suffirait, peu ou prou, de museler les fanatiques, de subordonner le pouvoir religieux au pouvoir civil, pour désamorcer la principale cause du malheur historique des hommes. Car la politique est à ses yeux une énigme bien plus redoutable.

3.4.1. La royauté dans les lettres de Montesquieu

Les Lettres persanes sont dominées, obsédées par la question du pouvoir : tentation du pouvoir absolu en Occident (Louis XIV ; Charles XII : L. 127), excès de pouvoir des conseillers du Prince (Law : L. 132, 138, 146 ; Goertz : L. 127), tandis que 1’Orient étouffe sous la chape mortelle d'un despotisme immémorial. Dans Tordre privé, Usbek, maître d'un sérail qu'il a déserté, se heurte aux mêmes tourments : entre le débordement d'autorité et le laxisme (qu'il semble récuser à travers sa satire des mœurs françaises), entre le renoncement et la tyrannie, où situer et comment définir une juste solution des rapports conflictuels qui opposent nécessairement sujets et gouvernants ? Qu'est-ce qu'un ordre juste ?

Ces questions vont hanter Montesquieu toute sa vie, jusqu'à engloutir ses forces et user ses yeux dans l'Esprit des lois (1748), qui s'applique à les penser à l'échelle du monde et de l'Histoire. L'Esprit des lois leur donne une solution fortement inédite, en tout cas inoubliable ; mais ces questions ne surgissent pas au hasard dans une tête isolée. Une longue tradition, ponctuée par les noms d'Aristote, de Platon, saint Thomas, Machiavel, Bodin, Hobbes, Locke, n'a cessé de conjuguer philosophie et politique : le philosophe a tâche de réfléchir sur la cité, et il n'est pas de cité humaine sans lois et sans obéissance, sans définition du juste et de l'injuste. Mais I installer Montesquieu à la place qui l'attend dans ce calme florilège, on ne comprendrait certainement pas l'urgence, l'intensité, la permanence de ses interrogations, mi-ironiques, mi-angoissées.

Montesquieu, baron et juriste, réfléchit sur le processus historique qui, sous ses yeux, achève de transformer la monarchie autrefois féodale en État moderne de type « absolutiste ». Le duc de Saint-Simon (1675-1755), dans ses Mémoires, rédigés après la Régence, rejette toute la responsabilité de cette mutation sur le seul Louis XIV (le Roi-Soleil a en réalité codifié et définitivement imposé la monarchie absolue après les soubresauts de la Fronde). Montesquieu, au contraire, sait bien qu'il s'agit là d’un mouvement séculaire, lent, irrésistible, d'un phénomène d'érosion des libertés nobiliaires, des prérogatives parlementaires et provinciales, au profit du roi et de la cour, des ministres et des intendants.

Ce constat, qui donne un sens nouveau, et inquiétant, à l'histoire de France depuis la conquête franque, Montesquieu n'est pas le seul, ni même le premier, à le dresser. L'éclat de l'autoritarisme louis-quatorzien, la domestication de la noblesse française sous les lambris de Versailles, la soumission des parlements, mais aussi les échecs militaires et financiers de la fin du règne, tout cela a suscité, dans les meilleures têtes de la noblesse (Fénelon, Saint-Simon, Boulainvilliers…), un sourd travail d'agitation et de réflexion, où l'on peut fort bien voir une des sources des Lumières.

Montesquieu participe incontestablement de ce courant qui s'interroge sur le sens de l'Histoire, sur les droits originels (inscrits dans la « constitution » des conquérants francs) du peuple, de la noblesse, du roi, sur les « usurpations » et les « abus » du pouvoir royal, sur les réformes souhaitables et possibles. Ce n'est pas par bonté d'âme et par générosité désintéressée que le Régent rendit aux parlements, en 1715, leur droit de remontrances et qu'il institua, de 1715 à 1718, le fameux système des conseils (la polysynodie), censé associer la noblesse de cour aux décisions royales. La question des états généraux, serpent de mer de la société d'Ancien Régime en période de malaise, fut évidemment agitée autour de 1715.

Si la lime du pouvoir central use sourdement, au fil du temps, les obstacles qui le brident, c'est, pense Montesquieu, qu’il y a dans tout pouvoir, plus forte que le tempérament de ses détenteurs, une tendance irrésistible à s'étendre et à se durcir. Parvenue à son terme, triomphante et sans partage, cette tendance prend le nom de « despotisme » (équivalent actuel : « totalitarisme »).

On ne s'étonnera pas que ce spectre hante le discours de l'âge classique, du XVIIe siècle à la Révolution française : il accompagne l'installation de l'État moderne, fondé sur la bureaucratie, l'impôt et l'armée permanente. Ces institutions nous sont devenues naturelles ; elles nous paraissent être, sous l'Ancien Régime, largement embryonnaires et aimablement folkloriques au regard de leur état présent. Mais, plutôt que de dénoncer l'emphase et les illusions de ces discours, mieux vaut admettre que ni la bureaucratie, ni l'impôt, ni l'armée permanente ne sont des réalités « naturelles ».

Mieux vaut penser que Montesquieu a cru défendre la liberté de tous en défendant les privilèges (héréditaires) de la noblesse et les prérogatives (achetées) des parlements ; c'était les seuls remparts possibles, à ses yeux, contre l'extension indéfinie de l'autorité royale en France (dépourvue, contrairement à l'Angleterre, d'un parlement élu votant l'impôt et de l'habeas corpus). Mieux vaut, enfin, se dire que ce fantasme du despotisme a nourri une réflexion sur la politique, dont l'intérêt ne s'est nullement évanoui avec la disparition brutale de l'Ancien Régime.

Montesquieu nierait fermement, au demeurant, que le despotisme soit un fantôme suscité par la peur de l'État. Car le despotisme existe, et il l'a rencontré : en Orient. Dans l'Orient des récits de voyage ! Pas de bonne bibliothèque des Lumières sans ces récits, où l'univers déploie ses démons et ses merveilles. Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu et tous les lecteurs de l'époque en sont nourris. Point d'autres documents, en effet, pour réfléchir sur ce que le temps et l’espace l’histoire et la géographie ont fait de l’homme. Effrayante énigme : l’Asie semble n'avoir jamais connu que la servitude, immuable, absolue ! Chardin l’ a vu, Chardin le dit, et Tavernier, et d'autres, et les Grecs déjà… Du despotisme enraciné au despotisme en marche, il faudra donc, d'Ispahan à Paris, d'Orient en Europe, refaire, chacun pour son compte, le chemin qui mène Usbek (et Rica) à la découverte d'un univers non encore, non éternellement victime du despotisme. C'est le long de ce chemin que les 161 miroirs du roman ont une chance de réfléchir leur message le plus urgent, le plus ardent.

L’Orient, dans les Lettres persanes, est évidemment bien plus que l'effrayante incarnation du despotisme. C'est aussi une religion, une structure sociale (le sérail), un style (le style oriental, que le roman pastiche), et le support de ce style qu'est la description satirique de l'Occident, par la fiction du voyage et du dépaysement. C'est enfin le cadre des trois « Histoires » emboîtées dans le roman (encore que l’ « Histoire des Troglodytes » s'enracine bien moins dans l'Orient que les deux autres). Mais une réflexion sur la politique ne peut pas éviter le sérail, qui renvoie à la religion et au système despotique.

Choisir de parler du politique à partir d'un point de vue persan, c'est tomber sur un paradoxe renversant : loin que le despotisme apparaisse, comme aux Européens, une étrange et distante anomalie, une monstrueuse exception digne de fasciner l'esprit, il s'impose aussitôt comme la règle et la norme. Ni l’Asie ni l'Afrique ne connaissent et n'ont jamais connu la république (L. 131). À l’Asie et à l'Afrique, on peut même ajouter la Russie (L, 51). C'est à la Grèce qu'on doit l'invention et la contagion de la liberté en Europe ; c'est aux Barbares nordiques qu'on doit, sur les ruines de l'Empire romain, le rétablissement des libertés européennes détruites (L 131). Cette division spatiale du monde traduit en fait moins le fragile hasard des choses qu'une contradiction interne à toute société humaine : « la plupart des gouvernements d'Europe sont monarchiques […]. C'est un état violent, qui dégénère toujours en despotisme ou en république : la puissance ne peut jamais être également partagée entre le peuple et le prince ; l'équilibre est trop difficile à garder. » (L. 102). La Grèce, donc, se démocratise ; le reste du monde a versé dans le despotisme, qui menace nécessairement, de l'intérieur, les sociétés européennes. L'Europe a une histoire ; l'Asie est en droit de confondre despotisme et nature dans la même immutabilité.

A la diversité des régimes européens répond l'inflexible logique du despotisme (L. 103, 130). Car la révolte ne peut rien changer : elle ne peut que tuer le despote et le remplacer par un autre (L. 103). C'est que le despotisme ne sait pas graduer ses actes : punir veut dire tuer (L. 80, 103). Mais cette hystérie de la sévérité ne fait pas mieux appliquer les lois (L. 80), et elle abrutit les sujets (L. 89), qui n'ont d'autre choix que de tout subir ou de se rebeller par sursauts violents et stériles (L 80, 102, 103).

Fonctionnant par la terreur, le despotisme est secoué de constants coups d'Etat qui, en obligeant le despote à se cacher dans son palais (à s'enfermer dans le sérail), font que le peuple ignore complètement qui gouverne, et s'en moque. Le despote s'appuie donc sur l'armée : piètre rempart, et nouveau danger (L. 89).

Stérilité économique, militaire, technique : tout ce qu'Usbek décrit en passant par la Turquie (L. 19) vaut pour tout régime despotique. L'absence de liberté agit donc comme une véritable maladie sociale, qui n'épargne nullement le monarque, instrument abruti d'une terreur qui le terrorise lui-même. Ce corps malade ne peut ni guérir ni mourir, il est à la fois sous l'emprise de la mort et affreusement immortel. Contraire à tout ce que Dieu a voulu pour l'homme, il semble marcher à la conquête du monde et jouir d'une durée intangible ! Le despotisme serait-il l'avenir de l'homme ? Il est évidemment prématuré de répondre à cette question, dont il n'est pas certain que les Lettres persanes tiennent à la trancher, elles qui juxtaposent l'ouverture des Persans aux idées européennes et l'écrasement du sérail, la liberté européenne et la description véhémente des ravages opérés par Law (L. 146). C'est que l'histoire semble relever d'une logique cyclique : le temps élève et abat les empires, ronge les formes politiques travaillées par le conflit originel, inéluctable, du prince et du peuple (L. 102).

Vision classique, et assez pessimiste, mais qui indique aussi les voies possibles de la raison. Si, dans le conflit qui oppose le peuple et le prince, celui-ci, maître de l'argent et de la force, a par définition toute chance de l'emporter, il convient de conforter tout ce qui limite, dans le pouvoir, son désir de pouvoir : le droit de parler des parlements (L. 140), l'honneur de la noblesse (L. 89 et 90), la polysynodie, la morale et le droit (L. 94 et 95). Sans oublier les hiérarchies sociales dangereusement bouleversées par Law (L. 146), qui transforme des valets en grands seigneurs et détruit les moeurs, alors qu'elles restent la seule et dernière digue contre les désirs d'expansion du roi et surtout de ses ministres.

Dieu, explique gravement Usbek, se prive lui-même de sa prescience de toute chose pour laisser l'homme jouir de tous les pouvoirs de la liberté dont II l'a doté (L. 69) : l'empire immense du despotisme semble démontrer que sa créature a surtout la liberté de détruire la liberté et de s'écraser sous ses ruines. Par ignorance, par aveuglement, par désir de commander, par désir de servir (ministres, eunuques…). Peut-on compter sur les figures grimaçantes que la satire fait défiler sur le théâtre parisien, pour s'opposer au cancer du despotisme et de la servilité ? Chacun de ces pantins ne songe qu'à soi, chacun est obsédé par sa folie…

C'est précisément dans cet égoïsme forcené, si contraire à la vertu des républiques antiques (entendons par « vertu », le dévouement exclusif à la chose publique), que Montesquieu verra plus tard, dans l'Esprit des lois, la sauvegarde la plus sûre de la liberté monarchique : la défense obstinée des intérêts et des valeurs propres à chaque ordre, à chaque corps, à chaque individu de la société monarchique s'oppose, sans le vouloir ni le savoir, à l'uniformisation qui est au cœur de toute politique despotique ! C'est ce que Montesquieu appellera le «principe de l'honneur», principe aussi efficace et moins exigeant que la sublime, et donc fragile, vertu antique.

Mais rien de tel n'apparaît dans les Lettres persanes, où le « point d'honneur » (L. 89 et 90) n'a nullement le sens et la portée du principe de l'honneur de l'Esprit des lois. C'est pourquoi il est si difficile d'apprécier la portée politique de la satire des Lettres persanes, si difficile de comprendre l'articulation des thèmes politiques et de la description satirique. Faut-il dire que Montesquieu, faute d'avoir encore élaboré le système théorique de l'Esprit des lois) et notamment la notion de « principe », est conduit inévitablement, dans les Lettres persanes à juxtaposer le satirique et le politique, plutôt qu'à les articuler ? Autrement dit : faut-il verser au crédit de la liberté européenne les mœurs croquées par nos Persans ébahis (ébahis parce qu'ils viennent des pays de l'uniformité et du repliement craintif), ou faut-il au contraire y lire les signes d'une société malade ? Il ne semble pas que le livre permette vraiment de répondre.

La satire est bien le bloc énigmatique des Lettres persanes. Mais il n'y a énigme qu'en raison de la présence, à côté des énoncés satiriques, d'énoncés réflexifs d'ordre philosophique, qui poussent nécessairement le lecteur à tresser ensemble la chaîne satirique, celle de la philosophie et le fil de la fiction (le sérail). Conformément à la recommandation même de l’auteur, qui « s'est donné l'avantage […] de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon, inconnue ». Inconnue, en effet. Est-il irrespectueux de suggérer que, en l'occurrence, elle l'est aussi — en 1721 — de l'auteur des Lettres persanes, qui se pose des problèmes auxquels seul l'auteur de l'Esprit des lois pourra plus tard répondre ?

On vient de le voir, le despotisme oriental obéit à une logique fort rigoureuse, toute riche qu'elle soit en paradoxes incessants. Les Lettres persanes n'ignorent pas tout à fait l'ordre systématique (L. 112 à 122, 133 à 137, 147 à 161, histoires insérées), mais la dispersion obligée de nos références a montré que le despotisme, sujet crucial du livre, ne s'y soumet pas. Il s'agit donc d'abord pour Montesquieu de fragmenter son analyse du système despotique pour le plier aux contraintes de la brisure épistolaire.

C'est ainsi que deux lettres de Nargum sur les Russes et les Tartares (51, 81) étendent le champ de réflexion, que Rhédi (L 131) et Rica (L. 136) brossent (fort tard !) la perspective historique. Mais le travail du romancier est beaucoup plus subtil et mérite une attention plus soutenue. On constate en effet qu'il remet à Usbek, pour l'essentiel, le soin du discours politique, de la Lettre 19 à la Lettre 146, de même qu'il lui revient de réfléchir sur la justice et le droit (L, 80, 83, 94 et 95), sur la dépopulation (L. 112 à 122), toutes méditations qui donnent son sens à la réprobation argumentée du despotisme. On se trouve alors en présence d'un problème esthétique : Montesquieu s'est-il contenté de fragmenter, d’émietter son propos? ou a-t-il tenu compte du fait que son personnage, un Persan, se voyait mis en demeure de critiquer un système politique dont Rhédi (L. 131) nous explique qu’aucun Oriental n’a même l’idée de le discuter ? Comment s’opère la conversion politique d’Usbek ? Alors que Rica, déchargé de tout sérail, peut apprécier la manière de vivre des femmes françaises (L. 63), Usbek, lui, demeure obstinément insensible aux sirènes des mœurs occidentales et du christianisme. Il reste fidèle à la religion de ses ancêtres et à l’institution du sérail : seules changent ses idées politiques. Sa conversion n’en prend évidemment que plus d’éclat et signale la primauté de la philosophie politique sur la dogmatique religieuse. On retrouvera plus loin la question du sérail, plus épineuse puisqu’elle semble remettre en cause la profession de foi si éloquemment développée.

Si l’on suit attentivement la chaîne des lettres où affleure la problématique du despotisme (L. 19, 33, 34, 51, 63), on s’aperçoit que Montesquieu procède par petites touches, se garde habilement de précipiter l’analyse d’un phénomène qu’il n’a même pas encore nommé. Tout se passe comme si Usbek avançait à petits pas vers la compréhension de plus en plus précise du gouvernement immémorial de l’Asie. Alors que la Lettre 19 opposait la Turquie, accablée par tous les symptômes de la décadence, et la Perse (« royaume florissant »), on voit peu à peu s’aiguiser la critique du pays d'origine ; mais il faut attendre la Lettre 80 pour avoir une première lettre de synthèse politique (tandis que la synthèse religieuse est réalisée bien avant, avec la Lettre 46). Cette Lettre 80 ruine définitivement l’image patriotique d’une spécificité perse et affermit l’explication et la condamnation du gouvernement oriental. Montesquieu s’est bien efforcé de ménager, sur le terrain décisif de la politique, une montée progressive vers les vues générales. Ce que confirme aussitôt la Lettre 88 : éternelle et universelle, la justice prive le despotisme de toyte légitimité car Dieu lui-même ne peut faire «un exercice tyrannique de sa puissance » ; car la justice « ne dépend point des conventions humaines ». Le fait n'est pas le droit.

Alors peut s'engager (L. 89, 90, 102, 103, 104) une comparaison raisonnée des conduites sociales et des systèmes politiques. Dans ce mouvement qui porte vers les synthèses et les vastes perspectives, le paquet de lettres sur la dépopulation (L. 112 à 122), si généralement critiqué (inconséquence maladroite, placage paresseux d'une dissertation toute faite, alors qu'il eût été facile, pour Montesquieu, d'en disperser le contenu), apparaît sous un autre jour. Si la finalité de la Création tient dans la conservation des espèces, si la finalité de la politique est bien la conservation des sociétés, la dépopulation constitue un critère décisif pour juger de la légitimité naturelle des institutions sociales et des systèmes politiques ; elle est la pierre de touche expérimentale des vues métaphysiques et des descriptions empiriques antérieures. Elle est l'équivalent, dans l'ordre des choses humaines, de ces preuves indubitables que les philosophes européens (c'est-à- dire les savants) sont à même de fournir dans l'ordre des sciences physiques (L. 97).

Malmenée par les errements de la liberté humaine, la nature se venge à proportion de la gravité des infractions, et nous fournit ainsi un critère expérimental, rationnel et non plus dogmatique (voir la discussion sur les rites religieux), des institutions que l'homme a créées dans le mouvement de son histoire, qu'il sacralise et qu'il subit, faute de les comprendre. A moins qu'en Occident, livré à la fureur inverse des modes et du changement, on ne se jette à corps perdu dans les innovations les plus périlleuses (L. 132, 138, 146)…

Si ces remarques ont quelque vérité, on doit conclure que Montesquieu, conformément à ce qu'il affirme dans ses « Quelques réflexions… » de 1754; s'est bien efforcé; sur la question centrale du despotisme; de « faire voir la génération et le progrès [des] idées » (paragraphe 6). Pour lier ainsi philosophie et roman, pour mettre en fiction l'idéologie, il décide d'attribuer au principal personnage la responsabilité presque exclusive du thème principal : la politique. Comme Usbek est aussi le seul philosophe, lesté qu'il est d'un encombrant sérail, à devoir passer (exercice toujours périlleux) de la spéculation à la pratique, des normes abstraites aux décisions concrètes, de l'universel au particulier, on devine le bénéfice romanesque et philosophique de cette monopolisation dû discours politique, par où l'encre va devoir prendre les couleurs du sang.

Usbek pourrait bien être le premier personnage de notre littérature à mettre les bons sentiments à l'épreuve du pouvoir de tuer qui définit l'État. Ce qui ferait des Lettres persanes, conçues à l'aube des Lumières, un titillant lever de rideau sur les aventures qui attendent la philosophie vers la fin du siècle, entre la tribune et l'échafaud ! Mais cette perspective même, devenue à peu près inévitable, nous invite à ne pas limiter la riche matière politique des Lettres persanes à une description et une condamnation du despotisme. C'est bien une réflexion sur le pouvoir que le livre s'applique à mettre en scène.

3.5. L’art de la lettre

Ceux qui gouvernent (appelons-les, comme Machiavel, « le prince ») aiment, ou plutôt doivent s'entourer d'un faste imposant : « La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d'officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur,., » (Pascal, Pensées, 25-308). Telle n'est pas pourtant l'image que les Lettres persanes dessinent du prince, malgré l'effort des eunuques pour imprimer, précisément par l'accoutumance, respect et terreur du maître dans l'enceinte du sérail. Les rois perses sont ivrognes (L. 33), avilis par l'alcool et le sérail (L. 34) ; le Mogol, en Inde, s'engraisse à toute force (L. 40) ; le roi de Guinée et celui des Tartares se prennent pour les maîtres du monde (L. 44) ; Louis XIV choisit une maîtresse de 80 ans et un ministre de 18 (L. 37), et l'on peut croire que, tels ses confrères de Guinée et de Tartarie, il s'imagine roi de l'univers ; le roi de Suède se fait tuer devant une ville obscure, loin de son peuple qu'un ministre favori n'a cessé de calomnier (L. 127)… La galerie des rois ne le cède pas au défilé des pantins dans la satire parisienne : même déraison, même amour de soi, même aveuglement.

Mais, plus que le prince, sont visés ses conseillers, les courtisans et ses ministres surtout (L. 107, 127, 138). Comme les eunuques auprès d'Usbek, les créatures du prince veulent échauffer sa colère contre ses sujets, afin d'augmenter leur propre pouvoir ; ils lui proposent des « conseils », des « maximes », ils remuent ses passions (L. 127). Ces maximes, il faut les chercher dans la bouche des eunuques (L. 64, 96, 147, 151) : véritable traité de la raison d'État, manuel pratique de machiavélisme politique en vue d'obtenir l'obéissance absolue des sujets.

On voit aussitôt que le sérail n'est pas seulement, comme on le répète un peu paresseusement, une figuration du despotisme oriental ; les eunuques parlent la langue de Richelieu, de Mazarin (vus par Montesquieu), de tous ceux pour qui l'ordre se confond avec la soumission des gouvernés, et qui frayent, selon lui, le chemin du despotisme. On notera la place, ironiquement contrastée, de la Lettre 96 : immédiatement après deux grandes lettres sur le droit public tel qu'il devrait être (L. 94 et 95) !

Mais le pauvre prince n'est pas encore au bout de ses peines ; d'autres tentations, d'autres volontés tenaces le harcèlent : « … on ne peut jamais connaître le caractère des rois d'Occident jusqu'à ce qu'ils aient passé par les deux grandes épreuves de leur maîtresse et de leur confesseur. On verra bientôt l'un et l'autre travailler à se saisir de l'esprit de celui-ci » (le tout jeune Louis XV, L. 107).

On rapprochera donc les Lettres 107 et 37 : tout prince est déchiré entre l'attrait du plaisir, la crainte du ciel, l'ambition de ses ministres. Tous, femmes, confesseurs, conseillers, cherchent à capter sa volonté à leur profit. Et n'est-ce pas aussi aux injonctions des femmes, des eunuques et des clercs qu'Usbek se trouve confronté ? N'est-ce pas précisément en s'échappant de ce triangle furieux qu'il peut, par le dialogue philosophique réservé aux amis, accéder à l'exercice serein de la pensée rationnelle ?

Deux conceptions s'affrontent donc sur la question cruciale des rapports du prince et des sujets : l'objet du pouvoir est-il l'exercice, par tous les moyens, de l'autorité, la répression du « désordre » toujours confondu avec la liberté (toujours estimée excessive) des gouvernés, ou bien doit-il viser le bonheur des sujets dans le respect de la justice, qui est « un rapport de convenance » (L. 83) ? Les sujets ont-ils des droits en plus de leurs devoirs, ou bien le prince peut-il tout faire au nom de la raison d'État appuyée sur la force ?

Ce débat se dit dans la grande discussion sur le droit international (L. 94 et 95) ; il se prolonge dans la Lettre 96 sur le sérail ; il se rejoue dans l'analyse de trois grandes formes politiques prises à titre d'exemple, la Perse, l'Europe continentale, l'Angleterre (L. 102 à 104), où la Perse et l'Angleterre figurent deux exemples extrêmes et opposés ; d'un côté, écrasement de toute liberté des sujets, de l'autre, exaltation des droits naturels. Entre ces deux pôles antagonistes, le régime monarchique des États européens pratique l'auto- modération réciproque du prince et des sujets. En sachant réfréner, sans y être vraiment contraint, sa soif d'autorité, le prince européen échappe à la mortelle fragilité des despotes orientaux. L'Esprit des lois reprendra et approfondira cette analyse dans un cadre théorique ici absent (nature/principe ; division ternaire des gouvernements ; lois/mœurs, etc.).

La Lettre 104 : annonce d'une légitimation des révoltes ?

Ce qui pose problème, c'est la description de l'Angleterre (L. 104). Car les Anglais professent des « idées extraordinaires » ; ils affirment la légitimité de la révolte quand le prince viole les droits des sujets, droits qu'ils considèrent fondés en nature, antérieurs au pacte social qui a fonction de les assurer et non de les remettre entièrement dans les mains du prince. Montesquieu résume ici à bride abattue, pour le compte d'un Usbek effaré (mais les Français du règne de Louis XIV ne l'étaient pas moins !), une interprétation libérale, à la Locke (1632-1704 ; Traités sur le gouvernement civil, 1690), du mode de gouvernement anglais, issu de la « Glorieuse Révolution » de 1688.

Mais cette théorie libérale des droits naturels n'implique- t-elle pas le risque d'un désordre permanent si chaque citoyen peut se réclamer de ces droits pour désobéir à un gouvernement accusé de les violer ? n'est-ce pas confier à la force pure le pouvoir de trancher en dernier recours entre les droits du prince et de ses sujets révoltés ? C'est la question que soulève le dernier paragraphe de cette lettre complexe mais décisive ; il rappelle à nouveau qu'il y a des lois et une justice à respecter même quand on ne distingue pas de juges susceptibles de les appliquer (cas des relations entre Etats, L. 94 et 95, des rapports entre gouvernement et citoyens révoltés dans une guerre civile, L. 104).

Cette Lettre 104 est incontestablement l'une des plus difficiles à interpréter, tant son propos se révèle cursif, condensé, allusif. Montesquieu reviendra, dans le livre XI (chap. 6) de l'Esprit des lois, sur la Constitution anglaise, où l'esprit de liberté se trouve porté, selon lui, aux limites extrêmes compatibles avec un grand État moderne. Mais cette lettre a également un rapport intime, et donc énigmatique, avec une autre révolte et elle pourrait en éclairer la légitimité : celle de Roxane, qui se réclame aussi des droits de la nature (L 161) !

L'ambiguïté de la Lettre 104 n'est donc peut-être pas tout à fait de hasard.

Cette mise en rapport du despotisme oriental, des monarchies continentales, de la « démocratie » anglaise rencontre donc le problème central du droit, et notamment la question du contrat social (L. 76, 95, 104) : droit de se tuer (L. 76 et 77), droit international (L. 94 et 95), droit des sujets et du prince (L. 102 à 104). Il s'agit de trois exemples d'une philosophie du droit dont l'enjeu se définit dans la Lettre 83. Y a-t-il des principes d'équité transcendants, c'est-à-dire supérieurs et antérieurs à toute loi positive (instituée par l'État), ou bien la justice n'a-t-elle d'autre fondement que les décisions de chaque État, position que Montesquieu attribue à Hobbes (1588- 1679 ; le Léviathan, 1651) ?

Ne nous laissons pas abuser ni rebuter par l'abstraction apparente d'une telle interrogation : elle commande la vie quotidienne de nos sociétés, elle est au fondement de la doctrine des droits de l'homme, et elle engage en tout cas le sens des Lettres persanes, intrigue de sérail y compris. Car, s'il n'existait pas de tels principes de justice, au nom de quoi le lecteur pourrait-il bien réprouver la répression sanglante du sérail, si évidemment conforme au droit positif de la société persane ? Comment la question des droits et devoirs des femmes, des droits et devoirs du maître de sérail pourrait-elle échapper à l'emprise de la philosophie du droit, si fortement développée dans le livre, si évidemment centrale ? L'échec du despotisme prouve expérimentalement qu'on ne gagne rien à violer la justice, c'est-à-dire les rapports de convenance entre les choses. Peut-être les Anglais, dans leur souci légitime de contenir un pouvoir toujours tenté de s'étendre, ont-ils poussé trop loin les prérogatives des citoyens, jusqu'au point où le droit de résistance risque de frôler l'anarchie et de renverser paradoxalement le désir du droit en pur rapport de force (L. 104).

Mais qu'en est-il de l'échec d'Usbek dans ce qui relève de sa responsabilité propre — le sérail, Y « affreux sérail » (L. 161) ?

Que le sérail soit une condensation, une sorte de métaphore, du despotisme, cela saute aux yeux. Que les fureurs de l'Orient cloîtré et châtré soient en rapport avec les hauteurs et les lenteurs du travail philosophique, ce n'est pas une découverte, puisque Montesquieu l'a dit dès 1754 : plus Usbek parfait sa raison, et moins sa conduite se fait raisonnable. Le corps, en effet, n'a pas la patience des idées. Mais le sérail, ce petit monde qui a tant fait rêver l'Occident classique, cache d'autres secrets.

Pour se conserver, le sérail a besoin d'amasser des femmes et de castrer des hommes. Sa logique contredit donc celle de la natalité, par quoi la société se conserve. Il en va de même avec les couvents et le célibat des prêtres catholiques. Usbek a beau s'emporter contre le séducteur impuissant et adulé qu'il croise dans un salon (L. 48), lui-même voit son désir femmes, des droits et devoirs du maître de sérail pourrait-elle échapper à l'emprise de la philosophie du droit, si fortement développée dans le livre, si évidemment centrale ? L'échec du despotisme prouve expérimentalement qu'on ne gagne rien à violer la justice, c'est-à-dire les rapports de convenance entre les choses. Peut-être les Anglais, dans leur souci légitime de contenir un pouvoir toujours tenté de s'étendre, ont-ils poussé trop loin les prérogatives des citoyens, jusqu'au point où le droit de résistance risque de frôler l'anarchie et de renverser paradoxalement le désir du droit en pur rapport de force (L. 104).

Mais qu'en est-il de l'échec d'Usbek dans ce qui relève de sa responsabilité propre — le sérail, l’ « affreux sérail » (L. 161) ?

Que le sérail soit une condensation, une sorte de métaphore, du despotisme, cela saute aux yeux. Que les fureurs de l'Orient cloîtré et châtré soient en rapport avec les hauteurs et les lenteurs du travail philosophique, ce n'est pas une découverte, puisque Montesquieu l'a dit dès 1754 : plus Usbek parfait sa raison, et moins sa conduite se fait raisonnable. Le corps, en effet, n'a pas la patience des idées. Mais le sérail, ce petit monde qui a tant fait rêver l'Occident classique, cache d'autres secrets.

Pour se conserver, le sérail a besoin d'amasser des femmes et de castrer des hommes, Sa logique contredit donc celle de la natalité, par quoi la société se conserve. Il en va de même avec les couvents et le célibat des prêtres catholiques, Usbek a beau s'emporter contre le séducteur impuissant et adulé qu'il croise dans un salon (L. 48), lui-même voit son désir fléchir sous les chairs entassées (L. 6) ; et il ne peut ignorer (L. 4) que le système même du sérail pousse au lesbianisme les corps frustrés. Mais le sérail est aussi un lieu de reproduction sociale, car il a mission d'éduquer des femmes (L. 62) et des eunuques (L. 42 et 43) pour se perpétuer. Bien plus : il apparaît comme un rouage essentiel de la société despotique, car il fonctionne selon les mêmes principes : crainte, contrainte, caprice, mensonge. C’est dans son sein, dans la promiscuité dégradante de femmes achetées et d'esclaves châtrés, que s'éduquent et que vivent les sujets despotiques. Mais on ne confondra pas pour autant sérail et despotisme, puisque ni l'Empire romain ni la Russie n'en ont l'usage.

On voit que le sérail n'est pas en rapport avec le seul pouvoir, mais aussi avec le désir. Cette question du désir tisse d'étranges analogies entre le maître, l'eunuque et les femmes. Tous cherchent des plaisirs substitutifs : les eunuques (L. 53), les femmes, et Usbek lui-même, selon Zélis (L. 53). La jalousie est un autre trait commun entre Usbek et l'eunuque (L. 67). On peut aussi rêver sur l'idée d'un Usbek coupé en deux, séparé de lui-même, comme ses eunuques (L. 9) : philosophe et tyran, installé à Paris, torturé par l'Orient ; maître et dépendant d'eunuques qu'il abhorre (L. 155) comme ceux-ci sont esclaves et tyrans des épouses de leur maître (L. 9). Ne faut-il pas même aller plus loin ? n'y aurait-il pas un rapport nécessaire entre l'exercice de la raison et la fuite loin du corps despotique et du corps féminin ? Est-ce tout à fait un hasard si les lettres philosophiques ne s'échangent qu'entre hommes ?

La philosophie nous l'a assez dit : les femmes n'ont pas la tête métaphysique ! À travers la satire des femmes parisiennes, les histoires emboîtées, le roman de sérail, l'essai sur la dépopulation, les Lettres persanes sont travaillées par une sourde interrogation : que faire des femmes ? C'est que la politique ne concerne pas seulement les rapports du prince et des sujets, mais aussi les rapports des sexes, fondement ultime de toute société : « Je disais : "Le gouvernement despotique gêne les talents des sujets et des grands hommes, comme le pouvoir des hommes gêne les talents des femmes" » (Montesquieu, Mes pensées, n° 1820, coll. F Intégrale, Seuil). Cette question traverse tout le siècle, elle sollicite Rousseau, Diderot, Mme de Staël, Laclos, et la Révolution française, qui coupe la tête d’Olympe de Gouges, assez folle pour imaginer une Déclaration des droits de la femme, ceux d'une femme citoyenne qui voudrait s'échapper du foyer familial !

Par le travail de sape de ses eunuques, Usbek est donc soumis, comme tout prince, à la tentation du soupçon, du ressentiment, de la vanité blessée, de la violence. Comme tout prince, ou comme tout homme ? « La plupart des princes, à tout prendre, sont plus honnêtes gens que nous. Peut-être que dans la partie qui nous est confiée, nous abusons du pouvoir plus qu'eux » (Montesquieu, Mes pensées, n° 1830). A-t-on jamais rien dit de plus fort sur les Lettres persanes ?

Il est donc impossible d’assigner au sérail un sens univoque. L'épilogue, de par sa place, draine vers lui, condense et captive les grandes questions débattues dans le livre : le pouvoir, le droit, la liberté, la justice, le bonheur, la vertu, les femmes. C'est par là que 1;histoire de sérail compense sa maigreur et ramène le recueil à sa vocation romanesque.

Usbek et Roxane

Il est temps de poser la question toute bête : à qui la faute ? Usbek a évidemment péché par manque de raison. Les femmes étant ce qu'elles sont (surtout en sérail et en pays chaud), il lui fallait ou ne pas partir, ou ne pas punir : « Un prince qui pardonne à ses sujets, s'imagine toujours faire un acte de clémence, au lieu qu'il fait très souvent un acte de justice. Il croit, au contraire, faire un acte de justice lorsqu'il punit ; mais souvent il en fait un de tyrannie » (Mes pensées, n° 1845). Il s'acharne à vouloir donner des lois à ce qui n'en supporte pas ; or, l'obsession régulatrice, le fantasme de l'ordre produisent le désordre« Ce nombre infini de choses qu'un législateur ordonne ou défend, rendent les peuples plus malheureux, et non pas plus raisonnables. Il y a peu de choses bonnes, peu de mauvaises, et une quantité d'indifférentes » (Mes pensées, n° 1909).

Plus loin : « Principes fondamentaux de politique. Principe premier. Le législateur ne doit point compromettre ses lois. Il ne doit empêcher que les choses qui peuvent l'être. Ainsi, il faut que les femmes aient des galanteries, et que les théologiens disputent » (Mes pensées, n° 1911). Voilà bien des erreurs démasquées, qui mériteraient encore aujourd'hui d'être méditées!

Mais sommes-nous pour autant tenus d'adhérer sans réserve à la conduite de Roxane ? De confondre son cri avec la voix hautaine et ironique du baron de Montesquieu ? Ecoutons- le : « Ce qui produit dans le monde les divisions funestes, c'est l'autorité souveraine, d'un côté, et la force du désespoir, de l'autre » (Mes pensées, n° 1853). Personne n'a jamais dit mieux sur le dénouement des Lettres persanes. Car il semble alors impossible de condamner Roxane, et difficile de l'approuver — sauf à verser dans une philosophie de la passion et du désir, qu'il est hasardeux de prêter à Montesquieu, mais qui est bien celle des temps modernes !

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3.6. L’idéal de Montesquieu

Les Lettres abordent tous les grands sujets de l’époque, notamment la femme, perse et occidentale. Montesquieu parvient à travers ses personnages étrangers à porter sur les mœurs françaises mais aussi perses un regard à la fois naïf et impitoyable. Le statut de la femme est différent en Orient et en Occident.

La femme occidentale est analysée par les deux Persans, qui regardent bien souvent d’un œil critique tout ce qui leur est étranger. Montesquieu joue sur l’origine des étrangers pour livrer une critique à la fois amusante et pleine de vérité des femmes de la société de son temps. Les deux seigneurs perses en voyage d’études ne peuvent qu’être surpris de la condition de la femme au XVIIIe siècle, puisque celles qu’ils ont l’habitude de côtoyer leur sont entièrement dévouées et n’ont pas le droit de s’exposer aux regards d’un homme autre qu’eux. Ils ne comprennent pas leurs habitudes, coutumes et manières. Contrairement aux femmes orientales, les femmes françaises sont très coquettes et veulent plaire à tous les hommes.

Les femmes orientales vivent dans un sérail, elles sont soumises à la polygamie de l’homme, leurs corps féminins étant réservés aux plaisirs seuls du maître.

Les Lettres Persanes constituent aussi un roman du sérail (cet aspect un peu racoleur n'a pas échappé à l'auteur) : couleur locale, érotisme, mais aussi évolution lente vers un dénouement tragique qui, par son accélération, a sa part de théâtralité. Le genre, exotique et licencieux, était fort à la mode. Mais Montesquieu ne s'est pas contenté d'en reprendre les motifs pour de simples raisons tactiques. Si les lettres qui arrivent du harem rachètent par leur parfum le contenu parfois aride des autres échanges, elles n'en constituent pas moins une facette irremplaçable de la réflexion philosophique, à propos notamment de la condition féminine mais aussi des contradictions qu'elles révèlent chez le maître du harem, pris entre son désir de tolérance et ses réflexes phallocratiques à l'égard de ses femmes. Nous percerons ainsi le mystère du monde oriental, en découvrant le sérail avec son luxe, ses eunuques, son érotisme et son exotisme mais aussi avec ses drames.

Nous constatons que le message de Montesquieu est souvent négatif. La facticité des coutumes sociales, les ravages du fanatisme, du despotisme et de la dépopulation amènent à un scepticisme universel. L'échec dans la volonté de tolérance et d'ouverture à l'autre, nous amène à douter de la capacité humaine à triompher de son égoïsme ou des déterminismes culturels. La société idéale est, reléguée dans l'utopie et Lettres persanes où s'épanouissaient souvent les plus nettes aptitudes au bonheur s'achèvent en tragédie.

Mais les raisons d'espérer ne manquent pas. La confiance en l'homme, l'idéal de vertu, la force de l'utopie s'affirment comme des ferments de progrès. Aux maux qui s'accumulent, sont proposés des remèdes : la révolte, le pouvoir de la philosophie et de la science.

Cette ambiguïté peut être facilement infléchie dans l'un ou l'autre sens. Une sagesse moyenne nous est proposée à travers ces lettres, qui exprime sa confiance en une vie heureuse et digne pourvu que l'on vive en conformité avec idéal ressort dans tout le roman.

Montesquieu condamne toujours l'excès : l'orgueil de l'homme, ses mensonges, l'horreur des puissances irrationnelles. au contraire, est caractérisée par l'ordre et la mesure, qui trouvent en politique une application conforme au bonheur des hommes : c'est le rapport de convenance dont est faite , c'est la douceur du gouvernement conforme à , c'est l'observation des lois, la piété filiale. Les Lettres persanes peuvent être lues comme le roman de cette recherche d'un ordre social équilibré bâti sur

CONCLUSION

L'auteur des Lettres persanes est évidemment l'un des hommes qui ont le plus agi sur le XVIIIe siècle, et, à ce point de vue, son rôle peut être comparé à celui de Voltaire, de Rousseau et de Diderot. Il est au même titre qu'eux un précurseur de française. Il a défendu la conquête de la raison, de l'esprit de tolérance et, en politique, la séparation des pouvoirs. Montesquieu paraît être sollicité par deux tendances contraintes. D’une part, il est attiré par les courants intellectuels de son époque. D’autre part, certains aspects de ces mêmes courants, et surtout leur application font naître chez lui de fortes réserves. C’est pourquoi, derrière un certain persiflage se profile l’inquiétude d’un patriote soucieux de l’avenir de son pays, qu’il croit menacé par l’immoralisme de la société de son époque.

Ennemi de tous les despotismes, partisan déclaré de la liberté politique, civile et religieuse, Montesquieu est moins aristocrate que Voltaire et plus tolérant que Diderot. C'est à lui surtout que le monde est redevable du grand mouvement d'opinion, de la révolution, au véritable sens de ce mot, qui a transformé presque partout les monarchies absolues en royautés constitutionnelles ou en républiques parlementaires, et qui a fait prévaloir le système de la séparation des pouvoirs.

Pour Montesquieu, voyager est avant tout une attitude intellectuelle de l’homme éclairé qui, assoiffé du nouveau et de l’étranger, cherche à tout prix à s’ouvrir sur le monde et à se tourner vers autrui, à favoriser les rapports humains, à échanger des opinions, enfin à se communiquer des idées. Voyager ne se réduit absolument pas chez lui à la seule manifestation de la sociabilité de l’homme éclairé. Le déplacement s’avère être pour Montesquieu une étude, voire une prise de position philosophique, une méthode de connaissance parfaite, un moyen infaillible de découvrir l’univers.

Les Lettres persanes sont emblématiques tant en raison du combat qu’elles mènent contre la censure qu’en raison de leur portée critique, des vérités qui y sont mises au jour par le procédé de la satire. Bien entendu, l’intérêt de ce chef-d’oeuvre ne se trouve pas uniquement dans sa capacité à tromper les censeurs ; la portée de ce combat est beaucoup plus grande car il symbolise la volonté d’introduire la tolérance et la liberté dans la société française. Quoique la censure littéraire ne représente qu’une partie de l’oppression, toute la société de l’époque se marque par une ambiance d’intolérance à la fois au niveau intellectuel, religieux, politique, social et moral. Les régimes politiques et religieux en place dictent pour ainsi dire toutes les idées et toutes les actions des citoyens. Il n’est donc pas étonnant que quelqu’un comme Montesquieu essaie de révéler les abus et les travers des hommes au pouvoir : il est propre à ce travail de révélation compte tenu de sa familiarité avec la vie judiciaire et politique en général et ses contacts avec des gens des plus hauts rangs.

Plutôt que de proposer une laborieuse et ennuyeuse dissertation, Montesquieu adopte une tactique éditoriale qui consiste à rendre publique une correspondance par lettres où l'épistolier rend compte, sur le mode narratif, d'histoires anecdotiques, pour mieux lester de réalité l'ouvrage. Les Lettres persanes forment ce qu'on appelle un roman épistolaire qui implique une double énonciation. Ce roman est constitué de lettres qui ne sont pas authentiques, car les personnages sont fictifs. Ces lettres ont une double destination, pour leur destinataire fictif mais aussi pour un lecteur réel, qui est en quelque sorte le second destinataire des lettres.

Jouant avec les allusions, Montesquieu voue ses censeurs à la perplexité et au désespoir ; il est capable d’exprimer des idées audacieuses sans laisser des traces claires et précises. Quoique ses critiques se rendent compte des idées révolutionnaires exprimées dans cet ouvrage, ils ne peuvent pas désigner directement les idées compromettantes. Les quelques passages qu’ils censurent ne suffisent pas à éliminer toute idée subversive et incongrue. Voilà la force de Montesquieu : en insérant tout un réseau d’indications insaisissables quoique assez intelligibles, il veille à ce que son message passe, à ce que les lecteurs saisissent ses critiques.

Le caractère insaisissable de ses indications est dû en grande partie à la variation des techniques mises en œuvre. Ses idées se reflètent à la fois dans les descriptions ironiques, dans les nombreux portraits physiques (stéréotypés), dans les dialogues dans lesquels certains personnages se ridiculisent eux-mêmes, dans les illustrations et anecdotes. Les grands thèmes politiques, religieux, sociaux et moraux ne sont pas faciles d’accès. Montesquieu a compris qu’il fallait varier les propos, les égayer, ranimer ces thèmes graves en les introduisant dans un cadre oriental – l’orientalisme étant très à la mode à l’époque. L’écriture de Montesquieu n’a donc pas seulement une fonction défensive, mais également un rôle provocateur par les idées subversives qu’elle contient.

En faisant un sage mélange de gaieté et de critique, Montesquieu s’assure à la fois de l’intérêt de son public et d’une prise de conscience de sa part. Il établit des analogies multiples, il introduit des renversements, il fait surgir une même idée à la fois au niveau politique, religieux et social, à la fois dans une ambiance privée et publique, à la fois en Occident et en Orient, à la fois dans la réalité et dans la fiction. La dénonciation et l’accusation reviennent à plusieurs reprises, de sorte que le lecteur ne peut presque pas ne pas comprendre.

Lettres persanes est une œuvre qui est également à voir comme un roman enchâssé puisque se déroulent principalement deux histoires dans un seul récit : d’un côté, les deux Persans à Paris qui racontent leurs découvertes et correspondent avec leurs amis à ce sujet, et de l’autre la vie du sérail. Vie parisienne et vie persane coexistent comme si le temps les voyait s’écouler au même rythme, rendant encore plus sensible l’impression de multiplicité, de fusion des mœurs et des coutumes. L’Occident, qui se croyait depuis des millénaires détenteur exclusif d’une vérité universelle, découvre la pluralité des mondes culturels.

La parole est tour à tour aux nobles voyageurs, aux eunuques, aux épouses, aux amis lointains. Le régime de l'ouvrage est celui de la pluralité des consciences, de la diversité des points de vue et des convictions. Les personnages peuvent obéir chacun à leur propre subjectivité, donner libre cours à leur passion ou à leurs préjugés, plaider leur cause avec les arguments, de bonne ou de mauvaise foi, que leur inspire l'humeur du moment.

En confrontant deux civilisations totalement opposées, il montre également à quel point chacune semble étrangère à l’autre, et que le point de vue de chacune importe autant. En ce siècle des Lumières, ces deux visions permettent d’englober l’aspect cosmopolite du monde, et l’ouverture aux autres civilisations qui n’impose pas forcément que des visions négatives. Différents thèmes prédominants sont plus fortement critiqués, et donnent même parfois lieu à des solutions proposées par les deux Persans, et par leur entremise, par Montesquieu lui-même.

La confrontation entre Perse et France, en particulier par leur différence religieuse, culturelle, ou encore politique, est chargée par Montesquieu d’une intention satirique et critique. Tous les travers et les ridicules de la société française de l’époque, mais pas seulement sont montrés du doigt par l’écrivain (ce qui explique pourquoi l’œuvre est d’abord parue dans l’anonymat). Et c’est par le pouvoir de l’ironie sur le langage, les choses et les êtres que se réalise tout autant la satire des mœurs françaises que la réflexion philosophique profonde sur le devenir de l’homme et de la société dans laquelle il vit.

La lecture des Lettres persanes nous a attiré par la variété des matières, par la hardiesse des maximes, la singularité des idées, et le style tantôt léger, tantôt profond. Le genre des lettres est très différent : il y en a de morales, de galantes, de politiques, de badines, de métaphysiques. Le style de Montesquieu est vif, naturel, toujours dans le caractère de ceux qui écrivent.

Nous souhaitons continuer les recherches sur la littérature française du XVIIIe siècle, notamment sur l’œuvre de Montesquieu, pour l’élargissement des connaissances sur l’esprit des Lumières et pour apporter notre vision sur d’autres sujets aussi enrichissants que la présente étude.

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