Le rire lucide, de Denis Diderot à Milan Kundera Directeur scientifique : Lect. dr. Andreea -Flavia BUGIAC Étudiante : Ioana ALDEA Cluj-Napoca 2019 2… [628533]

UNIVERSITÉ BABEȘ -BOLYAI
FACULTÉ DES LETTRES

Mémoire de licence

Les deux Jacques.
Le rire lucide, de Denis Diderot à Milan Kundera

Directeur scientifique :
Lect. dr. Andreea -Flavia BUGIAC

Étudiante :
Ioana ALDEA

Cluj-Napoca
2019

2
SOMMAIRE

Introduction ………………………….. ………………………….. ………………………….. …………………………. 3
Chapitre I ………………………….. ………………………….. ………………………….. ………………………….. … 6
D’un siècle à l’autre ………………………….. ………………………….. ………………………….. ………………. 6
1.1. La mise en contexte littéraire ………………………….. ………………………….. …………………. 10
1.2. La littérature novatrice de Denis Diderot : une défaillance constitutive ou une
intellectualisation du roman ? ………………………….. ………………………….. ………………………. 14
Chapitre II ………………………….. ………………………….. ………………………….. ………………………….. 18
L’image de l’hypotexte à l’intérieur de l’hypertexte ………………………….. ………………………. 18
2.1. Entre les frontières des genres littéraires ………………………….. ………………………….. … 21
2.2. La dynamique du contenu ………………………….. ………………………….. ……………………… 23
2.3. Le point d’interférence : le rire lucide ………………………….. ………………………….. …….. 27
Chapitre III ………………………….. ………………………….. ………………………….. ………………………… 29
Le rire lucide, en marge du métatexte ………………………….. ………………………….. ………………. 29
3.1. Le(s) lecteur( s)/ le(es) narrateur(s)/ les spectateurs intradiégétiques ou l’histoire de
l’autre ………………………….. ………………………….. ………………………….. ………………………….. …. 32
3.1.1. La sagesse de la bouteille ………………………….. ………………………….. …………………… 33
3.1.2. La p remière chambre mystérieuse ………………………….. ………………………….. ……….. 36
3.1.3. La deuxième chambre mystérieuse ………………………….. ………………………….. ………. 40
3.1.4. Comment lit -on le non -écrit ? ………………………….. ………………………….. ……………… 42
3.2. La parole (dé)formatrice ………………………….. ………………………….. ………………………… 45
3.3. Les enjeux d’une mise en abîme ………………………….. ………………………….. ……………… 47
Chapitre IV ………………………….. ………………………….. ………………………….. ………………………… 50
Deux Weltanschauungs distinctes ………………………….. ………………………….. ……………………… 50
4.1. La théâtralité du monde ………………………….. ………………………….. …………………………. 52
4.1.1. Quel r ôle pour l’enfant ? ………………………….. ………………………….. …………………….. 55
4.1.2. La femme est ses/ son rôle(s) ………………………….. ………………………….. ……………… 58
4.2. Le rire relativisateur du monde ………………………….. ………………………….. ……………… 59
4.3. La fin des deux voyages ou de Jacques le fataliste vers Jacques ………………………… 62
Conclusion ………………………….. ………………………….. ………………………….. ………………………….. 64
Bibliographie ………………………….. ………………………….. ………………………….. ………………………. 67

3

Introduction

Le glissement d’un roman vers le théâtre est parfois difficile d’imaginer. Toutefois, un
romancier du XXe siècle, Milan Kundera se passionne à tel point pour le roman de Didero t,
Jacques le Fataliste et son maître , qu’il choisit d’ écrire une pièce de théâtre qui fonctionne à la
fois comme un hommage rendu au célèbre philosophe des Lumières et comme une variation
théâtrale du roman diderotien. Intitulée Jacques et son maître , la pièce de Kundera présente
plusieurs aspects qui renvoient au carnavalesque b akhtinien avec ses côtés dérisoires . Même si
dans le cadre de la pièce de théâtre on retrouve presque les mêmes histoires présentes dans le
roman , il est intéressant de constater comme nt une construction différente du même sujet peut
manipuler le sens original d u roman pour le réorienter vers d’autres directions d’interprétation .
Cette réécriture théâtrale de Milan Kundera nous permet tra de revisiter le roman
diderotien pour cherche r des zones d’intensité sémantique qui n’ont pas encore été exploitée s
par la critique littéraire. Notre démarche herméneutique se voudra donc une analyse en miroir
des deux œuvres, tout en cherchant à mettre en évidence ce qui change chez Milan Kundera et
quelles sont les raisons qui ont déterminé de tels déplacements d’accent . Autrement dit , nous
voudrons dévoiler les raisons qui justifient le pourquoi de la réécriture. La réécriture du roman
désacralise le contenu original , la plus évidente preuve en étant le langage plus proche de la vie
prosaïque . Mais la pièce de théâtre de Kundera ne peut pas être réduit e à une transposition en
négatif , parce qu’elle réussit en égale mesure à réactualiser les particularités spécifiques du point
de vue esthétiqu e du roman diderotien .
Notre analyse comparative se co nstruira autour d’un concept qui est vu comme un point
d’interférence entre les deux univers fictionnels différents : le rire lucide . Le principal trait de
celui -ci est donné par cette distanciation ironique et moqueuse de ce qu’apparemment semble
sérieux . Nous nous proposons d’illustrer que l es deux univers fictionnels se configure nt autour
de cette distanciation d u narrateur qui se détache de toute ce qu’il constru it en ironisant ou en
mettant sous le signe du doute le monde , les gestes, les sentiments, mais aussi les principes
esthétiques, qui tend ent à être de plus en plus stéréotypé s. Nous consacrerons à c e concept une
fonction structurant e à l’intérieur de l’esp ace textuel qui matérialisera , finalement, l a relation
tangentielle entre deux œuvres assez distinctes. Une désinvolture sera implicitement attribuée

4
au notre concept, qui visera tant les conséquences au niveau esthétique, que celles au niveau
thématique . Reste à concevoir quelles seront les conséqu ences de cette désinvolture. Mais, on
doit souligner que le rire lucide , permettant une sorte de rencontre dialoguée entre deux siècles,
représentera seulement le point de départ de notre mémoire de licence.
À partir de ce concept commun, on suivra l es dép lacements d’accents effectués par
Kundera . Ceux -ci seront analys és plus en détail afin de mettre en évidence les changements qui
surviennent au niveau du contenu. Tant ces déplacements, que les points de continu ité qui
existent chez Kundera seront exploité s aussi pour revisiter avec une grille interprétative nouvelle
l’œuvre Jacques l e Fataliste . Notre hypothèse aura comme pilier de soutien ce que dit Antoine
Compagnon de l’objet de la citation, qui, en unissant deux textes ou deux systèmes , va mettre
en év idence des lignes directrice s nouvelles dans le texte source. Cette hypothèse sera soutenue
par la présence des mêmes phrases à l’intérieur des deux œuvres, qui suscitera l’intérêt
d’analyser pourquoi on utilise les mêmes phrases ou pourquoi on change quel ques mots avec
des rôles importants dans le texte de Diderot.
Nous essayerons de construire une démarche qui va du général vers le particulier. Ainsi,
le premier chapitre va analyser les deux siècles différents , qui, représenteront, corollairement,
deux manières distinctes de définir le rapport qui s’établit entre le sujet humain et le monde qui
l’entourne.
Pour qu’on puisse analyser d’une manière microscopique les changements de
perspective qui se produisent au passage d’un siècle à l’autre, le deuxième chapitre se focalisera
autour de la manière dont Kundera choisit de con figurer sa pièce de théâtre à partir d’une
réorganisation et reconstruction du roman dide rotien. Pour notre démarche interprétative, le
livre de G érard Genette, Palimpsestes , représente ra le principal support critique qui nous
permettra d’identifier d’une manière systématique quels sont les points de discontinuité entre
les deux œuvres. À partir de ces observations, deux angles de vues seront abordés : la manière
dont se construisent les histoires (chapitre III) et le rapport qui s’établit entre le personnage et
le chronotope auquel il se rapporte (chapitre IV) .
En o bservant l’ omniprésence du d ialogue qui a le pouvoir de construire des mondes
imaginaires ou des réalités plus dynamiques, e n dehors de la banalité, un troisième chapitre aura
comme but de synthétiser la manière dont se construit la métatextualité des deux œuvres. Pour
ce chapitre, n ous voudrions analyser en miroir chaque histoire qui est présente chez les deux

5
auteurs. Comme l a pièce de théâtre se focalise seulement sur trois histoires principales présentes
à l’intérieur du roman de Diderot (l’histoire d u dépucelage de Jacques avec Justine, l’histoire de
Mme de la Pommeraye et l’histoire de l’échec érotique du maître de Jacques avec Agathe ), nous
réduiron s, par conséquence , la multitude des historiette s du roman , pour que notre démarche
soit cohérente et compréhensible . Nous essayerons d’illustrer que chaque micro -histoire, dans
le cas de Diderot, peut avoir un caractère métatex tuel. Or, chez Kundera, ces histoires sont
représentées sous la forme d’ une autre mise en scène , développant explicitement l’ idée de
théâtre dans le théâtre .
Si le troisième chapitre veut dévoiler le caractère m étatextuel qui se construit
distinctement en partant juste de cette distanciation ludique et ironique imposé e par le rire
lucide, un dernier chapitre aura l’ambition de contourner deux visions différentes sur le monde
à partir des motifs ou des idées qui sont présente s à l’intérieur des deux œuvres. Pour construire
cette analyse, on configurera un parallèle illustrant que les mêmes motifs ou les mêmes idées
peuvent contourner des visions différentes seulem ent grâce aux quelques changements qui se
produisent au niveau du langage .
Pour les deux derniers chapitres , on utilisera un matériau critique plus diversifié : des
ouvrages et articles c ritiques sur Diderot ou seulement sur Kundera, mais aussi des ouvrages sur
les problématiques du roman et celles du théâtre . Nous considérons que cette structure que nous
déciderons d’employer présente l’avantage de rendre visible ce qui change Kundera, ma is aussi
de configurer d’autres lignes d’interprétations en ce qui concerne le roman de Diderot.
Pourtant, notre déconstruction interprétative se voudra plutôt un po int de départ qui sera
lié à la possibilité de repenser des œuvres qui apparemment suivent les mêmes lignes
d’interprétation. D’ailleurs, nous ne voudrions pas proposer un jugement définitif par rapport à
ce parallèle entre les deux œuvres , mai s ouvrir seulement une piste potentielle ment valable , qui
pourra être un tremplin pour d’autres démarches interprétatives.

6
Chapitre I
D’un siècle à l’autre

Pour la configuration d’un système d’idées, le flux idé ologique d’une époque arrive à
construire sa centra lité par un découpage contin uellement appliqué au réel, par une
schématisation plus au moins déchiffrable. Ainsi, le système formé, qui peut déterminer les
changements de la mentalité d’une période historique, est une construction d’idées centripètes,
qui cherche toujours un axe de s tabilité. Le système (la doxa ) ou l’ensemble ordonné des idées ,
est en corrélation avec leur sphère contextuelle , la dimension historique qui est la matérialisation
des lignes de fugue ou les forces centrifuges, incontrôlables. La fusion entre centrifuge et
centripète détermine la relativité des définitions ou leur irréductibilité à une seule constante,
effet qui conduit à la transgression d es idées d’un système à l’autre, en révélan t ains i la fluidité
de la culture. L’absolu mor celé par le regard relativis ant, le rire démystificateur ou la présence
de l’omnipotence de la dérision sont des idées qui ont gagné l eur légitimité à l’intérieur des deux
systèmes différents et représentent le trai t qui met en rapport les deux périodes so umises à
l’analyse dans le cadre de notre mémoire , plus exacteme nt, les deux époques d ’écriture
correspondant aux univers fictionnels de Denis Diderot, respectivement de Milan Kundera.
Dans le cas des Lumières, l’axe de stabilité ou le centre de ce mouvem ent est le concept
de R aison. Ce concept quasiment abstrait mais dynamique souffre dès le XVIIIe siècle un
changement à l’intérieur de sa propre interprétation. Avant De scartes, la raison connaît plutôt
une interprétation péjorative, étant vue comme un o bstacle contre la R évélation divine qui est
située au -dessus de la condition d’entendement de l’homme. Descartes est d’ailleurs celui qui
met en réserve le pouvoir absolu de la foi dans l’établisse ment de la vérité.1 Pendant le XVIIIe
siècle, l’axe organisat eur du monde quitte son essence « inintelligible », qui devient minée par
le regard laïque de l’homme raisonneur, parce que « [l]a raison s’allie selon eux [les philosophes
des Lumières] au réel tel qu’il est rapporté par les sens [allusion à l’empirisme d e Locke], pour
éliminer les préjugés. Kant donnera pour devise aux Lumières une formule d’Horace, sapere
aude , ose te servir de ta raison. »2

1 Michel Delo n, Pierre Malandin, Littérature française du XVIIIe siècle , Paris, Presses Universitaires de France,
1996, p. 19.
2 Ibid., p. 296.

7
On peut observer, en subsidiaire, le fait que les L umières mettent en évidence les
changement s bouleversants de mentalité vers une autr e perspective plus progressiste et
l’existence d’ une révoluti on contre les règles classiques, qui entrent dans une situation de crise.
L’homme, défini auparavant comme un être soumis aux lois extérieures, arrive à se définir ,
plutôt au niveau théorique, à l’aide de deux concepts que Tzvetan Todorov appelle
l’« [é]mancipation » et l ’« autonomie »3.
Les conséquences de ce mouvement sont auss i visibles au niveau du contenu littéraire.
La révolut ion littéraire du siècle des Lumières est annoncée par la querelle des Anciens et des
Modernes, un con flit de nature esthétique vu pourtant comme une « articul ation spectaculaire
du siècle de Louis XIV sur celui de Louis XV »4. Les grandes tragédies du XVIIe siècle sont
remplacées par des romans qui traitent les problèmes de la bourgeoisie, le caractère exceptionnel
de l’homme est mis en doute, l e héros tragique s’humanise et est réduit à une form ule actancielle
de l’homme ordinaire, la vie de l’homme est mise dans un rapport intime avec la médioc rité et
le régime du quotidien. L’art devient soumis à un processus de démocratisation, situé à
l’intérieur de la contingence. L e résultat conduit vers un équ ilibre entre l e haut et le bas, le bas
n’étant plus consubstantiel avec le négatif, vu qu’il se ré jouit d’un potentiel positif à l’intérieur
des œuvre s. Henri Coulet souligne le fait qu’en gagnant sa suprématie, le roman devient , comme
le drame, « le moyen d’expression de la bourgeoisie »5.
Au XVIIIe siècle, après la péri ode située entre 1680 -1715 pendant laquelle « aucune
œuvre majeure ne voit le jour »6, la notion de roman gagne sa légitimité. Mais son caractère
imaginaire, qui renvoie en fait au fonctionnement même de la fiction, sera mis en doute. S ous-
appréciée du poi nt de vue éthique et esthétique, l’imagination place un doute sur le genre
romanesque dans son ensemble. Comme Mihaela Chapelan le mentionne, « dans
l’Encyclo pédie , Jaucourt, l’auteur de l’article sur le roman, en donnait la définition suivante :
Histoire fictive (n. s.) en prose de diverses aventures extraordinaires […] de la vie des
hommes »7. Le trait inhérent du roman – la fiction – sera ainsi voilé à l’aide de paratex tes ou par
l’intermédiaire d ’un « Je » auctorial parfois pluriel (dans le cas du roman par lettres) qui mine

3 Tzvetan Todorov , L’esprit des Lumières , Paris, Robert Laffont, 2006, p. 11. Italiques dans le texte.
4 Michel Delon, Pierre Malandin , Littérature française du XVIIIe siècle, op. cit. , p. 60.
5 Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la R évolution , Pari s, Armand Colin, 2014, p. 339.
6 Michel Delon, Pierre Malandin , Littérature française du XVIIIe siècle, op. cit ., p. 17.
7 Mihaela Cha pelan, Denis Diderot – Jacques le Fataliste et… son/ses Lecteur/s, Craiova, Scrisul Rom ânesc, 2006,
p. 48. Italiques dans le texte.

8
la vérité unique en la rendant multiple ou équivoque. En même temps, la caractéristique sous-
jacent e de ce nouveau type de roman est l’authenticité d’une seule conscienc e, le macro -univers
du monde étant réduit à un micro -univers vra i de l’homm e, à un monisme de l’imaginaire . Ainsi,
le roman sera soumis à une dissimulation de sa propre identité, à un processus de refoulement
de la fi ction afin d’éviter les accusations de « sous-littérature ».
Mais la problématique de l’authenticité romanesque sera à son tour mise en doute dans
la deuxième moitié du siècle, Jacques le Fataliste et son maître , le roman de Diderot qui
constituera le support de notre analyse, « met en récit ce que son siècle, par ses investigations
philosophique s, vient d e découvrir : la subjectivité »8. Le subjectivisme diderotien arrive à son
paroxysme en annulant systématique ment la vérité qu’il construit. Le jeu avec les perspectives
met en question le poids du vrai. En révélant la relativité inéluctable du monde, l’éc riture
démystificatrice de Diderot le propulse au rang d’un auteur récupérable au XXe siècle. Ainsi,
on n’est pas surpris de voir ses idées reprises et réinventées par un auteur « postmoderne »
comme Milan Kundera. Inspirée du roman de Diderot, sa pièce de théâtre, Jacques et son maître ,
peut être vue à la fois comme une suppression du roman et comme une écriture originale, une
variation personnelle de l’œuvre Jacques le Fataliste et son maître. L’esprit ludique et l’ironie
se conjuguent avec l’arrière -plan toujours ouvert à une perspective métatextuelle, tissant au
niveau sémantique un réseau de questions (sérieu ses et dépourvues, paradoxalement, de leur
propre source, à savoir un ludisme apparemment gratuit) sur le jeu de la fiction chez Diderot et
sur le pourquoi de la réécriture chez Kundera.
Pour les deux auteurs, le rire , la dérision (implicite chez Diderot, explicite chez Kundera)
et l’attention prêtée à la forme const ruisent une troisième dimension – celle de ce nous
appellerons dans ce mémoire le rire lucide ayant deux fonctionnalité s différente s, la dérision
qui est investie avec une fonction plutôt pragmatique chez Diderot et une dérision qui a le but
d’envisager l’onto -réalité chez Kundera . En fait, i l n’existe pas de rire gratuit chez les deux
auteurs. Ce qui distingue pourtant le rire lucide d’autres types de rires, c’est son c aractère plus
moderne. Il dévoile ses rapports avec le monde qui l’a créé, devenant ainsi son reflet caricatural.
On doit aussi souligner les différences existantes entre ces deux siècles. Le XXe siècle,
le tém oin de deux g uerres mondiales et des conséquences des régimes totalitaires, met en

8 Jocelyn Maixent, Le XVIIIe siècle de Milan Kundera ou Diderot investi par le roman contemporain , Paris, Presses
Universita ires de France, 1998, p. 6.

9
question « les idées portées par des mots comme humanisme, émancipation, progrès, raison,
libre volonté »9, tous ces mots dont la diff usion à large échelle serait à placer entre les born es
fluides du siècle des Lumières.
Ce qui définit peut -être le mieux la littérature qui s’écrit après 1970, c’est sa mixture
éclectique. Après un siècle pend ant lequel le réalisme réussit à gagner son hi storicité, qui
annonce le fait que la réalité peut ê tre assimilée, celle -ci est de nouveau mise entre parenthèses.
Le roman de Diderot est entré dans l’histoire de la littérature comm e un antiroman, concept qui
traduit le fait « qu’il se fait critique et a uto-critique, qu’il se met en état de rupture avec l e roman
existant »10. En créant un parallèle entre les deux œuvres soumises à l’analyse, on peut dire que
la variation de Kundera représente un anti -théâtre, un théâtre qui se construit à par tir des
coordo nnées classiques traditionnelles, mais qui entre dan s une crise et dans un combat contre
lui-même. Le métathéâtre kundé rien dévoile tous ses subterfuges de construction, il se
déconstruit en se construisant et en c onstruisant l’existence circulaire de l’êt re.
Le rapport établi entre l’hommage de Milan Kundera et Jacques le Fataliste met en place
l’importance de la dérision qui devient consubstantielle avec une dimension cognitive, située
toujours entre la réalisation par l’intermédiaire des mots et la latence. L’entrecroisement des
siècles devient pour Kundera une manière de récupérer le style don quichottesque et rabelaisien
d’une manière plus triviale , qui traduit une crise de la parole , réduite à un sig nifiant vidé de son
signifié, et, implicitement , à une crise de la communication dans un monde stéréotypé . Dans le
cas de Kundera, plus que che z Diderot, on peut ajouter qu’il utilise consciemment l’exacerbation
du rire causé par l’ubi quité et l’ouverture de la répétition horizontale , présente à l’intérieur de
l’œuvre , et la répétition verticale , une répétition dégradante des mêmes situations tout au long
de l’histoire . La dérision exagéré e devient une construction inhérente à l’être et au texte, qui
dévoile, en subsidiaire, le solipsisme et le s oliloque de l’homme postmoderne. En effet, cette
littérature ludique a des enjeux extra -diégétiques , elle n’est pas du tout construite sur le terrain
de la gratuité. Le rire et l’être insuffis ant à soi -même deviennent des notions corrélatives.
On observe que les deux auteurs ont l e même principe de construction : si leurs œuvres
assimilent ce qui est traditionnel et ce qui est accepté par le public, elles assimilent les topoï
consacrés , la tradition du genre, tout en les détruis ant en même temps. On parle d’un process us

9 Tzvetan Todorov , L’esprit des Lumières , op. cit., p. 20.
10 Jean Rousset, Forme et signification : essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel , Paris, José Corti,
1989 , p. 109.

10
en double sens, assimilation e t déconstruction pour arriver à un renouvellement des formes
littéraires. Le théâtre et le roman deviennent des formes esthétique s construites autour des
questions qui contournent les deux dimensions qui unissent Diderot et Kundera : une dimension
ludique qui devient un élément structurant investi d’une fonctionnalité précise , conjuguée avec
une dimension gnoséologique toujours orientée vers l’espace extratextuel de l’homme. Pour
comprendre la nouveauté de ses formes et l’im portance de la dérision pour la construction du
sens ou du non -sens, il faudra pourtant analyser en grandes lignes le contexte littéraire du XVIIIe
siècle, respec tivement ce lui du XXe siècle.

1.1. La mise en contexte littéraire

La problématique centrale du r oman au siècle de la censure académique a toujours visé
le « rapport entre la fiction et la réalité »11, raison pour laquelle « les œuvres ne s’y présentent
pas comme des ‘romans ’, mais comme des ‘histoires ’, des ‘lettres ’, des ‘voyages ’, des
‘avent ures’, des ‘mémoires ’, des ‘contes ’ »12. Même si on observe une multitude de tendances
de construction et dénomination, toute cette pluralité se structure autour d’un centre qui propose
des vérités multiples, qui rejettent l’idée de l’omnipotence du narrateur et qu i réussissent à
construire l’illusion de « roman en train de se faire »13. La tentation de la réalité situe le roman
de cette période à l’antipode de sa propre définition comme monde fictionnel, la fiction était
considérée pendant ce tte période -là comme une non-valeur qui empêchait l’écriture de devenir
un analogon du monde.
Henri Coulet fait une division du siècle en parlant de trois périodes : 1690 -1715, 1715 –
1761, 1761 -1789.14 Pendant la deuxième période, le roman devient « un genre vrai »15, il
prétend construire un monde qui peut se substituer à la réalité . Cette méthode est utilisée pour
dissiper la révolte contre le roman qui était encore un genre mésestimé , ce qui entraîne la
conséquence que la poétique romanesque se cachera derrière une équation oxym oronique de
fausse image réelle, qui réussir ait à créer un nouveau rapport entre l’ imaginaire et la réalité. Les

11 Rodica Lascu Pop , Le discours li ttéraire dans la France des Lumiè res, București, Libra, 1997, p. 5.
12 Michel Delon, Pierre Malandin , Littérature française du XVIIIe siècle, op. cit , p. 157.
13 Rodica Lascu Pop , Le discours littéraire dans la France des Lumiè res, op. cit ., p. 6.
14 Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la R évolution , op. cit., pp. 340 -341.
15 Ibid., p. 375.

11
romanciers adoptent une poétique de la « fiction du non -fictif »16, leurs œuvres accept ant un
seul référent – la réalité -même .
Si les romans ép istolaires s’ouvrent vers une pluralité, soumise en mêm e temps au
concept de vraisemblance, les romans à la première personne permet tent au lecteur de vivre le
processus théâtral de l’identification, parce que « le lecteur est d’un coup à l’intérieur, à la place
même où l’auteur se trouve »17.
« L’emploi du ‘je’ dans les pseudo -mémoires tend au même effet »18, celui de rapporter
une histoire vécue, authentique. Comme Béatrice Didier l’observe, le roman écri t à la première
personne répond au désir du siècle – l’abolition du romanesque. D’ail leurs, seulement le lecteur
a accès à la persp ective globale, il est situé au -dessus des personnages de l’œuvre, il est inclus
dans l’ intérieur du roman et i nvité à crée r le sens qui manque . On peut parler d’une lecture
participative tacite, parce que la présence du lecteur n’est pas concrétisé e, mais il joue le rôle
d’organisateur du sens disparu . La réalité du lecteur est réduite à la réalité de ce qu’il lit , il est
obligé de croire dans l’existence du manuscrit des Lettres persanes ou que les événements vécus
par Des Grieux sont intégralement réels. Dans ce cas, on peut parle r d’un fonctionnement de la
fiction qui réussit à construire l’œuvre tout e n se nian t. La fiction doit être extratextuelle. L a
limite de ce procédé consiste pourtant dans le fait que la construction de la vérité subjective se
fonde sur une absence qui est, paradoxalement, l’ absence de la vé rité absolue.
La littérature française pré-dider otienne de ce siècle es t presque intégralement aperçue
comme une littérature sérieuse – la notion de vrai et la dissipation de la fiction s’étendent à tous
les niveaux. L’accord avec le monde par l’intermédiai re des histoires vraies est miné par un
accord -désaccord diderotien, p ar une exploitation de la dialectique existante entre fiction et
réalité. Chez Diderot, une réduction concentrique dévoile l’élément centreur de son roman anti –
irénique – la négation productive de tout ce qui a été consacré.
Le pri ncipal trait de l’écrit ure de cette pé riode consiste dans le pouvoir créateur du
langage. Le langage tend à construire une fiction réelle, les deux mondes, la réalité et la fiction,
apparemment parallèles, entrent dans une relation tangentielle dans laquel le toute certitude est
suspendue. On parle, dans ce sens, d’un « réalisme » qui consiste dans la transposition d’une
expérience imaginaire dans une réalité (de l’écriture). Pour Diderot, le langage, plus exactement,

16 Jean Rousset apud Mihaela Chapelan, Denis Diderot – Jacques le Fataliste et…son/ses Lecteur/s, op. cit., p. 49.
17 Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon , Paris, Gallimard, 1956, p. 91.
18 Béatrice Didier, Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle , Paris, Nathan, 1992, p. 35.

12
le bavardage est aussi une méthode par l ’intermédiaire de laque lle l’homme s’ éloigne de la
réalité, qui est désormais perçue à travers une grille critique tout en subsistant au niveau
sublimina ire chez les personnages bidimensionnels : « Ils s’arrêtèrent dans la plus misérable des
auberges. […] On leur apporta de l ’eau de mare, du pain noir et du vin tourné. »19 Chez Kundera,
le langage se construit autour d’un vecteur négatif qui affirme la crise de la parole.
La dimension négatrice comme procédé de construction du texte est aussi un trait
distin ctif de l a pièce de t héâtre kundé rienne. A insi, l es deux Jacques ne veulent pas être vrais ou
faux, ils sont situé s dans un entre -deux indistinct . L’homme didero tien et l’homme kundé rien
se rapprochent dans le fait qu’ils sont plac és dans des zones complém entaires , dans un espace
frontalier entre la réalité et la fiction . Tous les deux sont des êtres situés à l’intérieur d ’un monde
insignifiant (la réalité ), mais qui réussissent à construire un autre monde : le monde instable et
libre de l’imagination dans lequel ils veulent vivre .
L’hommage de Milan Kundera se situe au-delà des règles fixées par le canon théâtral . Il
suit les tendances du siècle qui accordent une place importante au mot « théâtralité », ce concept
traduisant le rôle du public qui doit prend re conscience « qu’il est au théâtre et que ce qu’il est
en train de voir, est pur jeu et artifice »20 :

JACQUES, discrètement : Monsieur… ( Désignant le public à son Maître 🙂 Qu’ont -ils tous
à nous regarder ?
LE MAÎTRE, il tressaille et rectifie ses habit s, comme s’il redoutait d’éveiller l ’attention
par une négligence vestimentaire : Fais comme s’il n’y avait personne.21

Si le lecteur fictif de Diderot est apparemment en dialogue avec l’auteur, étant celui qui
demande des répo nses, Kundera réduit le publi c à un mutisme complice. Tout au long de la
pièce , le public n’a pas de réaction verbale concrétisée, mais son interpellation initiale introduit
le spectateur à l’intérieur de la fabrication du sens – il est donc convertible dans un personnage
tacite , mais qui garde toutefois la conscience de la conven tion. La conscience de la conven tion
des personnages principaux se dissipe ra peu à peu . Dans l’incipit, les personnages -acteurs de
Kundera savent qu’ils vont assumer des destins déjà préfabriqués – celui de Ja cques et celui de
son maî tre. Le maî tre dit les propos déjà cités, puis Jacques kundé rien reprend l’incipit de
l’œuvre diderotienne, en soulignant le même hasard du voyage. Pourtant, cette conscience est

19 Denis Didero t, Jacques le Fataliste et son maître [1796], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987, p. 41.
20 Paul-Louis Mignon, Panorama du théâtre au XXe siècle , Paris, Gallimard, 1 978, p. 24.
21 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes , Paris, Gallimard, 1981, p. 25.

13
toujours à la limite , les personnages s’identifia nt presque totalement avec leurs rôles réécrits .
L’annulation imaginaire du public permet aux personnages de commencer leur (non-)rôle . Si
leurs actions n’ont pas de contour clair, au moins ils peuvent remplir l’inaccomplisseme nt de
leur vie par un sens préét abli. La répétition des situations trace un nouveau problème
caractéristique au XXe siècle – le rapport entre l’ individualité et la répétition dégradante des
essences. L ’homme souffre une dépossession de lui -même causée par sa propre incapacité de se
créer , de se rendre uniqu e. Ainsi, dans l’œuvre de Kundera on entrevoit la (dé)création du kitsch
qui est « une attitude existentielle profonde et polymorphe : chaque croyance, chaque idéologie
sécrète son propre kitsch fondé sur des archétypes mensongers mais fédérateurs. »22 Le kitsch
devient un modus vivendi, l’homme est réduit au statut d’ une marionnette qui est jouée par toutes
les influences extérieures . Cet aspect de marionnette peut expliquer le choix pour le genre
théâtral.
Le trait distinctif le plus évident de l’œuvre de Kundera est l’abolition de
l’identification théâtrale par le concept brechtien de distanciation . La distanciation serait à
comprendre dans trois directions, come Paul -Louis Mignon le rappelle, à savoir « le
Verfremdungseffekt – entre l’action représentée , ses personnages, et le spectateur, afin d’amener
celui -ci à les considérer d’un œil critique. »23 Le spectateur de vient un lecteur qui doit traduire
pour lui -même les enjeux infratextuels et supratextuels de l’écriture . La varia tion ku ndérienne
et le roman de Diderot ont le rôle d’activer le spectateur -lecteur et d’annuler leur conformisme
passif.
Pour comprendre les changements à l’intérieur de la mentalité du XXe siècle à travers la
pièce de théâtre de Kundera, il faudra pourtant com mencer par tracer clairement les lignes
esthétiques qui ont permis l’atemporalité de l’œuvre de Diderot et la liaison entre ce roman et
la période versatile de la (post)modernité.

22 Martine Boyer -Weinmann, Lire Milan Kundera , Paris, Armand Colin, 2009, p. 77.
23 Paul-Louis Mignon, Panorama du théâtre au XXe siècle, op. cit., p. 26. Italiques dans le texte.

14
1.2. La littératu re novatrice de Denis Diderot : une défaillance constit utive ou une
intellectualisation du roman ?

« Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier
ne manquerait pas d’employer . »24 « [M]ais ceci n’est point un roman, je vous l’ai déjà dit, je
crois, et je vous le répète encore […] »25 Ou : « mais je n’aime pas les romans, à moins que ce
ne soient ceux de Richardson […] »26 Toutes c es citations sont des exemples qui illustre nt
l’esprit frondeur de Diderot qui produit une f aille entre ce qu’il écrit (un roman) et ce qui est
présent au niveau des mots tout au long de l’œuvre. I l ouvre la voie pour le concept moderne de
post-littérature , l’œuvre di derotienne contenant dans sa structure profonde sa propre négation .
D’ailleurs, la négation du roman est une autre manière d’ironise r toutes les créations du siècle
qui veulent être vraies en refusant la dénomination de roman.
Le mot « roman » est utilisé 8 fois à l’intérieur de l’œuvre, to ujours dans un contexte
négatif. C ette dénomination se conjugue avec celle de « conte » qui appar aît 22 fois, toujours
dans le même contexte négatif : « […] et ce que je vais vous dire de Gousse, l’homme à une
seule chemise à la fois, parce qu’il n’avait qu’un corps à la fois, n’est point du tout un conte. »27
Pour faire un petit classement, on observe la prédilection du mot « histoire » qui a une
occurrence plus grande (il est utilisé 97 fois) , mais la diff érence c atégorique est l’appari tion de
ce mot dans un contexte positif (pourtant ironique à la fois) : « la vérité de l’histoire »28.
L’auteur fictif tend à se confondre dans ces phrases avec l’auteur réel , et le lecteur réel, plus qu e
le lecteur fictif, doit compr endre le processus de décodage de ce jeu avec les dénominations du
siècle , la (dé)figuration de la vérité et la réfutation du roman « vrai », dans le contexte où
l’existence de ces personnages et leurs péripéties sont purement fictives, presque antiréalistes .
La négation du roman peut être liée à l’observation suivante avancée par Roger Kempf :
« Le vrai roman, déclarait Thibaudet, commence pa r un refus des romans »29. Cette affirmation,
plutôt avant -gardiste, met en lumière le fait que la littérature arrive toujours à une saturation et

24 Denis Diderot, Jacques le Fatal iste et son maître , op. cit ., p. 47.
25 Ibid., p. 74.
26 Ibid., p. 278.
27Ibid., p. 120.
28 Ibid., p. 47.
29 Roger Kempf, Diderot et le roman ou le démon de la présence , Paris, Seu il, 1964, p. 18.

15
elle doit prendre conscience d’elle -même en devenant une littérature autoréférentielle qui doit
analyser les problèmes de la métafiction et du mé taroman. En suivant la même direction, Henri
Coulet souligne le fait que Jacques le Fataliste annonce « la mise en question du roman à
laquelle nous assistons en ce XXe siècle. »30 Dans le cas de Diderot , l’idée de roman j oue le rôle
de sur-personnage , se convertissant dans un troisième personnage omniprésent au niveau du
dialogue narrateur -lecteur , qui sous -tend entièrement la conversation entre les deux . La
saturation est présente dans les renvoi s parodiques à d’autres ge nres littéraires : « l’oraison
funèbre (du capitaine, ancien maître de Jacques), l’énigme (à propos de l’inscription à la porte
du château), la fable (de la Gaine et du Coutelet) »31. D’ailleurs, l’amour est un thème
constamment désacralisé et to urné en dér ision, presque tous les rapports amoureux se réduisant
plutôt à des scènes érotiques burlesques ou comiques. La profondeur banalisée de l’homme est
en corrélation avec son image réduite à un croquis.
L’esp rit iconoclaste de Diderot mine toutes les formes littéraires qui t endent à construire
des clichés investis de la valeur de vérité pour les lecteurs passifs s’identifia nt aveuglé ment avec
le « je » qui raconte , et circonscrit s par « le paradigme de lecture rousseauiste »32.
Le roman diderotien représente u ne apologie du prosaïsme et souligne, en même temps,
la lutte don quich ottesque avec la réalité discontinue. Comme Henri Coulet le rappelle, le sérieux
caractéristique pour la deuxième moitié du siècle est remplacé par l’esprit ludique diderotien
qui réint roduit la fiction dans le cadre du roman, prouvant l’échec de la littérature « vraie » qui
ne peut pas englober entièrement la plurivocité du réel. En somme, le lecteur, comme les
personnages, sont situés au centre de multiples déréalisations comme, par ex emple, la
déréalisation de la « vérité » de Jacques par celle du maître. Ainsi, le poids du vrai devient flou,
presque inexista nt. Le rapport avec la réalité se dissipe dans la fiction, même si elle est
convoquée par des événements dont le référent est en effet la réalité (la prise de Berg -op-Zoom,
la prise du Port -Mahon, la bataille de Fontenoy) et par des noms de divers écrivain s qui ont
réellement existé (Molière, Richardson, Voltaire, Cervantès).
Quant à la raison , l’acception que Diderot lui prête sou ffre chez celui -ci une distorsion.
Dans l’univers fictionnel, elle devient un synonyme de la fantaisie : « […] on ne sait ni ce qu’on

30 Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la R évolution , op. cit., p. 573.
31 Béatrice Didier, Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle , op. cit., p. 304.
32 Mihaela Chapelan, Denis Diderot – Jacques le Fataliste et… son/ses Lecteur/s , op. cit ., p. 80.

16
veut ni ce qu’on fait, et qu’on suit sa fantaisie qu’on appelle raison, ou sa raison qui n’est souvent
qu’une dangereuse f antaisie qui tourne tantôt bien, tantôt mal »33. Cette idée renforce la
problématique de la vérité . Ainsi, l’aventure vers nulle part de ces deux personnages pourrait
être une construction allégorique de la quête de la vérité . D’ailleurs, la vérité de l’aut re est
toujours mise en doute par la récurrence du mot « folie ». Par exemple, Mme de la Pommeraye
dit qu ’elle est folle (« En vérité, marquis, je suis aussi folle que vous. »34), description qui creuse
davantage les craquelures du réel et renforce la néces sité d’une conscience critique.
Si l’omnipotence informationnelle du narrateur n’était pas explicite dans les romans
français pré -diderotiens , le narrateur diderotien affirme constamme nt son pouvoir de diriger
l’univers fictionnel dans son entier , y compri s les interprétations du lecteur réel, vu que le lecteur
fictif est tenu captif dans le vertige de la dialectique tradition -innovation et ne sait pas quelle
grille d’interprétation il doit employer . Tant le N arrateur de Diderot que l’auteur réel mettent en
évidence l’existence permanente de la conven tion littéraire . En effet, Béatrice Didier parle d e
trois niveaux de la parole à l’œuvre dans Jacques le Fataliste : « entre le narrateur et son lecteur,
entre Jacques et son maî tre et, à l’intérieur même des an ecdotes racontées, entre les
personnages »35. Si on applique la présence de la conscience de la convention à ces niveaux , on
observe qu’au niveau des personnages secondai res, celle -ci n’existe pas. Au niveau du dialogue
entre Jacques et son maître, elle est située toujours en latence pour éclate r dans les moments où
un autre « roman » se construit, le maître faisant par exemple l’observation suivante : « Notre
hôtesse , vous narrez assez bien ; mais, vous n’ êtes pas encore profonde dans l’art
dramatique. »36 Toujours à propos du récit de Mme de La Pommeraye , Jacques dit : « Vous avez
un furi eux g oût pour les contes ! »37 L’enchaînement se termine par le premier niveau de
dialogue , où le lecteur doit apprendre ce que signifie la conscience de la conven tion et seu lement
le narrateur, le démiurge intellectuel , peut maîtriser le monde romanesque. Le narrateur , qui
s’effaçait dans les romans français pré -diderotiens , affirme maintenant sa position centrée . Sa
conscience de la conven tion devient le point de départ pour toute la déconstruction du roman et
pour l’existence du « principe de l’incertitude »38, comme l’appelle Béatrice Didier.

33 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., pp. 44 -45.
34 Ibid., p. 179.
35 Béatrice Didier, Jacques le Fataliste et son maître de Diderot , Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998, p. 26.
36 Denis Diderot, Jacques le Fatal iste et son maître , op. cit ., p. 196.
37 Ibid., p. 197.
38 Béatrice Didier, Jacques le Fataliste et son maître de Diderot , op. cit., p. 46.

17
Le roman quitte sa dimension discursive -logique en ass umant une condition fragmentée
et chaotique. Pourtant, cette discontinuité est plutôt située au niveau littéral , parce qu’ en dépit
de toutes les histoires divergentes, au niveau du littéraire , le roman a un commencement, un
milieu et une fin , même s’ils sont ouverts et antiréalistes . La fragm entation, l’anti –
sentimentalisme, le jeu gi dien entre le vrai et le faux , la logique destruct rice, les automatismes
des personnages, les images critiques et « naturalistes » de la société, tous ces éléments
dévoilent le côté dérisoire présent au niveau global de l’œuvre, qui se dilate constamment
jusqu’à la limite du tragique tout en révélant la complexité de la vie. Cette idée est d’ailleurs
renforcée par la remarque de Bé atrice Didier : « Diderot […] affirme que le tragique et le
comique se mêlent sans cesse dans nos existences ».39

L’ambition de ce premier chapitre a été de synthétiser quelques aspects novateurs de
l’œuvre de Diderot afin de mieux comprendre l’intérêt de Kundera pour ce roman en particulier.
Le chapitre suivant se voudra plutôt une analyse en miroir de Jacques le Fat aliste et son maître
et de Jacques et son maître à partir de certains concepts théoriques proposés de Gérard Genette.
Le but de ce chapitre sera de mettre en évidence les lignes qui les unissent, donc les points
communs, et celles qui permettent à l’œuvre kundé rienne d’ accéder au statut d’œuvre originale.

39 Ibid., p. 133.

18
Chapitre II
L’image de l’hypotexte à l’intérieur de l’hypertexte

La relation entre Jacques le Fataliste et son maître et Jacques et son maître est
intentionnellem ent évident e. D’une manière synthétique, le titre de la pièce de théâtre renvoie
directement au roman de Diderot . En profitant de cette observation, on doit souligner qu’elle ne
représente pas une imitation de son œuvre , parce que la faille mise en mots au niveau du tit re
est complétée par le contenu consciem ment déformé . Ainsi, l a réécriture du roman de Diderot
ne se résume pas à une réflexion, mais à une réfraction , la pièce de théâtre devenant
esthétiquement changée par le contenu problématisant et par la structure formelle polémique en
synchronie . Le titre de l’œuvre kundérienne est symptomatique pour illustrer directement le
désir de l’auteur de récupérer une manière d’écrire spécifique pour le roman de Diderot et de
l’actualiser originalement dans le contexte du XXe siècle.
Le titre est l’interface qui révèle la disparition de l’épithète homérique qui caractérise
toute la mécanisation du Jacques diderotien . Kundera renonce au cadre fixe du personnage (la
fatalité) qui tout au long de l’œuvre dide rotienne est un élément fractal. C haque mot ou chaque
geste de Jacques diderotien est mis en relation avec la caractérisation globale du personna ge
immuable. Kundera rend son Jacques équivoque à l’aide d’une transgression de l’adjectif –
étiquett e (élément qui joue un rôle totalisant) en créant un clivage entre son Jacques réfractaire
à une typologie figée et le Jacques diderotien toujours fataliste . C’est un des éléments qui permet
à Milan Kundera de parler de son œuvre comme d’une œuvre original e, « ma propre ‘variation
sur Diderot’ »40.
D’ailleurs, comme l’observe Gérard Genette, « la plus littérale des récritures est déjà une
création par déplacement du contexte »41. On a précisé le caractère polémique en synchronie de
l’œuvre de Kundera , caract érisation qui ouvre la voie pour le concept d’anti -théâtre . Chez
Kundera, l es personnages sont interchangeables, on remarque la présence de l’aparté qui détrui t
le quatrième mur de Diderot , le présent et le passé coexistent et se concrétisent simultanément ,
la crise de la communication est une problématique centrale , le décor saugrenu est réduit à une

40 Milan Kundera, « Introduction à une variation », Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois
actes, op. cit., p. 17.
41 Gérard Genette , Palimpsestes. La littérature au second degré , Paris, Seuil, 1982, pp. 24 -25.

19
table et quelques chaises, la chronologie est déréalisée, tous ces élément s permettent la relation
osmotique entre cette pièce de théâtre et l’idée d ’anti-théâtre ou contre -théâtre . Pourtant, on ne
peut pas parler d’un théâtre de l’ absurde, parce qu’en dépit de tous ces éléments spécifiques
pour ce genre théâtral , l’œuvre de Kundera réussit à créer un sens au niveau de l’onto -réalité de
l’homme , tout en révélan t la dégradation du sens de la vie par l es répétitions inexorables ,
investies avec une fonction structurante pour l’être . Chez Kundera, la répétition ou l’élément
dominant dans son espace textuel devient la matérialisation du destin auquel personne ne peut
échapper .
Les titres et le s contenu s quasiment identiques nous obligent à analyser la relation
d’hypertextualité qui se tisse entre les deux œuvres. Kundera construit sa pièce de théâtre autour
de trois histoires d’ amour : celle de Jacques, celle de Mme de la Pommeraye et celle du maître .
Celles -ci s’entrecroisent constamment , minant ainsi la chronologie et l’unité des personnages .
Les trois histoires d’amour réécrites et l’exploitation de la technique de la digression légitime nt
la mise en r elation entre l’hyp otexte narratif – Jacques le Fa taliste et son maître – et l’hyper texte
dramatique42 – Jacques et son maître . Ce n’est qu’en analysant les points communs et les
asymétries de ces deux œuvres qu’on peut en mesurer les valeurs différentes.
Le trait le plu s distinctif de cette pièce de théâtre consiste dans le fait qu’elle phagocyte
le dialogue narrateur -lecteur . Ainsi, l a marque la plus spécifique de l’œuvre diderotienne est
annulée . Même si le dialogue problématisant du point de vue de la métafiction disparaît, on
observe le développement d’un trait spécifique chez les personnages de Kundera : ils savent
qu’ils jouent un rôle écrit par quelqu’un d’inconnu à eux . La réplique de Jacques est
symptomatique pour notre hypothèse : « Nous devrions aimer notre maî tre qui nous a
inventés »43. On peut dire que la problématique « du gr and rouleau » est remplacée par la
problématique de la réécriture mimétique qui rend les pe rsonnages incapables d’agir selon leur
propre volonté . Ils sont dépourvus d’autonomie et obligés à suivre les lignes fixes de l’écriture
qui les contrôle . Chez les personnages kundé riens , on peut parler d’une restauration assumée de
la fiction au second degré : les personnes jouent u n rôle dans une pièce de théâtre , ils acceptent

42 Cf. Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré , op. cit , p. 11. L’hypertexte est un texte dérivé
d’un texte an térieur, appelé hypotexte. En effet, la relation d’hypertextualité est une relation unissant un texte à un
autre texte.
43 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes , op. cit., p. 49.

20
le rôle d’un personn age fictif et les mêmes personnages, dans leur rôle assumé savent qu’ils ont
une identité imaginée par un su r-personnage .
Jacques et son maître est une œuvre construite à partir d’ une géométrisation concrétisée
par l’ intermédiaire d’une répétition étouffa nte au niveau des mots et de l’action . Chaque acte a
sa propre autonomie et, en plus , une fonction métonymique en annonçant les points -clés de
l’acte suivant. La répétition qui met en jeu Kundera dépasse la définition bergsonienne , selon
laquelle « la répé tition périodique d’un mot ou d’une scène »44 est un artifice de la comédie ,
parce que l’exploitation consciente de la répétition mine les effets comique s tout en rendant le
risible problématique . Cette exacerbation de la répétition dévoile le substrat ango issant de l’être ,
présent aussi dans le théâtre du XXe siècle , chez Beckett ou Ionesco. Cette angoisse est exprim ée
directement p ar la réplique du maître : « […] il m’arrive parfois d’ être angoiss é à l’idée de cette
continuelle répétition des enfants et de s chaises et de toute chose… »45, et, indirectement, par la
prédilection du mot « peur » et la présence du champ lexical de la tristesse. La réplique du maître
renforce ce que dit Marie -Claude Hubert à propos de la répétition : « Ces structures de la
représ entation , répétitive ou cycliqu e, révèlent l’aliénation des personnages rivés au passé »46.
Les personnages deviennent les prisonniers d’un univers clos, sans la possibilité d’imaginer les
phénoménalisations de la rupture d u cercle de leur vie pour y échapp er.
Corollairement, on peut observe r grosso modo la relation entre les deux œuvres. D u
point de vue de la relation d’ hypertextualité , on peut parler d’une « transformation sérieuse »47.
Le changement du genre, de la problématique et la répétition centrique nous permettent de parler
de ce type de transformation. Les déplacements d’accent avanc és par Kundera s’entrevoient tant
au niveau form el, qu’au niveau thématique . Au niveau formel, parce qu’ on parle d’une réécriture
théâtrale d’un roman, et, au niveau thématique , parce qu’on identifiera , en suivant la
terminologie genettienne, une transvalorisation et une transmotivation .

44 Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique , Paris, Librairie Félix Alcan, 1936, p. 37 .
45 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes , op. cit., p. 90.
46 Marie -Claude Hubert, Le théâtre , Paris, Armand Colin, 2008, p. 185.
47 Gérard Genette , Palimpsestes. La littérature au second degré , op. cit., p. 237.

21
2.1. Entre les frontières des genres littéraires

Milan Kundera con struit sa pièce de théâtre à partir d ’un roman . Pour ce type d e
transformation , Gérard Genette parle d’une transmodalisation , plus exactement d’une
dramatisation, donc d’un « passage du narratif au dramatique »48. Ce passage d’un genre à
l’autre est possible parce que l’œuvre de Diderot est profondément théâtralisée a cceptant la
super position de la définition barthésie nne de la théâtralité : « le théâtre moins le texte »49. Elle
se fond sur la présence du dialogue qui dévoile la réalité quotidienne et le manque de la
psychologie chez les personnages réduits à leurs par oles, les seul es manifestations de
l’intériorité . La parole est bi-axialement construite : soit la parole dévoile l’intérieur du
personnage, soit elle voile l’identité du personnage en rendant sa vie mythique ou héroïque .
Cette double fa cette de la parole annonce la problématique de l’antiroman identifiée par Henri
Coulet. Celle -ci consiste dans la discordance entre « vérité imaginée et vérité de fait »50 qui
s’entrevo it aussi dans le cadre de la pièce de Kundera.
Comme l’observe Jo celyn M aixent , chez Didero t, la parole a la force de construire trois
niveaux de temporalité qui s’ entrecroisent au niveau du dialogue entre Jacques et son ma ître :
T-1 est le temps du voyage, T -2 est le temps qui circonscrit l’histoire des amours de Jac ques et
le T-3 est le temps situé avant T -2, avant les amours de Jacques51. Une innovation de Kundera
est la réduction des niveaux temporels à un seul temps : le temps de la représentation . Kundera
détruit plus que Diderot la disti nction entre le discours et le récit par le dialogue q ui situe le
passé de l’être dans un rapport de confrontation avec le niveau du présent. Chez lui, le temps
gagne une représentation spatia le. La scène même est divisée en deux parties, une partie
antérieure au moment présent et une partie postérieure qui p ermet la possibilité de revenir en
arrière et d’actualiser visuellement le passé . Le chrono tope du passé s’ouvre sur de multiples
représentations théâtrales du moi et conduit, en effet, à l’abolition du temps linéaire . La linéarité
du présent est soumis e à une dérision par l’ubiquité contrepoint ique du passé. La didascalie

48 Ibid., p. 323.
49 Roland Barthes apud Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré , op. cit., p. 326.
50 Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la R évolution , op. cit. , p. 14.
51 Jocel yn Maixent, Le XVIIIe siècle de Milan Kundera ou Diderot investi par le roman contemporain , op. cit., p.
17.

22
suivante monstre cet aspec t : « Il [Jacques] se retourne et mon tre l’escalier que Justine est en
train de gravir avec le fils Bigr e »52. Jacques se retourne vers la partie postérieure , il quitte la
partie antérieure , l’espace entièrement du présent , pour entrer d ans l’espace paradox al du passé
rendu présent. Quand Jacques commence l’histoire de son dépucelage, il quitte un rôle initial
(le valet de son maître ) pour en acquérir un autre (l’a mi du fils Bigre ). Le glissement entre le
présent et le passé nous permet d’analyser les personnages diachroniquement, mais l ’unité du
personnage même est déconstruite par ses multiples rôles inconséquents . D’ailleurs, il y a une
didascalie qui renforce no s idées . Jacques raconte son histoire d’amour avec Justine. P endant
cette histoire, le maître a un rôle passif , il devient un spectateur qui assiste à la représentation
de Jacques, Justine et le fils Bigre qui mettent en scène le ur passé . Mais Jacques interpelle à un
moment donné le maître détruisant sa passivité de spectateur . En ce moment -là, il y a la
didascalie non figurative qui montre le maître « sortant de son rôle »53. Donc , on peut conclure
que c hez Diderot, les personnages ne sont pas conscients qu’ils j ouent des rôles déjà écrits
(pourtant ils sont conscients que ces rôles sont déjà écrits dans le grand rouleau ), mais chez
Kundera la conscience du rôle joué et du rôle rejoué , dépourvu d’originalité et qui peu t exprimer
seulement le kitsch des invar iants , éclate à tous niveaux.
Une autre dimension de l’œuvre de Diderot qui permet l’effacement des frontières entre
le roman et le théâtre est la présence de ce que Roger Kempf appelle « la langue des gestes »54.
Le roman Jacques le Fataliste développ e constamment la dimension visuelle de l’écriture . La
caractérisation des personnages est remplacée par la caractérisation du corps qui peut jouer soit
un rôle complémentaire (il enrichit la clarté du message transmis ), soit le rôle d’ un contrepoint
ironiq ue qui permet la distorsion de la parole. Ainsi, la valeur du mot est neutralisée par des
« gestes et mouvements, regard, inflexions de la voix »55 qui ont la fonction d’un « langage en
liberté »56 : « en bâillant il frappait de la main sur sa tabatière , et en f rappant sur sa tabatière, il
regardait au loin »57 – l’inquiétude ; « du cocher noir, les mains liées derrière le dos ; et des deux

52 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes , op. cit., p. 33. Italiques dans
le texte.
53 Ibid. , p. 43. Italique s dans le texte.
54 Roger Kempf, Diderot et le roman ou le démon de la présence , op. cit., p. 108.
55 Ibid., p. 106.
56 Ibid., p. 103.
57 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 82.

23
valets noirs, les mains liées derrière le dos »58 – l’automat isme des gestes ; « la marquise de La
Pommeraye se couvrit les ye ux [de ses mains], pencha la tête et se tut un moment »59 –
l’aggravation intentionnée du moment. La théâtralisation excessive du langage rend les
personnages ridicules , comme dans le cas du vicaire : « Met… met… mets -moi à te… te…
terre. »60. Le corps devie nt ainsi l’expression du subjectivisme et de l’intériorité . La dimension
auditive du dialogue et celle visuelle de la langue du corps renforce nt l’aspect théâtral existant
à l’intérieur de l’œuvre de Diderot , en permettant ainsi la transgression vers l’est hétique
dramatique .
La théâtralité du roman Jacques le Fataliste et son maître ronge les frontières existantes
entre les deux genres différents , permettant la configuration de son noyau dans une pièce de
théâtre qui suit les mêmes tendances iconoclastes au niveau de la structure. Donc, les deux
œuvres sont construites autour d’une poïétique dénudé e. Si la forme de l’antiroman a permis
l’apparition de ce qu’o n a appelé l’anti-théâtre , au niveau du contenu, on analysera les
disconvenances qui s’établissent entre les deux œuvres.

2.2. La dynamique du contenu

Jacques et son maître permet l’analyse de son contenu en termes de fonction. Dans ce
cas, la répétition joue la fonction principale de ligne directrice qui trace clairement la limite
entre le simulacre de la réitération comique et la sensati on de construction lucide . Même si au
niveau théorique de la répétition , elle est réfractaire au changement, étant vue plutôt comme un
état statique , Milan Kundera fait appel à une reconstruction ontologique de la répétition . Celle –
ci n’est pas seulement le symbole de la claustration , mais elle montre l’impossibilité de l’être
de s’individualiser. Elle est situé e en de hors d es personnage s, jouant , en même temps , le rôle
principal . Même si on a établi que la pièce de th éâtre de Kundera a la base les trois histoires
d’amour désacralisé qui évoquent « une conception toujours triangulaire de l’érotisme »61, les
différences effectuées par Kundera soulignent la dynamique du contenu.

58 Ibid., p. 88.
59 Ibid., p. 148.
60 Ibid., p. 259.
61 Martine Boyer -Weinmann, Lire Milan Kundera , op. cit ., p. 83.

24
Toutes les trois histoires d’amour dévoilen t le même invariant à l’intérieur des relations
amoureuses du monde kundérien : le cou ple amoureux est détruit par une troisième personne
qui prétend être le meilleur ami de l’un d’entre eux. Si les trois histoires d’amour sont identiques,
c’est parce qu’e lles sont reconstruites pour dévoiler l’homme réduit à une répétitio n obsédante
des mêmes fautes tout au long de la vie . Les trois histoires d’amour s’entrecroisent avec la
réécriture de s trois histoires secondaires présentes dans le roman de Diderot : l’histoire du poète
de Pondichéry, l’histoire d’Ésope et l’histoire de la Gaine et du Coutelet. La première nécessite
une analyse plus détaillée , parce qu’elle nous permettra d’identifier la transmotivation principale
mise en jeu par Kundera.
Chez Diderot, l’ histoire du poète de Pondichéry révèle le fait que l’œuvre esthétiquement
valable a besoin du génie comme dans les cas de Molière , Richardson, Sedaine ou Regnard.
Comme l’observe Béatrice Didier, l’ histoire du poète de Pondichéry et les noms des écrivains
auxquels Diderot est tributaire sont un prétexte pour mont rer que « [d]ans le domaine esthétique ,
il [le narrateur/ Diderot] est pour le réalisme, à condition que ce soit du réalisme de grande
qualité . »62 La même histoire nous permet plusieurs interprétati ons sous-jacentes. Le je une
homme qui fait des vers mauvais est cons eillé par le narrateur de partir à Pondichéry pour
s’enrichir. Le narrateur montre le fait que le manque du génie peut être remplac é par une
subsistance compensatoire : « Ils [les vers] so nt toujours mauvais ? – Toujours ; mais votre sort
est arrangé, et je consens que vous continuiez à faire de mauvais vers. »63 D’ailleurs, l’histoire
du poète de Pondichéry devient un subterfuge pour ironiser l’homme qui ne sait pas apprécie r
correctement l’art qualitatif du point de vue esthétiqu e. Pour renforcer notre observation , on fait
appel à une répétition de la même problématique mais qui est dévelo ppée au niveau du dialogue
Jacques -son maître :

[…] je t’avouerai que je n’y entends rien du tout ; que je serais bien embarrassé de distinguer
une école d’une autre ; qu’on me donnerait un Boucher pour un Rubens ou pour un
Raphaël ; que je prendrais une mauvaise copie pour un sublime original ; que j’apprécierais
mille écus une c roûte de six francs […]64

62 Béatrice Didier , « ‘Je’ et subversion du texte : le narrateur dans Jacques le Fataliste » [En ligne], in Littérature ,
n° 48, 1982, p. 94. URL : https://www.persee.fr/doc/litt_0047 -4800_1982_num_48_4_2179 ,
consult é le 5 janvier 2019.
63 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 73.
64 Ibid., pp. 232 -233.

25
Kundera renonce à l’arrière -plan diderotien ouvert vers la réalité sociale et économique .
Dans la pièce de théâtre , le poète répond à Diderot :

Je sais, Ma ître, que vous êtes le grand Diderot, et que je suis un mauvais poète , mais nous
autres les mauvais poètes , nous sommes les plus nombreux, nous aurons toujours la
majorité ! […] Et le public, par l’esprit, par le go ût, le sentiment, n’est qu’une assemblée de
mauvais poètes . […] Les mauvais poètes qui sont le genre humain sont fous des mauvais
vers ! C’e st just ement parce que j’ écris de mauvais vers que je deviendrai un jour un grand
poète consacré !65

La réponse du jeune poète représente un manifeste pour la liberté d’expression66 et
dénote une démarche vers la démocratisation du langage, des thèmes , des sentiments. Derrière
cette démocratisation, on entrevoit un conflit existant entre les hiérarchies de la société. Chez
Dide rot, le jeune poète suit aveugl ément les conseil s du narrateur -maître. Le poète de Kund era
exprime une opinion bien articulée de son état qui ne peut plus supporte r la pression supra
individuelle . Contrairement à l’histoire de Diderot qui fait la distinction entre qualité et quantité ,
Kundera dével oppe la problématique de la réception en faisant un décalage entre les chefs-
d’œuvre incompris par les lecteurs et les textes qui sont pli és à leurs contours prosaïques .
Il est difficile de parler clairement en termes de transmotivation parce que l’œuvre
d’origine n’a pas de motivation directement manifestée , elle non plus. Le voyage des deux
personnages est un voyage voué au hasard, il y a seulement un prétexte qui s’entrevoit au fur et
à mesure que l’œuvre se développe : le maître veut voir son « faux » fils. L’anéantissement
informationnel de l’incipit du roman a comme corrélatif -objectif la scène presque vide de
Jacques et son maître qui ne permet pas aux spectateur s de construi re une image chronotopique
du personnage , déterminée par le temps et le lieu. Le motif subsidiaire qui sous -tend entièrement
le roman de Diderot est le roman même , le dialogue narrat eur-lecteur qui construit un
métaroman. Cet aspect n’existe plus chez Kundera. Pourtant, l a pièce de théâtre développe une
dimension de la métathéâtral ité parce que chaque réactualisation du passé est la création d’une
autre mise en scène à l’intérieur du théâtre -cadre.
D’ailleurs, l a transmotivation s’entrevoit aussi au niveau des deux personnages de

65 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. ci t., p. 48.
66 On peut voir dans ce manifeste une apologie de la liberté et une c ritique du régime communiste. En 1968, le pays
natal de Kundera, la Tchécoslovaquie, est occupé par l’armée soviétique. Kundera perd sa libe rté d’expression
parce que ses livres sont retirés des librairies et, en plus, il est obligé de renoncer à son poste d’enseigna nt.

26
Kundera qui représentent une étape dans l’enchaînement du topos maître -valet. On remarque
que les personnages renonce nt à la vie errante pré sente chez Diderot (les personnages mêmes
souligne nt l’absence d u cheval). Ils peuve nt se définir uniquement du point de vue diachronique
par un jeu temporel incessant entre le présent et le passé . Pour comp rendre la dynamique du
topos maître -valet, on doit souligner l’o bservation avancée par Luis Gon çalves : « on peut
d’ailleurs se demander si le couple Estragon et Vladimir d’En attendant Godot , et celui formé
par les personnage s de Fin de partie ne sont pas une version épurée à l’extrême du topos du
coupl e du maître et du valet »67. Partant de cette observation, on peut conclure que chez
Kundera, le couple maître -valet est situé entre le prétexte de ce topos utilisé par Diderot pour
construire son métaroman et le couple statique de Beckett . La transmotivati on se résume au
déplacemen t de l’esthétique vers l’ontologique ou de la dérision du roman traditionnel vers la
dérision de soi.
Quant à l a transvalorisation , elle se développe à plusieurs niveaux. Premièrement , on
observe une « valorisation secondaire »68, parce que les personnages secondaires ( le fils Bigre ,
Saint-Ouen) , qui étaient perdus parmi une multitude d’histoire s chez Diderot, deviennent des
personnages qui peuvent déformer la perspective d’un autre actant par leur autonomie , en créant
un effet de p olyphonie plus accentué que chez Diderot . Il est intéressant d’observer que chez
Diderot , il y a plusieurs narrateurs, chacun avec sa propre histoire autonome . Chez Kundera, les
narra teurs connaissent l’histoire de l’autre et ils ont la possibilité de la délégitime r (le fils Bigre
a le pouvoir de construire sa propre opinion située aux antipodes de la perspective dominante
de Jacques, Saint -Ouen , lui aussi, a une perspective autonome ). Deuxièmement , Kundera, plus
que Did erot, ne permet pas de définir ses pe rsonnages en termes de positivité ou de négativité ,
parce que chaque personnage est une ambigüité soumis e à une réduction identitaire. Chez
Diderot, chaque personnage peut construire l’histoire de sa vie comme une projection autonome ,
et comme l’observe Gé rard G enette, dans le cas du roman picaresque, le personnage tend à
construire une « identité imaginaire »69. Dans le cas de Kundera, les lignes des personnages sont
entièrement relativisées.

67 Gonçalves Luis Carlos Pimenta, « Deux transpositions théâtrales de Jacques le fataliste dans les années 70 »
[En ligne], in Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie , n° 50, 2015, p. 217. URL :
https://www.cairn.info/revue -recherches -sur-diderot -et-sur-l-encyc lopedie -2015 -1.htm -page -214.htm , consulté le
2 janvier 2019 .
68 Gérard Genette , Palimpsestes. La littérature au second degré , op. cit., p. 394.
69 Ibid., p. 169.

27
La fonction de la répétition déformante est complémentaire avec la dimension de la
déris ion lucide , qui joue le rôle d’invariant pour les deux œuvres.

2.3. Le point d’interférence : le rire lucide

Préalablement , on doit souligner que chez les deux auteurs le rire critique et subversif
ou plutôt le risible dépourvu de sa gratuité ne manifeste pas concrètement sa dimension
cognitive . Il y a des personnages qui rient, mais leur rire reste au niveau subliminaire, il n’est
pas conscientisé sous la forme d’ une attitude dé constructrice niant le monde littéraire et
prosaïque condensé en des signifiants vidés de leurs signifi és.
Partant de cette remarque, notre hypothèse se fonde sur l’absence de l’auteur qui s’arrête
à mi-chemin en devenant un rieur dé constructeur. Celui -ci se situe dans l’espace de la latence
ou derrière les mots , ce qui détermine sa dénomination de rieur in absentia . Chez Diderot, celui –
ci est la matérialisation des interférences entre le narrateur fictif désinvolte et l’aute ur réel
domin é par les ob sessions de la forme et du contenu (le développement de la même
problématique à plusieurs niveaux, la critique sociale qui a comme référent la réalité même, l es
coïncidences presque absurdement introduites à l’intérieur des histoir es). Chez Kundera, le rieur
pseudo -absent se manifeste en suivant la même identité s tructurelle . Martine Boyer -Wein mann,
en analysant les œuvres de Kundera, parle d’une « obsession formelle »70. Celle -ci entre dans
une relation de fusion avec le style de l’auteur qui est presque toujours « une phrase rieuse, une
anecdote blagueuse »71, la fusion convergeant vers la dialectique de la contraction identifiée
entre le ludique et la lucidité . On peut réduire l’idée de rire lucide à une unité construite de sa
dualité inhérente : la dérision (détachée) et l’ironie (impliquée) . Ainsi, on peut observ er le
déplacement de l’accent du primesaut du rire vers sa possibilité de construire un contre -discours
situé au -delà du sens qui se configure au niveau littéral.
La déconstruction formelle est possible par une attitude de distanciation ironique . Wayne
C. Booth, dans son article « The Self -Conscious Narrator in Comic Fiction before Tristam
Shandy », mon tre le fait que les intrusions du narrateur ont un rôle comique destructeur parce

70 Martine Boyer -Weinmann, Lire Milan Kundera , op. cit., p. 105.
71 Ibid., p. 130.

28
que « the narrative tradition becomes the object of ridicule »72. Les formes consacrées par le
canon romanesque et par celui théâtral sont mises en doute par le rire lucide ou la dérisio n mise
en scène par le rieur pseudo -absent .
Quant à l’homme anti-sentimentaliste , il devient l’objet de la dérision grâce à son anti –
héroïsme qui le caractérise mais qui est constamment refusé . Les perso nnages assument leurs
illusions pour cacher leur propre identité (toujours inconnue à eux). Le comique des
personnages , qui s’ouvre seulement vers l’espace extratextuel du lecteur , éclate dans le con tact
entre le langage ou les gestes stéréotypés et les pr oblématiques sérieuses qui les entourent :
l’amour, l’amitié, la transcendance manifestée sous la forme du fatalisme et de la réécriture . Le
rire lucide constructeur de sens devient la condition sine qua non pour la double déconstruction ,
celle qui se manifeste au niveau formel dévoilant l’aspect métathéâtral et celui de mé taroman
(des idées qui seront développées dans le chapitre III) et celle qui a des valences au niveau
ontologique en rendant l’hom me indéfini par rapport au monde où il vit (chapit re IV).

Ce chapitre a eu l’intention de construire un parallèle entre Jacques le Fataliste et son
maître et Jacques et son maître afin de montrer les déplacements d’accent effectu és par
Kundera. L’ écho de l’hypotexte à l’intérieur de l’hypertexte nous a permis d’identifier un poi nt
commun entre les deux œuvres. Le chapit re suivant aura comme but un développement plus
détaillé du rapport cause -effet existant entre la dérision assumée par les deux auteurs e t les
changements au niveau de la forme en crise , celle -ci convergeant vers la forme du métaroman
et du métathéâtre .

72 Wayne C. Booth, « The Self -Conscious Narrator in Comic Fiction before Tristam Shandy » [En ligne] , in PMLA ,
vol. 67, no 2, mars 1952 , p. 167 . URL :
https://www.jstor.org/stable/i219615?refreqid=excelsior%3Af6eae6b183b5f91c4d005506590b9c11 , consulté le 6
janvier 2019.

29
Chapitre III
Le rire lucide, en marge du métatexte

Les deux œuvres soumises à l’analyse dans le cadre de notre mémoire développent la
dimension du rire lucide reflétant la tension existante entre l’idéalisme et le prosaïsme (entre
l’expérience empirique et le refoulement de l a réalité par l’expérience racontée ; entre le texte –
norme et le texte volontairement « désinvolte »).
Le rire luci de permet l a dialectiq ue créée entre deux coordonnées différentes de la
littérarité à l’intérieur d’un seul texte. Les pôles antagonistes de la littérarité , ce qui est accepté
et ce qui est considéré comme désaxé ou qui souffre un décentrement par rapport à la norme
sont mi s dans une relation tangentielle . Or, le rire lucide , grâce à sa fonction antiphrastique de
construire un contre -discours, présente la potentialité de contenir en lui-même deux tendances
distinc tes qui se reflète nt et se construisent mutu ellement . X (le texte classicisé ) entre en relation
avec les tendances disruptives , avec un (sur)texte qu’on appelle le texte Y. Y a le pouvoir de
refléter (ironiquement) les lignes directrices du texte X (soumis à un processus de déformation) .
On peut con clure, dans c ette équation , que le rire lucide , ayant une fonction médiatrice , construit
l’interrelation entre X et Y. La norme du texte X est déformée ou inversée à l’intérieur du texte
Y à travers un processus de (dé)construction réciproque effectuée par l’ironie , jouant le rôle de
dispositif structurel .
Cette déformation d’un texte par son interrelation avec un autre renvoie à ce que dit
Linda Hutcheon à propos de la parodie , vue comme « une incorporation d’un texte parodié
(d’arrière -plan) dans un texte parodiant, d’un enchâssement du vieux dans le neuf. »73 Or, p our
construire la liaison entre le rire lucide et les deux textes qui se fo rment et se déforment
mutuellement ou la méta textualité , on utilise ra la distinction avancée par Linda Hutcheon entre
l’ironie, la parodie et la satire. L’ironie est plutôt vue comme un trope qui entre en relation avec
les deux genres, la parodie et la satire. Si la satire vise l’ extratextualité , la « parodie semble
toujours fonctionner intertextuellement comme le fait l’ir onie intratextuellement »74. Ainsi, la
parodie représente une manière de lier deux possibilités de penser distinctement l ’écriture .

73 Linda Hutcheon, « Ironie, satire, parodie » [En ligne], in Poétique , no 46, 1981 , p. 143. URL :
https://tspace.library.utoronto.ca/bitstream/1807/10253/1/TSpace0166.pdf , consulté le 2 mars 2019.
74 Ibid., p. 154. Italiques dans le texte.

30
Ayant cette distinction, pour illustrer la réciprocité entre le rire lucide et la métatextualité , on
renonce à l’extratextual ité de la satire, en utilisant seulement le processus dynamique qui se crée
entre l’ironie et la parodie .
Notre concept de rire lucide dont la problématique principale visée dans ce chapitre est
sa consubstantialité avec une fonction plus ou moins métate xtuelle , peut être vu dans une
évolution diachroniqu e. En p artant de cette hypothèse, on configurera les lignes directrices du
métatexte diderotien et de celui kund érien, en soulignant les différences qui nous permettent de
parler d’une évolution diachroni que. Pour qu’on a it une démarche cohérente , on effacera le
dialogue narrate ur-lecteur , très exploit é par l’ exégèse diderotienne et peu utilisé par Kundera
dans sa pièce de théâtre . Ce dialogue peut être vu comme une extension de la réalité dans
laquelle le narrateur est presque l’égal de l’auteur et le narrataire suit les clichés littéraires du
lecteur situé dans le cadre non -esthétique de la réalité . Or, chez Kundera, cette liaison avec la
réalité s’efface , celle -ci se convertit dans une interface de la fi ction, annonçant le trait
postmoder ne qui , comme l ’observe Umberto Eco, consiste dans l a pulvérisation de la réalité à
l’intérieur de la littérature même, vue comme une permanente reconstruction du passé75. Ainsi,
la littérature n ’établit plus une relation avec la réalité , mais elle entre dans le vertige de
l’autoréférentialité et de l’ intertextualité créatrice s. Cet effacement du premier niveau du
dialogue entre le narrateur et le narratair e, présent chez Diderot, nous permettra de suivre
presque les mêmes histoires présentes chez les deux auteurs .
Pour établir les textes qui se configurent à l’intérieur du roman diderotie n créant la
dimension de la métatextualité , on applique ra « le schéma quinaire »76, le modèle qui nous
permettra de voir « la logique prof onde »77 d’un texte, comme l ’observe Vincent Jouve . Cette
méthode nous permettra de suivre le récit de base , épuré de toute autre histoire . Dans le cas de
Jacques le Fataliste et son ma ître, on obtient : (1) l’état initial – Jacques et son ma ître son t en
voyage ; (2) l’ élément déclencheur – Jacques commence l’his toire de ses amours, soulignant
auparavant la dimension héroïque de sa personnalité , donc sa prédilection inhérente pour
l’exagération : « Je reste sur le champ de bataille, enseveli sous le nombre d es morts et des

75 Umberto Eco, « Apostille au Nom de la rose » (trad. Myriem Bouzaher) , in Le Nom de la rose (trad. Jean -Noël
Schifano), Paris, Grasset, 1990, p. 538.
76 Vincent Jouve, Poétique du roman , Paris, Armand Colin, 2010, p . 61.
77 Ibid.

31
blesses, qui fut prodigieux. […] Ah ! monsieur, je ne crois pas qu’il y ait de blessures plus
cruelles que celle du genou. »78 ; (3) l’action – le périple des héros est un périple de la parole, il
y a plusieurs histoires qui s’encha înent créant la dimension labyrinthique du roman ; on
remarque une accélération de l’action vers la fin du roman, parce que le ma ître tue le chevalier
de Saint -Ouin, il quitte Jacques, Jacques est le principal coupable pour la mort de Saint -Ouin ;
(4) Conséquence – le couple maître-valet est détruit , Jacques arrive en prison ; (5) l’état final –
la fin qui suit logiquement le fil discursif de l’histoire est la troisième variante proposée par le
narrateur implicite . Jacques est mis en liberté et il se trouve enrôlé dans la troupe de Mandrin,
le hasard fait que les mandrins attaquent le château de Desglands où se trouve nt le ma ître et
Denise . Il épouse Denise et reste au château de Desgland s.
Même s’il est difficile d’appliquer ce schéma à une pièce de théâtre, pourt ant la mise en
parallèle entre les deux œuvres relève les changements évidents qui se produisent au niveau de s
étapes (4) et (5). Ces étapes définissent le moment pendant lequel l’hypertexte passe au -delà de
son hypotexte. Jacques est en prison, mais il es t sauvé par Bigre le fils . Jacques apprend que
Justine a un fils qui lui ressemble et sait qu’il est le père du garçon . Cette situation renvoie
parfaitement à la situation du ma ître, du chevalier Saint -Ouen et d’Agathe. Le ma ître appara ît,
à la fin, subite ment sur la scène pour refaire le couple maître -valet . Le couple reste ensembl e et,
en plus, o n n’a pas la possibilité des fins multiples. Le motif du voyage conjugué avec la clôture
de la scène du théâtre traduit un paradoxe existentiel , un contraste entre ce qu’on pense faire et
ce qu’on peut faire réellement , entre l’illusion dynamique du voyage et l’enfermement au niveau
de l’espace. L’histoire de base, qui devrait illustrer les changements de la relation existante entre
les deux personnages , est réduit e au néant . On observe que même la dynamique du voyage
présente chez Diderot se dissipe, parce que la disparition des chevaux est un leitm otiv récurent
chez Kundera (« Bon Dieu, comment se fait -il que nous ne soyons pas à cheval ? »79). Ce
statisme existent iel a comme contrepoint le statut prolifique de la parole. T rois histoires plus
dynamiques se développent : l’histoire de Jacques avec Justine , de Mme de la Pommeraye et du
maître . En plus, les trois actes de Kundera se développe nt par rapport à un hypothé tique livre
écrit par un narrateur inconnu à eux, ainsi comme le voyage de Jacques diderotien et de son

78 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 37.
79 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. cit ., p. 45.

32
maître se déroule par rap port au grand rouleau, vu comme une référence transcendantal e
autocratique .
Ce schéma nous permettr a d’établir l’écart détermi né par la mise en parallèle entre
l’histoire de base et les histoires racontées. Ainsi, on observe l e décalage qui se crée entre
l’histoire insignifiante qui suit les changements (ou non) de la relation entre Jacques et son
maître et la dynamique des histo ires racontée s. La source du rire lucide se situe dans l’espace
frontalier entre la parole fictionnalisant e et l’action réelle rongée par le contingent et par la
banalité . Cette affirmation est la conséquence du fait que la réalité des personnages est doub lée
par une fiction située sous l’entière dépendance de la parole constructrice des univers (ou des
textes) fictionnels . La parole est chez les deux auteurs un artefact soumis à la volonté de
l’énonciateur , provoquant ainsi une transfiguration de soi ou de la réalité . Le personnage, grâce
à la parole, tend à construire une identité fictionnelle ou un simulacre , donc une représentation
défigurée , d’où le manque de la conscience de soi chez les personnages de Diderot et de
Kundera.
Le but de ce chapitre sera de montrer comment se construit la métatextualité chez les
deux auteurs, en partant des rapports qui s’établissent en tre les personnages et la fiction,
représentée sous la forme d’une histoire . En pointant les caractéristiques de l’histoire de l’autre
ou les limites de celle -ci, chaque personnage ouvre une voie particulaire de la métatextualité
grâce à son rôle interchan geable entre les trois instances principales identifiées par nous : le
lecteur, l’auteur et le spectateur (instance qui apparaît chez Kunde ra).

3.1. Le(s) lecteur(s)/ l e(es) narrateur (s)/ les spectateurs intradiégétiques ou
l’histoire de l’autre

Comme nous avons déduit , les deux œuvres développent une dimension m étatextuelle.
Notre démarche a comme but d’ illustrer comment les rapports qui s’établissent entre les diverses
histoires présentes à l’intérieur du texte et les personnages qui les écoutent , mais aussi entre
l’histoire même et son auteur , peuvent configurer le métatexte . Pour comprendre les différents
rôles des personnages et leurs évolutions du point de vue diachronique, on fera une analyse en
miroir des deux œuv res à travers un processus de déconstruction systématique . Mais, on doit
souligner encore une fois que si chez Diderot, l’histoire d’un personnage est entièrement

33
l’émanati on d’un seul énonciateur et des personnages comme Justine, Agathe, l es deux d’Ais non
ne sont que des êtres de langage, sans une relation directe avec l’histoire de base , chez Kundera
l’histoire est le déclencheur d’une mise en scène d’une nouvelle représen tation théâtrale à
l’intérieur de la représentation -cadre , parce que des personnages comme le marquis d’ Arcis,
Bigre le fils, le chevalier de Saint -Ouen , Just ine sont présents sur la scène . Ces personnages ont
une autonomie par rapport à l’histoire dans la quelle ils sont intégrés . Chez Kundera, l e présent
(l’espace presque immuable de Jacques et de son maître ) a comme contrepoint le pass é avec son
côté vivant (l’espace de l’estrade où se déroule l’action des trois actes qui sont mis en scène ),
établissant ainsi une tension , toujours en mouvance , avec le premier temps .

3.1.1. La sagesse de la bouteille

La centralité du leitmotiv de la bouteille de vin renvoyant à un hédonisme du récit et du
spectacle v erbal représente un instrument structurant de l’histoire de Mme de la Pommeraye .
Chez les deux auteurs, l’invariance du motif établit une corrélation avec la nécessité de boire
pour continuer ou imaginer l’histoire. L’histoire est l’espace textuel imaginé par l ’action
dionysiaque de la boisson chez les personnages extradiégétiques : l’hôtesse affirme « Mais
revenons à notre histoire, et buvons encore un coup »80, tandis que Jacques fait une association
dérisoire entre le vin et la mémoire , la seule qui peut réactualiser un fil discursif
interrompu : « Notre hôtesse , buvons un coup, cela rafraîchit notre mémoire »81. Le motif de
l’alcool est un motif plus fréquent chez Kundera : « Jacques lève son verre ; ils trinquent et
boivent tous les trois . »82 Chaque inter ruption est vue comme une nouvelle occasion de satisfaire
la nécessité de boire pour effacer ou suspendre la réalité extradiégétique et plonger dans le cadre
de la fiction rendue ainsi plus accessible .
L’histoire proprement dite de Mme de la Pommeraye comm ence avec deux expressions
identiques : « Mon ami, vous rêvez . – Vous rêvez aussi, marquise. »83 En partant de la théorie
d’Antoine Compagnon, on peut souligner que ces phrases sont le t, l’objet de la citation, qui fait

80 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 160.
81 Ibid., p. 173.
82 Milan Kundera, Jacques et son maître : hom mage à Denis Diderot en trois actes, op. cit., p. 57. Italiques dans
le texte.
83 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 146.

34
la liaison entre les « deux systèmes , chacun compose d’un texte et d’un sujet, S1 (A1, T1) et S 2
(A2, T2) »84. Comme le souligne l’auteur , la répétition d’un tel énonce a « le pouvoir de faire
signe »85. Si à l’intérieur de S1, l’énoncé est une simple phrase , la présence de la même phrase
à l’intérieur de S2 crée des signifiances . Ainsi, la voie de l’histoire s’ouvre d’une manière
onirique vers la fiction , idée accentuée par la réutilisation de ces phrases à l’intérieur de la pièce
de théâtre. Dans ce cas, on peut observer que ce s phrase s corre spond ent au moment où l’hôtesse ,
dans le cas de Diderot, donc le narrateur de l’histoire de Mme de la Pommeraye , s’efface derrière
les mots de s personnages de son histoire et au moment où l’aubergiste , dans le cas de Kundera,
souffre un clivage identitaire . Dès ces phrase s, elle se dirige vers l’estrade (le lieu du pass é) où
elle rencontre le marquis des Arcis. Chez Diderot, elle est le personnage -navette situ é entre la
réalité de l’auberge et la fiction de l’histoire. Chez Kundera, elle est toujours un personnage –
navette entre le présent de l’auberge , vu par l’aubergiste comme un « trou perdu »86, et la
représentation fictionnelle du passé .
Pour comprendre la dimension de la métatextualité , on observe premièrement la liaison
qui se crée entre le lecteur intradiégétique (les personnage s/ les spectateurs qui écoutent un récit )
et l’histoire même . Chez Diderot, le vin rend les personnages moins critiques , capable s
d’accepter une histoire avec son côté inhumain et tragique . Le vin est le vecteur qui détermine
le passage vers la contrée de la fiction . L’hôtesse est la seule consciente des effets de l’alcool
qui s’interposent entre son histoire et son auditoire , sa réplique étan t probante en ce sens : « Dieu
merci ! ils sont tous dans leurs lits, on ne m’ interrompra plus, et je puis reprendre mon récit »87.
Le vin , étant investi d’une fonction transfigur atrice, produit la transgression vers l’espace de la
fiction. Au début de la f iction, Jacques diderotien « s’étala nonchalamment dans un coin, les
yeux ferm és, son bon net renforc é sur ses oreilles et le dos à demi tourné à l’hôtesse »88, il
interrompt constamment le récit de l’ hôtesse , il ne veut pas entrer dans la dimension de la
fictionnalité. Les effets du vin déconstruisent la réalité de l’auberge permettant l’ accès à la
réalité de la fiction, Jacques arrivant à haïr Mme de la Pommeraye et à désirer une fin heureuse,
près de l’idéalisme , entre le marquis et la fille d ’Aisnon. Or, les effets de l’alcool sont plus

84 Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation , Paris, Seuil, 1979, p. 56.
85 Ibid., p. 59.
86 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. ci t., p. 54.
87 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 158.
88 Ibid., p. 143.

35
choquants chez Kundera , parce que des personnages comme Jacques et l’ hôtesse quittent
l’espace du présent , devenant des personnages qui peuvent modifier le fil discursif du passé .
L’aubergiste devient Mme de la Pommeraye et vers la fin, Jacque s accepte le rôle du marquis
pour modifier la fin malheureuse entre l es deux amoureux . L’histoire devrait finir avec la rupture
entre le marquis et la fille d’Aisnon, mais Jacques, voulant une autre fin , reprend l’histoire pour
construire la fin d’après le modèle de la fin diderotienne inconsciemment inhérent à lui . Ainsi,
le marquis et la fille d ’Aisnon reste nt ensemble. Si Jacques est un personnage qui, par les effets
du vin, entre dans le cadre de la fiction, Jean , le garçon de l’auberge , est le personnage
totalement ancr é dans la réalité du lieu . Tantôt chez Diderot , que chez Kundera il interrompt
l’histoire pour que le reste du monde , notamment l’hôtesse , n’oublie la réalité quotidienne avec
ses fonctions médiocres .
Deuxièmement , la liaison entre les personnages -spectateurs et l’histoire est doublée par
une relation moi ns évidente entre le narrateur (l’aubergiste) et sa propre histoire . Même si elle
affirme qu ’elle raconte une histoire sans rien y ajouter, on peut observer le développement
du « système de sympathie du texte »89, le concept avanc é par Vincent Jouve qui souligne la
possibilité de reconstruire l’image et les préférences de l’aute ur à travers la manière dont le texte
se construit . Ce système est plus évident dans le cas de Diderot, parce que l a perspective unique
de l’hôtesse laisse transparaître à la surface du récit son mépris contre les femmes, donc contre
Mme de la Pommeraye (« Il me convient de dire des femmes tout ce qu’il me plaira. »90), d’où
les réactions absolument négatives de Jacques en ce qui concerne l’image de la marquise . Si
l’hôtesse de Diderot est un narrateur autocratique, chez Kundera , chaque personnage de
l’histoire (le marquis, l es deux d’Ais non) a sa propre autonomie. Les pa roles des personnages
sont doublées par leurs actions. Ainsi, le spectateur a l a possibilité de voir la réaction du ma rquis
au moment où il apprend le chagrin de la marquise qui lui confesse qu’elle ne l’aime plus. Il lui
répond « avec joie »91. Or, chez Diderot, sa réaction est neutralisée par la mise en parole de son
état par l’aubergiste . La rép lique du marquis « Commen t, madame ! »92 de l’hypotexte est
transformé dans un état authentique caractérisant directement le personnage à l’intérieur de
l’hypertexte .

89 Vincent Jouve, Poétique du roman , op. cit., p. 118.
90 Denis Dide rot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 141.
91 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. ci t., p. 53.
92 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 148.

36
D’ailleurs, une autre conséquence des perspectives multiples est visible au niveau de la
caractérisation de la marq uise. Sa cruauté illimitée est réduite chez Kundera . Même l’aubergiste ,
qui accepte le rôle de la marquise , essaie de justifier sa vengeance : « Et le Marquis, Monsieur
Jacques, c’est un ange, peut -être ? »93. En plus, la plurivocité crée une tension entre les histoires
par la dialectique entre le passé et le présent. Pendant l’acte II, scène 7, se déroule un
entrecroisement entre deux histoires, l’histoire de la Gaine et du Coutelet racontée par Jacques
et l’histoire du saint Siméon qui a pri é Dieu de lui d onner la force de passer quarante ans de sa
vie sur une colonne de quarante mètres, racontée par le marquis . Cet entrecroisement
oxymoronique rend l’histoire , presque idéaliste et moraliste du marquis , irréalisable, parce que
l’anecdote comique de Jacques la démystifie en la transform ant dans un subterfuge dérisoire
utilis é seulement pour conquérir la fille d’A isnon.
Si le vin est le point médiateur entre la réalité et la fiction dans le cas de l’histoire de
Mme de la Pommeraye , alors la chambre de Bigre l e fils sera l ’invariant central autour duquel se
construi sent distinctement les deux histoire s de Jacques a vec Justine.

3.1.2. La première chambre mystérieuse

Dans la perspective de Jane Rush, la chambre à coucher est un « espace non –
hiérarchisé »94 à l’intérieur duquel les barrières morales et sociales sont déconstruites. Son
intimité traduit l’au -delà du r egard et de la critique de l’autre, le lieu du clair -obscur qui permet
le défoulement du naturel et de l’instinctif au détriment de la manifestation des conventions
contraignantes du dehors. Chez les deux auteurs, la chambre à coucher représente le lieu où
Jacques, l’ami de Bigre le fils, devient un autre Jacques, le traître de son ami.
Comme le narrateur implicite de Diderot l’affirme, la vérité, pour être captivante, devrait
être accompagnée par « ses côtés piquants »95. Ainsi, on peut en déduire que les histoires des

93 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. ci t., p. 65. Italiques dans
le texte.
94 Jane Rush, « La tradition comique et son renouveau dans les historiettes de Jacques le fataliste et son maître »
[En ligne], in Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie , n° 15, 1993, p. 45. URL :
https://www.persee.fr/doc/rde_0769 -0886_1993_num_15_1_1224 , consulté le 27 avril 2019.
95 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, op. cit., p. 71.

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personnages sont construites d’une manière orale suivant seulement les coordonné es fascinantes
de leurs histoires.
Il en découle que le s expériences de la vie se pulvérisent dans une expérience dont le
point d’ancrage est l’e xagération avec ses côtés fictionnels. Alors chaque texte avec une valeur
identitaire se construit en s’ouvrant vers la grille interprétative de l’altérité. Celle -ci est réduite
toujours à une perspective métonymique ou fragmentaire. Ainsi, l’expérience ér otique de
Jacques avec Justine est construite d’une manière particulière afin d’attirer l’intérêt du maître.
L’histoire d’amour du Jacques diderotien avec Justine per met la construction du système
de sympathie du texte (en transgression continue vers un mo nologue élogieux développant
implicitement une dimension fallacieuse) autour de la chambre mystérieuse de Bigre le fils où
se cachait Justine pour que Bigre le père n e la voie pas. Pendant le susceptible moment de
trahison de son ami, la chambre est access ible seulement pour Jacques et Justine. Or,
l’inaccessibilité de l’autre fait corollairement partie de cette technique de manipulation de la
parole et de la perspecti ve, nous permettant ainsi la mise en question de la vérité de l’histoire de
Jacques, vue a ussi sa prédilection inhérente pour l’exagération. Étant donnée cette hypothèse,
on peut déduire que les personnages, inconscients de leur fonction focalisatrice à l’ intérieur de
l’histoire, tendent à rendre comme vérité captivante une expérience subjectiv e, peut -être située
dans la proximité de la banalité . Son histoire, fondée sur la technique du climax, devient de plus
en plus intéressante parce que Jacques ne dévoi le pas seulement sa trahison par rapport à son
ami, mais aussi la trahison de Justine, qui a accepté de coucher avec lui.
Son histoire a un caractère métatextuel sous-jacent par rapport à l’histoire de base,
soulignant le rôle de la fiction dans la configu ration d’un roman à pouvoir fascinatoire , au-delà
de la banalité médiocre. L’insignifiance du voyage de Jacques et de son maître est doublée par
cette histoire, située, apparemment, sous le signe de la vérité, mais présentée d’une manière
exagérée, donc pr esque comme une fiction. La dimension fictionnelle de l’histoire d’amour avec
Justine est dévoilée par cette incongruence qui se crée entre le fait divers du voyage et son
aventure amoureuse et « piquante », au -delà de la banalité.
Comme l’histoire de base présente un Jacques avec peu de traits, indéfini, réduit au rôle
de raconteur ou de valet du maître qui ne connaît pas le pourquoi de son voyage, alors, l’histoire
du dépucelage de Jacques articule la connaissance de tous les détails pour créer l’illusion de la
vérité. Jacques connaît ce que fait Bigre le fils, ce que fait le père de son ami, il sait ce que pense

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Justine et, en plus, il a réussi à garder le secret de sa trahison. Par conséquence, on peut parler
d’un écart entre sa fiction parfaitement surv eillée et quadrillée et la réalité fluctuante de son
voyage qu’il ne peut pas maîtriser . Il y a une tension (presque ridiculisée) entre l’histoire de son
passé, parfaitement connue, et l’histoire de son voyage, qui est une histoire vouée au hasard. La
perspective unique de son histoire amoureuse rend le récit inattaquable du point de vue du
contenu prenant la forme d’un passé conditionné par son narrateur conditionnant. Donc, son
histoire à tendance dogmatique se situe là-haut par rapport aux lecteurs d’ ici-bas. Le principal
« lecteur » de l’histoire de Jacques est le maître, qui, finalement, n’ a d’accès qu’à la perspective
légitimée par Jacques.
Dans cette perspective, on peut entrevoir l’interrelation fonctionnelle de ce récit avec le
macro -dialogue didero tien narrateur -lecteur. Comme le narrateur implicite de Diderot spécule
sur la probabilité d’autres pistes potentiellement valables du roman en changeant
hypothétiquement le cours du fil narratif, inversement, on peut supposer que plusieurs pistes
narrativ es sont réduites à travers un processus de sélection par le narrateur -personnage voulant
rendre cohérent son micro -roman. Pour que son « roman » soit captivant, avec des côtés
piquants, Jacques le configure en fonction de ce but (susciter l’intérêt de l’in terlocuteur) qui lui
permet de rendre sa vie plus fascinante. La trahison est rendue équivoque à travers la parole
transgressant le réel vers l’ invisible. La trahison, acte immoral par définition, est située par
Jacques sous le signe de la fatalité : « Le commerce de Bigre et de Justine était assez doux ;
mais il fallait qu’il fût troublé : cela était écrit là -haut ; il le fut donc. »96 Selon l’app roche
émique97, Jacques transfère à sa personnalité une fonction supra -personnelle, soulignant la
manière dont il voit son rôle central dans le système du destin auquel il se rapporte pour
neutraliser le regard critique de l’autre. Il s’auto -investit avec u ne fonction cardinale98 qui est
nodale pour la cohérence déterministe de son micro -roman à statut de monde possib le, pas réel.
Le monde réfractaire à la vie errante de Kundera permet la circularité ou la rencontre
entre les mêmes personnages ou entre le pas sé rendu théâtralement présent et le présent même.
L’histoire de Jacques avec Justine est mise en scène dans l’e space de l’estrade, mais cette
histoire du passé est doublée par la rencontre finale entre Bigre le fils et Jacques. Or, cette
rencontre finale expose le côté ridicule de toute la situation. L’éloge de Jacques, qui affirmait

96 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 240.
97 Cf. Gerald Prince, A dictionary of narratology , Lincoln&London, University of Nebraska Press, 1987, p. 25.
98 Ibid. , p. 11.

39
sa capacité de conquérir la fem me de son ami, devient l’objet du rire. À la fin, Jacques est celui
qui a besoin de l’aide de son ami pour échapper à la prison.
Si l’histoire de Jacques diderotien peut être vue comme une fiction de soi mystifiante,
chez Kundera, placée sous un angle dif férent, l’histoire du dépucelage de Jacques est vue comme
une confrontation ridiculisée entre deux réalités distinctes, le présent de la fausse amitié et le
passé de la trahison. En plus, toute la légèreté de la trahison est suspendue vers la fin par la
perspective d’un autre. La vérité absolue et comique d’un personnage vacille à travers les
paroles d’autrui. Bigre le fils présente à Jacques le p ôle inconnu de sa propre histoire qui lui a
échappé : l’apparition de son fils. Or, le fils de Justine avec Jacq ues est l’élément qui déconstruit
l’image de conquéreur de Jacques, celui -ci devenant soumis à une situation ridicule et
indésirable. Le fils re présente l’échec de son aventure érotique, réactualisant ainsi le motif du
trompeur trompé.
De ce point de vue, on doit avancer que chez les deux auteurs, les histoires se configurent
en fonction de deux coordonné es distinctes : l’optimisme et le pessimism e. L’histoire de Jacques
diderotien est assez optimiste et comique, vu la fin extrêmement heureuse, presque irré elle entre
Justine et Bigre le fils. Contrairement au monde diderotien où l’histoire de Jacques avec Justine
a une fin heureuse, la fin de l’his toire de Jacques kundérien transgresse vers une perspective
plus pessimiste.
Si Jacques diderotien, comme l’hôt esse du Grand -Cerf d’ailleurs, est dans un rapport
d’autocratie par rapport à son histoire, l’histoire de Jacques kundérien est une confrontatio n avec
la réalité de sa trahison, prouvée par l’apparition de son fils. L’évènement montre la toute –
puissance qu i échappe au personnage -narrateur kundérien, le hasard faisant que son acte de
trahison transgresse vers un acte en dehors de son contrôle aucto rial. L’histoire comique de son
dépucelage devient l’histoire de son impuissance ou du hasard contrôleur. Cette preuve est la
faille qui s’abîme entre une histoire située au niveau des mots et de l’imagination, contrôlée par
un seul personnage et l’histoir e du hasard incontrôlable à l’intérieur de laquelle le passé d’une
conquête quelconque se transforme involontair ement dans une problématique familiale
irréversible.
Quant au maître, le public cible de l’histoire du dépucelage, il ne connaît pas le point
culminant de l’histoire de Jacques, caché au dedans de la chambre silencieuse. Il est réduit à une
cécité et oblig é, en même temps, d’accréditer la seule perspective présentée. La réduction au

40
niveau des mots de cette étape de l’histoire déclenche chez les d eux auteurs le fonctionnement
de l’imaginaire ayant la mission de combler les trous narratifs. Le silence de la chambre permet
au maître de développer une thématisation binaire présente tant à l’intérieur de S 1 qu’à l’intérieur
de S 2 : la nécessité de mieu x connaître les femmes et les amis. Sa critique éthique à caractère
universel tourne en dérision, parce qu’il n’ a pas la capacité de projeter sur lui -même l’image
découverte dans l’histoire de l’autre, lui aussi étant sous le fardeau d’une histoire semblab le.

3.1.3. La deuxième chambre mystérieuse

Les différentes boucles temporelles nous permettent de voir le lei tmotiv de la chambre
présent à l’intérieur de l’histoire problématique entre Saint -Ouin, Agathe et le maître de Jacques.
Si Jacques, dans son hi stoire du dépucelage est le traître de son ami, alors, en utilisant la fonction
de contrariété du carré sémiotiq ue greimasien99, le maître est la victime de son ami -bourreau, le
chevalier de Saint -Ouin.
Le maître de Diderot configure son histoire autour du motif de la chambre, toujours
connoté érotiquement, motif qui lui permet de projeter l’image de la victime sur s a propre
personnalité. La chambre n’est plus l’espace de la conquête, mais du piège. Cette image de
victime est totalement déconstruite par sa d ernière action, présente aussi chez Kundera –
l’assassinat du chevalier, détruisant l’image de l’innocent. À tra vers un processus
d’interchangeabilité, la victime du chevalier se convertit dans le bourreau de son ami. Or, ce
moment irrationnel, présent che z les deux auteurs dévoile le dehors de l’ordre, ce que Milan
Kundera appelle « l’aspect a -causal, incalculable, voire mystérieux, de l’action humaine »100.
Comme le motif transcendantal est seulement une fonction apparente de l’existence, alors les
désirs corporels et irrationnels représentent le reflet contrepointique soulignant « la permissivité
absolue en matière de morale sexuelle »101, y compris le meurtre . Son geste irréfléchi en dehors
de tout déterminisme devient le point déstabilisateur de tou te sa réalité « fictionnelle » où il était
la victime du chevalier.

99 Cf. Gerald Prince, A dictionary of narra tology , op. cit., p. 85.
100 Milan Kundera, L’art du roman, Paris , Gallimard, 1986 , p. 79.
101 Martine Boyer -Weinmann, Lire Milan Kundera , op. cit ., p. 79 .

41
Au début de son histoire, le maître diderotien se rê ve comme l’homme courageux qui
affirme avec insistance qu’il ne veut plus investir sa fortune dans une bourgeoise, donc il a le
pouvoir de se séparer d’Agathe. Puis, il est influencé par le chevalier de Saint -Ouin, maître de
l’art de la manipulation de la vérité : « Croyez aux amis ! »102. On peut voir l’ironie à fonction
antiphrastique qui sous -tend ce conseil en construisant un contre -discours du non -dit. Pourtant,
on ne doit pas oublier que les mots du chevalier sont entièrement les mots du maître. Ces pa roles
d’une histoire maniché enne (le maître – le personnage positif, le chevalier – le personnage
négatif) peuvent être stratégiquement associées au chevalier pour construire une grille éthique
en faveur du maître. Son micro -roman est le seul espace où il détient la toute -puissance, étant
omnipotent et omniscient. Il transmet à Jacques une histoire englobant les mots d’autrui, vus
comme un pilier de soutien qui justifie sa démarche érotique et immorale. Dans la perspective
de Mikhaïl Bakhtine, le monde exté rieur du maître est présenté « du dedans du héros »103. Or,
l’ordre mis en mots par le maître tend à être plus ordonné transgressant ainsi vers sa propre
fragilité et son démontage, d’où son action finale irréfléchie. Le maître endosse le masque de
l’hypocri sie, parce que, si nous analysons attentivement ses paroles, on observe qu’il désire
coucher avec Agathe en changeant son rôle avec celu i du chevalier, les mots du chevalier
représenta nt seulement un encouragement dans ce sens .
Chez Kundera, l’unité narrat ive rendue cohérente par l’imaginaire ou l’image -montage
créée par les paroles du maître est défaite/refaite à travers l’autonomie de Sa int-Ouen mise en
évidence par une discussion, inexistante chez Diderot, entre Jacques et le chevalier. Celui -ci lui
dit l’intention malicieuse, cachée derrière son désir de changer le rôle du maître avec le sien
pendant une nuit avec Agathe. Or, contrairem ent au roman où Saint -Ouin était « le personnage »
du maître, la pièce de théâtre ajoute cette scène qui montre plus exp licitement les plusieurs
déguisements d’un personnage autonome. Ce moment souligne les angles différents de vue d’où
on aborde un person nage, Jacques le voyant comme un traître grâce à cette discussion, tandis
que le maître continue à le voir comme son ami . D’ailleurs, cette scène où le chevalier dévoile
ses intentions malicieuses illustre le comique qui se crée autour du maître de Jacques . Celui -ci
veut attraper Agathe dans son piège, mais c’est lui qui arrive dans le piège de celle -ci et de son
« ami », le chevalier.

102 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 283.
103 Mikhaïl Bakhtine, L’esthétique de la création verbale , Paris, Gallimard, 1984, pp. 108 -109.

42
Mais la conclusion centrique qui découle de la narration du maître de Jacques est
l’incessante répétition des histoires, t out comme leur pièce de théâtre est une variante dédoublée
d’un roman du XVIIIe siècle. Dans le cas de l’histoire du maî tre kundérien, le rire lucide éclate
au moment où Jacques peut déchiffrer la perfidie du chevalier, mais il ne peut comprendre sa
propre perfidie, même pas quand le maître le souligne explicitement : « J’admets que c’est un
salaud [Saint -Ouen], mais pour l ’instant il n’a rien fait d’autre que ce que tu as fait à ton ami
Bigre »104. Le rire lucide dévoile cette contradiction qui existe entre le moment où Jacques veut
attirer l’attention du maître sur la duplicité du chevalier et sa propre incapacité de se reco nnaître
dans l’image du chevalier, lui aussi étant le personnage qui a créé un piège pour son ami , Bigre
le fils. Que l’histoire de son maître soit une mise en abîme de l’histoire de Jacques, cela reste au
niveau d’une constatation subliminaire pour Jacque s et pour son maître en dépit de toutes les
évidences. Les deux ont besoin de cette répétition, la seule qui puisse leur donner l’illusi on
d’une identité achevée.
Chez Kundera, à travers l’histoire du maître de Jacques, on observe qu’elle répète les
problématiques présentes à l’intérieur du roman de Diderot, mais elle représente aussi une
reconfiguration de l’histoire de Jacques kundérie n. De nouveau le même ridicule de la situation,
le même motif du trompeur trompé, la même apparition d’un enfant indésir é et, de nouveau, un
comique de situation, mais construit d’une manière lucide grâce à cette répétition obsédante.

3.1.4. Comment lit -on le non -écrit ?

À notre avis, l’histoire du grand rouleau et celle de réécriture représente nt une quatrième
histoire présente chez les deux auteurs. Le problème du grand rouleau de Diderot se convertit
dans le problème de la réécriture chez Kundera. Il est intéressant d’observer comment l’histoire
supra -personnelle, théoriquement inconnue à eux, se transforme dans une hi stoire avec son côté
fictif, réduite aussi à un pragmatisme. On parle de pragmatisme, parce qu e tant l’image du grand
rouleau que celle de la réécriture sont vues comme des outils justificateur s pour les décisions
des personnages.

104 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. ci t., p. 81.

43
Pourtant, il y a une telle lecture présente deux axes différemment orientés. Jean Rush
propose deux lignes directrices fondant les actions des person nages : « le faire » et « l’être »105.
Or, cette distinction est symptomatique pour illustrer la lecture (subjective) de la transcend ance :
les personnages diderotiens le font en fonction du faire, tandis que les personnages kundériens
le font en fonction de l’être. Chez Diderot, toute interpellation du grand rouleau s’interpose
entre les expériences d’un sujet et le monde extérieur (« Si la doctrine [le fatalisme] est bonne,
les miracles sont de Dieu ; si elle est mauvaise, les miracles sont du diable. »106). Or, chez
Kundera, la problématique de la réécriture acquiert symboliquement des valences ontologiques,
celle -ci s’interposant entre l’être et le non -être qu’il est à cause de la réécriture. Pour lui, la copie
dépourvue du poids existentiel est la seule alt ernative : « Tu penses que l’on croira celui qui a
réécrit notre histoire ? Que l’on ne va pas regarder dans le ‘texte’ pour voir q ui nous sommes
vraiment ? »107. Les autres ont besoin de se rapporter au texte originel, donc au roman Jacques
le Fataliste , pour légitimer leur identité.
La problématique du grand rouleau développe plusieurs coordonnées : esthétique,
sociale et ontologique. Du point de vue social, la manière dont on lit le grand rouleau ne traduit
pas simplement l’interprétation subjective de la trascendance. Celui -ci est aussi un miroir de la
société montrant le monde de Diderot comme une forme de guerre où « il n’y a pas d e héros
prêt à dédommager les victimes »108. À l’intérieur de la société diderotienne, ce qui est écrit là –
haut prend la forme d’une hiérarchie rigoureusement construite décidant qui est le bourreau et
qui est la victime.
Le grand rouleau diderotien dévelop pe aussi le problème des réécritures relativisant la
vérité absolue, chaque réécriture représentant une distanciation par rap port à la « vérité »
absolue. Même le grand -père de Jacques, Jason, ne croit pas à la Bible à cause des redites109,
passage présent a ussi à l’intérieur de la pièce de théâtre, augmentant ainsi le questionnement qui
s’établit entre le sens de la vérité et la réécriture à caractère déformateur du texte originel. Chez
les personnages de Diderot, le fatalisme prend la forme d’une pensée méc anisée,

105 Jane Rush, « La tradition comique et son renouveau dans les historiettes de Jacques le fatalist e et son maître »
[En ligne], art. cit., p. 47.
106 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 310.
107 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. ci t., p. 77.
108 Jane Rush, « La tradition comique et son renouveau dans les historiettes de Jacques le fataliste et son maître »
[En ligne], art. cit., p. 46.
109 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 153.

44
inconsciemment répétée, mais qui, paradoxalement et risiblement, n’a pas perdu la valeur de
vérité pour eux (« Jacque s disait que son capitaine disait […] »110). On observe que les
personnages n’ont d’accès immédiat à la vérité qu’à travers des inter médiaires plus ou moins
crédibles. Jacques légitime ce qui est là -haut, ayant comme argument seulement les paroles de
son cap itaine.
On voit bien que la prescription du là-haut à caractère de méta -écriture, dogmatique par
définition, fait signe en les sou terrains d’ ici-bas111. Cette règle désigne en fait la configuration
esthétique et sociale de toutes les histoires. La méta -fictionnalité s’inscrit ainsi dans le réseau
des relations sociales. Mme de la Pommeraye prescrit à la fille d’Aisnon le nouveau rôle d e
chrétienne, Jacques prescrit à Justine de se taire pour qu’elle reste l’amoureuse fidèle pour Bigre,
le chevalier de Saint -Ouin prescrit au maître de Jacques ce qu’il devrait faire pour arriver dans
le lit d’Agathe. Ces répétitions obsédantes perdent le caractère comique en se transformant dans
une écriture satirique, lucidement construite, d’où notre concept de rire lucide .
Ces histoires illustrent aussi comment le narrateur construit son histoire en se situant au
centre et en dirigeant autocratiquement les ficelles du contenu, mais aussi comment, à l’intérieur
de l’histoire même, il y a d’autres personnages qui sont autocrat iques par rapport aux autres.
Les personnages forts obligent les personnages faibles de jouer un rôle, d’où la récurrence de
ce mot qui apparaît 14 fois, toujours illustrant la manière dont une personne est soumise à une
autre, forcée à une réinvention de soi-même pour atteindre l’état -frontalier du moi transposé en
l’autre .
Chez Kundera, la manière sociale de lire la transcendance s e dilue dans une
problématique ontologique. Les personnages ne peuvent plus lire ce qui est au -dessus d’eux. La
légitimité de leurs rôles prescrits sont ainsi mis en doute, plutôt sous le signe de la
délégitimation. Le problème articulé par Kundera est la méconnaissance : Si je rejoue un rôle
déjà joué, alors qui suis -je ? Tout cet enchaînement de réécritures répétitives annonce la crise
de l’originalité (esthétique et ontologique à la fois ), la désindividualisation causée par
l’uniformité des vies ayant co mme effet « l’oubli de l’être »112 husserlien . Il en résulte que toute s

110 Ibid., p. 35.
111 Yves Citton, « Jacques le fataliste : une ontologie spinozi ste de l’écriture pluraliste » [En ligne], in Archives de
Philosophie , vol. 71, no 1, 2008, p. 81. URL : https://www.cairn.info/revue -archives -de-philosophie -2008 -1-page –
77.htm , consult é le 30 avril 2019. Les termes de « prescrire » et « méta -écrire » sont utilisé s par Yves Citton dans
son analyse de l’histoire du Père Hudson .
112 Milan Kundera, L’art du roman , op. cit., p. 18.

45
les écritures restent méconnues aux personnages. Personne ne peut lire ce qui est au -dessus
d’eux, personne ne peut se lire consciemment dans l’histoire de l’autre ou dans sa propre
histoire, même si les similarités entre les situations de vie sont omnip résentes.

3.2. La parole (dé)formatrice

À travers les histoires analysées, la parole construit des pseudo -mondes destinés à une
représentation imaginaire. Leur principal rôle est celui de créer du plaisir compensatoire par
rapport au réel indésirable.
Au niveau stylistique, la distinction la pl us radicale entre Diderot et Kundera est celle
entre la démocratisation au niveau du langage (qui reste pourtant l’un soigné) et le défoulement
du langage trivial. Les mêmes situations sont soumises à un processus de trivialisation ayant la
mission de prod uire un plaisir imaginaire chez l’auditoire. Le plaisir créé par l’intermédiaire de
la parole s’oppose à la réalité qui ne peut pas être maîtris ée et réduite à une pensée déterministe.
Les personnages (se) créent à travers la parole. Même si Jacques le fat aliste est un roman
contre la littérature élitiste (« Comment un homme de sens, qui a des mœurs, qui se pique de
philosophie, peut -il s’amuser à débiter des contes de cette obscénité ? »113), il est évident que
les personnages utilisent la parole pour se cré er, pour dépasser leur banalité et médiocrité en se
rendant exceptionnels. L’exemple le plus révélateur en ce sens est donné par le marquis des
Arcis qui trouve la fille d’Aisnon transfigurée comme une fusion entre la tête d’un vierge de
Raphaël et le corp s de sa Galathée114. Mais, à un niveau sous -jacent, on a pu observer que même
l’histoire de l’hôtesse de Grand -Cerf est plus attractive que la réa lité de l’auberge avec ses
problèmes quotidiens, ou que les histoires érotiques de Jacques et son maître sont ra contées pour
rendre leur voyage banal plus palpitant. D’ailleurs, cette démarche de la transfiguration est aussi
la technique utilisée par les p ersonnages kundériens. Le chevalier de Saint -Ouen décrit Agathe
au maître de Jacques tout en fictionnalisant sa corporalité pour lui produire un plaisir imaginaire.
L’imagination constructrice de réalités possibles peut remplacer la réalité banale en la
rendant marginale par rapport au plaisir de la fiction. Or, en suivant cette ligne d’interprétation,

113 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 260.
114 Ibid. , p. 174.

46
on peut empl oyer la terminologie de René Girard . Celui -ci affirme que la transfiguration de
l’objet désiré par un autre à statut de médiateur augmente le dé sir de la conquête115 : le chevalier
de Saint -Ouen décrit Agathe en articulant oralement les désirs latents du maî tre, Mme de la
Pommeraye change la fille d’Aisnon pour que le marquis la désire.
Cette démarche de fictionnaliser la réalité est explicitement s oulignée par le narrateur
implicite diderotien, le besoin de parler étant vu comme une : « manie qui les tire de leur
abjection, qui les place dans la tribune, et qui les transforme tout à coup en personnages
intéressants »116. Pour échapper au « spectacle r idicule »117 de la réécriture, déficitaire par
rapport au texte original , les personnages kundériens rendent leur monde plus supportable à
travers les histoires érotiques et comiques mises en scène, plus fascinant que le fardeau de la
réalité de leur état vi dé de sens. Vivre à travers ces représentations représente une manière de
déformer la réalité, et d’essayer, finalement, à la rendre plus supportable.
La construction particulière du monde diderotien, insistant sur les « côtés piquants », se
voit aussi au niveau du dialogue. Les histoires d’amour, celle de Jacques, de son maître ou de la
Mme de Pommera ye sont extrêmement ornées d’une manière qu’on pourrait appeler
« romantique », mais ironiquement dégonflée par le rire lucide à travers le dialogue du récit de
base entre Jacques et son maître situé aux frontières de la banalité. Dans le cas de Mme de la
Pommeraye, les phrases bien formées, les structures amples, les mots profonds projettent l’échec
érotique dans une sorte de tragédie classique :

[…] mais… ma is une femme accoutumée comme elle à examiner de près ce qui se passe
dans les replis les plus sec rets de son âme et à ne s’en imposer sur rien, ne peut se cacher
que l’amour en est sorti. La découverte est affreuse, mais elle n’en est pas moins réelle.
La marquise de la Pommeraye, moi, moi, inconstante !118

Parallèlement à cette histoire tragiquement projetée, il y a le contexte dans lequel on
raconte cette histoire, l’auberge dans lequel les personnages, en se soumettant à l’ivresse
auditive de la fictio n, boivent, discutent des banalités. Dans ce contexte, les structures
syntaxiques de leur dialogue semblent plus proches d’une conversation authentique morcelée.

115 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque , Paris, Bernard Grasset, 1961, p. 25.
116 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 216.
117 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommag e à Denis Diderot en trois actes, op. ci t., p. 45.
118 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 148.

47
Or, cette construction en miroir de nature presque antinomique déconstruit de l’intérieur le
tragique de Mme de la Pommeraye qui tourne en dérision.
Chez Kundera, le même épisode souffre une réelle réduction stylistique, la réplique de
la marquise étant plus naturelle : « Je refuse de me mentir à moi -même. L’amour a quitté mon
cœur. C’est une affr euse découverte, mais elle n’en est pas moins vraie »119. La parole
kundérienne est tout simplement un instrument de dissimulation. Même transposée dans une
fiction, elle ne peut plus être tributaire à une vision « romantique », toujours ridiculisée dans le
monde kundérien, parce que l’anti -sentimentalisme est dominant à l’intérieur de cet univers
fictio nnel.
La parole qui peut déformer l’histoire banale de la vie en inventant des histoires plus
fascinantes crée ainsi une tension entre une réalité imaginée o u racontée et la réalité banale.
Cette tension va dévoiler les enjeux de ce dédoublement permanent du récit de base.

3.3. Les enjeux d’une mise en abîme

En analysant toutes ces histoires, on a pu observer un point commun : la réalité est
dédoublée par un e construction verbale plus fascinante où le passé malléable est articulé d’une
manière positive ou négative par le présent. Ce dédoublement, qui suit les aspects « piquants »
de la vie est une manière de mettre en abîme l’œuvre entière.
Notre hypothèse v eut souligner que les personnages -narrateurs de Diderot ont la manie
de contrôler extrêmement leurs histoires d’où le manque d’« autonomie » gestuelle ou v erbale
chez les autres personnages intradiégétiques. Cette autocratie crée une discordance. Au niveau
de l’interprétation des historiettes, la polyphonie est toujours subsidiaire (Jacques et son maître
qui commentent différemment l’histoire de l’hôtesse de Grand -Cerf) mais, au niveau des
histoires fictionnelles il y a une stabilité sécurisante, la relativ ité étant hors du doute. Or, le point
d’intersection entre la relativité augmentée par des interprétations multiples et la vérité unique
de ces histoires e st le point de déconstruction du rire lucide, l’univocité étant suspendue par la

119 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. ci t, p. 53.

48
démultiplication des perspectives ou par ce que Roland Mortier appelle « la conscience aiguë
de la multiplicité de l’homme, de l’être et de la vérité »120.
La polyphonie, en déc lenchant l’effet de relativité, est présente plus évidemment chez
Kundera. À l’intérieur de sa pièce de théâtre, les personnages ont le droit à la parole venant
contre le courant dominant du narrateur (Jacques qui modifie la fin de l’histoire de Mme de la
Pommeraye, le fils Bigre montrant à Jacques la fin de son histoire avec Justine inconnue jusque –
là à lui, le fait qu’elle a un fils de lui). Mais, il est intéressant de remarquer que Jacques
diderotien, son maître ou l’hôtesse réalisent des micro -romans dans lesquels ils poursuivent la
démarche narrative du narrateur implicite. Si la première règle à suiv re est l’omnipotence
auctoriale, la seconde se focalise autour du pouvoir créateur de l’imaginaire (même ex nihilo ) :
« je vois seulement qu’avec un peu d’imagination et de style, rien n’est plus ais é que de filer un
roman »121, comme l’affirme le narrateur rieur de Diderot. Dans un jeu ironique, les micro –
romans matérialisent les lignes directrices du jeu textuel créé par le couple lecteur -narrateur
implicite.
Donc, le rire lucide, comme une relation entre les micro -romans créés par les
personnages omniscie nts à l’intérieur de leurs histoires et le manque de conscience en ce qui
concerne le pourquoi de leur voyage, est un instrument métatextuel de décr ochage de la
configuration de mondes possibles, donc une manière d’ironiser toute histoire qui a la prétenti on
de configurer des vérités absolues. L’omniscience des personnages par rapport à leurs histoires
se déconstruisent par le récit de base soulignant le manque de connaissance de leur état présent :
ils sont perdus entre les divers repères temporels et spat iaux, en s’y ajoutant le manque de leur
but final. Donc, la métatextualité de Diderot veut construire un lecteur qui doit prendre
distanciation par rapport à la diégèse, quelque réaliste qu’elle soit.
Chez Diderot, toutes les histoires d’amour deviennent u ne mise en abîme de la manière
explicite de construire une histoire quelconque, fondée sur l’imaginaire. Tous les personnages
utilisent pour la conf iguration de leurs histoires une omniscience sélective en adoptant une
focalisation interne fixe.122 Toute orc hestration de l’histoire leur est permise à travers un

120 Rolan d Mortier, « Diderot et le pro blème de l'expressivité : de la pensée au dialogue heuristique » [En ligne], in
Cahiers de l'Association internationale des études françaises , n° 13, 1961, p. 284. URL :
https://ww w.persee.fr/doc/caief_0571 -5865_1961_num_13_1_2204 , consulté le 3 mai 2019.
121 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 279.
122 Cf. Gerald Prince, A dictionary of narratology , op. cit ., p. 31.

49
processus dialectique entre la paralipse et la paralepse123, en fixant forcément leur récit de vie
sous le signe de la diffraction. Ces histoires entretiennent un rapport permanent avec l’arrière –
plan de la réalité sociale. Celui -ci disparaît chez Kundera et les problèmes de l’écriture en crise
convergent vers le statut problématique de la réécritur e comme simple mimétisme au niveau du
signifiant et vidée au niveau du signifié. Par extension, de la problé matique esthétique
consciemment assumée par les personnages découle la problématique ontologique. Cette
problématique articule le changement d’en jeu qui se déploie chez Kundera parce que la mise en
abîme de chaque histoire révèle le fait que l’homme doit a ccepter un rôle toujours réduit à une
répétition.

Ce chapitre a eu l’intention de décoder le mouvement textuel de la construction du roman
et de la pièce de théâtre, le rire lucide servant de mise en rapport entre X et Y ou entre le méta –
écrit et le récit de base. Il a un rôle dé -constructeur de toute la représentation faussée par
l’imaginaire et qui se prétend être vraie. Le chapitre suivant aura do nc comme but de synthétiser
la manière dont le personnage diderotien et celui kundérien sont configurés à tr avers les relations
qui les rattachent à un monde étranger à eux.

123 Ibid. , pp. 68 -69. On peut soupçonner qu e les personnages, devenant tour à tour des narrateurs, aient la
prédilection d’exagérer ou d’omettre des aspects importants de leurs histoires.

50
Chapitre IV
Deux Weltanschauungs distinctes

Si dans le chapitre précédent, on a identifié que chaque micro -histoire, par rapport au
récit de base a un caractère métatextuel sous-jacent , le dernier chapitre aura comme but
d’illustrer qu’il y a deux visions distinctes sur le monde. Pourtant, pour qu’o n suive les points
de discontinuité qui déterminent les changements de perspective d’un auteur à l’autre, il est
nécessaire de souligner qu’à l’ intérieur des deux univers fictionnels, il y a beaucoup de points
communs qui permettent une sorte de continuité dialoguée entre les deux auteurs.
Premièrement, en analysant d’une manière globale les deux œuvres, on peut affi rmer
que les deux présentent d es traits qu’on pourrait qualifier de « postmodernes » si l’anachronisme
est acceptable dans le cas de Diderot : le fragmentaire, l’esprit ludique, la relativité, le manque
de psychologie, etc. En plus, comme le souligne Lyotard, dans le monde postmoderne « la
fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le
grand b ut »124. En suivant cette direction, on peut mettre en évidence que les personnages sont
des anti -héros, délégitimant ainsi la figure du grand hér os. On parle, par conséquent , d’une
démocratisation du visible, plus accentuée chez Kundera, où les personnages disposent de toute
liberté en ce qui concerne le langage employé, d’où le changement du registre stylistique, plus
trivial par rapport au roman du XVIIIe siècle . En fait, chez Diderot, les deux voyageurs
rassemblent à des vagabonds ou à des marginaux. Pour eux, une telle ou telle auberge représente
le lieu où ils peuvent dormir, manger, parler. Ils n’ont pas de rôle très bien défini dans la sociét é
où ils vivent. Chez Kundera, ils perdent même ces rôles insignifiants de voyageurs, leur voyage
est une sorte d’anti -voyage, le maître et Jacques ayant seulement l’illusion qu’ils se dirigent vers
un lieu quelconque. On peut affirmer que ce voyage imagin aire, réduit finalement à un statisme,
représente un effet d’intertextualité. Le motif du voyage du XVIIIe siècle se propage d’une
manière déficitaire à l’intérieur de l’œuvre du XXe siècle. Autrement dit, ils croient qu’ils font
un voyage, comme ses prédé cesseurs l’avaient fait, mais, en réalité, ce motif est l’un
fragmentaire, une réplique imparfait e de l’image originale du voyage, d’où l’absence des
chevaux, souligné aussi par les personnages. Cette observation reprend l’idée selon laquelle

124 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne , Paris, Minuit, 1979, pp. 7 -8.

51
même ces pers onnages représentent des images dédoublées, soumis à une réduction identitaire
par rapport aux pe rsonnages « source » du XVIIIe siècle.
Comme on a déjà souligné maintes fois, la structure théâtrale, fondée sur une double
répétition, verticale et horizonta le, vise la crise du personnage qui perd même le rôle d’un anti –
héros. La problématique de l’anti -héros devient, chez Kundera, la problématique des non -rôles
qu’on doit assumer, d’où la perte de l’individualité à cause de la répétition. Les personnages
sont contraints d’adopter un rôle imposé par un autre, par exemple, par l’écrivain ou par le
contenu du texte original. Or, ce cadre fixe qu’ils doivent assumer a comme conséquence la
perte de l’indiv idualité.
D’ailleurs, il est évident qu’on peut parler chez les deux auteurs d’une déconstruction
des grands périls. Ils sont des personnages qui voyagent d ’une auberge à l’autre ou des
personnages qui sont réduits à un statisme, avec des connotations existentielles, chez Kundera.
Peut-être, l’action plus dynamiqu e, qui peut être considérée en dehors du banal, est l’assassinat
du chevalier de Saint -Ouin. Mais , cet épisode, par rapport à la banalité des autres, est assez
fallacieusement placé. Cet évènement semble plutôt illogique, représentant, en fait, l’un des
épisodes qui déconstruisent d’une manière risible le déterminisme auquel les personnages se
rapport ent.
Deuxièmement, ce chapitre va contourner la théâtralité qui est omniprésente chez les
deux auteurs, symptomatique pour illustrer la vision sur le monde. M ais on identifiera deux
types de théâtralité. Le theatrum mundi de Diderot est lié à une fonction sociale et presque
didactique, d’où la réplique de Jacques : « Il y a les quiproquos d’amour, les quiproquos
d’amitié, les quiproquos de politique, de finance , d’église, de magistrature, de commerce, de
femmes, de maris… »125. Ces rôles omniprésents dans le monde de Jacques et de son maître
sont, en fait, des critiques extrapolables dans la société réelle du XVIIIe siècle. Le monde de
Diderot ne s’intéresse pas a ux problèmes psychologiques de l’être ou de l’identité. Ce point
marginal de l’œuvre Jacques le F ataliste devient central à l’intérieur de la pièce de théâtre de
Kundera où les rôles multiples d’un personnage sont liés à une réduction identitaire qui pesse
occasionnellement sur la conscience des personnages. Mais le rôle représente, finalement, la
seule identité pour eux.

125 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, op. cit ., p. 89.

52
Troisièmement, on avancera la question suivante : Dans quel monde vivent ces acteurs ?
Pour qu’on puisse répondre à ce questionnement, on analysera les repères spatiaux et ceux
temporaux, qui soit ils sont elliptiques, soit ils perden t, au fil de la narration, la dimension
logique. Cette méconnaissance du monde extérieur dévoile sa conséquence qui en est le
complément : l’inexistence d’un r apport entre le sujet humain et le monde traduit,
corollairement, la méconnaissance des personnag es par rapport au monde ou à soi -même.
Comme l’être est déterminé par le chronotope, on peut tirer la conclusion que les personnages
des deux mondes fictionnel s ont une identité vague, comme l’est aussi le monde où ils vivent.
Chez Diderot, cela peut être expliqué par le fait que les personnages ont une fonction précise,
celle de déconstruire une pensée philosophique. Ils n’ont pas besoin, par conséquence, d’une
identité clairement contournée, parce que l’accent ne tombe pas sur cet aspect plutôt
ontologiqu e. Dans le monde kunérien, où les personnages perdent même cette fonction
déconstructrice, l’homme a perdu tous les repères et vit dans une perpétuelle relativ ité dont il
est plus au moins conscient. Cette relativité, dans laquelle les personnages kundérie ns vivent,
devient symptomatique pour l’homme du XXe siècle. On doit faire, de ce point de vue, la
distinction entre les personnages diderotiens et ceux kundér iens qui sont plus conscient de leur
rôle. D’ailleurs, la relativité dont nous parlons est l’effe t de ce que nous avons appelé le rire
lucide .
Tous ces repères représenteront des points clés pour le développement de notre analyse
de ce dernier sous -chapitr e concernant la vision du monde qui diffère d’un siècle à l’autre.

4.1. La théâtralité du monde

Nous avons avancé l’observation que les deux mondes imaginaires de notre mémoire de
licence sont profondément théâtralisés, parce que tous les personnages jo uent des rôles. Si la
problématique du rôle dans le monde du spectacle ficti onnel apparaît dès la naissance, on doit
mettre en lumière comment se construisent ces rôles en analysant premièrement la manière dont
les personnages se rapportent à leurs rôles i nnés. De nouveau, nous avons deux visions
différentes, même si chez les deux auteurs les personnages sont conscients qu’ils sont forcés de
jouer un rôle prescrit. Il est plutôt non transgressible, les personnages étant dépourvus
d’autonomie et du pouvoir n écessaire de le modifier. Chez Diderot, ils sont les marionnettes de

53
l’auteu r (ou du grand rouleau, dans leur vision) et, chez Kundera, ils sont toujours les
marionnettes du même auteur (dans la pièce de théâtre apparaît explicitement que leur vrai
maître est Diderot), mais obligés à rejouer encore une fois le rôle de polichinelle par une autre
personne au -dessus d’eux. Placé dans un monde dédoublé, le rôle du personnage kundérien est
inévitablement scindé en perdant le contact avec le rôle véritable du tex te original, d’où la
présence de quelques discontinuités par rapport au roma n : les marquis d’Arcis qui ne veut pas
pardonner à la fille d’Aisnon sa trahison, comme il l’avait fait dans le roman de Diderot.
L’identité des personnages diderotiens est déjà p rescrite par le grand rouleau, vu comme
une image alternative du roman. Pour eux, le langage devient le premier miroir qui reflète leur
rôle de marionnette dans le monde fictionnel de l’Auteur autocratique : « je vous défie de lire
une scène de comédie ou de tragédie, un seul dialogue, quelque bien qu’il soit fait, sans
surprendre le mot de l’auteur dans la bouche de son personnage »126. Il n’y a aucune révolte
contre cette identité langagière imposée du dehors, même si celle -ci s’étend au niveau de leurs
gestes, de leurs décisions ou de leurs actions risibles et mécanisée s. Les personnages, quant à
eux, sont plongés dans un aveuglement existentiel, en se conformant tacitement à leurs destins
écrits là -haut. Ici, on doit préciser qu’en général, pour les person nages diderotiens les rôles qu’ils
doivent jouer représentent une manière d’expliquer toutes leurs décisions et leurs erreurs.
À l’intérieur du monde kundérien, les personnages s’embarquent dans une révolte
passive. Les rôles imposés par la réécriture son t vus comme un fardeau comprimant l’identité.
Les personnages doi vent se confronter avec leur rôle ou avec un Autre à statut de soi -même.
Mais, paradoxalement, la répétition réductrice de l’identité devient en même temps la seule qui
puisse leur offrir l’i llusion d’une identité achevée, bien qu’elle prenne la forme d’un e non –
identité ou d’un non -rôle. Les rôles strictement dictés par la réécriture auxquels ils ne peuvent
pas échapper se manifestent à travers plusieurs étapes : le maître et Jacques veulent c hanger les
femmes entre eux, mais c’est « trop tard »127 ; Jacques ne peut pas accepter la fin tragique entre
le marquis des Arcis et la fille d’Aisnon, qui vient en contradiction avec l’écriture originale ; le
maître qui, vers la fin, ressent le poids de so n action meurtrier : « Quelque chose me dit, Jacques,
que nous n’ avons plus beaucoup de temps. »128 Toujours à propos de la relation qui existe entre
le personnage et son rôle déjà forgé, Kundera transforme l’écriture de là -haut dans quelque

126 Denis Diderot, Jacq ues le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 311.
127 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. ci t., p. 29.
128 Ibid. , p. 91.

54
chose de risible , utilisée seulement pour articuler son rapport avec le texte ori ginal. Le côté
risible se voit à travers les actions irréfléchies des personnages , d’où la réplique de
l’aubergiste : « Vous n’avez pas besoin de réfléchir, il est écrit que vous allez prendr e du canard,
des pommes de terre et une bouteille de vin… »129.
En dehors du rôle imposé par la force supra -personnelle, il y a d’autres types de rôles.
Les rôles imposés par d’autres et les rôles que les personnages adoptent volontairement se
dévoilent à l’ intérieur des deux œuvres. On observe aussi des personnages multi formes, investis
de plusieurs rôles. Cette observation vient à l’encontre de la réplique du maître à propos de la
fille d’Aisnon : « il faut que son rôle soit un »130. Mais alors, comment lui, le maître, est -il à la
fois la victime et le bourreau du chevalie r de Saint -Ouin ? Cette contradiction entre les rôles de
la vie dénote que le personnage représente, finalement, une réalité plurielle. Or, de ce point de
vue, le thème de l’acteur renvoie à ce que dit Herbert Dieckmann à propos de la problématique
hegelie nne « être un, et être un autre »131. Par extension, les multiples formes d’un personnage
convergent vers la dissipation du moi dans des autres, un thème plus présent dans l’univers de
Jacques et son maître . Cette observation renvoie à « l’oubli de l’être » kundérien, les
personnages ne savent plus quels sont les contours de leur identité véritable.
Il en découle que les personnages de Kundera jouent toujours un rôle déjà joué, ils n’ont
pas d’a ccès à un rôle unique. Il y a une sorte de pression qui problémat ise les rôles et les identités
des personnages : « L’histoire des hommes a été réécrite si souvent que les gens ne savent plus
qui ils sont. »132 Chez Diderot, les personnages adoptent un rôle ou sont obligés de l’adopter,
mais pour eux il n’y a aucun mécon tentement par rapport à leur rôle : le poète de Pondichéry
doit accepter son rôle de mauvais poète, et il le fait joyeusement , Jacque s doit toujours reprendre
son rôle de bavard, Mme de la Po mmeraye impose à la fille d’Aisnon de devenir une chrétienne
absolue, Jacques impose à Justine de rester la maîtresse fidèle aux yeux de Bigre le fils.
L’omniprésence des rôles nous a permis de parler de théâtralité à propos de ces deux
univers fictionnel s. Pour comprendre les différentes visions de ce theatrum mundi , on analysera

129 Ibid. , p. 46.
130 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 196.
131 Herbert Dieckmann, « Le thème de l'acteur dans la pensée de Diderot » [En ligne], in Cahiers de l'Association
internationale des études françaises , n° 13, 1961 p. 167. URL : https://www.persee.fr/doc/caief_0571 –
5865_1961_num_13_1_2196 , consulté le 5 mai 2019.
132 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. ci t., p. 78.

55
deux cas plus marginaux, mais symptomatiques de ce point de vue : celui de l’enfant et celui de
la femme.

4.1.1. Quel rôle pour l’enfant ?

Nous commençons notre démarche par illustrer la problématique du monde théâtral à
partir de la manière dont l’enfant est vu à l’intérieur des deux univers fictionnels. La
problématique principale qui en résulte consiste dans deux visions différentes. Toutes les deux
sont visibles à l’intérieu r des paroles du maître qui projet te oralement l’avenir de son enfant.
Pour qu’on puisse configurer les deux visions distinctes, on fera une analyse en miroir à partir
des mots du maître. La première réplique est celle du maître diderotien, la deuxième, ce lle du
maître kundérien :

J’en fe rai un bon tourner ou un bon horloger. Il se mariera ; il aura des enfants qui
tourneront à perpétuité des bâtons de chaise dans ce monde133.

Je veux en faire un horloger. Ou un menuisier. Plutôt un menuisier. Il tournera à
perpétuité des bâtons de chaise e t il aura des enfants qui feront d’autres bâtons de chaise
et d’autres enfants et ceux -là engendreront à leur tour d’autres multitudes d’enfants et
de chaises…134

Les différences opérées par Kundera sont symptomatiques po ur illustrer deux démarches
distinctes. Premièrement, elles peuvent articuler d’une manière rétrospective les lignes
directrices de la vision diderotienne où chaque personnage, comme l’enfant, devra it jouer un
rôle dans le système social, un rôle qu’il acc eptera sans hésitation, sans le besoin de justification.
Deuxièmement, les déplacements d’accent effectués par Kundera révèlent une autre perspective,
plus pessimiste, du monde, où l’enfant doit se soumettre à un rôle, qui est en fait une répétition.
Un se ul épisode, vu comme un invariant qui unit les deux univers fictionnels, transgresse vers
une variation dans la pièce de théâtre.
Chez Diderot, l’image de l’enfant dans la société est directement l iée au topos du
theatrum mundi , la réplique du maître étan t une réponse pour la question de

133 Deni s Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 316.
134 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. ci t, p. 90.

56
Jacques diderotien : « Qui sait le rôle que ce bâtard jouera dans le monde ? »135 Or, la
problématique à caractère interrogatif trouve une réponse qui reprend une idé e déjà énoncée –
ce qui est écrit là -haut projette ici -bas des directions fixes. Autrement dit, le maître organise la
vie de son fils dans une « parcellisation » déjà ordonnée d’une manière autocratique par lui. On
observe que le rôle de l’enfant dans l’univers diderotien a plutôt un caractère social : il aura un
métier, il se mariera et il aura des enfants. Ce rôle est projeté d’une manière optimiste , d’où la
récurrence de l’adjectif « bon ». Pourtant, ce quasi -optimisme ne peut pas diluer enti èrement le
problème principal – celle de la mécanisation du vivant.
Chez Kundera, la question de Jacques en se focalisant sur le rôle de l’enfant n’existe
plus, mais il est évident que la réponse du maître a comme prémisse la même question. Chez
Diderot, il est évident que l’enfant jouera un rôle à l’intersection de l’humain et du social, mais
on ne sait pas le quel, le maître peut seulement le souhaiter . Or, à l’intérieur de la pièce de théâtre,
la perspective est plus tragique. Ce tragique est souligné d’abord par la disparition de l’adjectif
« bon », récurrent à l’intérieur de la réplique du maître diderotien. Ici, l’enfant est obligé de se
soumettre à cette mécanisation du vivant dont il sera conscient, comme l’est le maître au moment
où il présente le rôle de l’enfant . Cette observation liée à la conscience des personnages par
rapport à leurs rôles représente, en fait, la principale distinction entre l’image de l’enfant
diderotien et celle de l’enfant kundérien.
À l’intérieur du monde kundérien, l ’accent ne tombe plus sur l’être comme un être bon,
utile au monde, mais sur l’être comme répétition dépourvue d’autonomie, d’où la réitération
obsédante des mots « enfants » et « chaise ». Le pessimisme est accentué aussi par le silence
des points de suspension. La conjonction de coordination « et » augmente tragiquement l’image
de cette répétition comme seule certitude. Entre les plusieurs générations il n’y aura aucune
distinctio n, elles seront toutes égales, ce qui conduit à la déconstruction de l’intérieur des raisons
d’être. Toutes les générations feront d’une manière mécaniqu e des bâtons et des chaises. Or,
cette similitude éclaircit le fait que les personnages de l’univers ku ndérien agiront toujours d’une
manière répétitive, ils ne peuvent pas échapper à cette vie contraignante, qui se transforme dans
une copie presque fidèle de la vie des générations antérieures.

135 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 316.

57
D’ailleurs, l’image de l’enfant est récurrente à l’intérieur du monde de Jacques
diderotien, lui aussi provenant d’une famille dans laquelle le « grand -père Jason eut plusieurs
enfants »136. En général, l’enfant, chez Diderot, est vu d’une manière positive : « Et puis
[l’enfant] c’est le seul plaisir qui ne coûte rien. »137 Or, chez Kundera, l’enfant devient la « tache
à la fin de l’amour. »138 Projeté selon la perspective pessimiste, l’enfant devient une copie de
son paren t, un dédoublé qui perd son authenticité dès la naissance, en détruisant, en même
temps, l’unicit é de son parent. On parle d’une perte de l’unicité, parce que dans l’univers
kundérien, comme l’observe Nancy Huston « [d]evenir mère, c’est renoncer une fois pour toutes
à son individualité. »139 Autrement dit, l’enfant, comme processus négateur oblige ses parents ,
en général la mère, d’accepter des rôles sociaux préétablis, donc il détruit son individualité.
Ainsi, on peut expliquer les raisons de la tristesse d e Jacques quand il apprend que Justine a un
enfant de lui.
L’enfant dans l’univers de Diderot e st un être social. Le mariage, le métier qu’il
adopterait, tous ces éléments sont des coordonnées sociales qui lui sont imposées du dehors. Or,
l’enfant, à l’i ntérieur de l’univers fictionnel de Kundera, perd peu à peu les repères du monde
dans lequel il v it. Il perd le rôle social, parce que ce qui compte vraiment pour l’être du XXe
siècle est cet état angoissant de la répétition obsédante. Pour l’enfant de Kun dera la répétition
représente le seul modus vivendi . La réplique du maître suggère, par le pessim isme inhérent,
qu’un monde plein de répétitions tend à perdre son sens, devenant une simple mécanisation.
Nous considérons qu’à partir de l’image de l’enfant o n peut parler de deux lignes
différentes qui séparent les deux univers fictionnels : le pessimism e et l’optimisme.
L’optimisme est encore soutenu par la vision de Diderot où l’enfant acceptera sans hésitation
son rôle, comme le font tous les personnages, t andis que le pessimisme sous -tend tout l’univers
fictionnel de Kundera. Cette attitude, qui défin it d’une manière subsidiaire presque tous les
rapports entre les sujets humains et le monde auquel ils se rapportent est visible aussi à l’intérieur
du deuxièm e thème : celui de la femme.

136 Ibid., p. 153.
137 Ibid., p. 54.
138 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes, op. cit., p. 89.
139 Nancy Huston, Professeurs de désespoir , Arles, Actes Sud, 2004, p. 234.

58
4.1.2. La femme est ses/ son rôle(s)

Le titre de notre sous -chapi tre se focalise autour du jeu langagier entre l’unicité du rôle
et les rôles multiples qu’une femme peut avoir. La réduction du pluriel au singulier est
sympto matique pour illustrer les changements de perspective dans le monde théâtral de
Kundera. À l’inté rieur du monde diderotien, la diversité est notre observation de départ, parce
qu’il y a des mères, des veuves, des femmes indépendantes, des prostituées, etc. Cette diversité
des rôles de la femme est réduite à une uniformité à l’intérieur de la pièce de théâtre. La femme
chez Kundera devient plutôt un objet sexuel. Or, ce passage du singulier vers pluriel peut
illustrer l’uniformité des vies à laquelle les per sonnages sont soumis, l’uniformité représentant,
en essence, une autre interface de la répétition . L’accent, dans la pièce de théâtre, est orienté
vers la femme comme objet de jouissance et dépourvue de profondeur.
On doit souligner encore une fois que le monde fictionnel de Diderot est un monde
orienté vers les problématiques sociales. Alors, la majo rité des femmes qui sont présentes dans
l’arrière -plan de l’univers de Diderot et ne le sont plus dans celui de Kundera, sont les femmes
presque anonymes qui o nt des enfants et ont un rôle social assez strict . Donc, on parle des
femmes qui ont assumé déjà le rôle social de mère et d’épouse. Les femmes, dans la société
diderotienne, en dépit de la diversité, sont principalement situées sous les signes d’une
contr ainte sociale. Diderot souligne ainsi les dysfonctionn ements d’une société dans laquelle les
femm es doivent jouer les rôles de mère ou d’épouse. En ce sens, notre observation est
complémentaire à celle avancée par Roger Kempf : « Toute conjugalité, chez Di derot, est
promise au malheur. »140 Il est intéressant d’observer chez Diderot que dans tous les m oments
où une mère apparaît, elle est, en général, malheureuse. Ces problèmes qui visent plutôt le noyau
familial sont synthétisés aussi par la description de la famille de Jacques, plus exactement, de
celle de son grand -père Jason :

Toute la famille étai t sérieuse ; ils se levaient, ils s’habillaient, ils allaient à leurs
affaires ; ils revenaient, ils dînaient, ils retournaient sans avoir dit un mot. Le soir, ils se
jetaient sur des chaises ; la mère et les filles filaient, cousaient, tricotaient sans mo t dire ;
les garçons se reposaient ; le père lisait l’Ancien Testament.141

140 Roger Kempf, Diderot et le roman, op. cit ., p. 162.
141 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit ., p. 153.

59

Ce paragraphe illustre les problématiques qui surviennent au niveau familial, où la
femme, comme les autres personnages, est réduite à une mécanisation, d’où l’énumération des
actions sans connexions entre elles et le manque de communication entre les êtres. Ils sont une
famille seulement en vertu de la dénomination sociale parce que la famille, à partir de cette
description, est, en réalité, seulement une cons truction sociale plutôt factice . Ce problème
familial n’existe plus chez Kundera parce que dans son univers, les femmes représentent plutôt
des objets sexuels.
La reconfiguration d u roman sous la forme d’une pièce de théâtre nous montre qu e
Kundera a choi si d’illustrer des femmes comme Agathe et Justine, donc les femmes qui
représentent un objet du désir sexuel pour les hommes. Dans ce sens, l’affirm ation de Martine –
Boyer Weinma nn qui souligne qu’« un rire grinçant qui met à l’épreuve le lieu commun
romanti que de l’unicité de l’être aimé »142 est symptomatique pour les deux univers fictionnels.
On parle d’un amour désacralisé pour les deux auteurs. Pourtant, le rôle d’objet de jouissanc e
est plus présent chez Kundera, où la diversité en ce qui concerne les rôl es d’une femme dans la
société diderotienne est réduite à une uniformité des vies.
Comme ce sous -chapitre a analysé les rôles différents d’un tel ou tel personnage dans un
monde thé âtralisé, on essayera de configurer quels sont les traits qui peuvent définir ces mondes.

4.2. Le rire relativisateur du monde

Comme nous avons déjà vu, l’homme dans les deux univers fictionnels joue presque
toujours un rôle. Mais, il est intéressant d’a nalyser et d’observer comment se configurent ces
mondes. Pour qu’on puisse identifier les contours de ces mondes et observer quels sont les
changements opérés par Kundera, on analysera tour à tour les relations qui déterminent le
chronotope. En ce sens, no tre hypothèse veut souligner que l’être est directement influe ncé par
les repères spatiaux et temporaux auxquels il se rapporte. Donc, on parle d’une relation
directement proportionnelle. Le chronotope vague détermine les contours indéfinis des êtres.
Or, il est évident que le trait commun, présent chez les deux aute urs, est l’incertitude qui rend

142 Martine Boyer -Weinmann, Lire Milan Kundera , op. cit ., p. 83 .

60
le monde vague et indéfini, d’où le manque des traits chez les personnages des deux auteurs,
ceux -ci représentant finalement un miroir de la manière dont se confi gurent le temps et l’espace.
Dans le cas de Diderot, Mihaela C hapelan parle d’une « raréfaction informative »143, d’un
manque d’information qui est visible non seulement à travers les paroles du narrateur implicite
diderotien qui ironise le désir du lecteur de tout connaître, mais aussi au niveau de l’histoire du
voyag e. Cette réduction informationnelle est présente d’une manière plus accrue chez Kundera.
Pourtant, chez Diderot, on a pu observer la discordance suivante : le manque
d’information au niveau du v oyage trouve son contrepoint à l’intérieur des histoires des
personnages (où, nous avons déjà établi, ils contrôlent autocratiquement les ficelles du contenu).
Notre observation trouve un argument dans la réplique du narrateur implicite : « Jacques n’en
usa pas envers son maître avec la même réserve que je garde avec vous ; il n’omit pas la moindre
circonstance »144. Donc, on peut observer que les personnages qui deviennent à leur tour des
narrateurs (Jacques, son maître, les marquis des Arcis, l’hôtesse du Grand-Cerf) construisent
des univers « pleins » où tous les dét ails nécessaires pour la configuration d’une histoire se
prétendant être vraie sont là.
Si l’histoire du voyage, du point de vue temporel, se déroule entre des repères vagues,
indéfinis, comme « le matin », « le soir », « le lendemain », « la saison des récoltes », « un
jour », alors les histoires « pleines » sont ancrées dans une temporalité fixe (la bataille de
Fontenoy, la prise de Berg -op-Zoom), mais qui perd le fil d’une logique chronologi que, comme
l’observe Henri Coulet :

Jacques a entendu son cap itaine philosopher sur la prise de Berg -op-Zoom (1747) et sur
celle de Port -Mahon, qui a eu lieu plus de dix ans après Fontenoy (1756) : or, il est depuis
dix ans avec son maître actuel, c’est -à-dire depuis 1755, puisqu’il boîte, nous dit -il,
depuis vingt ans. 145

Ces repères temporaux sont fixés d’une manière illogique . Donc, le rire lucide est le
point de rencontre entre l’histoire du voyage, très flou du point de vue temporel et les histoires
qui tendent à être bien placées dans une temporalité réelle. Ce tte mise en parallèle permet la

143 Mihaela Chapelan, Denis Diderot – Jacques le Fataliste et… son/ses Lecteur/s, op. cit., p. 117. Italiques dans
le texte.
144 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit , p. 50.
145 Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, op. cit., p. 592.

61
déconstruction de la réalité des personnages, par conséquence, leurs réalités exhaustives sont
relativisées et ironisées .
Du point de vue spatial, on observe la m ême discordance. L’histoire du voyage, donc
celle racontée par le narrateur implicite qui se moque de son narrataire, est co nstruite par
l’intermédiaire de repères vagues : « une grande ville » ; « leur triste gîte » ; « la plus misérables
des auberges ». Cette perte des repères spatiaux se confronte avec une exacerbation des détails
en ce qui concerne la topographie à l’intérieur des histoires des personnag es-narrateurs :
Lisbonne, Orléans, Paris, Lyon, Alpés, Sorbonne, Europe. Il y a une tension assez co mique entre
la perte et l’exagération des repères spatiaux, mise en évidence par la réplique du
narrateur : « Quand je vous aurai dit que c’est à Pontoise o u à Saint -Germain, à Notre -Dame de
Lorette ou à Saint -Jacques de Compostelle, en seriez -vous plus av ancé ? »146 On parle ainsi d’un
jeu dialectique qui s’installe entre les deux « réalités » et qui déconstruit, finalement, la réalité
trop réelle des personna ges-narrateurs en la rendant relative et plurielle. À travers cette tension,
on peut entrevoir le bu t du narrateur implicite qui veut provoquer une attitude de scepticisme
par rapport à toute diégèse.
Or, ce jeu assez comique entre une histoire qui tend à être ancrée dans une réalité absolue
et bien déterminée et la relativité du monde dans lequel les pe rsonnages bougent n’existe plus
chez Kundera. La pièce de théâtre introduit une relativité absolue, étant ainsi plus proche du
paradigme postmoderne. Du poi nt de vue temporel, on a seulement l’information que l’action
se passe au XVIIIe siècle, mais c’est un XVIIIe siècle revisité par un regard du XXe siècle.
D’ailleurs, le passé est réactualisé à travers l’espace de l’estrade, mais on doit observer que ce
passé est le même pour tous les personnages. Quand les personnages racontent, en réactualisant
le pass é, ils se dirigent seulement vers l’espace de l’estrade (le même pour tous), alors que les
repères temporaux et historiques, présents chez Diderot, se dissi pent totalement dans la pièce de
théâtre.
Du point de vue spatial, on peut dire que les repères spat iaux n’existent pas dans la pièce
de Kundera . D’ailleurs, il n’y a pas de décor, seulement une table et quelques chaises. Or, la
relativité, dans le cas de Kundera, arrive à son paroxysme parce que, d e ce point de vue, la scène
vide représente un e matérial isation de l’état des personnages kundériens, réduits à des rôles sans
importance .

146 Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître , op. cit , p. 56 .

62

4.3. La fin des deux voyages ou de Jacques le fataliste vers Jacques

Ce dernier sous -chapitre se focalise ra sur le motif du voyage , afin d’ identifier les
attitudes des pe rsonnages par rapport à ce motif. À travers ce voyage les deux œuvres dévoilent
le fait que la problématique centrale est l’omniprésence et l’omni potence de l’incertitude , qui
transgresse de l’observation qui souligne qu’ on ne sait pas où on va vers on ne sait pas qui nous
sommes .
En suivant le récit de base, la fin du voyage des personnages diderotiens est l’un e plutôt
merveilleuse, construite pourtant d’une manière ironique, où tous les personnages se rencontrent
au château des Desglandes. C’est un moment presque illogique, parce que toute l’action se
développ e d’une auberge à l’autre jusqu’ à ce moment où, soudain, un château fait son
apparition, e t rapproche la fin d’un voyage médiocre d’une fin spécifique peut -être pour les
contes de fées. O n parle ainsi d’une fin factice qui illustre, finalement, une logique elliptique,
destructrice de tout déterminisme. Ici, on doit souligner que Jacques diderot ien, grâce à son
épithète homérique, ne représente pas tout simplement un personnage banal, mais il a la fonct ion
d’illustrer, à travers son voyage, les erreurs d’une pensée déterministe. On observe de nouveau
la relation qui s’établit entre les lecteurs r éels à travers la dimension didactique de son histoire.
Par extension, on peut observer que, chez Diderot, pre sque toutes les fins des histoires sont
heureuses, mais construites d’une manière assez artificielle : Justine et Bigre le fils restent
ensemble, le marquis des Arcis trouve son amour auprès de la fille d’Aisnon. Cet aspect peut
être vu comme une critique de la crédulité des hommes qui tendent à croire n’importe quoi sans
hésitation.
L’originalité de Kundera consiste dans le fait qu’il introduit po nctuellement le doute. Par
extension, on peut souligner que dans le monde théâtral de Kundera, les personnages sont
presque obligés de réitérer les destins des autres. L’idée de l’obligation de jouer un rôle est
présente dès l’incipit. Il en découle « la peur » initiale du maître qui a peur de savoir où ils vont.
En plus, il sait qu’il est soumis, à cause de son r ôle, à des « tristes obligations »147. On peut
déduire qu’il anticipe la fin de sa promenade et conscientise d’une manière subliminair e qu’il

147 Milan Kundera, Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en tr ois actes, op. cit., p. 25.

63
doit suivre le parcours d’un autre personnage, un parcours déjà préfabriqué à l’intérieur du texte
original. Ces pro blématiques ontologiques représentent, finalement, l’apport considérable de
Kundera, parce que les personnages diderotiens observent d’une manière d étachée le monde qui
les entour e et les problématiques ontologiques sont pour eux pr esque inexistantes. Le v oyage
du Jacques diderotien qui représente un voyage de la quête de la vérité transgresse vers un
voyage de la quête de l’identité p our le Jacques kundérien.
Contrairement aux situations assez comiques, un pessimisme sous -tend le monde
kundérien. En plus, les fins heureuses sont remplacées par des fins plus pessimistes : Jacques
apprend que Justine a un fils, ce qui le remplit d ’angois se, le marquis des Arcis quitte la fille
d’Aisnon. À notre avis , la fin de la pièce de théâtre détruit toutes les situations comiques qui
sont présentes tout au long du voyage. Or, le motif initial du voyage diderotien, transposé dans
la pièce de théâtre, devient une sorte d’anti -voyage, réduit à un statisme et à une recherche de
l’identité. La fin du voyage semble proche des f ins du théâtre absurde, les personnages voulant
se déplacer en avant, ils se dirigent vers le fond de la scène, qui est, en même tem ps, l’espace
de l’estrade ou du passé, le seul qui leur offre une identité (illusoire).
Ainsi, Jacques le Fataliste qui a la mission d’illustrer les erreurs d’une pensée
déterministe transgresse vers un simple Jacques, dépourvu de sa fonction initiale, et situé dans
la proximité d’une perte identitaire. La disparition de l’adjectif homérique universalise le
personnage kundérien , qui devient ainsi une image emb lématique du statut de l’homme au XXe
siècle.

Ce chapitre a eu l’ambition d’illustrer la manière dont se configurent les deux mondes
fictionnels. On a essayé de suivre plusieurs aspects qui sont présents à l’intérieur d es deux
œuvres afin de mettre en évidence les visions distinctes sur le monde, symp tomatiques pour les
deux siècles qu’on a abordés dans le cadre de notre mémoire. La mise en parallèle entre des
aspects similaires nous a permis d’identifier quels sont les points de convergence entre les deux
siècles, mais aussi quelles modifications surv iennent d’un siècle à l’autre et quelles sont les
conséquences au niveau de l’interprétation de ces modifications.

64
Conclusion

L’entreprise inédite de reconstru ire un rom an sous la forme d’une pièce de théâtre a
représenté la raison principale qui a influencé le choix de notre sujet. Si les problématiques
soulevées par le roman de Diderot ont déjà été amplement exploit ées par la critique littéraire, la
mise en relation de ce roman avec la pièce de théâtre de Kundera nous a permis de dégager des
pistes d’ interprétation nouvelles. En essayant d’établir des rapports entre les deux œuvres, le
concept que nous avons proposé, celui de rire lucide , nous a été d’une grande utilité . Nous avons
pu voir, ainsi, que la prétendue continuité entre les deux œuvres est presque toujours doublée
d’une discontinuité qui détermine les déplacements de perspective du XVIIIe jusqu’au XXe
siècle.
Notre concept de rire lucide a représenté seulement un point de départ pour notre travail
qui a prétendu recréer un dialogue entre deux auteurs différents , entre deux genres différents et,
finalement, entre deux œuvres qui proposent des directions assez distinctes d’interprétation , en
dépit de toutes les similarités qui les réunissent . Ainsi, nous avons essayé d’examiner en miroir
les mêmes motifs, les mêmes situations ou même des situations qui changent au fur et à mesure
que le texte se développe .
Dans ce but , nous avons commencé par configurer notre anal yse à partir d ’une
« réduction au contenu » chez Diderot , en tentant de réaliser une analyse invers ée. Ainsi, en
partant de l’œuvre de Kundera nous avons essayé de déchiffrer des lignes directrices nouvelles
dans l’analyse du roman de Diderot. Les symétrie s et les asymétries que nous avons identifiées
nous ont permis de comprendre différemment les deux textes.
Ainsi, le premier chapitre a essayé de mettre en contexte les deux œuvres, Jacques le
Fataliste et son maître et Jacques et son maî tre afin de mont rer comment le contexte peut
déterminer d’une manière ou d e l’autre l’identité de l’écriture. Nous avons pu observer que,
dans le cas de Diderot, le narrateur implicite adopte une attitude moqueuse par rapport à son
narrataire juste pour lui impo ser un état de distanciation par rapport à n’importe quel type de
diégèse . Ce niveau de la fiction a transformé l’œuvre dans une quête allégorique de la vérité,
nécessaire et symptomatique pour les changements gnoséologiques apport és par les Lumières.
Or, par rapport au XVIIIe siècle , le XXe siècle qui s’entrevoit à travers la pièce de théâtre ne se
fonde plus sur cette perspective qui vise l’éducation du public . Donc, l’accent ne tombe plus sur

65
cette perspective avec son côté pragmatique et d idactique , mais plutôt sur les problèmes qui se
déclenchent au niveau humain à cause de la répétition, vue comme un élément structurant aussi
au niveau esthétique qu’au niveau ontologique chez Kundera . Par conséquent , nous avons pu
observe r que l’effacement du dialogue narrateur -lecteur, qui est l’ élément dominant dans
l’espace textuel de Diderot , pourrait être considéré chez l’auteur du XXe siècle comme une perte
du lien avec cette nécessite d’éduquer les lecteurs . Cet effacement , qui s’ajoute à d’autres
modifications apportées par Kundera , nous a permis de parler d’une reprise (une « répétition »)
« déficitaire » de ce roman du XVIIIe siècle. Nous sommes donc arrivé e à la conclusion que
l’œuvre kund érienne représente à la fois une répétition verticale , qui met ensemble deux siècles ,
et une répétition sur l’horizontale . En analysant la pièce de théâtre, nous avons observ é que
chaque acte entretient un rapport métonymique avec les autres , annonçant les points clé s de
l’acte suivant . Chaque acte représente, finalement, une sorte de répétition des autres , comme les
personnage s kundériens représentent une répétition des personnages diderotiens.
En s’appuyant sur la terminologie de G érard Genette, le deuxième chapitre a été
consacré à une analyse des discontinuités qui se tissent entre le hypotexte narrati f et l’hypertexte
dramatique. Nous sommes arrivée à la conclusion que l’œuvre de Milan Kundera représente une
transformation sérieus e de son hypotexte. La pièce de théâtre représente , par conséquence, une
réfraction de l’œuvre diderotienne , non une réflexion, d’où la dénomination employée pa r
Kundera qui parle, à propos de sa pièce de théâtre, comme d’une variation . Ainsi, la pièce de
théâtre est différente à tel point du roman qu’elle tend à effacer l’image de son hypotexte à
laquelle elle est inévitablement liée grâce à son titre . Le trait principal qui sépare les deux œuvres
concerne la transmotivation. Ainsi , l’œuvre diderotienne représente finalement une allégorie de
la quête de vérité , étant orientée vers les problématiques de la réali té. L’œuvre diderotienne a
plutôt un but pragmatique et didactique, d’où son arrière -plan ouvert à des probl ématiques
sociales .
Ces problématiques n’existent plus dans la pièce de théâtre. Renonçant à l’arrière -plan
social, Kundera met l’accent sur une problématique de nature plutôt ontologique . Celle -ci, qui
semble subsidiaire, est liée au rôle que les personnages jouent dans le roman (celui de
déconstruire toute histoire qui se prétend être vraie) , et au non-rôle angoissant qu e les
personnages kundériens jouent à cause de cette répétition dégradante.

66
Le troisième chapitre se présente co mme une analyse plus détaillée des histoires
présentes chez les deux auteurs. De nouveau, nous avons pu identifier des enjeux différents .
Tous les personnages construisent des histoires grâce au plaisir de raconter . Mais le rire lucide
qui éclate à la renc ontre entre le plaisir donné par une histoire quelconque et une r éalité presque
indésirable a un sens particulier . Chez Diderot, il y a un fort décalage entre le réalisme des
histoires de Jacques, du maître ou de l’ hôtesse , qui suivent une logique interne, offrant tous les
détails nécessaires pour que leurs histoires semblent véridiques , et l’histoire de leur voyage .
Celle -ci est placée aux antipodes du réalisme , étant dépou rvue de repères temporaux et spatiaux ,
de même que de vraisemblance (voir ai nsi l’apparition soudaine d’un château à la fin du voyage
et une fin romanesque où tous les personnages sont mis ensemble) . Mais ce décalage qui
déclenche le rire lucide représente toujours une manière d’éduquer le lecteur et de lui développer
un œil criti que. Or, chez Kundera, ce désir de parler est plutôt vu comme une manière de rendre
la réalité, dépourvue de sens pour les personnages, plus supportable.
Le dernier chapitre a été consacré à la manière dont le monde des deux univers
fictionnels est configur é et vu dans deux siècles différents . À travers plusieurs aspect s (l’enfant,
la femme, le décor, la temporalité, l’espace) nous avons pu identifier que le trait principal qui
sépare les deux œuvres est donn é par l’ attitude du sujet humain par rapport au monde où il vit.
Ainsi, l’œuvre diderotien ne est orientée vers une perspective plutôt optimiste. La présence des
coïncidences , l’illogisme qui s ’établit au niveau temporel, au niv eau des situations, sont
déconstruit s à travers le rire lucide et relativisant , mais la perspective globale reste apparemment
encore l’une optimiste, pourtant plutôt ironique en même temps . Or, le XXe siècle , plus ax é sur
des problématiques ontologiques, s ous-tend une dimension plus pessimiste à l’intérieur de la
pièce de théâtre . Tous ses éléments que nous avons rencontrés aussi chez Diderot sont transposés
en négatif, même si la pièce de théâtre est plus comique, dans la proximité d’une car icature du
roma n diderotien.
En fin de compte, ce que nous avons essayé de faire dans le cadre de ce mémoire a été
une analyse en miroir de deux œuvres assez distinctes en suivant deux axes : les éléments de
continuité et ceux de discontinuité . Notre paral lèle représente seulement une manière parmi
d’autres d’illustrer la relation qui se tisse entre les deux œuvres, parce qu’une œuvre dépasse
toujours la somme de ses interprétations , nécessairement contraignantes ou réductrices .

67
Bibliographie

I. Bibliographie primaire
DIDEROT, Denis, Jacques le Fataliste et son maître [1796], Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
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