Interactions Verbales

Universitatea Vasile Alecsandri din Bacău

Facultatea de Litere

Departamentul de Limbi și Literaturi Străine

Domeniul: Limbă și Literatură

Anul de studiu I

Specializarea: Master LFPC

INTERACTIONS VERBALES

Raluca Bălăiță

I. L’interaction – types d’approches

L’étude des interactions verbales a constitué et constitue, même à présent, l’objet des investigations très diverses: ethnométhodologique, éthographique, sociolinguistique, psychologique, linguistique, etc. Les différents chercheurs proposent des analyses en fonction de la méthodologie adoptée et des aspects particuliers pris en considération dans leurs démarches. Si jusqu’aux années soixante la linguistique se limitait à une étude des règles de combinaison entre les différentes unités minimales identifiées, on constate, depuis les années soixante-dix, une orientation de la linguistique vers les sciences humaines et les phénomènes communicatifs. Tout en insistant sur les aspects linguistiques, destinés à rendre compte du fonctionnement des interactions verbales, les nouvelles approches dans ce domaine ne peuvent plus faire abstraction des données pragmatiques qui permettent une description plus adéquate du dialogue. La théorie des actes de parole développée par J. L. Austin, H. P. Grice et J. R. Searle traite du problème de l’intersubjectivité en mettant au centre de la recherche la production des liens sociaux qui sont rendus transparents dans l’interaction verbale. Toutefois, certaines approches pragmatiques restent tributaires à la tradition philosophique analytique anglo-saxonne et, même si elles se proposent de replacer le langage dans son contexte et d’analyser les actes de parole, les présupposés et les sous-entendus, elles ne réussissent pas à avancer les instruments nécessaires pour une étude de l’activité de communication qui dépasse les limites de la phrase ou de l’énoncé isolés. L’approche pragmatique pluridisciplinaire permet des analyses dynamiques des interactions, vues comme des activités conjointes. Des chercheurs comme C. Kerbrat-Orecchioni et P. Bange, qui adoptent les concepts issus de l’interactionnisme symbolique d’E. Goffman, illustrent cette tendance pluridisciplinaire et mettent les bases de l’analyse conversationnelle. Le nouvel essor de la théorie de l’énonciation, qui a réintroduit le sujet parlant au centre de la recherche linguistique, a conduit l’investigation non seulement vers le repérage dans l’énoncé des traces de son énonciation, c’est-à-dire vers ce que l’on a appelé le “subjectivisme individualiste”, mais aussi, avec l’introduction de nouveaux concepts tels que co-énonciateur et co-énonciation, vers une problématique de l’interlocution (F. Jacques).

La notion d’interaction se rapporte à la présence active de deux ou plusieurs acteurs qui entreprennent des actions conjointes (coopératives ou conflictuelles) soumises à des règles sociales. L’interaction verbale se distingue de tout autre type d’interaction non verbale, tout d’abord, par les moyens principaux de réalisation. Si les moyens verbaux sont essentiels dans l’analyse des échanges communicatifs, le déroulement de l’interaction verbale ne peut être saisi sans prendre en considération les éléments para-verbaux et non verbaux de la communication.

L’orientation de la linguistique vers les sciences humaines a conduit à une conception sociale du sujet. Nous mentionnons quelques directions de recherche dans le domaine des interactions sociales qui ont eu une influence directe sur l’étude des interactions verbales.

I.1. L’Ecole de Palo Alto

Les travaux des représentants de L’Ecole de Palo Alto (Watzlawick / Beavin / Jackson) sont une introduction à la pragmatique de la communication humaine. La communication est définie comme une condition sine qua non de la vie et de l’ordre social et l’interaction comme un système où tout comportement a la valeur d’un message. La communication ne renvoie pas, selon eux, à une théorie du message, mais à une théorie des comportements (verbaux ou non verbaux); le comportement verbal n’est, donc, qu’un des aspects du comportement communicatif. En admettant que tout comportement est communication et engendre un sens, les chercheurs de l’Ecole de Palo Alto formulent le célèbre axiome de métacommunication: “On ne peut pas ne pas communiquer” (P. Watzlawicz et al., 1972: 48). Ils identifient deux niveaux de la communication: le contenu (transmission d’information) et la relation (aptitude à métacommuniquer), la communication ne se réduisant pas à la succession des comportements autonomes des partenaires à l’échange communicatif, mais à une interaction, à une action conjointe de ceux-ci.

I.2. L’interactionnisme symbolique. Dramaturgie et figuration

La conception du sujet proposée par le psychosociologue G. H. Mead a eu des influences sur les écoles sociologiques américaines, notamment sur ce que l’on a appelé l’interactionnisme symbolique. L’analyse de G. H. Mead est centrée sur la genèse du sujet, vu comme une entité constituée par le soi (partie de l’individu construite au moment de l’échange social), le moi (“l’ensemble organisé d’attitudes des autres que l’on assume soi-même”, Mead, in R. Vion, 1992: 35) et le je (le sujet en tant qu’acteur) et sur la manière dont celui-ci se rapporte, par l’intermédiaire des rôles, aux autres dans des interactions particulières, où l’on véhicule des symboles par le langage. L’interactionnisme symbolique est une théorie de la communication interindividuelle, de la constitution des normes, des rituels, de la manière d’interpréter les rôles sociaux et d’auto-instituer le soi. Les études interactionnistes ont été centrées surtout sur les interactions face à face dans les diverses situations de la vie quotidienne. Les courants qui sont issus de l’interactionnisme symbolique ont mis en évidence le caractère actif des sujets dans la production du social.

A partir de la conception sur le sujet de G. H. Mead et tout en adoptant la perspective de l’interactionnisme symbolique, E. Goffman propose une vision originale de l’activité des individus, qui, au cours d’une interaction (représentation), se manifestent à travers des rôles. E. Goffman conçoit donc l’interaction comme un spectacle théâtral. Cette conception dramaturgique de l’action et de la communication est expliquée à l’aide des concepts spécifiques au spectacle théâtral: acteur, rôle, masque, scène, public, etc. Selon E. Goffman, chaque acteur social “habille” un rôle (un “modèle d’action pré-établi que l’on développe durant une représentation et que l’on peut présenter ou utiliser en d’autres occasions”, 1973a: 35), il s’assume un masque et, en même temps, détermine l’autre à actualiser lui aussi un rôle à l’intérieur d’un système de places. L’acteur social recourt à une mise en scène par laquelle il veut imposer certaines images de lui-même. Selon E. Goffman, le soi se construit à chaque moment de l’interaction, par une sorte de consécration officielle. La comparaison avec le théâtre, où il y a une dissociation nette entre le personnage (le soi) et l’acteur (le je), conduit à une vision de la communication ordinaire assimilable au jeu théâtral. Pourtant, il faudrait insister sur une différence essentielle qui existe entre la constitution théâtrale du soi sur la scène sociale et la situation artificielle propre au spectacle de théâtre. L’acteur théâtral ne fait qu’interpréter un rôle, un rôle qui appartient au personnage, tel qu’il a été imaginé dans la pièce de théâtre. Il se présente dans une situation donnée, il incarne un personnage en interaction avec d’autres personnages et s’adresse au public ou aux autres personnages qui s’assument le rôle de spectateurs. Le spectacle théâtral sépare, par la scène, les acteurs et les spectateurs, tandis que cette séparation n’existe pas sur la scène sociale. Pourtant, il faut remarquer que, dans le théâtre interactif, les spectateurs sont plus impliqués dans le spectacle et peuvent devenir eux-mêmes acteurs. L’acteur social est son propre metteur en scène; il se présente lui-même, mais, en même temps, il fait appel à un masque dont il se sert dans les diverses situations imprévisibles sur la scène des interactions sociales.

Pour mieux saisir cette image de lui-même qu’un individu met en scène dans une interaction, E. Goffman fait appel à la notion de face, qu’il définit comme étant “[…] la valeur positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier” (E. Goffman, 1974: 9). Les faces ne sont pas logées à l’intérieur ou à la surface de leurs possesseurs; elles sont construites au moment de chaque interaction et ne dépendent pas uniquement de la volonté du sujet parlant d’imposer une certaine image de lui-même, mais aussi de la place occupée dans le monde social, de sorte que chaque individu manifeste un souci constant pour la préservation de sa face (règles d’amour-propre) et de la face de son partenaire (règles de considération), en faisant appel à certaines contraintes rituelles. E. Goffman introduit le concept de figuration (face-work), défini comme un ensemble de procédures (évitement, réparation) mises à la disposition des interactants pour se sauver les faces. La figuration est une véritable “théorie psychosociologique des comportements humains” (R. Vion, 1992: 41) qui, même si elle est centrée sur les aspects non verbaux et sur le contexte social des interactions, permet l’explication des phénomènes linguistiques tels que les actes indirects, les préliminaires, les excuses, les sous-entendus, etc.

I.3. L’ethnographie de la communication

L’ethnographie de la communication (D. Hymes et J. Gumperz) s’est constituée dans les années 60 sous l’influence des courants interactionnistes nord-américains. L’étude proposée par les ethnographes de la communication est pluridisciplinaire et articule des approches ethnologiques, sociocognitives et linguistiques. Leur objectif principal est la description des fonctions des comportements discursifs dans des situations bien déterminées et dans différentes communautés. D. Hymes propose un modèle d’analyse des interactions, le Speaking Model, où sont détaillées les composantes des comportements communicatifs: Setting (les circonstances spatio-temporelles et le cadre psychologique de l’interaction), Participants (les locuteurs et les interlocuteurs, tout comme les autres acteurs de l’interaction, participants ou non à la conversation), Ends (les intentions et les finalités de l’activité de communication), Acts (la forme et le contenu du message), Key (la tonalité de l’acte de langage), Instrumentalities (le canal et les codes de la communication), Norms (les mécanismes interactionnels de la communication et les présuppositions socio-culturelles propres à chaque communauté), Genre (le type d’activité: conversation, débat, discussion, etc.). Les relations entre ces composantes permettent l’identification des schémas communicatifs, analysés à différents niveaux: la situation de communication, les événements de communication, les actes de communication.

Les travaux de J. Gumperz s’inscrivent dans une perspective plutôt sociolinguistique et mettent l’accent sur les relations interethniques dans les sociétés urbaines. J. Gumperz insiste sur le rôle du contexte (qui se définit à chaque moment de l’interaction), de l’inférence (qui est guidée par les indices de contextualisation) et de la négociation dans l’interprétation; l’interprétation dépend du savoir linguistique de l’auditeur, des présupposés sur le contexte et de l’information générale mobilisée pour orienter l’interprétation (J. Gumperz, 1989: 23).

I.4. L’ethnométhodologie

Le terme d’ethnométhodologie date des années 60 et est lié au nom du sociologue américain H. Garfinkel qui l’a forgé lorsqu’il a analysé les procédures méthodiques employées par les jurés dans leurs délibérations. L’ethnométhodologie est un courant issu de l’interactionnisme symbolique qui s’est opposé à la tradition sociologique. La réalité sociale est vue par les ethnométhodologues comme un processus de construction permanente et interactive, une place importante étant accordée aux acteurs sociaux dans leur vie quotidienne. La conversation, forme de base de la construction interactive du monde social, constitue un objet essentiel d’étude. Les ethnométhodologues identifient deux propriétés fondamentales du discours: l’indexicalité (le sens des mots est lié aux contextes d’énonciation) et la réflexivité (la propriété du discours de parler de lui-même). L’analyse conversationnelle, “le versant linguistique de l’ethnométhodologie” (C. Kerbrat-Orecchioni, 1996: 14), représentée par H. Sacks et E. Schegloff, a comme objectif la description des conversations naturelles. Le modèle de l’alternance des tours de parole qu’ils développent permet de rendre compte de l’activité conversationnelle des interlocuteurs qui font appel à diverses techniques institutionnalisées pour assurer la poursuite de la communication.

I.5. P. Bange et la théorie de l’action sociale

La théorie de P. Bange se situe dans la perspective adoptée par les ethnométhodologues américains (l’analyse conversationnelle) et propose de traiter les actions verbales dans le cadre d’une théorie générale de l’action: “[…] parler n’est pas seulement la mise en fonctionnement individuelle d’un code linguistique donné préalablement, c’est d’abord une forme d’action et même une forme socialement essentielle de l’action” (P. Bange, 1992: 9). L’approche de P. Bange s’inscrit donc dans le domaine de la pragma-linguistique (sa théorie de l’action se différencie pourtant de la pragmatique illocutoire de J.-L. Austin et de J. R. Searle) tout en restant ouverte à l’influence de la psychologie et de la sociologie. Les définitions proposées par P. Bange de l’action, de l’interaction et de la communication sont compatibles avec les principes qui fondent l’analyse conversationnelle. L’action sociale est vue comme un comportement auquel les acteurs sociaux associent un sens et auquel ils réagissent, et c’est justement cette réaction (réciprocité) qui transforme l’action en interaction et conduit à la création d’une réalité intersubjective. Une grande importance est accordée à la définition du contexte, définition qui est proche de l’acception accordée à ce concept dans la théorie de la pertinence de D. Sperber et D. Wilson. Le contexte n’a pas une existence indépendante et antérieure à l’activité des individus; ceux-ci contribuent activement à la création du contexte en fonction de leurs buts pratiques. Dans l’élaboration de sa théorie sur la communication verbale, P. Bange fait appel à des disciplines diverses: philosophie du langage, psychologie sociale et cognitive, sociologie de la vie quotidienne qui, toutes, dans une certaine mesure, ont recours au concept d’action.

I.6. Approches linguistiques et pragmatiques

La linguistique interactionniste a comme objectif fondamental l’analyse des diverses formes du discours dialogué et a été beaucoup influencée par l’analyse conversationnelle (Conversation Analysis), courant de l’ethnométhodologie américaine manifesté à la fin des années 70. L’étude de la conversation connaît deux grandes directions de recherche: l’analyse du discours et l’analyse conversationnelle, directions qui, bien qu’elles aient des points communs (l’intérêt pour les conversations naturelles, pour l’organisation séquentielle des conversations, pour le recours à des principes logiques dans la description des mécanismes conversationnels), se différencient quant aux méthodes employées pour la description de leur objet d’étude. Si l’analyse du discours est une démarche déductive qui consiste dans la détermination des unités discursives et dans la formulation des règles d’enchaînement de ces unités, l’analyse conversationnelle est une démarche inductive, intéressée aux principes et aux règles qui permettent aux acteurs de la communication une production collaborative des échanges.

Une contribution importante à la description du discours, qui relève du paradigme analyse du discours, est représentée par le modèle hiérarchique et fonctionnel proposé par les linguistes de l’Ecole de Genève (E. Roulet et al., 1985). Les linguistes genevois partent d’une définition de l’échange verbal comme négociation et émettent l’hypothèse que la conversation est formée d’un ensemble hiérarchisé d’unités de rang, appelées constituants, et des relations entre ces constituants.

I.6.1. L’acte de langage – unité de base de l’analyse conversationnelle?

Dans le modèle genevois, l’acte de langage est une unité de rang, la plus petite unité monologique. Dans son article Théorie des actes de langage et analyse de conversation (1990), J. Moeschler montre que le concept d’acte de langage, tel qu’il est défini par l’Ecole de Genève, s’oppose à la signification de ce concept dans la théorie des actes de langage élaborée par J. R. Searle (1972). Si dans la théorie searlienne chaque acte de langage possède une force illocutionnnaire, dans le modèle genevois la force illocutionnaire est une propriété de l’intervention; l’intervention reçoit la force illocutionnaire de l’acte directeur qui la compose. E. Roulet distingue trois types de marqueurs de fonctions illocutionnaires: les marqueurs dénominatifs, les marqueurs indicatifs et les marqueurs potentiels. La fonction illocutionnaire serait dérivée de manière explicite ou implicite (par des implicitations conventionnelles ou conversationnelles) à partir du marqueur qui est attaché à l’acte directeur de l’intervention.

J. Moeschler (1990) et J. Moeschler et A. Reboul (1994) prennent en discussion les arguments de S. C. Levinson contre l’usage que font les modèles d’analyse de conversation de la théorie des actes de langage et proposent ensuite des réponses à cette critique. Selon S. C. Levinson (apud J. Moeschler, A. Reboul, 1994: 486-492) ces modèles d’analyse de conversation admettent les prémisses suivantes:

Il y a des unités-actes (actes de langage ou interventions) réalisées dans le langage, appartenant à un ensemble spécifié et délimité.

Les énonciations sont segmentables en unités-énoncés – dont chacune correspond (au moins) à une unité-acte.

Il existe une fonction spécifiable, et même une procédure, qui fait correspondre à chaque unité-énoncé une unité-acte et vice-versa.

Les séquences conversationnelles sont principalement régies par un ensemble de règles d’enchaînement portant sur les types d’actes de langage (d’interventions).

La première prémisse “selon laquelle un énoncé ne peut réaliser qu’un seul acte à la fois” (J. Moeschler, A. Reboul, 1994: 487) est facilement contestable. En effet, il y a bien des situations de discours où un même énoncé peut réaliser plusieurs actes à la fois. J. Moeschler considère que la théorie des actes de langage, et surtout la théorie des actes de langage indirects, offre une explication plausible à la situation où un énoncé sert à réaliser deux actes de langage. Mais J. Moeschler se propose de donner “une réponse plus consistante” (1994: 490) à ce problème: c’est l’enchaînement produit sur un acte de langage qui lui attribue son unique fonction illocutoire. Le linguiste genevois montre que “l’interprétation en conversation est un processus dialogique” (1994: 492). La fonction illocutionnaire d’un énoncé est établie à l’aide d’un principe général d’interprétation en conversation:

Principe d’interprétation dialogique

L’interprétation d’un constituant intervention est un fait dialogique et le résultat de l’enchaînement dialogique auquel il donne lieu.

La deuxième prémisse, selon laquelle les énoncés sont les seules unités à même de réaliser des actes de langage, est contredite par l’existence des unités non linguistiques (silences, gestes) qui, au même titre que les énoncés, servent à accomplir des actions. Selon J. Moeschler, il est nécessaire d’opérer une distinction entre l’intervention qui est une unité fonctionnelle et le tour de parole, “unité coextensive à la prise de parole par un seul locuteur” (J. Moeschler, A. Reboul, 1994: 491). Selon S. C. Levinson, il n’y a pas de fonction qui relie une unité-énoncé et une unité-acte (troisième prémisse). S. C. Levinson demande à la théorie des actes de langage de fournir une procédure qui offre la possibilité d’une interprétation à partir d’un énoncé; cette interprétation constitue “l’entrée d’une autre procédure, celle visant à produire la séquence des actes de langage constituant la conversation” (1990: 62). Conformément au principe d’interprétation dialogique, c’est l’enchaînement des énoncés qui doit servir d’entrée, et l’interprétation associée aux énoncés comme sortie de l’analyse. De cette manière “il n’est plus nécessaire de demander à quelque théorie que ce soit (comme par exemple la théorie des actes de langage) de fournir a priori un algorithme associant énoncés d’une part et actes d’autre part” (1990: 62). S. C. Levinson conteste aussi la quatrième prémisse; il nie l’existence des règles d’enchaînement. A son tour, J. Moeschler explique l’enchaînement dans le dialogue à l’aide de la notion de contrainte d’enchaînement et en propose quatre types: la condition thématique, la condition de contenu propositionnel, la condition illocutoire et la condition d’orientation argumentative. Il établit une relation étroite entre enchaînement et interprétation: “Par contraintes d’enchaînement, j’entendrai les contraintes imposées non par la structure de la conversation, mais par les constituants de la conversation eux-mêmes sur l’interprétation et l’enchaînement” (1985: 115).

Le concept d’acte de langage est défini par J. Moeschler “dans le cadre d’une approche visant la modélisation du dialogue” (1990: 64). En tant qu’unité, l’acte de langage est la plus petite unité de l’analyse qui entre dans la composition des unités de rang supérieur (intervention et échange). La conversation possède une syntaxe qui définit les conditions sur la bonne formation des séquences et une sémantique qui définit les conditions d’interprétation fonctionnelle. Le modèle proposé par J. Moeschler contient aussi “une procédure, associant à chaque unité simple ou complexe une catégorie de rang égal ou supérieur rendant compte de l’organisation compositionnelle et structurelle du discours conversationnel” (1990: 64). Cette procédure d’analyse est du type bottom-up: la fonction illocutionnaire d’une unité complexe (intervention, échange) est héritée de l’acte de langage (acte directeur). Même si l’approche de J. Moeschler “ne permet pas de résoudre le problème de l’assignation de la force illocutoire aux énoncés-actes” (1990: 67), son analyse n’impose pas la reconnaissance de l’unité-acte pour l’interprétation de l’unité-énoncé.

I.6.2. La conversation (le dialogue) n’est pas une catégorie naturelle scientifiquement pertinente

Dans leurs travaux plus récents, J. Moeschler et A. Reboul (1995, 1998a) sont arrivés à la conclusion que les unités dégagées par les linguistes de l’Ecole de Genève ne sont pas propres à la conversation. Pour démontrer que la conversation n’est pas une unité naturelle scientifiquement pertinente, ils partent de la distinction searlienne entre émergence 1 et émergence 2 et soutiennent qu’une unité naturelle est légitime seulement “si elle satisfait à l’une des deux conditions suivantes:

on ne peut pas la décomposer en éléments inférieurs;

elle est émergente 2” (1998a: 24).

Selon la théorie des actes de langage, tout acte de langage correspond à l’énonciation d’une phrase grammaticale complète. Conformément aux définitions de l’émergence 1 et 2, les phrases sont des unités émergentes 1, tout comme l’intervention et l’échange. La conversation n’est donc pas un fait émergent 2. Le discours (et implicitement la conversation) n’est pas une unité légitime: “… pour que le discours soit une catégorie naturelle scientifiquement pertinente, il faut qu’il ait une caractéristique qui ne s’explique pas par les relations entre ses éléments. Il va de soi que le candidat idéal à cette caractéristique serait une structure propre au discours (ou à tel ou tel type de discours) et qui dépasserait la composition entre éléments. La question est donc de savoir quelle(s) caractéristique(s) le discours (ou tel type de discours) présenterait qui pourrait en faire un fait émergent 2. Nous n’arrivons pas à voir de quelle caractéristique il pourrait s’agir…” (1995: 234). Le programme de recherche de l’Ecole de Genève n’obéit pas au principe de fondation d’un programme de recherche formulé par A. Reboul et J. Moeschler: “il ne permet pas de dégager d’unité propre (les unités qu’il propose sont émergentes 1) et il n’a pas réussi à dégager des structures propres à la conversation et qui seraient indépendantes des considérations extérieures au domaine de la conversation” (1998a: 31). Ces structures conversationnelles dépendent de l’interprétation: “[…] l’interprétation précède et motive la structure et la structure ne précède et ne motive pas l’interprétation. De fait la structure n’est rien d’autre que la représentation d’une interprétation possible de la conversation, généralement de l’interprétation la plus accessible” (1998a: 30).

I.6.3. Pragmatique conversationnelle et pragmatique de la pertinence

A. Reboul et J. Moeschler (1995) identifient, pourtant, une unité émergente 2: l’énoncé. La pragmatique, ayant comme objet d’étude cette unité, obéit au principe de fondation d’un programme de recherche (elle est fondée sur une stratégie scientifique ouverte). La thèse d’A. Reboul et J. Moeschler est que la conversation se réduit à un ensemble d’énoncés et que les principes qui gouvernent la production et l’interprétation des énoncés sont aussi ceux qui gouvernent la production et l’interprétation de la conversation (1995: 238). L’analyse des faits conversationnels proposée par A. Reboul et J. Moeschler s’appuie sur la théorie pragmatique de la pertinence développée par D. Sperber et D. Wilson (1989). Les théoriciens de la pertinence avancent une approche différente de la théorie des actes de paroles par rapport à la théorie classique (J.-L. Austin, J. R. Searle), où la taxinomie des actes de langage joue un rôle essentiel dans l’interprétation, car c’est par la reconnaissance de l’appartenance à un certain type d’acte que l’énoncé est compris. La théorie classique des actes de langage telle qu’elle a été conçue par Searle repose sur une conception codique de la communication. La production d’un acte de langage suppose chez un locuteur particulier une intention d’accomplir un certain acte illocutionnaire par l’emploi d’une convention linguistique associée à ce type d’acte. Dans cette théorie, la production et l’interprétation des actes de langage se limitent à un processus de codage et de décodage. Sur la base de la forme linguistique, le destinataire récupère l’intention du locuteur. D. Sperber et D. Wilson soutiennent que ce type de reconnaissance n’est pas une condition obligatoire pour l’accomplissement de certains actes comme l’affirmation, la supposition, la négation, la suggestion… Il y a aussi un groupe d’actes institutionnels qui sont accomplis sans qu’une telle reconnaissance soit nécessaire: le baptême, l’annonce au bridge, la déclaration de guerre, la promesse, le remerciement… Mais ils identifient aussi trois actes de parole universels: l’acte de dire que, l’acte de dire de et l’acte de demander (si/quand/où…), actes qui ne sont pas institutionnels et ne peuvent pas être accomplis sans qu’ils soient reconnus par l’auditeur. D. Sperber et D. Wilson constatent qu’il n’y a pas de correspondance entre le type de phrase et le type d’acte de langage. Si le locuteur élimine de son énoncé les indices explicites (mode du verbe, ordre des mots, intonation), indices qui pourraient orienter l’interprétation, le destinataire devra choisir la première interprétation cohérente avec le principe de pertinence. La valeur effective de l’énoncé n’est plus calculée à partir des principes conversationnels comme dans l’approche d’H. P. Grice. Pour accéder à la véritable valeur illocutionnaire, le destinataire doit faire appel à la forme de l’énoncé, au contexte et au principe de pertinence.

Bien qu’il y ait des différences essentielles entre les deux types d’approches pragmatiques (l’approche conversationnelle proposée par les linguistes de l’Ecole de Genève et l’approche de la pertinence de D. Sperber et D. Wilson), différences qui se rapportent principalement à la nature de ces deux théories (ascriptiviste vs descriptiviste) et au domaine de référence (théorie du discours axée sur une démarche structuraliste vs théorie cognitive), J. Moeschler considère qu’“il est possible d’envisager une pragmatique conversationnelle d’orientation descriptiviste, procédurale, cognitive et contextuelle. De plus, cela implique que les objets principaux qui nous ont occupé – structure de la conversation, rôle des connecteurs pragmatiques, rôle de l’implicite, règles d’enchaînement et d’interprétation, complétudes interactive et interactionnelle, etc. – seront encore des objets pertinents, mais qu’ils recevront un éclairage tout différent, et un traitement plus simple” (1988: 69). En effet, la théorie de la pertinence, qui est une théorie de l’interprétation des énoncés en contexte et une théorie de la cognition, offre aussi une solution au traitement des faits conversationnels.

I.6.4. Pour une analyse dynamique du dialogue (du discours)

Le modèle (hiérarchique et fonctionnel) d’analyse du discours proposé par les linguistes de l’Ecole de Genève (E. Roulet et al., 1985), fondé sur quelques principes fondamentaux: le principe de composition hiérarchique, le principe de composition fonctionnelle et le principe de récursivité, est à même de rendre compte d’un nombre important de phénomènes pertinents pour la description de la conversation (du discours). Selon ce modèle, l’analyse d’une conversation se réduit à une interprétation globale qui résulte de l’interprétation de ses constituants. A ce modèle hiérarchique et fonctionnel d’analyse de la conversation, A. Auchlin oppose un modèle dynamique qui inscrit “sur l’axe du déroulement temporel certains aspects des processus selon lesquels se construit une interaction” et intègre “les interprétations que font les protagonistes des constituants successifs” (A. Auchlin, 1988: 36). La stratégie, notion essentielle de ce modèle dynamique, est définie par rapport aux contraintes (d’enchaînement et d’interprétation) comme une relation entre une source (l’imposition de contraintes) et une cible (satisfaction de contraintes).

Les travaux plus récents d’E. Roulet (1999) se sont orientés vers une approche modulaire de l’interaction verbale qui permette la description des formes et de la complexité d’organisation de tous types de discours. Les modèles d’analyse du discours antérieurs aux années 90 réduisaient leur champ d’investigation, chaque approche tendant à se limiter à un type de discours particulier et ne prenant en compte que certaines dimensions du discours: O. Ducrot et J.-Cl. Anscombre (1983) ont approfondi la dimension argumentative et polyphonique, J.-M. Adam (1990, 1992) les caractéristiques de certains types de séquences; d’autres chercheurs ont privilégié l’étude des dialogues oraux et ont insisté surtout sur les dimensions rituelles et culturelles, comme D. André-Larochebouvy (1984) et C. Kerbrat-Orecchioni (1990, 1992, 1994), psychologiques, comme A. Auchlin (1988) et A. Trognon (1988), psycho-sociales, comme P. Bange (1992) et R. Vion (1992). L’approche modulaire de l’organisation du discours d’E. Roulet (1999) propose un nouveau traitement des dimensions (qui correspondent aux différents modules du système) hiérarchique, référentielle, interactionnelle ainsi que des formes d’organisation relationnelle, opérationnelle, périodique, informationnlle, topicale, énonciative, séquentielle, compositionnelle et stratégique du discours.

Nous mentionnons aussi l’approche avancée par R. Vion (1999), qui s’inscrit dans le même effort d’appréhender le dynamisme langagier dans les interactions verbales. Tout en plaçant l’épisode interactif dans le contexte social et cognitif, R. Vion pousse l’analyse au niveau énonciatif. Le locuteur, lors de la mise en communauté de l’énonciation, effectue une mise en scène énonciative (R. Vion, 1999: 253) qui l’aide à construire, dans son discours, des énonciateurs et de se positionner par rapport à son propre discours et par rapport aux discours des autres. R. Vion (1999: 255-257) propose cinq types de mise en scène énonciative: l’unicité énonciative, la dualité énonciative, le parallélisme énonciatif, l’opposition énonciative, l’effacement énonciatif. Ces mises en scène énonciative peuvent se combiner et engendrer une polyphonie par les différents positionnements énonciatifs. De cette manière “le sujet se réapproprie périodiquement l’acte d’énonciation et […] à tout moment il peut suivre ou changer les éléments constitutifs de la mise en scène énonciative” (R. Vion, 1998: 199).

II.1. Dialogue fictif – dialogue non fictif. Conversation et dialogue

La notion de conversation renvoie, le plus souvent, au prototype de l’interaction verbale, toute activité communicative qui met des sujets en situation de face à face étant conçue comme de la conversation. Le terme conversation recouvre pourtant des extensions variables: dans un usage extensif, tous les types d’échanges verbaux peuvent recevoir l’étiquette de conversation; dans une acception restreinte, la conversation désigne un type particulier d’interactions verbales. Les recherches typologiques en matière d’interactions mettent à la base des classifications proposées des critères tels que: la nature du cadre spatio-temporel, le nombre et les statuts des participants, le but de l’interaction, le degré de formalité (C. Kerbrat-Orecchioni, 1996). La conversation se caractériserait, selon ces critères, par un nombre relativement restreint de participants ayant un comportement langagier coopératif dont le but est le contact et la réaffirmation des liens sociaux, un rapport de places symétriques, une apparente informalité qui tient à l’absence de but explicite des thèmes abordés, à son caractère spontané, à la liberté dont jouissent les participants quant à la durée de l’échange et à l’ordre de prise des tours de parole. Pourtant, la conversation obéit à certaines règles (règles constitutives et règles de fonctionnement) et peut être envisagée comme un système constitué d’unités et de relations existantes entre ces unités.

Les définitions courantes de la conversation proposées par les dictionnaires n’opèrent pas de distinctions très nettes entre les termes appartenant au même paradigme: entretien, dialogue, interview, conversation, colloque, de sorte que “sous le terme de conversation peuvent être regroupés des entretiens rapportés et transcrits, un échange de lettres ou les parties dialoguées d’une œuvre littéraire” (D. André-Larochebouvy, 1984: 8). Ayant comme signification première “entretien entre deux personnes”, le terme dialogue est généralement utilisé dans ce sens restreint. D’ailleurs, la conversation est, selon D. André-Larochebouvy, de nature dyadique, impliquant la coprésence de deux partenaires et, toute conversation entre plus de deux personnes se réduit à des séquences de relations dyadiques ou triadiques (conversations dyadiques avec témoins occasionnels ou permanents), successives ou simultanées. La conversation est donc, une suite de relations binaires, car le locuteur ne peut selectionner qu’un seul allocutaire à la fois. C. Kerbrat-Orecchioni (1990) préfère garder au mot dialogue son sens initial et propose des hyponymes de ce terme (dilogue, trilogue et polylogue) pour désigner les formes que prend le dialogue en fonction du nombre des locuteurs. Dans un sens plus large, le terme dialogue est employé pour désigner des formes de discours écrits où il n’y a pas un véritable échange, tout comme des textes écrits présentés sous forme dialoguée. Le terme de dialogue, remarque D. André-Larochebouvy (1984: 9), “s’applique plutôt à une construction littéraire où des personnages échangent des propos soigneusement composés”, le dialogue théâtral étant le plus souvent invoqué comme point de repère. Bien que la conversation naturelle et le dialogue théâtral aient en commun certaines caractéristiques parmi lesquelles: la pluralité des interlocuteurs, l’aspect oral, le rôle du contexte et l’intervention des déictiques dans l’interprétation des énoncés, le recours à des formules stéréotypées, les différences en sont plus profondes.

Le texte de théâtre est souvent identifié au dialogue, les interactions entre les personnages pouvant être étudiées comme des échanges conversationnels réels où les différentes situations de communication et les rapports de forces qui s’établissent entre les énonciateurs conduisent à la création d’un réseau de relations qui motive et génère leur parole. P. Larthomas fait remarquer les ressemblances entre le dialogue de théâtre et le dialogue ordinaire: “[…] Mais le dialogue lui-même? Comment progresse-t-il? Il y a plusieurs moyens d’enchaîner des répliques; lesquels l’auteur a-t-il choisis? Et pourquoi? Il n’est presque jamais répondu à ces questions. […] On oublie, ou ignore ou l’on feint d’ignorer que l’on se trouve en face d’œuvres dont la caractéristique essentielle est d’être écrites sous forme de conversations pour être jouées” (1997 [1972]: 10). Les textes de théâtre constituent, pour les chercheurs qui s’intéressent à l’analyse des interactions, un objet d’étude important, leur permettant aussi d’évaluer les écarts entre le champ théâtral et le champ conversationnel.

II.2. Ecarts

Tous les chercheurs, linguistes ou sémioticiens du théâtre (C. Kerbrat-Orecchioni, A. Ubersfeld, D. André-Larochebouvy, P. Larthomas, M. David, M. Pruner, etc.) soulignent les différences d’organisation qui existent entre la parole ordinaire et l’usage de la parole au théâtre. Le dialogue théâtral est organisé, comme tout échange ordinaire, selon le mode du discours, tel qu’il a été défini par E. Benveniste (1966) et en porte les marques d’énonciation. Pourtant, il y a une différence essentielle: derrière le dialogue théâtral se situe une instance énonciative qui préordonne les séquences dialoguées, est responsable de l’organisation des répliques des personnages et a comme objectif ultime la communication avec les spectateurs/lecteurs. Le dialogue de théâtre ne se réduit donc pas à un simple échange entre les personnages; il doit être envisagé comme un échange double: un personnage sur scène s’adresse, en même temps, à d’autres personnages et au public/aux lecteurs. Cette double énonciation théâtrale, où la communication joue sur deux axes – interne (personnages – personnages) et externe (auteur – lecteurs/public) – sous-tend le langage dramatique. Le dialogue théâtral se distancie aussi du dialogue romanesque. Si ce dernier est le plus souvent rapporté, transposé ou raconté par un narrateur (on assiste donc à un processus de narrativisation du dialogue), le dialogue théâtral est “un échange verbal direct qui intervient entre des personnages et qui est donné sans intermédiaire” (M. Pruner, 2003a: 21). Dans le dialogue théâtral, ayant lieu sur la scène, on assiste à une coexistence d’éléments linguistiques et non linguistiques qui se présentent associés et simultanés, tandis que dans le dialogue romanesque, les deux types d’éléments sont dissociés et successifs (N. Gelas, 1988: 324). Dans le cas du discours théâtral, l’énonciateur-scripteur s’efface (les didascalies mises à part) et ne laisse que des traces indirectes de sa voix; il se fait entendre par l’intermédiaire des personnages, incarnés sur la scène par des acteurs, de sorte qu’on a affaire à un émetteur triple: scripteur-personnage-acteur et à un récepteur triple: personnage-acteur-spectateur (A. Ubersfeld 1996a: 9). Les combinaisons possibles entre ces instances émettrices et réceptrices témoignent des stratégies d’information de l’auteur et relèvent des formes dramaturgiques propres à des esthétiques différentes. Le public/le lecteur est, en dernière instance, le véritable destinataire des paroles échangées; il surprend des conversations qui ne lui sont pas adressées, étant par définition un “récepteur additionnel”.

La nature du langage dramatique consiste dans un compromis entre le dit et l’écrit, entre le langage écrit et le langage parlé. En effet, le texte théâtral est écrit pour être dit. Le langage théâtral est censé imiter la langue parlée, mais l’emploi des unités verbales qui y sont représentées diffère du point de vue pragmatique de leur emploi en conversation naturelle; pour cette raison il apparaît comme “rewrité, remodelé dans un trans-codage” (N. Gelas, 1988: 327). Même si certains dialogues de théâtre sont écrits comme s’ils étaient dits, on y remarque, pourtant, l’absence des bégaiements, des hésitations, des reprises non délibérées, des syntagmes ou des phrases inachevés, des ruptures de construction, des éléments phatiques, des chevauchements, des lapsus ou des reformulations. Tout élément est porteur de sens et fait référence au statut de fiction du dialogue sur la scène; tout écart par rapport à la conversation naturelle conduit l’auditoire/le lecteur à produire des inférences pour en arriver à des interprétations possibles, car rien n’est gratuit au théâtre. Le langage théâtral dispose aussi des formes qui lui sont propres: monologue, aparté, stichomythie, etc.

Le langage théâtral se délimite également de la langue écrite par l’utilisation exclusive du style direct. Le dialogue théâtral est organisé par rapport au système du présent, la parole théâtrale est “immédiate, récusant toute présence du passé autre qu’indirecte” (A. Ubersfeld, 1996a: 15). Les seules parties du texte de théâtre qui relèvent de la langue écrite sont les didascalies.

Il est généralement admis qu’au théâtre la parole est action, que tout discours des personnages est action parlée. L’activité langagière des personnages est le seul moteur de la pièce et conduit à la transformation de l’univers dramatique. Dans le théâtre de Beckett, de Adamov, de Ionesco, par exemple, le dialogue et le discours constituent les seules actions des pièces; on se trouve en présence des textes dramatiques “où les jeux de langage sont au centre même de l’action et où le texte dramatique est le théâtre d’une action performative” (P. Pavis, 1980: 114). Mais, au théâtre, la parole peut être instrument de l’action. Cette fonction du langage théâtral est exploitée surtout dans le théâtre classique, où le dialogue déclenche l’action ou la commente. La double fonction du langage théâtral permet d’explorer les rapports qui existent entre les personnages et leurs discours, entre la parole et le cadre de son énonciation. Dialogue et action entretiennent, au théâtre, des relations qui varient en fonction des formes théâtrales, les dramaturges ayant à leur disposition la possibilité de combiner ou d’alterner les deux statuts du langage dramatique.

Pourtant, il faut préciser que les personnages de théâtre simulent la parole; le dialogue de théâtre ne fait que donner l’illusion d’une conversation authentique. Le dialogue de théâtre peut constituer un terrain privilégié d’observation des mécanismes de la conversation ordinaire et permet de rendre compte du fonctionnement des lois conversationnelles, des rapports de place, des négociations. Mais dans la situation de communication théâtrale rien n’est laissé au hasard et les accidents communicatifs qui peuvent y apparaître doivent être perçus par les spectateurs/lecteurs, obligés de sémantiser chaque signe, comme porteurs de significations. Le dialogue théâtral a un effet sur le spectateur/lecteur, qui doit repérer, à travers les énoncés prononcés par les personnages, les lois propres à l’univers fictif de la pièce. Les irrégularités conversationnelles qui peuvent surgir dans le dialogue de théâtre sont exploitées par le dramaturge afin de produire certains effets et doivent être saisies comme intentionnelles par les spectateurs/lecteurs, appelés à recourir à leurs aptitudes inférentielles pour la découverte des signifiés implicites. Le dialogue de théâtre est perçu à chaque instant comme dialogue littéraire, il a une valeur esthétique et semble dire “je suis un dialogue de théâtre” (A. Ubersfeld, 1996a: 8). Il est une véritable “mise en scène de la conversation”, d’où son caractère paradoxal: réel et esthétique à la fois, fictif mais, en même temps, “plus proche du réel qu’une peinture ou un roman dont le caractère d’artefact est immédiatement perçu” (A. Ubersfeld, 1996a: 8).

L’analyse des écarts, implicites ou explicites, entre le dialogue théâtral et la conversation conduit à une meilleure compréhension des enjeux de la parole au théâtre, des relations qui se tissent entre les personnages, des stratégies d’information de l’auteur.

Pour résumer

Le terme de conversation semble réservé à la désignation de l’échange ordinaire entre des personnes dans différentes situations de communication de la vie, tandis que, dans toutes les langues, le terme dialogue renvoie généralement à l’écrit et sert à désigner un genre littéraire. Dans son livre consacré au dialogue, S. Guelouz constate, à la suite d’une analyse attentive des ouvrages lexicographiques et aussi des œuvres littéraires (y compris l’appareil paratextuel qui les accompagne), que l’évolution du terme se trouve “sous le signe de l’imprécision sinon de l’inexactitude” (1992: 42).

Si la conversation présuppose l’existence d’un émetteur et un récepteur (au minimum) qui s’échangent successivement leur statut, au théâtre, le dispositif communicationnel est plus complexe dans la mesure où l’on a affaire à une chaîne d’émetteurs et de récepteurs. En effet, la communication théâtrale se réalise à différents niveaux:

– au premier niveau, ce sont les personnages, en tant qu’êtres enfermés dans le monde de la fiction, qui interagissent comme s’il s’agissait d’un vrai dialogue;

– au deuxième niveau, ce sont les acteurs qui, eux aussi, interagissent en fonction de la situation dramatique; leur statut est à part, car ils sont des êtres fictionnels à l’intérieur du monde de fiction de la pièce et, en même temps, ils sont des êtres réels qui entrent en contact avec le public;

– au troisième niveau, c’est l’auteur dramatique qui s’adresse de façon non réversible aux lecteurs/spectateurs par l’intermédiaire des personnages, des comédiens, du metteur en scène.

La superposition de ces niveaux entraîne l’existence d’une double dialogie: une dialogie interne, qui peut être dramatique (personnage – personnage) ou scénique (comédien – comédien) et une dialogie externe (auteur – lecteur/spectateur) (A. Petitjean, 1999: 51).

Bien que le dialogue constitue “le mode d’expression dramatique par excellence” (M. Corvin), les différents spécialistes ne proposent pas de définition du dialogue en lui-même, mais se contentent d’une étude différentielle entre les diverses modalités de la parole au théâtre et entre le dialogue de théâtre et la communication réelle. En effet, il serait difficile d’avancer une définition exhaustive du dialogue théâtral. La plupart des théoriciens du théâtre se situent dans le prolongement des travaux de P. Larthomas (1997 [1972]) qui s’adonne à une description minutieuse des éléments verbaux, des accidents et des déformations du langage, de l’enchaînement et du rythme des répliques, etc. Tous insistent sur la stratification et l’hétérogénéité du texte dramatique et sont d’avis que, même si le dialogue de théâtre est écrit et susceptible d’être verbalisé, il est d’essence conversationnelle et peut être décrit linguistiquement comme toute interaction verbale.

Certainement, les instruments offerts par la linguistique de l’énonciation, la pragmatique, les théories de l’interaction et de la conversation, la linguistique et la sémiotique textuelles sont utiles pour la description du dialogue de théâtre.

II.2.1. Formes du discours théâtral chez Eugène Ionesco

II.2.1. Le dialogue

Conçu dans le théâtre classique comme “le moyen presque exclusif pour le personnage de manifester son identité propre et sa personnalité active” (M. Corvin, 1998: 500), le dialogue a subi dans le théâtre contemporain une remise en cause qui a conduit à une véritable révolution stylistique (P. Vernois, 1991 [1972]: 221). Des auteurs comme Artaud, Beckett, Jarry, Adamov ont mis en évidence, avant Ionesco, l’impuissance du langage quotidien à assurer des relations profondes entre les individus. Chez ces dramaturges, le dialogue n’a plus pour fonction d’enregistrer les “phases d’un combat au cours duquel un des protagonistes l’emporte sur l’autre” ([1972] 1991: 221). La progression du dialogue ne se confond plus avec celle de la pièce, dont l’intrigue (qui est presque inexistante) n’est plus commandée par un déroulement chronologique des faits. P. Vernois considère que l’on assiste, dans le théâtre contemporain, à une transformation du dialogue dans “une mascarade consciente”, le dialogue ouvrant “sous les pas des personnages les abîmes tragiques de l’incompréhension” (1991 [1972]: 222).

La distinction entre le dialogue et le monologue n’est pas aussi simple que l’on pourrait le croire. Les définitions proposées dans les dictionnaires opposent, le plus souvent, les deux termes ayant en vue le nombre des personnages présents sur la scène. Selon Littré, le dialogue constitue la manière dont un dramaturge fait parler ses personnages et se définit comme “un entretien entre deux personnes”, tandis que le monologue est défini comme le discours d’un personnage qui est seul ou qui se croit seul sur la scène et qui “se parle à lui-même”. Nous considérons que ces définitions sont trop restrictives et ne tiennent pas compte de l’évolution du langage dramatique au cours des siècles. En effet, le dialogue et le monologue ont pris des formes différentes selon les dramaturgies. Dans le théâtre moderne on n’assiste plus à une distinction très nette entre les différents genres, et le dialogue ne se présente pas toujours sous la forme d’un échange entre deux interlocuteurs; il ne s’agit pas à proprement parler d’un conflit entre les personnages. S’il y a un conflit, il est dû au langage. Le dialogue ne permet plus à l’intrigue (elle aussi réduite jusqu’à sa disparition) de progresser. Ainsi se trouve-t-on en présence de faux dialogues, de dialogues parallèles, de dialogues croisés. Si dans certains dialogues les énonciateurs collaborent à la production d’un même texte, qui n’apparaît découpé que pour des raisons arbitraires, et s’apparente donc au monologue, certains monologues peuvent être analysés comme “un dialogue avec soi-même, mais aussi avec le Ciel, avec un personnage imaginaire, avec un objet, avec le public, dans la mesure où […] toute parole au théâtre cherche son destinataire” (J. P. Ryngaert, 1991: 89). Et comme le remarque A. Ubersfeld, “la parole est, même dans le monologue, essentiellement dialoguée” (1977: 256).

Le discours théâtral d’Eugène Ionesco se présente le plus souvent sous la forme du dialogue; dans le monde intrafictionnel, les répliques des personnages alternent comme dans une conversation réelle, fondée sur l’échange et la réversibilité de la communication. Comme tout dialogue de théâtre, le dialogue ionescien est formé de répliques successives, produites par des énonciateurs différents. Cette pluralité des voix détermine la création d’un tout organisé et complet sur l’axe externe de la communication théâtrale, même si, sur l’axe interne de la communication entre les personnages, on assiste souvent à une collection d’énonciations indépendantes. Parfois, les répliques des personnages ne sont pas dépendantes les unes des autres, les éléments linguistiques n’assurant pas la continuité et la progression sémantiques. Pour cette raison, les dialogues des personnages ionesciens sont aberrants et conduisent à une dissolution du sens. D’ailleurs, dans l’œuvre de Ionesco le langage est mis en question, les normes établies par l’usage transgressées. Dans Notes et contre-notes, Ionesco notait à propos de la parole au théâtre: “D’abord le théâtre a une façon propre d’utiliser la parole, c’est le dialogue, c’est la parole de combat, de conflit. Si elle n’est que discussion chez certains auteurs, c’est une grande faute de leur part. Il existe d’autres moyens de théâtraliser la parole: en la portant à son paroxysme, pour donner au théâtre sa vraie mesure, qui est dans la démesure; le verbe lui-même doit être tendu jusqu’à ses limites ultimes, le langage doit presque exploser, ou se détruire, dans son impossibilité de contenir les significations” (Ionesco, 1966: 62-63). Selon Ionesco, les mots du discours théâtral sont vidés de leur sens ordinaire, mais reçoivent d’autres significations, de sorte que cette déconstruction du sens est en même temps reconstruction.

Le discours théâtral d’Eugène Ionesco contient bien des constructions “déviantes” de dialogues (Ch. Fernandez-Danielli, 1997: 115): discours par emboîtement, faux dialogues ou pseudo-dialogues, dialogues fondés sur une contradiction systématique et non-sens, constructions qui mettent en évidence l’instabilité de la communication entre les interlocuteurs. Cette instabilité ne semble pourtant pas affecter les personnages, elle est ressentie uniquement par les lecteurs ou les spectateurs qui doivent trouver le sens de ces formes.

II..2.2.Dialogues par emboîtement ou dialogues construits sur la répétition de la réplique antérieure

A la différence de la conversation courante, les répliques du dialogue dramatique sont plus enchaînées, cet enchaînement lui assurant l’efficacité et la valeur esthétique. Les éléments enchaînés dans un dialogue dramatique ne sont pas uniquement de nature verbale; il faut prendre en considération aussi les éléments non verbaux, à savoir les gestes ou les mouvements et les silences, l’enchaînement pouvant se produire par la combinaison de ces trois types d’unités: parole – geste – silence – parole, geste – silence – parole – silence, etc. Dans le dialogue dramatique l’enchaînement se réalise à l’intérieur des répliques et, aussi, d’une réplique à l’autre. Dans le premier cas, P. Larthomas parle de cohésion, dans le deuxième cas, d’enchaînement, et souligne que le problème de la cohésion se pose, spécialement pour les répliques longues, tandis que le problème de l’enchaînement, dans le cas des répliques courtes (P. Larthomas, 1997 [1972]: 262).

On définit le discours par emboîtement (cf. Ch. Fernandez-Danielli, 1997: 116) comme un discours dont la succession des propositions est dictée par les jeux sur le sens ou sur la forme des mots. Les dialogues entre les personnages de Ionesco sont très souvent construits sur des assonances, des allitérations ou des associations d’idées.

La présence des syntagmes fondés sur des assonances et des allitérations est un procédé d’enchaînement très fréquent dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco. Ce procédé, qui consiste dans la répétition d’une même voyelle tonique tout en créant une ressemblance entre deux ou plusieurs segments phoniques, peut apparaître à l’intérieur d’une même réplique comme dans ces exemples:

(1) “Robert-père, même jeu: De la pâte à pâté.

Jacques-père: On va en faire des officiers, des officiels, des officieux” (L’Avenir est dans les œufs, t. I: 154)

(2) “Robert-père: Des marxistes. Des marquis, des marks, des contre-marks” (L’Avenir est dans les œufs, t. I: 155)

(3) “La Demoiselle: […] D’autre part, on peut vous fournir un Conseil d’administration composé de neuf membres rééligibles et d’un œuf” (Le Salon de l’automobile t. IV: 215)

(4) “Mme Smith: Encaqueur, tu nous encaques” (La Cantatrice chauve, t. I: 55)

(5) “Le Patron: J’ai un pâté de lapin épatant, c’est du pur porc.” (Tueur sans gages, t. II: 145),

ou bien il n’est pas limité à une seule réplique, mais s’étend aux répliques des autres interlocuteurs, comme dans le dialogue suivant entre les Martin et les Smith, où le contenu de l’énoncé de chaque interlocuteur semble guidé uniquement par le retour de la syllabe “ka”:

(6) “M. Smith: Kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes.

Mme. Smith: Quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade, quelle cacade.

M. Martin: Quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades, quelle cascade de cacades.” (La Cantatrice chauve, t. I: 54-55)

Le même procédé est employé quelques lignes plus loin, où l’association des sonorités (la voyelle [u] et la chuintante [∫]) est le seul lien entre les mots:

(7) “Mme Martin:Touche pas ma babouche!

M. Martin: Bouge pas la babouche!

M. Smith: Touche la mouche, mouche pas la touche.

Mme Martin: La mouche bouge.

Mme Smith: Mouche ta bouche.

M. Martin: Mouche le chasse-mouche, mouche le chasse-mouche.

M. Smith: Escarmoucheur escarmouché!

Mme Martin: scaramouche!

Mme Smith: Sainte-Nitouche!

M. Martin: T’en as une couche!

M. Smith: Tu m’embouches.” (La Cantatrice chauve, t. I: 55)

La prononciation de tous ces mots phonétiquement très proches, que les personnages énoncent comme des automates, conduit à la création d’une impression générale d’incohérence. On assiste à une “déviation pathologique” (M. Pruner, 2003b: 132) de la fonction de communication du langage, car les mots vidés de sens et dépourvus de référents s’enchaînent uniquement selon les allitérations et les assonances, respectant une seule loi: l’attraction des signifiants. L’émergence du sens n’est pas nécessaire à la communication entre les Smith et les Martin pour lesquels, tous les mots sont arbitraires et peuvent être détournés de leur acception normale. L’impression d’incohérence ressentie par les lecteurs/spectateurs est obtenue par des glissements sémantiques, les mots mouche, bouche, touche, couche changeant de catégorie grammaticale (substantif/verbe) et par des glissements phonétiques: modification du premier phonème de chaque mot (mouche / bouche / touche / couche) et changement de consonnes (consonne sourde / consonne sonore: bouche / bouge). On constate aussi que certains signes sont intégrés dans la formation d’autres signifiants: mouche→casse-mouche, scaramouche, escarmoucheur; touche→Sainte-Nitouche, cartouche; bouche→babouche, tu m’embouches.

Le sketch Les Salutations est entièrement construit sur la prolifération des adverbes en “-ment”. La création des adverbes constitue le fil conducteur de cette pièce:

(8) “[…] Ier Monsieur (au 2e): Heureux de vous voir. Comment allez-vous?

IIe (au Ier): Merci. Et vous?

IIIe (au Ier): Comment allez-vous?

Ier (au 3e): Chaudement. Et vous? (au 2e.) Froidement. Et vous?

IIIe (au Ier): Agréablement. Et vous?

IIe (au 3e): Désagréablement. Et vous?

Ier et IIe (au 3e): Mélancoliquement. Et vous?

Ier (au 2e): Matinalement. Et vous?

IIe (au 3e): Crépusculairement. Et vous?

IIIe (au Ier): Adipeusement. Et vous?

Ier (au 2e): Acéphalement. Et vous?

IIe (au 3e): Agnostiquement. Et vous?

IIIe (au Ier): Amphibiquement. Et vous? […]” (Les Salutations, t. III: 289)

Sur les 96 adverbes, seulement 17 ne sont pas des créations. Certaines formes adverbiales telles que: “castapianeusement”, “éructationneusement”, “épinetteusement”, “floriféremment”, “gallophobiquement”, etc. surprennent le spectateur/lecteur et confèrent au langage une dynamique propre. Selon Ch. Fernandez-Danielli (1997: 94), la prolifération des adverbes est proportionnelle à l’accélération du débit verbal des personnages et semble non seulement résulter d’un état général d’excitation, mais constituer l’unique condition de survie des personnages.

Le langage ne répond plus aux normes de la communication ordinaire, cette jonglerie verbale mettant en évidence le fait que “c’est le langage lui-même qui est malade” (M. Pruner, 2003b: 132). Incapable d’exprimer le réel, le langage dénonce lui-même son absurdité. La théorie, même parodique, du Professeur (La Leçon) sur le langage est la seule qui puisse expliquer la communication entre les personnages de Ionesco:

(9) “Le Professeur: […] Si vous émettez plusieurs sons à une vitesse accélérée, ceux-ci s’agripperont les uns aux autres automatiquement, constituant ainsi des syllabes, des mots, à la rigueur des phrases, c’est-à-dire des groupements plus ou moins importants, des assemblages purement irrationnels de sons, dénués de tout sens, mais justement pour cela capables de se maintenir sans danger à une altitude élevée dans les airs. Seuls, tombent les mots chargés de signification, alourdis par leur sens, qui finissent toujours par succomber, s’écrouler…” (La Leçon, t. I:80-81)

Les sonorités, les intonations, “les assemblages purement irrationnels de sons, dénués de tout sens” sont les seuls qui assurent la communication entre les personnages. Leur langage échappe à la norme, à la convention, c’est un langage qui existe de manière autonome, un langage qui désintègre le langage “normal”. Dans le dialogue théâtral, le langage “normal” est “rajeuni” et acquiert toutes ses potentialités d’instrument de communication étant réintégré et mis au service de l’imaginaire.

Dans la structure du dialogue, la répétition a, généralement, la fonction de contribuer à l’enchaînement des répliques. La reprise d’un même élément lexical ou syntaxique renforce la liaison sémantique et syntaxique entre les répliques, tout en assurant la cohésion et la cohérence du texte. En tant que procédé affectif, la répétition met en évidence la fonction émotive du langage. Elle engendre un effet d’insistance et exprime l’attitude du locuteur (son adhésion ou, au contraire, son opposition) par rapport à sa propre réplique ou par rapport à la réplique de son partenaire de dialogue. La répétition est en même temps un indice phatique, car la reprise totale ou partielle de la réplique précédente peut constituer, en fonction de la situation de communication, un moyen d’interruption ou de prolongement du dialogue.

Dans Délire à deux, c’est la répétition du dernier mot de l’interlocuteur qui déclenche l’enchaînement formel (cf. G. Conesa, 1992: 238) des répliques:

(10) “Lui: […] J’ai la passion de la vérité.

Elle: Quelle vérité? Puisque je te dis qu’il n’y a pas de différence. C’est ça la vérité. Il n’y en a pas. Le limaçon, la tortue, c’est la même chose.

Lui: Pas du tout. C’est pas du tout le même animal.

Elle: Animal toi-même. Idiot.

Lui: C’est toi qui es idiote.[…]

Elle: […] Ça veut dire tout au plus que l’une est une variété de l’autre. Mais c’est la même espèce, la même espèce.

Lui: Espèce d’andouille.” (Délire à deux, t. III: 201-204)

La reprise terme à terme d’un même élément textuel consolide la liaison sémantique entre les répliques et assure l’enchaînement du dialogue. Pourtant, les deux interlocuteurs semblent se prêter à un jeu dont ils appliquent les règles de façon automatique.

Comme notre but est d’étudier la manière dont se réalise l’enchaînement du dialogue, nous allons insister surtout sur les reprises qui apparaissent dans une succession de répliques produites par des locuteurs différents. On remarque dans les dialogues entre les personnages ionesciens une variété des reprises, en fonction des combinaisons possibles entre les séquences énonciatives et interrogatives: la répétition interrogative d’une séquence énonciative, la répétition interrogative d’une séquence interrogative, la répétition énonciative d’une séquence interrogative, la répétition énonciative d’une séquence énonciative.

Le plus souvent, la répétition interrogative d’une séquence énonciative constitue, pour le locuteur, un moyen d’exprimer son attitude par rapport à la production langagière de son interlocuteur et sert à marquer, spécialement, sa réaction négative, son désaccord à la réplique antérieure de l’interlocuteur, comme en (11):

(11) “Robert-père, à Jacques-père: Je vous le répète. Ce n’est pas la faute de ma fille.

Jacques-père, à Robert-père: Serait-ce la faute de la mienne? Qu’est-ce que vous insinuez?” (L’Avenir est dans les œufs, t. I: 135)

Dans le discours théâtral de Ionesco, ce type de répétition prend la forme des questions-écho si la séquence reprise est précédée d’un mot interrogatif (pronom, adjectif ou adverbe). La répétition interrogative peut traduire l’étonnement du personnage locuteur par rapport à la réplique de son partenaire de dialogue, comme en (12) et (13):

(12) “Bartholoméus II: Pas comme ça…

Bartholoméus III: Pas dans l’état où vous êtes…

Ionesco: Dans quel état suis-je donc?” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 95)

(13) “Premier homme: A mon âge! […] A l’autre bout se trouvait la maison où j’avais un appartement. J’y vivais avec ma famille.

Premier policier: Quel appartement? Quelle maison?” (L’Homme aux valises, t. VI: 39)

ou bien elle conduit à la création des troubles référentiels, comme en (14):

(14) “Premier homme: J’ai peur de rater mon train.

L’employé: Quel train?

Premier homme: Le train qui va venir dans une seconde. Il est annoncé.

L’employé: Il est déjà parti. Vous ne l’avez pas vu? Il vient de passer devant nous, à l’instant.

Aucun train n’est passé.” (L’Homme aux valises, t. VI: 34)

La continuelle errance du Premier homme, toujours en quête de son identité, se poursuit tout au long de la pièce. Dans son exploration, le personnage sonde ses souvenirs et arrive à mêler les plans du conscient, du préconscient, de l’inconscient. Ce mélange des plans aboutit à la destruction de la référence et se matérialise au niveau du dialogue. La mise en question du présupposé existentiel de l’expression définie “mon train” par la reprise interrogative du nom crée un brouillage référentiel dont l’effet est accentué par l’indication didascalique. En fait, la référence se trouve subvertie sur les deux axes de la communication théâtrale.

La reprise interrogative d’une séquence énonciative ou interrogative est un procédé fréquent dans des pièces comme Victimes du devoir ou L’Homme aux valises, pièces qui ont comme thème principal l’introspection dans les profondeurs de soi-même. Les deux personnages principaux, Choubert et respectivement le Premier Homme, sont orientés dans cette descente par des guides qui leur posent des questions de plus en plus pressantes. Incapables d’y répondre, faute de mémoire, ils répètent, dans leurs efforts d’accéder au niveau inconscient de la personnalité, des bribes des répliques de leurs enquêteurs. S’ils arrivent à se rappeler quelque chose, ce sont toujours les interrogateurs qui reprennent immédiatement leurs paroles pour les déterminer à continuer l’intégration de l’inconscient à la conscience:

(15) “Le Policier: Quand l’as-tu connu et qu’est-ce qu’il te racontait? […]

Choubert: Quand est-ce que je l’ai connu? (Il prend sa tête dans ses mains.) Qu’est-ce qu’il me racontait? Qu’est-ce qu’il me racontait? Qu’est-ce qu’il me racontait?” (Victimes du devoir, t. I: 172)

(16) “Premier Homme: Je viens de très loin. Je suis passé par des villes sombres. J’ai essayé de dire, j’avais à dire la vérité.

La Femme: Quelle vérité avais-tu à dire et à qui?” (L’Homme aux valises, t. VI: 95)

La reprise interrogative d’une séquence énonciative est un moyen efficace d’enchaîner les répliques et d’extérioriser la réaction du personnage locuteur à la réplique antérieure de son partenaire de dialogue, réaction qui traduit, le plus souvent, l’étonnement, la surprise des personnages, comme en (17) et (18):

(17) “L’Architecte: Les habitants du quartier voudraient même le quitter…

Bérenger: Quitter le quartier radieux? Les habitants veulent quitter…” (Tueur sans gages, t. II: 137)

(18) “La Jeune Fille: C’est vrai. Maintenant j’en ai vingt-cinq.

Premier Homme: Déjà vingt-cinq ans? Le temps passe vite.” (L’Homme aux valises, t. VI: 50)

Un autre procédé d’enchaîner le dialogue est représenté par les reprises interrogatives des séquences des questions, procédé qui sert à introduire la réponse du personnage locuteur, celui-ci exprimant en même temps sa réaction au message transmis. La réponse interrogative met l’accent sur la fonction phatique du langage, son absence conduisant à l’arrêt de l’échange:

(19) “Bartholoméus I: Ionesco, savez-vous pourquoi nous portons des costumes?

Les trois docteurs montrent leurs costumes.

Ionesco: Pourquoi vous avez des costumes?” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 95-96)

(20) “L’Architecte, au téléphone: Allô? […] (Il remet l’appareil dans sa poche. A Bérenger qui s’était éloigné de quelques pas, perdu dans son ravissement:) Vous disiez? Hé, où êtes-vous?

Bérenger: Ici. Excusez-moi. Que disais-je? Ah, oui… […]” (Tueur sans gages, t. II: 119)

Dans d’autres cas, la répétition interrogative a une fonction stratégique; elle introduit une pause dans le déroulement du dialogue et permet au personnage locuteur de formuler une réponse à la question qui lui a été adressée:

(21) “Bartholoméus I: Quel est le sujet de la pièce? Le titre?

Ionesco, un peu cabotin et embarrassé: Euh… le sujet?… Vous me demandez le sujet?… Le titre?… Euh… vous savez, je ne sais jamais raconter mes pièces… […]” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 65)

(22) “Le consul: Le nom de votre père?

Premier homme: Le nom de mon père? Le nom de mon père? Il s’appelait, je crois, je n’en suis pas du tout sûr, il s’appelait… il s’appelait. Non, vraiment, je ne m’en souviens plus.” (L’Homme aux valises, t. VI: 64)

La répétition interrogative partielle à distance d’une séquence interrogative est une expression de l’état de délire et d’amnésie des Vieux dans Les Chaises:

(23) “Le Vieux: Cette ville a existé, puisqu’elle s’est effondrée… […] Il n’en reste plus rien aujourd’hui, sauf une chanson.

La Vieille: Une vraie chanson? C’est drôle. Quelle chanson?

Le Vieux: Une berceuse, une allégorie: «Paris sera toujours Paris.»

La Vieille: On y allait par le jardin? Etait-ce loin?

Le Vieux, rêve, perdu: La chanson?… La pluie?…” (Les Chaises, t. II: 14)

La reprise énonciative d’une séquence interrogative apparaît le plus souvent dans le cas de la paire question-réponse et constitue, au niveau de l’organisation du dialogue, une modalité de réaliser l’enchaînement de deux répliques ayant la même structure sémantique et syntaxique, mais remplissant des fonctions distinctes:

(24) “Bartholoméus I: C’est promis?

Ionesco: C’est promis, je le jure.” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 87)

La reprise énonciative négative d’une série de séquences énonciatives et interrogatives équivaut à un refus de réagir et de continuer le dialogue:

(25) “Jacqueline, à Jacques-fils: Grand-père est mort.

Elle donne un violent coup de coude à Jacques.

Jacques-père: Ton grand-père est mort.

Coup de coude à Jacques-fils.

Jacques-mère: Ton grand-père est mort.

Coup de coude au même. Jacques-fils ne réagit toujours pas. Dans le coin des Robert, on entend:

Robert-père: Son grand-père est mort.

Roberte-mère: Son grand-père est mort.

Roberte: Oui, papa, oui maman.

Jacques-père, à son fils: Tu n’entends donc pas que ton grand-père est mort?

Jacques-fils: Non. Je n’entends pas que grand-père est mort.” (L’Avenir est dans les œufs, t. I: 141)

La répétition énonciative d’une séquence énonciative (ou interrogative) représente, dans le cas du dialogue entre les personnages de Ionesco, le moyen le plus efficace de réduire les locuteurs à de simples automates:

(26) “La Vieille (le Vieux est presque calmé): Voyons, calme-toi, ne te mets pas dans cet état… […] … tout n’est pas brisé, tout n’est pas perdu, tu leur diras tout, tu expliqueras, tu as un message… tu dis toujours que tu le diras… il faut vivre, il faut lutter pour ton message…

Le Vieux: J’ai un message, tu dis vrai, je lutte, une mission, j’ai quelque chose dans le ventre, un message à communiquer à l’humanité, à l’humanité…

La Vieille: A l’humanité, mon chou, ton message!…” (Les Chaises, t. II: 16)

(27) “Jacques mère: […] C’est bien vrai, tu aimes donc les pommes de terre au lard? Quelle joie! […] Répète, mon petit Jacques, répète pour voir.

Jacques, comme un automate: J’adore les pommes de terre au lard! J’adore les pommes de terre au lard! J’adore les pommes de terre au lard!” (Jacques ou la soumission, t. I: 108)

(28) “Bartholoméus II, à Ionesco: Pour savoir ce que vous savez…

Ionesco: Ce que je sais…

Bartholoméus II, à Ionesco: Redresser vos connaissances déformées.

Ionesco: Oui, déformées…

Bartholoméus I, à Ionesco: Eclaircir ce qui est confus dans votre esprit…

Ionesco: Ce qui est confus dans mon esprit…” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 77)

Ce type de reprise, si elle se manifeste dans l’enchaînement de plusieurs répliques, peut engendrer une rupture dans le déroulement normal de l’échange verbal:

(29) “Le Vieux: Il viendra, l’Orateur.

La Vieille: Il viendra.

Le Vieux: Il viendra.

La Vieille: Il viendra.

Le Vieux: Il viendra.

La Vieille: Il viendra.

Le Vieux: Il viendra, il viendra.

La Vieille: Il viendra, il viendra.

Le Vieux: Viendra.

La Vieille: Il vient.

Le Vieux: Il vient.

La Vieille: Il vient, il est là.

Le Vieux: Il vient, il est là.

La Vieille: Il vient, il est là.” (Les Chaises, t. II: 50)

Ionesco exploite ce procédé et mise sur les effets comiques obtenus par la reprise déformée de certains éléments verbaux:

(30) “Jacques-mère: Laissons ton frère à sa consomption lente.

Jacqueline: Ou plutôt à sa consombrition!” (Jacques ou la soumission, t. I: 105)

(31) “Jacques-fils: J’ai faim.

Roberte: J’ai faim.

Jacqueline: Vous êtes trempés.

Jacques-fils: J’ai froid. Brrrr! Je tremple!

Roberte: Nous tremplons!” (L’Avenir est dans les œufs, t. I: 137)

L’écho, phénomène naturel de la répétition des sons, devient l’expression de l’angoisse chez les personnages de Ionesco. Il acquiert en (32) une fonction dramatique, car Amédée y trouve un alibi:

(32) “Madeleine: Qu’est-ce que nous pourrions dire?

Amédée: Nous pourrions dire que c’est le facteur.

Madeleine: C’est le facteur qui a fait ça! C’est le facte-eu-eur! (A Amédée) Le croient-ils? Le facteur doit être déjà parti.

Amédée: Raison de plus. (Fort vers dans le fond) c’est le facteu-eur!

Madeleine et Amédée: C’est le facteu-eur! Le facteu-eur-eur!

Ils s’arrêtent; on entend l’écho répéter.

L’écho: Le facteu-eur! Le facteu-eur! Facteu-eur! acteu-eu-eur!

Amédée: Tu vois, l’écho lui-même se répète.

Madeleine: Ce n’est peut-être pas l’écho!

Amédée: En tout cas, c’est une confirmation. C’est un alibi!…” (Amédée ou comment s’en débarrasser, t. I: 242)

En revanche, l’écho ne répète pas fidèlement et immédiatement les paroles du Roi (signe d’une insoumission totale à son autorité), qui s’avance irréversiblement vers la mort:

(33) “Le Roi: Mourir dignement? (A la fenêtre.) Au secours! Votre roi va mourir. […]

On entend un faible écho dans le lointain: «Le Roi va mourir!» […]

On entend l’écho: «Au secours!»

Le Médecin: Ce n’est rien d’autre que l’écho qui répond avec retardement.” (Le Roi se meurt, t. IV: 33-34)

Dans Les Chaises, ce sont les paroles de la Vieille qui font office d’écho. En témoignent aussi les didascalies, au moment où la Vieille reprend les paroles du Vieux: “comme l’écho, écho, toujours faisant écho, en écho, écho, écho, etc.”:

(34) “Le Vieux: Obéissez-moi!…

La Vieille (écho): Obéissez-lui!…

Le Vieux: Car j’ai la certitude absolue!…

La Vieille (écho): Car il a la certitude absolue! […]

Le Vieux: Laissez-moi passer…

La Vieille (écho): Laissez-le passer… Laissez-le passer… passer… passer… asser” (Les Chaises, t. II: 44-46)

Quelle serait la fonction de la répétition si constante dans le discours théâtral de Ionesco? Selon P. Larthomas, “la répétition prolongée ne peut intervenir que dans un théâtre qui se veut dans une certaine mesure anti-théâtre, qui met en cause le langage et, pour cette raison, force son emploi”. La répétition des éléments identiques ou déformés déclenche chez le spectateur/lecteur “un état d’âme, une prise de conscience” (R. Chamie, 2003: 183).

II.2.3. La paire adjacente, unité minimale de l’analyse du dialogue. L’enchaînement entre cohérence et pertinence

Une analyse linguistique centrée sur les accidents communicatifs des dialogues dans le théâtre d’Eugène Ionesco doit être doublée d’une prise en considération des données pragmatiques et cognitives (traitement des informations, processus inférentiels de nature contextuelle, détermination interactionnelle des constructions dialogales), éléments tout à fait nécessaires pour la description adéquate du dialogue théâtral. Pour rendre compte du fonctionnement des activités conversationnelles des personnages nous faisons appel à l’unité minimale de l’organisation conversationnelle, la paire adjacente (adjacency pair). La notion de paire adjacente a été proposée par les ethnométhodologues comme l’unité prototypique conversationnelle du type <question, réponse>, <salutation, salutation>, <offre, acceptation/refus>, etc., et a permis de dégager les organisations préférentielles des échanges conversationnels.

Nous émettons l’hypothèse que, malgré les différences entre le dialogue dramatique et la conversation ordinaire, sur l’axe interne de la communication entre les personnages, le mécanisme conversationnel peut être expliqué à partir des conditions de prise de parole requises dans la conversation naturelle. La différence essentielle réside dans une plus grande régularité du dialogue dramatique, où certains phénomènes fréquents dans la conversation courante tels que la superposition des sujets parlants, les négociations de l’ouverture et de la fin de la conversation, etc., n’apparaissent pas. Si de tels phénomènes font leur apparition dans le dialogue dramatique, ils sont ressentis comme problématiques (sur l’axe externe de la communication) par les spectateurs/lecteurs et conduisent à la production des implicites discursifs. Le dramaturge, qui pré-ordonne les séquences du dialogue, donne des informations aux spectateurs/lecteurs sur les personnages, la construction de l’intrigue, la structure de la pièce, justement à travers l’organisation et le traitement des séquences dialoguées. De cette façon, la production et la réception du dialogue dramatique dépendent d’un ensemble d’hypothèses que l’auteur et le spectateur/lecteur formulent à propos du monde fictif de la pièce.

Dans le discours théâtral de Ionesco, on assiste souvent à des troubles de l’interaction verbale, les transgressions des règles conversationnelles conduisant à des ruptures de la relation coopérative qui se manifestent sur l’axe interne et sur l’axe externe de la communication théâtrale.

La paire adjacente n’est qu’un type d’organisation locale de la conversation, réglée par le principe de la réciprocité des motivations, qui consiste dans l’anticipation par le premier locuteur que son intention, une fois comprise, sera acceptée par son interlocuteur comme la raison et la motivation de l’action de celui-ci. A un niveau supérieur d’organisation de l’interaction, les activités conversationnelles sont réglées par le principe de la réciprocité des perspectives qui fonde la complémentarité ou la symétrie des rôles des partenaires et conduit au choix de la stratégie utilisée dans l’interaction (négociation, coopération, etc.). La paire adjacente, en tant qu’unité minimale de l’organisation conversationnelle, ne peut pas rendre compte du fonctionnement profond de l’échange verbal. Pourtant, notre analyse est centrée surtout sur des échanges assez réduits en extension entre les personnages ionesciens, car dans le cas de Ionesco il n’y a presque jamais d’éléments suffisants pour la reconstitution de la cohérence globale des pièces.

Définie comme étant constituée de deux tours de parole en position de succession immédiate, prononcés par deux locuteurs différents de sorte qu’il existe un élément reconnaissable comme le premier et un autre reconnaissable comme le second, la paire adjacente est gouvernée par une règle, selon laquelle les premiers éléments de la paire exercent une contrainte sur ce qui doit être fait au prochain tour. Les ethnométhodologues ont dégagé des structures routinières ou organisations préférentielles des échanges conversationnels et ont analysé les réactions marquées et non marquées dans les paires adjacentes. Un concept important, capable de rendre compte de l’ordre de distribution de la conversation, est le concept de relevance, concept hérité d’H. P. Grice et qui constitue un objet principal d’étude pour D. Sperber et D. Wilson (La pertinence. Communication et cognition, 1989) sur la base des implications contextuelles et des règles d’inférence. La paire adjacente est limitée aux cas où le deuxième membre est non marqué; si celui-ci est marqué, l’échange sera plus grand que la paire adjacente et on assiste à une expansion de l’intervention du second locuteur ou à la relance de l’échange par le premier locuteur. Dans ce cas, l’unité de la paire adjacente éclate et engendre l’apparition des séquences intercalées ou échanges parenthétiques. C’est pourquoi, il faut remplacer le critère de l’adjacence, trop étroit, par un critère interprétatif, que les conversationnalistes ont appelé pertinence conditionnelle (conditional relevance), selon lequel étant donné une première partie d’un échange, la deuxième devrait être relevant and expectable, conformément aux attentes que la première a suscitées. Ce critère de la pertinence conditionnelle fait intervenir l’idée d’organisation préférentielle, qui, à son tour, fait intervenir une différence entre les réponses préférées ou non marquées et les réponses non préférées ou marquées. Parmi les réponses non préférées on peut considérer presque tous les cas de menace de la face et d’offense (réparée ou non réparée). La notion de préférence, observe J. Moeschler, n’est pas d’ordre psychologique, mais d’ordre structurel et est fondée sur le concept de marquage (1989: 158). Les conversationnalistes ne posent pas le problème de la cohérence en termes de règles d’enchaînement, mais de stratégies qui permettent la gestion des actions conversationnelles et aussi la facilitation des activités préférentielles: étant donné une certaine stratégie discursive, ce sont les conditions de pertinence par rapport à leurs implications qui déterminent les attentes du tour de parole suivant. Dans cette perspective, “la cohérence n’est ni un principe organisationnel des conversations ni une finalité communicative. C’est un effet des structures d’organisation préférentielle” (J. Moeschler, 1989: 161).

Dans le cas du dialogue entre les personnages de Ionesco, on peut remarquer que presque tous les accidents communicatifs se concentrent dans la position des réponses non préférées, bouleversant le critère de relevance and expectability.

Dans Jeux de massacre, on assiste souvent à des échanges où le défi de pertinence frappe l’efficacité des actes linguistiques de demande d’action au niveau local de l’organisation conversationnelle, comme dans le cas suivant:

(35) “Cinquième Homme: Je vous dis que cela n’allait pas très bien. J’étais comme dans un brouillard épais. Je n’y comprenais plus rien. J’étais agité, une sorte d’impatience nerveuse et musculaire. Ça n’allait même pas bien du tout, du tout. Je ne pouvais rester ni couché, ni assis, ni debout. Je ne pouvais pas marcher parce que ça me fatiguait. Je ne pouvais pas rester sur place.

Sixième Homme: Il y avait pourtant une solution. Pas très agréable. Mais c’était la seule.

Cinquième Homme: Laquelle?

Sixième Homme: Vous pendre. On aurait pu vous pendre.

Cinquième Homme: C’est dangereux.

Sixième Homme: Un risque à courir… Pour moi ce fut pire, la dépression. Le monde entier était devenu une planète lointaine, impénétrable, en acier, fermée. Quelque chose de tout à fait hostile et étranger. Aucune communication. Tout coupé. C’est moi qui étais enfermé mais enfermé dehors.

Cinquième Homme: Où était le couvercle? Dedans ou dehors?

Sixième Homme: En tout cas, je ne pouvais pas le soulever. Ça pesait des tonnes. Ça pesait des tonnes. Des tonnes et des tonnes. De plomb. Non, d’acier je vous ai dit. Le plomb encore peut fondre!

Cinquième Homme: Je n’ai jamais pu soulever plus de soixante kilos. Plus facilement soixante kilos de paille que soixante kilos de plomb. C’est tout de même plus léger, la paille.

Sixième Homme: On se demande parfois comment on peut faire pour vivre. C’est pas toujours aussi gai, hein? comme dit mon ami Gaston.

Cinquième Homme: Peut-être qu’il vaudrait mieux mourir?

Sixième Homme: Ne le dites pas, ça porte malheur.” (Jeux de massacre, t. V: 15-16)

Pour rendre compte de la connexion qui existe entre la structure de l’échange et son contenu actif, nous ferons appel à la notion de cohérence mise en rapport avec la notion de pertinence. Selon S. C. Levinson (1983), la cohérence ne doit pas être cherchée au niveau des expressions linguistiques, mais au niveau des actes de langage contenus dans ces expressions. C’est donc la segmentation en tours de parole qui permet aux forces illocutionnaires des actes linguistiques de véhiculer, dans la valeur performative du discours, tout critère de cohérence propositionnelle et cognitive. Tout en adoptant une perspective interprétative des faits discursifs, J. Moeschler (1989) montre que les contraintes d’enchaînement séquentielles ne sont ni des conditions nécessaires, ni des conditions suffisantes pour l’interprétation du discours. Selon lui, “les interprétations ne sont pas le résultat de processus d’enchaînement ou récupérées via la reconnaissance de la nature cohérente du discours. Les interprétations en discours sont, de ce point de vue, finalisées et déterminées par le rendement effort cognitif – effets contextuels” (1989: 166). Nous émettons l’hypothèse que la pertinence / non pertinence des tours de parole dépend de l’efficacité communicationnelle de l’échange performatif. De cette manière, la prise en compte d’un niveau supérieur d’organisation de la pièce n’est pas tout à fait nécessaire pour comprendre la situation dans laquelle se déroule l’interaction analysée. Dans le cas du dialogue entre les personnages de Ionesco, même au niveau de la pertinence locale l’activité des partenaires de l’échange tout comme l’interprétation du public sont troublées. Les obstacles à l’action ne sont pas motivés: “Peut-être qu’il vaudrait mieux mourir?”, pas même les obstacles à une action antérieure: “On aurait pu vous pendre”. On peut constater dans cet enchaînement une relation particulière entre la cohérence et la pertinence:

(36) “Sixième Homme: […] C’est moi qui étais enfermé mais enfermé dehors.

Cinquième Homme: Où était le couvercle? Dedans ou dehors?” (Jeux de massacre, t. V: 15)

Si la question respecte la condition thématique de la conversation, et on pourrait affirmer qu’elle est cohérente, elle n’est pas pour autant pertinente. Son manque de pertinence résulte du fait qu’elle ne tient pas compte des implications contextuelles de la réplique précédente. Le Cinquième Homme semble prendre à la lettre l’énonciation de son partenaire, d’où le comique de cet enchaînement. Le changement de sujet n’est pas attendu et ne provoque pas le surgissement d’une inférence qui motive sa présence au milieu de la conversation. A ce changement de sujet correspond l’apparition d’une question (“Peut-être qu’il vaudrait mieux mourir?”) marquée, car elle survient comme réponse après une question antérieure, et dépourvue d’explication.

Un cas semblable, où le second énoncé d’un enchaînement est cohérent sans être pourtant pertinent, est représenté par les énoncés successifs du Septième Homme et du Huitième Homme:

(37) “Septième Homme: Nous ne sommes pas de la race de ceux qui vont dans les astres.

Huitième Homme: Nous sommes de la race des désastres ou petits désastres.” (Jeux de massacre, t. V: 16)

II.2.4. Dialogues parallèles

Les dialogues parallèles représentent une distorsion du dialogue (P. Vernois, 1991 [1972]: 222), de sorte que les interlocuteurs s’expriment chacun de son côté. Dans Jeux de massacre (Scènes simultanées à l’intérieur), Ionesco exploite au plus haut degré ce procédé. Selon les indications de la didascalie du début de la pièce, le plateau est partagé en deux, et les deux scènes A et B sont jouées simultanément. Les répliques des quatre personnages, d’une part, Jean et Jeanne, de l’autre, Pierre et Lucienne, sont échangées en même temps; ensuite les répliques alternent vers la fin de la pièce:

Dans son analyse de la pièce, P. Vernois conclut: “[…] le dialogue conduit dans son décousu à une confusion antidramatique en ce sens qu’il n’engendre aucune action cohérente. La vanité du geste succède à l’inanité de la parole” (1991 [1972]: 226).

Ce procédé est utilisé dans plusieurs pièces, où l’énonciation simultanée de plusieurs répliques engendre un dérèglement mécanique du dialogue. Dans les pièces L’Avenir est dans les œufs et L’Impromptu de l’Alma, par exemple, Ionesco emploie fréquemment ce jeu verbal, basé sur un comique de parallélisme (P. Vernois, 1991 [1972]: 223):

(39) “Roberte, arrivée près de Jacques, s’écrie:

Roberte: Chaleureuses cordoléances!

Tous les Jacques, sauf le grand-père, en chœur: Enchantés.

Robert-père, Robert-mère à Roberte qui se tourne vers eux.

Robert-mère et Robert-père: Nos chaleureuses cordoléances!

Roberte: Merci beaucoup. Enchantée.

Les trois Robert se tournent maintenant vers le père Jacques.

Les trois Robert, à Jacques-père: Nos chaleureuses cordoléances!

Jacques-père: Merci infiniment, mes amis, je les accepte avec joie.

Les trois Robert et Jacques-père se tournent vers Jacques-mère et disent, en chœur: Nous vous présentons nos chaleureuses cordoléances, cordoléances, cordoléances, cordoléances!

Jacques-mère: Merci, merci, très heureuse, merci.

Les trois Robert, Père et Mère Jacques, à grand-mère Jacques: Cordoléances! Cordoléances! Cordoléances! Cordoléances! Chaleureuses cordoléances!

Jacques-grand-mère: Mille fois merci! Merci! Merci! Je n’y manquerai pas, merci! Enchantée, merci!

Les trois Robert, les trois Jacques, à Jacqueline: Nos chaleureuses cordoléances! Cordoléances! Cordoléances!

Jacqueline: Merci! Merci! Merci! Merci! A vous aussi!

Puis, tous – sauf le grand-père – entourent Jacques-fils qui est, de tous, le plus ému: «Cordoléances! Chaleureuses cordoléances! Cordoléances! Chaleureuses cordoléances!»” (L’Avenir est dans les œufs, t. I: 142-143)

(40) “Ensemble

Bartholoméus I: L’alphabet de tout auteur en matière de théâtrologie…

Bartholoméus II: L’alphabet de tout auteur en matière de costumologie.

Bartholoméus III: L’alphabet de tout auteur en matière de spectatologie!” (L’Impromptu de l’Alma, t. I:89)

Le même procédé du parallélisme est utilisé dans Macbett, toujours avec l’intention de produire des effets comiques:

(41) “Macbett (à Duncan): Je vous remercie, Monseigneur.

Banco (à Duncan): Je vous remercie, Monseigneur.

Macbett (à Duncan): Nous vous aurions été fidèles.

Banco (à Duncan): Nous vous aurions été fidèles.

Macbett: Même sans la récompense.

Banco: Même sans la récompense.

Macbett: Vous servir vous suffit.

Banco: Vous servir vous suffit.

Macbett: Mais votre générosité comble notre rapacité.

Banco: Nous vous remercions de toute notre âme…

Macbett et Banco (en même temps, l’un sortant son épée, l’autre brandissant sa hache): …de toute notre âme qui se ferait damner pour votre Gracieuse Altesse” (Macbett, t. V: 140-141).

Dans Tueur sans gages, discours par emboîtement et dialogues parallèles se superposent:

(42) “L’Architecte, dans ses dossiers: Racontez.

Bérenger: […] Lorsque j’étais enclin à la mélancolie, le souvenir de ce rayonnement éblouissant, de cet état lumineux faisait renaître en moi la force, les raisons sans raison de vivre, d’aimer… d’aimer quoi?… D’aimer tout, éperdument…

L’Architecte, au téléphone: Allô, le stock est épuisé!

Bérenger: Hélas, oui, Monsieur.

L’Architecte, qui a raccroché: Je ne disais pas cela pour vous, cela concerne mes dossiers.

Bérenger: C’est vrai aussi pour moi, Monsieur, les réservoirs sont vides. […] Je vais tâcher de vous dire… est-ce que j’abuse?

L’Architecte: J’enregistre, c’est mon métier. Continuez, ne vous gênez pas. […]

Bérenger: La dernière fois, je devais avoir dix-sept ans, dix-huit ans, je me trouvais dans une petite ville de campagne… laquelle? Laquelle, mon Dieu?… […] J’étais tout seul dans la rue. Je longeais les clôtures, les maisons, […] Je marchais à vive allure, vers quel but? Je ne sais plus. […]” (Tueur sans gages, t. II: 127-128)

Dans cet échange, Bérenger essaie de faire partager à l’Architecte ses émotions éprouvées lors d’une expérience de joie intense vécue des années auparavant, expérience qui lui avait fait croire dans sa capacité de triompher de la mort, tandis que ce dernier est engagé dans une seconde conversation au téléphone. Ce dérèglement de l’enchaînement des répliques aboutit au polylogue et révèle bien un problème de communication entre les interlocuteurs. G. Féal propose une analyse psychanalytique de cette pièce; elle met en liaison les dialogues parallèles avec la division intérieure des personnages. Bérenger est partagé entre conscient et inconscient, ce dernier représenté par Dany, sa secrétaire, conflit qui est rendu également par son dialogue avec celle-ci. Bérenger, en proie à l’état d’extase qu’il revit, ne semble pas connaître cette scission intérieure. Il répond à la place de Dany, l’interlocutrice de l’Architecte. L’Architecte reprend le verbe comprendre que Bérenger vient d’employer, mais dans un énoncé négatif: il “ ne comprend pas mieux son propre inconscient qu’il ne «comprend» son interlocutrice” (G. Féal, 2001: 65).

La répétition en écho des conversations parallèles vide le dialogue des Bartholoméus de tout sens et donne naissance à des répliques clownesques (P. Vernois, 1991 [1972]: 225):

(43) “Bartholoméus I, à Ionesco: Silence. (A Bartholoméus III) Vous pensez tautologiquement! Le théâtral est dans l’antithéâtral et vice-versa… vice-versa… vice-versa…

Bartholoméus II: Vice verso… vice verso… vice verso!

Bartholoméus III: Vice verso? Ah non, pas vice verso, mais bien versa-vicé […]” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 78).

II.2.5. Dialogues croisés

Dans presque toutes ses pièces, Ionesco juxtapose des dialogues dont il mêle les répliques. De cette façon, l’attention du lecteur/spectateur est mobilisée pour identifier le locuteur et le destinataire de chaque réplique et la compréhension du sens du discours est reléguée au deuxième plan. Ce procédé est amplement utilisé dans le premier acte de Rhinocéros, dont nous analysons ce fragment:

(44) “(a) Le Logicien, au Monsieur, à la Ménagère, qui sont en train de ramasser les provisions: Remettez-les méthodiquement.

(b) Jean, à Bérenger: Alors, qu’est-ce que vous en dites?

(c) Bérenger, à Jean, ne sachant quoi dire: Ben… rien… Ça fait de la poussière…

(d) L’Epicier, sortant de la boutique avec une bouteille de vin, à la Ménagère: J’ai aussi des poireaux.

(e) Le Logicien, toujours caressant le chat dans ses bras: Minet! minet! minet!

(f) L’Epicier, à la Ménagère: C’est cent francs le litre.

(g) La Ménagère, donnant l’argent à l’Epicier, puis s’adressant au Vieux Monsieur qui a réussi à tout remettre dans le panier: Vous êtes bien aimable. Ah, la politesse française! C’est pas comme les jeunes d’aujourd’hui.

(h) L’Epicier, prenant l’argent de la Ménagère: Il faudra venir acheter chez nous. Vous n’aurez pas à traverser la rue. Vous ne risquerez plus les mauvaises rencontres! (Il rentre dans sa boutique.)” (Rhinocéros, t. III: 17-18)

Les cinq personnages présents dans cette scène prennent part à l’action, mais seulement quatre s’expriment; le Vieux Monsieur reste silencieux tout le temps, excepté la courte “réplique” qu’il adresse à son chat. On assiste au croisement de deux dialogues. Dans le premier dialogue, le Logicien s’adresse au Vieux Monsieur (a), l’Epicier s’adresse à la Ménagère (d), (f), (h), la Ménagère s’adresse au Vieux Monsieur (g) et le Vieux Monsieur “parle” à son chat (d). Dans le second dialogue, intégré au premier, Jean s’adresse à Bérenger (b) qui lui répond (c). Cette situation de communication apparemment banale, construite par l’entrecroisement de deux dialogues, dévoile l’anéantissement de tout contact réel entre les personnages. Ils sont co-présents sur la scène, mais sont incapables d’établir une relation, d’engager réellement un dialogue. Plus loin, on assiste à un entrecroisement de deux conversations absurdes simultanées:

(45)“Le Logicien, au Vieux Monsieur: Revenons à nos chats.

Le Vieux Monsieur, au Logicien: Je vous écoute.

Bérenger, à Jean: De toute façon, je crois qu’elle a déjà quelqu’un en vue.

Jean, à Bérenger: Qui donc?

Bérenger: Dudard. Un collègue de bureau: licencié en droit, juriste, grand avenir dans la maison, de l’avenir dans le cœur de Dany; je ne peux pas rivaliser avec lui.

Le Logicien, au Vieux Monsieur: Le chat Isidore a quatre pattes.

Le Vieux Monsieur: Comment le savez-vous?

Le Logicien: C’est donné par hypothèse.

Bérenger, à Jean: Il est bien vu par le chef. Moi, je n’ai pas d’avenir, pas fait d’études, je n’ai aucune chance.

Le Vieux Monsieur, au Logicien: Ah! par hypothèse!” (Rhinocéros, t. III: 25-26)

Dans Tueur sans gages, Ionesco place les personnages sur des plans différents. En effet, Dany n’est pas présente sur la scène au moment où Bérenger lui demande de l’épouser. Conformément aux didascalies, Bérenger parle “en direction de la coulisse, à droite”. Après la conversation téléphonique (voir l’exemple 42), Dany entre en scène et continue sa conversation avec l’Architecte. Les dialogues sont construits sur des malentendus, car Dany ne s’adresse pas à Bérenger et quitte la scène sans répondre à sa demande en mariage:

(46) “L’Architecte: Ah, c’est donc cela?

Dany, à l’Architecte: Oui, Monsieur.

Bérenger, à Dany, avec élan: Vous avez dit oui! Oh, Mademoiselle Dany…

L’Architecte, à Bérenger: Ce n’est pas à vous, c’est à moi qu’elle s’adresse. […]

L’Architecte, à Dany: Vous ne voulez pas changer d’avis, n’est-ce pas? C’est un coup de tête insensé!

Dany, à l’Architecte: Non, Monsieur.

Bérenger, à Dany: Oh, vous m’avez dit non?

L’Architecte, à Bérenger: C’est à moi qu’elle a dit non.” (Tueur sans gages, t. II: 133)

P. Vernois analyse cet échange comme “un faux dialogue aussi vain dans son fondement que burlesque dans ses symétries” (1991 [1972]: 224) et le rapproche d’une scène d’Amédée ou comment s’en débarrasser, tout en comparant cette dernière au jeu surréaliste des questions et des réponses du cadavre exquis:

(47) “Amédée, tournant la tête vers Madeleine: Il faut bien que je passe le panier…

Madeleine, au téléphone: Non… Je parlais à mon mari, je m’excuse… (A Amédée:) N’achète pas de saucisson, la charcuterie te fait du mal. (Au téléphone:) … de traverser la voie ferrée entre minuit et huit heures du matin…

Amédée, à Madeleine: Que faut-il acheter alors?

Madeleine, à Amédée: Achète ce que tu veux… (Au téléphone:) … sauf autorisation écrite…

Amédée, s’adressant à quelqu’un qui se trouve vraisemblablement en bas, dans la rue: Mettez-moi une livre de prunes, s’il vous plaît!… Un demi-sel.

Madeleine, au téléphone: … sauf autorisation écrite du ministre de la Santé publique…” (Amédée ou comment s’en débarrasser, t. I: 232)

Les dialogues croisés de Jean et de Bérenger et respectivement du Vieux Monsieur et du Logicien fonctionnent chacun selon sa logique, leur entrelacs étant renforcé par la reprise des mêmes mots:

(48) “Jean, à Bérenger: Economisez sur l’alcool. Ceci pour l’extérieur: chapeau, cravate comme celle-ci, costume élégant, chaussures bien cirées. (En parlant des éléments vestimentaires, Jean montre, avec fatuité, son propre chapeau, sa propre cravate, ses propres souliers.)

Le Vieux Monsieur, au Logicien: Il y a plusieurs solutions possibles.

Le Logicien, au Vieux Monsieur: Dites…

Bérenger, à Jean: Ensuite, que faire? Dites…

Le Logicien, au Vieux Monsieur: Je vous écoute.

Bérenger, à Jean: Je vous écoute.

Jean, à Bérenger: Vous êtes timide, mais vous avez des dons!

Bérenger, à Jean: Moi, j’ai des dons?

Jean: Mettez-les en valeur. Il faut être dans le coup. Soyez au courant des événements littéraires et culturels de notre époque.

Le Vieux Monsieur, au Logicien: Une première possibilité: un chat peut avoir quatre pattes, l’autre deux.

Bérenger, à Jean: J’ai si peu de temps libre.

Le Logicien: Vous avez des dons, il suffirait de les mettre en valeur.

Jean: Le peu de temps libre que vous avez, mettez-le donc à profit. Ne vous laissez pas aller à la dérive.

Le Vieux Monsieur: Je n’ai guère eu le temps. J’ai été fonctionnaire.

Le Logicien, au Vieux Monsieur: On trouve toujours le temps de s’instruire.

Jean, à Bérenger: On a toujours le temps.

Bérenger, à Jean: C’est trop tard.

Le Vieux Monsieur, au Logicien: C’est un peu tard, pour moi.

Jean, à Bérenger: Il n’est jamais trop tard.

Le Logicien, au Vieux Monsieur: Il n’est jamais trop tard.” (Rhinocéros, t. III: 27-28)

II.2.6. Faux dialogues

On assiste, assez souvent, dans le théâtre de Ionesco, à un phénomène conversationnel qui consiste dans la substitution d’un interlocuteur au locuteur afin de poursuivre ou d’achever son propos. Ce phénomène, que T. Jeanneret (1999) appelle coénonciation, est exploité à l’extrême dans la dernière scène de La Cantatrice chauve, dans le but de mettre en évidence le caractère dérisoire d’un dialogue dont les répliques sont constituées uniquement des hurlements des personnages; ceux-ci réduisent leurs productions langagières à la prononciation des syllabes:

(49) “M. Smith: C’est!

Mme Martin: Pas!

M. Martin: Par!

Mme Smith: Là!

M. Smith: C’est!

Mme Martin: Par!

M. Martin: I!

Mme Smith: Ci!” (La Cantatrice chauve, t. I: 56)

Les personnages font semblant d’être engagés dans un échange, mais leur dialogue n’en est pas un; ce n’est qu’un faux dialogue.

Dans L’Impromptu de l’Alma, le faux dialogue prend une allure burlesque. La juxtaposition des morceaux des répliques énoncées par Barthloméus I et Bartholoméus II intensifie “le côté dérisoire et tautologique d’un dialogue qui ne reproduit qu’une leçon apprise” (P. Vernois, 1991 [1972]: 225):

(50) “Bartholoméus I: Car l’œuvre en elle-même…

Bartholoméus II: Cela n’existe pas.

Bartholoméus I: Elle est dans ce qu’on en pense.

Bartholoméus II: Dans ce qu’on en dit.

Bartholoméus I: Dans l’interprétation qu’on veut bien lui donner.

Bartholoméus II: Qu’on lui impose.

Bartholoméus I: Que l’on impose au public” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 83)

Dans plusieurs pièces, le dialogue est presque supprimé et réduit à un quasi-monologue, les personnages s’exprimant devant un interlocuteur distrait, indifférent ou silencieux. Le manque de réaction de la part du partenaire au dialogue conduit à une désorganisation du discours et du raisonnement. Le dialogue ne fonctionne plus comme un jeu de questions et de réponses, il prend une forme particulière de dialogue, le faux dialogue. Cette forme de dialogue a pour fonction essentielle le maintien du contact avec l’autre, le relancement du discours. Par conséquent, les répliques brèves alternent avec des monologues très longs; cette succession signale le fait que la reconnaissance de l’autre et l’établissement d’un contact, si ténu qu’il soit, sont primordiaux pour ces personnages enfermés dans une solitude extrême et en proie à l’angoisse. Parfois, la seule réaction de la part de l’interlocuteur est un mutisme presque total.

Dans Le Nouveau locataire, Ionesco oppose au flot inépuisable de paroles de la Concierge où se mêlent des renseignements divers, des racontars, des conseils, le calme imperturbable et le silence du Monsieur. De ce contraste entre le silence et une parole qui tourne à vide “naît tout le sens de la pièce et la profondeur du personnage” (M.-Cl. Hubert, 1987: 187):

(51) “Le Monsieur: […] Je ne suis pas fatigué, Madame.

La Concierge: Ah! alors, c’est pourquoi, Monsieur? Vous n’aimez pas le soleil? C’est vrai, ça fait mal aux yeux! A partir d’un certain âge, on peut s’en dispenser, ça brunit la peau…

Le Monsieur: Non, Madame.

La Concierge: Pas trop, c’est vrai, pas trop… Vous n’avez pas dans quoi vous coucher ce soir? Je peux vous prêter un lit! (Depuis quelques instants, le Monsieur, toujours examinant la pièce, calcule les endroits où il va disposer les meubles qui vont arriver; […].) Je vais vous aider à placer vos meubles, ne vous en faites pas, je vous donnerai des idées, ça ne me manque pas, c’est pas la première fois, puisque je vais faire votre ménage, c’est pas aujourd’hui qu’ils vont venir vos meubles, ils vont pas les apporter si vite, allez, je la connais leur galerie, des marchands quoi, ils sont comme ça, tous comme ça…

Le Monsieur: Si, Madame.” (Le Nouveau locataire, t. II: 229)

Le même procédé est employé par Ionesco dans Ce formidable bordel!, où le Personnage écoute ou fait semblant d’écouter les discours tenus autours de lui:

(52) “Le Personnage regarde par la fenêtre, c’est-à-dire face au public: Et ça bouge, ça bouge. (Il se lève.) Pas de réaction dans la salle. Vous n’entendez pas?

Il se rassoit. […].

Le Révolté, militairement: Un pastis! J’arrive du combat, j’ai chaud.

Arrive une petite femme, nerveuse, noiraude, qui va également vers le comptoir.

La Femme: Pastis!

Les gens, à leur table, tournent la tête, regardent le Révolté.

Le Révolté: On se bat sur la grand-place. […]

Le Vieux: On n’a jamais vu ça!

La Femme Révoltée: N’entendez-vous pas les explosions?” (Ce formidable bordel!, t. VI: 153)

Chez Ionesco, le mutisme de l’interlocuteur est la marque de l’indifférence ou de l’incompréhension. Dans Les Chaises, les discours des deux Vieux sont tissés de silences, leurs conversations avec des personnages invisibles tournent au cauchemar:

(53) “La Vieille: Alors, c’est vraiment pour ce soir? Au moins les as-tu convoqués, tous les personnages, tous les propriétaires et tous les savants?

Le Vieux: Oui, tous les propriétaires et tous les savants.

Silence. […]

La Vieille: […] Peux-tu compter sur eux? Ont-ils promis?

Le Vieux: Bois ton thé, Sémiramis.

Silence.

La Vieille: Le Pape, les papillons et les papiers?

Le Vieux: Je les ai convoqués. (Silence.) ” (Les Chaises, t. II: 18-19)

L’utilisation systématique du silence dans La Cantatrice chauve implique une fragmentation du discours et traduit l’impossibilité de toute communication. La scène VII commence par “un long silence gêné au début, puis d’autres silences et hésitations par la suite”:

(54) “M. Smith: Hm. Silence.

Mme Smith: Hm, hm. Silence.

Mme Martin: Hm, hm, hm. Silence.

M. Martin: Hm, hm, hm, hm. Silence.

Mme Martin: Oh, décidément. Silence.

M. Martin: Nous sommes tous enrhumés. Silence.

M. Smith: Pourtant il ne fait pas froid. Silence.

Mme Smith: Il n’y a pas de courant d’air. Silence.

M. Martin: On non, heureusement. Silence.

M. Smith: Ah, la la la la. Silence.

M. Martin: Vous avez du chagrin? Silence.

Mme Smith: Non. Il s’emmerde. Silence. […]” (La Cantatrice chauve, t. I: 34-35)

Le langage est réduit à sa fonction phatique; le silence devient l’expression de l’ennui et du vide.

Dans l’épisode final de Tueur sans gages, le Tueur se tait devant Bérenger, le dialogue devenant ainsi impossible. Bérenger, envahi par l’angoisse, formule seul des questions et des réponses, se révolte, s’indigne, implore, sans recevoir de réaction de la part du Tueur. La distorsion du dialogue prend ici la forme d’un quasi-monologue pathétique qui ne vainc pas l’indifférence du Tueur:

(55) “Bérenger: […] (Bérenger se tord les mains, les joint, implore, s’agenouille devant le Tueur.) Je ne sais plus quoi vous dire. Nous avons certainement eu des torts vis-à-vis de vous. (Ricanement du Tueur.) […] Vous tuez pour rien, épargnez pour rien. […] Vous voulez bien, n’est-ce pas?… (Le Tueur ricane à peine, sort de sa poche, très lentement, un couteau avec une grande lame qui brille et joue avec.) Canaille! Crapule! Imbécile sanglant! Tu es plus laid qu’un crapaud! Plus féroce qu’un tigre, plus stupide qu’un âne… (Léger ricanement du Tueur.) […] Mon Dieu, on ne peut rien faire!… Que peut-on faire… Que peut-on faire…” (Tueur sans gages, t. II: 219-220)

Le faux dialogue engendre un comique-tragique dans La Leçon où les tirades intarissables du Professeur alternent avec les cris de douleur de l’Elève:

(56) “L’Elève: J’ai mal aux dents.

Le Professeur: Continuons. […]

L’Elève: J’ai mal aux dents.

Le Professeur: Continuons… J’ai dit: «Continuons.» Prenez donc le mot français front. L’avez-vous pris?

L’Elève: Oui, oui. Ça y est. Mes dents, mes dents…

Le Professeur: Le mot front est racine dans frontispice. […]

L’Elève: J’ai mal aux dents.

Le Professeur: Continuons. Vite. Ces préfixes sont d’origine espagnole, j’espère que vous en êtes aperçue, n’est-ce pas?

L’Elève: Ah! ce que j’ai mal aux dents.” (La Leçon, t. I: 81-83)

Choubert, le personnage de Victimes du devoir, est guidé par le Policier dans sa tentative d’accéder au niveau inconscient de sa personnalité. Il revit des épisodes de son passé enfantin dans de longs monologues qui semblent annuler la présence des autres personnages:

(57) “Choubert: J’ai huit ans, c’est le soir. Ma mère me tient par la main, c’est la rue Blomet après le bombardement. Nous longeons des ruines. J’ai peur. La main de ma mère tremble dans ma main. Des silhouettes surgissent entre les pans des murs. Seuls leurs yeux éclairent dans l’ombre.

Madeleine fait son apparition, silencieusement. Elle se dirige vers Choubert. Elle est sa mère.

Le Policier apparaît à l’autre bout de la scène, il approchera pas à pas très lentement: Parmi ces silhouettes, regarde, il y a peut-être celle de Mallot…

Choubert: Leurs yeux s’éteignent… Tout rentre dans la nuit, sauf une lucarne lointaine. Il fait tellement sombre que je ne vois plus ma mère. Sa main s’est fondue. J’entends sa voix.” (Victimes du devoir, t. I: 181)

La distorsion du dialogue est provoquée aussi par les troubles de la mémoire, comme en (58):

(58) “La Vieille: Peut-être as-tu brisé ta vocation?

Le Vieux (il pleure soudain): Je l’ai brisée? Je l’ai cassée? Ah! où es-tu, maman, maman, où es-tu maman?… hi, hi, hi, je suis orphelin. (Il gémit:) … un orphelin, un orpheli…[…]

Le Vieux (sanglots): Hi, hi, hi! Ma maman! Où est ma maman? J’ai plus de maman.

La Vieille: Je suis ta femme, c’est moi ta maman maintenant.” (Les Chaises, t. II: 15-16)

Dans Rhinocéros, Ionesco multiplie le nombre des interlocuteurs qui parlent simultanément sans s’écouter ni se répondre. La dislocation des répliques crée une sorte de “dialogue de sourds”, le bavardage des personnages enfermés dans leur solitude n’étant qu’une illusion de dialogue:

(59) “Jean: Des élucubrations, Bérenger, regardez-moi. Je pèse plus que vous. Pourtant, je me sens léger, léger, léger! […]

Le Logicien, continuant la discussion: Un exemple de syllogisme… (Il est heurté.) Oh!…

Le Vieux Monsieur, à Jean: Attention. (Au Logicien.) Pardon.

Jean, au Vieux Monsieur: Pardon.

Le Logicien, au Vieux Monsieur: Il n’y a pas de mal.

Le Vieux Monsieur, à Jean: Il n’y a pas de mal. […]

Bérenger, à Jean: Vous avez de la force.

Jean: Oui, j’ai de la force, j’ai de la force pour plusieurs raisons. […]

Le Logicien, au Vieux Monsieur: Voici donc un syllogisme exemplaire. […]” (Rhinocéros, t. III: 23-24)

Les répliques ne s’enchaînent plus selon le système traditionnel et ne sont plus liées conformément aux lois de la pensée logique; elles “suggèrent l’irresponsabilité de chacun et préparent les métamorphoses par lesquelles les individus seront transformés en bêtes primitives” (M. Pruner, 2003b: 139).

II.2.7. Dialogues fondés sur le non-sens

Dans Exercices de conversation et de diction françaises pour étudiants américains Ionesco pose la question du rapport existant entre les choses et les mots, le réel et le langage, le langage et les règles de la communication. La volonté du dramaturge de rendre manifeste l’arbitraire du langage et celle d’insister sur le manque de rapport entre les référents et les couples signifiants – signifiés sont très évidentes dans les trente et un sketches qui composent les Exercices. Sur le mode du comique et de la dérision, Ionesco parodie les phrases toutes faites, les clichés, les conventions de langage. Libérés des contraintes imposées par la syntaxe, les mots s’enchaînent dans des constructions insolites qui ignorent les règles de la logique:

(60) “Dick: Ce n’est pas tout d’accumuler des mots en vrac. Il faut en faire quelque chose.

Thomas: Quoi, monsieur?

Dick: Que peut-on faire avec des mots, Audrey?

Audrey: Avec les mots, on peut faire des phrases.

Thomas: Croyez-vous que ce soit indispensable?

Dick: Je le crois profondément.

Thomas: Alors, puisque vous le désirez, je vais tâcher de faire des phrases. Mais je n’aime pas en faire.

Dick: Pourquoi n’aimez-vous pas faire des phrases?

Thomas: Parce que les phrases, ce sont des paroles emphatiques et vides. C’est écrit dans le dictionnaire Larousse.

Audrey: Le dictionnaire Larousse dit aussi que les phrases sont des assemblages de mots présentant un sens complet. […]

Thomas: […] les phrases ne peuvent pas présenter un sens complet tout en étant vides de sens.” (La Classe, t. V: 271)

Thomas arrive par une utilisation étrange des enchaînements verbaux à la production des phrases qui relèvent du non-sens:

(61) “Thomas: […] Le pupitre est dans le cahier. Le professeur est dans la poche du gilet de la montre. Le tableau noir écrit la copie sur le maître. La craie efface l’éponge. […] Le livre a quatre murs dont il est entouré. Cependant, le dictionnaire n’a que trois fenêtres: une fenêtre anglaise et sept françaises. […] Je suis ce que vous êtes; il n’est pas ce que nous sommes; ils sont ce que tu es. J’ai ce que tu as; il a ce qu’ils ont, ils ont ce que nous n’avons pas.” (La Classe, t. V: 271-272)

De cette façon, Thomas crée par les distorsions et les équivalences sémantiques proposées une sorte de langue codée qui doit être déchiffrée; bien que les liaisons grammaticales soient conservées, on assiste à une décomposition du sens qui engendre le comique.

Dans le sketch Le Malheur des sophismes, Ionesco bafoue la logique aristotélicienne de façon systématique:

(62) “Thomas: Hier, à seize heures, à la fin des cours, je suis rentré chez moi. Je n’y ai pas trouvé ma mère. En ce moment, elle accompagne mon père qui fait un voyage d’affaires. Ainsi donc, lui non plus, je ne l’ai pas trouvé.

Philippe: Vous êtes logique, Thomas.

Thomas: Mais je n’y ai pas trouvé ma femme non plus.

Philippe: Votre femme n’était pas à la maison?

Thomas: Elle ne pouvait pas être à la maison.

Philippe: Comment se fait-il? N’a-t-elle pas l’habitude de vous attendre? Peut-être est-elle venue à votre rencontre par un autre chemin que celui que vous prenez habituellement?

Thomas: Elle était également dans l’impossibilité de venir à ma rencontre.

Philippe: Pourquoi donc?

Thomas: C’est que je ne suis pas marié.

Philippe: Cela vaut mieux, je craignais qu’elle ne fût malade.” (Le Malheur des sophismes, t. V: 281-282)

Par l’emploi du sophisme, Ionesco tourne le langage en dérision et l’exploite jusqu’à l’absurde. Le dialogue entre Thomas et Philippe porte sur un référent linguistique intra-textuel (la femme de Thomas), qui n’a pas d’existence même dans l’univers fictif de la pièce. Philippe semble représenter le “bon sens” de la logique jusqu’à sa dernière réplique. Pourtant, Philippe défie la logique, puisqu’il continue à faire référence à cette personne inexistante. Le non-sens n’est perceptible que pour le lecteur/spectateur, il ne pose aucun problème aux deux interlocuteurs.

Le sketch intitulé La Jeune fille à marier représente un autre exemple de conversation aberrante et de non-sens. Un Monsieur et une Dame, assis sur le banc d’un jardin public, engagent une conversation sur les maux du monde moderne. Leur dialogue est truffé de clichés, d’associations d’idées et de phrases toutes faites et aboutit à des absurdités. Vers la fin de la pièce, le lecteur/spectateur a la surprise de découvrir que la jeune fille à marier (fille de la Dame), dont il avait été question au début du sketch, est “un homme, d’une trentaine d’années, vigoureux, viril, fortes moustaches noires, costume gris”. L’absurde, qui jusqu’à ce moment de la pièce semble contaminer seulement les autres sujets, fait son apparition dans les commentaires sur la jeune fille:

(63) “La Dame: Elle a poussé très loin ses études. J’ai toujours rêvé d’en faire une dactylo. Elle aussi. Elle vient d’obtenir son diplôme. Elle aura un engagement dans un bureau de prévarications…” (La Jeune fille à marier, t. II: 275)

Dans l’échange de répliques qui s’engagent entre la Dame et le Monsieur, la dose d’absurde transforme toute tentative de dialogue dans un dérisoire ballet de paroles, qui n’a rien à voir avec le thème annoncé dans le titre:

(64) “Le Monsieur: Où allons-nous?… Aujourd’hui, seule la vie humaine est bon marché!

La Dame: D’accord!… Ah, là, là …, ça c’est bien vrai, alors… Vous avez tout à fait raison…

Le Monsieur: Il y a des tremblements de terre, les accidents d’autos et de toutes sortes de véhicules, les avions, les maladies sociales, les suicides volontaires, la bombe atomique…

La Dame: Ah! Celle-là, alors… Il paraît qu’elle nous a changé le temps! Les saisons, on ne sait plus ce que c’est, ça a tout bouleversé!… S’il n’y avait que ça, encore, mais tenez, regardez, vous savez ce que j’ai entendu dire?….

Le Monsieur: Oh!… On dit tellement de choses! S’il fallait croire tout ce que disent les gens!

La Dame: C’est vrai ça… On n’en finirait plus! En effet!… Les journaux aussi, c’est menteur, c’est menteur, c’est menteur comme tout!…[…]” (La Jeune fille à marier, t. II: 270)

Les contributions linguistiques de la Dame ne servent pas à construire un vrai dialogue, car elle se contente seulement d’approuver mécaniquement chaque phrase de son interlocuteur. Il ne s’agit pas non plus d’un véritable débat d’idées entre la Dame et le Monsieur, ce dernier passant d’une idée à l’autre sans aucune justification apparente et sans qu’elle essaye de l’en empêcher. L’apparition sur la scène de la jeune fille évoquée dans le discours de la Dame est grotesque; elle est “une incarnation de l’absurde qui s’est glissé dans ce dialogue” (G. Féal, 2001: 23).

Dans plusieurs pièces (Jacques ou la soumission, L’Avenir est dans les œufs, Exercices de conversation et de diction françaises pour étudiants américains, La Cantatrice chauve, Rhinocéros, etc.), Ionesco exploite les effets obtenus par l’accumulation des raisonnements qui tournent à vide et qui remettent en cause tous les principes de la logique cartésienne: identité, unité, non-contradiction. Par la réflexion de Nicolas dans Victimes du devoir, Ionesco démonte les mécanismes de la logique, afin d’en montrer la relativité:

(65) “Nicolas: M’inspirant… (A la Dame impassible:) N’est-ce pas Madame? (De nouveau à Choubert:) M’inspirant d’une autre logique et d’une autre psychologie, j’apporterai de la contradiction dans la non-contradiction, de la non-contradiction dans ce que le sens commun juge contradictoire… Nous abandonnerons le principe de l’identité et de l’unité des caractères, au profit du mouvement, d’une psychologie dynamique… Nous ne sommes pas nous-mêmes… La personnalité n’existe pas. Il n’y a en nous que des forces contradictoires ou non contradictoires… ” (Victimes du devoir, t. I: 204-205)

Les cas de parodie de la logique cartésienne abondent dans le théâtre de Ionesco. Un exemple représentatif en ce sens est ce dialogue tiré de Tueur sans gages:

(66) “Bérenger: Depuis des années et des années, de la neige sale, un vent aigre, un climat sans égard pour les créatures… […] Mais moi j’avais conscience du malaise de l’existence. Peut-être parce que je suis plus intelligent, ou moins intelligent au contraire, moins sage, moins résigné, moins patient. Est-ce un défaut? Est-ce une qualité?

L’Architecte, qui donne des signes d’impatience: C’est selon.

Bérenger: On ne peut pas savoir. L’hiver de l’âme! Je m’exprime confusément, n’est-ce pas?

L’Architecte: Je ne saurais en juger. Ce n’est pas dans mes attributions. C’est le service de la logique qui s’en occupe.” (Tueur sans gages, t. II: 125-126)

Devant un interlocuteur angoissé, préoccupé de trouver les mots qui traduisent ses états d’âme, l’Architecte semble confiant aux règles imposées par la logique. Son discours est souvent construit sur la forme du syllogisme, mais ses syllogismes cachent des disjonctions délirantes.

D’autres pièces comme Scène à quatre, Délire à deux, Ce Formidable bordel! renferment des dialogues où le raisonnement est parasité par des associations de mots et/ou d’idées, sans cohérence apparente.

Un autre type de construction déviante du dialogue présent dans l’œuvre théâtrale d’Eugène Ionesco est la contradiction systématique qui fonde l’organisation du discours des personnages dans l’ensemble de l’œuvre. La contradiction et la répétition fondent l’enchaînement des répliques en (67) et (68):

(67) “Lui: Ils montent à l’étage au-dessus.

Elle: Ils descendent.

Lui: Non, ils montent.

Elle: Je te dis qu’ils descendent.

Lui: Tu veux toujours avoir raison. Je te dis qu’ils montent

Elle: Ils descendent. Tu ne sais même plus interpréter les bruits. C’est l’effet de la peur.

Lui: Qu’ils montent ou qu’ils descendent, c’est à peu près pareil.[…]” (Délire à deux, t. III: 209-210)

(68) “Dupont: Si, vous êtes têtu…

Dudard: Non.

Dupont: Si.

Dudard: Non.

Dupont: Si.

Dudard: Je vous dis que non.

Dupont: Je vous dis que si.

Dudard: Puisque je vous dis que non.

Dupont: Puisque je vous répète que si.” (Scène à quatre, t. III: 280)

Par le caractère systématique des répliques, les dialogues entre Lui et Elle et respectivement Dupont et Dudard, dialogues construits sur le oppositions “Ils montent/Ils descendent” (67) et “Si/Non” (68), deviennent rapidement mécaniques. Les locuteurs de ces discours ne manifestent pas d’étonnement au moment de la production/réception, ce qui ne les conduit jamais à expliciter leur pensée par un discours plus détaillé.

Dans le discours des personnages ionesciens, la logique et la raison défaillent. Le langage semble flotter entre sens et non-sens, de sorte qu’il est capable de tout exprimer, de tout accepter parce qu’il ne peut ou ne veut rien dire. Le non-sens et la contradiction engendrent l’incohérence, qui devient un véritable principe de la communication. Cette “culture du non-sens” (M. Pruner, 2003b: 140) met en évidence l’absurdité de la condition humaine.

Pour résumer: Dynamique du dialogue chez Eugène Ionesco

Les différentes formes du dialogue, que nous venons d’analyser, ne se retrouvent presque jamais à l’état pur dans les pièces de Ionesco. Dialogues par emboîtement, dialogues parallèles, dialogues croisés, faux dialogues alternent ou s’entrecroisent parfois au long d’une même pièce et en reflètent la structure dynamique.

Le nombre important d’anomalies sémantiques, phonétiques et morphologiques, la simplification excessive du langage, l’usage des stéréotypes et des répétitions automatiques ont pour fonction de faire apparaître l’incongruité d’une communication dont les raisons échappent le plus souvent aux interlocuteurs. L’emploi de telles formes de dialogues, qui vont de la distorsion à l’anéantissement, fait ressortir la désintégration du langage et la disparition de toute signification.

Dans le théâtre de Ionesco, la situation ordinaire de communication est entravée. Cependant, l’échange est maintenu et l’on ne constate pas de troubles apparents chez les différents interlocuteurs. On pourrait discerner (cf. Ch. Fernandez-Danielli, 1997: 133), dans l’œuvre de Ionesco, deux grandes catégories de dialogues:

– les dialogues “ludiques”, qui obéissent à des lois d’enchaînement transparentes; feraient partie de cette catégorie les dialogues par emboîtement, les dialogues construits sur la contradiction systématique, les dialogues construits sur un thème implicitement connu par les locuteurs, mais non connu par les lecteurs/spectateurs, les dialogues parallèles et les dialogues croisés,

– et les dialogues “pathologiques” qui ne semblent pas à première vue s’écarter radicalement des règles de formation ordinaires, mais qui troublent notre vision convenue des choses; ce sont les faux dialogues et les conversations aberrantes.

Jouant sur ces deux dimensions du dialogue, Ionesco met en évidence l’impuissance du langage à exprimer le réel et trouve là un moyen efficace pour provoquer le rire (M. Pruner, 2003b: 133).

II. 3. Monologue et aparté: autres modalités de la parole au théâtre

Le monologue est une forme essentielle du discours théâtral, bien qu’elle soit plus “artificielle” encore que le dialogue dramatique (F. Rullier-Theueret, 2003: 109). Défini comme discours d’un personnage non adressé directement à un interlocuteur scénique (en effet, son récepteur est le seul public), le monologue conserve lui aussi certains caractères dialogiques, car, le plus souvent, les monologues sont adressés à quelqu’un et revêtent fréquemment l’allure d’un dialogue fictif (A. Couprie, 1995: 15). D’ailleurs, R. Jakobson a montré qu’“il n’y a pas d’émetteur sans récepteur, sauf, bien entendu, quand l’émetteur est un ivrogne ou un malade mental” (R. Jakobson, 1963: 32). P. Larthomas donne deux explications à l’utilisation du monologue: “la première tient à la nature même de notre pensée. Nous pensons des lambeaux de phrases et la parole […] permet à la pensée intuitive d’accéder à la phrase. […] Dans l’autre cas, le monologue constitue, comme le note très justement J. Piaget, «une préparation au langage social: le parleur solitaire s’en prend parfois à des interlocuteurs fictifs». C’est très fréquent chez l’enfant, c’est plus rare mais tout de même aussi fréquent chez l’adulte” (P. Larthomas, 1997 [1972]: 371). A la différence du monologue théâtral, le solitaire qui se parle à lui-même dans ces circonstances ne cherche pas, par sa parole, à informer ou à émouvoir quelqu’un. Comme un personnage sur la scène, même seul, s’adresse presque toujours à quelqu’un, le monologue n’est, dans la majorité des cas, qu’un faux monologue; en effet, “la parole solitaire n’est qu’un artifice qui fait l’économie d’un allocutaire” (M. Pruner, 2003a: 94), cet allocutaire pouvant être un personnage (humain ou animal) imaginaire ou invisible, un objet ou un sentiment, Dieu, etc.

Apparenté au monologue, plus précisément au monologue intérieur où “le récitant livre en vrac, sans souci de logique ou de censure, les bribes de phrases qui lui passent par la tête” et où “le désordre émotionnel ou cognitif de la conscience est le principal effet recherché” (P. Pavis, 1980: 261), le soliloque est une convention théâtrale par laquelle s’instaure une relation directe avec le public, car le personnage, seul, médite sur sa situation psychologique ou morale.

Un autre procédé dramatique rapproché le plus souvent du monologue, l’aparté est un discours secret qu’un personnage s’adresse à soi-même, donc un discours dérobé par convention aux autres personnages en scène, personnages qui se trouvent exclus du circuit communicationnel. P. Larthomas caractérise l’aparté comme un monologue secret: “[…] un monologue n’est pas aparté, mais tout aparté est monologue […]” (1997 [1972]: 380), et semble éliminer de cette définition le dialogue secret, qui est d’ailleurs bien représenté dans les textes. En examinant les rapports de l’aparté au dialogue, N. Fournier (1991: 79-121) identifie deux caractéristiques fondamentales de l’aparté:

– la première consiste dans la cumulation de deux particularités apparemment paradoxales et incompatibles: l’aparté est en rupture d’isotopie par rapport au dialogue et, en même temps, il est nécessairement enchaîné au dialogue, même si cet enchaînement est réduit à la continuité séquentielle du texte dramatique;

– la seconde caractéristique de l’aparté est, qu’en tant que discours secret, il se signale par défaut, “en ce qu’il ne rompt pas la continuité du dialogue” (1991: 79).

N. Fournier distingue deux types d’aparté: l’aparté parenthèse, qui n’existe pas pour l’allocuté exclu et qui “s’enchâsse dans le dialogue sans solution de continuité pour ce dernier” (1991: 79) et l’aparté remarqué par l’allocuté exclu. Elle élimine de la catégorie de l’aparté ce que P. Larthomas appelle le faux aparté, défini comme une adresse au public, si cette adresse vire au pastiche. Selon elle, le faux aparté s’écarte de l’aparté canonique; il s’agit d’un aparté volontairement surpris, car le locuteur veut être entendu par son allocuté qu’il feint d’ignorer.

Lié à la poétique de la mimesis, l’aparté connaît dans le théâtre moderne un véritable déclin dû “au renouvellement de la dramaturgie et à la contestation voire à la destruction de la mimesis dramatique” (N. Fournier, 1991: 322).

Bien que distinctes, ces formes du discours théâtral se rapprochent souvent, jusqu’à la disparition, parfois presque complète, des frontières qui les séparent.

II.3.1. Le monologue chez Ionesco

Dans le théâtre de Ionesco, les monologues sont assez nombreux, leur présence étant motivée soit par le désir du dramaturge de parodier le monologue classique, soit par la tentative désespérée d’un personnage, en proie à la solitude, de rétablir la communication avec autrui. On remarque aussi que, chez Ionesco, les monologues ont le plus souvent une valeur symbolique et que la succession de dialogues et de monologues n’obéit pas, comme dans le théâtre classique, à une alternance régulière ou à des contraintes formelles. D’autre part, certains dialogues, nous l’avons constaté, ressemblent plutôt à des monologues.

II.3.1.1. Parodie du monologue

Le Grand siècle ou les grands airs Les «r» et les «u»

Une parodie explicite du monologue du théâtre classique est le sketch intitulé Le grand siècle ou les grands airs Les «r» et les «u». La didascalie du début contient des précisions sur le personnage, qui est une caricature: “Un seul personnage: La Marquise (elle porte une robe largement décolletée et ouverte, à taille serrée, du temps de Louis XIV)”. La banalité du discours met en évidence le décalage entre le monologue classique et le bavardage inepte de la marquise. Ionesco arrive à la dérision par le moyen de l’humour. Le récit est répété quatre fois, les seules modifications apportées pour chaque occurrence étant la référence au temps et le changement de l’ordre des propositions:

(69) “La Marquise: La ruelle, près de mon lit, a une fenêtre sur la rue, par laquelle un jour je vis, horreur! mon carrosse renversé, les quatre roues en l’air, au beau milieu de la chaussée. Mon carrosse, sur ses roues, à l’endroit fut rétabli.

Le lendemain, par la fenêtre de la ruelle près de mon lit, je vis, horreur! dans la rue, les roues en l’air de mon carrosse renversé au beau milieu de la chaussée. Mon carrosse, sur les roues, à l’endroit fut rétabli.

Le surlendemain, par la fenêtre de la ruelle près de mon lit, je vis, horreur! dans la rue, mon carrosse renversé, les quatre roues en l’air, au beau milieu de la chaussée. […]” (Le Grand siècle ou les grands airs Les «r» et les «u», t. V: 335-336)

Le procédé de la construction par inversion si fréquent dans le théâtre classique est employé ici à des fins caricaturales. Le monologue de la Marquise, construit sur la pauvreté du vocabulaire, sur les nombreuses répétitions et sur des précisions inutiles censées pourtant apporter plus de clarté ne fait qu’exprimer le vide de la pensée. Le monologue classique permet d’habitude de verbaliser une pensée et, par là, de faire connaître aux lecteurs/spectateurs le caractère, les sentiments intimes ou les intentions d’un personnage; la parodie de Ionesco souligne le caractère conventionnel et artificiel de cette forme de discours théâtral. Le véritable sens de ce monologue s’exprime à travers le jeu sur le langage, le jeu sur les allitérations et les assonances (r et u), de sorte que la fonction classique du monologue est presque complètement annulée.

Monologue (Depuis)

Ce monologue est entièrement construit sur l’enchaînement des énoncés tautologiques:

(70) “Depuis que je suis né, je suis au monde. Depuis que je suis baptisé, j’ai un nom de baptême en plus de mon nom de famille que partagent aussi mes parents. […] Je ne suis plus jeune depuis que j’ai vieilli. Avant de vieillir, j’étais bien plus jeune que je ne le suis maintenant. Je suis sexagénaire, pas depuis longtemps, seulement depuis que j’ai eu mes soixante ans. […]” (Monologue (Depuis), t. V: 305-306)

Ce sketch est une parodie du langage quotidien, incapable d’exprimer quoi que ce soit, où les inepties et les platitudes abondent. Ionesco démythifie les pouvoirs du langage par une subversion systématique des normes communément admises, en employant un langage qui suit sa propre dynamique, des associations d’énoncés qui n’obéissent pas aux règles normales de l’enchaînement. L’utilisation exclusive du monologue dans ce sketch semble souligner l’impossibilité de tout dialogue, tout en révélant la solitude dans laquelle le personnage est enfermé.

Macbett

Le monologue du théâtre classique est aussi parodié dans la pièce Macbett, où les propos de Macbett, qui soliloque, plein de lassitude après le combat, sont repris mécaniquement par Banco:

(71) “Macbett: La lame de mon épée est toute rougie par le sang. J’en ai tué des douzaines et des douzaines de ma propre main. Douze douzaines d’officiers et de soldats qui ne m’avaient rien fait. J’en ai fait fusiller d’autres, des centaines et des centaines, par des pelotons d’exécution. Des milliers d’autres sont morts, brûlés vifs, dans les forêts où ils s’étaient réfugiés et que j’ai fait incendier. Des dizaines de milliers, hommes, femmes et enfants, sont morts étouffés dans des caves, sous les décombres de leurs maisons que j’avais fait sauter. Des centaines de milliers sont morts noyés […] Des dizaines de millions d’autres sont morts de colère, d’apoplexie ou de tristesse. […] J’ai laissé Banco tout seul commander l’armée. Après, j’irai le relayer. C’est curieux, malgré l’effort, je n’ai pas trop faim. (Il sort un gros mouchoir de sa poche, s’éponge le front et le visage.) J’ai frappé un peu trop fort. J’en ai mal au poignet. Rien de foulé, heureusement. Ça fait du bien une récréation. […]

Banco: La lame de mon épée est toute rougie par le sang. J’en ai tué des douzaines et des douzaines de ma propre main. Douze douzaines d’officiers et de soldats qui ne m’avaient rien fait. J’en ai fait fusiller d’autres, des centaines et des centaines, par des pelotons d’exécution. Des milliers d’autres sont morts, brûlés vifs, dans les forêts où ils s’étaient réfugiés et que j’ai fait incendier. Des dizaines de milliers, hommes, femmes et enfants, sont morts étouffés dans des caves, sous les décombres de leurs maisons que j’avais fait sauter. Des centaines de milliers sont morts noyés […] Des dizaines de millions d’autres sont morts de colère, d’apoplexie ou de tristesse. […] J’ai laissé Macbett tout seul commander l’armée. Après j’irai le relayer ou l’aider. C’est curieux, malgré l’effort, je n’ai pas trop faim. (Il sort un gros mouchoir de sa poche, s’éponge le front et le visage.) J’ai frappé un peu trop fort. J’en ai mal au poignet. Rien de foulé, heureusement. Ça fait du bien une récréation. […]” (Macbett, t. V: 126-129)

La répétition automatique détruit la force dramatique du monologue de Macbett tout en le poussant dans la zone du burlesque. Les jeux sur les mots, l’utilisation de l’hyperbole comme moyen de construction, la répétition mot à mot des énoncés rendent dérisoires ces récits et, en même temps, mettent en évidence l’interchangeabilité des deux personnages. Cette répétition souligne le caractère conventionnel de ce procédé dramatique: “Le monologue au XXe siècle ne peut plus être conçu comme la belle tirade où le héros dévoile son âme aux spectateurs. […] les dramaturges du milieu du XXe siècle mettant en question l’unité de la personne en même temps que l’efficacité du langage, donnent au monologue une fonction nouvelle, celle de symboliser l’impossibilité du héros à communiquer avec son partenaire” (M.-Cl. Hubert, 1987: 184).

II.3.1.2. Le monologue, expression des angoisses des personnages

Les monologues de Ionesco dans L’impromptu de l’Alma, de Bérenger dans Rhinocéros, du roi dans Le Roi se meurt, de Jean dans Voyages chez les morts, de Marie-Madeleine dans La Soif et la faim, ne revêtent plus un aspect seulement ludique, mais servent à exprimer des angoisses.

Forme déviante de la communication, le monologue relève de l’artifice, car, généralement, l’absence de destinataire est ressentie par les lecteurs/spectateurs comme forcée. Cependant, le manque de destinataire dans le dernier monologue de Bérenger dans Rhinocéros est justifié, tous ses interlocuteurs étant devenus des rhinocéros; le soliloque reste la dernière possibilité d’expression de ce personnage, pour lequel le langage est le seul garant de son humanité:

(72) “Bérenger, se regardant toujours dans la glace: Ce n’est tout de même pas si vilain que ça, un homme. Et pourtant, je ne suis pas parmi les plus beaux! Crois-moi, Daisy! (Il se retourne.) Daisy! Daisy! Où es-tu, Daisy? Tu ne vas pas faire ça! (Il se précipite vers la porte.) […] (Il renonce à l’appeler, fait un geste désespéré et rentre dans sa chambre.) Evidemment. On ne s’attendait plus. Un ménage désuni. Ce n’était plus viable. Mais elle n’aurait pas dû me quitter sans s’expliquer. […] La situation est absolument intenable. […] Pauvre enfant abandonnée dans cet univers de monstres! […] Il n’y a pas d’autre solution que de les convaincre, les convaincre, de quoi? Et les mutations sont-elles réversibles? Hein, sont-elles réversibles? Ce serait un travail d’Hercule, au-dessus de mes forces. D’abord, pour les convaincre, il faut leur parler. Pour leur parler, il faut que j’apprenne leur langue. Ou qu’ils apprennent la mienne? Mais quelle langue est-ce que je parle? Quelle est ma langue? Est-ce du français, ça? Ce doit être du français? […] Qu’est-ce que je dis? Est-ce que je me comprends, est-ce que je me comprends? […] Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort! Oh, comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas! […] (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peu âpre, mais un charme certain! Si je pouvais faire comme eux. (Il essaie de les imiter.) Ahh, Ahh, Brr! Non, ça n’est pas ça! Essayons encore, plus fort! Ahh, Ahh, Brr! non, non, ce n’est pas ça, que c’est faible, comme cela manque de vigueur! […] Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais! […] (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis! Je me défendrai contre tout le monde! Ma carabine, ma carabine! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant:) Contre tout le monde, je me défendrai, contre tout le monde je me défendrai! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout! Je ne capitule pas!” (Rhinocéros, t. III: 115-117)

Ce discours de Bérenger est aussi une mise en évidence de l’impuissance du langage à assurer la communication; la parole humaine, en cessant d’être un instrument de communication, devient absurde. La dégradation du langage est liée au développement de la rhinocérite, de sorte que sa valeur sociale est mise en question. La nécessité de parler à ces humains transformés en rhinocéros, entraîne l’obligation d’apprendre leur langue ou de leur faire apprendre la sienne. Il en résulte une mise en cause du caractère arbitraire d’une langue qui n’est pas universelle, car Bérenger doute de sa capacité à comprendre lui-même son propre discours. La solitude et le désespoir du personnage sous-tendent l’ensemble du monologue, jusqu’à la dernière phrase, qui témoigne d’un sursaut d’énergie, de la volonté de Bérenger d’affirmer sa différence. Sa souffrance s’exprime à travers le malaise engendré par la solitude, le sentiment d’abandon, l’impuissance d’agir.

Le monologue de Ionesco, en tant que personnage de la pièce L’Impromptu de l’Alma, dénonce le pouvoir d’une parole transformée en instrument mis au service de toutes les dominations (Ch. Fernandez-Danielli, 1997: 148):

(73) “Ionesco: Merci, Marie… (Puis, au public de la salle:) Mesdames, Messieurs… (Il sort un papier de sa poche, met des lunettes.) Mesdames, Messieurs, le texte que vous avez entendu est puisé, en très grande partie, dans les écrits des docteurs ici présents. […] Je reproche à ces docteurs d’avoir découvert des vérités premières et de les avoir revêtues d’un langage abusif, qui fait que ces vérités premières semblent être devenues folles. Seulement, ces vérités, comme toutes les vérités, même premières sont contestables. Elles deviennent dangereuses lorsqu’elles prennent l’allure des dogmes infaillibles et lorsque, en leur nom, les docteurs et critiques prétendent exclure d’autres vérités et diriger, voire tyranniser, la création artistique. La critique doit être descriptive, non pas normative. […] le créateur est en lui-même le seul témoin valable de son temps, il le découvre en lui-même, c’est lui seul qui, mystérieusement, librement, l’exprime. […] il ne doit juger que selon les lois mêmes de l’expression artistique, selon la propre mythologie de l’œuvre, en pénétrant dans son univers […] Le théâtre est, pour moi, la projection sur scène du monde du dedans: c’est dans mes rêves, dans mes angoisses, dans mes désirs obscurs, dans mes contradictions intérieures que, pour ma part, je me réserve le droit de prendre cette matière théâtrale. […] cela fait partie d’un héritage ancestral, un très ancien dépôt, constituant le domaine de toute l’humanité. C’est, par-delà leur diversité extérieure, ce qui réunit les hommes et constitue notre profonde communauté, le langage universel.[…]” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 106-108)

Ionesco dénonce le pouvoir dictatorial et sclérosant du langage académique, qui ne laisse plus libre cours au jeu de la pensée. La souffrance de Ionesco s’exprime à travers l’évocation du pouvoir du langage normatif qui ne reconnaît pas comme il devrait “les rêves, les angoisses, les désirs obscurs, les contradictions intérieures”, et aussi à travers la difficulté du monde à reconnaître ce qui constitue “notre profonde communauté, le langage universel”. Pourtant, à la fin du monologue, on assiste à un retournement de situation, annoncé par la didascalie (“Ionesco s’enflamme, devenant presque agressif, d’un ton très solennel et ridicule, précipitant son débit”), car Ionesco se met à emprunter aux trois Bartholoméus la pédanterie de leur discours. Ce changement de situation permet de “montrer à quel point la parole est paradoxale: on peut difficilement parler hors de la puissance des mots, hors de l’aliénation de la pensée de l’autre” (Ch. Fernandez-Danielli, 1997: 147). L’utilisation des verbes performatifs “reprocher”, “devenir”, “prendre l’allure de”, “devoir”, “devoir être” instaurent une relation d’autorité du locuteur Ionesco sur ses interlocuteurs. Le discours critique adopté par Ionesco le sépare de sa propre parole et l’enferme dans la convention.

Les mêmes thèmes et angoisses sont présents dans le monologue de Jean dans la pièce Voyage chez les morts:

(74) “Le Récitant (ou Jean), sans bouger de son fauteuil, faisant rarement un geste de la main. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Il me semblait que l’horizon encombrait les nuages verts. Les allées se promenaient dans les pyjamas des malades. Des millions d’êtres en explosion, des êtres, ou qui se prenaient pour tels. Les façades des défilés soufflent contre les sources monstrueuses des vents. Le personnage, ou Jean, parle d’une voix très claire, s’arrête souvent, tient compte des signes de ponctuation. Il a l’air de se souvenir ou de voir ou de rêver, tenant les yeux grands ouverts. Triangles, rondes, d’autres surfaces, d’autres volumes grincent ou s’agitent en attendant d’autres Pythagores. Je m’étonne qu’il ne fasse pas sombre. […] J’ai quitté le monde somnambulique pour ne pas être plongé dans un autre. Les barbes des vieillards jonchent les routes, s’enfoncent dans les ruelles et les marquises s’y les collent. Comment peuvent-elles le faire, quand les marquises n’ont pas de col ouvert ni même des cols cassés? Un temps. Mais non, cela n’a rien à voir avec ce que je vois. Je n’ai plus mon langage. Plus je dis, moins je parle. Plus je parle, moins je dis. […] Mes compagnons ont disparu. Mes compagnons m’accompagnaient. Voici une phrase sensée. Une voix sensée est-elle pleine de sens ou de sang? Ils avaient des noms. Pas les mêmes. Les noms changent dans les fournaises. […] On m’avait dit que quoi? L’animal est un homme qui parle. Sait-il bien ce qu’il dit? Puisque moi-même je me démêle. Il n’y a pas de: «puisque», dans cette région. Pas moins, pas plus et pas encore. L’ouverture est plus difficile que le saucisson du pneu. Il y a encore des sortes de réminiscences. Je me demande pardon. Les comparaisons n’existent pas. Pause. […] Un effort. Pensons, pensons, malgré la défendance. Je dois être dans le monde des résullites. Je suis entré au festile des rébulites. Voyons, entre sera le festival de carnal. Non, ce n’est pas cela. […] Cela encore frôle les murs de l’inquiétude des inexactitudes. Voici, enfin une phrase sacrée. […] Il paraît qu’il ne faut pas dire cela, lire cela, se rappeler cela, pire cela, ker cela. Le souvenir est interdit. Bala, bala, balabala, portabala. […] Le fond du contre-cœur facilite l’agencement des tablettes du refoulement. Le refoulement, serait-ce la seule parole? Cette clarté n’est pas la lumière de l’étranger. Les esprits transformés par la connaissance révélée par Moїse et les prophètes ont-ils réussi l’enlisement des planisphères et des camions à roulettes? […] Oh tête, oh tête! Tout en causant, je m’aperçois que les mots disent des choses. Les choses disent-elles des mots? Pourquoi nous a-t-on fait des têtes? Les questions ne sont donc pas mortes. […] Je ne sais pas.” (Voyage chez les morts, t. VII: 129-134)

Ce long monologue de Jean commence et s’achève par la même phrase Je ne sais pas, signe d’une condamnation à l’impossibilité de connaître le vrai secret, secret qui semble logé au fond de lui-même, dans ses rêves, dans son souvenir. Cette vérité risque de s’échapper des profondeurs de l’âme par le langage, mais d’une façon presque incompréhensible, par une accumulation de déformations, d’altérations ou de déviances (phonétiques, lexicales, morphologiques, sémantiques ou syntaxiques). Guetté par la mort, angoissé, Jean s’exprime dans un discours où abondent les modalités exclamative et interrogative, des phrases courtes, des pauses nombreuses, signes de son impuissance à s’accorder aux discours des autres et de sortir de son univers. Il oppose à la pensée la langue du dedans, la langue des rêves, de l’inconscient, du désir.

Les monologues du Roi dans Le Roi se meurt sont l’expression de l’angoisse de la mort, de la peur de la solitude et de l’enlisement. Chez le Roi, l’angoisse de la mort génère l’oubli:

(75) “Le Roi: Sans moi, sans moi. Ils vont rire, ils vont bouffer, ils vont danser sur ma tombe. Je n’aurai jamais existé. Ah, qu’on se souvienne de moi. […]” (Le Roi se meurt, IV: 39-40)

Il propose des solutions pour que son image reste vive dans les consciences des autres:

(76) “Que l’on perpétue ma mémoire dans tous les manuels d’histoire. Que tout le monde connaisse ma vie par cœur. Que tous la revivent. Que les écoliers et les savants n’aient pas d’autre sujet d’étude que moi, mon royaume, mes exploits. […] Mon image dans tous les ministères, dans les bureaux de toutes les sous-préfectures, chez les contrôleurs fiscaux, dans les hôpitaux. Qu’on donne mon nom à tous les avions, à tous les vaisseaux, aux voitures à bras et à vapeur. […]” (Le Roi se meurt, t. IV: 40)

L’angoisse engendre le délire. Dans le second monologue, le Roi semble accepter la solitude et la mort à condition de rester vivant pour les autres:

(77) “Le Roi: […] O soleil, aide-moi soleil, chasse l’ombre, empêche la nuit. […] Dessèche et tue le monde entier s’il faut un petit sacrifice. Que tous meurent pourvu que je vive éternellement même tout seul dans le désert sans frontières. Je m’arrangerai avec la solitude. Je garderai le souvenir des autres, je les regretterai sincèrement. Je peux vivre dans l’immensité transparente du vide. Il faut mieux regretter que d’être regretté. D’ailleurs, on ne l’est pas. Lumière des jours, au secours!” (Le Roi se meurt, t. IV: 42)

Le troisième monologue insiste sur la souffrance atroce du Roi incapable de communiquer avec les autres:

(78) “Le Roi: J’avais un petit chat tout roux. On l’appelait le chat juif. Je l’avais trouvé dans un champ, volé à sa mère, un vrai sauvage. Il avait quinze jours, peut-être plus. Il savait déjà griffer et mordre. Il était féroce. Je lui ai donné à manger, je l’ai caressé, je l’ai emmené. Il était devenu le chat le plus doux. Une fois il s’est caché dans la manche du manteau d’une visiteuse, Madame. C’était l’être le plus poli, une politesse naturelle, un prince. Il venait nous saluer, les yeux tout engourdis, quand on rentrait au milieu de la nuit. […] Il avait très peur de l’aspirateur, c’était un chat poltron, un désarmé, un chat poète. On lui a acheté une souris mécanique. […] Il ne se sentait bien qu’avec nous. […] Un beau jour, tout de même, il a dû se dire qu’il devait sortir. Le gros chien des voisins l’a tué. Il était comme une poupée – chat, une poupée pantelante, l’œil crevé, une patte arrachée, oui, comme une poupée abîmée par un enfant sadique.” (Le Roi se meurt, t. IV: 59)

Dans le monologue de Marie-Madeleine de la fin du premier épisode de la pièce La Soif et la faim, l’expression de l’angoisse est rendue par l’abondance des questions sans réponses:

(79) “Marie-Madeleine, réapparaissant: Comment a-t-il pu disparaître? Il n’est pas là. Là non plus, ici non plus, il n’est plus là. […] J’appelle, j’appelle encore: coucou. Je ne peux pas jouer ce jeu toute seule, il faut être deux; il me cherchait lui aussi, je suis seule maintenant. […] Quel chemin a-t-il pu prendre? Par où a-t-il pu se glisser? Les portes, les fenêtres étaient fermées. […] D’où lui est venu le courage de partir? […] Comment perdre l’habitude qu’il me réponde, comment perdre l’habitude de le toucher, comment perdre l’habitude de l’attendre? […]” (La Soif et la faim, t. IV: 102)

Pourtant, son angoisse de la solitude est allégée par une image de l’espoir (le paradis perdu):

(80) “Marie-Madeleine: […] Il ne savait pas qu’il y avait cela! Il n’a pas pu voir. Je sentais qu’il y avait ce jardin; je m’en doutais. Je n’en étais pas tout à fait sûre moi-même. S’il avait pu voir, s’il avait pu savoir, s’il avait eu un peu de patience…” (La Soif et la faim, t. IV: 103)

Pour résumer

L’analyse des monologues dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco a permis d’en dégager deux types: le monologue à fonction parodique et le monologue – expression de l’angoisse des personnages.

Les monologues du second types sont assez longs dans le théâtre de Ionesco. Chaque fois qu’ils sont utilisés, ils illustrent la confrontation du personnage à l’impossible communication, son enfermement dans la solitude. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles ils clôturent souvent les scènes ou les pièces.

II.3.2. L’aparté

L’abandon des principes fondateurs de la dramaturgie classique, notamment du principe de la mimesis, a eu comme conséquence la disparition plus ou moins totale de l’aparté dans le théâtre moderne du XXe siècle. Le principe aristotélique de la mimesis inclut une mimesis de contenu (le théâtre imite des actions) et une mimesis de forme, ou mimesis énonciative (N. Fournier, 1991: 323): le dialogue théâtral est supposé imiter la conversation courante et, par conséquent, exclut toute intervention de l’auteur et du public. On peut constater, dans le théâtre de Ionesco, un refus de la mimesis de contenu. Dans sa tentative de créer un théâtre abstrait ou non figuratif, Ionesco renonce à tout contenu dramatique et psychologique des pièces: “[…] Toute intrigue, toute action particulière est dénuée d’intérêt. […] Personnage sans caractère. Fantoches. Etres sans visage.[…]” (E. Ionesco, 1966: 250-251). Pourtant, il semble accepter la mimesis énonciative comme principe directeur de son théâtre, car le théâtre est avant tout dialogue entre les personnages qui doivent laisser l’impression de parler d’eux-mêmes.

Dans l’œuvre théâtrale de Ionesco, dans ce théâtre abstrait où le fonctionnement à vide du langage constitue un thème de prédilection, l’aparté ne disparaît pas complètement (même si la fréquence de ses emplois est assez réduite), mais il ne remplit plus ses fonctions traditionnelles. Nous avons constaté que peu de pièces contiennent des apartés et s’ils apparaissent, leurs occurrences sont limitées; par exemple, dans Jacques ou la Soumission nous avons trouvé trois apartés, dans Victimes du devoir, deux, dans Rhinocéros huit apartés, dans Le Roi se meurt, un seul aparté, dans Le Piéton de l’air, trois apartés.

Le plus souvent, l’aparté a une valence parodique. N. Fournier identifie dans Jacques ou la soumission des références intertextuelles à l’œuvre de Labiche:

(81) “Seul Jacques, pendant que les autres reniflent Roberte, ne semble nullement impressionné, toujours assis, impassible; il lâche un seul mot de mépris, à part:

Jacques: Savoyarde!” (Jacques ou la soumission, t. I: 110)

(82) “Roberte II, à part: Oh… il m’a appelée par mon prénom… il va m’aimer!” (Jacques ou la soumission, t. I: 127)

Si le premier exemple est une reprise par Jacques de l’insulte du père Nonancourt, personnage de la pièce Un Chapeau de paille d’Italie (“Il ne répond rien, le Savoyard!…”), le deuxième aparté, à fonction métadiscursive, reprend celui de Ratinois, de La Poudre aux yeux (“Il m’a appelé Ratinois! Si nous pouvions nous tutoyer un jour!) (apud N. Fournier, 1991: 329-330).

Les apartés du Premier Homme dans L’Homme aux valises,

(83) “Premier Homme, à part, angoissé: Téléphoner d’abord, uriner ensuite, qu’est-ce qui est plus sage?” (L’Homme aux valises, t. VI: 53)

(84) “Premier Homme: Ils m’ont enlevé le poids que j’avais sur le cœur.” (L’Homme aux valises, t. VI: 87),

tout comme les apartés de Bérenger dans Rhinocéros ne peuvent plus être interprétés comme une parodie du théâtre de boulevard que Labiche illustre, car “ils sont d’un ton différent” (N. Fournier, 1991: 230). Les quatre apartés de Bérenger, en (85), sont parfaitement insérés dans le dialogue des autres personnages:

(85) “Bérenger, à part, tandis que les autres continuent de discuter au sujet des cornes du rhinocéros: Daisy a raison, je n’aurais pas dû le contredire.

Le Patron, à l’Epicière: Votre mari a raison, le rhinocéros d’Asie a deux cornes, celui d’Afrique doit en avoir deux, et vice versa.

Bérenger, à part: Il ne supporte pas la contradiction. La moindre objection le fait écumer.

Le Vieux Monsieur, au Patron: Vous faites erreur, mon ami.

Le Patron, au Vieux Monsieur: Je vous demande bien pardon!…

Bérenger, à part: La colère est son seul défaut.

L’Epicière, de sa fenêtre, au Vieux Monsieur, au Patron et à l’Epicier: Peut-être sont-ils tous les deux pareils.

Bérenger, à part: Dans le fond, il a un cœur d’or, il m’a rendu d’innombrables services.

Le Patron, à l’Epicière: L’autre ne peut qu’en avoir une, si l’un en a deux.

Le Vieux Monsieur: Peut-être c’est l’un qui en a une, c’est l’autre qui en a deux.

Bérenger, à part: Je regrette de ne pas avoir été plus conciliant.” (Rhinocéros, t. III: 38-39)

Ionesco écrivait à propos de cette pièce dans Notes et contre-notes: “Cette pièce est peut-être un peu plus longue que les autres. Mais tout aussi traditionnelle et d’une conception tout aussi classique. Je respecte les lois fondamentales du théâtre: une idée simple, une progression également simple et une chute” (1966: 282). Ionesco a affirmé son attachement au classicisme (“Finalement, je suis pour le classicisme”, écrit-il dans Notes et contre-notes) et les apartés de cette pièce en sont une preuve. Les apartés de Bérenger s’enchaînent dans un monologue qui se superpose à la conversation aberrante des autres personnages. Cette superposition met en évidence la solitude de Bérenger dans sa lutte contre la rhinocérite. Nous pouvons dire que l’aparté reçoit ici sa fonction classique tout comme dans la tragédie racinienne.

Pour résumer

Adepte du théâtre abstrait, Ionesco n’emploie que rarement l’aparté. Et lorsqu’il en use, il le fait, le plus souvent, dans une intention parodique.

III. Le discours dialogique: délimitations du concept. Structuration de l’interaction: analyse des mécanismes d’intersynchronisation et de structuration de la conversation

Le dialogisme, tel qu’il a été défini par “le cercle de Bakhtine”, caractérise tout énoncé, tout discours. Il s’agit d’une dimension intertextuelle du discours: “Intentionnellement ou non, chaque discours entre en dialogue avec les discours antérieurs tenus sur le même objet, ainsi qu’avec les discours à venir, dont il pressent et prévient les réactions. La voix individuelle ne peut se faire entendre qu’en s’intégrant au chœur complexe des autres voix déjà présentes” (T. Todorov, 1981a: 8). M. Bakhtine a formulé une théorie de l’énoncé où il insiste sur l’idée que l’énoncé est “le produit de l’interaction des interlocuteurs et, plus largement, le produit de toute cette situation sociale complexe, dans laquelle il a surgi” (M. Bakhtine cité par T. Todorov, 1981a: 50). Par conséquent, chaque acte d’énonciation comporte une interlocution, tout énoncé étant vu comme faisant partie d’un dialogue, d’une interaction verbale. Par dialogue, M. Bakhtine ne comprend pas seulement “la communication verbale directe et à haute voix entre une personne et une autre” (M. Bakhtine cité par T. Todorov, 1981a: 71), mais aussi les discours à interlocuteur unique (les textes écrits , les conférences d’un professeur, les monologues d’un acteur…). Les discours auto-adressés et les discours adressés qui n’attendent pas de réponse n’ont pas une structure dialogale; on n’y assiste pas à un échange de propos entre un locuteur et un interlocuteur. Mais ce monologisme extérieur n’exclut pas la dialogisation interne de ces types de discours. On constate que chez M. Bakhtine, le terme de dialogue a au moins deux acceptions:

– le dialogue, au sens strict, implique la présence de deux/plusieurs personnes qui prennent alternativement la place de locuteur;

– le dialogue au sens large, qui définit toute forme de communication verbale.

Pour M. Bakhtine, tout discours, même monologal, est virtuellement dialogal. Le dialogisme ne constitue donc pas une propriété du discours échangé, à savoir sa nature dialogale, mais une particularité essentielle du discours (même monologal), particularité définie par rapport à d’autres dimensions du discours: l’intertextualité et la polyphonie.

L’opposition dialogue/monologue est traditionnellement établie en fonction du nombre des locuteurs actifs (locuteurs-agents chez F. Jacques, 1979: 152) qui participent à la production de l’échange verbal, sans prendre en considération la situation concrète d’énonciation. Les linguistes de l’Ecole de Genève ont établi une série d’oppositions: monologal/dialogal, monologique/dialogique, monophonie/diaphonie/polyphonie, oppositions qui reposent sur la structure des constituants discursifs. Dans leurs travaux consacrés à l’étude de la conversation et du discours, E. Roulet, A. Auchlin, J. Moeschler, C. Rubattel et M. Schelling ont proposé “une approche de l’articulation du discours en français contemporain” (E. Roulet et alii, 1985: 1) qui se situe au croisement de plusieurs directions de recherches en pragmatique:

– l’œuvre de M. Bakhtine qui a remis en cause la thèse de l’unicité du sujet parlant par l’introduction des concepts tels que la polyphonie et le dialogisme;

– la théorie tagmémique de Pike qui a introduit les concepts de structure hiérarchique et de fonction;

– la théorie des actes de langage issue des travaux des philosophes anglo-saxons (Austin, Searle, Grice);

– la théorie de l’interaction élaborée par les sociologues américains Goffman, Sacks et Schegloff;

– l’analyse des conversations authentiques des sociologues et linguistes tels que Sinclair, Coulthard, Stubbs, Labov, Edmonson, etc. qui ont décrit l’organisation des discours dialogués en faisant appel à la notion de rangs hiérarchisés;

– la théorie de l’énonciation de Ducrot et Anscombre qui propose une analyse des enchaînements d’actes de langage dans le discours et des connecteurs argumentatifs marquant ces enchaînements.

Selon le socio-ethnologue américain E. Goffman (1973b), la conversation doit satisfaire à deux types de contraintes: contraintes communicatives qui assurent la bonne transmission du message et contraintes rituelles qui assurent la préservation des faces positives/négatives des interlocuteurs. Le concept de négociation occupe une place centrale dans le modèle modèle hiérarchique et fonctionnel du discours élaboré à Genève qui part de l’hypothèse bakhtinienne de la primauté de l’interaction verbale. Les linguistes genevois constatent que tout échange verbal a comme point de départ une initiative du locuteur qui appelle une réponse (favorable/défavorable) de la part de l’interlocuteur et, comme point final, la clôture de l’interaction par le locuteur. La clôture de la conversation se réalise par la satisfaction de la contrainte du double accord si la réaction de l’interlocuteur est favorable. Dans ce cas, la négociation entraîne l’apparition d’un échange simple, à trois constituants. Si, au contraire, la réaction de l’interlocuteur à la proposition du locuteur est défavorable, l’échange ne peut se clore, et le locuteur doit relancer son initiative jusqu’à ce que la complétude interactionnelle soit satisfaite par un double accord entre les interlocuteurs. Cette fois-ci, on se trouve en présence d’un échange complexe qui peut comprendre plusieurs constituants. E. Roulet et al. insistent sur le fait que le déroulement d’une interaction dépend aussi de la satisfaction de la complétude interactive, qui doit constituer la propriété de chaque phase de la négociation (initiative, réaction, contre) d’être complète du point de vue communicationnel et rituel.

Dans son ouvrage Argumentation et conversation (1985: 172-176) J. Moeschler analyse le concept de négociation en relation avec la notion d’accord et en distingue 5 types:

– la négociation anticipée qui est une “stratégie argumentative fréquente visant à anticiper les contre-arguments que l’on pourrait opposer, et à les refuser par là même”;

– la négociation factuelle qui “a pour objet la mise en accord sur un certain nombre de faits décisifs pour la poursuite de l’interaction”;

– la négociation interactionnelle qui “porte sur les images que chacun des protagonistes veut imposer à l’autre lors de l’interaction”;

– la négociation métadiscursive qui permet l’interprétation rétroactive de la fonction d’une intervention;

– la négociation métainteractionnelle qui “porte sur les droits et les obligations des participants d’une interaction”.

J. Moeschler insiste donc sur le rôle primordial de la négociation dans l’interaction verbale: “La négociation ne permet pas simplement d’aboutir à un accord, elle sanctionne également les réajustements dialogaux constants et nécessaires à la poursuite et la clôture de l’échange: sans négociation, le dialogue se transforme en monologue, la fonction de l’interlocuteur étant réduite à celle de simple récepteur du message” (J. Moeschler, 1985: 176). E. Roulet et al. partent de cette définition de l’échange verbal comme négociation et proposent un modèle hiérarchique et fonctionnel d’analyse du discours. Ils émettent l’hypothèse que la conversation est formée d’un ensemble hiérarchisé d’unités de rang, appelées constituants, et de relations établies entre ces constituants, et obéissent à un principe de composition hiérarchique:

Tout constituant de rang n est composé de constituants de rang n-1.

Dans le modèle standard (J. Moeschler, 1996) les constituants sont: l’incursion, la transaction, l’échange, l’intervention et l’acte de langage. L’incursion est définie comme “une interaction verbale délimitée par la rencontre de deux interlocuteurs” (E. Roulet et al., 1985: 23). L’incursion n’est pas l’unité maximale du modèle, mais, note E. Roulet, “le niveau des constituants de l’incursion nous paraît, dans l’état actuel de nos connaissances, à la fois le plus accessible, et le plus intéressant du point de vue linguistique” (1985: 23). L’incursion est composée de trois constituants:

– un échange subordonné à fonction d’ouverture de l’incursion;

– un échange principal à fonction de transaction;

– un échange subordonné à fonction de clôture.

Les échanges d’ouverture et de clôture, ou échanges confirmatifs selon E. Goffman (1973), ont le rôle de confirmer les relations sociales qui s’établissent entre les participants à l’incursion.

La transaction, constituant de l’incursion, intermédiaire entre l’échange et l’incursion, correspond à un seul objet transactionnel et se caractérise du point de vue sémantique par une unité thématique. L’incursion et la transaction relèvent du domaine de la macro-structure et “c’est à ce niveau que s’applique par excellence la notion de scénario, ou de script, lesquels varient selon le type de l’interaction envisagée” (C. Kerbrat-Orecchioni, 1990: 218). La transaction est composée d’échanges, unités de rang inférieur. L’échange est “la plus petite unité dialogale d’une conversation” (J. Moeschler, 1982: 152). L’échange est un constituant complexe composé d’au moins deux contributions linguistiques de locuteurs différents. J. Moeschler (1985: 82-87) distingue, tout comme E. Goffman (1973b), deux types d’échanges: les échanges confirmatifs et les échanges réparateurs. A l’intérieur des échanges réparateurs il opère encore une distinction entre deux types de structures différentes: linéaire/enchâssée, positive/négative. L’échange est constitué d’interventions, unités monologales maximales. Une intervention est composée d’actes de langage, qui sont les unités monologales minimales. Généralement, une intervention est constituée d’un acte directeur et d’un ou de plusieurs actes subordonnés facultatifs, dont la présence est expliquée par les concepts de face et de figuration (E. Goffman, 1973b). Les linguistes genevois attribuent des fonctions aux différents constituants. Les interventions constituantes de l’échange sont liées par des fonctions illocutoires, fonctions attribuées, dans la théorie des actes de langage (J. R. Searle), seulement aux actes de langage. E. Roulet et al. distinguent entre fonctions illocutoires initiatives et fonctions illocutoires réactives.

Les fonctions interactives sont les relations qui s’établissent entre les actes de langage constituant une intervention (entre acte directeur et actes subordonnés). Partant de l’idée que tout discours est négociation et que l’activité conversationnelle dépend de la complétude interactionnelle et de la complétude interactive, les linguistes genevois rendent compte des structures plus complexes (interventions complexes, échanges complexes) rencontrées dans les conversations authentiques. Ils arrivent à la conclusion qu’une incursion (conversation) s’analyse en un ou plusieurs échange(s); chaque échange s’analyse en interventions constitutives d’échange; chaque intervention peut être composée d’acte(s) de langage, d’intervention(s) et/ou d’échange(s).

E. Roulet et al. reprennent l’hypothèse de M. Bakhtine sur la structure fondamentalement dialogique du discours et la développent dans le cadre de leur modèle hiérarchique et fonctionnel du discours: “Le dialogue – l’échange de mots – est la forme la plus naturelle du langage. Davantage: les énoncés, longuement développés et bien qu’ils émanent d’un locuteur unique – par exemple: le discours d’un orateur, le cours d’un professeur, le monologue d’un acteur, les réflexions à haute voix d’un homme seul –, sont monologiques par leur seule forme extérieure, mais, par leur structure sémantique et stylistique, ils sont en fait essentiellement dialogiques” (M. Bakhtine cité par T. Todorov, 1981a: 292). Les chercheurs de l’Ecole de Genève proposent deux critères essentiels qui caractérisent tout discours:

– le nombre de ses locuteurs/scripteurs; un discours est monologal quand il est produit par un seul locuteur/scripteur et dialogal quand il est produit, au moins, par deux locuteurs/scripteurs;

– sa structure; un discours est monologique s’il a une structure d’intervention, dont les constituants immédiats sont liés par des fonctions interactives et dialogique s’il a la structure d’échange, dont les constituants immédiats sont liés par des fonctions illocutoires.

Chaque discours est caractérisé du point de vue de sa forme (il peut être monologal ou dialogal) et du point de vue de sa structure (il peut être monologique ou dialogique). On arrive ainsi à la construction de quatre types de discours: monologal-monologique, dialogal-monologique, monologal-dialogique et dialogal-dialogique.

E. Roulet et al. introduisent un nouveau concept, celui de diaphonie qui, bien qu’il ait des points communs avec la polyphonie et le dialogisme définis par M. Bakhtine, se rapporte à un type particulier de structure dans laquelle l’énonciateur reprend et réinterprète “dans son propre discours la parole du destinataire, pour mieux enchaîner sur celle-ci” (1985: 71). La diaphonie est donc une marque linguistique de la négociation. Les linguistes genevois fondent leur taxinomie des discours sur l’opposition locuteur/énonciateur. La relation entre le locuteur et sa parole est médiatisée par l’énonciateur. L’opposition monologal/dialogal est fondée sur le nombre de locuteurs physiques, réels qui participent à l’échange verbal, tandis que l’opposition monologique/dialogique se rapporte au monde du discours et rend compte de sa structure et, implicitement, du nombre d’énonciateurs. En élaborant leur modèle hiérarchique et fonctionnel, les linguistes genevois reprennent la théorie polyphonique de l’énonciation d’O. Ducrot (1984). Cette théorie conteste le postulat de l’unicité du sujet parlant. Dans le modèle genevois, la polyphonie peut caractériser l’intervention, ce type de structure étant donc décelé au niveau du discours monologique. Une intervention est donc monophonique si toutes les voix qu’elle fait entendre sont identiques à celle de l’énonciateur, polyphonique quand elle fait entendre deux locuteurs qui ne s’identifient pas tous les deux avec l’énonciateur (l’énonciateur ne prend pas en charge tous les actes de langage qu’il énonce) et diaphonique quand l’une des deux voix qu’elle fait entendre est celle de l’interlocuteur.

La classification des types de discours proposée par E. Roulet et al. est établie donc à partir de trois axes d’opposition: monologal/dialogal, monologique/dialogique, monophonique/ diaphonique/polyphonique. Selon cette taxinomie le texte de théâtre doit être décrit comme un type de discours dialogal monologique polyphonique. En effet, le texte théâtral fait intervenir au moins deux locuteurs/scripteurs, a une structure d’intervention avec un énonciateur principal et comporte deux voix ou plus, celle de l’énonciateur et celles d’autres que le destinataire. Le discours théâtral a donc une structure d’intervention dont les constituants sont liés par des fonctions interactives.

A. Reboul (1985) s’est proposé d’étendre la démonstration du caractère dialogal monologique d’un fragment d’un texte de théâtre à l’ensemble de ce texte et au texte de théâtre en général, cette généralisation étant rendue possible par la double énonciation théâtrale: interne (communication personnages-personnages) et externe (personnages-spectateurs/lecteurs). Selon A. Reboul “le caractère dialogal rendrait compte de la situation de communication interne, le caractère monolgique de la situation de communication externe” (1985: 69). Elle opère encore une distinction entre l’interprétation monologique d’un texte de théâtre dans son intégralité (tout texte de théâtre admet une interprétation monologique, au niveau de la situation d’énonciation externe) et l’interprétation monologique d’un fragment d’un texte de théâtre qui “se trouve conditionnée par le personnage qui a produit l’acte ou l’intervention directrice de l’ensemble de la structure” (1985: 76).

Pour mettre en évidence le caractère dialogal monologique du texte théâtral, nous analyserons la Scène II de La Cantatrice chauve. Cette scène peut être décomposée de la manière suivante (nous notons par I l’intervention, par IS une intervention subordonnée, par ID une intervention directrice, par E l’échange, par ED un échange directeur, par ES un échange subordonné, par A l’acte de langage, par AD un acte de langage directeur et par AS un acte de langage subordonné):

“Mary, entrant: (AD1) Je suis la bonne.

(AS1) J’ai passé un après-midi très agréable.

(AS2) J’ai été au cinéma avec un homme et j’ai vu un film avec des femmes.

(AS3) A la sortie du cinéma, nous sommes allés boire de l’eau de vie et du lait et puis on a lu le journal.

Mme Smith: (IS2/AS4): J’espère que vous avez passé un après-midi très agréable, que vous êtes allée au cinéma avec un homme et que vous avez bu de l’eau de vie et du lait.

M. Smith: (IS3/AS5) Et le journal!

Mary: (AD2) Mme et M. Martin, vos invités, sont à la porte.

(AS6) Ils m’attendaient.

(AS7) Ils n’osaient pas entrer tout seuls.

(AD3) Ils devaient dîner avec vous, ce soir.

Mme Smith: (AS8) Ah oui.

(AD4) Nous les attendions.

(AS9) Et on avait faim.

(AS10) Comme on ne les voyait plus venir, on allait manger sans eux.

(AS11) On n’a rien mangé, de toute la journée.

(AD5) Vous n’auriez pas dû vous absenter!

Mary: (ID5/AD6) C’est vous qui m’avez donné la permission.

M. Smith: (AD7) On ne l’a pas fait exprès!

Mary, éclate de rire. Puis elle pleure. Elle sourit: (IS4/AS12) Je me suis acheté un pot de chambre.

Mme Smith: (AD8) Ma chère Mary, veuillez ouvrir la porte et faites entrer M. et Mme Martin, s’il vous plaît.

(AS13) Nous allons vite nous habiller.” (La Cantarice chauve, t. I: 27)

La scène s’ouvre par une intervention de la Bonne (ID1) qui contient un acte de langage directeur (AD1) et trois actes de langage subordonnés (AS1, AS2, AS3), intervention qui fait partie d’un échange subordonné (ES1); cet échange contient aussi une intervention subordonnée IS2 (composée d’un acte de langage subordonné, AS4) produite par Mme Smith et une autre intervention subordonnée (IS3 composée, à son tour, d’un acte de langage subordonné, à savoir AS5) de M. Smith. Le dialogue continue par un échange directeur (ED1) qui s’établit entre les mêmes personnages. La deuxième réplique (au sens théâtral du terme) de la Bonne est une intervention directrice (ID2) composée de quatre actes de langage (dont deux actes directeurs: AD2 et AD3, et deux actes subordonnés: AS6 et AS7). A son tour, Mme Smith répond par une intervention directrice (ID3) composée de quatre actes de langage (un acte de langage directeur: AD4 et trois actes subordonnés: AS8, AS9, AS10). A l’intérieur de ID3 est enchâssé un échange directeur, ED2. Cet échange contient une intervention directrice ID4 de Mme Smith (composée de deux actes de langage – un acte subordonné, AS11 et un acte directeur, AD5) et deux autres interventions directrices, à savoir ID5, produite par Mary et ID6, produite par M. Smith (composées, chacune, d’un acte de langage directeur: AD6 et respectivement AD7). L’échange directeur ED1 contient également une intervention subordonnée IS4 (AS12) de Mary. La scène finit par une intervention directrice (ID7) de Mme Smith qui est composée de deux actes de langage: un acte directeur (AD8) et un acte subordonné (AS13).

Le premier échange ES1 est un échange confirmatif à fonction d’ouverture de la conversation. L’intervention illocutoire initiative de la Bonne ID1 appelle une intervention illocutoire réactive de la part de son (ses) interlocuteur(s). Les deux interventions subordonnées constitutives (IS2 et IS3) de cet échange (ES1) reprennent les contenus propositionnels des actes de langage (AD1, AS1, AS2, AS3) dont se compose l’intervention directrice de la Bonne. On se trouverait en présence d’une négociation factuelle (J. Moeschler, 1985). Mais dans ce cas, il ne s’agit pas d’une véritable négociation. Les deux interventions IS2 et IS3 semblent vides et ne constituent pas une réaction adéquate à l’intervention de Mary; par conséquent, ces interventions ne remplissent pas les contraintes d’enchaînement (plus précisément, la condition de contenu propositionnel) et conduisent à l’incomplétude interactive. L’échange ne pourrait pas normalement être clos, car les interventions appellent une suite qui conduise à la complétude interactive, suite qui n’apparaît pas dans ce cas. Les personnages de Ionesco n’éprouvent pas le besoin de poursuivre l’échange, leurs réactions ne permettant pas de clôture normale de l’échange. La sortie de la Bonne n’est qu’un élément du spectacle extérieur qui fascine les Smith et n’a aucun effet sur la progression de la pièce. D’ailleurs, c’est la Bonne qui initie un nouvel échange (réparateur) par une intervention directrice (ID2). ID2 est composée de quatre actes de langage (AD2, AS6, AS7 et AD3) dont le rôle est de donner des informations qui relancent le dialogue. L’intervention directrice (ID3) de Mme Smith est composée de quatre actes de langage (AS8, AD4, AS9 et AS10) et ouvre un nouvel échange directeur ED2. Cet échange est composé d’une intervention directrice de Mme Smith qui reproche à Mary de s’être absentée (AD5) et d’une réponse de Mary à ce reproche (ID5/AS6). L’échange ED2 comprend aussi une intervention de M. Smith ID6 (AD7), intervention qui ne respecte pas la condition de contenu propositionnel. L’échange directeur ED1 contient également une intervention de Mary IS4 (AS12) qui, cette fois-ci, enfreint la condition thématique, imposant au constituant réactif le même thème discursif que celui du constituant initiatif (E. Roulet et al., 1985: 42-43).

La dernière intervention directrice de Mme Smith, qui donne l’ordre à Mary d’ouvrir la porte et de faire entrer les Martin (AD8), clôt la scène. Cette intervention contient aussi un acte de langage subordonné (AS13) par lequel Mme Smith annonce qu’elle va quitter la pièce avec son mari pour aller changer de vêtements. Mais les Smith reviennent, au début de la Scène VII, dans la même tenue. Le départ des Smith, tout comme l’apparition de la Bonne qui se présente elle-même devant les Smith et les spectateurs, représentent une dérision du truc dramatique qui consiste pour l’auteur à imaginer un prétexte pour faire entrer un personnage ou pour lui faire quitter la scène. Les entrées et les sorties des personnages assurent le passage d’une scène à l’autre. Pourtant, l’intervention de la Bonne (ID1) et l’intervention de Mme Smith à la fin de la scène II (ID7) ne motivent pas le découpage en scènes de la pièce. L’agencement des scènes n’est pas logique, mais mécanique. Ionesco a remarqué lui-même (Notes et contre-notes) que, pendant les répétitions, la pièce avait du mouvement, un rythme.

Dans une interprétation monologique, on pourrait dire que cette scène se compose d’une seule intervention qui, à son tour, comprend deux interventions: une intervention subordonnée (IS1) et une intervention directrice (ID7).

Si l’on se place au niveau de la situation d’énonciation interne, c’est-à-dire au niveau de l’interprétation des personnages, on obtient une interprétation dialogique de la scène. Dans ce cas, la scène se décomposerait en deux échanges (ES1 et ED1) et une intervention directrice (ID7).

Pour résumer

Le discours théâtral, comme tout discours d’ailleurs, a une structure fondamentalement dialogique (au sens de M. Bakhtine). Le dialogisme ne constitue donc pas chez M. Bakhtine une propriété du discours échangé, mais une particularité essentielle des discours qui se définit par rapport à d’autres dimensions, à savoir l’intertextualité et la polyphonie. Cette hypothèse de M. Bakhtine a été reprise par les linguistes de l’Ecole de Genève et développée dans le cadre de leur modèle hiérarchique et fonctionnel. E. Roulet et al. (1985) proposent une taxinomie des discours à partir de deux critères: le nombre de locuteurs/scripteurs (discours monologal/discours dialogal) et la structure (discours monologique/discours dialogique). Selon la classification avancée par les linguistes genevois, le texte de théâtre est un discours dialogal monologique polyphonique. Ayant comme point de départ la classification proposée par E. Roulet et al. (1985) et l’argumentation d’A. Reboul (1985), nous avons démontré le caractère dialogal monologique d’un fragment de la pièce La Cantatrice Chauve (la Scène II), caractère qui définit l’ensemble de la pièce.

III.1. Instances énonciatives. Instances énonciatives et discours théâtral

Au théâtre on a affaire à une multiplication des sujets et des discours, multiplication qui conduit à la mise en place d’un dialogisme (au sens de M. Bakhtine) entre toutes ces sources énonciatives: l’énonciateur-auteur/scripteur (locuteur dans la situation d’énonciation externe, sujet parlant dans la situation d’énonciation interne selon O. Ducrot, 1984), les énonciateurs-personnages (énonciateurs dans la situation d’énonciation externe, locuteurs dans la situation d’énonciation interne selon O. Ducrot, 1984), les comédiens (sujets parlants selon la théorie polyphonique de l’énonciation d’O. Ducrot, 1984). La pluralité d’instances énonciatives au théâtre se réduit pourtant à une seule source, l’archiénonciateur (M. Issacharoff, 1985: 16) qui, bien que responsable de l’organisation énonciative des discours, ne se veut pas le responsable des paroles prononcées sur la scène, cette responsabilité étant attribuée à d’autres voix. Le discours théâtral, en tant que discours de cet archiénonciateur, “est un discours immédiatement dessaisi de son je, d’un sujet qui se nie en tant que tel, qui s’affirme comme parlant par la voix d’un autre ou de plusieurs autres, comme parlant sans être sujet: le discours théâtral est discours sans sujet” (A. Ubersfeld, 1977: 264). Le statut énonciatif particulier du discours théâtral, où deux niveaux énonciatifs (au moins) sont superposés, repose sur l’essence en quelque sorte contradictoire du sujet de la parole, à la fois absent et omniprésent: “Le discours théâtral est par nature une interrogation sur le statut de la parole: qui parle à qui? Et dans quelles conditions peut-on parler?” (A. Ubersfeld, 1977: 265).

La problématique du sujet parlant n’a pas constitué un objet d’étude de la linguistique (structuraliste et générative notamment) jusqu’aux années soixante-dix. L’approche énonciative d’E. Benveniste a remis au centre de la recherche linguistique la question du sujet: “l’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation […] c’est l’acte même de produire un énoncé et non le texte de l’énoncé qui est notre objet” (E. Benveniste, 1970: 12-13). A partir de cette définition de l’énonciation, bon nombre de linguistes ont axé leurs études sur ce que Benveniste appelle “la subjectivité dans le langage”, à savoir sur les marques linguistiques (shifters, modalisateurs, termes évaluatifs, …) qui attestent la présence implicite ou explicite du sujet parlant dans ses énoncés. En s’appropriant l’appareil formel de l’énonciation, le locuteur attribue des rôles interlocutifs (le rapport je – tu) et c’est à partir de lui que l’espace et le temps (l’ici et le maintenant) sont structurés.

E. Benveniste conçoit le sujet parlant comme le “centre de l’énonciation” (1970: 15) et l’énonciation comme un acte individuel par excellence. La position de M. Bakhtine, exprimée avant que la théorie énonciative d’E. Benveniste n’ait été élaborée, s’oppose à l’énonciation-monologue esquissée par le linguiste français et rend compte de la dimension interactive du langage: “La véritable substance de la langue n’est pas constituée par un système abstrait de formes linguistiques ni par l’énonciation monologue isolée, ni par l’acte psycho-physiologique de sa production, mais par le phénomène social de l’interaction verbale, réalisée à travers l’énonciation et les énonciations” (M. Bakhtine, 1977: 136). Selon M. Bakhtine, tout acte individuel d’énonciation est conditionné socialement et idéologiquement par un ensemble d’autres énonciations antérieures et relève du dialogisme inhérent à toute production communicative. Il est vrai que Benveniste revient sur sa définition initiale de l’énonciation et la complète en précisant que “toute énonciation est, explicite ou implicite, une allocution, elle postule un allocutaire” (E. Benveniste, 1970: 14). Cette idée est reprise et développée par F. Jacques, pour lequel “une énonciation est signifiante pour autant qu’elle est mise en communauté entre des énonciateurs, qui sont par ailleurs en relation interlocutive actuelle” (F. Jacques, 1983: 49). Le locuteur n’est plus au centre de l’énonciation; il ne s’approprie plus l’appareil formel de l’énonciation par l’emploi des déictiques personnels, spatiaux et temporels. L’ensemble des coordonnées déictiques doit définir un contexte interlocutif commun au locuteur et à l’allocutaire. La subjectivité dont parlait E. Benveniste est transformée en subjectivité partagée; l’allocutaire devient un co-énonciateur. La thèse de F. Jacques atteste le primat de l’interaction sur l’énonciation: “Affirmer la priorité de l’interlocution ne saurait signifier en termes ensemblistes que la relation interlocutive, prise en extension, est antérieure à ses termes. En revanche, il faut entendre d’abord que le concept d’interlocution est primitif, tandis que les concepts de locuteur et d’allocutaire sont dérivés” (F. Jacques, 1983: 57-58). On assiste donc à un passage de l’énonciation à la co-énonciation, car en chaque énonciation converge au moins une autre énonciation. Cette mise en communauté de l’énonciation semble conduire à une homogénéisation des voix dans l’interaction verbale: “Il n’y a pas d’un côté moi qui signifie et d’un autre côté toi qui comprends” (F. Jacques, 1983: 62). Il s’agit, en fait, d’une prolifération des instances co-énonciatives; au moment où il parle, le locuteur fait entendre la voix de son allocutaire: “Au fur et à mesure que je parle, j’écoute, ou plutôt: je parle l’écoute que je te prête de ma propre parole” (F. Jacques, 1983: 62). On a affaire, au fond, à une hétérogénéité du sujet et de son discours. J. Authier Revuz (1984) a proposé une distinction entre l’hétérogénéité constitutive du discours et de son sujet, qui est expliquée à travers les théories psychanalytiques de Freud et de Lacan, et l’hétérogénéité montrée, qui se rapporte à l’inscription d’un ensemble de marques d’une altérité dans le discours et qui renvoie à des théories linguistiques. L’hétérogénéité montrée dont parle J. Authier Revuz conduit à l’idée d’un sujet polyphonique qui met en scène des points de vue dont il n’assure pas toujours la responsabilité.

L’approche polyphonique de l’énonciation proposée par O. Ducrot permet , en faisant appel à des concepts tels que locuteurs, énonciateurs, etc., d’expliquer la complexité de la notion de sujet: “[…] le locuteur, responsable de l’énoncé, donne existence, au moyen de celui-ci à des énonciateurs dont il organise les points de vue et les attitudes. Et sa position propre peut se manifester soit parce qu’il s’assimile à tel ou tel des énonciateurs, en le prenant pour représentant (l’énonciateur est alors actualisé), soit simplement parce qu’il a choisi de les faire apparaître et que leur apparition reste significative, même s’il ne s’assimile pas à eux […]” (O. Ducrot, 1984: 205).

Nous considérons que la question du sujet (qui parle?) est essentielle dans le cas du discours théâtral. Une conception du sujet hétérogène et polyphonique est, à notre avis, pertinente pour rendre compte de la double situation d’énonciation théâtrale. Par cette multiplication des instances énonciatives (énonciateurs, locuteurs selon la terminologie d’O. Ducrot) qui s’expriment à travers la pièce, l’auteur dramatique (l’archiénonciateur de M. Issacharoff) “est parlé plutôt qu’il ne parle” (J. Authier Revuz, 1984: 99).

Le texte théâtral, en tant que “manifestation matérielle (verbale et sémiologique: orale/graphique, gestuelle, iconique, etc. ) de la mise en scène d’un acte de communication, dans une situation donnée, pour servir le Projet de parole d’un locuteur donné” (P. Charaudeau, 1992: 645) est essentiellement organisé selon le mode énonciatif. Dans notre démarche nous nous proposons d’analyser la manière dont les sujets parlants présents dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco organisent la catégorie de la personne pour se situer par rapport à leurs interlocuteurs, à ce qu’ils disent, à ce que disent les autres.

III.1.2. O. Ducrot et la conception énonciative du sens

Dans son article Analyse de textes et linguistique de l’énonciation (1980), O. Ducrot expose sa première conception sur la polyphonie, conception qui sera modifiée dans ses écrits ultérieurs, notamment dans Le dire et le dit (1984). Il y emploie pour la première fois le concept de polyphonie: “L’idée centrale est que l’on doit, dans cette description de l’énonciation qui constitue le sens de l’énoncé, distinguer l’auteur des paroles (locuteur) et les agents des actes illocutionnaires (énonciateurs), et en même temps, d’une façon corrélative, l’être à qui les paroles sont dites (allocutaire) et ceux qui sont les patients des actes (destinataires). Si l’on appelle «s’exprimer» être responsable d’un acte de parole, alors ma thèse permet, lorsqu’on interprète un énoncé, d’y entendre s’exprimer une pluralité de voix, différentes de celle du locuteur, ou encore, comme disent certains grammairiens à propos des mots que le locuteur ne prend pas à son compte, mais met, explicitement ou non, entre guillemets, une «polyphonie»” (1980: 43-44). O. Ducrot (1980) établit une distinction d’une part, entre la phrase vue comme une entité grammaticale abstraite et l’énoncé vu comme une réalisation particulière de la phrase, et, d’autre part, entre la signification qui représente la valeur sémantique de la phrase et le sens qui représente la valeur sémantique de l’énoncé. Selon O. Ducrot, la signification de la phrase n’est pas le sens littéral défini comme “un élément sémantique minimal qui serait contenu dans le sens de tous les énoncés d’une même phrase” (1980: 11), mais un ensemble d’instructions qui permettent, en utilisant en même temps les informations contenues dans la situation de discours, l’interprétation d’un énoncé de la phrase. Le locuteur vise aussi, lors de la production d’un énoncé, la récupération par son interlocuteur d’une conclusion précise. O. Ducrot définit le sens d’un énoncé en faisant appel à la notion d’énonciation. L’énonciation est conçue comme l’événement historique que constitue l’apparition de l’énoncé. Le sens d’un énoncé n’est qu’une description, une représentation de son énonciation, il “véhicule une image de son énonciation” (1980: 34). Cette conception énonciative du sens (1980: 35) se trouve à la base de sa théorie de la polyphonie. Le responsable de l’énonciation, désigné par les marques de la première personne (sauf dans le cas du discours rapporté en style direct) est le locuteur. Celui-ci peut coïncider avec l’être physique qui prononce l’énoncé. O. Ducrot établit une distinction entre le locuteur, un être théorique et le sujet parlant, l’être qui produit physiquement l’énoncé. L’allocutaire, celui à qui s’adresse le locuteur lors de son acte d’énonciation, est désigné généralement, (sauf dans le cas du discours rapporté en style direct) par les marques de la deuxième personne. L’énonciation est créatrice de droits et de devoirs (1980: 37), droits et devoirs liés aux actes illocutionnaires accomplis au monment même de l’énonciation. Comme il y a bien des cas où les locuteurs et les allocutaires de l’énonciation ne sont pas les agents des actes illocutionnaires (1980: 38), O. Ducrot introduit, pour mieux séparer les rôles énonciatifs, deux autres êtres de discours: l’énonciateur, qui est le responsable des actes illocutionnaires et le destinataire, à qui ces actes sont adressés. Au moment de l’énonciation donc, l’énoncé fait entendre plusieurs voix: d’une part, les locuteurs (les auteurs des actes illocutionnaires) et, d’autre part, les allocutaires (les êtres auxquels on adresse les paroles) et les destinataires (les patients des actes illocutionnaires). Il y a encore un couple de personnages: l’être empirique (l’émetteur du message) à qui correspond l’auditeur. Pour O. Ducrot, au moment de l’énonciation, dans un même énoncé s’expriment plusieurs voix: les voix des énonciateurs et les voix des locuteurs. Les locuteurs (êtres de discours) sont les responsables de l’énoncé et peuvent être différents des sujets parlants (êtres empiriques).

III.1.3. De Ducrot (1980) à Ducrot (1984). L’émergence du concept de point de vue

Dans le chapitre VIII de Le dire et le dit (1984), intitulé “Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation”, O. Ducrot apporte quelques modifications à sa théorie de la polyphonie (1980). O. Ducrot établit une distinction encore plus rigoureuse entre l’énoncé et la phrase (le sens et la signification) et propose une définition de l’énoncé par l’autonomie relative (1984: 176). Si un discours est constitué d’une “suite linéaire d’énoncés”, la délimitation d’un énoncé fait l’objet d’un choix «relativement autonome» par rapport au choix des autres énoncés. Selon O. Ducrot, l’autonomie relative correspond à la satisfaction simultanée de deux conditions: de cohésion et d’indépendance. La condition de cohésion impose que le choix de chaque constituant de l’énoncé soit déterminé par le choix de l’ensemble de l’énoncé, tandis que la condition d’indépendance impose que le choix de l’énoncé ne dépende pas du choix d’un ensemble plus vaste dont il ferait partie. Phrase et texte ne coïncident pas automatiquement. Pour O. Ducrot, une pièce de théâtre (tout comme un poème ou un roman) correspond à un énoncé unique, composé d’un ensemble de phrases. La situation d’énonciation particulière du discours théâtral, plus précisément la situation d’énonciation externe (auteur – public), conduit à la satisfaction de la condition de cohérence: même si les répliques que s’adressent les personnages semblent parfois autonomes, elles sont cohérentes du point de vue du langage théâtral. Le langage théâtral, défini comme la parole de l’auteur au public, “manifeste des choix dont l’expression peut s’étendre sur une très longue durée scénique, et en tout cas déborder largement les répliques des personnages” (1984: 176). La condition d’indépendance est elle aussi satisfaite: l’ensemble de la pièce ne dépend pas d’un autre ensemble plus vaste.

La version de 1984 de la théorie de la polyphonie introduit une nouvelle conception du locuteur et de l’énonciateur et propose aussi une nouvelle définition de l’énonciation (l’énonciation est “l’événement constitué par l’apparition d’un énoncé”), mais O. Ducrot semble abandonner la théorie des actes illocutionnaires: “On remarquera que je ne fais pas intervenir dans ma caractérisation de l’énonciation la notion d’acte – a fortiori, je n’y introduis donc pas celle d’un sujet auteur de la parole et des actes de parole. Je ne dis pas que l’énonciation c’est l’acte de quelqu’un qui produit un énoncé: pour moi, c’est simplement le fait qu’un énoncé apparaisse […]” (1984: 179).

A l’intérieur de la notion de locuteur, O. Ducrot propose de distinguer entre le locuteur en tant que tel (L) et le locuteur en tant qu’être du monde (λ): “L est le responsable de l’énonciation, considéré uniquement en tant qu’il a cette propriété. λ est une personne «complète», qui possède, entre autres propriétés, celle d’être l’origine de l’énoncé – ce qui n’empêche pas que L et λ soient des êtres de discours, constitués dans le sens de l’énoncé, et dont le statut méthodologique est donc tout à fait différent de celui du sujet parlant (ce dernier relève d’une représentation «externe» de la parole, étrangère à celle qui est véhiculée par l’énoncé” (O. Ducrot, 1984: 199-200). La notion d’énonciateur connaît elle aussi quelques modifications. O. Ducrot avait défini l’énonciateur comme l’agent des actes illocutionnaires. Mais cette définition ne peut plus être introduite dans la théorie de l’énonciation que Ducrot propose en 1984. L’énonciateur n’est plus le responsable des actes illocutionnaires. C’est un être qui s’exprime à travers l’énonciation sans prendre effectivement la parole, la responsabilité des mots prononcés étant attribuée au locuteur.

Si dans Les mots du discours (1980) O. Ducrot décrivait un énoncé de la forme non-p comme accomplissant deux actes illocutionnaires, un acte d’affirmation de p par un énonciateur E1 s’adressant à un destinataire D1 et un acte de rejet de cette affirmation, rejet attribué à un énonciateur E2 s’adressant à un destinatire D2 (E2 est identifié au locuteur, D2 est identifié à l’allocutaire et E1 peut être identifié à l’allocutaire), en 1984 il se voit obligé de modifier cette description. La nouvelle théorie de l’énonciation qu’il défend maintenant ne lui permet plus d’attribuer aux énonciateurs la responsabilité des actes illocutionnaires: un énoncé négatif n’est plus l’accomplissement de deux actes illocutionnaires A1 et A2; A1 et A2 sont des points de vue opposés, des attitudes antagonistes qui appartiennent à des énonciateurs différents, des positions prises par un énonciateur par rapport à un certain contenu, à une certaine proposition non pas au sens grammatical, mais logique, c’est-à-dire à un objet de pensée (1984: 218-219). O. Ducrot rencontre ici Ch. Bally, pour lequel “la phrase est la forme la plus simple possible de la communication d’une pensée” (Ch. Bally, 1965 [1932]: 35).

Dans un article paru sous le titre “Charles Bally et la pragmatique”dans les Cahiers Ferdinand de Saussure (1986 no. 40) et repris dans Logique, Structure, Enonciation (ChapitreVII – Enonciation et polyphonie chez Charles Bally), O. Ducrot insiste sur le renouvellement apporté par Ch. Bally dans l’analyse de la phrase en modus et dictum et sur l’importance de cette analyse pour sa théorie de la polyphonie. Selon Ch. Bally, une phrase explicite a la structure sémantique suivante: Modus (sujet modal + verbe modal) + dictum. La phrase explicite est composée de deux parties: “[…] l’une est le corrélatif du procès qui constitue la représentation […]; nous l’appellerons, à l’exemple des logiciens, le dictum. L’autre contient la pièce maîtresse de la phrase, celle sans laquelle il n’y a pas de phrase, à savoir l’expression de la modalité, corrélative à l’opération du sujet pensant. La modalité a pour expression logique et analytique un verbe modal […], et son sujet, le sujet modal; tous deux constituent le modus, complémentaire du dictum” (Ch. Bally, 1965 [1932]: 36). Dans une phrase comme: Mon mari a décidé que je le trompe, le sujet modal, “le sujet à qui est attribuée la pensée communiquée (donc celui qui réagit à la représentation)” (O. Ducrot, 1989: 170) n’est pas identique au sujet parlant. Ch. Bally n’exclut pas la possibilité de l’existence de plusieurs sujets modaux dans un même énoncé (plusieurs énonciateurs qui expriment des points de vue différents, selon O. Ducrot). Même si Ch. Bally n’élabore pas une véritable théorie polyphonique de l’énonciation, la théorie polyphonique de l’énonciation de O. Ducrot doit beaucoup aux idées avancées dans Linguistique générale et linguistique française.

Pour résumer

La théorie élaborée par O. Ducrot (1984) aborde la polyphonie dans le système de la langue. Ses analyses portent sur les structures linguistiques polyphoniques situées au niveau de l’énoncé. A l’instar de M. Bakhtine, O. Ducrot remet en question le postulat de l’unicité du sujet parlant. L’idée centrale qu’il défend est que l’énoncé peut représenter simultanément une multiplicité de points de vue qui y coexistent et se hiérarchisent. L’énoncé est le lieu de constitution et de rencontre des points de vue, le résultat du jeu entre le dire (l’énonciation par le locuteur d’un message dont il est l’auteur) et le dit (ce qui n’est pas pris en charge par le locuteur, mais qui est communiqué à travers l’énonciation). Si M. Bakhtine est le premier à s’être servi du terme polyphonie (dans un cadre plutôt littéraire que linguistique), la théorie ducrotienne de la polyphonie doit beaucoup à Ch. Bally.

III.1.4. De l’énoncé au texte: la théorie scandinave de la polyphonie linguistique (ScaPoLine)

III.1.4.1. Polyphonie linguistique et polyphonie littéraire

Une théorie de la polyphonie littéraire est annoncée dans les travaux de M. Bakhtine qui considère le texte littéraire (et particulièrement le roman) comme le lieu privilégié de manifestation du dialogisme. Si les travaux de M. Bakhtine portent sur la multiplicité des voix qui s’expriment simultanément à travers des textes entiers (littéraires en principe), l’approche d’O. Ducrot, qui se situe à l’intérieur de ce qu’il appelle pragmatique sémantique ou pragmatique linguistique, propose une analyse polyphonique de la phrase et de son (ses) énoncé(s) isolé(s): “[…] cette théorie de Bakhtine, à ma connaissance, a toujours été appliquée à des textes, c’est-à-dire à des suites d’énoncés, jamais aux énoncés dont ces textes sont constitués. De sorte qu’elle n’a pas abouti à mettre en doute le postulat selon lequel un énoncé isolé fait entendre une seule voix. C’est justement à ce postulat que je voudrais m’en prendre” (1984: 171). Ce qui sépare les deux types d’approches (littéraire et linguistique) de la polyphonie, c’est le niveau d’analyse: texte/énoncé.

Les linguistes scandinaves se sont proposé d’étudier la manière dont , d’une part, la polyphonie linguistique appuie l’analyse littéraire et, d’autre part, la manière dont l’analyse littéraire enrichit l’analyse linguistique. La théorie de la polyphonie linguistique (la ScaPoLine) élaborée dans leur projet Polyphonie – linguistique et littéraire porte, tout comme la théorie d’O. Ducrot, sur des phénomènes localisés au niveau de la langue, mais elle sert néanmoins d’outil pour les analyses littéraires, permettant donc de rétablir le lien entre polyphonie linguistique et polyphonie littéraire.

III.1.4.2. La ScaPoLine: une théorie polyphonique sémantique, discursive, structuraliste et instructionnelle

Ayant comme objet d’étude l’énoncé, plus précisément le sens de l’énoncé, la ScaPoLine est une théorie sémantique. Les polyphonistes scandinaves adoptent la perspective polyphonique d’O. Ducrot et sa conception énonciative du sens, conception selon laquelle le sens d’un énoncé est “une sorte de dialogue cristallisé” (O. Ducrot, 1980: 50). La ScaPoLine est donc une théorie sémantique et discursive: “[…] elle est sémantique parce que son objet est le sens de l’énoncé; elle est discursive parce que le sens est vu comme étant constitué de traces d’un discours cristallisé et parce que ce sens concerne l’intégration discursive de l’énoncé […]” (H. Nølke et al., 2004: 28).

Tout comme O. Ducrot, les linguistes scandinaves partent de l’opposition saussurienne langue – parole (discours) et considèrent que le discours est composé d’énoncés. Ils maintiennent aussi les oppositions établies par O. Ducrot phrase – énoncé, signification – sens et précisent que leur objet d’étude est la production du sens au niveau de l’énoncé à partir des instructions qui composent la signification de la phrase. Si la polyphonie fait partie du sens, les instructions polyphoniques sont à chercher au niveau de la signification, de la langue donc, de sorte qu’on a affaire à deux niveaux d’analyse: discours/langue.

Pour rendre compte de ces deux niveaux d’analyse, les polyphonistes scandinaves opèrent une distinction entre la configuration polyphonique qui est un élément de la description sémantique de l’énoncé et la structure polyphonique, située au niveau de la langue (phrase), qui fournit des instructions pour l’interprétation (les interprétations) possible(s) de l’énoncé. Dans ce sens, la ScaPoLine est une théorie structuraliste et instructionnelle. Ayant choisi comme niveau d’analyse la langue, la ScaPoLine s’intéresse avec prédilection à la structure polyphonique (la structure-p), mais elle doit traiter aussi de la configuration polyphonique, au moins pour deux raisons:

“- il faut connaître les éléments du sens pour pouvoir formuler des hypothèses sur la nature des instructions susceptibles de construire ce sens;

– la ScaPoLine est un module d’une construction théorique plus complexe, et la configuration sert de pont aux analyses textuelles (et par la suite aux analyses proprement littéraires) […]” (H. Nølke et al., 2004: 30).

La configuration polyphonique, en tant que partie intégrante de l’énoncé conçu comme image de l’énonciation, rend compte des instances énonciatives qui s’expriment à travers l’énoncé. Selon H. Nølke (H. Nølke, 2001, H. Nølke et al., 2004), la configuration polyphonique est construite par le locuteur et composée, à part le locuteur, qui est le responsable de l’énonciation, de trois types d’entités construites par celui-ci: les points de vue (pdv), les êtres discursifs et les liens énonciatifs.

La notion de point de vue a été introduite par O. Ducrot dans sa théorie polyphonique de 1984. Comme nous l’avons montré ci-dessus, O. Ducrot est amené à modifier sa théorie exposée dans Les mots du discours (1980); si dans cette première version de la théorie, les énonciateurs étaient considérés les responsables des actes de langage accomplis dans l’énoncé, dans Le dire et le dit (1984) O. Ducrot ne leur attribue plus cette responsabilité: “Je ne dis plus que les énonciateurs accomplissent des actes illocutoires, comme l’assertion, mais que l’énonciation attribuée au locuteur est censée exprimer leur point de vue, leur attitude, leur position […]” (1984: 153). Selon H. Nølke les points de vue sont “des unités sémantiques avec représentation (référence virtuelle) et pourvus d’un jugement” et qui “peuvent concerner des faits extralinguistiques ou linguistiques, des états mentaux, etc.”(1994: 148).

Dans la première version de la ScaPoLine (H. Nølke, M. Olsen, 2000), H. Nølke renonce à la notion d’énonciateur et définit les pdv comme des unités sémantiques et en tant que telles, des éléments de la langue. Ils sont caractérisés par le fait d’être associés à des «sujets» ayant ces points de vue. Dans un article consacré à la notion de pdv, intitulé Remarques sur la notion de point de vue, C. Norén considère, et à ce point elle soutient la position d’H. Nølke, que “la présence même de plusieurs pdv est suffisante en soi pour rendre compte de la polyphonie d’un énoncé, sans qu’on les attribue à différents «émetteurs». Il n’est donc pas théoriquement économique de garder les énonciateurs dans ce cadre” (2000: 34). Selon elle, la tâche du linguiste consiste dans la reconnaissance des divers points de vue présents dans un énoncé et dans l’identification du pdv assumé par le locuteur de l’énoncé. H. Nølke réintroduit pourtant le terme d’énonciateur dans la théorie proposée en 2001, seulement pour “mieux préciser les analogies qui existent entre la polyphonie de Ducrot et la ScaPoLine” et donne une explication de son refus dans la première version de la ScoPoLine: ce n’était pas le concept qui ne correspondait pas à leur vision, mais l’étiquette choisie. D’autre part, l’abandon du terme est justifié par le fait que, chez d’autres linguistes, l’énonciateur désigne une vraie instance énonciative.

H. Nølke et al. (2004) voient dans les énonciateurs des variables qui doivent être saturées lors de l’interprétation, les instructions relatives à cette saturation étant, le plus souvent, contenues dans la signification: “Les pdv sont marqués dans la signification; ils constituent l’«ossature» de la structure polyphonique” (2004: 32). Les polyphonistes scandinaves proposent aussi une taxinomie des pdv et identifient une correspondance entre le type de pdv et la structure syntaxique de la phrase. Ils identifient des:

– pdv simples, qui correspondent à des structures syntaxiques simples, chacune étant composée d’un prédicat verbal avec ses arguments;

– pdv complexes, qui se subdivisent en pdv hiérarchiques (liés à la présence dans la structure syntaxique de la phrase d’adverbiaux contextuels) et pdv relationnels (présents surtout dans des structures syntaxiques contenant des connecteurs);

– pdv stratificationnels qui s’ajoutent au moment de l’énonciation, liés à la focalisation neutre.

C. Norén constate que les pdv peuvent avoir des statuts très différents. Elle identifie des pdv propositionnels (posés et présupposés, qui sont expliqués à partir de la théorie polyphonique sur la présupposition d’O. Ducrot) et des pdv instructionnels, qui “donnent des instructions quant à l’interprétation des pdv propositionnels, par exemple l’instruction de comprendre un pdv propositionnel en tant qu’argument pour une conclusion” (2000: 38-39).

Les êtres discursifs (ê-d) sont construits par le locuteur (LOC); ce sont les images de différentes instances de l’énonciation, les énonciateurs des pdv exprimés. Le LOC peut construire des images de lui-même: le locuteur de l’énoncé – ln (c’est l’image construite par le LOC au moment de la parole) qui correpond au locuteur-en-tant-que-tel (L) d’O. Ducrot et le locuteur textuel – L (c’est l’image générale que le LOC construit de lui-même, ou une autre image de lui-même qui correspond à un autre moment de son histoire) qui renvoie au locuteur-en-tant-qu’être-du-monde (λ) d’O. Ducrot, mais aussi des images de l’allocutaire: l’allocutaire de l’énoncé an et l’allocutaire textuel A et des troisièmes ou les tiers (à savoir ceux qui peuvent “être indiqués par les pronoms de la troisième personne, par les noms propres ou par les syntagmes nominaux ayant une référence non générique” (H. Nølke et al., 2004: 38).

Les polyphonistes scandinaves distinguent deux catégories d’ê-d:

– les locuteurs virtuels (LV), des ê-d présentés par le locuteur comme étant des images de (autres) locuteurs, c’est-à-dire des personnages susceptibles de prendre la parole eux-mêmes (H. Nølke, 2001), qui peuvent être actualisés ou non actualisés;

– les Non-locuteurs (NL) qui sont des ê-d plus abstraits, (ON, la LOI, des idées reçues, des vérités éternelles), ne pouvant pas produire eux-mêmes une énonciation.

Les liens énonciatifs sont les plus importants pour l’interprétation de l’énoncé, car ils précisent la position des divers ê-d par rapport aux jugements contenus dans les pdv présentés dans l’énoncé (H. Nølke, M. Olsen, 2000). Les liens sont parfois marqués dans la signification (la structure-p peut contenir des instructions qui conduisent à l’interprétation de l’énoncé), ce qui simplifie en quelque sorte la tâche de l’interprète qui doit établir les liens reliant les ê-d par rapport aux pdv présents dans la configuration polyphonique. H. Nølke et M. Olsen (H. Nølke, M. Olsen, 2000, H. Nølke, 2001, H. Nølke et al., 2004) distinguent deux types de liens énonciatifs: le lien de responsabilité et les liens de non-responsabilité, le lien de responsabilité étant “de loin le plus important de l’analyse polyphonique. La justification de ce postulat réside dans le fait que pour chaque pdv on doit se poser la question qui en est reponsable?” (H. Nølke et al., 2004: 44). H. Nølke et M. Olsen (2000) et H. Nølke (2001) identifient plusieurs types de liens de non-responsabilité et en proposent une liste non exhaustive: accord, désaccord, neutre, réfutation, faire semblant d’accepter, etc. K. Fløttum (2001) considère que ces types de liens de non-responsabilité ne sont pas fondés sur des critères linguistiques, raison pour laquelle elle propose une autre manière de classer les sous-types du lien de non-responsabilité selon leur ancrage dans la forme linguistique. Sa taxinomie est fondée sur des critères sémantiques (sémantico-pragmatiques et sémantico-logiques) et discursifs, le rôle d’unités comme les connecteurs, les expressions épistémiques, les adverbes, la négation syntaxique, les guillemets étant essentiel. K.Fløttum résume ses considérations à l’aide du tableau suivant:

K. Fløttum propose une sous-classe de liens énonciatifs de non-responsabilité de nature discursive, à savoir les liens de représentation (H. Nølke et al., 2004: 49). Le critère qui motive l’introduction de cette sous-classe de liens est représenté par l’emploi des guillemets pour marquer la non-responsabilité des énoncés entiers ou des fragments de discours qu’elle appelle “îlots textuels”. Pour illustrer ce type de lien, K. Fløttum donne l’exemple suivant:

Paul est parti avec son grand “amour”

où le locuteur de l’énoncé ne prend pas la responsabilité du substantif amour mis entre guillemets.

Dans plusieurs de ses articles (2000, 2001, 2002a), K. Fløttum met l’accent sur le rôle que les liens énonciatifs ont dans la cohérence textuelle polyphonique, ses recherches portant sur l’étude de la polyphonie dans une perspective macro-sémantique. Elle émet l’hypothèse que le récepteur d’un texte s’attend à ce qu’il soit polyphoniquement cohérent et, pour rendre la théorie linguistique de la polyphonie applicable à ce niveau macro-sémantique , elle propose une analyse en trois étapes (2002a):

– dans la première étape les énoncés sont analysés séparément pour identifier les différents pdv et les liens énonciatifs que le locuteur entretient avec ces pdv; cette étape correspond à la détermination de la structure polyphonique;

– la deuxième étape correspond à une analyse textuelle et rend compte des relations qui s’établissent entre les divers êtres discursifs et les pdv repérés;

– dans la troisième étape on identifie les ê-d et on essaie d’établir un rapport entre ces ê-d et des êtres réels, qui dans le cas d’une œuvre littéraire “ne sont réels que dans le cadre d’un univers fictif” (2002a: 344-345); de cette façon on arrive au sens global du texte.

La ScaPoLine permet donc une étude des aspects polyphoniques situés au niveau textuel. Une telle approche demande, selon H. Nølke (1999), l’acceptation des trois hypothèses suivantes:

H1: Le locuteur d’un énoncé d’un texte monologal est aussi responsable des énoncés précédents et suivants (sauf indication explicite du contraire).

H2: Un point de vue duquel le locuteur-en-tant-que-tel se dissocie peut difficilement être associé au locuteur-en-tant-qu’individu.

H3: Un point de vue qu’accorde le locuteur-en-tant-que-tel peut sans problème être associé au locuteur-en-tant-qu’individu.

Pour résumer

La théorie polyphonique élaborée par les linguistes scandinaves est, à notre avis, un outil extrêmement important pour l’interprétation des textes (littéraires et non-littéraires), même si le niveau (immédiat) de l’analyse est la phrase (l’énoncé). Les marques explicites de la polyphonie (connecteurs, négation, présupposition, etc.) présentes à ce niveau constituent des points d’appui pour l’analyse de ce que K. Fløttum appelle la polyphonie textuelle (1999a). L’analyse en trois étapes proposée par les polyphonistes scandinaves, tout comme les trois hypothèses d’H. Nølke concernant les rapports entre les locuteurs des différents énoncés d’un texte permettent d’aborder la polyphonie comme un facteur de la cohérence du texte. Par l’introduction de nouvelles catégories (êtres discursifs, points de vue, liens) les théories polyphoniques (la théorie d’O. Ducrot et la ScaPoLine notamment) enrichissent considérablement la description énonciative des énoncés et des textes entiers.

Selon K. Fløttum (1999b), la théorie de la polyphonie linguistique peut constituer un point de départ pour une typologie textuelle, justement parce que la polyphonie assure l’ancrage linguistique d’une telle typologie. Même si la polyphonie n’est pas assez discriminante (en effet, l’existence des textes complètement non-polyphoniques est problématique), K. Fløttum propose quelques critères pour une typologie textuelle: les types de construction polyphonique manifestés, le nombre des pdv, les types d’être discursifs manifestés, les types de relation s’établissant entre points de vue et êtres discursifs. En analysant l’oppostion benvenistienne histoire/discours, K. Fløttum propose une autre distinction: énonciation polyphonique/énonciation non-polyphonique (tout en introduisant d’autres marques formelles et en modifiant certaines marques déjà présentes dans l’approche d’E. Benveniste), distinction qui pourrait contribuer à l’élaboration d’une typologie textuelle, tout texte se situant sur l’axe polyphonique/non-polyphonique.

III.1.4.3. Polyphonie et niveau d’analyse

Dans notre démarche, qui vise à mettre en évidence l’organisation énonciative du discours théâtral, et notamment les aspects énonciatifs polyphoniques, nous prendrons comme point d’appui la théorie de la polyphonie linguistique (la ScaPoLine) telle qu’elle a été conçue par les polyphonistes scandinaves. Nous considérons que l’analyse des aspects énonciatifs polyphoniques du texte théâtral (comme de tout texte d’ailleurs) contribue, à partir des données linguistiques, à motiver les interprétations possibles du texte. Notre analyse sera centrée sur les traces du locuteur (traces de personnes) qui conduisent à la création d’un ensemble de réseaux textuels qui témoignent, à leur tour, de la cohérence/incohérence textuelle énonciative. Pour ce faire, nous partons de l’hypothèse formulée par K. Fløttum (2002a: 338): “le récepteur s’attend à une cohérence polyphonique quand il aborde un texte”. Nous essayerons de décrire l’organisation énonciative polyphonique d’un texte théâtral à partir des principes et des phénomèmes proposés par les linguistes scandinaves: points de vue, liens énonciatifs, êtres discursifs, etc. Bien que la ScaPoLine soit une théorie qui se situe au niveau de la phrase ou de l’énoncé, la perspective polyphonique est pertinente pour l’analyse textuelle. En effet, la ScaPoLine est une théorie discursive (l’énoncé n’est qu’un objet d’étude immédiat) qui n’omet pas une étude des enchaînements des énoncés, parties composantes d’un discours. Le passage du niveau micro (l’énoncé) au niveau macro-sémantique (le texte) est analysé, selon H. Nølke (1994, H. Nølke et al., 2004) et K. Fløttum (2002a), dans une démarche ascendante fondée sur quelques principes fondamentaux de l’analyse polyphonique des textes. Leur analyse en trois étapes (1. étude de chaque phrase isolée pour identifier les différents pdv et les liens que le locuteur entretient avec ceux-ci, 2. étude de différentes relations qui s’établissent entre les différents êtres discursifs et les pdv exprimés, 3. identification des ê-d et de leur liaison à des êtres réels) permet d’appliquer la théorie de la polyphonie linguistique à des textes entiers. Nous proposons une analyse fondée sur la théorie polyphonique scandinave de deux pièces (passages polyphoniques) d’Eugène Ionesco, notre but étant de dégager quelques éléments importants pour une interprétation textuelle globale à partir de la notion de cohérence polyphonique. Comme l’analyse polyphonique d’un texte long (d’une pièce de théâtre, par exemple) est extrêmement complexe, nous ferons appel à une unité textuelle plus réduite, le passage polyphonique.

Dans son livre Les textes: types et prototypes (1992), J.-M. Adam avait proposé comme unité de base de l’analyse la séquence, en définissant le texte comme “une structure composée de séquences” tout en se situant “aux frontières du linguistique dans le but de rendre compte de l’hétérogénéité de toute composition textuelle” (J.-M. Adam, 1992: 20). Les séquences se situent à un niveau intermédiaire entre la phrase et le texte et J.-M. Adam retient cinq séquences prototypiques: narrative, descriptive, argumentative, explicative et dialogale. Quoique le modèle présenté par J.-M. Adam (1992) soit fondé linguistiquement, le rôle des marques linguistiques de surface n’est pas bien précisé. L’étude de la dimension énonciative d’un texte polyphonique se situe à l’intérieur du module des repérages énonciatifs, mais J.-M. Adam ne fait pas une analyse suffisamment mise au point des faits linguistiques présents à ce niveau.

K. Fløttum considère que l’unité proposée par J.-M. Adam, la séquence, n’est pas une unité pertinente pour l’analyse polyphonique. A la différence de la séquence qui est une unité typée, le passage polyphonique est “une unité non typée qui peut correspondre à une phrase simple ou complexe dans certains cas et à un ensemble d’un nombre limité de phrases dans d’autres cas. Ce niveau, qu’il est difficile de définir d’une manière rigoureuse, est établi en fonction de l’analyse polyphonique au niveau textuel” (K. Fløttum, 2002b: 342).

Notre analyse, à partir des marques linguistiques explicites, des passages polyphoniques choisis, tente de rendre compte de la cohérence/l’absence de cohérence polyphonique dans ces cas précis et permet des interprétations possibles de l’ensemble des textes.

III.1.4.4. La construction textuelle du point de vue. Analyse d’un passage polyphonique (La Cantatrice chauve – Scène I)

III.1.4.4.1. Première étape: analyse d’énoncés isolés

Dans cette première étape de l’analyse, nous allons étudier les phrases (et les énoncés correspondants) pour repérer les différents pdv qui s’y expriment et les liens énonciatifs que le locuteur entretient avec ces pdv. L’identification des pdv et des liens énonciatifs contribue à la détermination de la structure polyphonique des phrases qui pose, par les instructions dont elle se compose, des contraintes sur l’interprétation et conduit à l’établissement de la configuration polyphonique des énoncés. Dans notre analyse, nous notons par L1 et respectivement par L2 les images que les deux locuteurs LOC (M. Smith et Mme Smith) construisent d’eux-mêmes au moment de l’énonciation et par pdv1… pdv49 les divers points de vue exprimés dans le fragment analysé. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux énoncés (interventions) dont se compose le texte:

L1 (1) pdv1: Tiens, c’est écrit que Bobby Watson est mort.

L2 (2) pdv2: Mon Dieu, le pauvre, quand est-ce qu’il est mort?

L1 (3) pdv3: Pourquoi prends-tu cet air étonné? Tu le savais bien.

pdv4: Il est mort il y a deux ans.

pdv5: Tu te rappelles, on a été à son enterrement, il y a un an et demi.

L2 (4) pdv6: Bien sûr que je me rappelle. Je me suis rappelé tout de suite, (a)

pdv7: (a) est un argument en faveur de C1

pdv8: mais je ne comprends pas pourquoi toi-même tu as été si étonné de voir ça sur

le journal. (b)

pdv9: (b) est un argument en faveur de non- C1

pdv10: pdv7 s’applique

C1: les deux personnages se rappellent (savent) que Bobby Watson est mort et ils se

souviennent aussi d’avoir été présents à son enterrement.

L1 (5) pdv11: Ça n’y était pas sur le journal.

pdv12: Il y a déjà trois ans qu’on a parlé de son décès.

pdv13: Je m’en suis souvenu par association d’idées.

L2 (6) pdv14: Dommage! Il était si bien conservé.

L1 (7) pdv15: C’était le plus joli cadavre de la Grande-Bretagne! Il ne paraissait pas son

âge.

pdv16: Pauvre Bobby, il y avait quatre ans qu’il était mort et il était encore chaud.

Un véritable cadavre vivant. Et comme il était gai!

L2 (8) pdv17: La pauvre Bobby.

L1 (9) pdv18: Tu veux dire «le» pauvre Bobby.

L2 (10) pdv19: Non, c’est à sa femme que je pense.

pdv20: Elle s’appelait comme lui, Bobby, Bobby Watson. Comme ils avaient le

même nom, on ne pouvait pas les distinguer l’un de l’autre quand on les

voyait ensemble.

Ce n’est qu’après sa mort à lui, qu’on a pu vraiment savoir qui était l’un et

qui était l’autre. (c)

pdv21: (c) est un argument en faveur de C2

C2: après la mort de Bobby Watson on pouvait distinguer Bobby Watson de sa

femme

pdv22: Pourtant, aujourd’hui encore, il y a des gens qui la confondent avec le mort

et lui présentent des condoléances. Tu la connais? (d)

pdv23: (d) est un argument en faveur de non-C2

pdv24: pdv21 ne s’applique pas

L1 (11) pdv25: Je ne l’ai vue qu’une fois, par hasard, à l’enterrement de Bobby.

L2 (12) pdv26: Je ne l’ai jamais vue. Est-ce qu’elle est belle?

L1 (13) pdv27: Elle a des traits réguliers (e)

pdv28: (e) est un argument en faveur de C3

pdv29: et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle (f)

pdv30: (f) est un argument en faveur de non- C3

C3: elle est belle

pdv31: pdv28 ne s’applique pas

pdv32: Elle est trop grande et trop forte. (g)

pdv33: (g) est un argument en faveur de non- C3

pdv34: Ses traits ne sont pas réguliers (h)

pdv35: (h) est un argument en faveur de non- C3

pdv36: et pourtant on peut dire qu’elle est très belle. (i)

pdv37: (i) est un argument en faveur de C3

pdv38: Elle est un peu trop petite et trop maigre. Elle est professeur de chant. (j)

pdv39: (j) est un argument en faveur de non- C3

L2 (14) pdv40: Et quand pensent-ils se marier, tous les deux?

L1 (15) pdv41: Le printemps prochain, au plus tard.

L2 (16) pdv42: Il faudra sans doute aller à leur mariage.

L1 (17) pdv43: Il faudra leur faire un cadeau de noces. Je me demande lequel?

L2 (18) pdv44: Pourquoi ne leur offririons-nous pas un des sept plateaux d’argent dont on

nous a fait cadeau à notre mariage à nous et qui ne nous ont jamais servi à

rien?

L2 (19) pdv45: C’est triste pour elle d’être demeurée veuve si jeune.

L1 (20) pdv46: Heureusement qu’ils n’ont pas eu d’enfants.

L2 (21) pdv47: Il ne leur manquait plus que cela! Des enfants! Pauvre femme, qu’est-ce

qu’elle en aurait fait!

L1 (22) pdv48: Elle est encore jeune. Elle peut très bien se remarier. Le deuil lui va si bien!

L2 (23) pdv49: Mais qui prendra soin des enfants? Tu sais bien qu’ils ont un garçon et une

fille. Comment s’appellent-ils? (La Cantatrice chauve, t. I: 24-25)

La structure polyphonique de ce passage polyphonique renferme 49 pdv, deux locuteurs, LOC1 et LOC2, qui mettent en scène des ê-d (L1 et L2, LT1 et LT2), unités purement linguistiques n’ayant d’existence que par rapport à ces pdv et les liens énonciatifs (de responsabilité et de non-responsabilité) reliant les ê-d aux pdv.

A première vue, dans le passage polyphonique que nous analysons, les deux locuteurs LOC1 et LOC2 ne semblent construire que des images d’eux-mêmes au moment de l’énonciation (ln selon la notation des polyphonistes scandinaves). Il n’y aurait donc que ces locuteurs actualisés (qui prennent effectivement la parole), les seuls êtres discursifs présents dans ce fragment. Nous soutenons l’hypothèse qu’outre les échanges entre les pdv dont les locuteurs des énoncés (images que LOC1 et LOC2 se construisent d’eux-mêmes au moment de la parole) sont responsables, il s’agit aussi d’un échange entre les deux types d’images que les LOC mettent en scène: les locuteurs des énoncés (ln) et les locuteurs textuels (LT).

Cette première étape de l’analyse doit fournir une réponse à la question: Les deux locuteurs L1 et respectivement L2 sont-ils responsables des différents pdv exprimés dans les énoncés qu’ils produisent?

Les instructions contenues dans la structure-p conduisent, dans une interprétation par défaut possible à cette première étape de l’analyse, à considérer que:

-L1 est responsable des pdv suivants: pdv1, pdv3, pdv4, pdv5, pdv11, pdv12, pdv13, pdv15, pdv16, pdv18, pdv25, pdv27, pdv29, pdv32, pdv34, pdv36, pdv37, pdv38, pdv41, pdv43, pdv46, pdv48;

-L2 est responsable des pdv suivants: pdv2, pdv6, pdv7, pdv8, pdv9, pdv10, pdv14, pdv17, pdv19, pdv26, pdv40, pdv42, pdv44, pdv47, pdv49;

-ON (la norme) est responsable des pdv suivants: pdv20, pdv21, pdv22, pdv23, pdv24, pdv27, pdv28, pdv29, pdv30, pdv31, pdv32, pdv33, pdv34, pdv35, pdv36, pdv37, pdv38, pdv39, pdv46 dont LT1 et LT2 font partie aussi.

III.1.4.4.2. Deuxième étape: analyse textuelle

La deuxième étape de l’analyse est essentielle pour la mise en évidence de la cohérence textuelle polyphonique. Notre objectif principal est l’examen des relations qui s’établissent entre les êtres discursifs et les pdv exprimés, relations qui déterminent la cohérence/l’incohérence au niveau textuel. En même temps, nous devons, à cette étape de l’analyse, préciser si les images du locuteur phrastique L1 constituent les images d’un locuteur textuel LT1 et, respectivement , si les images du locuteur phrastique L2 constituent les images d’un locuteur textuel LT2. L’identification de la configuration polyphonique, “qui se constitue dans la rencontre de la structure-p avec ses instructions et l’interprétation littéraire” (K. Fløttum, 2002b: 345), repose sur la détermination des liens énonciatifs: liens de responsabilité et liens de non-responsabilité.

Comme nous l’avons montré ci-dessus (I.1.3.2.), le lien de responsabilité est très important pour l’analyse polyphonique. A son tour, K. Fløttum (2001) est d’avis que le lien de non-responsabilité a lui aussi un rôle fondamental pour l’analyse polyphonique au niveau textuel.

La première étape de notre analyse a explicité les liens de responsabilité qui unissent êtres discursifs et pdv. A ce point de notre démarche, notre étude portera sur l’analyse de la cohérence/l’incohérence entre les pdv auxquels s’associent les locuteurs des énoncés L1 et L2. Pour les polyphonistes scandinaves, le locuteur LOC en tant que responsable de l’énonciation selon l’énoncé (c’est lui le constructeur du sens) met en scène un véritable jeu polyphonique par la création des images de lui-même: le locuteur de l’énoncé et le locuteur textuel. Si le locuteur de l’énoncé est une instance énonciative construite au moment de la parole, le locuteur textuel a une existence indépendante de l’énoncé respectif, n’étant pas fondamentalement rattaché à l’événement énonciatif. Son rôle est pourtant essentiel; c’est le LT qui assure la cohérence textuelle et les différents locuteurs des énoncés sont, le plus souvent, les images particulières d’un même locuteur textuel.

Pour appliquer la théorie de la polyphonie au niveau du texte, H. Nølke a formulé quelques hypothèses concernant les rapports entre les locuteurs des différents énoncés qui composent un texte monologal. Nous proposons aussi certaines hypothèses qui vaillent pour un texte dialogal:

H1: Un locuteur (LOC1…LOCn) d’un texte dialogal, avec l’image qu’il construit de lui-même en tant que locuteur de l’énoncé (L1…Ln), est aussi responsable des énoncés précédents et suivants dont il est producteur (sauf indication explicite du contraire).

H2: Un point de vue contenu dans un des énoncés (d’un texte dialogal) pris en charge par L1 (locuteur phrastique) dont ce L1 ne prend pas la responsabilité pourra être associé au locuteur textuel LT1, sauf au cas où L1 réfute ce même pdv.

H3: Un point de vue dont le locuteur de l’énoncé L1 d’un texte dialogal est responsable peut être associé au locuteur textuel LT1.

Selon la première hypothèse H1 qui fonde notre analyse des textes dialogaux, il faut admettre que les locuteurs LOC1 et LOC2, avec leurs différentes images de locuteurs des énoncés L1 et respectivement L2, sont des représentants des locuteurs textuels LT1 et respectivement LT2. En effet, ce passage polyphonique semble construit sur un échange entre les images du LOC1 qui met en scène L1 et LT1 et, respectivement les images du LOC2 qui met en scène L2 et LT2. Le caractère polyphonique de ce texte n’est donc pas contestable. Comme notre anlyse porte sur la cohérence polyphonique du texte, il nous reste à examiner le réseau de relations qui existe entre les pdv dont les locuteurs des énoncés L1 et L2 sont responsables. Pour ce faire, nous souscrivons à l’hypoyhèse formulée par K. Fløttum: “La cohérence polyphonique se dégage dans une large mesure par les liens (énonciatifs) qu’établit le locuteur de l’énoncé avec les différents pdv” (2002a: 345). Le rôle des connecteurs et de la négation syntaxique, marqueurs explicites de polyphonie, est primordial pour le repérage des pdv exprimés. En même temps, la nature de ces pdv est capitale pour l’analyse. Dans le fragment analysé, le locuteur d’énoncé L1 est responsable du pdv1 et du pdv11. Le pdv1 est exprimé par une proposition posée (exprime un contenu propositionnel posé) et, selon la distinction de Kronning en modus et dictum (apud C. Norén, 2000), l’analyse de ce pdv serait la suivante:

pdv1 modus: il est vrai que

dictum: C’est écrit (sur le journal) que Bobby Watson est mort.

Le pdv11, exprimé lui aussi par une proposition posée, peut s’analyser comme il suit:

pdv11 modus: il n’est pas vrai que / il est faux que

dictum: C’est écrit (sur le journal) que Bobby Watson est mort.

On constate que le locuteur d’énoncé L1, responsable des énoncés (1) et (5) ayant le même dictum, choisit tout d’abord d’affirmer le contenu propositionnel du pdv1 et de réfuter ensuite ce contenu propositionnel, en s’assumant la responsabilité du pdv11. La présence de deux pdv opposés dans le même texte n’est pas toujours inacceptable. Le pdv18 s’oppose au pdv19 sans qu’on puisse parler de rupture dans ce cas, puisque deux locuteurs d’énoncé peuvent avoir deux opinions différentes sur un certain sujet; en fait, L1 est responsable du pdv18 et L2 est responsable du pdv19. D’ailleurs, la négation de (10) porte sur le contenu propositionnel posé de (9) et un enchaînement de ce type ne rend pas le discours incohérent, les contenus posés étant plus facilement soumis à la contestation. Mais le pdv1 et le pdv11 expriment un même contenu propositionnel qui une fois est non réfuté et l’autre fois réfuté par un même locuteur d’énoncé, L1, ce qui conduit à une rupture de la cohérence textuelle polyphonique. A côté des pdv propositionnels posés, les énoncés véhiculent aussi des pdv propositionnels présupposés, comme dans (1), énoncé analysable lui asussi en modus et dictum:

pdv1’ modus: il est vrai que

dictum: Bobby Watson est mort récemment / depuis quelques jours.

Selon les linguistes scandinaves, le pdv posé est pris en charge par le locuteur d’énoncé (le locuteur-en-tant-que-tel), tandis que le pdv présupposé est pris en charge par le locuteur textuel (le locuteur-en-tant-qu’individu) et par le ON collectif. Dans l’exemple analysé, le pdv1 est pris en charge par L1, alors que pdv1’ (présupposé) est pris en charge par LT1, la cohérence polyphonique n’étant pas, pour le moment, brisée. Mais le locuteur d’énoncé L1 est responsable aussi des pdv4 (Bobby Watson est mort depuis deux ans), pdv5 (Bobby Watson est mort depuis un an et demi), pdv12 (Bobby Watson est mort depuis trois ans), pdv16 (Bobby Watson est mort depuis quatre ans), pdv propositionnels posés qui contredisent le pdv1’ exprimé par un contenu propositionnel présupposé (Bobby Watson est mort récemment) assumé par le LT1. Conformément à la deuxième hypothèse H2, un point de vue réfuté par L ne peut pas être associé à LT. L1 réfute successivement le pdv1’ présupposé (assumé par LT1) et les pdv4, pdv5, pdv12 dont il est responsable. La présence des pdv qui expriment des contenus propositionnels si contradictoires dont un même locuteur d’énoncé L1 est responsable crée une incohérence dans la mesure où il est impossible d’associer au LT1 les pdv réfutés par le locuteur d’énoncé L1. Une situation similaire, qui conduit à une incohérence polyphonique, est présente en (14) et (19) où le locuteur d’énoncé L2 prend la responsabilité du pdv40 et du pdv45 dont les contenus propositionnels sont niés. L’énoncé (14) contient aussi un pdv présupposé:

pdv40’ modus: il est vrai que

dictum: les Watson ne sont pas mariés

qui serait attribué à LT2. Mais comme L2 réfute le pdv40’ présupposé, ce pdv ne pourrait pas être associé à LT2. Selon l’hypothèse H2, on devrait admettre l’existence d’un autre locuteur textuel (LT2’), ce qui entraîne une incohérence, c’est-à-dire on assiste à une multiplication supplémentaire des êtres discursifs, multiplication qui n’est pas soutenue par la dimension temporelle de l’énonciation. Le locuteur-metteur en scène LOC2 aurait pu créer un locuteur textuel qui assume un point de vue opposé au locuteur d’énoncé L2, mais dans ce cas la présence d’un tel locuteur textuel est inadmissible, elle n’étant pas soutenue par une évolution (possible) du LOC2, celui-ci construisant presque simultanément deux images opposées de lui-même. L’incohérence est rendue plus évidente encore, car L1, responsable du pdv48, pdv propositionnel posé, contredit le contenu propositionnel présupposé du pdv40’, la contradiction d’un contenu propositionnel présupposé rendant aussi l’enchaînement inacceptable. D’autre part, les contenus propositionnels des pdv40, pdv42, pdv44, pdv45, assumés par L2 tout comme les contenus propositionnels des pdv41, pdv43, pdv48, assumés par L1 qui admettent un pdv présupposé: M. et Mme Bobby Watson sont encore en vie, contredisent les pdv19, pdv20, pdv21, pdv22, assumés par L2 et ON et respectivement les pdv1, pdv4, pdv5, pdv12, pdv16, assumés par L1 et dont les contenus propositionnels contestent le même pdv présupposé: M. et Mme Bobby Watson sont encore en vie.

En (10), la négation marque un lien de non-responsabilité sémantico-logique par lequel le locuteur d’énoncé L2 réfute le pdv18 assumé par L1. Cette réfutation ne déclenche pourtant pas une rupture de la cohérence polyphonique, car deux locuteurs phrastiques peuvent être les responsables des pdv opposés. La rupture réside dans la co-existence de deux points de vue, pdv19 et pdv20 assumés par L2 (le pdv20 assumé aussi par ON), dont un (le pdv20) a le même contenu propositionnel que le pdv18 (assumé par L1) et qui est nié par l’autre (le pdv19). Le locuteur textuel LT2 ne peut pas être considéré le responsable du pdv20, sans transgresser l’hypothèse H2, l’existence d’un autre locuteur textuel LT2’ ne pouvant pas être acceptée.

Les connecteurs, marqueurs explicites de polyphonie, signalent l’existence des points de vue instructionnels. Dans (13), le connecteur pourtant apparaît deux fois, reliant (e) et (f) – (e) pourtant (f) et respectivement (h) et (i) – (h) pourtant (i). Selon les polyphonistes scandinaves, les connecteurs sont des éléments pris en charge par le locuteur; c’est donc le locuteur d’énoncé qui en est responsable et qui s’en sert pour montrer les relations qu’il veut établir entre les segments textuels. L’étude des connecteurs a occupé une place importante dans l’analyse de l’organisation du discours. Les travaux d’O. Ducrot, J.-Cl. Anscombre, E. Roulet et son équipe de Genève, d’H. Nølke ont insisté sur le rôle des connecteurs et presque tous les linguistes fondent leurs approches sur une conception hiérarchique du discours. La ScaPoLine est une théorie basée sur une conception hiérarchique de la polyphonie: le locuteur d’un énoncé régit les différents points de vue présents dans l’énoncé respectif et domine par le pdv dont il est responsable et qui est superordonné par rapport aux autres pdv.

En (13), qui a la structure p connecteur q, on peut identifier les pdv suivants:

L1 (13) pdv27: Elle a des traits réguliers (e)

pdv28: (e) est un argument en faveur de C3

pdv29: et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle (f)

pdv30: (f) est un argument en faveur de non- C3

pdv31: le pdv28 ne s’applique pas

C3: elle est belle.

Dans cet énoncé, le locuteur phrastique L1 est responsable du connecteur pourtant, des pdv27, pdv29, et du pdv30, alors que le pdv28 et le pdv31 sont assumés par ON (la norme) dont LT1 fait partie. Le pdv30 est dans ce cas-là superordonné par rapport aux autres pdv. Selon l’analyse proposée par E. Roulet et al. (1985), la propriété argumentative de pourtant est liée à la nature de l’opposition entre les propositions (au sens linguistique) qu’il relie: c’est une relation directe, car l’opposition se réalise entre la conclusion inférable de la première proposition (dans notre cas de e) et de la seconde proposition (dans notre cas de f). La fonction de ce connecteur est de rejeter le contenu propositionnel de la première proposition (e dans notre cas).

Le connecteur pourtant apparaît aussi en:

(13) Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu’elle est belle,

énoncé qui suit immédiatement l’énoncé que nous venons d’analyser. On peut y identifier les pdv suivants:

pdv34: Ses traits ne sont pas réguliers (h)

pdv35: (h) est un argument en faveur de non- C3

pdv36: et pourtant on peut dire qu’elle est très belle. (i)

pdv37: (i) est un argument en faveur de C3

pdv37’: le pdv35 ne s’applique pas

C3: elle est belle.

Le locuteur phrastique L1 est responsable du connecteur pourtant, des pdv34, pdv36 et du pdv37. ON (la norme) est responsable du pdv35 et du pdv37’ dont LT1 fait partie aussi. L’analyse de ces deux énoncés met en évidence le fait que le locuteur d’énoncé L1 prend en charge successivement des pdv dont les contenus propositionnels sont une fois affirmés, pdv27 et pdv36 et l’autre fois niés: pdv34, pdv29. Dans la même intervention, L1 assume aussi la responsabilité du pdv32 (Elle est trop grande et trop forte) et du pdv38 (Elle est trop petite et trop maigre) dont les contenus propositionnels sont aussi opposés. L1 enchaîne sur des points de vue qu’il vient de réfuter, fait qui détermine une rupture de la cohérence polyphonique. Dans le passage polyphonique examiné, on assiste à un autre enchaînement bizarre:

L1 (20) pdv46: Heureusement qu’ils n’ont pas eu d’enfants.

L2 (23) pdv49: Mais qui prendra soin des enfants?

Le locuteur phrastique L1 est le responsable du pdv46, alors que le locuteur phrastique L2 est responsable du connecteur et du pdv49.

La plupart des descriptions du connecteur mais (O. Ducrot, J.-Cl. Anscombre, J. Moeschler, E. Roulet, D. Spiță) insistent sur sa valeur argumentative. Dans une séquence p mais q, la proposition p est considérée un argument en faveur d’une conclusion r, alors que la proposition q est un argument qui annule cette conclusion. Le connecteur mais impose l’anti-orientation des deux arguments p et q qu’il articule et accorde une supériorité argumentative à q. O. Ducrot et al. (1980) se proposent d’attribuer à ce connecteur une valeur unique d’opposition à travers la diversité de ses emplois. O. Ducrot et ses collaborateurs ont analysé les deux premières scènes de la pièce Occupe-toi d’Amélie de Georges Feydeau dans le but de faire une classification des diverses occurrences de mais rencontrées dans ces deux scènes et aussi dans le but de montrer que “la diversité des mais n’est qu’apparente et se réduit à la diversité de leurs conditions d’emploi” (1980: 94). Pour définir la valeur de mais, ils arrivent à la conclusion qu’il faut impérieusement prendre en considération la situation d’énonciation: “il faut faire intervenir, non seulement le contexte explicite, mais les intentions des locuteurs, leurs jugements implicites sur la situation et les attitudes qu’ils attribuent les uns aux autres par rapport à cette situation” (1980: 93). La classification proposée repose principalement sur des critères géographiques (situation de mais dans le contexte immédiat) qui conduisent à l’identification de trois catégories principales:

mais est à l’intérieur d’une réplique d’un locuteur X;

mais est en tête de réplique et introduit un q explicite;

mais est en tête de réplique et n’introduit pas de q explicite.

La catégorie II contient les sous-catégories A et B motivées par le fait qu’une réplique introduite par mais peut s’articuler soit sur une réplique précédente (A) soit sur un phénomène non verbal (B). A l’intérieur de II A et de II B O. Ducrot et al. distinguent encore trois sous-catégories selon l’aspect de la réplique précédente, auquel s’oppose celui qui dit mais (II A) et respectivement selon le type de phénomène non verbal qui déclenche le mais (II B).

Dans l’enchaînement (20)-(23) mais est au début d’une réplique et est suivi d’une proposition explicite (qui prendra soin des enfants?). Selon la classification d’O. Ducrot et al., on se situe dans la catégorie II A. Le locuteur d’énoncé L2 ne s’oppose pas à l’acte de parole du locuteur d’énoncé L1 en affirmant Heureusement qu’ils n’ont pas eu d’enfants. L2 enchaîne par mais et marque une opposition à la vérité de la proposition énoncée par L1. Cette opposition n’est pas admissible, car elle se produit entre le contenu propositionnlel posé (Les Watson n’ont pas eu d’enfants) du pdv46 dont L1 est responsable et le contenu propositionnel présupposé du pdv49 assumé par L2 (Les Watson ont des enfants), les deux contenus propositionnels coordonnés par mais étant incompatibles. Mais introduit dans ce cas une opposition contradictoire que la logique interdit. Le pdv46 est assumé aussi par On dont LT2 fait partie. L2, responsable du pdv49 réfute le pdv46 assumé par LT2. Selon l’hypothèse H2, le fait que L2 assume le pdv49 crée une incohérence. Par l’emploi du connecteur mais L2 semble essayer de masquer cette incohérence.

III.1.4.4.3.Troisième étape: interprétation globale du texte

La troisième étape de l’analyse doit conduire à l’identification des êtres discursifs et à la liaison qu’on pourrait établir entre ces êtres discursifs et les êtres de l’univers fictif de la pièce de Ionesco, pour arriver au sens global du texte. La Cantatrice chauve est un texte de fiction dans la ligne de ce qu’on a nommé ultérieurement l’anti-théâtre, et l’anti-pièce de Ionesco répond aux impératifs de renouvellement du théâtre des années cinquante. Le passage analysé fait partie de la première scène de la pièce; on assiste à un dialogue des Smith qui s’engage à propos du décès de Bobby Watson et qui tourne rapidement en dispute. La mort de Bobby Watson signalée dans un journal devient un événement sensationnel qui alimente l’action-conversation. Tout comme dans le Nouveau Roman, dans l’anti-théâtre l’intrigue est réduite souvent à une série d’éléments de l’existence quotidienne, la dynamique de cette intrigue étant soutenue par le dialogue. Le dialogue des personnages porte sur un événement dépourvu d’importance, sur le déroulement du flux des souvenirs des deux personnages, sur l’association spontanée de détails sans rapport les uns avec les autres. Cet événement de la réalité (fictive) est la source du langage, mais d’un langage qui n’assure plus une communication réelle, d’un langage qui semble tourner à vide. Les principes de la logique traditionnelle, le principe d’identité (un jugement vrai reste toujours vrai), de contradiction (deux jugements contradictoires ne peuvent être vrais ensemble), du tiers exclu (deux idées contradictoires ne peuvent être fausses en même temps) sont enfreints par les deux personnages de Ionesco qui n’observent pas les lois élémentaires de la pensée rationnelle et, par conséquent, ne se rendent pas compte du caractère inepte de leurs énoncés. L’incohérence du dialogue naît de l’agencement des énoncés en suivant le principe de la contradiction. Cette rupture sémantique peut être mise en relation avec l’incohérence polyphonique qui caractérise ce texte. En effet, l’analyse polyphonique située au niveau de la deuxième étape fondée sur la dimension personnelle de l’énonciation est à même de rendre compte de l’absence de cohérence polyphonique. La présence de deux locuteurs LOC1 (M. Smith) et LOC2 (Mme Smith) qui mettent en scène des êtres de discours, images d’eux-mêmes (locuteurs des énoncés, L1 et L2 et locuteurs textuels, LT1 et LT2), exprimant des pdv opposés serait tout à fait possible, d’autant plus que l’on se trouve devant un texte dialogué où une confrontation entre les locuteurs est acceptable. Cependant, dans le passage analysé, on assiste à des ruptures de la cohérence polyphonique, bien que l’on puisse parler d’une continuité thématique: en effet, les Smith sont engagés dans une conversation sur le sujet de la mort de Bobby Watson, sujet qui assure (dans une certaine mesure) la cohérence thématique du fragment. Dans une perspective de cohérence polyphonique textuelle, les attitudes des deux locuteurs, LOC1 et LOC2 (et les images qu’ils construisent d’eux-mêmes), à l’égard des pdv exprimés et qui se matérialisent par les liens énonciatifs, sont fondamentales. On constate que dans le fragment analysé il y a des ruptures qui infirment la cohérence polyphonique:

– l’existence de deux pdv exprimant le même contenu propositionnel dont l’un est réfuté et l’autre non réfuté par L1 (qui est donc le responsable de ces pdv): pdv1 et pdv11, pdv27 et pdv34, pdv29 et pdv36, pdv32 et pdv38;

– l’existence de deux pdv exprimant le même contenu propositionnel dont l’un est réfuté et l’autre non réfuté par L2: pdv40 et pdv45, pdv47 et pdv49;

– LOC1 construit simultanément des images opposées de lui-même: il met en scène un locuteur textuel LT1 qui prend en charge le pdv1’ (pdv propositionnel présupposé) et un locuteur d’énoncé L1 responsable des pdv4, pdv5, pdv12, pdv16 (pdv propositionnels posés) qu’il réfute successivement;

– LOC2 construit simultanément des images opposées de lui-même: il met en scène un locuteur textuel LT2 responsable du pdv40’ (pdv à contenu propositionnel présupposé) et un locuteur d’énoncé L2 qui prend la responsabilité du pdv40 et du pdv45 (pdv à contenus propositionnels posés) niés à leur tour;

– L1 et L2 enchaînent sur des pdv dont les contenus propositionnels suivent le principe de la contradiction sans que l’on assiste à une vraie polémique; les énoncés, une fois prononcés, ne semblent produire chez leurs émetteurs aucune raison d’inquiétude, et la contradiction qui les fonde n’entrave pas leur communication.

Nous considérons que l’analyse polyphonique de ce fragment de La Cantatrice chauve constitue un point de départ pour l’interprétation de la pièce de Ionesco. Les deux locuteurs L1 et L2 sont facilement identifiables et associés à des êtres réels de l’univers fictif de la pièce: M. Smith et respectivement Mme Smith. Le dialogue des deux personnages est constitué d’une série de répliques qui n’ont pas de sens, le sujet de la pièce portant sur les contradictions du langage et sur son échec d’assurer une véritable communication. Ce sont des personnages aliénés, qui vivent dans un espace clos, des individus enfermés dans leur propre solitude, séparés du monde et d’eux-mêmes. Ils ne se rendent pas compte de l’absurdité des pdv exprimés dans les énoncés dont ils sont les responsables, leur comportement langagier pouvant être rapproché de celui de certains malades mentaux. Les deux personnages (comme d’ailleurs tous les personnages de la pièce) vivent dans un univers où le vide et l’aliénation ont détruit toute possibilité de communication, les phrases une fois proférées perdent toute substance et sont articulées sans aucune raison apparente. Pour M. et Mme Smith, l’affirmation et la négation d’un même énoncé, l’énonciation de deux énoncés contradictoires ne produisent aucun trouble, comme si, une fois prononcés, les énoncés étaient oubliés et passaient inaperçus par les personnages. L’incohérence polyphonique qui caractérise ce fragment doit êtrte mise en rapport avec la conception de Ionesco sur le théâtre et avec son désir de renouveler les formes théâtrales: une autre conception de la théâtralité, du personnage, de l’intrigue.

III.2. Le Roi se meurt et cohérence polyphonique

Dans Le Roi se meurt, les images que le LOC (le roi Bérenger) met en scène, à savoir les locuteurs des énoncés (L1, L2, L3,…) et le locuteur textuel (LT), assurent la cohérence polyphonique de la pièce. Les locuteurs des énoncés sont responsables des pdv exprimés dans les énoncés qu’ils produisent et, même si ces pdv sont parfois apparemment opposés, la cohérence discursive n’est pas pour autant brisée. Le locuteur textuel est un véritable métaparamètre dont les locuteurs des énoncés sont des instanciations (H. Nølke, 1994: 153); dans cette pièce chaque locuteur d’énoncé, image du LOC (le Roi Bérenger), n’est qu’une des figures du locuteur textuel (LT). Ionesco met l’accent sur la solitude de l’homme face à sa propre mort. Au seuil de la mort, le roi Bérenger a beau masquer sa solitude par des mots et ne consent au dépouillement final qu’à l’instant où le monde même lui apparaît comme entièrement nu. Face au vieillissement, lorsqu’il prend conscience de sa dégradation temporelle, du fait que le temps réel est implacable, régulier et mesuré, le personnage a besoin de quelqu’un pour l’initier au dernier voyage. L’initiation à la mort se réalise par étapes, qui sont des étapes de la renonciation. C’est la reine Marguerite qui conduit la marche du roi vers la mort. C’est elle qui l’aide à renoncer à sa peur, à son désir de survivre, à sa tristesse, à ses souvenirs. Le Roi se meurt est, par excellence, la pièce où Ionesco a réussi à montrer le tragique de l’homme dans sa lutte contre le temps qui l’enfonce dans la mort. Le Roi Bérenger vit dans le présent vu comme une somme d’instants, il nie son passé et est incapable de regarder vers l’avenir. Bérenger ne semble pas savoir que “l’instinct de la mort” existe enraciné en son propre cœur, même s’il le refuse inconsciemment. Bérenger est un aliéné dans le temps, il n’a pas la perception de son propre devenir temporel réel, de son passage sans arrêt vers la mort. Il vit hors du temps et il ne peut pas s’assumer sa propre mort. Son temps intérieur ne correspond pas au temps du monde réel. Il a toujours eu la conscience qu’il mourrait, mais il projette l’idée de la mort dans un avenir lointain, indéfini; le temps semble se dilater excessivement:

L1 pdv1: […] je le sais [je vais mourir], bien sûr.

L2 pdv2: Je mourrai, oui, je mourrai. Dans quarante ans, dans cinquante ans, dans trois

cents ans. Plus tard. Quand je voudrai, quand j’aurai le temps, quand je le

déciderai. (t. IV: 20-21)

Devant la mort qui s’insinue obsessivement, Bérenger apprend que son temps individuel est irréversible et fini, que son temps n’existe plus, il s’est épuisé. Il refuse d’accepter sa finitude et exprime son attachement à la vie:

L3 pdv3: Non. Je ne veux pas mourir. Je vous en prie, ne me laissez pas mourir. Je ne veux

pas. (t. IV: 30)

L4 pdv4: Je veux être. (t. IV: 46)

Mais l’appel du néant est plus fort; la reine Marguerite amène le Roi à renoncer peu à peu à tous ses désirs, les plus grands obstacles de la délivrance. Elle lui enseigne la leçon de l’acceptation et l’accompagne vers le détachement total de la vie:

L5 pdv5: Je meurs. (t. IV: 53)

L6 pdv6: Je me meurs. (t. IV: 54)

Le LOC (le Roi Bérenger) construit successivement des images de lui-même: il met en scène des locuteurs des énoncés (L1, L2, L3, L4, L4…) responsables des pdv (exprimés dans ces énoncés) dont les contenus propositionnels traduisent les transformations subies par le personnage. D’ailleurs, un des personnages de la pièce, le Médecin, fait remarquer à un moment donné:

“Le Médécin: Il a changé de point de vue. Il s’est déplacé.” (t. IV: 53)

Les points de vue (pdv1, pdv2, pdv3…) exprimés par les locuteurs des énoncés (L1, L2, L3, L4, L4…) ne sont pas réfutés par ces mêmes locuteurs; d’ailleurs ils ne sont pas marqués comme tels. C’est une raison pour laquelle on doit les associer au locuteur textuel (LT). L’analyse polyphonique de cette pièce doit être centrée non seulement sur la dimension personnelle mais aussi sur la dimension temporelle et spatiale de la perspective énonciative, contribuant de cette manière à la mise en évidence de la cohérence textuelle polyphonique de la pièce tout entière.

Pour résumer

Dans notre démarche, qui a visé à mettre en évidence l’organisation énonciative du discours théâtral, nous avons insisté sur les aspects énonciatifs polyphoniques. Nous avons pris comme point d’appui la théorie scandinave de la polyphonie linguistique (la ScaPoLine), telle qu’elle a été conçue par les polyphonistes scandinaves. Nous avons proposé une analyse polyphonique en trois étapes de deux passages polyphoniques tirés des pièces La Cantatrice chauve et Le Roi se meurt pour arriver, à partir des données linguistiques, à des interprétations possibles de ces textes. L’organisation énonciative polyphonique de ces deux textes a été décrite à partir des principes et des phénomèmes proposés par les linguistes scandinaves: points de vue, êtres discursifs, liens énonciatifs. Notre analyse a été centrée sur les traces du locuteur (traces de personnes) qui conduisent à la création d’un ensemble de réseaux textuels, témoignant de la cohérence (Le Roi se meurt) ou de l’incohérence (La Cantatrice chauve) textuelle énonciative.

III.3. Du point de vue au discours représenté

Généralement, on articule la notion de point de vue avec la narratologie et la polyphonie. La problématique du pdv chez les narratologues, les écrivains, les spécialistes du texte littéraire est liée à la prise en charge des informations narratives. La détermination des instances narratoriale (focalisation zéro), auctoriale (focalisation interne) et d’une instance sans foyer identifiable (source de la focalisation externe) proposée par le cadre d’analyse de G. Genette se réalise à partir des questions Qui voit?, Qui parle?, Qui sait?. G. Genette (1972, 1983) traite la problématique du discours rapporté à partir des seules relations narratologiques entre un narrateur et ses personnages, sans s’intéresser aux considérations linguistiques sur les rapports entre locuteur citant et locuteur cité. Son analyse porte sur la question du mimétisme de ces formes de rapport de parole ou de pensée. A partir des travaux de G. Genette et tout en marquant les limites du système genettien, A. Rabatel (1998, 2003a, 20003b, 20003c, 2005) propose de déterminer la source du pdv à partir des marques linguistiques qui entrent dans la référenciation des objets du discours perçus.

Le pdv croise également les préoccupations des linguistes qui s’intéressent à la polyphonie, car la problématique du pdv renvoie à des stratégies énonciatives. La théorie ducrotienne (1984) aborde, comme nous l’avons constaté, la question du pdv au niveau de l’énoncé. O. Ducrot donne une définition énonciative du pdv: le pdv renvoie à un énonciateur, non pas à un locuteur. Le locuteur est le responsable de la mise en scène énonciative et indique, lors de l’énonciation, le pdv auquel il adhère. Si le pdv ne reçoit pas chez O. Ducrot une définition sémantique, les polyphonistes scandinaves le définissent en tant qu’entité sémantique composée d’une source, d’un jugement et d’un contenu. Pdv et discours représentés sont intrinsèquement liés dans le cadre de la ScaPoLine, car le discours représenté constitue un instrument de création de pdv.

Nous terminons cette brève introduction dans la problématique du discours rapporté/représenté et du point de vue en mentionnant que notre approche du discours rapporté/représenté s’inscrit dans le cadre de la linguistique de l’énonciation. Nous partons des travaux de référence de J. Authier-Revuz, d’O. Ducrot, de D. Maingueneau, des polyphonistes scandinaves, travaux centrés sur l’activité du sujet parlant, pour pouvoir décrire le fonctionnement du discours rapporté/représenté dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco.

III.3.1. Le Discours représenté (DR). Description

Les premières recherches sur le discours rapporté (au début du XXième siècle) ont été centrées sur ses manifestations littéraires, en privilégiant l’étude du discours indirect libre. Considérée comme une forme qui apparaît exclusivement dans le corpus littéraire, le discours indirect libre est devenu l’enjeu d’un débat entre stylisticiens et linguistes, débat qui a abouti à l’évidence de l’existence de cette forme dans les discours non littéraires tout comme à l’oral. L’identification du discours direct libre (toujours au début du XXième siècle) a suscité les mêmes interrogations épistémologiques que le discours indirect libre. Cette forme de discours direct, caractérisée par absence de verbe introducteur et par une émancipation typographique et syntaxique, est devenue fréquente dans la littérature et surtout dans la presse. L’exploration du champ de l’oral a conduit vers l’abandon de la taxinomie classique des formes de discours rapporté (discours direct, indirect, indirect libre) et à l’idée de mixité entre formes de discours direct et indirect. On préfère parler d’un continuum (L. Rosier, 2005) entre les formes du discours rapporté, plutôt que parler en termes d’opposition. L’analyse du discours ne s’est pas limitée aux phénomènes grammaticaux du discours rapporté; la mise en avant de la réflexivité discursive a conduit vers la constitution d’une discipline à part, l’Analyse du Discours Rapporté.

La notion de discours rapporté ne peut pas être limitée aux formes classiques. L’existence des formes hybrides de citation, du discours direct libre, des phénomènes comme la mise entre guillemets, des formes d’allusion à d’autres discours, etc. a été motivée surtout par la prise en compte des marques énonciatives. Par exemple, la caractérisation du discours rapporté faite par P. Charaudeau (1992: 622-630) est établie en fonction de trois critères: la position des interlocuteurs, les façons de rapporter un discours déjà énoncé (discours cité, discours intégré, discours narrativisé et discours évoqué) et la description des modes d’énonciation d’origine.

Le discours rapporté/représenté est souvent défini par rapport à l’intertextualité, à la polyphonie, aux formes de la citation. De nombreuses recherches (parmi lesquelles D. Maingueneau, 1993, 1998, 1999, A. Herschberg Pierrot, 1993) ont proposé une description du discours rapporté/représenté à partir des traits linguistiques qui le caractérisent: transposition des temps verbaux, changement du système déictique, etc. D’autres chercheurs, dont les polyphonistes scandinaves (H. Nølke, 2003, H. Nølke et al., 2004), ont tenté de donner une définition fonctionnelle et polyphonique de ce phénomène. Nous ne nous proposons pas de faire un compte rendu de toutes ces recherches, tâche difficile voire impossible, mais un essai de systématisation des caractérisations du discours rapporté/représenté pour pouvoir expliquer son fonctionnement dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco.

III.3.2. Le DR – un phénomène de polyphonie linguistique

III.3.2.1. Le DR est-il vraiment un phénomène de polyphonie linguistique? Le point de vue d’O. Ducrot

Généralement, le discours représenté est vu comme un dédoublement de l’énonciation (M. Riegel et al., 1999: 597): le locuteur représente dans sa propre énonciation le discours attribué à un autre locuteur. Considéré par la majorité des chercheurs (aussi bien linguistes que littéraires) comme un phénomène textuel polyphonique par excellence, le discours représenté ne constitue pourtant pas pour O. Ducrot (O. Ducrot et al., 1980, O. Ducrot, 1984) un phénomène de polyphonie linguistique. Selon O. Ducrot, dans le discours rapporté sous sa forme classique, surtout s’il s’agit du discours direct, il y a deux actes d’énonciation associés à deux locuteurs distincts, fait qui entraîne une interprétation non polyphonique de l’acte illocutionnaire d’assertion. Une interprétation polyphonique serait possible/favorisée/imposée si l’on se trouvait en la présence de certains morphèmes tels que: il paraît que, à ce que dit X. La polyphonie, se réalise donc, selon O. Ducrot, uniquement si le locuteur d’origine est effacé, lorsque le locuteur rapporte le dit d’une autre personne sans que celle-ci soit mentionnée. La position que Ducrot défend semble acceptable si l’on s’en tient au cadre général de sa théorie de la polyphonie dans le système de la langue: la présence de deux locuteurs bien définis dont les discours sont nettement séparés au point de vue sémantique et/ou syntaxique ne justifie pas une interprétation polyphonique.

III.3.2.2. Le DR dans la ScaPoLine

Pour les polyphonistes scandinaves, le discours représenté (DR) est un type particulier de polyphonie externe; le discours représenté “représente” l’énoncé d’un autre et en même temps véhicule l’énonciation du Locuteur Représenté (LR). La caractérisation des prototypes de DR est réalisée à partir de deux paramètres: la manière dont le locuteur présente le discours étranger (présentation dans la forme originelle ou présentation médiatisée) et la façon d’introduire le DR (explicitement, par un inquit, ou implicitement). Les quatre prototypes de DR qui résultent de la combinaison des deux paramètres sont présentés dans le schéma suivant:

Les linguistes scandinaves ajoutent à ces quatre prototypes de DR les “îlots textuels” indiqués par des guillemets, “des marques explicites du discours – AUTRE ou du discours – MOI” (H. Nølke et al., 2004: 169). L’analyse polyphonique linguistique des relations entre les fonctions et les formes que peut revêtir le discours représenté, analyse proposée par H. Nølke et al. (2004), est une illustration du fonctionnement de l’appareil analytique développé dans le cadre de la ScaPoLine. Nous considérons que l’analyse ScaPoLine du DR offre une description des plus pertinentes de ce phénomène polyphonique par excellence.

III.3.2.3. Le DR dans l’approche modulaire d’E. Roulet

Nous mentionnons également le point de vue d’E. Roulet (1999), qui place l’analyse des types de DR au niveau de l’organisation énonciative et de l’organisation polyphonique de son modèle modulaire. E. Roulet classe les discours représentés en discours désignés, formulés (de manière directe ou indirecte) et implicités. En fonction des types de discours représentés présents dans un texte, l’organisation énonciative sera mise en rapport avec les informations issues des autres modules: si les discours représentés sont marqués, l’analyse de l’organisation énonciative reposera sur le couplage entre des informations des modules hiérarchique et linguistique; s’ils sont non marqués, le rôle du module référentiel sera essentiel dans l’analyse de l’organisation énonciative.

III.3.2.4. DR et narration

La narratologie s’est confrontée au problème de la diversité des voix qui apparaissent dans les textes littéraires: voix de l’auteur, voix du narrateur, voix des personnages. Une importance particulière a été accordée à l’étude du discours/style indirect libre. La manière dont l’auteur parle à son lecteur, directement ou par l’intermédiaire du discours et des pensées des personnages, a suscité un vif intérêt. D. Cohn (1981), L. Rosier (1999), A. Banfield (1995 [1982],) ont essayé de décrire linguistiquement les différents types de monologue intérieur. Soit qu’il s’agisse de psycho-récit, de monologue rapporté, de monologue narrativisé, de monologue autonome (D. Cohn), soit qu’il s’agisse de narration, de represented speech and thought, de non reflective consciousness (A. Banfield), les différentes formes de rapporter le discours et/ou les pensées d’autrui relèvent de la problématique plus vaste de la polyphonie.

III.3.2.5. Le PDV d’A. Rabatel

A. Rabatel (1998) a élaboré un modèle théorique à même d’expliquer le fonctionnement du point de vue (PDV) dans le texte narratif. A. Rabatel est parti de la définition donnée aux trois focalisations narratives que l’on retrouve chez J. Pouillon (1993 [1946]), G. Genette (1972, 1983), T. Todorov (1967, 1981b), J. Lintvelt (1981), mais il préfère l’appellation PDV pour éviter certaines confusions, car, en linguistique, la notion de focalisation renvoie à des phénomènes de mise en focus de l’information nouvelle. Sa conception du PDV repose sur l’idée qu’à l’origine des perspectives narratives il y a deux sujets: le personnage et le narrateur (les deux seuls candidats focalisateurs), ce qui le conduit à abandonner la tripartition des focalisations. Si l’approche traditionnelle de la focalisation recherchait le foyer (qui voit ou qui sait), l’approche d’A. Rabatel consiste à repérer “les traces linguistiques d’un PDV dans le mode de donnation du référent de … l’objet perçu, c’est-à-dire, pour paraphraser Genette, «ce qui est vu», ou «ce qui est su»” (1998: 58). Par conséquent, le foyer ne constitue plus dans la définition du PDV un facteur déterminant; en revanche, l’accent est mis sur “l’analyse concrète de la référentialisation du focalisé et, à partir d’elle, le repérage de l’énonciateur responsable des choix de référentialisation” (1998: 59).

Bien que les recherches d’A. Rabatel portent principalement sur un corpus de récits hétérodiégétiques (ses analyses pouvant aussi être transposées aux récits homodiégétiques), le linguiste lyonnais prend également en discussion le problème du PDV dans le texte de théâtre (2003b). Si l’on choisissait de restreindre, à l’instar de G. Genette, le PDV à la gestion de l’information narrative, on constaterait que le personnage du théâtre est la seule instance disponible pour un PDV et que le texte de théâtre reposerait, presque exclusivement, sur la focalisation interne à la première personne, fait qui, selon A. Rabatel (2003b: 7), restreindrait la portée du phénomène. En tenant compte de la nature essentiellement polyphonique du PDV, A. Rabatel le redéfinit d’une manière plus générale afin de pouvoir rendre compte de sa construction, quels que soient le contexte de son apparition (narratif, argumentatif, informatif, etc. ) et les plans d’énonciation choisis: “On nommera PDV tout ce qui, dans la référenciation des objets (du discours) révèle d’un point de vue cognitif, une source énonciative particulière (locuteur/énonciateur ou énonciateur) et dénote, directement, ou indirectement, ses jugements sur les référents – d’où l’importance des dimensions axiologiques et affectives du PDV” (A. Rabatel, 2003b: 8). A. Rabatel propose de considérer le PDV comme “une forme générale d’expression de la subjectivité d’un sujet, telle qu’elle s’exprime à propos de la référenciation d’un objet de discours, qui peut s’accommoder tantôt de comptes rendus de perceptions, tantôt de comptes rendus de paroles, tantôt de comptes rendus de pensées” (2003b: 8). Défini de cette façon, le PDV peut être mis en relation avec le discours représenté. En effet, sur le plan syntaxique, un PDV peut emprunter le rapport direct, indirect, indirect libre, direct libre.

Nous remarquons des ressemblances évidentes entre la définition du PDV donnée par A. Rabatel et la définition du pdv chez les polyphonistes scandinaves. Dans les deux approches, le point de vue est considéré comme une entité sémantique, composée d’une source, d’un jugement et d’un contenu. Pourtant, les polyphonistes scandinaves croient qu’il n’est pas nécessaire de distinguer entre le discours – voix et le discours – pensée produit par un Autre, discours que le locuteur représente dans sa propre énonciation, car selon eux, “la linguistique n’a nul besoin de faire la distinction entre dire et pensée puisqu’en tant que représentée même la pensée est verbalisée par LOC” (H. Nølke et al., 2004: 58). Tout comme les polyphonistes scandinaves, A. Rabatel propose, à son tour, une classification des PDV selon qu’ils indiquent un compte rendu de perceptions, de paroles ou de pensées: PDV représentés (les PDV indiquent un compte rendu de perception développé dans le second plan), PDV embryonnaires (les PDV perceptifs se limitent à des traces dans le premier plan), PDV assertés (les PDV sont mêlés à l’expression de paroles ou de pensées), PDV racontés (le locuteur choisit de rapporter les objets de discours de façon diégétique). Nous considérons que même si la linguistique peut se passer de la distinction entre représentations de paroles et représentations de pensées (au fait, les deux types de représentations partagent des propriétés linguistiques similaires), cette distinction pourrait être maintenue par les études littéraires, car la manière de représenter les pensées, les paroles, les perceptions renseigne sur les instances de narration et sur les points de vue.

La double énonciation, qui définit le cadre communicationnel du texte théâtral, conduit A. Rabatel au problème du repérage des segments textuels référant au PDV du scripteur. Il fait appel à la notion d’archi-énonciateur de M. Issacharoff (1985), instance énonciative supérieure, responsable de toutes les positions énonciatives, et propose de préciser les relations énonciatives entre le locuteur-dramaturge (L1) et les personnages (l2), tout comme les relations énonciatives entre les personnages, entre le locuteur-dramaturge et le metteur en scène, ou bien les positions du locuteur/spectateur envers les personnages ou envers le locuteur-dramaturge et/ou le metteur en scène à travers les concepts de co-énonciation, de sur-énonciation ou de sous-énonciation.

III.3.2.6. Le point de vue selon I. Barko et B. Burgess

Nous rappelons également l’approche de I. Barko et B. Burgess (1988) qui proposent une analyse du point de vue dans le domaine de la dramaturgie à partir des concepts issus des travaux de G. Genette. Mais la conception du point de vue qu’ils adoptent reste plus proche de l’analyse narratologique. Leur modèle d’analyse comprend cinq facteurs en interaction permanente qui contribuent à déterminer le point de vue dramatique: facteurs scéniques, facteurs cognitifs, degré de focalisation interne, degré de cohérence des personnages, facteurs affectifs et affinités idéologiques, morales, etc. Ces facteurs permettent, selon I. Barko et B. Burgess, “d’identifier de façon plus systématique les forces qui influencent la distance entre spectateur et personnages” (1988: 90). Nous considérons que cette approche (qui n’a pas de fondements linguistiques) ne permet pas une analyse satisfaisante du point de vue dramatique, étant centrée surtout sur les processus qui influencent le point de vue du spectateur par rapport aux personnages.

Pour résumer

Issue des travaux des narratologues et des critiques littéraires, la notion de point de vue a été assez vite adoptée par les linguistes s’intéressant à la problématique de la polyphonie et du dialogisme. Enonciateur et point de vue sont intrinsèquement liés dans la théorie ducrotienne de la polyphonie. Un énoncé comprend plusieurs points de vue; le locuteur peut faire raisonner dans sa voix les voix des autres. Pourtant O. Ducrot distingue la polyphonie du discours rapporté/représenté. Si la définition du point de vue d’O. Ducrot est purement syntaxique et énonciative, cette notion reçoit chez les polyphonistes scandinaves une définition sémantique et énonciative à la fois. Le point de vue est un concept central au sein de la ScaPoLine, car il est un facteur qui joue un rôle essentiel dans la cohérence textuelle polyphonique. Type particulier de polyphonie externe, le DR véhicule à travers les énoncés divers points de vue pris en charge par différents êtres discursifs. La ScaPoLine propose une description précise des fonctions et des formes (bien qu’elle s’arrête à des prototypes) que peut revêtir le DR. Par conséquent, nous prenons, principalement, comme point d’appui dans notre démarche la description du DR telle qu’elle est envisagée par les polyphonistes scandinaves. Nous nous proposons, dans un premier temps, de distinguer les segments de discours représentés pour préciser, ensuite, leur fonction dans l’ensemble du discours théâtral d’Eugène Ionesco.

III.3.2.7. Fonctionnement discursif du DR dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco

III.3.2.7.1. Le discours direct (DD)

Dans le cas du DD, le locuteur (LOC), à travers son image (le locuteur d’énoncé) l0 présente l’énoncé source sous sa forme originelle. Typographiquement, on reconnaît le DD grâce aux guillemets, l’énoncé cité étant placé entre guillemets, aux italiques et au verbe introducteur. De cette façon, LOC indique à son interlocuteur-lecteur qu’il fait mention de cet énoncé cité. Cette forme de citation en discours direct suppose une rupture sémiotique marquée par la prosodie et par des changements de mode syntaxique et énonciatif: le discours citant et le discours cité consistent en deux actes d’énonciation différents. Le LOC a à sa disposition au moins trois possibilités pour citer une énonciation qu’il se propose de re-présenter: la citation de re, qui véhicule le contenu de l’énonciation originelle, la citation de dicto, qui reproduit la textualité de la forme verbale de l’énonciation originelle, ou bien LOC peut mélanger ces deux types de citation pour produire divers effets de sens. Tout comme dans le cas du DI, LOC peut opter, au moment de la représentation de l’énonciation du locuteur représenté (LR), entre dire (au moyen d’un inquit) qu’il représente cette énonciation (c’est le discours rapporté) et montrer (sans inquit) qu’il représente cette énonciation (c’est le discours libre). Nous constatons chez les personnages de Ionesco une prédilection pour l’emploi du DD sous sa forme rapportée et une prédilection pour la citation de dicto:

(1) “M. Smith: Je vais vous dire une [anecdote], à mon tour: «Le Serpent et le renard.» Une fois, un serpent s’approchant d’un renard lui dit: «Il me semble que je vous connais!» Le renard lui répondit: «Moi aussi.» «Alors, dit le serpent, donnez-moi de l’argent.» «Un renard ne donne pas d’argent», répondit le rusé animal qui, pour s’échapper, sauta dans une vallée profonde pleine de fraisiers et de miel de poule. […] Le renard sortit son couteau en hurlant: «Je vais t’apprendre à vivre!», puis s’enfuit […] Le serpent fut plus vif. […] il frappa le renard en plein front, qui se brisa en mille morceaux, tout en s’écriant: «Non! Non! Quatre fois non! Je ne suis pas ta fille.» ” (La Cantatrice chauve, t. I: 45-46)

(2) “Voix du Policier: Je baisais tes yeux en pleurant: «Mon Dieu, mon Dieu!» soupirais-je.” (Victimes du devoir, t. I: 184)

(3) “L’Ami: Qu’est-ce qu’il a dit?

L’Académicien: Il a dit… Il a dit… «Je ne veux plus vous parler. Ma maman m’a défendu de fréquenter les derniers de la classe», il a raccroché!” (La Lacune, t. IV: 211)

(4) “Jean: «Nous ne sommes là que de passage…», disent-ils, en fait ils s’incrustent. Les mal logés aussi s’incrustent. […] Il y a tant de séismes, leur dis-je, tant de volcans qui dégorgent pour nous des flammes, des laves brûlantes.” (Voyages chez les morts, t. VII: 100)

(5) “Le Client: Tenez, l’autre jour, je suis entré en coup de vent chez le charcutier et j’ai tout de suite demandé à haute voix, sans hésitation et devant tout le monde: Avez-vous un slip à me vendre? Je savais bien que les charcutiers ne vendent pas cette marchandise. Ça ne fait rien, je me suis dit, je n’ai pas peur d’en demander, puisque je n’en ai pas et qu’il me faut. J’ai bien fait.” (Le Rhume onirique ou La demoiselle de pharmacie, t. VIII: 36)

(6) “Adélaїde: Je viens vous rendre visite. C’est ainsi que vous me recevez? C’est comme ça? La famille m’a toujours sous-estimée. On n’est pas prophète dans sa famille. Les étrangers me respectent, eux, ils me baisent les mains, ils me disent: «Madame, restez, je vous en prie.» Ou bien: «Voulez-vous dîner avec nous?» Je réponds: «Non, non»… Je ne les gêne pas, je ne gêne que vous.” (La Soif et la faim, t. IV: 84-85)

(7) “Adélaїde: Je connais le médecin-chef de l’hôpital. C’est un vieil ami. Depuis qu’il était étudiant. Il m’appelait «maître». Il m’avait avertie. Il me disait: «Vous avez beaucoup d’ennemis, madame, beaucoup de gens sont jaloux.»” (La Soif et la faim, t. IV: 90)

(8) “Jean: Te rappelles-tu? Tu m’as dit: «Je t’aime, mon amour, je t’aime follement, mon pauvre chéri; ne t’inquiète pas.» Sur ces paroles, elle m’a quitté. […] «Ne t’inquiète pas», a-t-elle dit.” (La Soif et la faim, t. IV: 113)

(9) “L’Autre Homme: Mon oncle, que Dieu ait son âme, était l’ivrogne officiel du village. […] Il criait: «Mon Dieu, je vous en prie, laissez-moi passer, je ne boirai plus jamais.» Mais, quand il arrivait sur l’autre rive, il dansait, il chantait, il criait: «Je boirai encore. Ah, ah, ah!»” (L’Homme aux valises, t. VI: 83)

Les verbes de parole qui caractérisent l’attitude communicative du LR (ou Locuteur d’origine chez P. Charaudeau) dans les exemples (1) – (9) témoignent tantôt des rôles interlocutifs: (se) dire – 13 occurrences , répondre – 3 occurrences, demander – 1 occurrence, tantôt des attitudes de la voix: hurler – 1 occurrence, s’écrier – 1 occurrence, crier – 2 occurrences, pleurer – 1 occurrence. LOC choisit la modalité délocutive (cf. P. Charaudeau, 1992: 618) pour rapporter l’acte énonciatif produit par le LR, qui est responsable de son acte de communication. Le discours citant est presque toujours antéposé (1), (6), (7), (8), (9), avec parfois réitération du verbe de parole comme en (3). La postposition du discours citant entraîne l’inversion du sujet (1), (2), (4), (8). Le discours citant peut se trouver à l’intérieur du discours cité, en incise, avec inversion du sujet (1), (4) ou sans inversion du sujet (5). Les exemples (2), (5), (6) sont fondés sur l’autocitation, l’énonciation rapportée étant utilisée par LOC qui choisit de se mettre en scène comme il le ferait pour autrui. L’autocitation fonde aussi les énonciations de (10) et (11), mais cette fois-ci, la mise en scène repose sur ce qu’on pourrait nommer discours intérieur, construit à l’aide du verbe se dire:

(10) “Ier Anglais, apparaissant avec le 2e: J’ai perdu ma vie à me proposer de vouloir la changer. Je me disais, la nuit, dans mes insomnies: «Demain, je casse tout et je change.»” (Le Piéton de l’air, t. III: 139-140)

(11) “Bérenger: Il suffit d’une toute petite faille de la volonté et la glissade vers le bas s’amorce. Que de fois, retrouvant le secret en moi-même, ne me suis-je pas dit en m’élançant dans les airs: «Je sais maintenant, pour toujours, je n’oublierai plus, comme je ne puis oublier d’entendre ou de voir.»” (Le Piéton de l’air, t. III: 170)

Nous remarquons la fréquence des citations qui ne comportent qu’un seul énoncé. Cette citation isolée doit être mise en relation avec le style parataxique qui, d’ailleurs, abonde dans le discours théâtral de Ionesco. Les phrases courtes, qui ne comprennent presque jamais de circonstancielles et/ou de relatives, évoquent des faits (1), (5), (6), ou bien des états d’âme (2), (8). Le manque de tout rapport de causalité entre les événements de la fable racontée par M. Smith (1), l’incohérence produite par l’agglomération des citations qui construisent un échange évidemment fictif (supposé avoir eu lieu entre le serpent et le renard), dont les répliques sont privées de tout lien sémantique, sont traduits au niveau syntaxique par ce style parataxique. La parataxe s’accompagne d’une succession toujours absurde d’événements en (5).

Lors de la représentation du discours d’un autre ou de son propre discours, LOC peut simuler l’énonciation du LR en insérant des marques phatiques: des formes exclamatives («Mon Dieu, mon Dieu!» en (5), «Mon Dieu», «Ah, ah, ah!» en (9)), ou des marques d’adresse («Madame» en (6), et en (7)). Le substitut anaphorique ça a le même rôle en (12):

(12) “Le Monsieur: Elle serait en prison, maintenant. Je lui ai dit: t’es pas heureuse d’avoir échappé à la prison? Tu es tout de même mieux chez toi. Ça devrait te réconforter. Elle s’ennuie. […] Mais ne vous laissez pas tourner la tête par elle. Je ne dis pas ça par jalousie. Ça m’est égal je vous ai dit.” (Ce formidable bordel!, t. VI: 136-137)

Par l’emploi de substituts anaphoriques, éléments internes à l’énonciation citée, LOC simule l’énonciation du LR tout en renonçant à une partie du contenu référentiel de l’énoncé (énonciation de re).

L’autre forme de DD, le DDL, repose sur l’absence de verbum dicendi et aussi sur une rupture énonciative. Cette absence du verbe de parole entraîne parfois une incertitude pour la détermination du locuteur responsable du DDL. Chez Ionesco, le DDL apparaît d’habitude dans le discours des personnages en proie à l’angoisse, aux remords, à la nostalgie, au rêve. Dans La Soif et la faim, Jean est à la recherche d’une femme idéale (qu’il identifie à Marie-Madeleine) à laquelle il a donné rendez-vous. Débarrassé des fardeaux inhérents à soi-même, Jean, qui est un cérébral (“Je suis lucide. Cela est incurable.”), se promet la passion, le feu torride de la vie et projette dans le futur le bonheur, la joie parfaite. Mais la rencontre qu’il anticipe, l’instant de joie suprême n’auront plus lieu, car la femme attendue se dissout, devient une ombre. L’état contradictoire de Jean se manifeste au niveau discursif par le surgissement spontané du DDL (marqué entre accolades dans l’exemple 13), intégré dans une sorte de discours imaginaire/imaginé:

(13) “Jean: Ah, cette manie de s’accrocher aux autres! Que peut-on espérer d’un autre? Elle a répondu: {«On ne peut rien espérer d’un autre. Je t’apprendrai la joie, je t’apprendrai le goût de vivre que tu n’as jamais connu.»}DDR {Avoir passé des années pour rien, les avoir vécues sans vivre!}DDL {«On te le redonnera, ce temps, je te le redonnerai.»}DDR A-t-elle vraiment dit cela ou bien est-ce que je me l’imagine? {«Qu’avez-vous fait dans la vie?»}DDR, m’a-t-elle dit. {«J’ai eu des cauchemars pendant mon sommeil.»}DDR {«Je vous tiendrai en éveil, je vous le promets. Un nouveau matin, tu seras un autre et tu seras le même, à la fois le même, à la fois un autre et nous nous réjouirons infiniment. Je t’apprendrai la vie.»}DDR Mais qu’elle vienne pour qu’elle m’apprenne […]” (La Soif et la faim, t. IV: 112)

Les fragments analysés ci-dessus contiennent (excepté l’exemple 13) un seul aspect de l’hétérogénéité discursive: le DDR. Cependant, le plus souvent, les formes de DR n’apparaissent pas isolément, mais elles s’associent dans des séquences complexes (DDR+DI, DDR+DDL, DN+DDR+DDL, etc.).

III.3.2.7.2. Le discours indirect (DI)

A la différence du DR, le DI est incorporé énonciativement, donc on n’a qu’une seule situation d’énonciation. Au niveau syntaxique, les énoncés rapportés au DI se présentent sous la forme d’une complétive introduite par un verbe de parole qui fonctionne comme objet direct de ce verbe. Le DR est assez fréquent dans le discours théâtral de Ionesco sous sa forme rapportée, tandis que des occurrences de DIL sont plus rares:

(14) “L’Académicien: A vrai dire, {lorsque le secrétaire de la Faculté m’a dit que je n’avais pas mon bachot, je lui ai répondu que ce n’était pas possible.}DIR” (La Lacune, t. IV: 207)

(15) “Le Monsieur: Votre maître est à la maison?

Le Valet: Oui… {Monsieur m’a dit de dire si quelqu’un venait qu’il est parti à la campagne.}DIR” (Les Grandes chaleurs, t. VIII: 101-102)

On constate que, si le DIR est la seule forme discursive qui apparaît dans un fragment du texte ionescien, LOC met en scène plusieurs LR dans une même énonciation ce qui conduit à la multiplication des subordonnées complétives. Cette multiplication a des effets comiques, surtout dans le cas où il y a répétition d’un verbe de parole (15).

DDR, DIR, DDR se succèdent dans ce fragment (16) de La Soif et la faim:

(16) “Jean: Qu’avons-nous décidé, finalement? […] Elle m’avait dit: {«Cette fois, nous ne pouvons pas, nous sommes épiés, nous sommes prisonniers, nous avons tant d’obligations!… mais plus tard, j’irai avec toi dans un pays où tout commencera.»}DDR {Je lui avais dit que ce pays existait, pour y arriver ce sera long, que c’était un pays sans gare et sans aérodrome et que, pour y arriver, il faudrait traverser les plaines mornes, des villes géantes, le désert, gravir les montagnes.}DIR {«Pour y arriver, a-t-elle répété, je traverserai les déserts, les villes géantes, je gravirai les montagnes. Rien ne m’arrêtera. J’aurais tout quitté, j’aurais rompu les amarres.»}DDR Elle savait bien que ce serait long.” (La Soif et la faim, t. IV: 110-111)

Le passage de la citation directe à la citation indirecte en (16) est pour LOC une stratégie discursive dynamique qui lui sert à théâtraliser son objet de discours.

Parfois, Ionesco utilise différentes formes du DR pour rapporter plusieurs fois le même discours (sa forme ou son contenu). En (17), le discours est rendu la première fois en DIR, pour être repris en DDR, tandis qu’en (18) le discours est représenté les deux fois en DDR:

(17) “Jean: {Je lui avais dit que ce pays existait, pour y arriver ce sera long, que c’était un pays sans gare et sans aérodrome et que, pour y arriver, il faudrait traverser les plaines mornes, des villes géantes, le désert, gravir les montagnes.}DIR {«Pour y arriver, a-t-elle répété, je traverserai les déserts, les villes géantes, je gravirai les montagnes. Rien ne m’arrêtera. J’aurais tout quitté, j’aurais rompu les amarres.»}DDR Elle savait bien que ce serait long.” (La Soif et la faim, t. IV: 110-111)

(18) “J’ai dit au contrôleur des chemins de fer qui était venu poinçonner mon billet: {«monsieur le contrôleur qui êtes venu contrôler mon billet que j’ai acheté au guichet de la gare et qu’un employé a bien voulu me donner en échange d’un petit argent […] – monsieur le contrôleur, […] j’ai pris le chemin de la gare pour aller à la campagne. […]»}DDR Le contrôleur m’a cru, il m’a rendu le billet et il m’a répondu: {«je savais que vous aviez acheté ce billet au guichet de la gare, je voyais bien que vous avez voulu faire un voyage. […]»}DDR” (Imparfait et passé composé Récit, Exercices de conversation et de diction françaises pour étudiants américains, t. V: 301-302)

Ce procédé répétitif crée en (17) un effet de rythme particulier lié à l’état psychique de Jean (c’est un moment essentiel de son existence: la rencontre avec Marie-Madeleine qui anime sa volonté de connaître la passion) qui, en tant que LOC, recourt à cette mise en scène énonciative pour se convaincre soi-même de l’existence de cette elle dont il cite les dires/dits.

En (18) la répétition est mécanique, l’accent étant mis sur la banalité de l’événement raconté, banalité qui dénonce l’aliénation de l’être dans un monde de l’uniformité et de la monotonie, mais aussi sur le côté ludique de cette pièce, car la répétition crée ici le comique.

III.3.2.7.3. Le discours narrativisé (DN)

Par l’emploi du discours narrativisé (DN), LOC intègre totalement dans son dire le discours d’origine. LOC établit en même temps une distance par rapport à la situation de parole en renonçant à la mention de l’énonciation rapportée du LR. Bien que ce type de DR ne soit pas mentionné dans toutes les approches qui traitent de l’hétérogénéité discursive et/ou énonciative (d’ailleurs, les différents chercheurs définissent plutôt des prototypes), nous considérons que les caractéristiques linguistiques mises en évidence justifient son existence en tant que forme de DR. Selon A. Rabatel (2003a), le DN fortement diégétisé relèverait de la désinscription énonciative, à savoir d’un phénomène d’estompage des marques de la subjectivité et de la personne. Le discours narrativisé tel qu’il est défini par P. Charaudeau (1992: 624-625) pourrait être rapproché du discours désigné décrit par E. Roulet (1999: 229). Les deux linguistes insistent sur une des caractéristiques essentielles de cette forme de DR: le discours d’origine est transformé par une opération , le plus souvent, de nominalisation. Par l’emploi du DN, LOC fait allusion à des événements de discours et les présente tels qu’il les connaît, ou tels qu’il les imagine, sans mentionner le contenu de parole. LOC ne rapporte donc pas de paroles, mais des actes locutoires, les paroles étant traitées plutôt comme des faits. D’habitude, le DN apparaît en relation avec d’autres formes d’hétérogénéité (DD ou DI) comme, par exemple, en (19) et (20):

(19) “L’Académicien: {En allant au secrétariat de la faculté, j’ai demandé qu’on me délivre un duplicata de mon diplôme de licence.}DN Ils m’ont dit: {«Certainement, d’accord, monsieur l’Académicien, d’accord, monsieur le Président, d’accord, monsieur le Doyen…»}DDR […] Le Secrétaire général est revenu d’un air gêné, même très gêné, et il m’a dit: {«Il y a quelque chose de bizarre, une chose bizarre, vous avez bien passé votre licence, mais elle n’est plus valable.»}DDR {Je lui ai demandé pourquoi, bien entendu.}DN Il m’a répondu: {«Il y a un trou derrière votre licence. Je ne sais comment cela a pu se faire. Vous vous êtes inscrit à la Faculté des Lettres sans avoir votre deuxième partie du bac.»}DDR

L’Ami: Et alors?

La Femme: La licence n’est plus valable?

L’Académicien: Non. Enfin, pas tout à fait. Ils l’ont mise en suspens. {«On vous délivrera le duplicata que vous demandez si vous vous présentez au baccalauréat. Naturellement vous serez reçu.»}DDL” (La Lacune, t. IV: 207)

(20) “Jacques: Lorsque je suis né, je n’avais pas loin de quatorze ans. […] {On me promit des décorations, des dérogations, des décors, des fleurs nouvelles, une autre tapisserie, un autre fond sonore.}DN {Quoi encore?}DDL {J’insistai. Ils me jurèrent de me donner satisfaction. Ils l’ont juré, rejuré, promesse formelle, officielle, présidentielle. Enregistrée… Je fis d’autres critiques pour finalement leur déclarer que j’aimais mieux me retirer,}DN {comprenez-vous?}DDL {Ils me répondirent que je leur manquerais beaucoup.}DIR {Bref, je posais mes conditions absolues!}DN {Ça devrait changer, dirent-ils.}DDR {Ils prendraient les mesures utiles.}DIL {Ils m’implorèrent d’espérer, faisant appel à ma compréhension, à tous mes sentiments, à mon amour, à ma pitié.}DN {Ça ne durerait pas, pas longtemps, m’assurèrent-ils.}DDR {Quant à ma personne, elle devait jouir de la meilleure considération!}DIL… […] {Ah, ils m’ont menti.}DDL” (Jacques ou la soumission, t. I: 123-124)

La succession DN+DDR+DDR+DN+DDR+DDL en (19) témoigne de la manière dont Ionesco a choisi de présenter l’intrigue de la pièce. Une intrigue très simple en apparence, mais qui enferme une situation psychologique complexe: l’Académicien, le lauréat de trois prix Nobel, a été “recalé au bac. Malgré le “trou”, la “lacune” de sa mémoire, il se rappelle tous les détails de sa rencontre avec le secrétaire de la Faculté des Lettres, détails qu’il essaie de présenter d’une manière très convaincante et le plus objectivement possible, par une accumulation de représentations de discours des autres et de soi-même.

Le fragment (20) est très riche en représentations discursives: DN+DDL+DN+DDL+DIR+DN+DDR+DIL+DN+DDR+DIL+DDL, représentations dont les sources énonciatives sont plus ou moins explicites. Au niveau de la dimension interactionnelle, nous pouvons distinguer deux situations d’interaction: l’entretien entre Jacques et les personnes qui se cachent derrière on/ils et l’interaction entre Jacques et vous, à savoir les membres de sa famille et de la famille de sa fiancée Roberte II; on distingue aussi deux plans d’énonciation: le discours de Jacques attribué à ses interlocuteurs destinataires immédiats (sa famille et la famille de Roberte II) et les propos (antérieurs) que Jacques représente dans son discours.

Le discours narrativisé est signalé par des marques comme “finalement” et “bref” tout comme par la présence des nominalisations et des verbes de parole (promettre, jurer, rejurer, faire, répondre, poser des conditions, implorer). LOC met en scène un LR, on, repris par la suite du texte par le pronom personnel coréférentiel ils, bien que le référent auquel renvoient les pronoms reste non identifiable. La non identification de ce référent par les interlocuteurs de Jacques ne conduit pas à une demande supplémentaire d’informations de la part de ceux-ci; apparemment, il n’y a pas de rupture du flux communicationnel.

Les énoncés en DDL “Quoi encore?” et “Ah, ils m’ont menti.” sont des énoncés montrés (l’indice est le manque de subordination syntaxique), où LOC disparaît et met plus directement sur la scène le LR, fait qui conduit à la disparition de l’effet polyphonique. Dans le cas d’énoncés en DIL “Ils prendraient les mesures utiles.” et “Quant à ma personne, elle devait jouir de la meilleure considération!”, LOC montre le DR, DR qui est véhiculé toujours par des phrases indépendantes. LOC semble s’effacer, l’accent étant mis sur la représentation du contenu du DR. La locution prépositive quant à marque une dislocation à gauche du sujet nominal ma personne, sujet qui est repris ensuite par le pronom anaphorique il. Cette locution prépositive est un marqueur thématique par excellence, plus précisément il signale ce que H. Nølke (1994: 130-140) appelle la focalisation spécialisée. Il marque un changement thématique local. Le thème discursif dans les énoncés qui précèdent l’occurrence de quant à est marqué par le pronom ça. Le démonstratif est la trace d’un topique implicite qui, tout comme l’absence d’identification référentielle de on/ils, reste non précisé jusqu’à la fin de la pièce. En même temps, quant à marque le fait que le syntagme nominal ma personne est lié sémantiquement au pronom je (du premier énoncé tout comme de toutes ses occurrences dans le fragment). Le segment “quant à ma personne” est embrayé et s’oppose, par conséquent, au non embrayage du second segment de l’énoncé “elle devait jouir de la meilleure considération!…”. C’est une raison pour laquelle, ce premier segment pourrait s’interpréter, selon nous, comme relevant aussi du DDL. Cette interprétation serait soutenue également par le fait que la source énonciative n’est pas explicite (le responsable de l’énoncé peut être le locuteur de l’énoncé, image du LOC ou LR).

Nos commentaires sur ce fragment s’achèvent par certaines observations sur les marques phatiques qui y apparaissent. La première marque phatique (“comprenez-vous?”) n’est pas l’indice d’une énonciation simulée, c’est-à-dire elle n’est pas prise en charge par LR mais par LOC (à travers son image immédiate l0), qui s’adresse directement à ses allocutaires. La présence de l’interjection (“Ah!”) dans le dernier énoncé du fragment analysé est, selon nous, une raison pour l’interprétation de cet énoncé comme relevant plutôt du DDL que du DN, en dépit du verbe de parole mentir au passé composé.

Pour résumer

Notre analyse a mis en évidence la diversité des configurations d’hétérogénéité dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco. Le discours représenté permet au LOC (personnage) de mettre en scène des êtres discursifs en tant que LR, ayant divers points de vue. Nous avons mis en évidence le fait que le fonctionnement du discours direct dans le discours théâtral de Ionesco se traduit au niveau syntaxique par l’emploi du style parataxique. Mais le plus souvent le discours théâtral de Ionesco est formé de séquences complexes où apparaissent plusieurs formes d’hétérogénéité (discours direct, discours indirect, discours narrativisé). Au niveau discursif, on assiste donc à des fonctionnements composés, multiples. Le jeu entre la citation directe, surtout la citation directe libre et la citation indirecte se constitue dans une stratégie discursive particulièrement dynamique par laquelle les personnages en tant que locuteurs théâtralisent et actualisent leurs objets de discours.

Il faut avouer que la portée de notre analyse est limitée, car nous n’avons examiné qu’un nombre restreint de phénomènes linguistiques. Nous avons insisté sur la structure syntaxique qui joue un rôle essentiel dans l’identification des DR.

III.3.2.7.4. L’îlot textuel (IT)

Les îlots textuels (IT) sont considérés, dans la plupart des travaux qui portent sur le DR, comme une de ses formes particulières. Les IT sont généralement définis comme des fragments textuels guillemetés (ou en italiques) qui représentent une manifestation de la polyphonie. Souvent identifié à une forme hybride de DR (intercalation d’un élément de DD dans un contexte de DI), l’IT ne constitue pourtant pas une forme mixte de DR, car, comme le souligne L. Rosier (1999: 133), “il existe bien aussi un discours indirect avec guillemets”. En effet, un exemple comme (21) pourrait être interprété uniquement comme relevant du DI, malgré la présence des mots en italiques:

(21) “Mme Smith: Une fois, un fiancé avait apporté un bouquet de fleurs à sa fiancée qui lui dit merci; mais avant qu’elle lui eût dit merci, lui, sans dire un seul mot, lui prit les fleurs qu’il lui avait données pour lui donner une bonne leçon et, lui disant je les reprends, il lui dit au revoir en les reprenant et s’éloigna par-ci par-là.” (La Cantatrice chauve, t. I: 46)

En (21), les italiques ne marquent pas seulement un décrochage polyphonique, mais signalent également à l’actrice jouant le rôle de Mme Smith qu’elle doit interpréter (représenter le discours du fiancé) le rôle du fiancé en changeant sa voix. On pourrait considérer que les italiques ont dans ce cas la fonction d’une “didascalie interne”.

L’IT apparaît généralement dans des contextes de DIR, DIL ou DN, mais nous allons constater qu’il peut apparaître aussi hors DI. Nous situons notre analyse du fonctionnement des IT dans le discours théâtral de Ionesco dans le cadre théorique offert par la ScaPoLine. L’IT y est défini comme un fragment de texte non propositionnel où la voix de l’autre se fait entendre et dont la présence dans l’énoncé du LOC est marquée explicitement par les guillemets. L’IT est incorporé au discours du locuteur de l’énoncé, sa source pouvant être explicite ou rester implicite, cas où elle est récupérée par inférence. Nous adoptons aussi l’hypothèse formulée par K. Fløttum (2002c et H. Nølke et al., 2004), selon laquelle l’îlot textuel peut être une manifestation du discours ayant comme source le locuteur (discours – MOI) aussi bien qu’une manifestation du discours ayant comme source une instance autre que le locuteur (discours – AUTRE).

La présence des IT confère à tout texte un caractère explicitement polyphonique. Notre objectif est l’identification des sources des points de vue exprimés dans les IT des exemples que nous analysons et des liens entre le locuteur et le point de vue exprimé dans le segment guillemeté. Nous avons constaté que, dans la plupart des cas, les IT apparaissent hors DI (22, 23, 24, 25, 27, 28, 29) ou en contexte de DN (26). LOC choisit de marquer les fragments guillemetés pour prendre des distances par rapport aux pdv exprimés par l’intermédiaire des IT. Nous marquons, après chaque exemple, le pdv exprimé dans chaque IT et le lien que le locuteur de l’énoncé, image construite par LOC, entretient avec ce pdv:

(22) “Choubert: L’Administration préconise, pour les habitants des grandes villes, le détachement. […] D’ailleurs, si je me souviens de mes leçons d’histoire, ce système administratif, le détachement-système, a été déjà expérimenté il y a trois siècles. […]

Le Policier, à Madeleine: Monsieur Choubert est aussi, je crois, un partisan de la politique du «détachement-système»?

Madeleine, à peine surprise: Oui, Monsieur, en effet.

Le Policier, à Choubert: J’ai l’honneur de partager votre opinion, Monsieur.” (Victimes du devoir, t. I: 163-169)

– pdv: l’existence d’un système administratif, le détachement-système;

– la source de ce pdv: un tiers individuel (Choubert);

– même si un tiers individuel (Choubert) est responsable du pdv exprimé dans l’IT, le locuteur de l’énoncé est dans une non-responsabilité partielle avec ce pdv (voir deuxième énoncé du Policier).

(23) “Bérenger: Tout était vierge, purifié, retrouvé, je ressentais à la fois un étonnement sans nom, mêlé à un sentiment d’extrême familiarité. […] C’est bien cela, me disais-je, c’est bien cela… Je ne puis vous expliquer ce que «cela» voulait dire, mais, je vous assure, Monsieur l’Architecte, je me comprenais très bien.” (Tueur sans gages, t. II: 129)

– pdv: le démonstratif a comme référent un état d’extase, impossible à définir;

– la source de ce pdv: le locuteur textuel, image que LOC construit de soi-même;

– le locuteur de l’énoncé prend la responsabilité partielle de ce pdv exprimé dans son énoncé.

(24) “Le Vieux, se dirigeant vers la porte: Oh! Madame, Madame… j’ai pourtant bien pensé à vous, toute ma vie, toute ma vie, Madame, on vous appelait «la belle»…” (Les Chaises, t. II: 27)

– pdv: Madame était belle;

– source de ce pdv: un tiers collectif (ON – l’opinion générale dont le locuteur fait partie);

– le locuteur de l’énoncé prend la responsabilité partielle de ce pdv.

(25) “L’Architecte: Elle était dans l’Administration! Mais non, elle a voulu sa «liberté»! Ça lui apprendra. Elle l’a maintenant, sa liberté. Je m’y attendais…” (Tueur sans gages, t. II: 148)

– pdv: être libre en démissionnant de l’administration de la cité radieuse;

– la source de ce pdv: un tiers individuel (elle, à savoir Mademoiselle Dany);

– le locuteur de l’énoncé est dans une non-responsabilité totale avec ce pdv.

(26) “Cinquième Docteur: On meurt quant on veut bien mourir. Mais ce «vouloir bien» est un vouloir complexe.” (Jeux de massacre, t. V: 84)

– pdv: il y a la possibilité de mourir, simplement, sur demande;

– la source de ce pdv: les tiers collectifs (ON – l’opinion générale)

– le locuteur d’énoncé est dans un lien de non-responsabilité partielle; ON incorpore le locuteur textuel qui prend en charge la responsabilité partielle du pdv exprimé dans l’énoncé.

(27) “Botard: Vos rhinocéros n’ont fleuri que dans les cervelles des bonnes femmes.

Bérenger: L’expression «fleurir», appliquée à des rhinocéros, me semble assez impropre.

Dudard: C’est juste.” (Rhinocéros, t. III: 51-52)

– pdv: fleurir est une expression applicable aux rhinocéros;

– la source de ce pdv: les tiers individuels (Botard);

– le locuteur de l’énoncé est dans une non-responsabilité totale avec ce pdv.

Pour résumer

En choisissant comme cadre théorique la ScaPoLine, l’analyse polyphonique des IT que nous avons proposée a eu comme objectif la détermination de la source des points de vue exprimés dans les IT et le type de lien énonciatif que le locuteur de l’énoncé exprime à l’égard du segment guillemeté, les guillemets signalant la distance, plus ou moins grande, que le locuteur de l’énoncé prend par rapport au point de vue exprimé dans l’îlot textuel. Nous synthétisons les résultats de notre analyse à l’aide du tableau suivant:

Ce tableau est une confirmation de l’hypothèse avancée au départ: l’IT n’est pas seulement la manifestation d’un discours – AUTRE, mais aussi la manifestation du LOC à travers son image, le locuteur textuel, à savoir la manifestation d’un discours – MOI.

III.3.2.7.5. De l’îlot textuel à la modalisation autonymique

Même si dans le discours théâtral de Ionesco les mots semblent, le plus souvent, venir de soi, il y a dans les énonciations de certains personnages un vrai tourment pour trouver les mots exacts afin de transmettre leurs messages, pour définir les mots qu’ils emploient. Les guillemets peuvent être aussi le signe de la mention d’un mot ou d’un syntagme isolés, mais qui ont un comportement syntactico-sémantique spécifique dans la mesure où ils s’inscrivent en rupture cotextuelle par rapport à l’énoncé qui les actualise et parce qu’ils fonctionnent de manière autoréférentielle (P. Charadeau, D. Maingueneau, 2002: 83). Dans ce type de situations, les mots n’ont plus un usage descriptif, ils deviennent plus ou moins opaques. Le langage n’est plus transparent; on parle le plus souvent d’usage autonyme, réflexif ou suiréférentiel. Par ce type d’emploi autonymique, très proche des IT, LOC met en scène des énonciateurs qui ne réfèrent pas, par l’intermédiaire des mots, à des réalités extérieures au langage, mais aux signes eux-mêmes. C’est le cas du verbe s’en distancier de l’exemple (28), ou l’identification du suffixe et du préfixe en (29):

(28) “Bartholoméus II, à Ionesco: On ne s’en tire, du cercle vicieux, qu’en s’y enfermant. […]

Ionesco: Je ne vous comprends pas. […]

Bartholoméus I: Substituez à l’expression «s’en tirer», celle de «s’en distancier» qui signifie «prendre ses distances», et vous comprendrez” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 70)

(29) “Le Professeur: Le mot front est racine dans frontispice. Il l’est aussi dans effronté. «Ispice» est suffixe, et «ef» préfixe. On les appelle ainsi parce qu’ils ne changent pas. Ils ne veulent pas.” (La Leçon, t. I: 83)

Mise entre guillemets, autonymie, connotation autonymique, modalisation autonymique sont des notions qui ont suscité un vif débat parmi les philosophes, les logiciens, les linguistes. Nous nous arrêtons au vaste ouvrage de J. Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coїncidences du dire (1995), ouvrage qui traite justement de la problématique linguistique de l’autonymie. J. Authier-Revuz part de l’ouvrage Le Métalangage (1978) de J. Rey-Debove qui explore les caractéristiques sémiotiques de ce qu’elle appelle connotation autonymique, à savoir “la situation d’un signe qui signifie, comme connotateur, son signifiant et son signifié dénotatif” (1978: 253). J. Authier-Revuz reprend les phénomènes identifiés par J. Rey-Debove sous le nom de connotation autonymique et, en adoptant une perspective énonciative, les présente comme des manifestations spontanées du dire en train de se faire qui relèvent d’une modalité méta-énonciative. La modalisation autonymique repose sur une configuration énonciative particulière; elle correspond à “un mode dédoublé, opacifiant du dire, où le dire (1) s’effectue, en parlant des choses avec des mots, (2) se représente en train de se faire, (3) se représente, via l’autonymie, dans sa forme même” (J. Authier-Revuz, 1995: 33). La position théorique de J. Authier-Revuz s’oppose aux approches pragmatico-communicationnelles qui considèrent, généralement, la modalisation autonymique comme un dysfonctionnement de l’acte de communication. La description des phénomènes relevant de la modalisation autonymique s’appuie, selon J. Authier-Revuz, sur des extérieurs théoriques: la théorie de l’interdiscours de M. Pêcheux défini comme “lieu de constitution du sens échappant à l’intentionalité du sujet” et la conception lacanienne du sujet, “d’un sujet produit par le langage comme structurellement clivé par l’inconscient” (J. Authier-Revuz, 1995: 66). La modalisation autonymique correspond au surgissement, au niveau du discours, d’une hétérogénéité constitutive de la parole. Dans le discours du locuteur, il y a un espace où il affirme sa propre identité, mais en même temps, il y a un espace où la parole d’autrui manifeste sa présence. La modalisation autonymique est une façon pour le locuteur de montrer les zones d’hétérogénéité de son discours et en même temps de représenter le reste de ce discours comme allant de soi. Par l’intermédiaire de cette boucle réflexive que constitue la modalisation autonymique, le locuteur représente une non-coїncidence de son dire, qui est, d’ailleurs, constitutive de toute parole. J. Authier-Revuz s’intéresse à ces formes de non-coїncidence qu’elle répartit en quatre classes, selon le type d’hétérogénéité que les gloses de modalisation autonymique mettent explicitement en jeu:

la non-coїncidence interlocutive entre les co-énonciateurs;

la non-coїncidence du discours à lui-même;

la non-coїncidence entre les mots et les choses;

la non-coїncidence des mots à eux-mêmes.

A partir de la taxinomie proposée par J. Authier-Revuz, nous nous proposons d’identifier dans le discours théâtral de Ionesco les diverses formes d’hétérogénéité montrée et d’établir leurs fonctions en tant que formes réflexives dans l’économie du discours des personnages.

En (30), M. Smith constate une non-coїncidence intrelocutive au niveau du sens mais aussi une non-coїncidence référent – nom propre:

(30) “Mme Smith: La pauvre Bobby.

M. Smith: Tu veux dire «le» pauvre Bobby.” (La Cantatrice chauve, t. I: 24)

Il veut prévenir une interprétation potentiellement erronée de l’énoncé de Mme Smith et sa réplique, à travers la glose méta-énonciative, a le rôle de réduire le risque de production d’un malentendu. Pourtant, l’énonciation est entravée (au moins au niveau de l’énonciation externe), car, malgré les explications de Mme Smith pour la bonne interprétation de son message, la menace de la non-compréhension n’est pas dépassée. Le dialogue continue, sans qu’une précision exacte sur le référent soit apportée.

M. Martin (31) trouve une coїncidence paradoxale entre un mot, que son interlocuteur, M. Smith, n’a d’ailleurs pas encore prononcé, et une caractéristique des membres du couple Mary – le Pompier:

(31) “M. Smith: Hum… hum… vous êtes attendrissants, tous les deux, mais aussi un peu… un peu…

M. Martin: Oui, c’est bien le mot.

M. Smith: … Un peu trop voyants…” (La Cantatrice chauve, t. I: 50)

Même si le vouloir dire de M. Smith ne se concrétise que dans sa réplique ultérieure, M. Martin produit un signal de confirmation d’un dire en train de se faire. J. Authier-Revuz insiste sur la présence de l’article défini, qui dans ce type d’occurrence (non commutable avec le démonstratif ce), désigne le mot unique susceptible de nommer le référent (1995: 570). Le comique repose sur cette non énonciation d’un mot (l’adjectif voyants) que M. Martin considère être le plus/le seul adéquat à la chose (le couple Mary – le Pompier).

Une non-coїncidence interlocutive qui risque de conduire à une rupture communicationnelle est présente en (32):

(32) “Tripp: Je suis là par erreur.

Frère Tarabas, à Tripp: Croyez-vous que nous vous prenions pour quelqu’un d’autre? […]

Tripp: Ce n’est pas ce que je veux dire. Vous ne me prenez pas pour quelqu’un d’autre. Votre erreur est une erreur de pensée. J’ai faim.” (La Soif et la faim, t. IV: 168)

Le locuteur (Tripp) a beau vouloir annuler l’écart de la non-coїncidence en affirmant sur le mode du désaccord: Ce n’est pas ce que je veux dire, il n’y aboutit pas, car il n’explicite pas en quoi consiste l’erreur commise par Frère Tarabas.

Les trois exemples suivants (33)-(35) relèvent de ce que J. Authier-Revuz appelle “jeu(x) de coїncidence/non-coїncidence” entre les mots et les choses (1995: 598):

(33) “Le Professeur: la chose la plus… comment dirais-je?… la plus paradoxale… oui… c’est le mot… la chose la plus paradoxale, c’est qu’un tas de gens qui manquent complètement d’instruction parlent ces différentes langues… vous entendez?… Qu’est-ce que j’ai dit?

L’Elève: … parlent ces différentes langues! Qu’est-ce que j’ai dit!” (La Leçon, t. I: 88)

(34) “Bérenger, continuant: Brusquement la joie se fit plus grande encore, rompant toutes les frontières! […] la lumière se fit encore plus éclatante, sans rien perdre de sa douceur, […] … Comment vous dire l’éclat incomparable? C’était comme s’il y avait quatre soleils dans le ciel…” (Tueur sans gages, t. II: 128-129)

(35) “Jean: Vous la décrire, eh bien! elle est, elle est, comment vous dire? On dirait une chapelle sur le haut d’une colline, non, un temple qui surgit tout à coup dans la forêt vierge, non, elle est, elle-même, une colline, une vallée, une forêt, une clairière.

Premier Gardien: Précisez, je vous prie.

Jean: Elle portait des bracelets.” (La Soif et la faim, t. IV: 109)

Le locuteur hésite entre la confirmation et l’infirmation d’avoir trouvé le mot juste applicable à un certain référent de sorte que la représentation de la nomination s’inscrit dans “un entre-deux de coїncidence/non-coїncidence”. J. Authier-Revuz identifie trois paramètres qui caractérisent les formes de nomination de cet entre-deux: la modalisation explicite entre dire et ne pas dire, la mise en jeu de deux nominations pour un même référent et la fragmentation temporelle en plusieurs phases (1995: 598). On peut constater que ces trois éléments se combinent dans les exemples que nous analysons. Les personnages de Ionesco, le Professeur (33), Bérenger (34), Jean (35), sont à la recherche du mot juste, du mot capable de représenter le plus exactement possible le référent. Cette difficulté de nommer est marquée au niveau de l’énoncé par la présence d’une forme stéréotypique, à savoir les questions sur le dire: Comment dirais-je? (33), Comment vous dire? (34), (35). Les énoncés traduisent aussi la représentation de la recherche préalable à l’énonciation du (des) mot(s), plus ou moins précis, qui met(tent) fin à cette recherche: hésitation et embarras dans le cas du Professeur, perplexité dans le cas de Bérenger, trou de mémoire dans le cas de Jean. Si le Professeur trouve le mot adéquat, Bérenger et Jean envisagent d’autres solutions aussi pour que l’acte de référence réussisse. En (34), Bérenger ne fait appel à aucune glose méta-énonciative: il propose tout simplement une autre nomination plus apte à expliquer son état de bonheur suprême. Son effort est vain, car son interlocuteur, l’Architecte de la cité radieuse, semble absent à ses tourments. En revanche, Jean (35) explicite (On dirait… non …non…) la recherche et l’énonciation des autres nominations, nominations qu’il croit, chaque fois, meilleures. Chaque acte de nomination est remplacé par un autre, censé substituer le précédent, en l’effaçant. Partagé entre la lumière froide de la conscience et les multiples formes de l’inconscient, représenté négativement le long de la pièce (le sous-sol, la vieille folle, les monstres que Jean voit sur les murs), Jean est aussi partagé “ entre le désir inconscient qui se dit et l’intentionalité consciente qui le rejette” (J. Authier-Revuz, 1995: 621). Le gommage de la nomination précédente jugée dans un premier temps pertinente s’effectue uniquement par l’adverbe de négation non. Pourtant, Jean n’arrive pas à composer un portait reconnaissable de la femme qu’il attend, la série de métaphores censées la décrire restent imprécises pour ses interlocuteurs (les deux Gardiens) tout comme pour lui-même. Des trois personnages, seul le Professeur semble avoir trouvé, après une brève recherche le mot juste (c’est le mot s’exclame-t-il), mais cette coїncidence mot – chose n’entraîne pas une poursuite du dialogue sur le thème imposé par le Professeur, car son interlocutrice ne fait que répéter automatiquement des fragments de ses dires.

En (36), la mise entre guillemets des mots peine et plaisir est le signe de la non-coїncidence mot – mot et mot – chose et dénonce, selon P. Vernois (1991 [1972]: 241), un lapsus signifiant:

(36) “Jean: Merci. Ne vous donnez pas tant de peine.

Deuxième Frère: De la peine?

Troisième Frère: De la peine? Pourquoi a-t-il dit de la peine? (A Jean:) C’était pour notre plaisir et pour votre plaisir. Pourquoi avez-vous employé le mot «peine»? Cela vous aurait-il semblé désagréable?

Jean: Non, pas du tout. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. J’ai employé le mot «peine» à la place d’un autre; il m’est venu spontanément sur les lèvres; c’est «plaisir» que je voulais dire.” (La Soif et la faim, t. IV: 183)

C’est le Troisième Frère qui en trouve l’explication: les mots manqués sont révélateurs (“Les mots que l’on emploie sont révélateurs. Les mots qui viennent spontanément sont justement ceux qui expriment les tendances secrètes, votre façon de voir les choses, votre personnalité.”)

Une image de la non-coїncidence du discours à lui-même est représentée par la reprise du discours autre, comme en (37):

(37) “Deuxième Policier, au Premier Homme: Qu’entendez-vous par le mot cormoran?

Premier Homme: Un gros oiseau, un général romain, le héros d’un roman d’aventures.

Premier Policier, au Deuxième Policier: Qu’est-ce qu’il a dit?

Deuxième Policier, au Premier Policier: Il a dit que c’était un lapin, un oiseau gallinacé, une corneille.

Premier Policier: C’est bien ce que j’avais compris. Vous voyez bien qu’il est tout à fait conscient de ses actes de paroles.

Deuxième Policier, au Premier Homme: Votre cas est grave. Mais pas désespéré. Je tâcherai de vous aider.

Premier Policier, au Premier Homme: Je vois aussi dans votre texte cette expression: «Ce n’est pas une asperge.» Puis, «ceci n’est pas une queue d’asperge».

Deuxième Policier, au Premier Policier: Cela veut dire: «Je ferai mieux la prochaine fois.»

Premier Policier: En effet, l’expression est ambiguë. (Au Premier Homme:) Dans quel sens ferez-vous mieux la prochaine fois?

Premier Homme: Dans tous les sens.

Premier Policier, au Deuxième Policier: Qu’est-ce qu’il a dit?

Deuxième Policier, au Premier Policier: Il a dit dans tous les sens.” (L’Homme aux valises, t. VI: 43-44)

Ce discours autre est représenté dans le discours du locuteur de manière directe (“Je vois aussi dans votre texte cette expression: «Ce n’est pas une asperge.» Puis, «ceci n’est pas une queue d’asperge».”) ou indirecte (“Il a dit que c’était un lapin, un oiseau gallinacé, une corneille.”) On ne retrouve qu’une seule marque explicite qui renvoie, via un commentaire méta-énonciatif, à une autre source énonciative: cela veut dire. (Le discours autre est marqué aussi par la présence des guillemets.) Cette glose méta-énonciative a le rôle de marquer le discours étranger, mais en même temps elle marque le fait que ce discours autre constitue une construction particulière de la réalité; elle signale “dans le champ discursif où se produit le discours un point d’instabilité référentielle, c’est-à-dire de tension, relativement à une zone de réel donné, entre des constructions non équivalentes du référent” (J. Authier-Revuz, 1995: 356). La réalité ne semble plus stable et est saisie par des mots différents par des locuteurs différents. Cette appréhension tellement différente de la réalité ne conduit pourtant pas les personnages à une mise en cause du discours autre, il n’y a pas, par exemple, de contestation des mots employés mal à propos dans ce discours autre, car, il n’y a pas, semble-t-il, de sens différents. Les points de vue non équivalents sur le réel sont perçus au niveau de la situation d’énonciation externe, spécifique au discours théâtral. Les mots ne coїncident non plus à eux-mêmes. Les énoncés «Ce n’est pas une asperge.» et «ceci n’est pas une queue d’asperge.» deviennent synonymes de l’énoncé «Je ferai mieux la prochaine fois.» Ce couplage synonymique, qui se réalise ici entre des éléments de même catégorie morpho-syntaxique (des propositions), rappelle la synonymie établie par Jacques et Roberte II (Jacques ou la soumission) entre le nom chat et des éléments appartenant à d’autres classes morpho-syntaxiques: nom – nom (chat – aliments, insectes, chaises) nom – pronom (chat – toi, moi), nom – adverbe (chat – tous les adverbes), nom – tous les éléments composant une proposition (apporte-moi des nouilles froides, de la limonade tiède, et pas de café – chat, chat, chat, chat, chat, chat, chat, chat). L’identification d’une expression ambiguë en discours (En effet, l’expression est ambiguë, remarque le Premier Policier) ne conduit pas à l’apparition des gloses méta-énonciatives pour lever en quelque sorte cette ambiguїté: au contraire, tous les sens des mots sont acceptables à la fois.

La frontière que l’énonciateur établit entre son discours et les discours extérieurs est partiellement marquée par la présence des guillemets en (38):

(38) “Le Monsieur: Tout est mystère et tout est violence. On a dit «aimez-vous les uns les autres», en réalité on aurait dû dire «mangez-vous les uns les autres». C’est bien ce que ça veut dire d’ailleurs «aimez-vous les uns les autres».” (Ce formidable bordel!, t. VI: 138)

La source énonciative de ces discours extérieurs est cachée derrière l’emploi du pronom on. Le rapport qui lie ces discours est tout d’abord un rapport de divergence, mais ensuite, une synonymie discursive s’instaure entre les mots des deux discours. Le passage de la différence à l’identité est marqué par la glose méta-énonciative ça veut dire.

L’exemple (39) représente une figure de la non-coїncidence interlocutive dans les gloses opacifiantes:

(39) “Jean: C’est un couvent?

Frère Tarabas: Pas exactement. Si vous voulez, c’est quand même une sorte de couvent. […] C’est un établissement, comme vous le disiez, c’est bien le mot: un établissement. […]

Jean: […] Je comprends: vous tenez une auberge à l’ancienne mode, un relais pour voyageurs.

Frère Tarabas: Si vous voulez, oui, un relais pour voyageurs. Vous pouvez appeler cette maison l’auberge, c’est le mot juste.” (La Soif et la faim, t. IV: 142-144)

Frère Tarabas identifie, dans les dires de Jean, la menace d’une non-coїncidence entre lui-même et son interlocuteur, mais aussi une non-coїncidence au niveau de la correspondance mots – choses et mots – mots. Pour réduire les effets négatifs de cette non-coїncidence, il fait appel à une stratégie radicale qui “ne donne pas l’énonciation de X comme effectuée, mais comme conditionnelle, suspendue au vouloir de l’autre dont dépend sa réalisation, son existence même […]” (J. Authier-Revuz, 1995: 193). Par l’emploi des commentaires méta-énonciatifs si vous voulez, comme vous le disiez, Frère Tarabas marque sa disposition énonciative engendrée par la situation d’énonciation particulière. L’établissement en question est défini négativement par Frère Tarabas: ce n’est pas exactement un monastère, ce n’est ni la salle de garde d’une caserne, ni un hôpital, ni une prison, ni un collège, ni un château fort, ni un hôtel. Aux définitions données à ce lieu par Jean, qu’il accepte (c’est bien le mot, c’est le mot juste, vous pouvez appeler), Frère Tarabas adopte une attitude hésitante, réservée, “en feignant de s’effacer dans le vouloir de l’autre” (J. Authier-Revuz, 1995: 196). En effet, c’est la dernière définition que Jean propose pour l’établissement neutre décrit par Frère Tarabas qui est maintenue. Le fait que cet établissement reçoit sa définition de Jean n’est pas sans importance au niveau de l’interprétation psychologique de la pièce: le voyage de Jean est un voyage intérieur et l’auberge serait le correspondant de l’image de la cuisine (présente aussi dans le troisième épisode, Le Pied du mur), image que l’on pourrait identifier à la psyché de Jean (G. Féal, 2001: 123-124).

Les exemples (40)-(43) relèvent de la représentation de la non-coїncidence du mot à lui-même:

(40) “Bartholoméus I, à Bartholoméus II et à Bartholoméus III: Silence! (à Ionesco:) Vous ne savez pas que les contraires sont identiques? Un exemple. Lorsque je dis: une chose est vraiment vraie, cela veut dire qu’elle est faussement fausse…” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 72)

(41) “Bartholoméus II: Il n’a pas une intelligence populaire, c’est-à-dire scientifique.” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 72)

(42) “Ionesco, bredouillant: Je ne m’en allais que pour mieux rester, je m’enfuyais, justement, c’est-à-dire injustement, je m’enfuyais pour ne pas partir…” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 86)

(43) “La Mère Pipe: Ils [les intellectuels] seront niais, donc intelligents. Ils seront courageux, c’est-à-dire lâches; lucides, c’est-à-dire aveugles.” (Tueur sans gages, t. II: 190)

Les personnages – locuteurs, Bartholoméus I, Bartholoméus II, Ionesco, et respectivement La Mère Pipe, éprouvent le besoin d’expliciter le sens de certaines expressions énoncées par le recours aux gloses méta-énonciatives cela veut dire, c’est-à-dire. Généralement, ces gloses servent soit à l’introduction des synonymes censés éclaircir le sens requis des expressions en cause, soit au rejet de certains effets de sens non requis dans la situation énonciative particulière. On constate que, chez ces personnages, les commentaires méta-énonciatifs ont le rôle d’affirmer le sens du mot et de son contraire à la fois: une chose vraiment vraie ne neutralise pas une chose faussement fausse, le sens de populaire ne neutralise pas le sens de scientifique, justement n’écarte pas injustement, courageux ne rejette pas lâches, tout comme lucides ne rejette pas aveugles. Leur présence presque simultanée n’étant pas motivée par le contexte, la substitution de l’un par l’autre produit des anomalies sémantiques.

Les locuteurs de (44) et (45) reconnaissent la présence, dans leurs propres dires, d’un “sens en plus” (J. Authier-Revuz, 1995: 751), d’un sens produit en excès:

(44) “L’Architecte: Il pleut donc chez vous?

Bérenger: Oui, hélas, Monsieur l’Architecte! […] C’est-à-dire, il ne pleut pas réellement, peut-être. C’est une façon de parler. Il y a une telle humidité, c’est comme s’il pleuvait.” (Tueur sans gages, t. II: 118)

(45) “Bérenger: Un autre univers, un monde transfiguré! Pour y arriver, rien que ce tout petit voyage, un voyage qui n’en est pas un, puisqu’il a lieu, pour ainsi dire, sur les lieux mêmes… (Il rit, puis, gêné:) Excusez ce mauvais petit jeu de mots, ce n’est pas très spirituel.” (Tueur sans gages, t. II: 123)

Le verbe pleuvoir semble à Bérenger ne pas correspondre exactement à l’humidité excessive de son quartier; par la glose méta-énonciative c’est une façon de parler, il explicite sa réserve par rapport à son propre dire et y revient par un énoncé qui rend compte de son vouloir dire. En (45), le manque du locuteur à adhérer totalement à son énonciation, explicité par la glose pour ainsi dire, est doublé d’une non-coїncidence entre le mot et la chose. En même temps, Bérenger veut écarter le danger d’un jeu de mots taxé de mauvais par lui-même (Excusez ce mauvais petit jeu de mots) qui pourrait perturber son vouloir dire.

La recherche du mot juste peut relever d’une “nomination avec alternative hiérarchisée” (J. Authier-Revuz, 1995: 607):

(46) “Le Peintre, apitoyé: Vous n’êtes pas heureux, Monsieur? Ooh!

Le Gros Monsieur: Hélas! Eh oui, on ne le dirait pas; comme le cœur humain est complexe. Je suis avide de beauté. Ça me manque. (Il se frappe fortement la poitrine.) Mon goût pour les arts, je dirais même ma passion, je n’ai jamais réussi à la satisfaire […]”(Le Tableau, t. III: 237)

Le locuteur remplace un premier élément linguistique par un second, jugé plus adéquat à la chose que le premier. Le parcours de goût à passion en (46) est le parcours d’une adéquation croissante à la chose, doublé, au niveau du mode du dire, d’une adhésion décroissante du locuteur à son dire.

Si, parfois, les sens d’un mot sont acceptés tous en même temps dans une situation d’énonciation particulière, la polysémie semble bannie, d’autres fois, de l’univers discursif des personnages:

(47) “Thomas: Qu’est-ce qu’une classe?

Dick: Une classe est un endroit où, je veux dire c’est une pièce dans laquelle, non plutôt, c’est un ensemble d’élèves turbulents placés sous la direction d’un maître. C’est aussi une salle où se donnent les cours, c’est-à-dire: c’est à la fois plusieurs élèves réunis sous la direction d’un maître qui leur enseigne quelque chose et c’est aussi une salle.

Thomas: Une salle ne peut pas être deux choses à la fois.” (La Classe, Exercices de conversation et de diction françaises pour étudiants américains, t. V: 270)

Pour résumer

Ayant comme point de départ la notion de modalisation autonymique définie par J. Authier-Revuz, nous avons analysé l’émergence, à la surface des paroles énoncées par les personnages de Ionesco, d’une hétérogénéité, d’une non-coїncidence qui est, par ailleurs, constitutive de toute parole. Nous avons suivi la présence des quatre types de cette non-coїncidence, à partir des gloses de modalisation autonymique mises en jeu. L’analyse des diverses formes d’hétérogénéité montrée que nous avons identifiées dans le discours théâtral de Ionesco a mis en évidence leur fonction essentielle, selon nous, à savoir la constante recherche du mot juste, du mot qui est à même d’exprimer ce que le locuteur voulait dire. Pourtant, le plus souvent cette recherche aboutit à un échec, car les mots que les personnages utilisent les séparent premièrement d’eux-mêmes et puis les uns des autres. D’une part, le manque de consensus sur les mots et sur la correspondance mots – choses au sein de la collectivité n’assure plus la cohérence du système et, d’autre part, l’amnésie dont souffrent certains personnages conduit à une dislocation du langage, à une perte presque totale du sens. Source du comique, ce non fonctionnement du langage est exploité par Ionesco qui choisit comme cibles des personnages victimes des mots.

III.3.2.7.6. Effacement énonciatif et énonciation sentencieuse

A côté des formes de DR qui relèvent de l’énonciation personnelle, dans le discours théâtral de Ionesco, on rencontre aussi des énoncés désembrayés. Nous choisissons de nous arrêter à une des formes particulières d’hétérogénéité énonciative dans le DR, liée à l’effacement énonciatif. Ce simulacre énonciatif est une stratégie (R. Vion 2001, P. Charaudeau 2002, A. Rabatel 2003a, 2004) qui correspond, selon A. Rabatel (2005: 116), à “un appareil formel de l’effacement énonciatif“. Le locuteur donne “l’impression qu’il se retire de l’énonciation, qu’il «objectivise» son discours en «gommant» non seulement les marques les plus manifestes de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de toute source énonciative identifiable” (R. Vion 2001: 334). Cette stratégie est illustrée par l’énonciation historique définie par Benveniste et par l’énonciation scientifique (ou théorique). R. Vion envisage aussi un autre cas de figure, qui se dissout dans la catégorie de l’énonciation scientifique, à savoir la construction d’“un énonciateur abstrait et complexe, comme celui qui prendrait en charge un proverbe, un slogan publicitaire, un texte de loi, un article non signé de journal” (ibidem, 334). P. Charaudeau (1992) propose, lui aussi, deux formes d’effacement énonciatif où l’on a affaire à “une énonciation apparemment objective (au sens de «déliée de la subjectivité du locuteur») laissant apparaître sur la scène de l’acte de communication des Propos et des Textes qui n’appartiennent pas au sujet parlant (point de vue externe). Dès lors deux cas peuvent se présenter:

– Le Propos s’impose de lui-même […]

– Le propos est un Texte déjà produit par un autre locuteur et le sujet parlant n’aurait donc qu’à jouer le rôle de rapporteur […] C’est le cas de différentes formes de «Discours rapporté»” (1992: 649-650).

Notre objectif est une analyse d’un phénomène d’effacement énonciatif présent assez souvent dans le DR des personnages de Ionesco, à savoir l’énonciation proverbiale.

III.3.2.7.6.1. L’énonciation proverbiale. Description

Les proverbes et les locutions sentencieuses fondent les compétences culturelles partagées par une communauté linguistique. L’introduction d’un proverbe par un locuteur donné dans son discours témoigne de son enracinement dans un contexte social bien déterminé. La caractéristique essentielle des proverbes consisterait dans le fait qu’ils ont un sens fixé par convention, le même pour tout locuteur. Notre intérêt est centré justement sur le statut du locuteur et sur le lien qu’il établit, lors de l’énonciation, avec le point de vue exprimé par le proverbe. Ce problème a suscité un vif débat parmi les sémanticiens et les pragmaticiens qui ont essayé de cerner la définition et le fonctionnement des proverbes. La question: Un proverbe peut-il ou non constituer un jugement individuel? reçoit des réponses relevant de deux tendances contraires: une tendance plus liée à la tradition, conformément à laquelle les proverbes véhiculent l’expression de “la sagesse populaire” et une tendance opposée qui conteste cette position du proverbe – jugement collectif.

J.-Cl. Anscombre (1994) considère que les proverbes sont l’expression des vérités traditionnelles qui font partie du “trésor de conseils empiriques accumulés au fil du temps par la sagesse populaire” (J.-Cl. Anscombre, 1994: 99) et que celui qui les emploie n’en est pas l’auteur. L’auteur d’un proverbe n’est pas un être particulier, mais “quelque chose comme une conscience linguistique collective” (J.-Cl. Anscombre, 1994: 100). Le locuteur n’est donc pas considéré comme le responsable du point de vue exprimé par le proverbe, il n’est pas sa source, mais uniquement celui qui le produit. Le proverbe ne serait qu’un écho de propos ou de pensées d’autrui. Les tests proposés par J.-Cl. Anscombre à la suite des travaux d’O. Ducrot , à savoir la combinaison avec des expressions performatives d’opinion individuelle, permettent d’affirmer que le locuteur d’un proverbe n’est pas l’auteur de ce proverbe, mais l’auteur de son emploi.

En analysant les enchaînements du type «X croit que PROVERBE», J.-M. Gouvard (2004) propose de rejeter les approches inspirées par la sémantique d’O. Ducrot, approches qui n’opèrent aucune distinction entre les deux types de représentations véhiculées par les énoncés méta-représentationnels. J.-M. Gouvard adopte une approche non énonciative qui permet de résoudre l’impasse des analyses inspirées par la théorie ducrotienne: on ne considère plus que dans ce type de constructions un individu particulier prend en charge une expression normalement attribuée à un énonciateur collectif (la vox populi). J.-M. Gouvard considère que ces constructions sont sémantiquement complexes; elles “représentent à la fois le fait que «X croit que PROVERBE» dans le monde réel, et le fait que «PROVERBE» dans le monde des croyances de X” (2004: 213). L’énonciateur d’une construction du type «X verbe d’opinion PROVERBE» n’est pas le sujet du verbe d’opinion (qui affirme uniquement qu’il a cette croyance/opinion), mais la sagesse des nations.

Ch. Michaux (1996) émet l’hypothèse que certains proverbes peuvent, en lecture subjective, devenir les compléments des verbes d’opinion personnelle. C’est la raison pour laquelle, Ch. Michaux remet en cause le caractère non individuel définitoire des proverbes. G. Kleiber (1994b, 1999) rejette la possibilité qu’aurait un individuel d’être le responsable du proverbe. Selon G. Kleiber, le proverbe perd son statut de proverbe lorsqu’il se trouve dans des constructions de ce type: il subit une opération de déproverbialisation et devient une phrase générique. Pour G. Kleiber (1994b, 1999), les proverbes sont des “dénominations d’un type «très très spécial»”, à savoir des signes-phrases: “En tant que phrase, il [le proverbe] ne devrait pas être signe (ou unité codée), puisque l’interprétation d’une phrase est une construction et non un donné préalable. En tant que dénomination, il est néanmoins une unité codée, c’est-à-dire un signe. Un signe-phrase donc, qui possède les vertus du signe sans perdre pour autant son caractère de phrase, de même que substantifs, verbes, adjectifs, etc., sont des dénominations qui conservent les attributs spécifiques des catégories grammaticales qu’ils représentent” (1994: 214). Cette définition justifie, aux yeux de G. Kleiber, le fait que le locuteur n’est pas l’auteur du proverbe (le proverbe a donc un caractère collectif, non individuel) et, en plus, rend compte, au niveau formel, du fait que le locuteur n’est pas l’auteur de la forme du proverbe. Dans un article ultérieur (1999), Ch. Michaux fait une analyse critique de la conception nominale du proverbe de G. Kleiber. Elle montre, d’une part, que le proverbe présente un certain nombre de spécificités référentielles différentes du nom commun et, d’autre part, qu’une définition du proverbe en termes dénominatifs ne rend pas totalement compte de la sémantique proverbiale.

III.3.2.7.6.2. Fonctionnement des proverbes (formes proverbiales) dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco

Nous proposons une analyse du fonctionnement des proverbes (ou formes proverbiales) présent(e)s dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco. Dans la construction de leurs discours, les personnages de Ionesco font appel fréquemment, à la pré-existence d’un dire exprimé sous forme de DR, dire accompagné d’un haut degré d’effacement énonciatif. Cette forme particulière d’hétérogénéité énonciative dans le DR, liée à l’insertion d’expressions proverbiales, relève, selon D. Maingueneau (2004), de la particitation. La particitation se caractérise par la citation d’un énoncé autonome, citation marquée uniquement par un décalage interne à l’énonciation, sans indication de la source de la parole rapportée; en plus, le locuteur citant montre son adhésion au contenu de l’énoncé cité qui appartient à un Thésaurus indissociable de la communauté où il circule.

Généralement, les proverbes sont assimilés aux phénomènes de citation sans auteur. Notre démarche part de l’interrogation de leur statut dans le discours théâtral de Ionesco. Une première question: S’agit-il vraiment de proverbes? La réponse à cette question varie, selon nous, en fonction de la situation d’énonciation (interne ou externe) où l’on place l’analyse. Si l’on se place au niveau de l’énonciation externe, on constate que les personnages de Ionesco semblent respecter les règles du code linguistique reconnu par les lecteurs/spectateurs (généralement une structure binaire construite sur des symétries syntaxiques et prosodiques), mais au niveau sémantique, on assiste à une subversion de la logique et de la chaîne sémantique par l’emploi des proverbes déformés et des faux proverbes. Au niveau de l’énonciation interne, on pourrait considérer que les proverbes construits par les personnages sont compatibles avec le monde fictif des pièces, et que, par conséquent, ils correspondent à un Thésaurus partagé par tous et sont reconnus comme tels grâce à leur forme. Comme au niveau de l’énonciation interne les choses semblent assez claires, malgré l’impossibilité de préciser avec exactitude les représentations conceptuelles et les relations entre ces représentations dont disposent les personnages, nous choisissons de situer notre analyse au niveau de l’énonciation externe. Dans un premier temps, nous nous proposons d’identifier les procédés conduisant à la création des formes proverbiales à partir des proverbes attestés dans le monde non fictif.

Nous constatons que, dans le discours théâtral de Ionesco, les proverbes attestés (dans le monde non fictif) subissent des modifications, modifications qui n’entraînent pourtant pas chez les lecteurs/spectateurs l’impossibilité de reconnaître la proverbialité des formes qui résultent à la suite de ces transformations. Les lecteurs/spectateurs reconnaissent intuitivement que ces formes ressemblent à des proverbes, bien qu’ils soient incapables, au premier abord, d’en préciser le sens. Nous adoptons l’hypothèse de Ch. Michaux, pour laquelle l’énonciation d’un proverbe apporte deux types d’informations à l’interprétant: informations de nature conceptuelle et informations de nature procédurale. Nous considérons que cette hypothèse est valable aussi dans le cas des formes proverbiales. Ces formes proverbiales résultées à la suite des transformations sont porteuses, tout comme les proverbes attestés, d’informations conceptuelles (les lecteurs/spectateurs doivent associer la respective forme proverbiale aux entités extralinguistiques auxquelles elle renvoie), mais aussi d’informations de nature procédurale (informations qui guident les lecteurs/spectateurs dans le processus d’interprétation). Ce processus d’interprétation implique, d’un côté, la convocation d’un schéma d’abstraction thématique, et de l’autre côté, le traitement de la forme logique. Comme notre objectif principal n’est pas de préciser ce parcours interprétatif, mais d’analyser le phénomène d’effacement énonciatif présent dans l’énonciation proverbiale, nous nous arrêtons à la forme, à savoir à la fixité formelle, car c’est à ce niveau que le phénomène en question se laisse découvrir.

La proverbialité des formes proverbiales que nous avons identifiées dans le discours théâtral de Ionesco ne fait aucun doute. Ch. Michaux a identifié trois types de transformations autorisées, transformations que l’on peut retrouver aussi chez Ionesco:

a) variations d’un proverbe attesté (modification du matériel lexical avec respect du schéma d’abstraction thématique du proverbe source):

(48) “Adélaїde: On n’est pas prophète dans sa famille.” (La Soif et la faim, t. IV: 85)

proverbe attesté: Nul n’est prophète en son pays.

b) détournements d’un proverbe attesté (modification du matériel lexical et altération du schéma d’abstraction thématique du proverbe source):

(49) “Le Monsieur: Mademoiselle, voulez-vous me prêter votre nez pour mieux voir? […] Merci, mademoiselle, un bon nez vaut mieux que deux tu l’auras.” (Le Salon de l’automobile, t. IV: 216)

proverbe attesté: Un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras.

(50) “Emile: La pauvreté est un vice. […] Vous savez, la misère, c’est la mère de tous les vices.

Jacques: On peut dire aussi que le vice est le père de toutes les misères.” (Jeux de massacre, t. V: 52)

proverbes attestés: Pauvreté n’est pas vice. / L’oisiveté est la mère de tous les vices.

(51) “Duncan: Que ne puis-je commander à la lune, qu’elle soit pleine, au ciel, qu’il soit étoilé, car je voyagerai de nuit. C’est plus prudent. La prudence est la mère de la sagesse.” (Macbett, t.V: 132)

proverbe attesté: Prudence est mère de sûreté.

(52) “Duncan: Madame, laissez les grands mots. Et les petits aussi. Rira bien celui qui rira tout à l’heure.

Lady Duncan: Ah, là, là, vos obsessions, vos idées fixes…” (Macbett, t.V: 169)

proverbe attesté: Rira bien qui rira le dernier.

(53) “Thomas, à Marie-Jeanne: Puisque Dick le dit, c’est vrai. Il est professeur. A chacun sa vérité. Il a sa vérité de professeur.” (Le plus et le moins, Exercices de conversation et de diction françaises pour étudiants américains, t. V: 285)

proverbe attesté: A chacun son plat.

(54) “Le Baron: Parlera mieux qui parlera le dernier.” (La Nièce-épouse, t. VIII: 75)

proverbe attesté: Rira bien qui rira le dernier.

(55) “Deuxième Homme: Il faudra trouver un remède à cela. Ce remède est introuvable.

Premier Homme: Ça ne fait rien. Je vous le trouverai quand même. Je vous le trouverai quand vous voulez..

Deuxième Homme: Nous voudrions bien. Pouvoir c’est savoir.

Premier Homme: Pouvoir et savoir sont les deux facultés de l’âme. De l’âme de l’homme.” (Jeux de massacre, t. V: 15)

proverbe attesté: Vouloir, c’est pouvoir.

c) formes proverbiales forgées de toutes pièces (formes construites sur des moules proverbiaux, en respectant les traits les plus saillants de la structure prototypique d’un proverbe):

(56) “L’Homme en toge romaine:J’aurais dû sauver le monde. Au moins tenter de le faire. Un échec généreux vaut-il mieux qu’une belle réussite?” (L’Homme aux valises, t. VI: 85)

(57) “Le Monsieur, à la Fille-Monsieur: Ainsi donc, vous êtes mineure?

La Fille-Monsieur, d’une voix très forte: Oui, mais n’oubliez pas: à mineure, mineure et demie!” (La Jeune fille à marier, t. II: 276)

(58) “Mme Smith: Dans la vie, il faut regarder par la fenêtre.” (La Cantatrice chauve, t. I: 53)

Ces formes proverbiales peuvent être considérées, au niveau de l’énonciation interne comme de véritables proverbes. Dans cette situation, LOC (le personnage) met en scène, lors de l’énonciation, une autre voix (ON, un tiers collectif selon H. Nølke et al., 2004), garant de la vérité du proverbe. Le point de vue exprimé dans le proverbe est successivement assumé par deux instances: ON (“la sagesse des nations”), puis par le locuteur de l’énoncé (image du LOC, source de l’énonciation).

Au niveau de l’énonciation externe, une hypothèse possible qu’on pourrait avancer est que le responsable du point de vue exprimé dans la forme proverbiale, tout comme le responsable de l’énonciation de cette forme proverbiale (le responsable à la fois du sens et de la forme donc) est LOC, à travers son image, le locuteur de l’énoncé. En effet, cette création individuelle, (re-) présentée sous forme d’énoncé non embrayé, qui répond aux caractéristiques formelles des proverbes et pour l’interprétation de laquelle les lecteurs/spectateurs doivent avoir en vue des informations conceptuelles et procédurales, est énoncée et prise en charge par le locuteur de l’énoncé. Le personnage, en tant que LOC, influe sur le point de vue exprimé dans le proverbe attesté que les lecteurs/spectateurs identifient comme appartenant à la doxa du monde non fictif, en altérant la forme et/ou le contenu de l’énoncé cité. On pourrait considérer aussi que LOC s’appuie sur l’autorité de citations qu’il enchâsse dans son discours, autorité qui serait attribuée à un Thésaurus spécifique du monde non fictif, bien que ce Thésaurus reste flou pour les lecteurs/spectateurs.

La présence de ces formes proverbiales, créations individuelles cachées par la stratégie de l’effacement énonciatif, a côté des proverbes attestés rend plus évidente la distance qui sépare les deux univers, fictif et non fictif. L’apparition/la citation d’un proverbe attesté dans le discours des personnages conduit à une avalanche de déformations qui ont pour résultat la production des formes vides où les absurdités s’insèrent:

(59) “Troisième Homme, au quatrième: Il n’y a pas d’avenir.

Troisième Femme, à la quatrième: Rien n’est à venir. Tout est à prévenir.

Quatrième Femme, à la troisième: Mieux vaut prévenir que guérir.

Quatrième Homme, au troisième: Rien n’est vraiment prévisible.

Troisième Femme, à la quatrième: Rien n’est vraiment guérissable.

Troisième Homme, au quatrième: Pas même le prévisible.

Quatrième Femme, à la troisième: Pas même le curable.

Quatrième Homme, au troisième: Surtout pas le prévisible ne peut être prévu.

Troisième Femme: C’est surtout le curable qui ne peut être guéri. C’est du poison.” (Jeux de massacre, t. V: 17-18)

L’énonciation proverbiale (sentencieuse) permet aussi aux LOC de mettre en jeu des mécanismes d’argumentation par autorité. Ces mécanismes d’argumentation peuvent être vus comme des stratégies d’effacement énonciatif qui permettent au LOC d’effacer son point de vue (même si son propre point de vue semble correspondre, le plus souvent, à la doxa, au Thésaurus) et d’imposer un point de vue apparemment objectif, le point de vue de l’hyperénonciateur, garant du Thésaurus. O. Ducrot donne à la notion d’argumentation par autorité une définition très large en soutenant qu’elle intervient non seulement au niveau du discours, mais également au niveau de la langue: “Je dirais qu’on utilise, à propos d’une proposition P, un argument d’autorité lorsqu’à la fois:

on indique que P a déjà été, est actuellement, ou pourrait être l’objet d’une assertion,

on présente ce fait comme donnant de la valeur à une proposition P, comme la renforçant, comme lui ajoutant un poids particulier” (O. Ducrot, 1984: 150).

O. Ducrot fait la distinction entre deux types d’argumentation par autorité: l’autorité polyphonique (qui est inscrite dans la langue) et le raisonnement par autorité (qui se construit par le biais d’un être discursif dans le discours). Les polyphonistes scandinaves partent de cette définition d’O. Ducrot et considèrent que “l’argumentation par autorité repose sur l’idée que LOC construit, dans l’une des deux formes (comme instructions au niveau sémantique ou comme construction dans le discours), un être discursif autre que l0, afin de rendre un point de vue convaincant. Ceci demande que l0 maintienne un lien énonciatif de responsabilité au point de vue asserté” (H. Nølke et al., 2004: 133).

En (60), LOC évoque un être discursif désigné dans le discours par un syntagme nominal. Selon les polyphonistes scandinaves, il s’agit d’un tiers individuel qui sert de personne qui fait autorité dans l’argumentation. LOC met en scène un être discursif, le prophète, qui asserte un pdv Il faut gagner sa vie à la sueur de son front, pdv dont il est responsable. Le locuteur de l’énoncé (image que LOC construit de lui-même), maintient le même lien énonciatif de responsabilité avec ce pdv asserté par le prophète. Bien que ce tiers individuel soit la personne qui fait autorité, l’identité de cette personne n’est pas dévoilée, surtout au niveau de l’énonciation externe:

(60) “Voix d’un Homme: Il faut bien gagner sa vie, à la sueur de son front, comme dit le prophète.” (Tueur sans gages, t. II: 152)

Comme l’expression gagner sa vie fait partie d’un Thésaurus commun à tous les personnages qui prennent part à cette conversation tout comme au Thésaurus commun aux lecteurs/spectateurs, cette énonciation engendre, chez les derniers, l’apparition d’une question Qui est ce prophète?, question à laquelle il est difficile, sinon impossible, de donner une réponse. De cette façon, l’argumentation par autorité semble perdre sa fonction essentielle, elle ne renforce plus la proposition énoncée; l’impossibilité d’identifier l’être discursif source du pdv asserté conduit à une perte presque totale de son autorité.

Un autre cas de raisonnement par autorité nous est fourni par l’exemple (50), où, cette fois-ci, LOC n’évoque plus une personne concrète, mais présente le pdv asserté comme étant pris en charge par un tiers collectif:

(50) “Emile: La pauvreté est un vice. […] Vous savez, la misère, c’est la mère de tous les vices.

Jacques: On peut dire aussi que le vice est le père de toutes les misères.” (Jeux de massacre, t. V: 52)

Dans l’énoncé de Jacques, ON est la personne qui fait autorité et qui est le garant de la validité du pdv exprimé Le vice est le père de toutes les misères. Il y a un lien de responsabilité entre ON, la personne qui fait autorité, et ce pdv; le même lien s’établit entre le locuteur de l’énoncé et ce pdv asserté. L’effet persuasif est renforcé par l’autorité de ce ON, dont Jacques fait partie, mais en même temps, comme l’énoncé de Jacques représente le détournement d’un proverbe attesté, il peut à tout moment, grâce à ce phénomène d’effacement énonciatif, rejeter la responsabilité du pdv.

Dans l’exemple (50), on a également affaire à l’argumentation par autorité sous sa forme d’autorité polyphonique. Dans le deuxième énoncé d’Emile (Vous savez, la misère, c’est la mère de tous les vices.), on emploie comme personne qui fait autorité l’allocutaire (ALLOC): vous savez. LOC (Emile) construit dans son énoncé une image de l’ALLOC, l’allocutaire de l’énoncé, image qu’il représente par le pronom de deuxième personne vous. La proposition parenthétique vous savez ne fait pas partie du pdv propositionnel; il s’agit d’une expression montrée, reliée directement à l’acte d’énonciation. Dans ce cas, cette expression montrée est associée au locuteur de l’énoncé et fait partie du jugement porté sur le pdv. LOC (Emile) montre un lien de responsabilité entre le pdv asserté par le locuteur de l’énoncé et l’ALLOC. L’exemple (57) repose sur la mise en jeu du même mécanisme de l’argumentation par autorité polyphonique.

Nous avons rencontré, dans le discours théâtral de Ionesco, un exemple d’énonciation sentencieuse où le LOC emploie une de ses images comme personne qui fait autorité. Il s’agit toujours d’un énoncé sentencieux modifié par le LOC du monde fictif:

(61) “Jacques grand-mère: J’avais bien dit que pour faire bouillir les carottes quand elles sont encore sottes, il faut…” (Jacques ou la soumission, t. I: 108)

expression attestée: les carottes sont cuites

Selon les polyphonistes scandinaves, le locuteur textuel est inclus dans le contenu sémantique du pdv, tandis que l’autre image du LOC, le locuteur de l’énoncé crée un lien énonciatif entre le contenu sémantique de ce pdv et lui-même. En tant que LOC, Jacques grand-mère emploie son image de locuteur textuel en affirmant J’avais bien dit que. Son autre image (le locuteur de l’énoncé) est reliée au pdv par un lien de responsabilité. Mais Jacques grand-mère déforme l’expression attestée, les mots perdent leur sens et la conclusion qu’elle défend devient impossible à récupérer.

Les énoncés non embrayés de l’exemple (59) ne contiennent aucune marque d’un être discursif. Pourtant, c’est le locuteur de l’énoncé qui est le responsable du pdv posé contenu dans ce type d’énoncés. Enoncés monophoniques, selon les polyphonistes scandinaves, ces énoncés ne présentent aucune forme linguistique qui puisse donner des instructions sémantiques concernant la structure polyphonique. Seul, l’énoncé de la quatrième Femme à la troisième, “Mieux vaut prévenir que guérir”, est le résultat de l’énonciation d’un proverbe attesté. Dans ce cas, le LOC met en scène une instance assimilable à ON, l’autorité qui valide le proverbe et dont le locuteur fait partie. Les autres énoncés ne laissent entendre d’autres voix que la voix du locuteur de l’énoncé. Celui-ci est toujours présent, bien qu’il soit non explicité, ce qui permet d’affirmer que ces énoncés monophoniques sont “des assertions d’autorité polyphonique” (H. Nølke et al., 2004: 145).

Pour résumer et conclure

L’énonciation proverbiale est une stratégie d’effacement énonciatif qui relève d’un régime de citation spécifique. Elle permet au locuteur de re-présenter un point de vue apparemment objectif, par l’emploi d’un énoncé autonome appartenant à un Thésaurus commun au locuteur et à son allocutaire. Dans le discours théâtral de Ionesco les proverbes attestés dans le monde non fictif subissent des modifications, ce qui nous conduit à parler plutôt de formes proverbiales. L’interprétation de ces formes proverbiales pose des problèmes surtout au niveau de la situation d’énonciation externe, car l’attribution des représentations conceptuelles à ces formes échoue. Nous avons insisté sur les mécanismes d’argumentation par autorité qui permettent au locuteur d’effacer son point de vue et d’imposer le point de vue exprimé par l’intermédiaire de la forme proverbiale, en établissant en même temps, un lien énonciatif de responsabilité entre le point de vue asserté et l’être discursif présenté comme la personne qui fait autorité.

La polyphonie constitue une dimension essentielle de l’organisation énonciative des textes (littéraires et non-littéraires). Dans notre démarche, nous avons mis l’accent sur la perspective de la polyphonie linguistique tout en insistant sur le lien entre la polyphonie et les repérages énonciatifs. Notre but a été de montrer la manière dont la polyphonie linguistique décrit des phénomènes linguistiques qui se situent au niveau de la phrase, mais qui sont aussi importants au niveau du texte. Nous nous sommes arrêtée au concept de point de vue, concept fondamental dans les théories polyphoniques et nous avons analysé la multiplicité, la continuité et les contradictions des points de vue dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco. Evidemment, l’analyse peut être enrichie par la prise en considération d’autres phénomènes linguistiques: déictiques, structures de négation, connecteurs, adverbiaux contextuels…, phénomènes qui pourraient s’inscrire dans une étude polyphonique plus ample de la subjectivité.

La notion de polyphonie que nous avons utilisée est celle qui a été développée par O. Ducrot (1980, 1984) et élaborée par H. Nølke (1994) et par les polyphonistes scandinaves (2000, 2001, 2004). H. Nølke (1994) a adapté la théorie d’O. Ducrot pour l’intégrer dans son modèle modulaire. H. Nølke insiste davantage encore sur “l’ancrage de la polyphonie dans la forme linguistique” (1994: 146) qui conduit à une meilleure explicitation des relations établies entre la forme de l’énoncé et son interprétation. L’introduction de nouveaux concepts (êtres discursifs, points de vue, liens énonciatifs) et l’abandon d’autres (énonciateur, destinataire) confèrent à la théorie de la polyphonie telle qu’elle a été définie par O. Ducrot plus de souplesse et permettent une intensification de sa valeur explicative.

Nous avons montré le rôle des points de vue dans la constitution de la cohérence textuelle polyphonique. L’approche ascendante (on part des unités se situant à un micro-niveau − le passage polyphonique – pour arriver à des unités plus étendues) en trois étapes, proposée par K. Fløttum, constitue le fondement d’une ScaPoLine Etendue (H. Nølke et al., 2004: 116). Dans son dessein d’élaborer l’analyse polyphonique dans le cadre de la linguistique textuelle, la notion de cohérence polyphonique est primordiale. Tout comme la cohérence textuelle assurée par divers moyens linguistiques tels que la progression thématique, les relations anaphoriques, les isotopies sémantiques, la cohérence polyphonique contribue également par l’intermédiaire des aspects énonciatifs (particulièrement par les traces de personnes) à la constitution des réseaux importants pour l’interprétation. La seconde partie du chapitre a été consacrée à l’analyse des discours représentés. A partir de la description des quatre prototypes de DR et des IT proposée par les linguistes scandinaves, nous avons centré notre analyse sur les relations entre les formes et les fonctions du DR dans le théâtre de Ionesco.

A notre avis, la ScaPoLine offre un système conceptuel qui ouvre de nouvelles perspectives à l’analyse des textes littéraires et non-littéraires.

IV. L’implicite linguistique: approches théoriques

Aspect essentiel de tout échange langagier, le non-dit acquiert dans le discours théâtral un rôle fondamental. Un texte dramatique ne peut être complètement compris sans prendre en considération le non-dit. A. Ubersfeld a remarqué qu’au théâtre, “le non-dit a la caractéristique d’être dit”, qu’il s’agit d’“un dire implicite” (1996a: 69).

Le discours théâtral, en tant qu’ensemble d’énoncés préordonnés par le dramaturge, est conditionné par un implicite appelé à déterminer les conditions d’énonciation de chacun de ces énoncés. Ce sont les présupposés et les sous-entendus qui marquent les positions discursives des différents locuteurs et assurent les conditions d’exercice de leur dialogue.

L’approche du discours théâtral doit nécessairement faire appel à la notion de présupposition. Cette notion est capitale dans le dialogue théâtral, car les conditions d’énonciation ont, assez souvent, le statut de présupposés.

La présupposition est une notion dont traitent logiciens, philosophes, linguistes. Les théories développées les dernières années donnent des définitions diverses à ce phénomène. Dans cette partie de notre travail nous allons présenter quelques approches concernant la présupposition, approches à même de nous offrir des solutions pertinentes pour notre démarche.

IV.1. Les concepts de présupposition et de sous-entendu selon O. Ducrot

En élaborant sa conception sur la présupposition, O. Ducrot a mis en cause la thèse des philosophes de l’école d’Oxford, selon laquelle la présupposition serait la condition de réalisation des actes illocutionnaires. Il se propose de démontrer que la présupposition est un acte de parole particulier et les présupposés sont des contenus sémantiques visés par cet acte. Son principal but est de situer la présupposition parmi les autres actes illocutionnaires.

Pour définir la présupposition, O. Ducrot fait appel à la notion de loi d’enchaînement et part de la prémisse que les énoncés se définissent par rapport à d’autres énoncés et font toujours partie d’un discours. Aux critères de la négation et de l’interrogation utilisés par les logiciens pour repérer les présupposés des énoncés (les présupposés d’un énoncé sont les éléments de sens que l’on retrouve aussi à la transformation négative et interrogative de cet énoncé), O. Ducrot en ajoute un troisième, celui de l’enchaînement: “…lorsque [l’énoncé] A est enchaîné, par une conjonction de coordination ou de subordination (en exceptant et et si), ou par un lien logique implicite, à un autre énoncé B, le lien ainsi établi entre A et B ne concerne jamais ce qui est présupposé, mais seulement ce qui est posé par A et B” (O. Ducrot, 1972: 81). Selon cette loi d’enchaînement, on ne peut enchaîner que sur les contenus posés; un enchaînement sur les présupposés rend le discours inapproprié. La définition proposée par O. Ducrot à partir de la loi d’enchaînement met en évidence une fonction principale de la présupposition: elle est essentiellement discursive. O. Ducrot part de l’idée que les énoncés sont partie intégrante d’un discours construit selon des principes de bonne formation. Il soutient qu’une suite d’énoncés ne constitue pas de leur simple succession un discours, qu’il y a des conditions qui doivent être satisfaites pour que le discours soit bien formé: une condition de progrès qui assure l’apport de l’information nouvelle pour qu’il n’y ait pas rabâchage et une condition de cohérence qui garantit l’existence d’un cadre où la redondance des informations assure l’unité du discours. La distinction entre contenus posés et présupposés contribue, selon O. Ducrot, à satisfaire aux deux conditions mentionnées: les éléments présupposés assurent la redondance, tandis que les éléments posés assurent la satisfaction de la condition de progrès. Une autre fonction des présupposés est leur conservation dans le couple question-réponse. Le couple question-réponse est bien formé si la question et la réponse ont les mêmes présupposés. O. Ducrot insiste aussi sur une autre fonction des présupposés, à savoir leur extériorité par rapport à l’enchaînement des énoncés. Les présupposés ne font que fournir un cadre pour la continuation de l’échange verbal dans lequel les interlocuteurs sont engagés. En fait, elle impose à l’allocutaire certains énoncés susceptibles de continuer l’échange. La continuation du dialogue dépend de l’acceptation des présupposés, leur contenu étant incontestable.

Pour définir la présupposition, O. Ducrot est parti d’une contestation de la conception traditionnelle de la langue vue comme un code, qui serait utilisé uniquement pour la transmission d’information. Selon O. Ducrot, “la langue comporte, à titre irréductible, tout un catalogue des rapports interhumains, toute une panoplie de rôles que le locuteur peut se choisir pour lui-même et imposer au destinataire” (O. Ducrot, 1972: 4). On peut assimiler les rôles dont parle O. Ducrot à l’illocutoire de J.-L. Austin (J. Cervoni, 1987: 119). Les actes illocutoires sont pour O. Ducrot des actes juridiques accomplis par la parole qui modifient les rapports intersubjectifs des participants au dialogue et instaurent des droits et des devoirs nouveaux. La présupposition en tant qu’acte illocutoire “fait apparaître, à l’intérieur de la langue, tout un dispositif de conventions et de lois, qui doit se comprendre comme un cadre institutionnel réglant le débat des individus” (O. Ducrot, 1972: 5). En accomplissant cet acte, “on transforme du même coup les possibilités de parole de l’interlocuteur” (O. Ducrot, 1972: 91). La présupposition entraîne, tout comme la promesse, l’interrogation ou l’ordre, “une transformation institutionnelle, juridique” (O. Ducrot, 1972: 91). Si l’allocutaire conteste les présupposés, sa contestation sera sentie comme agressive et sera l’équivalent d’un refus de l’univers de discours imposé par le locuteur.

La notion de présupposition telle qu’elle est définie par O. Ducrot doit être appliquée “à l’intérieur d’une entreprise globale de la description sémantique” (O. Ducrot, 1972: 106). Il arrive à la conclusion que les trois règles (la négation, l’interrogation et l’enchaînement) qui sont à la base de la distinction posé/présupposé sont parfois inopérantes. Elles constituent des conditions nécessaires, mais pas suffisantes pour la découverte des contenus présupposés. La conception d’O. Ducrot de la présupposition a à la base sa théorie de la description sémantique d’une langue naturelle. O. Ducrot émet l’hypothèse que pour interpréter un énoncé A d’une langue L dans une situation X, il faut faire appel à:

– un composant linguistique qui “assignerait à chaque énoncé, indépendamment de tout contexte, une certaine description, que nous appelons signification, et, par exemple, à A la signification A′” (O. Ducrot, 1972: 111), et

– un composant rhétorique qui “aurait pour tâche, étant donné la signification A′ attachée à A, et les circonstances X dans lesquelles A est prononcé, de prévoir le sens effectif de A dans la situation X” (O. Ducrot, 1972: 111).

Cette distinction composant linguistique/composant rhétorique permet d’établir une autre opposition essentielle, celle entre présupposés et sous-entendus. Selon la théorie d’O. Ducrot, les actes illocutionnaires sont déterminés au niveau du composant linguistique. La présupposition fait partie de la catégorie des actes illocutionnaires et doit donc “être marquée dans les significations produites par le composant linguistique” (O. Ducrot, 1972: 128). Le composant rhétorique permet, à partir de la signification de l’énoncé assignée par le composant linguistique et de la situation d’énonciation, d’identifier le sens réellement produit. Le composant rhétorique comprend aussi certaines lois qui “agissent sur les significations attribuées par le composant linguistique” (O. Ducrot, 1972: 131) et qui permettent de motiver la distinction entre les deux composants. L’application de ces lois (loi d’informativité, loi d’exhaustivité, loi de litote) produit un effet de sens que Ducrot appelle sous-entendu. Par rapport aux présupposés, repérables au niveau du composant linguistique, se trouvant en dehors de toute situation de discours (ils sont donc les éléments constants de l’énoncé à travers toutes les énonciations possibles de cet énoncé), les sous-entendus dépendent du contexte d’énonciation et varient en fonction de chaque contexte. Les sous-entendus sont des effets de sens qui apparaissent comme surajoutés au sens littéral des énoncés. C’est pourquoi le locuteur peut renier ces effets de sens et s’en tenir à la signification littérale de l’énoncé. L’interlocuteur arrive au sous-entendu par un raisonnement du type: «Si X a cru bon de dire Y, c’est qu’il pensait Z». Ce raisonnement s’appuie sur la situation concrète de l’énonciation, ce qui fait que le sous-entendu est “conclu non pas de ce qui a été dit, mais du fait qu’on l’a dit” (O. Ducrot, 1972: 132). Le sous-entendu est donc un type d’implicite discursif, par opposition au présupposé qui est un implicite immédiat.

Le concept de présupposition est retravaillé par O. Ducrot dans Le dire et le dit (1984). O. Ducrot abandonne la distinction qu’il avait proposée entre présupposés et sous-entendus à la base de laquelle se trouvait l’idée que les présupposés d’un énoncé sont déterminés uniquement par la phrase dont cet énoncé est une actualisation. Les présupposés seraient transmis de la phrase à l’énoncé, tandis que les sous-entendus ne seraient pas marqués dans la phrase. Dans Dire et ne pas dire (1972), O. Ducrot avait décrit la présupposition comme un acte illocutoire (définition qu’il maintient) et avait insisté sur l’idée que tout acte illocutionnaire produit, au moment de son énonciation, une transformation juridique de la situation en imposant des droits et des devoirs aux participants à l’échange verbal. Tous les actes illocutionnaires, y compris la présupposition, étaient déterminés au niveau du composant linguistique, donc inscrits dans la phrase. Les sous-entendus étaient placés par O. Ducrot sur le même plan que le perlocutoire, à savoir au niveau du composant rhétorique, étant dépendants des circonstances de l’énonciation. Cette solution ne semble pas acceptable parce que les actes de langage indirects (où la valeur illocutionnaire n’est pas inscrite dans la phrase) sont interprétés selon les mécanismes du sous-entendu et, étant produits comme des sous-entendus, ils devraient être classés dans la catégorie du perlocutoire. Un même type d’acte pourrait, selon la conception ancienne, être accompli de deux manières: illocutoire et perlocutoire, en fonction de la phrase qui est utilisée pour l’accomplissement de cet acte, ce que Ducrot trouve inacceptable. O. Ducrot arrive à la conclusion que la valeur illocutoire d’un énoncé n’est pas toujours déterminée au niveau du composant linguistique et que l’indirection est possible pour tout acte illocutionnaire. Comme tout acte illocutionnaire, la présupposition n’est pas marquée dans la phrase; elle ne peut apparaître qu’au niveau de l’énoncé et peut elle-même être sous-entendue. Dans l’énoncé:

Pierre a cessé de fumer,

O. Ducrot décèle deux sous-entendus:

(a) Pierre est plus énergique que toi et

(b) S’arrêter de fumer est une preuve d’énergie,

et affirme que le sous-entendu (b) est nécessaire à l’apparition du sous-entendu (a) et fonctionne comme un présupposé. Dans Le dire et le dit O. Ducrot propose aussi une approche du phénomène de la présupposition et des actes de langage dans le cadre de sa théorie de la polyphonie. Selon sa conception antérieure de la présupposition (celle de 1972), on devrait analyser cet énoncé comme la réalisation, par un même locuteur, de deux actes: un acte d’assertion Pierre ne fume pas maintenant, qui concerne le posé, et un acte de présupposition Pierre fumait autrefois, qui concerne le présupposé. O. Ducrot avance une autre analyse, en distinguant deux énonciateurs: un E1 qui est responsable du contenu présupposé et un E2 qui est responsable du contenu posé. E2 est assimilé au locuteur et E1 à une voix collective, à un ON où le locuteur se range lui-même. La présupposition est donc accomplie de manière indirecte.

Comme nous l’avons constaté ci-dessus (I.1.2.2.), la théorie polyphonique de l’énonciation d’O. Ducrot conteste le postulat de l’unicité du sujet parlant. Cette théorie s’applique à des phénomènes linguistiques et pragmatiques très divers: le discours rapporté en style direct, la négation, l’ironie, la présupposition, etc. O. Ducrot avance l’hypothèse qu’au moment de l’énonciation, l’énoncé fait entendre plusieurs voix: les voix des énonciateurs et des locuteurs. L’énonciateur est une instance qui s’oppose au locuteur parce qu’il s’exprime à travers l’énonciation sans prendre effectivement la parole, la responsabilité des mots prononcés étant attribuée au locuteur.

O. Ducrot rapproche le couple locuteur/énonciateur du couple auteur + comédien/personnage. La communication théâtrale impose une distinction des instances énonciatives selon que l’on se rapporte à la première ou à la seconde énonciation. Dans la première énonciation, l’auteur est responsable des paroles des personnages; il assure le rôle de locuteur, tandis que les personnages sont des énonciateurs qui expriment divers points de vue et qui sont actualisés (O. Ducrot, 1984: 205). Dans la seconde énonciation, des personnages échangent des propos qui, cette fois-ci, ne sont plus assumés par l’auteur. Les personnages sont de véritables locuteurs, tandis que les comédiens et l’auteur, des sujets parlants. L’auteur a, selon O. Ducrot, deux manières de dire quelque chose: il peut s’assimiler à un personnage qui devient son porte-parole (O. Ducrot qualifie de primitives les paroles adressées au public par l’auteur assimilé à un personnage), ou il peut s’adresser au public non pas par l’intermédiaire des personnages, mais “par le fait même de représenter ses personnages, par le choix qu’il fait d’eux” (O. Ducrot, 1984: 226). O. Ducrot appelle paroles dérivées les paroles que l’auteur adresse au public de cette manière.

Nous considérons que la théorie de la polyphonie esquissée par O. Ducrot explicite le fonctionnement de la parole au théâtre et rend compte de la pluralité des instances énonciatives et de leur distribution sur les deux axes de l’énonciation. A cet égard, O. Ducrot fait une analogie entre le discours théâtral et le discours ordinaire et explique la spécificité des actes illocutionnaires directs et indirects par la distinction entre les instances dans le cas des actes dérivés que le locuteur accomplit par des énonciateurs interposés exprimant leurs points de vue. Quant à l’acte illocutionnaire de la présupposition, O. Ducrot insiste sur le fait qu’il s’agit d’un acte dérivé. En fait, le locuteur qui s’assimile à la voix collective, à ON, n’est pas L, le locuteur en tant que tel, mais λ, un être extérieur au discours, “même s’il est repérable seulement par son rôle de L à l’intérieur de son discours” (O. Ducrot, 1984: 232). De cette façon, le locuteur est responsable du contenu de son énoncé, mais il n’est pas responsable de l’assertion de ce contenu. L’assertion du contenu de l’énoncé constitue le présupposé de l’énoncé. O. Ducrot explique l’impossibilité, définitoire pour lui de la présupposition, d’enchaîner sur les présupposés par le fait qu’ils ne constituent pas le véritable objet de parole. Pourtant, il est à remarquer que l’enchaînement sur les présupposés n’est pas impossible, mais ce type d’enchaînement entraîne des “contraintes beaucoup plus strictes que celui [l’enchaînement] qui porte sur les contenus posés” (C. Kerbrat-Orecchioni, 1986: 35).

Pour résumer

Dans la conception d’O. Ducrot, la présupposition est une forme d’implicite inscrite dans la langue qui donne aux interlocuteurs la possibilité de dire sans avoir dit, d’exprimer des croyances et des pensées sans s’assumer la responsabilité de les avoir énoncées. Sa théorie de la polyphonie explique la manière dont ces contenus implicites sont communiqués: par un processus de dédoublement du sujet d’énonciation qui détermine un énonciateur de prendre en charge les contenus posés, tandis qu’un autre énonciateur, assimilé à l’opinion publique, est responsable des contenus présupposés et c’est justement par l’assimilation du second énonciateur à cette instance collective que les présupposés apparaissent comme évidents, incontestables. La présupposition est décrite par O. Ducrot comme un véritable acte illocutionnaire (au sens de J.-L. Austin et J. R. Searle) qui répond au besoin d’implicite ressenti par les locuteurs. Cette forme consciente d’implicite (P. Henry, 1977: 57) est inscrite dans la langue et se manifeste par le langage.

O. Ducrot a fondé sa conception de la présupposition en tant qu’acte illocutionnaire sur le refus d’assimiler la langue à un code. Le modèle du code ne permet pas d’expliquer d’une manière adéquate la communication verbale. L’existence d’un code commun aux locuteurs n’est qu’une condition nécessaire, mais pas suffisante pour assurer la réussite de la communication. Les locuteurs font le plus souvent appel à l’inférence pour pouvoir communiquer. D’autre part, on ne communique pas toujours d’une manière directe; la communication non-littérale ne peut pas s’expliquer dans le cadre étroit du modèle du code.

IV.2. Maximes conversationnelles et implicite chez H. P. Grice

Les travaux de H. P. Grice ont mis en évidence le rôle de l’inférence dans l’interprétation des énoncés. H. P. Grice a introduit une notion nouvelle, celle de signification non-naturelle. Dans la communication verbale, les énoncés ne signifient pas de manière naturelle les intentions des locuteurs. Par le choix qu’il fait d’un énoncé, un locuteur veut transmettre à son allocutaire une intention de communiquer quelque chose et produire un certain effet sur lui. Cet effet n’est garanti que par la récupération de cette intention. Il s’agit en fait de deux intentions: l’intention qu’a le locuteur de dire quelque chose et une seconde intention, celle qui réclame que la première intention soit reconnue. Le modèle du code ne permet plus d’expliquer intégralement le fonctionnement de la communication. Cette seconde intention n’est pas codée, elle n’est pas soumise aux conventions linguistiques qui gouvernent l’énoncé.

L’interprétation des énoncés ne peut pas se réduire aux seuls mécanismes de décodage, car les énoncés communiquent plus que leurs significations littérales. L’interprétation repose sur des processus inférentiels qui permettent la récupération des informations communiquées implicitement, les implicatures. H. P. Grice avance l’hypothèse qu’à la base de ces processus inférentiels se trouve un principe essentiel, le principe de coopération: “que votre contribution conversationnelle corresponde à ce qui est exigé de vous, au stade atteint par celle-ci, par le but ou la direction acceptés de l’échange parlé dans lequel vous vous êtes engagés” (H. P. Grice, 1980: 61). Selon H. P. Grice, les locuteurs adoptent au cours de leurs échanges verbaux des comportements coopératifs. La réussite de la conversation est donc le résultat des efforts de coopération. A l’aide de ce principe H. P. Grice explique aussi les mécanismes de la conversation et les règles sociales qui la gouvernent. Le principe de coopération a comme corollaires quatre maximes conversationnelles: la maxime de quantité, qui impose au locuteur de fournir l’information la plus forte, la maxime de qualité, qui impose la véridicité, la maxime de relation, qui exige la pertinence et la maxime de manière qui impose la clarté.

Le principe de coopération et les maximes conversationnelles permettent de déceler les effets de sens (les implicatures) qui sont lié(e)s à l’énonciation. Les implicatures ne concernent pas les aspects vériconditionnels des énoncés, elles ne font pas partie de leur forme logique. H. P. Grice distingue deux sous-classes de significations communiquées implicitement: les implicatures conventionnelles et les implicatures non conventionnelles qui, à leur tour, sont de deux types: implicatures conversationnelles et implicatures non conversationnelles. Selon H. P. Grice, le processus de récupération des implicatures conversationnelles est fondé sur un modèle général de raisonnement: “Il a dit P, il n’y a pas lieu de supposer qu’il n’observe pas les règles, ou du moins le principe de coopération (CP). Mais pour cela il fallait qu’il pense Q; il sait (et sait que je sais qu’il sait) que je comprends qu’il est nécessaire de supposer qu’il pense Q; il n’a rien fait pour m’empêcher de penser Q; il veut donc que je pense ou du moins me laisse penser Q; donc il a implicité Q” (H. P. Grice, 1980: 65). Les implicatures conversationnelles sont dérivées pragmatiquement à partir des significations des énoncés par le respect ou la violation ostensive d’une (des) maxime(s) conversationnelle(s). Le locuteur dispose donc de deux stratégies pour produire une implicature conversationnelle: il peut respecter les maximes ou il peut les exploiter.

Pour résumer

La théorie d’H. P. Grice permet d’expliquer les significations qu’une phrase peut engendrer lors de son actualisation dans des situations d’énonciation particulières par l’application du principe de coopération et des maximes conversationnelles. L’interprétation des énoncés ne repose plus seulement sur le contexte linguistique et extra-linguistique. H. P. Grice insiste sur le caractère intentionnel et rationnel du comportement des locuteurs engagés dans un échange conversationnel, locuteurs qui observent au moins le principe de coopération et les maximes conversationnelles ou qui s’y conforment.

La théorie d’H. P. Grice a simplifié la description sémantique qui doit se limiter aux aspects vériconditionnels des énoncés, les effets de sens des énoncés étant expliqués à partir des principes pragmatiques généraux. La théorie d’H. P. Grice s’oppose ainsi à la pragmatique intégrée d’O. Ducrot qui explique “les aspects vériconditionnels des énoncés comme des conséquences des propriétés argumentatives inscrites dans la langue” (J. Moeschler, A. Reboul, 1994: 202).

IV.3. De la maxime de relation au principe de pertinence (l’implicite dans la théorie de la pertinence de D. Sperber et D. Wilson)

En se rapportant à la théorie d’H. P. Grice, les linguistes D. Wilson et D. Sperber (1980) ont fait trois remarques:

– la désambiguïsation et la détermination des référents peuvent s’expliquer aussi à partir du principe de coopération et des maximes conversationnelles;

– l’implicitation, telle que Grice l’a définie, ne permet pas d’expliquer les tropes (selon Wilson et Sperber les implicitations ne s’ajoutent plus à la signification en vue de la compléter pour constituer le sens voulu par le locuteur, mais elles se substituent à cette signification au lieu de la compléter);

– les maximes de Grice peuvent être réduites à un seul et unique axiome de pertinence: “Le locuteur a fait de son mieux pour produire l’énoncé le plus pertinent possible” (D. Wilson, D. Sperber, 1980: 89).

D. Sperber et D. Wilson ont élaboré à partir de l’analyse d’H. P. Grice une théorie pragmatique, la théorie de la pertinence. Mais les principes proposés par H. P. Grice ont constitué seulement un point de départ pour la mise au point de cette théorie qui est, en fait, une véritable critique de la conception avancée par H. P. Grice. La théorie de la pertinence est une théorie pragmatique cognitive qui s’inspire du cognitivisme de J. Fodor. La psychologie cognitive fait la distinction entre deux systèmes cognitifs: les systèmes d’entrées où ont lieu des processus de décodage spécialisés et le système central de la pensée où ont lieu des processus inférentiels non spécialisés. Les systèmes d’entrées (spécialisés pour différents domaines de la perception) analysent les données perceptuelles et en fournissent une interprétation partielle au système central de la pensée. Le système central donne une interprétation complète de ces données. Dans ce sens, D. Sperber et D. Wilson émettent l’hypothèse que le système linguistique (qui correspond à la phonologie, la syntaxe et la sémantique) est un système d’entrées et que la pragmatique relève du système central de la pensée. Le système linguistique périphérique analyse les énoncés (les stimuli linguistiques) et en fournit des formes logiques non-propositionnelles, qui seront complétées au niveau du système central de la pensée pour obtenir les formes propositionnelles. La forme logique est définie comme une suite structurée de concepts. Un concept est une adresse en mémoire où sont stockées des informations qui correspondent à trois types d’entrées: logique (elle contient les règles déductives qui s’appliquent aux formes logiques: modus ponendo ponens, modus tollendo ponens…), encyclopédique (qui contient des informations sur l’extension et la dénotation du concept) et lexicale (elle contient une contrepartie du concept dans les langues naturelles). Ces informations servent dans le traitement des formes logiques, qui “fournissent un point de contact entre processus périphériques et processus centraux” (D. Sperber, D. Wilson, 1989: 141). Au niveau du système central de la pensée elles sont enrichies par des mécanismes déductifs et par l’appel au contexte et produisent des effets contextuels. Les effets contextuels sont de trois types: création d’une hypothèse, réévaluation d’une hypothèse (modification de la force avec laquelle cette hypothèse était entretenue) et effacement d’une hypothèse en cas de contradiction.

D. Sperber et D. Wilson insistent sur une différence essentielle entre leur théorie et celle proposée par H. P. Grice, différence qui réside dans la façon d’expliquer la communication. Si H. P. Grice fait une distinction entre ce qui est explicite et ce qui est implicite dans la communication verbale, sa théorie “ne propose aucune explication de la communication explicite” (D. Sperber, D. Wilson, 1989: 244). En revanche, la théorie de la pertinence offre “une explication de la communication ostensive dans sa totalité, que cette communication soit explicite ou implicite” (D. Sperber, D. Wilson, 1989: 244).

H. P. Grice fait une distinction entre implicitations conventionnelles (déterminées uniquement par la forme des expressions contenues dans l’énoncé) et implicitations conversationnelles (déterminées par inférence). D. Sperber et D. Wilson contestent l’existence même des implicitations conventionnelles (D. Sperber, D. Wilson, 1989: 272) et soutiennent que l’explicite ne peut pas être réduit à un ensemble d’hypothèses codées. Le processus de reconstitution des hypothèses même codées est basé sur l’inférence. L’opposition explicite/implicite telle qu’elle a été conçue à partir de la théorie d’H. P. Grice est abandonnée par les théoriciens de la pertinence. Ils opèrent eux aussi une distinction entre explicite et implicite et définissent l’explicite de la manière suivante:

Une hypothèse communiquée par un énoncé U est explicite si et seulement si elle résulte du développement d’une forme logique codée par U.

Toutes les autres hypothèses tirées d’un énoncé sont des implicitations. L’explicite défini par D. Sperber et D. Wilson est une notion comparative et admet des degrés. L’explicitation repose sur la reconstitution de l’attitude propositionnelle et de la forme propositionnelle de l’énoncé: “la juste forme propositionnelle d’un énoncé est celle qui conduit à une interprétation globale de l’énoncé qui soit cohérente avec le principe de pertinence” (D. Sperber, D. Wilson, 1989: 275). Pour construire la forme propositionnelle, on fait appel au système périphérique linguistique et au système central de la pensée. L’explicitation est donc fournie par des éléments codés linguistiquement et des éléments obtenus par inférence à partir des facteurs contextuels. Le principe de la pertinence intervient aussi dans le mécanisme de récupération des implicitations. D. Sperber et D. Wilson soutiennent que “reconstituer les implicitations d’un énoncé revient à reconnaître les raisons manifestes que le locuteur avait de penser que son énoncé serait optimalement pertinent pour l’auditeur” (D. Sperber, D. Wilson, 1989: 289).

Au fond, cette théorie prévoit l’échec de la communication. Si la communication échoue c’est que le destinataire n’a pas pu tirer des contenus explicites et du contexte les implicitations auxquelles le locuteur voulait l’amener. D. Sperber et D. Wilson distinguent deux types d’implicitations: les prémisses implicitées qui “doivent être fournies par l’auditeur, qui les retrouve dans sa propre mémoire, ou les construit en développant des schémas d’hypothèses retrouvés en mémoire”, et les conclusions implicitées qui “sont déduites des explicitations de l’énoncé et du contexte” (D. Sperber, D. Wilson, 1989: 290). Les deux types d’implicitations “font partie de la première interprétation inférable qui soit cohérente avec le principe de pertinence” (D. Sperber, D. Wilson, 1989: 291). Le recours à l’implicite est motivé par le fait que les effets contextuels sont plus grands que dans le cas d’une communication explicite. D. Sperber et D. Wilson s’opposent à H. P. Grice qui soutient que les implicitations sont générées par des principes conversationnels. Ils soutiennent que la communication a à la base des mécanismes généraux qui ne sont pas spécifiques au langage.

Pour résumer

La théorie de la pertinence de D. Sperber et D. Wilson part de l’hypothèse modulaire du fonctionnement mental. L’interprétation des énoncés se réalise en deux étapes: une étape codique et une étape inférentielle. Selon eux, le système linguistique (qui est un système périphérique) fournit, après une analyse des énoncés, des formes logiques non-propositionnelles, qui seront enrichies au niveau du système central de la pensée (dont relève la pragmatique). Contrairement à H. P. Grice qui s’intéresse uniquement à la communication linguistique, les théoriciens de la pertinence ont comme objectif la description de la communication ostensive-inférentielle. Le principe de pertinence optimale qu’ils énoncent, conformément auquel tout énoncé suscite chez l’interlocuteur l’attente de sa pertinence optimale, est étroitement lié aux notions de communication ostensive-inférentielle, d’intentions informative et communicative.

IV.4. Actes de langage indirects

Finalement, il nous faut éclaircir dans la partie théorique de ce sous-chapitre un autre aspect lié à l’implicite: les actes de langage indirects.

La définition que donne J. R. Searle aux actes de langage indirects a à la base la théorie gricéenne des implicatures. Dans un acte de langage indirect, J. R. Searle distingue deux actes illocutionnaires: un acte primaire et un acte secondaire par l’intermédiaire duquel le premier acte est accompli. Pour que l’acte primaire soit accompli, il faut que le destinataire reconnaisse l’intention du locuteur de l’accomplir. L’interprétation d’un acte de langage indirect repose sur une démarche inférentielle qui combine des informations d’arrière-plan, les principes coopératifs d’H. P. Grice et la théorie des actes de langage (les conditions de satisfaction des actes de langage). Pourtant, l’analyse avancée par J. R. Searle ne peut s’appliquer à tous les actes de langage indirects. Le point faible de ces théories est, selon C. Kerbrat-Orecchioni, le fait que Grice et Searle “oublient trop vite l’existence des contenus propositionnels pour assimiler énoncé et acte de langage, et corrélativement, problématique de l’implicite et problème des «indirects speech acts»” (C. Kerbrat-Orecchioni, 1986: 65).

L’analyse des actes illocutionnaires indirects de F. Récanati (1981) prend en considération les deux éléments d’un acte de langage: la force illocutionnaire et le contenu propositionnel. F. Récanati fait une distinction entre signification descriptive et signification pragmatique d’une phrase, qui correspondent, respectivement, au contenu propositionnel et à la force de l’acte illocutionnaire accompli par l’énonciation de cette phrase. F. Récanati appelle potentiel de force illocutionnaire de la phrase “le type de force illocutionnaire auquel est associé linguistiquement en vertu de sa signification pragmatique” (il distingue aussi entre potentiel de force illocutionnaire type ou générique qui est associée à une phrase en vertu de sa modalité et forces illocutionnaires spécifiques qui sont comprises dans une force type) et potentiel de contenu propositionnel “le type de contenu auquel elle est associée par sa signification descriptive”; ceux-ci constituent ensemble le potentiel d’acte illocutionnaire de la phrase (F. Récanati, 1981: 153). La connaissance des règles sémantiques permet au destinataire la reconnaissance du potentiel d’acte illocutionnaire de la phrase énoncée par le locuteur, mais elle ne lui permet pas d’identifier l’acte illocutionnaire effectif que le locuteur a l’intention d’accomplir. Pour identifier un acte illocutionnaire direct, le destinataire fait un raisonnement à partir du potentiel d’acte illocutionnaire de la phrase, du principe de littéralité, présumé respecté par le locuteur, principe qui stipule que l’“on ne doit pas énoncer une phrase ayant un certain potentiel d’acte illocutionnaire si on n’a pas l’intention d’accomplir un acte illocutionnaire relevant de ce potentiel” (F. Récanati, 1981: 154-155) et du contexte. L’identification d’un acte de langage indirect peut se réaliser à l’aide d’un raisonnement où l’acte de langage direct sert de prémisse, cas où l’acte de langage indirect est accompli au moyen d’un sous-entendu.

F. Récanati décèle un autre fait d’indirection dans le cas des performatifs explicites. Il ne voit plus comme J. R. Searle dans le verbe performatif un indicateur explicite de la force illocutionnaire qui s’associe à l’indicateur de contenu propositionnel pour constituer le potentiel de l’acte illocutionnaire de l’énoncé. Le verbe performatif contribue à déterminer, dans sa vision, le potentiel de contenu propositionnel de l’énoncé. Les performatifs explicites serviraient donc à accomplir des actes illocutionnaires indirects.

C. Kerbrat-Orecchioni refuse cette analyse des performatifs explicites proposée par F. Récanati. Elle considère que les performatifs explicites et les formes de phrase (les modalités: impérative, interrogative, déclarative) sont des supports des valeurs illocutoires primitives, à savoir des marqueurs illocutoires explicites (1986: 73).

En reprenant les classifications d’H. P. Grice, J. Moeschler (1985) oppose des énoncés comme: Peux-tu me passer le sel s’il te plaît? et La soupe manque de sel, (qui fonctionnent les deux comme des requêtes même s’ils expriment primitivement un autre acte) en tenant compte de la manière dont est communiquée la valeur illocutoire: par une implicitation conventionnelle dans le premier cas, non-conventionnelle dans le second.

C. Kerbrat-Orecchioni considère que cette opposition n’est pas essentielle; ce qui oppose les deux types de constructions c’est la hiérarchie des deux niveaux illocutoires qui “se reflète dans les enchaînements auxquels peut se prêter la séquence envisagée” (1986: 75). Dans La soupe manque de sel la valeur dérivée (la requête) reste, par rapport à la valeur illocutoire primitive (l’assertion) secondaire et marginale. C. Kerbrat-Orecchioni appelle ce type de dérivation dérivation allusive. Dans ce cas la valeur dérivée ne se substitue pas à la valeur primitive, elle est connotée, a le statut de sous-entendu illocutoire et ne sert pas de base pour l’enchaînement. L’énoncé Peux-tu me passer le sel? constitue un cas de trope illocutoire. Cette fois-ci, c’est sur l’acte dérivé (la requête) que l’on doit enchaîner; la valeur illocutoire dérivée est dénotée et se substitue à la valeur illocutoire primitive (la question). Si dans cet exemple le trope est lexicalisé (la valeur de requête est marquée par le verbe pouvoir), il y a des cas où la valeur illocutoire dérivée n’est pas linguistiquement marquée dans l’énoncé. C. Kerbrat-Orecchioni propose de parler dans de tels cas de trope illocutoire d’invention, le rôle du contexte étant capital dans la constitution de ce type de trope. La taxinomie proposée par C. Kerbrat-Orecchioni a à la base deux critères: la conventionnalité et la hiérarchie des niveaux illocutoires. Elle permet de distinguer trois types d’illocutoire dérivé: le trope lexicalisé (conventionnel), le trope d’invention (non conventionnel) et la dérivation allusive qui ne fonctionne pas sur le mode du trope. C. Kerbrat-Orecchioni formule l’hypothèse que le trope n’est qu’un cas particulier du fonctionnement de l’implicite. Elle se propose d’élaborer, à partir de la théorie classique des tropes, une théorie standard étendue. A côté de la métaphore, la synecdoque, la litote, l’hyperbole, C. Kerbrat-Orecchioni place le trope illocutoire, le trope présuppositionnel, le trope fictionnel et le trope communicationnel qui se caractérisent par un même trait: la mise en cause de la hiérarchie des niveaux illocutoires (conversion du contenu dérivé en contenu dénoté), à l’exception du trope communicationnel où c’est la hiérarchie des actants de l’énonciation qui se trouve renversée (C. Kerbrat-Orecchioni, 1986: 97).

Une approche différente de la théorie des actes de paroles est avancée par les théoriciens de la pertinence. D. Sperber et D. Wilson (1989) soutiennent que la reconnaissance de l’appartenance d’un énoncé à un certain type d’acte de langage n’est pas une condition obligatoire pour l’accomplissement de certains actes comme l’affirmation, la supposition, la négation, la suggestion… Il y a aussi un groupe d’actes institutionnels qui sont accomplis sans qu’une telle reconnaissance soit nécessaire: le baptême, l’annonce au bridge, la déclaration de guerre, la promesse, le remerciement… Mais ils identifient aussi trois actes de parole universels: l’acte de dire que, l’acte de dire de et l’acte de demander (si/quand/où…), actes qui ne sont pas institutionnels et ne peuvent pas être accomplis sans qu’ils soient reconnus par l’auditeur.

Pour résumer

On pourrait identifier deux courants majeurs dans la description des actes de langage indirects. Un courant qui se fonde sur la théorie classique des actes de langage et un courant qui remet en cause le lien étroit entre forme linguistique et acte de langage accompli par l’intermédiaire de cette forme.

La théorie de J. R. Searle explique l’interprétation des actes de langage indirects par l’appel aux principes conversationnels d’H. P. Grice. Dans cette théorie, la taxinomie des actes de langage y joue un rôle crucial, car c’est par la reconnaissance de l’appartenance à un certain type d’acte que l’énoncé est compris.

D. Sperber et D. Wilson (1989) constatent qu’il n’y a pas de correspondance entre le type de phrase et le type d’acte de langage. Si le locuteur élimine de son énoncé les indices explicites (mode du verbe, ordre des mots, intonation), indices qui pourraient orienter l’interprétation, le destinataire devra choisir la première interprétation cohérente avec le principe de pertinence. La valeur effective de l’énoncé n’est plus calculée à partir des principes conversationnels. Pour accéder à la véritable valeur illocutionnaire, le destinataire doit faire appel à la forme de l’énoncé, au contexte et au principe de pertinence.

IV.5. Rôle des compétences dans le décryptage des contenus implicites. Application : implicite et lois de discours dans les dialogues des personnages de Ionesco

IV.5.1. Implicite et lois de discours

L’interprétation de tout discours repose sur un ensemble de conventions tacites (maximes conversationnelles chez H. P. Grice, lois de discours chez O. Ducrot) supposées respectées par les interlocuteurs au cours de l’interaction. Ces lois de discours définissent une compétence rhétorico-pragmatique qui comprend “l’ensemble des savoirs qu’un sujet parlant possède sur le fonctionnement de ces «principes» discursifs qui, sans être impératifs au même titre que les règles de bonne formation syntactico-sémantique, doivent être observés par qui veut jouer honnêtement le jeu de l’échange verbal” (C. Kerbrat-Orecchioni, 1986: 194).

Le nombre des lois de discours et l’importance du rôle qu’elles jouent dans la conversation sont variables d’un auteur à l’autre. C. Kerbrat-Orecchioni (1986) distingue des principes discursifs généraux (le principe de coopération, de pertinence, de sincérité) et des lois de discours spécifiques (lois de caractère linguistique: la loi d’informativité, d’exhaustivité et des lois qui concernent l’ensemble des comportements sociaux).

Le principe de coopération exige que les participants à l’échange conversationnel doivent observer un but commun ou au moins une direction acceptée par tous (H. P. Grice, 1980: 60), autrement leur activité discursive se trouve bloquée. Ce principe est souvent mis en cause dans le discours des personnages ionesciens. La scène XI de La Cantatrice chauve offre un bon exemple où toute direction commune est exclue:

(1) “Mme Martin: On peut s’asseoir sur la chaise, lorsque la chaise n’en a pas.

M. Smith: Il faut toujours penser à tout.

M. Martin: Le plafond est en haut, le plancher est en bas.

Mme Smith: Quand je dis oui, c’est une façon de parler.

Mme Martin: A chacun son destin.

M. Smith: Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux!” (La Cantatrice chauve, t. I: 53)

La loi de pertinence est elle aussi transgressée dans cette séquence où l’enchaînement des énoncés ne répond à aucune condition thématique. Cette loi stipule que la production d’un énoncé qui se trouve (apparemment) en dehors du sujet de la conversation doit engendrer chez l’interlocuteur la production d’une inférence qui puisse s’harmoniser avec le thème conversationnel. Or, dans cette séquence aucune inférence ne surgit.

Le Pompier enfreint lui aussi cette loi:

(2) “Le Pompier se dirige vers la sortie, puis s’arrête: A propos, et la cantatrice chauve?

Mme Smith: Elle se coiffe toujours de la même façon!” (La Cantatrice chauve, t. I: 52)

Son énoncé n’est aucunement légitimé par l’emploi de l’à propos, mais Mme Smith n’y voit rien d’incongru; elle admet le présupposé d’existence de l’expression définie et sa réponse annule la relation de contradiction présente entre les lexèmes chauve et se coiffer.

D. Wilson et D. Sperber définissent la pertinence d’un énoncé par rapport aux conséquences pragmatiques que cet énoncé produit: “De façon très intuitive, un énoncé est d’autant plus pertinent qu’avec moins d’information, il amène l’auditeur à enrichir ou modifier le plus ses connaissances ou ses conceptions. En d’autres termes, la pertinence d’un énoncé est en proportion directe du nombre de conséquences pragmatiques qu’il entraîne pour l’auditeur et en proportion inverse de la richesse d’information qu’il contient” (D. Wilson, D. Sperber, 1980: 88). Leur conception de la pertinence est en étroite liaison avec le contenu informatif des énoncés. La pertinence d’un énoncé dépend donc de son degré d’informativité.

La loi d’informativité porte sur les contenus sémantiques des énoncés et exclut la possibilité de parler sans rien dire.

L’intervention de Mme Smith de la première scène de La Cantatrice chauve (exemple 3) a un contenu informatif nul pour son partenaire de dialogue, qui d’ailleurs ne réagit pas. Elle est pertinente, en revanche, au niveau de la réception de la pièce.

Au théâtre, le spectateur doit avoir accès à une quantité d’informations qui lui permettent la compréhension de l’univers fictionnel. Ce sont généralement les scènes d’exposition qui fournissent au spectateur les renseignements nécessaires portant sur les personnages et la situation. Pour y aboutir, les dramaturges classiques font appel, principalement, à deux procédés: la présence sur la scène d’un personnage ignorant et le recours aux présupposés. Le jeu entre les posés et les présupposés assure le minimum d’informations nécessaires au spectateur pour comprendre le déroulement de la fable.

Dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco, ce jeu entre l’explicite et l’implicite n’a plus la même fonction. Le spectateur se trouve presque toujours dans l’incertitude. Si dans le théâtre classique les données supposées connues par les personnages sont généralement communiquées au spectateur implicitement par l’intermédiaire des présupposés, dans les pièces de Ionesco ces données sont souvent exprimées directement, par des contenus posés:

(3) “Mme Smith: Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé ce soir. C’est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith.” (La Cantatrice chauve, t. I: 21)

(4) “IreV. Anglaise: oh, yes…

IIeV. Anglaise: Yes, nous sommes en Angleterre.

IreV. Anglaise: Dans le comté de Gloucester.

IIeV. Anglaise: Quel beau dimanche nous avons.” (Le Piéton de l’air, t. III: 122)

Cette transgression des règles traditionnelles du genre est motivée par le besoin qu’a ressenti Ionesco de renouveler les formes théâtrales. Ses pièces s’intitulent comédies tragiques, tragédies comiques, psychodrames, farces tragiques, anti-pièces et reconstruisent un univers où la dégradation des moyens de communication, les angoisses, les états oniriques, l’aliénation sont des pièges qui guettent à chaque instant les personnages.

Les énoncés des personnages ionesciens sont le plus souvent informatifs sans être pertinents, car ils n’engendrent pas le surgissement des inférences appropriées, comme dans l’exemple (5):

(5) “Le Juge: Dites-nous ce qui s’est passé.

Thomas: Quand je me suis réveillé, j’ai quitté mon lit, je me suis habillé, je suis sorti de ma chambre, j’ai descendu les escaliers, j’ai pris la route, je suis arrivé à la gare, je suis monté dans le train, j’ai cherché une place, je me suis assis.” (Au Tribunal, t. V: 303)

L’informativité est donc une condition nécessaire mais non pas suffisante de la pertinence (C. Kerbrat-Orecchioni, 1986: 212).

La loi d’informativité exclut généralement les tautologies de la conversation. Pourtant, la présence des tautologies est admise au cas où elles permettent la construction des inférences informatives.

L’apport informationnel de l’énoncé (6) produit par Mme Martin n’est qu’apparemment nul:

(6) “Mme Martin: Moi je pense qu’une bonne, en somme, bien que cela ne me regarde pas, n’est jamais qu’une bonne…” (La Cantatrice chauve, t. I: 50)

L’intervention de Mme Martin renforce l’opinion de M. Smith, exprimée en (7):

(7) “M. Smith: Elle n’a pas l’éducation nécessaire…” (La Cantatrice chauve, t. I: 50)

En revanche, les tautologies irréductibles sont bannies de tout discours. Dans un échange comme (8) une telle relation tautologique entre les présupposés de la question et les posés de la réponse transgresse la loi d’informativité:

(8) “Philippe: Dites-moi, Jean-Marie, comment vous appelez-vous?

Jean-Marie: Je m’appelle Jean-Marie.”(L’Appel, t. V: 263)

Les sketchs Monologue (Depuis) et Si sont aussi construits par l’enchaînement des énoncés tautologiques:

(9) “Depuis que je suis né, je suis au monde. Depuis que je suis baptisé, j’ai un nom de baptême en plus de mon nom de famille que partagent aussi mes parents.” (Monologue (Depuis), t. V: 305)

(10) “Jean-Marie: Si je n’étais pas là-bas, je serais ici, à moins que je ne sois encore ailleurs. Si je suis présent, c’est que je ne suis pas absent, en revanche, si je ne suis pas absent, c’est vraisemblablement parce que je suis présent.” (Si, t. V: 312)

Les personnages de Ionesco transgressent souvent la loi d’informativité par leur penchant à transformer les contenus implicites en contenus explicites. Leurs discours ne gagnent pas en clarté mais deviennent redondants, ce type de transformation étant presque inutile, comme en (11):

(11) “Elle: Quand j’étais petite, j’étais une enfant. Les enfants de mon âge aussi étaient petits. Des petits garçons, des petites filles. On n’était pas tous de la même taille. Il y a toujours des plus petits, des plus grands, des enfants blonds, des enfants bruns, des enfants ni bruns, ni blonds. On apprenait à lire, à écrire, à compter. Des soustractions, des divisions, des multiplications, des additions. Parce qu’on allait à l’école.” (Délire à deux, t. III: 216)

Une autre manière, assez souvent présente dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco, de transgresser les lois d’informativité et de pertinence est la référence à des êtres ou à des objets qui n’ont pas d’existence même dans l’univers fictif de la pièce comme en (12):

(12) “Thomas: Hier, à seize heures, à la fin des cours, je suis rentré chez moi. Je n’y ai pas trouvé ma mère. En ce moment, elle accompagne mon père qui fait un voyage d’affaires. Ainsi donc, lui non plus, je ne l’ai pas trouvé.

Philippe: Vous êtes logique, Thomas.

Thomas: Mais je n’y ai pas trouvé ma femme non plus.

Philippe: Votre femme n’était pas à la maison? […]

Thomas: Elle était également dans l’impossibilité de venir à ma rencontre.

Philippe: Pourquoi donc?

Thomas: C’est que je ne suis pas marié.” (Le Malheur des sophismes, t. V: 281)

La référence à la non production d’un événement transgresse elle aussi les lois de pertinence et d’informativité:

(13) “La pendule ne sonne aucune fois.” (La Cantatrice chauve, t. I: 24)

Le degré d’informativité et de pertinence d’un énoncé dépend du rôle que jouent dans la dynamique discursive ses posés et ses présupposés. Les contenus posés sont plus facilement susceptibles d’être soumis à la contestation. Mais la contradiction entre les contenus posés assumés par un même locuteur conduit à l’anormalité de l’énoncé. La contradiction forte entre les deux posés des énoncés suivants (14)-(18) n’est pas rattrapable (C. Kerbrat-Orechioni, 1986: 50):

(14) “Jacques-mère: […] Je suis complètement et à moitié désespérée.” (Jacques ou la soumission, t. I: 104)

(15) “Jacqueline: […] Je viens à toi une dernière fois, qui ne sera certainement pas la dernière, mais que veux-tu, tant pis aller.”(Jacques ou la soumission, t. I: 106)

(16) “Robert-père: […] Nous avons à notre disposition une seconde fille unique.” (Jacques ou la soumission, t. I: 116)

(17) “M. Smith: C’est une précaution inutile, mais absolument nécessaire.” (La Cantatrice chauve, t. I: 48)

(18) “Le Vieux, à la Belle: […] Il y a en vous un tel changement…Il n’y a en vous aucun changement…” (Les Chaises, t. II: 28)

La production des énoncés dont les posés contredisent les présupposés n’entraîne rien d’incongru chez les personnages de Ionesco. En (19), la description définie mes enfants contient un présupposé d’existence qui est nié par le contenu posé du second énoncé:

(19) “Elle: […] J’ai quitté mes enfants. Je n’avais pas d’enfants” (Délire à deux, t. III: 204)

Cette annulation du présupposé d’existence par le contenu posé de l’énoncé suivant peut être mis ici en relation avec la crise intérieure du personnage. Trouvés au milieu d’une guerre double (une qui se déroule à l’intérieur du couple, l’autre sur la scène), Elle et Lui se réfugient dans le passé. Mais leurs souvenirs sont fragmentés et surgissent au niveau discursif dans des énoncés bizarres, impossibles à être acceptés à cause des contradictions fortes installées entre contenus posés et présupposés. Le même mécanisme dissout toute cohérence dans le discours du personnage masculin:

(20) “Lui: Je me posais la question. Il fallait répondre à la question. De quelle question s’agissait-il au juste? On ne pouvait pas savoir. Pour obtenir la réponse, je devais quand même poser la question… la question. Comment peut-on avoir de réponse si on ne pose pas la question? Alors, je posais la question malgré tout; je ne savais pas quelle était la question, je posais quand même la question. C’est ce qu’il y avait de mauvais à faire.” (Délire à deux, t. III: 216-217)

L’harmonie intérieure que les souvenirs évoqués par les personnages auraient dû leur procurer est supprimée, car le langage, le souvenir et le raisonnement n’échappent pas à l’angoisse et au cauchemar.

M. Martin émet lui aussi dans la scène IV de La Cantatrice chauve une série d’énoncés dont les présupposés sont annulés:

(21) “M. Martin: Je voyageais en deuxième classe, Madame. Il n’y a pas de deuxième classe en Angleterre, mais je voyage quand même en deuxième classe.” (La Cantatrice chauve, t. I: 29)

Le premier énoncé de la série contient un présupposé d’existence qui est annulé par le contenu posé du deuxième énoncé négatif à fonction polémique. L’étrangeté de cette association d’énoncés est augmentée par l’emploi du connecteur quand même qui dans ce cas-là n’assure pas la récupération d’une inférence qui rende la succession d’énoncés acceptable.

En (22), la proposition infinitive (“sans avoir annoncé votre visite”) contredit le présupposé de la proposition précédente (vous avez annoncé la visite):

(22) “Mme Smith: […] Nous avons pensé qu’on devait vous rendre les honneurs auxquels vous avez droit et, dès que nous avons appris que vous vouliez bien nous faire le plaisir de venir nous voir sans annoncer votre visite, nous nous sommes dépêchés d’aller revêtir nos habits de gala.” (La Cantatrice chauve, t. I: 34)

L’intervention de Mme Smith se trouve aussi en contradiction avec les indications didascaliques:

(23) “Mme. et M. Smith entrent à droite, sans aucun changement dans leurs vêtements” (La Cantatrice chauve, t. I: 34),

bien qu’ils aient eu l’intention de revêtir leurs habits de gala.

En (24), la contestation du présupposé existentiel de l’expression définie mon cigare par la subordonnée à valeur métalinguistique introduite par puisque est bizarre car, cette subordonnée devrait apporter des justifications pour soutenir le contenu implicite de la proposition principale:

(24) “Martin: D’abord, je ne peux pas vous incommoder avec mon cigare puisque je n’ai pas de cigare…” (Scène à quatre, t. III: 282)

Parfois, cette contradiction entre contenus présupposés et contenus posés est déterminée par un changement dans l’univers référentiel. Dans L’Avenir est dans les œufs la contradiction de la réplique de Jacques-Père est motivée par l’apparente résurrection du Grand-Père Jacques:

(25) “Jacques-père: Voilà ton grand-père en chair et en os qui va nous raconter lui-même les circonstances de son décès.” (L’Avenir est dans les œufs, t. I: 145)

La contradiction entre les contenus présupposés conduit elle aussi à la constitution des séquences inappropriées. En (26), le présupposé d’existence se trouve nié.

(26) “M .Smith: Heureusement qu’ils n’ont pas eu d’enfants. […]

Mme Smith: Mais qui prendra soin des enfants? Tu sais bien qu’ils ont un garçon et une fille. Comment s’appellent-ils?” (La Cantatrice chauve, t. I: 25)

Un effet comique est obtenu aussi en (27):

(27) “Le Pompier: Je dis: … dont la troisième femme était la fille de la meilleure sage-femme de la région et qui, veuve de bonne heure…

M. Smith: Comme ma femme.” (La Cantatrice chauve, t. I: 48)

Cet enchaînement de M. Smith repose sur une contradiction entre le présupposé de son énoncé, où la description définie acquiert le trait [qui n’a plus de mari], et l’acte d’énonciation même de cet énoncé. Le sujet d’énonciation nie sa propre existence.

En (28), la contradiction est moins forte car elle intervient entre un sous-entendu et un contenu posé; le deuxième énoncé est impliqué dans le premier, sa présence dans le discours de M. Smith n’étant motivée que par le dernier énoncé, lequel annule par un sous-entendu le contenu posé des deux premiers:

(28) “M. Smith: Ma femme est l’intelligence même. Elle est même plus intelligente que moi. En tout cas elle est beaucoup plus féminine.” (La Cantatrice chauve, t. I: 47)

Dans les exemples analysés précédemment les enchaînements sur les présupposés passent pour incongrus à cause de la contradiction forte qui s’instaure entre les contenus explicites et implicites. L’anormalité de telles productions langagières touche à l’irrationalité. La véritable nature des personnages n’est ressentie que sur le plan de la réception: ce sont des individus traumatisés, aliénés, plats, vidés de toute consistance. Paradoxalement, l’énonciation n’est pas, le plus souvent, entravée par la présence de tels contrastes, dont seuls les spectateurs/lecteurs prennent conscience. Pourtant, une pièce comme La Cantatrice Chauve nous fait assister à un véritable effondrement du langage (M.-Cl. Hubert, 1990: 64).

L’enchaînement sur les présupposés n’entraîne pas l’apparition d’énoncés aberrants dans ces répliques de Rhinocéros et du Piéton de l’air, où le commentaire métalinguistique (“si rhinocéros il y a”) et la question rhétorique (“en a-t-il eu?”) mettent en cause la réalité des référents impliqués par les présupposés d’existence:

(29) “Botard: Votre rhinocéros à vous, monsieur Bérenger, si rhinocéros il y a, est-il unicorne, ou bicornu?” (Rhinocéros, t. III: 51)

(30) “Journaliste: L’art a perdu ses pouvoirs; en a-t-il eu?” (Le Piéton de l’air, t. III: 141)

En (31), le Vieux enchaîne sur son propre présupposé [Je ne vous aime plus] pour en annuler la valeur de vérité. L’énoncé n’est pas mal formé, le Vieux ne fait qu’apporter une rectification à son acte d’énonciation:

(31) “Le Vieux: […] Je vous aimais, je vous aime…” (Les Chaises, t. II: 28)

Si l’allocutaire conteste les présupposés de son partenaire de dialogue, cette contestation mène à la polémique comme en (32)-(34):

(32) “Bartholoméus II: Nous voulons vous instruire.

Ionesco: J’ai pourtant été à l’école.” (L’Impromptu de l’Alma, t. I: 73).

(33) “Bérenger: Vous me semblez avoir repris votre bonne humeur. Moi, pas.

L’Architecte: Je ne l’ai jamais perdue.” (Tueur sans gages, t. I: 142)

(34) “Bérenger: Comment veux-tu sauver le monde alors?

Daisy: Pourquoi le sauver?” (Rhinocéros, t. III: 112)

Dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco, les contenus implicites sont plus souvent présupposés que sous-entendus. Frappés d’amnésie, en proie à l’ivresse ou à des états oniriques et hallucinatoires, les personnages sont parfois incapables de récupérer les sous-entendus.

Dans Rhinocéros, Jean recourt à un sous-entendu pour attirer l’attention de Bérenger sur son état:

(35) “Jean, examinant Bérenger: Ce n’est pas d’eau que vous avez soif, mon cher Bérenger…” (Rhinocéros, t. III: 11)

Celui-ci ne comprend pas le véritable sens de cet énoncé, ce qui détermine Jean de faire appel à une formule explicite:

(36) “Jean: Vous puez l’alcool!” (Rhinocéros, t. III: 11)

Après l’expérience extatique du vol, Bérenger du Piéton de l’air ne perçoit pas les propos malveillants de John Bull:

(37) “Journaliste: Pourquoi avez-vous volé?

Bérenger: Je ne sais pas… Je n’ai pas pu faire autrement.

John Bull: Nous voulons dire «pourquoi avez-vous volé»? Qu’est-ce que vous avez voulu démontrer par cette sorte d’exploit?” (Le Piéton de l’air, t. III: 192)

Tout le dialogue des personnages de Délire à deux est parsemé d’insinuations. Elle et Lui sont des individus que la vie commune, dans un appartement complètement isolé du monde, a rendus étrangers l’un à l’autre. La parole devient agression et les personnages découvrent dans les paroles de l’autre des intentions désobligeantes:

(38) “Lui: Je ne dirai plus rien, je ne ferai plus rien. Je ne ferai pas quelque chose non plus. Tu diras toujours que ça t’agace. Je sais très bien ce qui te passe par la tête.

Elle: Qu’est-ce qui me passe par la tête?

Lui: Il passe par la tête ce qui passe par la tête.

Elle: Des insinuations, des allusions perfides. […]

Elle: Elle est belle ta beauté.

Lui: Une beauté est toujours belle. A part de rares exceptions.

Elle: L’exception, c’est moi. C’est ce que tu veux dire?

Lui: Je ne sais pas ce que je veux dire.

Elle: Tu vois bien, tu m’insultes.” (Délire à deux, t. III: 201-215)

Amédée et Madeleine, les personnages de Amédée ou comment s’en débarrasser, vivent claustrés, depuis quinze ans, dans la salle à manger de leur appartement, tandis que le cadavre qui ne cesse plus de grandir occupe leur “chambre à coucher de jeunes mariés”. Ce mal qui a envahi leur maison, s’est insinué aussi dans leurs âmes et a détruit les relations qui unissaient le couple. Leurs échanges de paroles se réduisent à un type de communication extrême, le “délire à deux”. Les accusations, les reproches qu’ils s’adressent sont communiqués le plus souvent indirectement, par des sous-entendus:

(39) “Amédée: Ce n’est pas entièrement ma faute…

Madeleine: Ah, ça par exemple, tu ne vas tout de même pas prétendre que c’est la mienne! […]

Amédée: Je n’arriverai jamais, Madeleine, à t’apprendre la logique. On serait depuis longtemps en prison, ou guillotinés si on avait fait cette déclaration le jour même de la mort. La prescription n’aurait pas eu le temps de jouer…

Madeleine: Evidemment, je n’ai pas raison. Tu ne me donnes jamais raison. Et pourtant…Oui, c’est encore moi qui suis la plus bête, n’est-ce pas? C’est ça que tu veux dire?” (Amédée ou comment s’en débarrasser, t. I: 249-252)

Pour résumer

Les lois conversationnelles, présentes dans tout échange verbal, ont un statut particulier dans le discours théâtral, car “le théâtre est le lieu où les lois conversationnelles sont en vedette, exposées pour être montrées, vues et entendues, et non pas comme dans la vie quotidienne, sous-entendues, subreptices ou inconscientes” (A. Ubersfeld, 1996 a: 79).

La loi de quantité est continuellement violée. Les informations reçues par le lecteur/spectateur sont insuffisantes. Les scènes d’exposition n’ont plus, chez Ionesco, le rôle de renseigner sur la situation et les personnages. L’intrigue se réduit à une action-conversation, sa tension dramatique étant assurée par les angoisses des personnages qui remplacent les événements. Ionesco considère que l’action n’est pas un élément constitutif d’une pièce de théâtre; pour lui le théâtre est “le seul lieu où vraiment rien ne se passe, l’endroit privilégié où vraiment rien ne se passerait” (1966: 265).

Les données supposées connues par les personnages ne sont plus communiquées au lecteur/spectateur par l’intermédiaire des présupposés. Chez Ionesco, ce sont les contenus posés qui assurent, le plus souvent, cette fonction.

Les personnages tendent à représenter le monde par l’explicite du langage. On constate que les contenus implicites sont le plus souvent présupposés (plus proches donc, des contenus explicites) que sous-entendus. Il y a, chez les personnages de Ionesco, une prédilection pour l’explicitation des contenus implicites. Mais cette explicitation n’entraîne pas un surplus de clarté; les énoncés sont alors informatifs sans être pertinents.

Souvent, les présupposés n’assurent pas la cohérence de la conversation, les paroles des personnages n’ont pas l’air d’appartenir à un même dialogue, mais constituent “une collection d’énonciations indépendantes” (O. Ducrot, 1972: 91). Les énonciations se succèdent sans aucune liaison entre elles; le dialogue des personnages de Ionesco a un trait spécifique – il semble “fonctionner sans présupposé commun” (A. Ubersfeld, 1977: 293).

IV.5.2. Lois de discours et comportements sociaux

Au cours de la conversation, les interlocuteurs doivent respecter aussi un ensemble de lois de discours qui concernent les comportements sociaux. H. P. Grice a mentionné (sans insister là-dessus) ce type de lois qui engendrent des implicitations non conventionnelles: “Il y a aussi bien sûr toutes sortes d’autres règles (esthétiques, sociales ou morales), du genre «Soyez poli», que les participants observent normalement dans les échanges parlés” (H. P. Grice, 1980: 62).

G. Brown et S. C. Levinson ont développé une conception de la politesse à partir de la notion de face empruntée à E. Goffman. Les actes accomplis au cours de l’échange verbal constituent des menaces potentielles pour les faces positives et/ou négatives des interlocuteurs. Les interactants ont l’obligation de se ménager les faces au cours de l’échange verbal. La présence des actes menaçants pour les faces (Face Threatening Acts) a conduit à la nécessité de mettre au point différentes stratégies pour atténuer cette menace (apud C. Kerbrat-Orecchioni, 1996: 50).

Dans La Leçon, les actes de langage accomplis par les personnages traduisent l’altération des relations interpersonnelles. Au début de la pièce, le Professeur, supposé possesseur du savoir, semble se trouver dans une position basse, car au moment de l’arrivée de l’Elève il accomplit une série d’actes menaçants pour sa face positive:

(40) “Le Professeur: Bonjour, Mademoiselle…C’est vous, c’est bien vous, n’est-ce pas, la nouvelle élève?

L’Elève, se retourne vivement, l’air très dégagé, jeune fille du monde; elle se lève, s’avance vers le Professeur, lui tend la main: Oui, Monsieur. Bonjour, Monsieur. Vous voyez, je suis venue à l’heure. Je n’ai pas voulu être en retard.

Le Professeur: C’est bien, Mademoiselle. Merci, mais il ne fallait pas vous presser. Je ne sais pas comment m’excuser de vous avoir fait attendre… Je finissais justement… n’est-ce pas, de… Je m’excuse… Vous m’excuserez…” (La Leçon, t. I: 65)

Il est à remarquer que l’acte d’excuse du Professeur n’est précédé d’aucune offense que cet acte présuppose normalement. La réaction de l’Elève à l’excuse du Professeur est réalisée implicitement par la dénégation:

(41) “L’Elève: Il ne faut pas, Monsieur. Il n’y a aucun mal, Monsieur.” (La Leçon, t. I: 65)

Le Professeur continue dans la première partie de la leçon de s’excuser, le plus souvent pour des offenses imaginaires:

(42) “L’Elève: Oh! Je ne les [les chefs-lieux] connais pas tous encore, Monsieur, ce n’est pas si facile que ça, j’ai du mal à les apprendre.

Le Professeur: Oh, ça viendra… Du courage… Mademoiselle… Je m’excuse… de la patience… doucement, doucement… Vous verrez, ça viendra… Il fait beau aujourd’hui… ou plutôt pas tellement… Oh! si quand même. Enfin, il ne fait pas trop mauvais, c’est le principal… Euh… euh… Il ne pleut pas, il ne neige pas non plus.

L’Elève: Ce serait bien étonnant, car nous sommes en été.

Le Professeur: Je m’excuse, Mademoiselle, j’allais vous le dire… mais vous apprendrez que l’on peut s’attendre à tout.” (La Leçon, t. I: 66)

La condition préparatoire de l’acte d’excuse (l’existence d’une offense adressée à l’élève pour laquelle le Professeur est responsable) est rarement remplie. Elle l’est dans cette situation où, après la sortie de la Bonne qui avait interrompu la leçon, le professeur énonce:

(43) “Le Professeur: Excusez-moi, Mademoiselle, pour cette sotte interruption. Excusez cette femme… Elle a toujours peur que je ne me fatigue. Elle craint pour ma santé.” (La Leçon, t. I: 69)

Les conditions de réussite de l’acte de langage sont réunies cette fois-ci, et l’Elève réagit explicitement en acceptant la réparation et en accordant le pardon:

(44) “L’Elève: Oh, c’est tout excusé, Monsieur. Ça prouve qu’elle vous est dévouée. Elle vous aime bien. C’est rare, les bons domestiques.” (La Leçon, t. I: 69)

Lorsque l’Elève n’arrive pas à donner des réponses aux questions du Professeur, celui-ci se culpabilise, en s’en assumant la responsabilité. L’acte d’excuse est réalisé implicitement, le Professeur reconnaissant sa faute qui consiste dans la transgression de la loi de modalité:

(45) “Le Professeur: Je me suis mal fait comprendre. C’est sans doute ma faute. Je n’ai pas été assez clair.” (La Leçon, t. I: 73)

La transformation des rapports entre le Professeur et l’Elève est annoncée dans les didascalies:

(46) “Le Professeur entre. C’est un petit vieux à barbiche blanche; […] Excessivement poli, très timide, voix assourdie par la timidité, très correct, très professeur. Il se frotte tout le temps les mains; de temps à l’autre, une lueur lubrique dans les yeux, vite réprimée. Au cours du drame sa timidité disparaîtra progressivement, insensiblement; les lueurs lubriques de ses yeux finiront par devenir une flamme dévorante, ininterrompue; d’apparence plus qu’inoffensive au début de l’action, le Professeur deviendra de plus en plus sûr de lui, nerveux, agressif, dominateur, jusqu’à se jouer comme il lui plaira de son élève, devenue, entre ses mains, une pauvre chose. Evidemment la voix du Professeur devra elle aussi devenir, de maigre et fluette, de plus en plus forte, et, à la fin, extrêmement puissante, éclatante, clairon sonore, tandis que la voix de l’Elève se fera presque inaudible, de très claire et timbrée qu’elle aura été au début du drame.” (La Leçon, t. I: 64-65)

et aussi par les prédictions et les avertissements de la Bonne:

(47) “La Bonne: Excusez-moi, Monsieur, faites attention, je vous recommande le calme. […] C’est bien, Monsieur. Vous ne direz pas que je ne vous ai pas averti. […] Monsieur, surtout pas de philologie, la philologie mène au pire… […] Bien, Monsieur, bien. Mais vous ne direz pas que je ne vous ai pas averti! La philologie mène au pire!” (La Leçon, t. I: 69-78)

La timidité du Professeur laisse progressivement la place à la violence et à l’agressivité, qui se concrétisent dans une suite d’actes menaçants pour les faces positive et négative de l’Elève. Les agressions verbales: menaces (“Toute langue, Mademoiselle, sachez-le, souvenez-vous-en, jusqu’à l’heure de votre mort…”), ordres (“Silence! Que veut dire cela? […] Taisez-vous. Restez assise, n’interrompez pas… […] N’interrompez pas! Ne me mettez pas en colère! Je ne répondrai plus de moi. […] Silence! Ou je vous fracasse le crâne!”) sont vite suivies d’agressions territoriales non verbales dans la scène du meurtre. Après le crime, c’est la Bonne qui se trouve en position haute. Elle adresse des questions incommodes au Professeur (“Alors, vous êtes content de votre élève, elle a bien profité de votre leçon?”), des reproches (“Et c’est la quatrième fois aujourd’hui!… Et tous les jours c’est la même chose! Tous les jours! Vous n’avez pas honte, à votre âge…mais vous allez vous rendre malade! Il ne vous restera plus d’élèves. Ça sera bien fait.”) et le gifle même.

Pour résumer

Nous avons choisi pour l’analyse La Leçon, une des pièces de Ionesco où lois de discours et comportements sociaux expriment très clairement le changement des rapports de force entre les personnages.

Captifs dans un espace qui n’offre aucune issue (l’appartement au milieu duquel il y a le bureau du Professeur), les trois personnages subissent des métamorphoses inverses. Cet espace carcéral est une sorte de labyrinthe pour les personnages, leur seule possibilité de s’évader étant la mort. D’une fille polie, bien élevée, dynamique, l’Elève devient une amnésique et se transforme dans un objet passif, regardant dans le vide, souffrant d’un terrible mal aux dents. A l’inverse, le Professeur perd sa timidité et devient autoritaire, agressif, impassible à la souffrance physique de son élève. Inconscient et sexualité réprimée se confondent chez le Professeur; la volonté de puissance et le désir amoureux sont les deux pulsions que le Professeur assouvit chaque fois qu’il poignarde une élève.

La Bonne, effacée au début (son rôle était d’introduire l’Elève au bureau du Professeur) commence à exercer une influence considérable sur la Professeur. Après le crime, elle revient à sa fonction du début de la pièce: la sonnette retentit, une nouvelle élève arrive, les mêmes répliques qu’au début sont échangées. La répétition supprime tout espoir de délivrance; une fois l’Elève assassinée, la Bonne révèle la folie du Professeur: c’est la quarantième leçon de la journée, c’est le quarantième assassinat. Les objets présents sur la scène au début de la pièce (cartables, cahiers) matérialisent les crimes précédents. La didascalie de la fin insiste sur la structure cyclique de cette pièce et souligne l’échec du Professeur, condamné à ne pas sortir du cercle infernal d’un tueur en série.

Les transformations subies par les personnages laissent des traces dans leur discours, surtout au niveau des actes de langage accomplis.

IV.5.3. Actes de langage et discours théâtral

La plupart des actes de langage présents dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco sont des actes de langage indirects, comme dans le discours ordinaire d’ailleurs. Cependant, les actes de langage directs, construits à l’aide d’un verbe performatif à la première personne du singulier, ne sont pas totalement absents:

(48) “Deuxième Orateur: […] Je vous promets des gouvernants sains autant que possible et immortels dans la limite de la condition humaine. Je vous promets le bonheur. […]

Premier Docteur: C’est la maladie qui est contagieuse. Excusez-moi. Je m’excuse.” (Jeux de massacre, t. V: 81)

(49) “Le Gros Monsieur: Ne changez donc pas tout le temps votre tableau de bras, comme on change un fusil d’épaule.

Le Peintre: Je m’excuse, Monsieur…” (Le Tableau, t. III: 234)

(50) “Jacques-père: Tu n’es pas mon fils. Je te renie.” (Jacques ou la soumission, t. I: 103)

L’indirection prend souvent la forme de la dérivation allusive, comme en (51) où la valeur primitive des actes de langage est l’assertion et la valeur dérivée – la requête. La valeur dérivée reçoit ici le statut de sous-entendu illocutoire (C. Kerbrat-Orecchioni); elle ne se substitue pas à la valeur primitive:

(51) “Madeleine, insensible: […] Il y a des courants d’airs… […]

Madeleine: Qu’il fait chaud ici. J’étouffe… […]

Madeleine: Allons, mange! Ah…j’ai terriblement froid…” (Amédée ou Comment s’en débarrasser, t. I: 234-235)

La dérivation illocutoire peut prendre aussi la forme du trope, où la valeur dérivée se substitue à la valeur primitive. Si en (52) et (53) l’indirection se réalise par l’emploi d’un trope illocutoire lexicalisé, en (54) l’indirection consiste dans l’emploi d’un trope illocutoire d’invention. L’effet comique est produit ici par la non perception du trope:

(52) “Bérenger, excédé et assez fatigué: Que sais-je alors?” (Rhinocéros, t. III: 20)

(53) “L’Architecte, à Bérenger: Toujours abattu?

Bérenger (geste dans le vague, désemparé): Que voulez-vous?” (Tueur sans gages, t. II: 145)

(54) “Jean: Vous rêvez debout!

Bérenger: Je suis assis.” (Rhinocéros, t. III: 19)

Les présupposés pragmatiques (les conditions de réussite des actes de langage) jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement normal des actes de langage.

Dans La Cantatrice chauve, par exemple, les présupposés pragmatiques ne sont pas toujours réalisés. Au cours des scènes VII et VIII, les personnages commencent à raconter des histoires pour combler les silences. Au début de la scène IX, la Bonne exprime elle aussi son désir de dire une anecdote:

(55) “Mary: Que Madame et Monsieur m’excusent… et ces Dames et Messieurs aussi… je voudrais… je voudrais… à mon tour… vous dire une anecdote.” (La Cantatrice chauve, t. I: 49)

L’incongruité de cette intervention de la Bonne repose dans la non réalisation des présupposés pragmatiques: la Bonne ne se trouve pas dans une posture qui lui permette de prendre la parole. Les autres personnages sanctionnent cette violation du présupposé pragmatique:

(56) “M. Martin: Je crois que la bonne de nos amis devient folle… Elle veut dire elle aussi une anecdote.

Le Pompier: Pour qui se prend-elle? (Il la regarde.) Oh!” (La Cantatrice chauve, t. I: 49)

Les conditions d’emploi pour l’accomplissement de l’acte illocutionnaire directif de requête ne sont pas réalisées en (57):

(57) “Le Pompier: Je vais tâcher de commencer quand même. Mais promettez-moi de ne pas écouter.” (La Cantatrice chauve, t. I: 44)

La réplique de Mme Martin (58) renvoie elle aussi à la non réalisation de la condition préliminaire. L’acte est défectueux, car les autres interlocuteurs ont l’intention d’écouter l’anecdote du Pompier:

(58) “Mme Martin: Mais, si on n’écoutait pas, on ne vous entendrait pas.” (La Cantatrice chauve, t. I: 44)

Les conditions de réussite des actes de langage ne sont non plus réalisées dans la Scène II:

(59) “Mme Smith: […] On n’a rien mangé de toute la journée. Vous n’auriez pas dû vous absenter!

Mary: C’est vous qui m’avez donné la permission.” (La Cantatrice chauve, t. I: 27)

Mme Smith n’agit pas conformément à son acte d’énonciation antérieur (qui a le statut de présupposé) par lequel elle avait permis à Mary de s’absenter. La condition préliminaire d’un tel acte n’est pas réalisée. Le présupposé pragmatique (agir selon l’intention associée à l’acte illocutionnaire de permettre) est contredit aussi par M. Smith qui avoue:

(60) “On ne l’a pas fait exprès!” (La Cantatrice chauve, t. I: 27)

Pour résumer

Tout comme dans l’interaction authentique où la politesse impose la présence d’adoucisseurs (C. Kerbrat-Orecchioni, 1996) dans le discours théâtral les manifestations linguistiques de la politesse consistent dans la formulation indirecte des actes de langage. Les formes d’indirection sont mises en relation avec la gestion de la relation interpersonnelle.

IV.5.4. La compétence encyclopédique

L’emploi des assertions de validité générale (maxime, proverbe) doit être motivé par le surgissement d’une inférence qui s’accorde avec le thème de la conversation. Dans le discours des personnages de Ionesco les proverbes ne sont généralement pas appliqués au contexte conversationnel particulier où ils s’insèrent. Ils restent suspendus dans la conversation, aucun effet n’étant produit par leur énonciation. En plus, les personnages forgent des proverbes à partir des formes proverbiales attestées. L’impossibilité d’attribuer à ces constructions individuelles des représentations conceptuelles adéquates entraîne l’impossibilité de récupérer l’implicite lié à leur énonciation.

La compétence encyclopédique des personnages de Ionesco se manifeste par deux systèmes de représentations: un système de représentations parfaitement compatible avec le système de représentations du monde réel et un système de représentations propre à l’univers fictif. Souvent, les discours des personnages de Ionesco reposent sur des présupposés culturels et idéologiques acceptables dans le monde réel aussi:

(61) “Dudard: Vous êtes un Don Quichotte!” (Rhinocéros, t. III: 89)

(62) “Bérenger: […]… on marche ou alors on se dit à soi-même, comme Galilée: «Eppur, si muove…»” (Rhinocéros, t. III: 94)

(63) “Bérenger: Nous serons Adam et Eve… Ils avaient beaucoup de courage.” (Rhinocéros, t. III: 112)

(64) “Marthe: C’est dimanche, Maman, voyons. On se repose le dimanche.” (Le Piéton de l’air, t. III: 138)

(65) “Journaliste: Il n’a rien vu du tout. Il a tout simplement lu cela dans l’Apocalypse.” (Le Piéton de l’air, t. III: 195)

Les personnages font assez souvent référence, par l’intermédiaire des présupposés existentiels ou idéologiques, à des objets, à des êtres ou à des pratiques qui n’ont de réalité que dans le monde fictionnel des pièces: Roberte, la fiancée à deux nez, Roberte II, la fiancée à trois nez de Jacques ou la soumission, le cadavre qui s’agrandit incessamment et qui fait pousser des champignons vénéneux de Amédée ou comment s’en débarrasser, la Fille-Monsieur de La Jeune fille à marier, le maître sans tête de la pièce Le Maître, Roberte et Jacques-fils de L’Avenir est dans les œufs qui pondent et couvent des œufs selon une loi ancestrale, les masques portés par les femmes dans Le Jeune homme à marier signalant l’existence d’une femme à tête de chien, à oreilles d’ânes, à deux nez et à quatre yeux, à trois visages, etc. Ces personnages surréalistes répondent au désir avoué de Ionesco d’écarter toute description réaliste à des fins caricaturales, ou pour mettre en évidence la dimension symbolique de certains d’entre eux. Le lecteur/spectateur trouvé le plus souvent en la présence d’une marionnette, d’un personnage qui n’a pas de consistance psychologique, “insaisissable dans son nom, dans un portrait qui offre plus de lacunes et d’énigmes que de précisions”, “ne peut lire dans l’évanescence du personnage que son propre vide” (M.-Cl. Hubert, 1987: 33).

Dans les pièces de Ionesco on assiste souvent à une superposition des deux systèmes de représentations. Ionesco, le personnage de L’Impromptu de l’Alma, accepte les présupposés absurdes de la réplique de Bartholoméus III:

(66) “Ionesco: Je voudrais savoir de quoi l’on m’accuse!

Bartholoméus III, sévère: De pondre des œufs!

Ionesco: Je tâcherai de ne plus en pondre…

Bartholoméus III :Vous feriez bien!” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 73)

En (67), la description définie présuppose l’existence dans le monde fictionnel d’autres points cardinaux aussi:

(67) “Jean, à Marie-Madeleine: Je n’arrive pas à te comprendre! Pourquoi revenir sur ces lieux? Nous étions si bien, là-bas, dans la nouvelle maison, avec ses fenêtres en plein ciel, des fenêtres qui entouraient l’appartement…par lesquelles la lumière pénétrait du Sud, du Nord, de l’Est, de l’Ouest, et de tous les autres points cardinaux.” (La Soif et la faim, t. IV: 77)

Les présupposés existentiels et culturels du monde fictif des pièces contredisent les présupposés existentiels et culturels du monde réel:

(68) “Ionesco: Et puis… et puis… Shakespeare!

Bartholoméus III : Ce n’est pas un auteur français. Les autres peut-être, mais celui-là c’est un Russe.[…]

Ionesco, suprême effort: C’est vrai. J’aime mieux Shakespeare.

Bartholoméus III, à part: Ce n’est pas un Polonais. Voyons le Petit Larousse.

Il cherche dans le «Petit Larousse». […]

Bartholoméus III, fermant son dictionnaire: Si, le Larousse dit que c’est un Polonais.” (L’Impromptu de l’Alma, t. II: 74)

(69) “Bérenger: La croyance populaire prétend que lorsque les gens meurent ils vont dans l’anti-monde.

Ire V. Anglaise: Il y a des faits qui semblent confirmer cette croyance. Dès qu’une personne décède et qu’elle est mise en bière, son cadavre disparaît.

IIe V Anglaise: C’est ce qui explique la légèreté des cercueils. Que deviennent les corps?” (Le Piéton de l’air, t. III: 149)

(70) “Thomas: Puisque Neuilly n’est pas à Paris, et puisque Paris n’est pas la France, elle devait demander un visa sur son passeport chaque fois qu’elle venait me voir à Paris.” (Vacances, t. V: 293)

La compétence encyclopédique doit assurer aussi le décodage des contenus explicites. Mais les personnages de Ionesco sont incapables de choisir parmi les sens des mots, les sens imposés par le co(n)texte:

(71) “Bérenger: Le rhinocéros, ou, si vous voulez, ces deux malheureux rhinocéros que nous avons aperçus.

Jean: Ah oui, je me souviens… Qui vous a dit que ces deux rhinocéros étaient malheureux?” (Rhinocéros, t. III: 67)

(72) “Le Professeur: Continuons. Ainsi, pour vous donner un exemple qui n’est guère qu’une illustration, prenez le mot front…

L’Elève: Avec quoi le prendre?

Le Professeur: Avec ce que vous voudrez, pourvu que vous le preniez, mais surtout n’interrompez pas.” (La Leçon, t. I: 83)

Dans le poème de la Bonne Le feu (La Cantatrice chauve), les emplois de l’énoncé polysémique Prit feu conduisent à la désintégration complète du sens:

(73) “Mary: Je vais vous réciter un poème, alors, c’est entendu? C’est un poème qui s’intitule «Le Feu» en l’honneur du Capitaine.

LE FEU

Les polycandres brillaient dans les bois

Une pierre prit feu

Le château prit feu

La forêt prit feu

Prit feu, prit feu […]

Les poissons prirent feu

L’eau prit feu

Le ciel prit feu […]

Le feu prit feu

Tout prit feu.” (La Cantatrice chauve, t. I: 51)

M. Issacharoff identifie dans le poème de la Bonne six emplois différents du syntagme prit feu: “un emploi littéral (le château prit feu; la forêt prit feu), un emploi métaphorique (1) (une pierre prit feu; l’eau prit feu; le ciel prit feu), un emploi métaphorique (2) (les hommes prirent feu; les femmes prirent feu), un emploi absurde ou oxymorique (l’eau prit feu; la fumée prit feu), un emploi pseudo-logique: «tout prit feu» qui présuppose un antécédent de «tout» ayant des éléments compatibles (ce qui est impossible); et, enfin, un emploi métalinguistique correspondant à une conclusion sémantique: «prit feu, prit feu» – c’est-à-dire le signifiant lui-même se détruit par le feu.” (1985: 157). De cette façon cet anti-poème annule toute règle sémantique stable.

La compétence encyclopédique ne joue aucun rôle dans l’identification des homonymes. Dans La Cantatrice chauve par exemple, Ionesco exploite copieusement le jeu des homophones pain et pin, bien qu’il n’utilise que le premier terme:

(74) “M. Martin: Le pain est un arbre tandis que le pain est aussi un arbre, et du chêne naît un chêne, tous les matins à l’aube.” (La Cantatrice chauve, t. I: 54)

L’énoncé (75) pourrait se lire Le pape n’a pas de sous-pape, où le signifiant semble créer un nouveau référent:

(75) “M. Smith: Le pape dérape! Le pape n’a pas de soupape. La soupape a un pape.” (La Cantatrice chauve, t. I: 56)

Chez les personnages de Ionesco, la compétence encyclopédique n’assure pas l’identification des référents. La confusion référentielle est la source des effets comiques:

(76) “Le Pompier: Il y a tout de même, mais c’est assez rare aussi, une asphyxie au gaz, ou deux. Ainsi, une jeune femme s’est asphyxiée, la semaine dernière, elle avait laissé le gaz ouvert.

Mme Martin: Elle l’avait oublié?

Le Pompier: Non, mais elle a cru que c’était son peigne.” (La Cantatrice chauve, t. I: 43)

(77) “Le Monsieur: Madame, oh, madame, je m’aperçois que je viens d’enfoncer ma canne dans votre œil. Pardon; que je suis maladroit!

La Dame: Pas du tout, Monsieur, c’est mon parapluie.” (Leçon sur la politesse, t. V: 318)

(78) “Jean-Marie: Excusez-moi, mademoiselle. Ah, voici quelqu’un. Bonjour, docteur.

X I: Pardon, je ne suis pas le docteur. Je suis la porte du bâtiment principal. Entrez, entrez.” (La Visite à l’hôpital, t. V: 277)

La confusion référentielle est déterminée souvent par l’appartenance d’une propriété à plusieurs objets/êtres, ce qui entraîne chez les personnages de Ionesco une identité des objets/êtres comportant cette propriété:

(79) “Elle: […] Le mollusque est un animal mou. Comme la tortue. Comme le limaçon. Il n’y a pas de différence. Si tu fais peur au limaçon, il se cache dans sa coquille, exactement comme la tortue. Preuve de plus que c’est la même bête.” (Délire à deux, t. III: 204)

(80) “M. Smith: Puisqu’elle est blonde, elle ne peut être que Marie.” (La Cantatrice chauve, t. I: 48)

L’identité des noms conduit elle aussi à l’identité des personnes:

(81) “Mme Smith: La pauvre Bobby.

M. Smith: Tu veux dire «le» pauvre Bobby.

Mme Smith: Non, c’est à sa femme que je pense. Elle s’appelait comme lui, Bobby, Bobby Watson. Comme ils avaient le même nom, on ne pouvait pas les distinguer l’un de l’autre quand on les voyait ensemble.” (La Cantatrice chauve, t. I: 24)

(82) “Le facteur: Vous n’êtes pas M. Amédée Buccinioni?

Amédée: Je ne suis pas le seul Amédée Buccinioni de Paris, Monsieur. Un tiers des Parisiens portent ce nom.” (Amédée ou comment s’en débarrasser, t. I: 238-239)

IV.5.5. La compétence logique

La compétence logique doit permettre la production des inférences qui aident à la récupération des contenus implicites. Chez les personnages de Ionesco cette compétence est tellement réduite qu’ils sont incapables d’observer les principes logiques fondamentaux.

Le Logicien de Rhinocéros fonde son raisonnement sur de faux syllogismes:

(83) “Le Logicien, au Vieux Monsieur: Voici un syllogisme exemplaire. Le chat a quatre pattes. Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes. Donc Isidore et Fricot sont chats. […] Autre syllogisme: tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat.” (Rhinocéros, t. III: 24-25)

Les conclusions auxquelles est amené le Vieux Monsieur sont évidemment erronées: “Mon chien a aussi quatre pattes. […] Donc, logiquement, mon chien serait un chat” (dans le premier cas) et “Socrate était donc un chat!” (dans le second cas).

Les inférences auxquelles aboutissent le Logicien et le Vieux Monsieur en (84) sont manifestement fausses, car leur raisonnement n’est qu’en apparence conforme aux règles de la logique:

(84) “Le Logicien, au Vieux Monsieur: Le chat Isidore a quatre pattes.

Le Vieux Monsieur: Comment le savez-vous?

Le Logicien: C’est donné par hypothèse.

Le Vieux Monsieur, au Logicien: Ah! Par hypothèse!

Le Logicien, au Vieux Monsieur: Fricot aussi a quatre pattes. Combien de pattes auront Fricot et Isidore?

Le Vieux Monsieur, au Logicien: Ensemble, ou séparément?

Le Logicien, au Vieux Monsieur: Ensemble, ou séparément, c’est selon.

Le Vieux Monsieur, au Logicien, après avoir péniblement réfléchi: Huit, huit pattes.

Le Logicien: La logique mène au calcul mental.

Le Vieux Monsieur: Elle a beaucoup de facettes!

Le Logicien, au Vieux Monsieur: La logique n’a pas de limites! Vous allez voir… J’enlève deux pattes à ces chats. Combien leur en restera-t-il à chacun?

Le Vieux Monsieur: C’est compliqué.

Le Logicien, au Vieux Monsieur: C’est simple au contraire. […]

Le Vieux Monsieur, au Logicien: Il y a plusieurs solutions possibles.

Le Logicien, au Vieux Monsieur: Dites. […]

Le Vieux Monsieur, au Logicien: Une première possibilité; un chat peut avoir quatre pattes, l’autre deux.

Le Logicien: Vous avez des dons, il suffisait de les mettre en valeur.” (Rhinocéros, t. III: 26-28)

Philippe et Marie-Jeanne, tout comme le Logicien et le Vieux Monsieur dans l’exemple antérieur, fondent leur argumentation sur des sophismes:

(85) “Marie-Jeanne: Au lieu d’épouser une malade imaginaire dont l’existence n’est qu’hypothétique, il vaut mieux épouser une précieuse ridicule.

Philippe: Une précieuse ridicule ne peut exister, car le ridicule tue. Ainsi, une précieuse ridicule est tout aussi imaginaire qu’une femme malade. Ni l’une ni l’autre ne peuvent exister.

Marie-Jeanne: Cependant, nous savons tous qu’il existe des femmes précieuses. Nous en avons tous rencontré. Il est vrai que les précieuses ne peuvent être que ridicules. Donc les précieuses ridicules existent même si elles sont mortes à cause du ridicule.

Philippe: La logique nous fait conclure à leur existence. Il faut y croire, puisque la logique c’est l’évidence. Cependant, les précieuses ridicules sont-elles vraiment conscientes qu’elles existent?

Marie-Jeanne: On ne peut le savoir. En tout cas, elles sont des personnes bien sophistiquées.” (Le Malheur des sophismes, t. V: 282)

Les personnages semblent affectés par des troubles qui se traduisent par un dérèglement de la pensée et du raisonnement.

L’impossibilité du langage à exprimer les sentiments fait naître l’angoisse chez Nicolas, le personnage de la pièce Victimes du devoir. Les réflexions de Nicolas remettent en cause les principes de la rationalité cartésienne et montrent la relativité de la logique. L’ouverture vers l’onirisme et l’imaginaire permettrait une meilleure compréhension du monde.

Le principe de la non-contradiction est presque chaque fois remis en cause, le discours des personnages n’ayant pas de consistance logique, comme dans cette séquence de La Cantatrice chauve:

(86) “M. Smith: Le cœur n’a pas d’âge.

M. Martin: C’est vrai.

Mme Smith: On le dit.

Mme Martin: On dit aussi le contraire.” (La Cantatrice chauve, t. I: 35)

Les énoncés de (87) sont contradictoires bien que les personnages n’aient aucune difficulté à les accepter comme vrais. En plus, les locuteurs admettent une troisième possibilité qui serait normalement exclue dans une telle situation. L’absurdité de l’enchaînement de tels énoncés provient de l’affirmation et de la négation simultanées des contenus posés:

(87) “M. Smith: La vérité est entre les deux.

M. Martin: C’est juste.” (La Cantatrice chauve, t. I: 35)

Les connecteurs logiques n’aident pas les personnages de Ionesco à reconstituer des propositions implicites qui, généralement, rendent satisfaisants les enchaînements du type p connecteur q. La structure argumentative p mais q n’est interprétable que par la reconstitution des conclusions implicites. L’opposition que le connecteur mais établit normalement entre deux arguments est effacée en (88). Aucun rapport d’opposition ne peut être établi entre la marche et le chauffage, ce qui entraîne l’impossibilité de récupérer les conclusions implicites.

(88) “M. Smith: On marche avec les pieds, mais on se réchauffe à l’électricité ou au charbon.” (La Cantatrice chauve, t. I: 53)

Les relations d’association entre plusieurs éléments d’une série permettent, généralement, l’engendrement des inférences. De telles inférences sont bloquées en (89):

(89) “M.me Smith: Le yaourt est excellent pour l’estomac, les reins, l’appendicite et l’apothéose.” (La Cantatrice chauve, t. I: 23)

Les éléments de cette énumération ne font pas partie de la même catégorie sémantique, notion qui pourrait se définir selon C. Kerbrat-Orecchioni, comme “un ensemble de termes relativement homogènes dénotativement, mais surtout connotativement” (1986: 368). L’association des trois premiers termes de la construction coordinative repose sur l’existence de certains traits sémantiques communs qui ne se retrouvent plus dans le dernier terme. Le plus souvent, le contraste est résolu au niveau implicite, par le surgissement d’une inférence qui rétablisse l’homogénéité sémantique. La compétence logique du personnage ne permet pas dans ce cas (au niveau du codage) l’application d’une telle inférence et aucune connexion ne peut être établie entre les termes coordonnés ni au niveau explicite, ni au niveau de ce qui est implicité.

On assiste souvent, dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco, à une mise en cause des présupposés logiques. Cette transgression des présupposés les plus évidents (A. Ubersfeld, 1996a: 74) constitue une source inépuisable de comique comme, par exemple, en (90) et (91):

(90) “Mme Smith: L’expérience nous apprend que lorsqu’on entend sonner à la porte, c’est qu’il n’y a jamais personne.” (La Cantatrice chauve, t. I: 38)

(91) “Daisy: Tu ne prévois les événements que lorsqu’ils sont déjà arrivés.” (Rhinocéros, t. III: 109)

Mais le comique est incessamment menacé par le tragique. Comme “le comique n’est qu’un tragique vu de dos” (G. Genette, 1982: 27), le passage de l’un à l’autre se réalise chez Ionesco en poussant le comique au paroxysme: “Prenez une tragédie, précipitez le mouvement, vous aurez une pièce comique: videz les personnages de tout contenu psychologique, vous aurez encore une pièce comique; faites de vos personnages des gens uniquement sociaux, pris dans la «vérité» et la machinerie sociale, vous aurez de nouveau une pièce comique… tragi-comique” (E. Ionesco, 1966: 305).

IV.5.6. La compétence linguistique

Si la compétence logique a un rôle capital dans la récupération des contenus implicites, la compétence linguistique est essentielle dans le décodage des contenus explicites. Souvent, dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco, le décodage de ces derniers fait défaut. Les personnages ne s’accordent pas sur les signifiants et les signifiés, ce qui entraîne une destruction de la référence.

Les signifiants sont déformés: aristocraves, doudre, octogénique, vilenain, aïeufs, mononstre, avocacat, trempler, cordoléances, pratricide, etc.

Les actes de langage se réduisent parfois uniquement à la production des actes phonétiques (J.-L. Austin):

(92) “Jacqueline: […] je t’exertre.” (Jacques ou la soumission, t. I: 103)

(93) “Jacques-Mère, Jacques-Père, Jacques-Grand-Mère, Jacques-Fils, Jacqueline, Roberte-Mère, Roberte entonnent, tous en chœur, tournés, dos au public, vers le portrait du grand-père: Cordoléances! Cordoléances! Cordoléances! Nos chaleureuses, nos sincères cordoléances! Cordoléances! Cordoléances! Cordoléances!” (L’Avenir est dans les œufs, t. I: 143-144)

(94) “M. Smith: Kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes, kakatoes. […]

M .Smith: A, e, i, o, u, a, e, i, o, u, a, e, i, o, u, i!

Mme Martin: B, c, d, f, g, l, m, n, p, r, s, t, v, w, x, z!” (La Cantatrice chauve, t. I: 54-56)

Dans le sketch Les Salutations l’accent est mis sur les signifiants. Le dialogue des personnages se réduit à la répétition des mots à voyelle nasale identique (vu sa passion des adverbes ou des faux adverbes) et il est vidé de toute signification:

(95) “IIIe Monsieur: Ça va… adénitemment, arthritiquement, astéroïdemment, astrolabiquement, atrabilairement, balalaïkemment, baobabamment, basculamment, bissextilement, cacologiquement, callipygeusement, caniculeusement, capiscoliquement, carcassiquement, caronculeusement, cartilagineusement, castapianeusement…

Une Spectatrice, dans la salle: Ce sont des vers!…

Le IIIe Monsieur, continuant: chipolateusement, cholérageusement, circonlocutoirement, cirrhosiquement, cochoniquement…” (Les Salutations, t. III: 290)

Les personnages associent des signifiés incompatibles et le sens global de telles constructions est oblitéré:

(96) “Mme Smith: […] On aurait bien fait peut-être de prendre, au dessert, un petit verre de vin de Bourgogne australien mais je n’ai pas apporté le vin à table afin de ne pas donner aux enfants une mauvaise preuve de gourmandise. […] J’irai demain lui acheter une grande marmite de yaourt bulgare folklorique.” (La Cantatrice chauve, t. I: 22)

(97) “La Vieille, tourne la tête vers la première Dame invisible: Pour préparer des crêpes de Chine? Un œuf de bœuf, une heure de beurre, du sucre gastrique.” (Les Chaises, t. II: 30)

(98) “La Vieille: Les prolétaires? les fonctionnaires? les militaires? les révolutionnaires? les réactionnaires? les aliénistes? et leurs aliénés?” (Les Chaises, t. II: 19)

(99) “Edouard, continuant: …Quelque chose comme de l’assassinat-fiction, de la poésie, de la littérature…” (Tueur sans gages, t. II: 181)

Dans Jacques ou la soumission le signifié chat est assimilé à d’autre signifiants:

(100) “Roberte II: Qu’est-ce que c’est, sur votre tête?

Jacques: Devinez! C’est une espèce de chat. Je le coiffe dès l’aube.

Roberte II: C’est un château?

Jacques: Je le garde toute la journée sur ma tête. A table, dans les salons, je ne l’enlève jamais. Il ne me sert pas à saluer.

Roberte II: C’est un chameau? Un chaminadour?

Jacques: Il donne des coups de pattes, mais il sait travailler la terre.

Roberte II: C’est une charrue!

Jacques: Il pleure quelquefois.

Roberte II: C’est un chagrin?

Jacques: Il peut vivre sous l’eau.

Roberte II: C’est un chabot?

Jacques: Il peut aussi flotter sur l’onde.

Roberte II: C’est une chaloupe?

Jacques: Tout doucement.

Roberte II: C’est un chaland?…” (Jacques ou la soumission, t. I: 128)

Cette assimilation est complète dans les dernières répliques de la pièce:

(101) “Jacques: Tout est chat.

Roberte: Pour y désigner les choses, un seul mot: chat. Les chats s’appellent chat, les aliments: chat, les insectes: chat, les chaises: chat, toi: chat, moi: chat, le toit: chat, le nombre un: chat, le nombre deux: chat, trois: chat, vingt: chat, trente: chat, tous les adverbes: chat, toutes les prépositions: chat. Il y devient facile de parler…

Jacques: Pour dire: dormons chérie…

Roberte: Chat, chat.” (Jacques ou la soumission, t. I: 129)

Tous les signifiants se réduisent au mot chat, les signifiés et les référents étant totalement effacés.

Pour résumer et conclure

Le discours théâtral a pour fondement un présupposé essentiel: Nous sommes au théâtre (A. Ubersfeld, 1996a: 74). Ce présupposé théâtral implique une indépendance du monde fictif créé par le dramaturge, monde qui institue une réalité scénique différente de la vie réelle. Chez Ionesco, on assiste à une superposition de deux systèmes de représentations: un système compatible avec le système de représentations du monde réel et un système de représentations propres au monde fictionnel. Cette superposition entraîne des contradictions entre les présupposés existentiels, factuels, logiques et idéologiques des deux systèmes de représentations et conduit souvent à des brouillages référentiels.

Généralement, au théâtre, la parole est un instrument de communication entre les personnages, car c’est le principal véhicule qui sert à transmettre des informations que l’auteur adresse aux lecteurs/spectateurs, jouant sur la double énonciation. Cette fonction de la parole est mise en cause par E. Ionesco, car, pour lui, le langage n’est plus capable d’exprimer la pensée et de tisser des liens entre les individus. C’est pourquoi le dialogue est disloqué, le système des répliques est brouillé. Le dialogue connaît dans l’œuvre théâtrale de Ionesco des formes diverses qui vont de la simple distorsion jusqu’à l’anéantissement. Le discours théâtral d’Eugène Ionesco renferme bien des constructions déviantes de dialogues: discours par emboîtement, faux dialogues ou pseudo-dialogues, dialogues fondés sur une contradiction systématique, réponses à côté, constructions qui mettent en évidence l’instabilité de la communication entre les interlocuteurs. De cette façon, le dialogue “est frappé de mort et devient […] signe du néant. Dialogue de sourds, désadapté, il se confond avec le monologue intérieur ou se désintègre dès qu’il tente d’établir une communication […]” (P. Vernois, 1991 [1972]: 229). Le dialogue se transforme dans une sorte de quasi-monologue devant un personnage absent ou muet, dans un appel auquel personne ne saurait répondre. D’autre part, le recours au monologue, au faux dialogue, au faux monologue est une forme d’affirmer les conventions théâtrales et de mettre en évidence les artifices de la représentation.

Nous avons considéré que l’analyse pragmatique proposée par O. Ducrot (1972, 1984) et C. Kerbrat-Orecchioni (1986) est appropriée à la situation de communication interne propre au discours théâtral. Le cadre théorique proposé par O. Ducrot permet de distinguer deux types essentiels de contenus implicites: les présupposés et les sous-entendus. A partir de la théorie d’O. Ducrot qui définit les présupposés en termes de conditions de contenu des énoncés, C. Kerbrat-Orecchioni a identifié, à côté des présupposés sémantiques, des présupposés pragmatiques liés à la réalisation des conditions de félicité des actes de langage. Les contenus implicites sont récupérés, selon C. Kerbrat-Orecchioni, par le recours à diverses compétences: linguistique, encyclopédique, rhétorico-pragmatique, logique, compétences mises en œuvre pour la récupération des contenus explicites aussi.

Dans le discours théâtral d’ Eugène Ionesco les lois de discours sont constamment transgressées par les personnages sans que cette violation soit un obstacle à leur “communication”. Le jeu entre l’explicite et l’implicite dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco transgresse les règles du genre. La parole des personnages et les énoncés didascaliques, qui devraient fournir des informations aux lecteurs/spectateurs et aux metteurs en scène sur l’univers fictionnel d’une pièce, sont des facteurs d’ambiguïté. La conséquence est la sous-information des lecteurs/spectateurs qui se trouvent dans une incertitude permanente, en l’absence de tout point de repère.

Les personnages ne semblent pas s’accorder sur le monde. Leurs dialogues sont fondés sur des contradictions entre contenus explicites et implicites, contradictions internes à la réplique d’un même personnage, contradictions entre les répliques différentes d’un même personnage ou des personnages différents. La contradiction forte entre posés et présupposés ou entre les présupposés d’un même énoncé sous-tend l’enchaînement des répliques. La production de tels énoncés n’entraîne rien d’incongru chez les personnages de Ionesco. Leur communication, même si elle est insolite, n’est pas entravée par la présence de ces contrastes, qui ne sont ressentis, le plus souvent, que sur le plan de la réception.

V. Verbal/non-verbal dans l’interaction. Verbal et non-verbal au théâtre

Le matériau sémiotique dont se compose la conversation est hétérogène; on a affaire à des unités verbales, paraverbales et non-verbales situées dans un cadre contextuel donné (C. Kerbrat-Orecchioni, 1990: 75). Le contexte est donc une composante de base de l’interaction, mais reste pourtant un concept assez flou: “[…] on entend par contexte un ensemble de données aussi hétérogène qu’étendu (et ce théoriquement à l’infini, car de proche en proche, le contexte en vient à englober la totalité de l’univers physique et social)” (C. Kerbrat-Orecchioni, 1990: 106). Le contexte se définit notamment par son caractère dynamique, car il est soumis à des modifications successives au cours de l’interaction. Comme les éléments du texte contribuent à la redéfinition continuelle du contexte, la frontière entre texte et contexte est impossible à tracer nettement: “[…] les unités textuelles doivent être envisagées à la fois comme déterminées par le contexte, et comme le construisant progressivement (dans la mesure où certaines des informations fournies par le texte sont converties et «recyclées» en données contextuelles)” (C. Kerbrat-Orecchioni, 1990: 107). L’idée qui en résulte est que le texte est composé du matériau aussi bien verbal que non-verbal. Ces unités non linguistiques kinésiques, proxémiques, mimiques, etc. accompagnent la production verbale et constituent, pour J. Cosnier et A. Brossard, le co-texte: “Communication non Verbale ne devrait pas être synonyme de communication non langagière; une partie du langage est non verbale, et il est vrai qu’il y a aussi du non Verbal qui n’est pas du langage; c’est la distinction à faire, rarement faite, entre le non Verbal co-textuel et le non Verbal contextuel” (1984: 7). Selon J. Cosnier et A. Brossard les signaux statiques (marques corporelles, marqueurs d’appartenance, marqueurs de relation) sont contextuels et les signaux cinétiques (un ensemble d’éléments qui ne font pas partie du contexte, mais qui environnent le texte) co-textuels. Texte et co-texte forment l’énoncé total: “énoncé langagier hétérogène formé par la synergie des trois sous-systèmes: vocal, verbal et gestuel” (1984: 28). Bien que ce problème ne soit pas entièrement résolu (voir à ce sujet les remarques de C. Kerbrat-Orecchioni, 1990: 107-108), on pourrait affirmer avec J. Lyons que le contexte est une construction théorique du descripteur: “Le contexte, il faut le remarquer, est une construction théorique: en la postulant, le linguiste opère par abstraction, à partir de la situation réelle et établit comme contextuels tous les facteurs qui, en vertu de leur effet sur les participants à un événement linguistique, déterminent systématiquement la forme, l’adéquation et le sens des énoncés.” (J. Lyons, 1990: 199).

Au théâtre, le dramaturge est assimilable au descripteur de l’interaction; il recourt à des opérations de filtrage pour ne retenir que les éléments qu’il considère pertinents pour la compréhension des dialogues entre les personnages. Ce sont notamment les didascalies centrées sur le non-verbal qui contribuent à la création du contexte; elles contiennent des informations nécessaires à la production du sens. Les didascalies centrées sur le non-verbal sont nombreuses dans une pièce comme Le Piéton de l’air: 195 occurrences, “un bon témoignage de l’ancrage de la production du sens dans les événements non langagiers” (T. Gallèpe, 1997: 197). Ces 195 didascalies à dénotation non-verbale peuvent être réparties en 7 catégories, selon les contenus exprimés:

regard, 16 didascalies:

“Bérenger: […] Ces derniers mots en regardant sa fille.” (t. III: 148)

“John Bull, regardant les vieilles femmes” (t. III: 163)

postures, 14 didascalies:

“Légère et discrète hésitation des Anglais.” (t. III: 188)

“Joséphine, dans l’effroi, garde pourtant une politesse mondaine, ainsi que l’Homme en Blanc; […]” (t. III: 188)

mimique, 4 didascalies:

“Avant de sortir, ils se tournent vers elle une dernière fois, la saluent ironiquement, font des gestes grotesques et des grimaces, en riant.” (t. III: 183)

“Au moment où ils arrivent devant Joséphine, l’un des assesseurs, gros et congestionné de figure, agite une clochette.” (t. III: 183-184)

activités paraverbales, 5 didascalies:

“Les Anglaises agitent des mouchoirs de couleurs et applaudissent en criant «Vive Bérenger». Les Anglais se taisent.” (t. III: 192)

“Silence du Tribunal.” (t. III: 184)

kinésique, 144 didascalies:

“Entre John Bull.” (t. III: 141)

“Les deux Anglaises sortent.

Le Journaliste et John Bull entrent.” (t. III: 142)

proxémique, 45 didascalies:

“Tandis que le Passant continue de se rapprocher doucement.” (t. III: 144)

“Les trois Bérenger se sont levés et font quelques pas en direction du Passant avant qu’il ait disparu.” (t. III: 145)

teneur des propos de l’interactant, 2 didascalies:

“Les autres Anglais reprennent en chœur: «Non, non, ce n’est pas bien élevé du tout».” (t. III: 164)

“Puis tous les Anglais reprennent en chœur les mêmes trilles.” (t. III: 135)

Dans une conversation authentique, les informations que les interlocuteurs reçoivent sont parsemées de signes voco-acoustiques, des signes corpo-visuels, des signes olfactifs, tactiles et thermiques. A côté du matériel verbal se trouve le paraverbal avec les intonations, les pauses, l’intensité articulatoire, le débit, les particularités de la prononciation, les caractéristiques de la voix et le non-verbal avec les statiques (naturels, acquis ou surajoutés), les cinétiques lents (attitudes, postures) et les cinétiques rapides (jeu des regards, des mimiques et des gestes). Les didascalies centrées sur le non-verbal servent à donner pour chaque dialogue une quantité d’informations qui puissent orienter le travail interprétatif du lecteur/du metteur en scène/du comédien.

Les signes non-verbaux ont été analysés par les différents chercheurs, sans que l’on puisse classer complètement ce type de phénomènes. Nous suivons la taxinomie proposée par C. Kerbrat-Orecchioni (1990: 144-150) qui présente l’avantage de classer presque tous les signaux non-verbaux dans une perspective interactionnelle. En même temps, cet ouvrage constitue une synthèse des travaux antérieurs sur la problématique en question. C. Kerbrat-Orecchioni distingue six catégories de fonctions: constituer les conditions de possibilité de l’interaction, structurer l’interaction, déterminer le contenu de l’interaction, fournir les indices de contextualisation, déterminer la relation mutuelle, faciliter les opérations d’encodage. Notre intérêt est de voir comment les fonctions des signes non-verbaux s’expriment dans la pièce de Ionesco. Les didascalies renferment un ensemble de présupposés nécessaires au déroulement de l’interaction. Ionesco mentionne souvent le non-verbal comme conditions de possibilité de l’interaction: la distance proxémique, l’orientation du corps et le regard sont très souvent, on a pu le constater, marqués dans les didascalies centrées sur le non-verbal. Généralement, une même didascalie fait référence simultanément aux plusieurs registres (notations sur le regard, la mimique, la proxémique, la kinésique):

“Le juge monumental avance, sur des roulettes bien sûr, vers Joséphine, jusqu’à ce qu’elle soit juste en face de lui, et tout près; pour le regarder, elle lève la tête. A droite et a gauche du juge, il y a deux assesseurs, également vêtus de rouge, bien moins grands; ils sont assis d’ailleurs; seul, le juge reste debout. C’est un tribunal, tout installé, qui arrive sur des rails. Après être arrivés en roulant lentement près de Joséphine, ils repartiront de la même façon, mais à reculons. Au moment où ils arrivent devant Joséphine, l’un des assesseurs, gros et congestionné de figure, agite une clochette. L’autre a une cagoule sur la tête. Arrêt.” (t. III: 183-184)

“Marthe et Joséphine se sont approchées, elles aussi, du fond et contemplent. Les Anglais, avec les enfants, sont entrés par la droite et par la gauche. Ils regardent eux aussi le pont. Toutefois, ils sont plus calmes, beaucoup plus calmes, et commentent raisonnablement.” (t. III: 158)

Ces didascalies ne sont pas uniquement des notations de pures conditions interactionnelles, mais ont aussi un pouvoir informatif sur les personnages en présence et leur relation.

Une deuxième fonction concerne la structuration de l’interaction. Si dans les conversations authentiques la structuration du dialogue est en perpétuelle négociation, la seule chose préétablie consistant dans le rituel d’ouverture et de clôture et dans une certaine complétude de l’échange, dans le dialogue théâtral tout est préétabli de sorte que “Le dialogue, construit d’avance, n’a guère besoin non plus de signaux d’enchaînement […] Le dialogue n’a pas besoin non plus de faire appel aux stratégies permettant de garder un tour de parole menacé par l’interlocuteur […]” (D. André-Larochebouvy, 1985: 13-14). Les didascalies centrées sur le non-verbal marquent le cadre participatif qui sert à la communication entre les personnages, mais aussi à la communication auteur – lecteurs/metteur en scène/comédiens. Les didascalies méta-interactionnlles centrées sur le déroulement de l’interaction, qui servent à marquer qui parle à qui, ont elles aussi le rôle de marquer la structuration du dialogue. Mais le changement de position tout comme les indications proxémiques (les entrées et les sorties des personnages) conduisent eux aussi à l’identification des schémas participatifs et de l’organisation interne des groupes et sous-groupes conversationnels:

“Pendant qu’il dit cette dernière phrase, le Ier Anglais a dit à son épouse: «Il est tard pour le Petit.» […] Le Ier Anglais et le Petit Garçon s’en vont doucement vers la gauche (cour) ou de vagues crépitements et de faibles lueurs de feux d’artifices indiquent une triste fête.” (t. III: 196)

“Les Anglais se rejoignent au milieu du plateau, échangent des salutations. Les enfants suivent leurs parents et quittent la scène. Ceux qui partent du côté où se trouve le banc saluent les Bérenger. Maintenant, sur le plateau, il n’y a plus que les Bérenger et le Passant de l’Anti-Monde que personne n’a remarqué. Le Passant se dirige lentement vers le banc, avec, dans sa bouche, sa pipe à l’envers.” (t. III: 144)

La troisième fonction se rapporte à la détermination du contenu de l’interaction. Les didascalies peuvent marquer la réalisation des actes de langage:

“Les Anglais s’écartent en protestant, sauf les petits Anglais que les parents tirent par la main.” (t. III: 175)

“Bérenger les [les Anglais] salue en les [les Anglais] remerciant […]” (t. III: 173)

Certaines didascalies servent à décrire des gestes et des mouvements qui sont porteurs d’une valeur illocutoire précise, le geste remplaçant l’acte de langage:

“Index menaçant du Juge pointé sur Joséphine. Mouvements approbateurs de tête des deux assesseurs. Les mouvements de celui qui a la cagoule sont plus forts et plus grotesques.” (t. III: 185)

“L’Homme en Blanc fait un signe; gibet, bourreau, Homme en Blanc lui-même disparaissent lentement à gauche.” (t. III: 189)

ou bien l’accompagnant:

“Ire Anglaise, montrant sa Petite Fille aux autres Anglais: Elle veut être cantatrice.” (t. III: 133)

“Bérenger continue de sautiller tout en disant cela et fait de grands gestes avec les bras comme avec des ailes.” (t. III: 160)

On constate que chez Ionesco le contenu informationnel de l’interaction est le plus souvent rendu par les signes non-verbaux contenus dans les didascalies, signes qui remplacent ou qui redoublent la communication verbale.

La quatrième fonction est liée, selon C. Kerbrat-Orecchioni, aux indices de contextualisation et permet de donner des indications nombreuses et diverses sur les caractéristiques biologiques, psychologiques et sociales des interactants. Les signes non-verbaux contenus dans les didascalies ont le rôle de rendre les émotions et les sentiments des personnages:

“Joséphine, mi-inquiète, mi-admirative:” (t. III: 178)

“La voix de Bérenger, angoissée:” (t. III: 190)

“Elle [Joséphine] sanglote.” (t. III: 185)

Chez Ionesco, cette fonction des signes non-verbaux n’est pas bien représentée, car le dramaturge ne construit pas de véritables personnages psychologiques. Ionesco met l’accent sur le comportement interactionnel de ses personnages et n’insiste que rarement sur les éléments de mimique, sur le regard ou la voix pour l’expression de l’émotion ou des sentiments des personnages. L’univers social des interactants n’est pas, lui non plus, marqué par les signes non-verbaux, les vêtements, par exemple, ne sont pas des indicateurs sociaux, mais fonctionnent plutôt en symboles de personnages. A ce titre, la description des vêtements de John Bull, personnage qui incarne l’Anglais typique, est réduite à une proposition qui fait appel aux connaissances encyclopédiques des lecteurs/metteur en scène:

“Au milieu du fond, John Bull dans son vêtement caractéristique bien connu.” (t. III: 132)

L’Oncle-Docteur et l’Employé des Pompes Funèbres, personnages qui rappellent la mort, sont habillés de gris, respectivement de noir:

“Derrière elle [Joséphine], entre l’Oncle-Docteur, suivi à son tour par l’Employé des Pompes Funèbres. Ce dernier est vêtu d’un costume noir, gants noirs, cravate noire, chapeau melon noir à la main. L’ Oncle-Docteur a les tempes grises, il porte un costume gris, crêpe noir au revers du veston.” (t. III: 129)

La cinquième fonction mentionnée par C. Kerbrat-Orecchioni détermine la relation mutuelle des interactants. Les signes non-verbaux sont des indicateurs pour les lecteurs/metteur en scène des rapports entre les membres d’une même famille (rapports parents – enfants, le plus souvent) :

“Le Petit Garçon fait un pied de nez en direction de ses parents.” (t. III: 123)

“Ire Anglaise, montrant sa Petite Fille aux autres Anglais:” (t. III: 133)

“La famille Bérenger marchera à contre-courant de la toile de fond ou fera semblant de marcher.” (t. III: 139)

ou entre les couples (rapports qui se réduisent presque toujours à des conversations banales ou à des échanges de salutations):

“Pendant ce temps, allant en sens inverse, sans regarder le paysage, les Anglais parlent entre eux.” (t. III: 142)

“Les personnages, les Anglais et la famille Bérenger, ne sont pas étonnés de la chose qui doit de passer tout naturellement. Simplement, la Maman du Petit Garçon prend la perruque de la Petite Fille et la remet à son père qui la remet à sa mère qui la lui remet. Le Père du Petit Garçon donne une tape sur la main de son fils et lui fait signe d’aller vers la Petite Fille. Le Petit Garçon y va, embrasse la Petite Fille, puis les deux Petits Anglais vont jouer au croquet dans le coin cour de la scène, puis disparaîtront dans les coulisses.” (t. III: 135)

Les apparitions et les disparitions successives du Passant de l’Anti-Monde et de John Bull sont uniquement notées par le dramaturge, comme si aucun rapport n’unissait ces deux personnages aux autres:

“Le Passant est tout près des Bérenger, il s’approche d’eux en ayant toujours l’air de ne pas les apercevoir, les frôle de si près que les Bérenger, sauf Joséphine, ont un geste de recul et mettent leurs pieds sur le banc.” (t. III: 144)

“Entre John Bull, côté cour, qui se dirige avec son gros cigare côté jardin par où il sortira après avoir traversé le plateau sans mot dire.” (t. III: 160)

Les didascalies du Piéton de l’air indiquent aussi les rapports de force qui s’installent entre les personnages. Les gestes menaçants et apparemment arbitraires de John Bull, du Juge et respectivement du Gros Monsieur pour les faces positive et négative de leurs interlocuteurs reçoivent des interprétations symboliques au niveau de la situation d’énonciation externe de la communication théâtrale:

“John Bull vise, tire, les deux Enfants tombent.” (t. III: 187)

“Index menaçant du Juge pointé sur Joséphine.” (t. III: 185)

“Il [le Gros Monsieur] gifle l’enfant, l’emmène par l’oreille, l’enfant pleure.” (t. III: 181)

BIBLIOGRAPHIE

Linguistique générale/Grammaires

Linguistique de l’énonciation / polyphonie

Linguistique conversationnelle / Analyse des interactions

Linguistique textuelle/analyse du discours

Narratologie/Analyse linguistique de la narration

Pragmatique/Sciences cognitives

Philosophie du langage/Logique/Argumentation

Œuvres de Ionesco

Etudes sur Ionesco

Etudes sur le (texte de) théâtre/sémiologie du théâtre

Dictionnaires de la langue française

Sources internet

SOMMAIRE

I. L’interaction – types d’approches/2

I.1. L’Ecole de Palo Alto/3

I.2. L’interactionnisme symbolique. Dramaturgie et figuration/3

I.3. L’ethnographie de la communication/5

I.4. L’ethnométhodologie/6

I.5. P. Bange et la théorie de l’action sociale/6

I.6. Approches linguistiques et pragmatiques/7

I.6.1. L’acte de langage – unité de base de l’analyse conversationnelle?/8

I.6.2. La conversation (le dialogue) n’est pas une catégorie naturelle scientifiquement pertinente/10

I.6.3. Pragmatique conversationnelle et pragmatique de la pertinence/11

I.6.4. Pour une analyse dynamique du dialogue (du discours)/12

II.1. Dialogue fictif – dialogue non fictif. Conversation et dialogue/14

II.2. Ecarts/15

II.2.1. Formes du discours théâtral chez Eugène Ionesco/19

II.2.1. Le dialogue/19

II.2.2. Dialogues par emboîtement ou dialogues construits sur la répétition de la réplique antérieure/21

II.2.3. La paire adjacente, unité minimale de l’analyse du dialogue. L’enchaînement entre cohérence et pertinence/31

II.2.4. Dialogues parallèles/35

II.2.5. Dialogues croisés/38

II.2.6. Faux dialogues/41

II.2.7. Dialogues fondés sur le non-sens/46

II. 3. Monologue et aparté: autres modalités de la parole au théâtre/52

II.3.1. Le monologue chez Ionesco/54

II.3.1.1. Parodie du monologue/54

II.3.1.2. Le monologue, expression des angoisses des personnages/57

II.3.2. L’aparté/62

III. Le discours dialogique: délimitations du concept. Structuration de l’interaction: analyse des mécanismes d’intersynchronisation et de structuration de la conversation/65

III.1. Instances énonciatives. Instances énonciatives et discours théâtral/75

III.1.2. O. Ducrot et la conception énonciative du sens/78

III.1.3. De Ducrot (1980) à Ducrot (1984). L’émergence du concept de point de vue/80

III.1.4. De l’énoncé au texte: la théorie scandinave de la polyphonie linguistique (ScaPoLine)/83

III.1.4.1. Polyphonie linguistique et polyphonie littéraire/83

III.1.4.2. La ScaPoLine: une théorie polyphonique sémantique, discursive, structuraliste et instructionnelle/83

III.1.4.3. Polyphonie et niveau d’analyse/90

III.1.4.4. La construction textuelle du point de vue. Analyse d’un passage polyphonique (La Cantatrice chauve – Scène I)/91

III.1.4.4.1. Première étape: analyse d’énoncés isolés/91

III.1.4.4.2. Deuxième étape: analyse textuelle/95

III.1.4.4.3.Troisième étape: interprétation globale du texte/102

III.2. Le Roi se meurt et cohérence polyphonique/104

III.3. Du point de vue au discours représenté/106

III.3.1. Le Discours représenté (DR). Description/107

III.3.2. Le DR – un phénomène de polyphonie linguistique/109

III.3.2.1. Le DR est-il vraiment un phénomène de polyphonie linguistique? Le point de vue d’O. Ducrot/109

III.3.2.2. Le DR dans la ScaPoLine/109

III.3.2.3. Le DR dans l’approche modulaire d’E. Roulet/110

III.3.2.4. DR et narration/111

III.3.2.5. Le PDV d’A. Rabatel/111

III.3.2.6. Le point de vue selon I. Barko et B. Burgess/114

III.3.2.7. Fonctionnement discursif du DR dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco/115

III.3.2.7.1. Le discours direct (DD)/115

III.3.2.7.2. Le discours indirect (DI)/119

III.3.2.7.3. Le discours narrativisé (DN)/120

III.3.2.7.4. L’îlot textuel (IT)/124

III.3.2.7.5. De l’îlot textuel à la modalisation autonymique/128

III.3.2.7.6. Effacement énonciatif et énonciation sentencieuse/138

III.3.2.7.6.1. L’énonciation proverbiale. Description/139

III.3.2.7.6.2. Fonctionnement des proverbes (formes proverbiales) dans le discours théâtral d’Eugène Ionesco/141

IV. L’implicite linguistique: approches théoriques/150

IV.1. Les concepts de présupposition et de sous-entendu selon O. Ducrot/150

IV.2. Maximes conversationnelles et implicite chez H. P. Grice/156

IV.3. De la maxime de relation au principe de pertinence (l’implicite dans la théorie de la pertinence de D. Sperber et D. Wilson)/159

IV.4. Actes de langage indirects/162

IV.5. Rôle des compétences dans le décryptage des contenus implicites. Application : implicite et lois de discours dans les dialogues des personnages de Ionesco/166

IV.5.1. Implicite et lois de discours/166

IV.5.2. Lois de discours et comportements sociaux/177

IV.5.3. Actes de langage et discours théâtral/180

IV.5.4. La compétence encyclopédique/183

IV.5.5. La compétence logique/188

IV.5.6. La compétence linguistique/191

V. Verbal/non-verbal dans l’interaction. Verbal et non-verbal au théâtre/195

Bibliographie/203

Similar Posts

  • Investigarea Modalității de Utilizare a Instruirii Asistate de Calculator în Aft

    INTRODUCERE Noile tehnologii implicɑte în procesul de învățământ, induse în contemporɑneitɑte de expɑnsiuneɑ tehnologiei informɑționɑle și ɑ comunicɑțiilor, ɑu determinɑt schimbări rɑdicɑle în modul de orgɑnizɑre ɑ instituțiilor universitɑre și ɑ metodologiei de trɑnsmitere și ɑsimilɑre ɑ cunoștințelor. Cɑlculɑtorul, cɑ mijloc tehnic modern de învățământ, poɑte prin intermediul unui progrɑm să orgɑnizeze demersul didɑctic reɑlizɑt…

  • Instalatii DE Coagulare Floculare

    CAPITOLUL V. INSTALAȚII DE COAGULARE – FLOCULARE REZUMAT Acest curs descrie importanța coagulării chimice în procesul de epurare al apei uzate cu sau fără sedimentare. Discuția asupra coagulării include detalii legate de coagulanți chimici și polielectroliți utilizați în procesul de coagulare. Sunt incluse etapele separate de coagulare, floculare și sedimentare convenționale (de asemenea, numit clarificare)….

  • Ora de Dans

    === 067b730c09f0ad58d0474ee29ebb4919f3458584_352557_1 === Academia de Muzică “Gheorghe Dima” Specializare: Artele Spectacolului Muzical Ora de dans CUPRINS CAP. I Dânsul în secolul XX – Isabelle Ginot și Marcelle Michael Primii pași în dansul profesionist Înaintea primului spectacol Prima mea premieră ca și solistă Triumful deplin al scenei În vâltoarea carierei Declinul  Ultima oră de dans CAP….

  • Comparatie Intre Eroare Si Dol Ca Vicii de Consimtamant , Analiza Teoretica Si Practica

    === a23231baa368c9c1042a569dc9220653cfc1732f_585642_1 === CUPRINS INREODUCERE CAPITOLUL I CONSIDERAȚII INTRODUCTIVE PRIVIND STRUCTURA ACTULUI JURIDIC Preliminarii Scurt istoric al actului juridic civil Sediul materiei CAPITOLUL II EROAREA-VICIU DE CONSIMTĂMÂNT Concept Clasificare Sancțiune CAPITOLUL III DOLUL-VICIU DE CONSIMȚĂMÂNT Noțiune Structura dolului Clasificarea dolului Cerințele dolului CAPITOLUL IV PRACTICĂ JUDICIARĂ Dolul Eroare COCNLUZII BIBLIOGRAFIE ABREVIERI alin. – alineatul art….

  • Auditul Statuar Versus Auditul Intern

    === bce596c8a72876ebaf542afcaa171543c5c8ad51_346483_1 === Ϲuрrіnѕ Іntrоduсеrе……………………………………………………………………………………………………………………….2 ϹАΡІΤОLUL І АΒОRDĂRІ ϹОΝϹЕΡΤUАLЕ ΡRІVІΝD АUDІΤUL ЅΤАΤUΤАR……………………………………4 1.1 Оbіесtіvеlе șі funсțііlе ɑudіtuluі ѕtɑtutɑr………………………………………………………………………….9 1.2 Rоlul ɑudіtuluі ѕtɑtutɑr………………………………………………………………………………………………..12 1.3 Ϲɑdrul ϳurіdіс ɑl ɑudіtuluі în Rоmânіɑ…………………………………………………………………………..13 1.4 Dосumеntɑțіɑ рrосеѕuluі dе ɑudіt…………………………………………………………………………………14 1.5 Dосumеntɑțіɑ dе ɑudіt…………………………………………………………………………………………………14 1.6 Ρrоbе dе ɑudіt……………………………………………………………………………………………………………..16 ϹАPIΤΟLUL II АUDIΤUL IΝΤЕRΝ………………………………………………………………………………………………………..21 2.1 Ϲοnсеpt………………………………………………………………………………………………………………………21 2.2 Ѕсurt iѕtοriс…………………………………………………………………………………………………………………26 2.3 Еvοluțiɑ сοnсеptului…………………………………………………………………………………………………….30 2.4…