FACULTÉ DE LETTRES THÉOLOGIE, LETTRES, HISTOIRE ET ARTS MASTER : STUDII LITERARE FRANCEZE MÉMOIRE DE DISSERTATION IMAGE ET IMAGINAIRE D U CORPS… [613415]
1
2017
UNIVERSITÉ DE PITESTI
FACULTÉ DE LETTRES THÉOLOGIE, LETTRES,
HISTOIRE ET ARTS
MASTER : STUDII LITERARE FRANCEZE
MÉMOIRE DE DISSERTATION
IMAGE ET IMAGINAIRE D U CORPS MASCULIN
CHEZ ANDRÉ GIDE . AMYNTAS
Directeur scientifique,
Chargé de cours Maître de conf. dr. HDR. Diana -Adriana Lefter
Étudiante,
Iordache Madalina
Pitesti
2
TABLES DES MATIERES
I. Avant-
propos……………………………………………………………………3
Chapitre 1………………………………….. …………………………………………… ……….……4
II. Amyntas et l’œuvre d’André
Gide……………………………………….. …………………4
1. L’œuvre de Gide : période, style, thématique………… ………………………… 6
2. L’œuvre de Gide- Amyntas ……………………. …………………………………………..1 1
3. Thèmes récurrents dans Amyntas : les quatre élém ents
fondamentaux (l’eau, la terre, le feu, l’air)……………… ………………………….11
3.1 L’eau …………………………………………………………………………….11
3.2 La terre………………………………………………………………………….12
3.3 Le feu…………………………………………………………………………….14
3.4 L’air……………………………………………………………………………..16
Chapitre 2……………………………………………………………………………17
III. Imaginaire du corps masculin chez Gide…………………… ………………….17
1. La récurrence des images du corps masculin……………… ……………………17
2. Images du corps masculin………………………………………………………25
3. Mouvements du corps masculin……………………………………………….. .33
4. Sexualité du corps masculin………………………………………………….… 46
Bibliographie…………………………………………………………………………50
3
Avant-propos
Dans l ea présent e mémoire de dissertation on va s’arrêter sur l’ima ge et l’imaginaire du
corps masculin chez André Gide- Amyntas .
Le premier chapitre – Amyntas et l’œuvre de Gide présentera l’œuvre de Gide :
période, style, thématique. Son œuvre s'articule au tour de la recherche permanente de
l'honnêteté intellectuelle : être pleinement soi, j usqu'à assumer sa pédérastie et son
homosexualité, sans jamais démériter à l'égard de s es valeurs. Pour cet homme, le voyage
n'est pas tout entier exprimé par sa pratique. Il faut alors le concevoir comme un texte
complexe, plein de ratures et de blancs où circule l'indicible, qui débordent du cadre du vécu
et du simple récit et doit alors recourir au traves tissement révélateur de la fiction littéraire.
Ensuite on s’arrête sur la place d’Amyntas dans l’œuvre d’André Gide. Amyntas est une
collection de quatre livres qui projettent l’âme et la chair des Nourritures. « Mopsus » traite
l’Algérie seule. Ses douze esquisses sont dépourvue s de l’action, mais pleines d’un
symbolisme freudien. Cette petite œuvre contient l’ essence du voyage et aussi l’essentiel de
la linguistique gidienne. André Gide a voulu, d'ap rès ses souvenirs, écrire un livre sur
l'Algérie. Mais de ce pays il ne se « remémorait qu e les délices », et il a résolu d'y retourner
et d'y noter directement ses sensations et ses impr essions : celles d’autrefois renaîtraient. Ce
sont ces sensations personnelles qu'il a notées ici et qu'il nous livre dans leur spontanéité, leur
élan, leur couleur et leur parfum.
On parle aussi sur les thèmes récurrents d ans Amyntas : les quatre éléments
fondamentaux (l’eau, la terre, le feu, l’air). Les sensations du voyageur Gide sont
encrées dans l’immédiateté du contact avec l es éléments définitoires pour l’Afrique : le
soleil, l’eau, le sable et la culture authentique . Leur force de manifestation s’affaiblit si
la distance s’installe, et la volupté ou l’ex tase font place aux « délices » à aux «
saveurs »
Le deuxième chapitre – Imaginaire du corps masculin chez Gide est destiné aux
images du corps masculin. L’attachement que manifes te Gide à l’observation du corps rend
compte d’un retour que l’écrivain opère vers l’anti quité et vers la mythologie. La conception
gidienne sur la beauté est l’adjectif beau réservé au corps masculin, tandis que le corps
féminin est à peine observé et décrit. La beauté, a ttachée d’habitude au corps masculin,
suggère la santé et la force physique, ce qui rend désirable le corps qui possède ces qualités.
On se rappelle à ce sujet la force d’attraction que représente pour Michel de L’Immoraliste
le beau, jeune et sain Moktir.
Dans ce chapitre on analyse la sexualité du corps m asculin. Pour Gide, l’essentiel
n’est pas d’avoir une sexualité normative, mais bie n de restituer à la sexualité son lien avec la
vérité. En évoquant son problème, Michel de L’Immoraliste est dans la vérité, ou du moins
dans ce qui apparaît comme étant sa vérité. Et c’es t parce que cette vérité est avant tout
énoncée uniquement le concernant que certains peuve nt mettre en doute ce lien tissé par Gide
entre sexualité et vérité. La sexualité vécue par d es personnages gidiens tels que Michel,
Robert de Passavant, Édouard, Olivier, Bernard n’es t pas nécessairement une sexualité
perverse ou transgressive. Il est à remarquer une p référence évidente des personnages gidiens
pour le corps de l’homme: voilé chez André Walter p our qui la femme est un substitut de la
sœur, réprimée chez Michel qui voit dans Marceline une mère protectrice, pleinement
exprimée chez Corydon, dans un éloge direct de l’ho mosexualité. C’est que tous ces
4
personnages sont dominés par leur côté Narcisse et ils voient par conséquent dans le corps de
l’homme d’à côté leur double qui est à connaître. E nsuite, ce sera la prise de conscience du
propre corps et des désirs de la chair.
Chapi tre I
2. Amyntas et l’œuvre d’André Gide
L’œuvre de Gide : période, style, thématique
André Gide est un écrivain français. Né en 1969- mort en 1951. Son père, professeur à
la Faculté de Droit de Paris, était un juriste émin ent. Sa mère, qui appartenant à une famille
de riches industriels de la région de Rouen, était une fervente protestante. Il reçoit une
éducation puritaine, sévère, dans l’esprit de la re ligion reformée, ayant une enfance solitaire
et maussade.
André Gide partage sa vie entre Paris et l a Normandie et il se découvre différent et
assume à partir de 1893 son homosexualité lors d'un voyage en Afrique du Nord.
Installé en Suisse pour soigner son état ner veux, il écrit "Paludes" et, après la mort
libératrice de sa mère, épouse sa cousine Madeleine et achève "Les Nourritures terrestres",
dont le lyrisme est salué par une partie de la crit ique lors de sa parution, en 1897.
André Gide soutient le combat des Dreyfusar ds, mais sans militantisme, préférant les
amitiés littéraires – Roger Martin du Gard, Paul Va léry ou Francis Jammes –, amitiés qui
s'effaceront parfois au fil du temps, comme celle d e ses jeunes années, intense et tourmentée,
avec Pierre Louÿs. Il crée avec ses amis La Nouvell e Revue française dont il est le chef de
file. En même temps, il publie des romans sur le co uple comme "L'Immoraliste" en 1902 ou
"La Porte étroite" en 1909 qui le font connaître.
Ses autres œuvres (romans et soties) publiée s avant et après la Première Guerre mondiale
– "Les Caves du Vatican", 1914; "La Symphonie pasto rale", 1919; "Les Faux-monnayeurs",
1925– font de lui un écrivain moderne de premier pl an. Il publie aussi des textes plus
personnels comme "Corydon" (1920-24), et "Si le gra in ne meurt" (1926).
Au début des années 1930, il s'intéresse au communisme, s'enthousiasme pour
l'expérience soviétique, mais subit une désillusion lors de son voyage sur place à l'été 1936.
Parallèlement, il s'engage dans le combat des intel lectuels contre le fascisme.
En 1940, après avoir abandonné la NRF et presq ue l'écriture, il s'installe sur la Côte
d'Azur, puis en Afrique du Nord. Après la guerre, m is à l'écart de la vie littéraire mais honoré
par le prix Nobel de littérature en 1947, il se pré occupe de la publication de son Journal.
André Gide a manifesté une volonté de liberté et d'affranchissement à l'égard des
contraintes morales et puritaines, son œuvre s'arti cule autour de la recherche permanente de
l'honnêteté intellectuelle : être pleinement soi, j usqu'à assumer sa pédérastie et son
homosexualité, sans jamais démériter à l'égard de s es valeurs.
5
André Gide a voyagé. Il a raconté ses voya ges. Il a prêché le nomadisme comme un art
de vivre, et plusieurs de ses compagnons ont témoig né de son aptitude à le mettre en pratique.
Gide est instable comme l'est sa pensée, fuyant com me elle, et ses vagabondages ne sont que
l'extériorisation de la complexité naturelle de son être, le moyen aussi d'offrir celui-ci à tous
les bonheurs terrestres en l'arrachant à un milieu familial étouffant.
Pourtant, comme un examen attentif de son adol escence nous le révèle, pas plus avec sa
mère que plus tard avec sa femme, il n'y avait pour Gide de barreaux à la cage où il n'était pas
enfermé.
Pourtant, comme une lecture de son œuvre le dé cèle, pas plus que d'amour il n'y a chez
Gide de voyage heureux ; ses personnages peuvent b ien adopter à sa suite « le parti de
voyager » qu'il opposa si orgueilleusement aux Déracinés de Barrès, ils sont loin d'en tirer le
même profit. Pire : il semble qu'à vouloir se déta cher des crustacés traînards, ils ne
parviennent au bout du compte qu'à exprimer la même bassesse, la même hypocrisie, sans
avoir au moins la consolation d'un confort médiocre . Urien et El Hadj, au-delà de la glace et
du sable, ne trouvent rien ; Gérard n'en finit pas de voir partir Isabelle, Jérôme de revenir
auprès d'Alissa, mais ni l'un ni l'autre ne réussis sent à étreindre le bonheur ; en voyage enfin,
Alissa perd la foi, Laura sa vertu, Bernard sa révo lte, Vincent la raison, Fleurissoire,
Marceline et quelques autres la vie.
Il y a là une contradiction qui, si elle n e nous fait pas mettre en doute la sincérité des
récits de voyage de Gide, de ses déclarations entho usiastes devant l'Italie ou l'Afrique du
Nord, nous oblige à supposer que, pour cet homme, l e voyage n'est pas tout entier exprimé
par sa pratique. Il faut alors le concevoir comme un texte complexe, plein de ratures et de
blancs où circule l'indicible, qui débordent du cad re du vécu et du simple récit et doit alors
recourir au travestissement révélateur de la fictio n littéraire.
Quête de l'Autre, chargé de toute une portée s ymbolique héritée des rêveries millénaires
de l'Occident autant que des songes de l'enfance, a insi métamorphosé en une entreprise quasi
initiatique, le voyage est aussi pour Gide recherch e « d'autre chose », et l'on sait bien que si
nombre de ses déplacements ont pour objet le bonheu r de Corydon, il ne lui est pas permis de
le dire ouvertement.
Au-delà donc d'une attitude volontaire et conq uérante, il nous faut peut-être deviner,
exprimée paradoxalement au moyen d'une mise en scèn e impeccable et implacable, une
inquiétude au sens profond du terme, qui ne permet ni à l'auteur ni à ses héros de connaître le
repos et surtout les oblige à chercher un hypothéti que dépassement à travers l'accumulation
des déplacements. Si la révolte semble être le maî tre-mot des voyageurs gidiens, c'est peut-
être alors son examen et sa remise en cause qui nou s feront trouver le sens véritable de la
pièce.
Mais quelle est la source de cette inquiétud e ? Pourquoi Gide se livre-t-il à un pareil
dédoublement, se réservant les promenades hédoniste s et condamnant ses personnages à des
échecs répétés ? Pourquoi, en quelque sorte, essai e-t-il de faire son salut sur leur dos ?
Serait-ce que ce salut n'est pas, malgré la découve rte des nourritures terrestres, aussi assuré
qu'il nous l'a d'abord fait croire ?
On le voit, tout n'est pas clair dans l'univer s de Gide, mais s'il nous faut plonger dans les
eaux de son enfance pour trouver les racines de ce problème, ce n'est qu'à force de
contempler celui-ci, épanoui à la surface lisse de son œuvre, que nous pourrons comprendre
le sens qu'il a voulu lui conférer. Disant l'échec du voyage, il s'efforce non seulement d'en
vivre la paisible réussite, mais aussi de la prolon ger, faisant en sorte que, d'un cheminement
6
dans la poussière, elle devienne progression, ouver ture sur la part la plus obscure de son être
autant que sur l'infinie diversité du monde.
Le voyage de Gide va se différencier de la c onception maternelle, et c'est au nom de l'art
qu'il sera entretenu. Or il semble que ce souci d' originalité se soit situé à un moment où
justement la sensibilité voyageuse était en train d 'évoluer. Les clichés de l'exotisme, encore
très répandus, commençaient à faire place à une vis ion renouvelée de l'étranger, moins «
métropolocentriste », qui s'efforçait de pénétrer p lus avant dans l'âme des peuples visités. Ce
phénomène, particulièrement sensible au niveau de l a littérature coloniale, dut en fait affecter
toute la littérature de voyages, à un moment où l'e mpire français s'étendait dans de multiples
directions.
L’œuvre de Gide- Amyntas
Même s'il ne rentre pas entièrement dans ce cadre étroit, Gide, avec un livre comme
Amyntas, ou avec l'affaire du terrain acheté à Biskra, où i l projetait de faire construire un
hôtel, se situe à la charnière qui rattache la deux ième et la troisième génération d'écrivains, et
c'est peut-être dans cette mesure qu'on peut compre ndre son opposition au jugement
maternel; le regard qu'il pose sur les pays étrang ers, et plus spécialement sur l'Algérie et ses
habitants, est déjà celui d'un homme qui, loin de s e considérer comme un civilisé privilégié,
s'efforce de donner une importance égale à l'existe nce des autres peuples, non pas pour abolir
la distance qui le sépare d'eux, mais pour mettre e n évidence l'originalité de chacun.
Est-il besoin d'ajouter que Gide se range dan s la première catégorie ? Entre ceux quels
passent en pays étranger, gonflés de la conviction d'être supérieurs, et ceux qui renoncent à
leurs origines pour s'identifier totalement aux ind igènes, il incarne la volonté de n'être ni l'un
ni l'autre, pour pouvoir passer de l'un à l'autre, garder ce sentiment de distance qui permet de
trouver tout intéressant, et de ne rien mépriser. Il y a loin de l'admiration vouée au pasteur
Allégret, missionnaire au Congo, à cette remarque f aite devant les habitants de Biskra, réunis
à l'heure de la prière.
Le voyage est moyen et fin en même temps. Il permet d'ébaucher une synthèse libératrice,
de surmonter dans l'œuvre d'art un déchirement de l a chair et de l'esprit — à tous points de
vue d'ailleurs, puisque, grâce à lui, Gide peut à l a fois être, en Normandie, le mari de
Madeleine et, en Afrique, chasseur de jeunes Arabes ; mais il est encore un voile jeté sur son
intimité sur un problème dont il faut surtout cache r, plus encore que la nature, le fait que lui,
Gide, ne veut pas lui donner de solution. Le voyag e, dans sa pratique comme dans son
expression littéraire, est l'art de succomber aux t entations tout en se donnant l'air de vouloir
se délivrer du mal.
Dans ces livres de voyage on peut remarquer l ’acheminement successif de Gide vers la
banalité. Amyntas est une collection de quatre livr es qui projettent l’âme et la chair des
Nourritures. « Mopsus » traite l’Algérie seule. Ses douze esquis ses sont dépourvues de
l’action, mais pleines d’un symbolisme freudien. Ce tte petite œuvre contient l’essence du
voyage et aussi l’essentiel de la linguistique gid ienne. Il y a trois phrases :-Le groupement
elliptique : Un bruit de flûte ; un geste blanc ; u ne eau doucement chuchotant ; un rire
d’enfant près de l’eau-puis rien ; plus une inquié tude et plus une pensée.- L’exclamation
avec ah ! : « Beau pays désiré, pour quelle extase et quel repos vas-tu répandre ah ! ton
étendu, sous la chaude lumière ». – L’ordre des mo ts reversé et le verbe à la fin : « Des
7
Arabes songeurs regardent sinuer la danse qu’une mu sique, constante comme le bruit d’une
onde coulante, conduit » ; « J’ai vu dans les creu x craquelés cette eau monte ; lourde de
terre, tiède et qu’un rayon de soleil jaunissait ». Il y a aussi dans « Mopsus » deux figures
intéressantes : à propos de la rivière Ouled « cett e eau blonde »et « Ne bougeons pas ;
laissons le temps se reformer comme une onde ; comm e une onde où l’on jette un caillou ; le
trouble que nous avons fait en entrant s’écarte com me la vide de l’onde ; laissons se refermer
sur ce monde la surface égale du temps ».
On se souvient de l’étude qu'écrivit naguère M . André Gide sur les avantages du
déracinement, en contradiction avec M. Maurice Barr ès. Les êtres comme les plantes ont
besoin, pour s'améliorer, d'être transplantés : ils trouvent dans une terre nouvelle un aliment
nouveau. Le petit livre que M. Gide nous donne aujo urd'hui, Amyntas , est comme une
illustration de cette idée. Découvrir un monde diff érent, n'est-ce pas découvrir en soi un être
différent aussi ? Dès les premiers pas sur la terre d'Afrique « étrange, immobile, impassible »,
un sentiment de tranquillité emplit l'âme et le cor ps : « Plus une inquiétude et plus une
pensée », écrit M. Gide. Qu'a-t-il voulu jusqu'à ce jour ? De quoi s'était-il inquiété ? Et il dit
très bien, le long de ces pages, cette sensation de se trouver comme hors du temps et hors de
la vie : hors de soi-même.
Obsédé par le désir de ce pays où il avait lai ssé un lui-même qu'il ne connaissait presque
plus, M. André Gide voulut, d'après ses souvenirs, écrire un livre sur l'Algérie. Mais de ce
pays il ne se « remémorait que les délices », et il résolut d'y retourner et d'y noter directement
ses sensations et ses impressions : celles d’autref ois renaîtraient. Ce sont ces sensations
personnelles qu'il a notées ici et qu'il nous livre dans leur spontanéité, leur élan, leur couleur
et leur parfum. En transcrivant ces notes, M. Gide nous avoue n'y avoir presque rien changé :
ces pages sont la traduction directe de sa sensibil ité, ce sont des instantanés, dont il faut
admirer la perfection et la netteté.
Une philosophie se dégage de ce livre : elle s erait la recherche du bonheur et la culture de
soi. L'auteur n'aime que ce qui est sain, déleste t oute tare, toute maladie physique ou
intellectuelle. Il sait que dans la vie ce qui est malade doit mourir et il n'a pas de fausse pitié
pour les faibles. On reconnaît là une concordance e ntre les idées de M. Gide et celle de
Nietzsche, et sans doute Nietzsche a-t-il précisé e t fixé quelques-unes des idées de M. Gide. Il
ne faut pas craindre de se laisser influencer par u n esprit supérieur : la crainte de
« l'influence » est le signe d'une vanité très étro ite. Signe aussi du peu de confiance qu'on a
dans son propre jugement. Peut-être n'a-t-on pas as sez lu le petit roman de M. André
Gide l’Immoraliste , qui est plus qu'une transposition des idées de Niet zsche ; on y trouve une
vraie méthode de vie pratique, sagement égoïste et sans hypocrisie. Au fond, c'est notre
individualité qui est le centre de tout ; les autre s n’ont que la valeur d'utilité que nous voulons
bien leur donner.
Dans ces notes de voyage, M. André Gide ne par le guère que de lui-même, puisque tout
est lui : l'atmosphère, le ciel, le paysage, et c'e st le charme de ce livre d'y trouver plus un
homme qu'un écrivain. En lisant ces pages, on se se nt comme harnaché et domestiqué par la
société, et on se prend à désirer fuir un peu sa vi e de tous les jours : trouver dans une
atmosphère nouvelle, en une terre nouvelle, un raje unissement et surtout l'oubli du passé :
« Tant de lumière absorbée puisse-t-elle donner un aliment neuf à ma fièvre, plus de richesse
à ma ferveur, plus de chaleur à mon baiser. » Oui, de la force pour des curiosités et des
8
sensations nouvelles, et puis rentrer dans son gîte , ranger ses images, en faire des gerbes et
des souvenirs.
Ces pensées, qui nous viennent en lisant le li vre de M. Gide, remettent en fusion des idées
qui se sont trop facilement cristallisées en nous. Peut-être attache-t-on trop d’importance à la
culture livresque : il y a une autre culture, celle qui s'inscrit sur la chair vive : alors, parfois,
fermer ses livres, fermer sa porte derrière soi, pa rtir, au lieu de demeurer dans son gîte à
ronger un sentiment ou un désir : « Je veux m’étend re nu sur la grève ; le sable est chaud,
souple, léger. — Ah ! Le soleil me cuit, me pénètre ; j'éclate, je fonds, je m'évapore, me
subtilise dans l'azur. Ah ! Délicieuse brûlure ! » Méprisons les petites morales, les petites
craintes, les petites amours, les petites haines de s hommes : soyons immoralistes .
Ces notes de voyage sur l'Algérie, la Tunisie et le Sahara sont, dans leur apparente
simplicité, extrêmement savoureuses. C'est la sensa tion, toute nue, directe et sans aucun
mélange de passé qui la déforme : « Si le geste ins oucieux cueille chaque instant sans
poursuite, l'instant inépuisablement se répète ; l' heure redit l'heure et le jour la journée. »
Peut-être que ma manie d'intellectualisme se r efuse à suivre jusqu'au bout cette chair qui
veut oublier tout dans le délice du moment ; peut-être que la santé c onsiste à s'accorder au
monde qui nous entoure, et que le goût des voyages marque une faiblesse dont je suis exempt,
vivant très bien en quelque lieu que le hasard me p ose ; peut-être… mais peut-être aussi que
cela diffère seulement de moi-même, qui ne suis qu' un maladroit à côté d'un artiste aussi
subtilement précis. (Comme ce discours est d'un fai ble intérêt ! Ce parallèle ne rime à rien. Il
suffirait de dire : « Je suis rempli d'un grand éto nnement à voir des choses dont je me sens
incapable. »)
Ce livre ne peut être apprécié que par des per sonnes très sensibles. Il est d'une matière
délicate et précieuse. Peut-être qu'en écrivant ces lignes je voulus un peu trop raisonner : il
faut goûter les choses exquises, mais non les discu ter.
Voilà un bel écrivain. Il y en a peu qui se so ient, dans les nouveaux venus, avec autant de
volonté que celui-là, dégagés de l'ancien symbolism e. Du Traité du Narcisse aux Nourritures
terrestres , il y a tout un monde !
D’abord « tout se jouait dans l’âme. » Puis, c ette âme s’est enfin ouverte et, dans l'ardent
désir de se fondre à l’Univers, elle a, dans les Nourritures , tenté de tout apprendre et de
passionnément aimer tous les aspects : les jardins et les fermes, les arbres, les fruits, les
monts, les fleuves et tout ce qui dans la nature of fre quelque beauté, quelque attrait à
connaître. Dans l’Immoraliste , dans Candaule , elle a rompu avec le factice des croyances, des
préjugés, des dogmes. Elle est maintenant comme un candide et pur miroir ou tout ce qui
germe et palpite, tout ce qui vit au monde, s'incli ne et se contemple. Gide s'est, depuis,
promené dans les campagnes, il a aimé celles de Fra nce qui sont trempées de pluie ou
luisantes de soleil, mais il a aussi aimé l'Algérie , sa végétation, son ardeur douce et tiède et le
petit goût piquant de ses fruits acides.
Paysagiste il joint, par Virgile, Hafiz, et mê me, dans les plus chaudes descriptions
africaines, s'applique à demeurer classique dans la forme, et, dans l'idée, limpide.
Orientaliste, il vise, au contraire des peintres, à la sobriété, n’emploie pas, à la manière de
Fromentin, d’uniques couleurs chaudes, mais sait, a vec art et mesure, les fondre et les mêler.
Son Algérie, ce n’est pas très loin de la Sicile qu ’elle est située ! Les phrases, ici, sont pures
9
et d'un beau contour, épousent étroitement la forme douce des collines, la cime des oasis,
l'ondulation des sables. La monotonie du désert Gid e l’a dite, sa sécheresse aride et les
mouvantes teintes de sa coloration. Il a, dans les douars, croqué les marchands, les bouviers
et vu, dans les fêtes, de curieux éphèbes que suive nt leurs galants. La prière du muezzin l’a
ému. Biskra, Touggourt, Bou Saada, Alger, Blida, en fin Biskra, voilà de belles étapes. Gide
les a toutes franchies et le rire des Ouleds, le to urment secret des soldats, la beauté des
femmes et des enfants, l'aspect des Souks, la douce gravité de l'heure, il les a su fixer sur ces
« feuilles de route. »
Ce sont là, à vrai dire, des notes, des rêveri es sous les palmes, peu de chose : un troupeau,
à El Kantara, gagnant l'abreuvoir, les maisons blan ches de Tunis illuminées, le soir,
« intimement comme des lampes d’albâtre », l’argile blonde des sables, l’aspect d'un marché
à Alger, des vendeurs de figues à Tizi-Ouzou, un gr oupe d'Arabes près la margelle d'un vieux
puits, des rues de plaisir à Biskra, des petits caf és maures. Mais tout cela est croqué finement,
s'assemble et se complète et, de tant de tableaux é pars, courts mais parfaitement justes, naît
un heureux ensemble, une grande et belle œuvre. Men é par Virgile, le Dante a connu les
Enfers, mais Virgile et Gide, dans ce clair Amyntas , se sont rencontrés à la limite extrême de
cette terre des pasteurs. « Si Damon pleure encore Daphnis, si Gallus Lycoris — qu'ils
viennent, écrit Gide, je guiderai leur pas vers l’o ubli — Ici nul aliment à leur peine ; un grand
calme sur leur pensée — Ici, plus voluptueuse et pl us inutile est la vie, et moins difficile la
mort. » Ici, toutes choses sont amies, les caravanes sont b elles sur le ciel du soir, et de ce
livre-ci, tout l’imprégné du sel et du miel algérie n, émane la très pure expression d’un poème.
André Gide a réuni dans « Amyntas » les notes prises sur son carnet durant les séjours
qu’il fit en Afrique de Nord aux alentours de 1990.
Les divers morceaux qui composent ce petit volu me sont datés de 1896, 1899, 1900,1903,
1904. On y trouve tel évènement notable de la journ ée, telle image qui a ravi l’auteur, tel
parfum qui le troubla ou encore telle réflexion que ses lectures lui inspirèrent.
Dans l'églogue virgilienne, Amyntas est le nom d'un petit berger à la peau très brune.
Quand Gide aperçoit un berger, il ne dit – dans ses notes – rien de plus que ce qu'il voit :
« Je me souviens de ce svelte berger, dans les j ardins d'El-Kantara, qui, du haut d'un
abricotier énorme, pour son troupeau, faisait pleuv oir les feuilles. Déjà colorées par
l'automne, sitôt qu'il agitait la branche, elles to mbaient. C'était comme une averse d'or qui
couvrait un instant le sol, qu'incontinent séchaien t les chèvres. » [Chapitre : Le renoncement
au voyage, Alger (Fort National)]
« En guise de salut au train qui passe, le petit Kabyle berger se montre tout entier, tout nu,
sous sa gandourah qu'il relève. Il semble chèvre en tre ses chèvres et ne se distingue pas du
troupeau. » [Chapitre : Le renoncement au voyage, B ou-Saada]
« Son plus jeune frère, que je ne connaissais en core pas, m'offrit des figues et des dattes.
J'aurais voulu pouvoir raconter à l'enfant des hist oires ; ses grands yeux amusés m'écoutaient
déjà ne rien dire. » [Chapitre : Le renoncement au voyage, Bou-Saada]
Si André Gide entraîne son lecteur en que lque café maure, il le laisse à la porte de
l'arrière-salle :
10
« Des planches formant banc ; je m'assieds. Et sitô t assis j'entends au tournant de la rue le
crissement de la guitare arabe. Un café maure est l à ; j'en perçois à présent la faible lueur
dans la nuit ; elle écarte la nuit à peine, et pas plus que ne repousse le silence le son discret de
la guzla. M'approcherai-je ? Pour quoi voir, qu'une échoppe très misérable, douze Arabes
couchés, un musicien très probablement laid… Deme urons. Que la nuit entre en moi, s'insinue
avec la musique… Un Arabe sort du café, s'avance vers moi, me croit ivre ; et en vérité je le
suis. » [Chapitre : Le renoncement au voyage, Alger (Fort National)]
« Il y avait là-haut, dans une rue point très s ecrète, mais dans tel pli secret de la rue, un tout
petit café… Je le vois. Au fond de ce café, en co ntre-bas, commençait une seconde pièce,
étroite semblait-il, et prenant jour sur le café ; de la place où j'étais, on ne la voyait pas tout
entière ; elle continuait en retrait. Parfois un Ar abe y descendait, qui venait tout droit de la
rue et que je ne voyais plus reparaître. Je suppose qu'au fond du réduit un escalier secret
menait vers d'autres profondeurs… » [Chapitre : L e renoncement au voyage, Alger (Blida)]
On devine pourtant, à la connaissance de l' ensemble de son œuvre, que la «déviation de
l'instinct » était déjà, dans Amyntas, présente mai s en retrait. Gide plus tard ne craindra pas,
en effet, de dire à quel idéal sensuel, corresponda ient chez lui ces invocations. L'auteur a-t-il
jeté le trouble dans les âmes des lecteurs de son é poque (son livre est paru en 1906) ? Ses
notes pouvaient-elles être prises seulement comme u ne simple révérence au latin ? :
« … c'est l'Algérien. On est tout étonné de l'enten dre parler français. Jeune il est beau,
souvent très beau ; son teint n'est pas éclatant, m ais verdâtre ; ses yeux sont grands, pleins de
langueur ; la fatigue chez lui se confond avec la p aresse, et semble une lassitude amoureuse ;
il garde tard la bouche entr'ouverte, la lèvre supé rieure soulevée, à la façon des très jeunes
enfants. » [Chapitre : Le renoncement au voyage, Al ger (Blida)]
« Non, je ne perdrai pas au travail ce jour splen dide ! Je resterai dehors jusqu'au soir. Temps
radieux… J'adresse ma dévotion ce matin à l'Apoll on saharien, que je vois, aux cheveux
dorés, aux membres noirs, aux yeux de porcelaine. C e matin ma joie est parfaite. » [Chapitre :
Le renoncement au voyage, Biskra]
« Que viens-je encore chercher ici ? Peut-être, ainsi qu'un corps brûlant trouve joie à se
plonger nu dans l'eau froide, mon esprit, dépouillé de tout, trempe dans le désert glacé sa
ferveur. Les cailloux sur le sol sont beaux. Le sel luit. Au-dessus de la mort flotte un rêve. »
[Chapitre : Le renoncement au voyage, Biskra]
Amyntas, c'est, d'une certaine façon, de s paysages vus dans l'heure qui précède le désir
ou dans l'heure qui le suit, sans que la particular ité de celui-ci fût cependant dite, sans que son
heure fût non plus montrée.
11
Thèmes récurrents dans Amyntas : les quatre élément s fondamentaux (l’eau, la
terre, le feu, l’air)
L’eau
L’eau est la maîtresse du langage fluide, d u langage sans heurt, du langage continu,
continué, du langage qui assouplit le rythme, qui d onne une matière uniforme à des rythmes
différents. Il y a, dit Balzac, « des mystères enfo uis dans toute parole humaine ». Mais le vrai
mystère n’est pas nécessairement aux origines, dans les racines, dans les formes anciennes…
Il y a des mots qui sont en pleine fleur, en pleine vie, des mots que le passé n’avait pas
achevés, que les anciens n’ont pas connus aussi bea ux, des mots qui sont les bijoux
mystérieux d’une langue. Tel est le mot rivière. C’est un phénomène incommunicable aux
autres langues. Qu’on songe phonétiquement à la bru talité sonore, du mot river en anglais.
On comprendra que le mot rivière est le plus français de tous les mots. C’est un mot qui est
fait avec l’image visuelle de la rive immobile et qui cependant n’en finit pas de couler. ..
Dès qu’une expression poétique se révèle à la fois pure et dominante, on peut être sûr
qu’elle a un rapport direct avec les sources matéri elles élémentaires de la langue. Les poètes
associent l’harmonica à la poésie/ des eaux. La dou ce aveugle du Titan de Jean-Paul joue de
l’harmonica. Dans le Pokal, le héros de Tieck travaille le bord de la coupe com me un
harmonica et le verre d’eau sonore avait reçu son n om d’harmonica. Dans Bachoffen la
voyelle a est la voyelle de l’eau. Elle commande aqua, apa, w asser. C’est le phonème de la
création par l’eau. L’ a marque une matière première. C’est la lettre initia le du poème
universel. C’est la lettre du repos d’âme dans la m ystique tibétaine.
Les consonnes liquides ne rappellent qu’une curieuse métaphore des phonéti ciens. Mais
une telle objection nous semble un refus de sentir, dans sa vie profonde, la correspondance
du verbe et du réel. Une telle objection est une vo lonté d’écarter tout un domaine de
l’imagination créatrice : l’imagination par la paro le, l’imagination par le parler, l’imagination
qui jouit musculairement de parler, qui parle avec volubilité et qui augmente le volume
psychique de l’être. Cette imagination sait bien qu e la rivière est une parole sans ponctuation,
une phrase éluardienne qui n’accepte pas, pour son récit, « des ponctuateurs ». O chant de la
rivière, merveilleuse logorrhée de la nature-enfant !
Et comment ne pas vivre aussi le parler liq uide, le parler gouailleur, l’argot du ruisseau !
Si l’on ne saisit pas facilement cet aspect de l’imagination parlante, c’est qu’on veut donner
un sens trop restreint à la fonction de l’onomatopé e. On veut toujours que l’onomatopée soit
un écho, on veut qu’elle se guide entièrement sur l ’audition. En fait, l’oreille est beaucoup
plus libérale qu’on ne le suppose, elle veut bien a ccepter une certaine transposition dans
l’imitation, et bientôt elle imite l’imitation prem ière. À sa joie d’entendre, l’homme associe la
joie du parler actif, la joie de toute la physionom ie qui exprime son talent d’imitateur. Le son
n’est qu’une partie du mimologisme.
12
Charles Nodier, avec sa science bon enfant, a bien compris le caractère de projection des
onomatopées. Il abonde dans le sens du président de Brosses : « Beaucoup d’onomatopées
ont été formées, sinon d’après le bruit que produis ait le mouvement qu’elles représentent, au
moins d’après un bruit déterminé sur celui que ce m ouvement paraît devoir produire, à le
considérer dans son analogie avec tel autre mouveme nt du même genre, et ses effets
ordinaires ; par exemple, l’action de clignoter, sur laquelle il forme ces conjectures, ne
produit aucun bruit réel, mais les actions de la mê me espèce rappellent très bien, par le bruit
dont elles sont accompagnées, le son qui a servi de racine à ce mot ». Il y a donc là une sorte
d’onomatopée déléguée qu’il faut produire, qu’il faut projeter pour entendre ; une sorte
d’onomatopée abstraite qui donne une voix à une pau pière qui tremble.
L’eau apparait dans plusieurs hypostases : elle est envisagée comme un espace dans
lequel se développe la flore marine, comme un lac o u comme la mer, comme l’espace de la
baignade ou comme un miroir.
Le symbolisme de l’eau peut être réduit à t rois thèmes dominants : origine de la vie,
élément de purification et centre de régénérescence .
L’eau est un espace en soi, l’espace aquati que se différencie de celui terrestre, dur et
immobile par sa fluidité, par sa mobilité et par sa force de pénétration.
Dans Amyntas, André Gide voit l’eau comme un témoignage :
« Mais ce que je vis de plus beau ce soir- là (en passant et le temps d’un coup d’œil,
tandis qu’une femme m’appelle) ce fut, par cette po rte ouverte et que franchit d’un bond mon
désir, un jardin noir, étroit, profond (et où mon d ésir se promène) que je vois à peine, où le
tronc d’un cyprès que je vois plonge dans de l’eau que je soupçonne – et, plus loin, éclairé de
revers, lumineux, closant un seuil mystérieux, un r ideau blanc».
L’eau est aussi un souvenir de ses amours d ’hier :
« Tant que Blida ne sera pas irrémédiablem ent devenue la médiocre petite ville de
garnison provinciale qu’elle s’efforce obstinément à paraître, amoureusement, au travers de
ses décompositions, de ses compromissions et de ses pourritures, parmi l’effroyable
quelconque de sa patiente banalisation, je chercher ai, comme dans l’eau boueuse une
paillette, de ses enchantements défunts les vestige s, de ses amours d’hier quelques délices
attardées. »
L’eau fait naitre des sensations, à la fave ur du soleil, par les couleurs qui la font perdre
la limpidité et par les sonorités qu’elle évoque. I l y a dans une égale mesure « l’eau tiède »,
« l’eau captée », « l’eau doucement chuchotante », « l’eau lourde de terre », « l’eau blonde »,
« l’eau jaunâtre », « L’eau sourd alors, parfois a dmirablement claire, abondante, mais
presque toujours chargée de soude et de magnésie » .
La terre
André Gide est un voyageur et il aime faire de ses voyages les prétextes de ses œuvres
fictionnelles. Sa jeunesse le voit déjà sur la rivi era française, en Bretagne, en Espagne, en
Allemagne et en Suisse et surtout en Italie, pays d ans lequel il commence à sentir le pouvoir
libérateur d’un exotisme fait d’eau tiède et de sol eil ardent.
Le premier contact avec la terre af ricaine arrive le 18 juillet 1893, jour où il
s’embarque de Marseille pour l’Afrique du Nor d, région qui deviendra dorénavant une
sorte de terre promise de sa libération et de quête du moi. C’est le moment où il fait ses
adieux à son « vieux moi », faux, hypersensible , castré par une mère autoritaire et
13
envahissante, et chrétien. Ille dira d’ailleurs dan s Si le grain ne meurt : « Je ne dis pas adieu
au Christ sans une sorte de déchirement. » 1 C’est un long voyage qui dure jusqu’au
printemps de 1894, et qui le porte de Sousse à Tuni s et à Biskra et qui le fait balancer entre la
souffrance physique de la maladie et l’initiat ion aux plaisirs de l’amour avec Meriem ben
Atala. Un deuxième voyage en Afrique, pendant les p remiers mois de 1895 est l’occasion
d’une ferveur littéraire et chrétienne qu i aboutit au Christianisme contre le Christ.
De l’octobre 1895 au mai 1896 Gide entreprend son premier voyage en homme
marié, avec sa cousine Madeleine, en Italie et puis dans le Nord de L’Afrique : Tunis,
El Kantara, Biskra, Touggourt. Au printemps de l’a nnée 1899 André et Madeleine Gide font
leur deuxième voyage en Algérie.
Le voyageur Michel souffre, le lo ng du voyage africain, une transformation
qui le porte du « paraître » à « l’être »et aussi une transformation culturelle qui le
porte à valoriser sur la terre africaine ce qui est extérieur à la culture et à la tradition
européenne. Le changement culturel accompagne le changement individuel,
l’égocentriste devient exote. L’attachement cultu rel à une tradition européenne millénaire
exhorte le voyageur Michel à chercher en terre étra ngère les vestiges d’une histoire et d’une
mentalité européennes auxquelles il se sent a ttaché de par son éducation. La terre
exotique du Nord de l’Afrique ne lui semble intéressante et attrayante que dans ce
qu’elle hérite d’européen.
Dans Amyntas la terre est présente comme u n lieu d’évasion «La terre parle ici une
langue différente, mais que je comprends maintenant ». André Gide éprouve les sensations
les plus divers «Pas un nuage. Voici l’aube. C’est, de l’azur encore froid de la nuit jusqu’à la
rouge lisière des sables, une prismatique analyse d u jour, plus délicatement et plus
subtilement nuancée, mais aussi précisément détaill ée que celle d’un parfait arc -en ciel; et,
sur la terre émerveillée, une résurrection des coul eurs. C’est d’une absence d’art totale, d’une
beauté purement et uniquement naturelle ». Ce sont des sensations durables, presque
raisonnées, qui vont du gout de l’étrange provoque par le mystère et le charme orientaux des
rues et des places traditionnelles 2, à la volupté, évoquée dans un imaginaire dialogue entre
Mopsus et Ménalque sur l’extase provoque par « le v ide nuancé du désert »3 à l’extase
dompté de repos sur lequel Gide commence ses notes, comparant la terre africaine a la belle
et paisible terre promise de l’Arcadie virgilienne.
Il désirait bien davantage, et plus qu'un lieu de résidence, il voulait un paradis.
Paradis perdu, entrevu un bref instant peut-être, l e temps de sa convalescence, surtout paradis
conçu comme la suite logique de ses rêves et de ses lectures. Mais ce rêve, qui fait le lointain
prestigieux, a pour autre conséquence de nous laiss er déçus comme par un mirage dont on
s'est trop approché. À l'arbre solide mais envahis sant, universel mais borné, s'oppose l'arbre
coupé, celui qui a perdu pied, qui n'a plus de raci nes dans le réel, et qui peut donc se
transporter simultanément en tous les endroits, mai s en aucun s'implanter et donner des fruits.
On trouve l'aveu de cette contradiction dans Amyntas : « Ah ! pouvoir à la fois demeurer ici,
fuir ailleurs ! ah ! s'évaporer, se défaire, et q u'un souffle d'azur, où je serais dissous,
voyageât … ! » Devant l'impossibilité de satisfa ire en même temps ces deux aspirations
opposées, celle de l'enracinement et celle de l'éva sion, Gide n'a plus qu'un recours, la
néantisation, le renoncement à soi-même qui le déli vrerait de toute action, de toute
responsabilité. À rester dans les jupes de la mère , on n'ira jamais plus loin que l'horizon,
mais on ira. À vouloir suivre le père dans sa fuit e aérienne, on risque de ne pas bouger du
tout. Il va donc falloir trouver autre chose.
Le soleil, l’eau et le sable nous paraissent donc des éléments fortement érotisés
et érotisants, parce qu’ils mettent en question des sensations qui éveillent le corp s,
le plaisir de la découverte corporelle, du tou cher, le plaisir charnel. Le corps est perçu
14
surtout dans sa nudité, dans le contact (sensuel) avec le milieu environnant, cela
entraînant la sensation du propre corps. Les s ensations du voyageur Gide sont
fortement encrées dans l’espace qui les prov oque, notamment dans l’immédiateté du
contact avec les éléments définitoires pour l’Afri que de Gide : le soleil, l’eau, le sable et la
culture authentique. Leur force de manifestati on s’affaiblit donc si la distance s’installe,
et la volupté ou l’extase font place aux « d élices » à aux « saveurs » des sensations
raffinées par la raison, mais aplatisées, dilu ées par la distance. Le souvenir, processus de
la mémoire et de la raison, fonctionne comme un philtre culturel qui diminue la force
première avec laquelle les sensations ont fait irr uption chez le voyageur en proximité de la
terre africaine.
Amyntas est à la fois un éloge et un défi au soleil, d’un soleil qui, au lieu de flétrir,
invite à la vie, au tumulte. C’est le cri victorieu x de Gide qui a vaincu le soleil – comme
Amyntas, le berger des Bucoliques de Virgile a prétendu être l’égal de Phœubus, son
maître – pour éprouver de nouvelles sensations, pour découvrir son corps, pour naître de
cette brûlure.
.
Le feu
La rêverie au coin du feu a des axes plus philosop hiques. Le feu est pour l’homme qui le
contemple un exemple de prompt devenir et un exempl e de devenir circonstancié. Moins
monotone et moins abstrait que l’eau qui coule, plu s prompt même à croître et à changer que
l’oiseau au nid surveillé chaque jour dans le buiss on, le feu suggère le désir de changer, de
brusquer le temps, de porter toute la vie à son ter me, à son au-delà. Alors la rêverie est
vraiment prenante et dramatique ; elle amplifie le destin humain ; elle relie le petit au grand,
le foyer au volcan, la vie d’une bûche et la vie d’ un monde. L’être fasciné entend l’ appel du
bûcher. Pour lui, la destruction est plus qu’un changement, c’est un renouvellement.
Cette rêverie très spéciale et pourtant très généra le détermine un véritable complexe où
s’unissent l’amour et le respect du feu, l’instinct de vivre et l’instinct de mourir. Pour être
rapide, on pourrait l’appeler le complexe d’Empédocle . On en verra le développement dans
une œuvre curieuse de George Sand. C’est une œuvre de jeunesse, sauvée de l’oubli par
Aurore Sand. Peut-être cette Histoire du rêveur a-t-elle été écrite avant le premier voyage en
Italie, avant le premier Volcan, après le mariage m ais avant le premier amour. En tout cas,
elle porte la marque du Volcan plutôt imaginé que d écrit. C’est souvent le cas dans la
littérature. Par exemple, on trouvera une page auss i typique chez Jean-Paul qui rêve que le
Soleil, fils de la Terre, est projeté au ciel par l e cratère d’une montagne en fusion. Mais
comme la rêverie est pour nous plus instructive que le rêve, suivons George Sand.
1Gide, André, Si le grain ne meurt, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1972, p. 552.
15
2Il y a deux ans, la rue Marr, la place des Moutons étaient encore telles qu’on ne s’y savait où
transporter, et que l’Orient le plus extrême, l’Afr ique la plus secrète n’eussent pas eu, je
crois, goût d’étrange plus stupéfiant. (p. 17)
3 p. 14. Ici, plus voluptueuse et plus inutile est l a vie, et moins difficile la mor
Si le soleil et l’eau sont les éléments nat urels évoquant d’une part la chaleur excessive,
voire la brûlure – et l’on sait la double valence q u’elle a chez Gide, maladie ou ferveur – et
d’autre part la fraîcheur et la liquidité – avec toutes leurs valences positives gidiennes :
guérison, spéculation, renouvellement –, le sable est une matière réunissant à la fois la
liquidité, la mouvance et le pouvoir enveloppan t de l’eau et la chaleur du soleil,
emmagasinée dans la terre.
De plus, le soleil, l’eau et le sable sont tous des éléments permettant ou évoquant la
réflexion et la luisance, la dernière étant, comme le remarque Victoria Reid, « fétiche »,
renvoyant à l’attraction sensuelle, même se nsuelle. Le soleil est source de chaleur,
même extrême, allant jusqu’au sèchement. Dans ce tte première hypostase, il anéantit le
corps, le soumet à un effet de cuisson, de pou rriture même faisant tout à fait nécessaire
la fraîcheur, comme pendant. Il est aussi sou rce de couleur, surtout dans son
interaction avec la terre. C’est le jaune définitoi re de l’Afrique, nuance de la sècheresse, mais
rappelant aussi la couleur de la peau nude .
La rencontre de ces trois éléments exalté la chair et le corps devient désireux d’en être
pénétré, poreux et brûlant à la fois. Dans cette re ncontre, la chaleur et la fraîcheur appellent à
la vie et donnent envie de vivre, de se sentir, in vitent au toucher, même à la pénétration :
Le soleil trop ardent a presque séché la ri vière, Mais ici, sous la voûte que lui fait le
feuillage, l’Oued roule et s’approfondit ; plus loi n, il remonte au soleil languir sur la grève de
sable.
« … Ah ! ah ! tremper ses mains dan s cette eau blonde ! y boire ! y baigner ses
pieds nus ! y plonger tout entier… ah ! bien -être. Dans l’ombre, là, cette onde est fraîche
comme le soir. […] ah ! nager !
Je veux m’étendre nu sur la grève ; le sabl e est chaud, souple, léger. – Ah ! le
soleil me cuit, me pénètre ; j’éclate, je fonds, je m’évapore, me subtilise dans
l’azur. Ah ! délicieuse brûlure ! – Ah ! ah ! tant de lumière absorbée puisse-t-elle donner un
aliment neuf à ma fièvre, plus de richesse à ma fer veur, plus de chaleur à mon baiser ! »
La chaleur, la fièvre et la ferveur se conf ondent donnant naissance à un amour
démesuré du corps et non pas de la divinité , comme auparavant. L’approche du corps
est fortement sexualisée. Le sable, porteur d e cette chaleur, est tout aussi enveloppant
que l’eau et si cette dernière pénètre le cor ps de sa fraîcheur, le deuxième le trempe dans
la chaleur et élimine l’eau. Paradoxalement, ce c orps subtilisé acquiert en effet de la
substance de la matière, il est senti, ressenti, aimé.
Le soleil et le sable africains sont teintés de couleurs, donnant naissance à la
vraie forme artistique, la nature, qui exclut totalement toute intervention humaine, toute
fabrication. La nuit n’a qu’une couleur, l’az ur, signe de fraîcheur1; le jour, par contre,
étale les couleurs les plus vives, mais c’est le rouge avant tout que dépeint la chaleur
ardente, la brûlure du soleil. A la faveur d u soleil et se confondant avec le ciel à l a
ligne de l’horizon, le sable colore la terre africaine en vives. Le sable emmagasiné
ainsi toute la chaleur et la force vitale du soleil : « Le soleil disparaît. A l’orient, le sabl e,
rose et vert un instant, tout aussitôt devient d’une lividité délicate, d’une pâleur très
fine, exquise sous le ciel rose et lilas… »
16
L’air
Au contact avec le climat de la terre exotique de l ’Afrique, Gide dépasse son opacité
culturelle et religieuse pour devenir un être sens oriel, perméable avant tout à la chaleur du
nouveau climat « le soleil me cuit, me pénètre ; j’éclate, je fonds, je m’évapore, me subtilise
dans l’azur ».
La chaleur de la terre influence le corps, la rencontre, le heurtement des civilisations se
traduit dans la lutte corporelle, dans un permanent et douloureux balancement entre le froid et
la chaleur, entre le tremblement et le délice « La mer que le soleil affleure se tient tout debout
devant moi comme une paroi de lumière, une vitre de nacre irisée que, distincte à peine, la
fine ligne des collines que la brume amollit et fai t paraître spongieuses, encadre et sépare du
ciel. Dans le port vaporeux encore, que la fumée d’ énormes bateaux envahit, un vol tremblant
de barques s’éparpille, monte au large brillant et, parfois, les rames tendues, comme dans de
la lumière fluide, glisse et semble planer. Et face au soleil, sur la terre, entre les quais
trépidants et le ciel, la ville rit ».
Gide apprécie de la culture africaine, c’est l’ethnicité et le sens de la nature,
gardé inaltéré. Dans son approche de la cultu re africaine, Gide garde les distances,
pour ne pas entacher d’occidentalisme l’authentic ité :
« […] le regard qu'il pose su r les pays étrangers, et plus spécialement sur
l'Algérie et ses habitants, est déjà celui d'un hom me qui, loin de se considérer comme un
civilisé privilégié, s'efforce de donner une im portance égale à l'existence des autres
peuples, non pas pour
abolir la distance qui le sépare d'eux, mais pour mettre en évidence l'originalité de
chacun. 4 »
17
4
Masson, Pierre, André Gide. Voyage et écriture , Lyon, Presses Universitaires de
Lyon, 1983, en ligne sur http://www.gidiana.net/mas son.htm
Chapitre II
3. Imaginaire du corps masculin chez Gide
La récurrence des images du corps masculin
Le corps se montre au moins de deux façons, pa r un certain vocabulaire et par la mise en
scène (au sens très large). Or, à ces deux niveaux, intervient un délicat problème de seuil.
Prenons la séquence labrum, os, uox, preces. On voi t bien que d'aucun de ces termes, le corps
n'est absent, mais il ne s'y trouve pas également r eprésenté. On peut dire que du premier au
quatrième, cette présence va décroissant. Néanmoins , le dernier mot prête à discussion. Pour
les uns, il sera pratiquement vide de toute allusio n au corps; d'autres y verront davantage,
estimeront peut-être que ces deux syllabes connoten t un gestuel . . . Autre exemple, même
remarque : la série haereo, amplector, tango, teneo , capio, fero, présente, lorsqu'il s'agit
d'humains bien entendu et dans un emploi non figuré , une perte analogue de densité
corporelle. Mais on ne peut dire que le corps soit totalement absent du verbe fero. Pour peu
que le lecteur songe à l'y rechercher, il ne manque ra pas de le discerner, fût-ce sous la forme
d'une image presque impalpable.
Cette constatation fondamentale est lourde de conséquences. On pouvait craindre, au
premier coup d'œil, que le corps vînt à manquer. On va maintenant en trouver trop, et ce ne
sera pas nécessairement un avantage. S'il est parto ut, ne risque-t-il pas de n'être plus nulle
part de façon significative?
Par sa nature, il parle à l'ethnologue, au médecin, au physiognomoniste, à l'artiste, mais
aussi à tout un chacun qui interprète spontanément le corps comme le texte d'un langage. Par
ses gestes (au sens large) qui sont tantôt des sign es codés, tantôt des propositions en marge
des codes, il peut prétendre à un champ de signific ation pratiquement illimité (puisque
l'inexpressivité elle-même est une expression, il n 'y a pas de degré zéro de la signification).
Ainsi envisagé, il semble que le corps qui se renco ntre dans l'expérience vécue, soit une
source de sens rayonnante et inépuisable.
Qu'en est-il lorsqu'on observe, dans l'œu vre artificielle, le corps écrit? Il se produit une
modification décisive. En passant d'une vision dans l'espace à un art qui se développe dans le
temps, on abandonne le global instantané pour le pa rtiel qui se montre dans la durée. Cela
n'est pas sans conséquence.
D'abord, notre désir de voir dans le texte nous conduit à ralentir le flux des mots, jusqu'à
tenter de l'immobiliser pour fixer l'image et, si l 'on peut dire, en disposer.
Vêtements, visages, expressions, attitudes , gestuelles font l’objet de descriptions
minutieuses, attestant d’une solidarité étroite du corps. Souci de réalisme ou recherche du
18
pittoresque d’une part, la manifestation littéraire de ce corps participe d’autre part à la
construction d’une image, celle d’un individu dissi mulé, révolté, transgressant codes et règles
en tous genres. Ainsi la déviance s’incarne-t-elle parfaitement dans la figure du prisonnier, à
travers la dissimulation, la révolte et la transgre ssion, chacune témoignant d’un refus des
normes régissant le microcosme social de l’espace c arcéral. On se trouve alors transformé,
sous l’effet du jeu permanent de la dissimulation, en espace théâtral. Il s’agit pour le
prisonnier de cacher ou de préserver son être, de l e rendre indéchiffrable et invisible aux yeux
de ceux qui, juge, geôlier, prêtre ou encore médeci n, peuplent la prison à ses côtés. Dès lors
la représentation du corps du prisonnier est prise dans une dialectique de la visibilité et de la
dissimulation : représenter le prisonnier implique de représenter les stratégies d’un corps qui
semble vouloir se dérober à toute visibilité immédi ate. Cette tension est inscrite au cœur des
Français peints par eux-mêmes : faire entrer le dét enu dans cette grande galerie de portraits
témoigne, à travers la description des types de dét enus, du désir de donner une lisibilité
parfaite à l’univers de la prison. Cette lisibilité doit également donner à voir les stratégies de
dissimulation des prisonniers. C’est pourquoi, dans l’article de Moreau-Christophe, la prison
revêt parfois les allures d’un véritable théâtre : la place que tient, par exemple, la description
des vêtements et costumes fait de l’univers carcéra l un monde de parade. L’accoutrement du
prisonnier est un excellent indice pour identifier des types au sein d’une catégorie de
délinquants. Ainsi, au sein de la catégorie des « t rompeurs » à laquelle appartiennent les
cambrioleurs, on peut remarquer que ces derniers so nt « presque toujours bien vêtus » avec
l’« oreille [qui] perce toujours » et ont une affec tion particulière pour « les couleurs voyantes,
le rouge, le bleu, le jaune ». C’est encore la faço n dont le vêtement est porté qui permet de
distinguer, parmi les « correctionnels », le citadi n du paysan : face au paysan, on reconnaît les
autres « à l’espèce d’élégance avec laquelle ils po rtent les vêtements grossiers de la prison ».
C’est tout le fonctionnement paradoxal du costume q ui se donne à voir ici : si le costume du
prisonnier ne permet pas à première vue de le disti nguer des autres, certains détails de la
tenue semblent révéler l’être profond de celui qui le porte. À cette forme d’exhibition, on
peut opposer une forme de dissimulation, constituti ve pourrait-on dire de l’être du prisonnier,
qui est perceptible durant toutes les étapes de l’i ncarcération et concerne aussi bien l’inculpé
que l’accusé. Comme l’explique Moreau-Christophe, t ous les inculpés témoignent d’un désir
de comparaître dans leur plus belle tenue pour cher cher à faire bonne impression sur le jury,
et si, au contraire, une tenue et une coiffure sont mal soignées, c’est également le signe d’un
désir de « tromper les témoins » ou d’« intéresser le jury en leur faveur », stratégie
spécifiquement féminine, aux dires de Moreau Christ ophe.
Le corps est semblable à ce voile qui cach e et révèle dans un même mouvement,
donnant à lire, à travers une configuration particu lière des traits ou une façon de regarder, ce
qu’il cherche à dissimuler : les passions de haine que les détenues éprouvent envers le
personnel pénitentiaire. Cette description des visa ges des prisonnières est basée sur les
observations de Goncourt lors de sa visite à la pri son de Clermont-sur-Oise en 1862, ainsi que
sur l’ouvrage d’Haussonville, Les établissements pé nitentiaires en France, une des sources
sur la prison exploitée par Goncourt pour l’écritur e de son roman. Haussonville décrit ainsi
les prisonnières de la prison de Melun : Vous ne tr ouverez pas, en effet, sur leur physionomie
l’animation, la vie, la noblesse de travail ; vous ne lirez sur ces visages flétris qu’un mélange
d’insouciance, de ruse et de bassesse, dissimulant mal une pensée de révolte. Une chose
surtout vous frappera, c’est l’uniformité d’express ion dans ces traits si divers ; c’est la
reproduction perpétuelle, sur la figure du vieillar d comme sur celle de l’adulte ou du jeune
homme, de ce type pénitentiaire bien connu de ceux qui visitent fréquemment nos prisons.
Haussonville fait du prisonnier hypocrite un vérita ble type, témoignant de la récurrence de ce
comportement dans les prisons. Dimension incurable du prisonnier ou échec d’une méthode
punitive inadaptée ? Pour Goncourt, la prisonnière révoltée semble traduire l’échec d’une
19
méthode punitive, fondée sur la loi du silence cont inu. Cette règle, censée favoriser le
recueillement et faire naître chez la prisonnière l e remords, produit à l’inverse un être révolté,
qui finit par se soumettre à la seule loi qu’elle r econnaît : celle de la dissimulation. Cette loi
qu’elle avait pourtant d’abord refusée et condamnée , elle finit par la faire sienne,
transformant son corps, sa voix, son regard, sa tou rnure, seule façon de voir son sort
s’adoucir en prison. Si cette rébellion est percept ible « dans son regard, dans son attitude,
dans son silence, dans le bouillonnement colère d’u n corps terrassé, dans le frémissement
d’une bouche qui se tait », c’est aussi ce même cor ps qui, sous l’effet de la loi du silence
continu, telle une machine qui se détraque, manifes tera les premiers symptômes de la folie
dans laquelle sombre Élisa, jusqu’à la mort. Dans c e roman, qui a pour objectif, selon les
mots de Goncourt, de « combattre avec un peu de l’e ncre indignée qui, au dix-neuvième
siècle, a fait rayer la torture de notre ancien dro it criminel » cette nouvelle forme de « torture
sèche », de « châtiment hypocrite », la représentat ion du corps du prisonnier se trouve mise
au service de la construction d’un discours politiq ue et social : la loi du silence continu est
non seulement un échec mais un traitement indigne d e la personne humaine. Le système
carcéral cherche à produire une uniformité chez les détenus par l’intermédiaire de toute une
série de procédures de disciplinarisation qui s’adr essent au corps, comme le port du costume,
le rationnement alimentaire, les gestes mécaniques du travail manuel. Cette uniformité, que
l’on peut interpréter comme un moyen de briser la m arginalité que chaque individu incarne
en arrivant en prison, se voit paradoxalement réali sée : comme le souligne d’Haussonville, ce
sont les mêmes visages que l’on voit d’une prison à l’autre, mais au lieu de témoigner d’un
sentiment de culpabilité, ces visages trahissent l’ hypocrisie et la révolte qui animent les
prisonniers.
Le corps est bien au cœur de la constituti on d’un véritable langage sur et de la déviance
: que ce soit par des attitudes, des gestuelles, de s façons de porter un vêtement ou par une
configuration particulière du crâne et du corps, pa r la présence de tatouages, une façon de
marcher, le corps est perçu comme pouvant faire sig ne vers une appartenance à une
population marginale. Plus radicalement, à travers l’idée d’un déterminisme physiologique, il
devient le signifiant de la déviance elle-même. Le prisonnier n’est pas une figure nouvelle en
littérature mais la place accordée à son corps mont re qu’il fait l’objet, au XIXe siècle, d’un
nouveau type de représentation. En ce sens, tous ce s discours participent de la construction
d’un type, d’une figure nouvelle, aussi nouvelle qu e l’est la prison pénale au XIXe siècle. Ces
discours sont eux-mêmes marqués du sceau de l’idéol ogie, regard d’une élite porté sur une
population marginale laissant percevoir une forme d e stigmatisation physique et sociale de
cette population.
Quelle est la place que le corps, le rega rd et le langage ont occupé et occupent dans la
société? Le corps est devenu un support d’identific ation essentiel, ce qui explique le caractère
très personnel des décisions en ce qui le regarde. Le regard joue maintenant un rôle central
dans les échanges sociaux et dans le système de la connaissance, tandis que le langage, verbal
ou non, est le moteur de la société, le lien entre les personnes.
Vers la fin d’un XIXè me siècle rigide et religieux jusqu’au puritanisme, A ndré Gide
mène, dans son travail littéraire, une fronde contr e les tabous de cette société et exprime
ouvertement sa préoccupation pour la place qu’y tie nt le corps humain. Toute la vie
spirituelle postule un choix entre les deux pôles q ue sont la corporisation de l’âme et la
spiritualisation du corps. Le point de départ dans la démarche gidienne est de séparer le corps
de l’âme et de s’écarter de la tradition chrétienne qui prônait la connaissance de « soi » par le
« soi », le corps n’étant dans ce contexte qu’un si mple « emballage ». La démarche proposée
par Gide consiste dans (s)’ouvrir vers le corps, qu i est dorénavant l’élément déterminant, la
20
preuve tangible du réel, du concret, de l’identité personnelle. La prise de conscience du
propre corps et du corps de l’autre, ainsi que le c ontact avec une mentalité différente à la
sienne entraîneront chez ses personnages une modifi cation graduelle de la mentalité existante.
La mentalité corporelle qui domine André W alter, mais surtout Michel et Corydon doit
beaucoup à la Grèce antique, à sa mythologie et not amment au mythe de Narcisse. Ce retour
s’inscrit, à notre avis, dans un processus évolutif du point de vue des pratiques corporelles
qui, observait Norbert Élias, semblent aller contra irement aux autres, c’est-à-dire non pas
vers l’intériorisation, l’intimité, mais vers la li bération. C’est la deuxième étape du processus
de “civilisation”. La première s’était accomplie pa r des contraintes. Cette deuxième étape se
manifeste à partir de la fin du XIXème siècle, lors que la rigidité et le puritanisme avaient
atteint leur apogée, par la nouvelle image du corps qui tend à se manifester. Ainsi,
l’Antiquité, avec sa valorisation du corps nu, surt out masculin, constitue-t-elle un argument
pour l’importance que ces personnages attachent au corps.
L’évocation du mythe de Narcisse est explic ite: J’avançai, résolu d’avance, jusqu’à l’eau
plus claire que jamais, et, sans réfléchir, m’y plo ngeai d’un coup tout entier.[…] Je me
regardai longuement, sans plus honte aucune, avec j oie. Je me trouvai, non pas robuste
encore, mais pouvant l’être, harmonieux, sensuel, p resque beau, ( L’Immoraliste , ) ou
implicite – la présence dans le bureau de Corydon d e la peinture de Michel-Ange représentant
la créature Adam nue ( Corydon , ) ou le fait que André Walter aime une femme qu’i l
rapproche fortement à la figure de la sœur. Ce myth e essentiel dans l’évolution des pratiques
corporelles explique d’une manière allégorique la p référence pour un corps semblable au
sien, il enseigne la valorisation du propre corps e t de ceux qui lui ressemblent.
Il est à remarquer une préférence évidente de ces personnages pour le corps de
l’homme: voilé chez André Walter pour qui la femme est un substitut de la sœur, réprimée
chez Michel qui voit dans Marceline une mère protec trice, pleinement exprimée chez
Corydon, dans un éloge direct de l’homosexualité. C ’est que tous ces personnages sont
dominés par leur côté Narcisse et ils voient par co nséquent dans le corps de l’homme d’à côté
leur double qui est à connaître. Ensuite, ce sera l a prise de conscience du propre corps et des
désirs de la chair.
En fait, si André Walter songe encore à un amour éthéré et irréel avec Marthe ou Marie,
pour Michel, le regard se pose uniquement sur le co rps masculin. Quand il s’arrête, une fois,
sur Marceline, ce n’est qu’un regard banal, qui ne va pas au-delà du vêtement. Quant à
Corydon, lui, il ne s’arrête jamais à analyser le c orps féminin, sinon pour remarquer, à l’instar
de Darwin et de Stevenson, que la beauté des hommes dépasse, surtout pour les peuples
sauvages, celle des femmes.
Mais qu’est-ce qu’entend Corydon par sauva ge? Selon la mentalité du XIXème siècle,
c’était sauvage ou exotique tout ce qui était out re la métropole. Alors, dans cette lignée, on
pourrait dire que les jeunes arabes qui peuplent L’Immoraliste sont eux aussi des sauvages,
ou, au moins, des exotiques. Aucune surprise, alors , que le regard de Michel se soit posé sur
eux, en analysant leurs corps. Pourquoi? Préjugé cu lturel, à notre avis. Dans un XIXème
siècle européen ultra-religieux, le penchant de l’h omme pour le corps masculin ne pouvait
être qu’un exotisme qui trouverait sa racine en Afr ique: En Afrique, où j’ai voyagé, les
Européens se sont persuadés que ce vice (l’homosexu alité n.a.) est admis ( Corydon ,), dit
Corydon en éclaircissant un tabou culturel du temps . Pourtant, c’est toujours lui qui ajoute:
les musulmans sont convaincus que leurs goûts (les goûts homosexuels des Européens n.a.)
viennent d’Europe ( Corydon ,), ce qui témoigne chez lui des germes de la prise de conscience
de la mentalité du siècle à peine débuté: exotique est tout ce qui est étranger au sujet parlant
ou observateur.
Il est très intéressant aussi de remarque r que souvent la beauté du corps est liée à la
santé. Et quel autre signe plus évident de la santé corporelle que l’éclat du sang rouge, jeune,
21
qui éveille les sens de Michel ou qui représente po ur André Walter le moteur du corps et de
l’âme. Cette relation entre la beauté du corps et l a circulation du sang a une longue
descendance selon laquelle le sang, le lait, le gra s et les liquides séminaux formaient un seul
liquide, le liquide vital . Que la vue du sang couler s’associe à celle du co rps demi-nu du
jeune garçon, cela fait monter le désir:
Il lécha plaisamment sa blessure[…] Ah! Qu’il se portait bien! C’était là ce dont je
m’éprenais en lui: la santé. La santé de ce petit c orps était belle. ( L’Immoraliste ,)
Le fond culturel inconscient, peut-être ag it-il encore sur Michel, qui préfère le corps
masculin. Dans l’Antiquité, il n’était rien d’anorm al à ce que les hommes matures préfèrent
les jeunes garçons. Même plus: le corps masculin, à cause de l’idée du corps unisexué,
semblait capable de répondre du point de vue érotiq ue, et aux femmes, et aux jeunes hommes
attrayants. Ce retour est un pas décisif vers la li bération corporelle qui se manifestera
pleinement pendant le XXème siècle. Le regard posé sur le corps humain n’est plus une
honte, mais un acte qui atteint trois stades: le ba nal, l’érotique 3 et l’esthétique 4. Le regard
perdra définitivement la pudeur à la fin du XXème s iècle, ce qui conduit au niveau des
pratiques corporelles à une mise à nu progressive. Le corps devient l’objet d’une analyse qui
se veut de plus en plus objective et, en ce sens, l e regard se “spécialise”.
Michel dépasse la pudeur de son siècle ava nt que cette mutation se produise au niveau
de toute une société occidentale. Corydon va encore plus loin, arrivant même à cette
“spécialisation” de la vue dont nous avons parlé. C ette transgression se produit dans le cas de
Michel lors du contact avec la mentalité exotique a rabe. À la valorisation du corps féminin
prônée par l’Europe occidentale depuis l’amour cou rtois jusqu’à la proclamation à la fin du
XIXème siècle du Dogme de l’Immaculée Conception, l a mentalité islamique oppose une
tolérance envers le penchant pour le corps masculin qui, même condamné par la tradition, est
accepté dans la société dans la mesure où il ne nui t pas à l’honneur, c’est-à-dire s’il est caché.
Une longue vie est avant tout une jeunes se qui s'affirme. Gide a connu la passion de
l'adolescence dans l'âge mûr et l'âge mûr dans la v ieillesse ; il semble avoir été en retard d'une
saison ; ce fut là sa jeunesse.
Les visages successifs d'un homme au cou rs de sa vie sont parfois si différents qu'ils
représentent chacun un autre homme. A vingt ans, le visage de Gide garde un contour
incertain et mou, qu'il cache sous un air sombre et maniéré ; il pose devant la vie. Puis
apparaît, signe d'une hésitante virilité, sa barbe en pointe, qu'il fait couper à la première
connaissance de lui-même, à vingt-quatre ans, avant de partir pour l'Algérie ; restent des
moustaches à la gauloise, comme des moustaches post iches, jusqu'à ce qu'apparaisse enfin le
visage nu, avec un sourire contraint, qui se détend peu à peu jusqu'au naturel.
Chacune de ses expressions successives n' a été qu'une sorte de tentation. Gide ne
s'affirme ni par son visage d'adolescent, sa barbe ou sa cape ; mais par tous ces traits et
quelque chose de plus : un visage vraie, celui de l 'homme.
Ce qu'il représente avant tout pour nous, aujourd'h ui, c'est un style de vie, un mode de pensée.
Sans doute lui-même s'irritait d'entendre si fréque mment parler de son influence et, par
contradiction, par souci de ce qui lui échappait, i l prétendait qu'il fallait se placer, pour le
juger « sainement », du point de vue esthétique, qu i est le seul qui ne convienne pas
précisément. On ne peut juger son œuvre comme celle d'un Balzac, d'un Flaubert ou d'un
Proust. Ce qui nous intéresse en lui, c'est, contra irement à ce qu'il a cru, son action directe et
immédiate sur les hommes, sa position de moraliste. L'attitude de Gide en tant qu'homme
dépasse de beaucoup ses mérites de créateur: De l'œ uvre proprement créatrice de Gide, il est
difficile de dire ce qui survivra, peut-être aucun livre, peut-être des fragments, des formules
seulement, des épigrammes. Une œuvre légère, une vi e lourde de sens. Une grande figure
d'entre les deux guerres, figure et non écrivain.
22
Depuis vingt-cinq ans, son œuvre ne s'est pas accrue, sinon son Journal; mais le
dessein de sa vie n'a cessé de se prononcer. Le Journal, c'est l'homme, un essai presque
ininterrompu sur lui-même, l'œuvre de synthèse qu'i l a voulu longtemps donner en un roman
et qu'il a composée comme à son insu. Les Correspondances, récemment publiées, sont des
documents directs sur son passé ; chacune d'elles r etrace le cycle d'une amitié, dont il reste le
centre. C'est toujours lui. Les préfaces, qui ont a ccompagné les réimpressions de ses livres,
les interprétations qu'il n'a cessé de leur apporte r, font converger de nouveaux éclairages sur
sa personnalité. Les miettes d'œuvres sont souvent plus importantes que l'œuvre même, et ses
courts essais, tel souvenir, telle plaquette, une n ote dont il a pris soin à juste titre de ne pas
laisser perdre une page, ne cessent de témoigner po ur l'homme.
On peut se demander finalement ce que signifie pour un écrivain être un homme sans
son œuvre. Etre un homme a toujours été rare ; l'ex istence même d'un homme est
un scandale . Etre un homme qui agit conformément à soi, qui rép ond à ce qu'il y a en lui de
plus valable, prêt à jouir loyalement de lui-même, à s'accepter tel qu'il est et non tel que les
autres le veulent, c'est croire que chacun est le d étenteur individuel d'une sagesse qui doit
tendre vers la joie — que chacun ne cesse d'apprend re à ses dépens que la liberté se refuse
constamment et qu'il faut parfois « passer outre ». Aspiration vers la liberté que Gide a atteint
à des moments exceptionnels, où sa vie et son œuvre ne font qu'un (dans la création du
personnage de Lafcadio, dans sa Conversation avec un Allemand, dans certaines pages de
son Journal ) et par un perpétuel apprentissage, qui est son ar t même de vivre.
C'est vers une certaine forme de liberté que Gide n 'a cessé de tendre. Liberté de quoi ?
Il n'est pas de mot plus fulgurant et de contours p lus incertains. Il mobilise la passion du
poète : « Le seul mot de liberté est tout ce qui m'exalte encore », écrit André Breton, et Eluard
: « Et par le pouvoir d'un mot — Je recommence ma v ie. » Puissance magique du mot. Isolé,
il garde sa vertu, mais dès qu'on veut le cerner, i l échappe ; incarné, il se détruit. Pour le
philosophe, la liberté, c'est coïncider avec son co ntraire, comprendre la nécessité, et pour le
révolutionnaire, c'est : « Toute liberté sauf contr e les ennemis de la liberté. » Dans une
société, c'est la contrainte qui établit la liberté , et l'individu ne peut se sentir libre que dans la
mesure où il coïncide avec une loi, avec un ordre.
Rien n'est plus étranger à Gide, ne lui fait plus h orreur que le : « Fais ce que voudras
», qu'un état d'anarchie passionnel. Ce n'est pas d e la liberté en soi qu'il a rêvé ; c'est la liberté
de pensée qu'il a voulue, d'où il a cru que découlaient les autres :
« Une liberté de pensée, dit-il, c'est ce à quoi j 'attache plus d'importance qu'à tout le
reste. »
Par éducation et par modération, il sait qu'il n'y a pour lui de liberté que dans
l'esclavage consenti ; mais aussi qu'un homme qui p eut penser librement est ce qu'il y a de «
plus dangereux et redoutable ». Ce ne sont pas tant les actes qui effrayent que le sens qu'ils
prennent. La pensée libre devient libre pensée ou d éfi aux pouvoirs constitués. Le pouvoir,
qu'il s'agisse du père, du prêtre ou d'un chef, règ ne par le dogme, les tabous, la censure et
l'index. A toutes les époques des bibliothèques fur ent détruites et, hier encore, les étudiants se
livraient avec joie à des autodafés de livres. Au X IX e siècle libéral, les célèbres Ordonnances
de Juillet 1830 déclarent qu'il est dans la nature de la liberté de presse « de n'être qu'un
instrument de désordre et de sédition… ». « Il n' est pas de progrès de la pensée, écrit Gide, qui
n'ait d'abord paru attentatoire et impie. »
A l'origine de toute liberté, il y a révolte. Bien avant que Gide n'ait découvert
Nietzsche, la lecture du Zeus de Gœthe — un des plus surprenants poèmes du grand olympien
— provoqua un déchirement dans sa vie studieuse. Le choc intellectuel lui fit prendre
conscience du caractère distinctif de pieuses famil les comme la sienne, où la discrétion sans
23
borne est de règle, où l'on se tait sur toutes les choses. « Le nombre de choses, écrit Gide,
qu'il n'y a pas lieu de dire augmente pour moi chaq ue jour. »
La révolte, c'eût été la pipe au bec, les grands ch eveux, les poèmes fous, la rage au
ventre. Gide prend un « air sentimental », porte « une redingote qu'avait réussie [son] tailleur
». Ce sont là moins les marques d'une rébellion que les attributs de l'artiste. La révolte de
Gide à dix-huit ans, ce n'est pas son air retranché et supérieur ; c'est le cœur qui lui bat à
certaines lectures, c'est la rougeur qu'il cache. S a révolte marche à pas feutrés. C'est un
malaise, une névrose. Sa mère pèse sur lui, par « u ne sollicitude sans cesse aux aguets, un
conseil ininterrompu, harcelant ». Et Gide ajoute : « Elle avait une façon de m'aimer qui
parfois m'eût fait la haïr. » Gide n'osera jamais l a quitter. Il reste attaché. Il rêve du Prodigue.
Il en rêvera toute sa vie.
Le Prodigue doit partir. En vain. Bernard échoue de nouveau chez les siens et
Lafcadio épousera probablement quelque oie blanche. Mais le cadet partira. C'est d'une
résistance dont Gide a besoin. Dès qu'il n'a plus à s'opposer à sa mère, il lui faut une autre
chaîne. Quand sa mère meurt, il épouse sa cousine e t reste dans une tradition qui le «
contraint de revenir » en arrière. L'amour de la fa mille le ramène à la révolte, et le célèbre cri
lui échappe : « Familles, je vous hais ! Foyers clo s, portes refermées… » Mais cette famille
n'a jamais été la sienne ; sa famille, son orgueil la défend ; sa mère, il ne veut la voir que
belle. Quoiqu'il n'ait guère connu son père, il ne doute pas que ses parents ont formé « le
ménage le plus uni », foyer évangélique, tutélaire et puritain. Mais les autres familles lui
paraissent puer l'hypocrisie et l'égoïsme, ou plutô t une sorte de famille, symbole du
dogmatisme.
De même le Prodigue, dont il a tant rêvé et sur qui est centré son œuvre, reste une
figure idéale, mirage d'un individu sans lien avec le reste du monde et qui satisfait son besoin
d'une liberté merveilleuse qu'il sait impossible et qu'il craint. L'adolescent de Balzac
conquiert Paris par les femmes ; celui de Stendhal les conquiert par sa désinvolture.
L'adolescent de Gide est celui qui se détache, c'es t la sans-famille ; c'est Lafcadio, fils d'une
demi-mondaine, qui, dans son enfance, n'a pas de pè re, mais cinq oncles ; c'est Bernard, fils
de l'adultère petit bourgeois, autre bâtard ; c'est aussi Œdipe, le bâtard glorieux ou qui s'est
cru tel. Et tous ces bâtards sont prêts à tenter la prodigieuse aventure. Cette association entre
le Prodigue et le Bâtard, par opposition aux images pieuses de l'Ecriture et à celles de la
famille indissoluble, crée pour Gide l'image-choc d e l'affranchissement, l'appel d'une liberté
contradictoire en elle-même.
Gide n'a pas développé ces contradictions dans son œuvre ; c'est sa vie d'homme qui
les traduit. Entre son point de départ et son point d'arrivée, la distance parcourue est
considérable ; ils sont presque à l'opposé l'un de l'autre. Entre Gide tel qu'il s'est pris en
charge dans les premières pages du Journal et ce qu'il a fait de lui, la somme des efforts, le ur
constance représente un immense cheminement, au cou rs duquel il n'a cessé de tendre à se
modifier pour intégrer en lui des aspirations contr aires.
Dans le paradis où vit tranquillemen t Adam, sans femme encore, encore androgyne :
Androgyne – le terme dérivé des mots grecs signifia nt homme et femme; adjectif et nom
masculin – Hermaphrodite qui a les caractéristiques des deux sexes.
Les notions d'androgynéité et d'hermaphrodi tisme sont employées par Platon lorsqu'il
parle du premier homme, et par la Genèse qui prés ente Adam comme un être « à deux sexes
».
Le premier homme est donc, comme tout dans ce paradis, parfait, complet. Pourtant, il
veut faire autre chose qu'être parfait sans ne rien savoir sur soi, alors, la pensée arrive, et lui –
comparé à une divinité celtique, qui voulait aller plus loin que le «possible» qui l'entourait – il
prend la décision de briser une branche de l'arbre Ygdrassil, de l'arbre universel (qui selon les
24
légendes nordiques constitue l'élément reliant la s phère terrestre et la sphère céleste, embrasse
et ainsi soutient l'univers par ses branches et ses racine) et par cet acte amène une rupture
volontaire dans l'unité du monde ainsi que dans l'u nité du soi autosuffisant – pour toujours il
voudra trouver son image, voir son double – la femm e.
Ici, Gide se sert de la symbolique de la figure adamique qui représente le premier
homme, l'image de Dieu. « Il est le premier dans l' ordre de la nature, il est le sommet de la
création terrestre, l'être suprême en humanité », a ussi est-il « responsable de toute la lignée
qui descend de lui. Sa primauté est d'ordre moral, naturel et ontologique : Adam est le plus
homme des hommes. » C'est pour vouloir s'identifier à Dieu qu'il symbolise aussi « la faute
originelle, la perversion de l'esprit, l'usage absu rde de la liberté, le refus de toute
dépendance.»
Par l'infraction de la loi paradisiaque Ad am fonde la problématique narcissique, car la
punition de cette violation de l'ordre du monde uni et unique est inéluctable : il devient deux –
la femme est née de lui et Adam / Narcisse souffrir a éternellement du « désir de cette moitié
de lui presque pareille, comme cette femme tout à c oup surgie, là, qu'il embrasse, dont il
voudrait se ressaisir,… ».
La symbolique du nombre deux peut déve lopper cette idée en soulignant que : Le
deux est le «symbole d'opposition, de conflit, de r éflexion, ce nombre indique l'équilibre
réalisé ou de menaces latentes. Deux est le chiffre de toutes les ambivalences et des
dédoublements. Deux exprime donc un antagonisme, qu i, de latent devient manifeste ; une
rivalité, une réciprocité, qui peut être de haine a utant que d'amour ; une opposition, qui peut
être contraire et incompatible, aussi bien que comp lémentaire et féconde. » Ce commentaire
de la dualité nous mène aussi au fait que l'homme e t la femme peuvent être considérés
comme des doubles, femme en tant que reflet de l'ho mme, mais comme la réflexion dans le
miroir elle n'est qu'une image inversée, elle est s emblable mais non identique à l'homme.
En revenant au thème gidien tout homme e st ainsi narcissique et à la recherche de son
double, son âme sœur. Le narcissisme n'est plus un trouble de l'amour pour soi, mais le
malaise né du péché originel puni par la division d e l'être ! Pourtant, ce péché originel ne
consiste en rien d'autre que dans le narcissisme, d ans le fait de se préférer à toute autre chose,
à l'idée fondatrice, comme Gide nous enseigne et co mme on éclairera plus bas dans le texte.
On assiste à deux pertes, de l'unité d e soi avec soi-même et de l'unité de soi avec le
monde. La deuxième perte ne peut être apprise que p ar les poètes et les prêtres, les êtres élus
à éclairer le souvenir cosmique : « que voici, qui recueilleront pieusement les feuillets
déchirés du Livre immémorial où se lisait la vérité qu'il faut connaître ».
On repère l'idée platonicienne qui dit : « Si Narcisse se retournait, il verrait, je pens e,
quelque verte berge, le ciel peut être, l'Arbre, la Fleur – quelque chose de stable enfin, et qui
dure, mais dont le reflet tombant sur l'eau se bris e et que la fugacité des flots diversifie. ».
Alors, Narcisse vit dans l'idée reçue q ue son monde est gris et dans l'eau voit les
images bouger comme des reflets sur le mur de la ca verne. Il regarde le théâtre du monde qui
se passe, en réalité, derrière son dos. Le paradis – la stabilité, la non mouvance est à
réinstaurer et il est à notre portée.
Dans Amyntas André Gide présente les corps masculins et féminins :
« Celle qui nous redit tout cela était la b elle juive Goumarr’ha, qui n’en parlait pas
volontiers par reste de croyance et demi-honte d’av ouer qu’elle aussi, l’an dernier, le corps
horriblement travaillé d’hystérie, elle avait pris part à la ronde « espérant y trouver un
soulagement à ses maux ». Mais, après, elle avait é té bien plus malade, et son mari, apprenant
qu’elle avait dansé à cette fête de sorcières, l’av ait battue trois jours durant pour la guérir » ;
« … La danse s’animait ; les femmes hagardes, éperd ues, cherchant l’inconscience de la
chair, ou mieux la perte de sentiment, parvenaient à la crise où, leur corps échappant à toute
25
autorité de leur esprit, l’exorcisme peut opérer. A près cette instante fatigue, suant, mourant,
dans l’accablement qui suit la crise, elles trouver aient peut-être un repos » ;
« Devant moi un admirable vieillard à longu e barbe, aux yeux gris clignotants ; sa
pauvreté garde une dignité discrète ; il ne reste d e chair à son corps que ce qu’il en faut
justement pour que l’âme l’habite encore. J’admire ce que, sur ce fond vert, sa peau bise et
les plis sobres de son turban, de son burnous, font d’harmonie riche et seyante » ;
« Reconnaître à leur voix ces femmes ; à leur appel sourire ou m’arrêter ; et, dans l’éclat subit
que projettent la lumière et le bruit des cafés, vo ir tant de mystère rôdeur se fixer, ces ombres
un instant prendre corps, s’arrêter, puis replonger et se déconsister dans la nuit, où je veux me
fondre avec elles ».
Mais ce qui est plus frappant chez Gide c ’est la place de la femme comme figure
sacrifiée et coupable. En effet, elle est celle par qui la tendance homosexuelle est révélée à
celui qui la pratique. C’est à ses côtés que l’homm e prend conscience de son non-désir pour
le sexe opposé. La femme se retrouve victime de sa condition de femme, posture contre
laquelle elle ne peut pas grand-chose. D’autres aut eurs tels que le Marquis de Sade n’ont pas
manqué d’offrir à l’homosexualité féminine une plac e de premier rang, confirmant d’ailleurs
l’idée selon laquelle « la courtoisie est un leurre . Au-delà de l’image enchantée de la
féminité, demeure la réalité des femmes, assignées à résidence symbolique ». Une
symbolique toutefois détournée par Gide lui-même qu i fait de la femme une hétérosexuelle
certes mais en proie au doute et capable de trahiso n, voire de destruction.
Images du corps masculin
L’attachement que manifeste Gide à l’observation du corps, surtout masculin, mais
aussi féminin, rend compte d’un retour que l’écriva in opère vers l’antiquité et vers la
mythologie. L’une des expressions de ce retour est la place essentielle qu’il accorde aux
mentalités caractéristiques pour la Grèce antique. Il s’agit de la place de la beauté et des
interactions qu’elle fait naître entre le sujet reg ardant et le sujet regardé. C’est ici une des
constantes de la création gidienne. Les Grecs attac hent une grande importance à la beauté et à
l’harmonie du corps, qui devait être maintenue par des exercices : et lutte comme un homme,
tandis que Phèdre ressemble beaucoup à son frère Gl aucos et ses traits féminins ne sont pas
encore décis :
Pentru ei, ceea ce-i f ăcea s ă doreasc ă un b ărbat sau o femeie era pur și simplu
apetitul implantat de natur ă în inima b ărbatului pentru „frumo și”, indiferent de sex. 1
Ce qui distingue la conception gidienne sur la beau té, c’est que presque toujours
l’adjectif beau est réservé au corps masculin, tandis que le corps féminin est à peine observé
et décrit.
Dans le Traité du Narcisse il n’y a aucune mention de l’origine grecque de Nar cisse ;
Narcisse n’est plus le paradigme de la beauté grecq ue, probablement parce que le Narcisse
d’Ovide se perd et meurt à cause de sa beauté qui d evient marque de perdition, tandis que
chez Gide Narcisse survit dans le Poète.
Si chez Ovide, le jeune homme est ravissant, très b eau et se contemple, le Narcisse de
Gide n’est pas décrit, mais Gide accepte sa descrip tion par la reprise de celle faite par Ovide.
Le Narcisse gidien ne connaît pas sa forme 2.
1 Foucault, Michel, Istoria sexualit ății , Editura de Vest, Timi șoara, 1995, page 254
26
Par le refus de l’amour des nymphes, et par l’amour pour sa propre image Narcisse est
l’image de la solitude et de la sensualité, mais il devient pour Gide le mythe de l’esthète qui
se définit dans et par son texte. Pour Narcisse-est hète, le texte est le miroir dans lequel il se
reflète ; le texte – l’idée qu’il manifeste – ne doit pas pourtant refléter l’image idéale,
égocentrique de l’artiste, mais c’est le créateur q ui doit se plier à son texte. Ce type de
Narcisse est, selon nous, un Narcisse à l’inverse, parce qu’en tant que créateur, il ne tombe
pas amoureux de son image, mais de son texte. Le mo uvement est donc inverse : le Narcisse
esthète est un moraliste critique de soi, prêt à ac quérir l’image idéale qui est rendue par son
texte. Le Narcisse gidien renonce délibérément à s’ éprendre de son image et se contente,
penché sur l’apparence du Monde 3, de regarder toute une fuite de rapides images qui
n’attendaient que lui pour être et qui sous son reg ard se colorent. 4
Dans L’Immoraliste , le regard admiratif de Michel se dirige presque e xclusivement
vers le corps masculin, le sien ou celui des Arabes . Pour lui, la beauté du corps est liée à la
santé. Que la vue du sang couler s’associe à celle du corps demi-nu du jeune garçon, cela fait
monter le désir :
Je me regardai longuement, sans plus honte aucune, avec joie. Je me trouvais, non plus
robuste encore, mais pouvant l’être, harmonieux, se nsuel, presque beau. 5
Il lécha plaisamment sa blessure[…] Ah! qu’il se portait bien! C’était là ce dont je
m’éprenais en lui: la santé. La santé de ce petit c orps était belle. 6
Par contre, la beauté de Marceline n’est que très f ugitivement remarquée par son mari,
qui, plongé dans ses préoccupation intellectuelles ne s’en rend compte qu’assez tard et cela
est pour lui comme une révélation:
Marceline était jolie. Vous le savez; vous l’avez v ue. Je me reprochai de ne m’en être
d’abord aperçu. Je la connaissais trop pour la voir avec nouveauté; nos familles de tout
temps étaient liées, je l’avais vue grandir; j’étai s habitué à sa grâce… Pour la première fois
je m’étonnai, tant cette grâce me parut grande .7
La beauté, attachée d’habitude au corps masculin, s uggère la santé et la force physique,
ce qui rend désirable le corps qui possède ces qual ités. On se rappelle à ce sujet la force
d’attraction que représente pour Michel de L’Immoraliste le beau, jeune et sain Moktir.
Les deux femmes qui marquent la vie de Thésée, Anti ope et Phèdre, ont des
caractéristiques qui rendent incertaine leur appart enance sexuelle. Antiope n’a qu’un seul sein
et lutte comme un homme, tandis que Phèdre ressembl e beaucoup à son frère Glaucos et ses
traits féminins ne sont pas encore décis :
Je ne lui cachai même pas que j’étais fort épris de Phèdre, si enfant qu’elle fût
encore. 8
Il devient donc clair que Phèdre, la femme que Thés ée aime, se trouve dans une
relation de doubles avec son frère Glaucos. Ils ne sont pas de doubles dans le sens que René
Girard a attaché à ce terme, dans le sens d’une riv alité pour l’amour de Thésée, mais il s’agit
d’une ressemblance physique qui permet à Thésée n’e xercer sa ruse, à partir d’une pratique
commune en Crète : la pédérastie.
2 Gide, André, Le Traité du Narcisse in Œuvres complètes , vol 1, NRF, Paris, 1933, page
208
3 idem, page 218
4 idem, page 218
5 Gide, André, L’Immoraliste, NRF, Paris, 1933, page 60
6 idem, page 31
7 idem, page 42
8 Gide, André, Thésée , Pléiade, 1974, page 1440
27
La beauté devient ainsi un signe, un signe de recon naissance, parce que, même s’ils
sont presque identiques, Thésée ne confond à aucun moment Phèdre et Glaucos, ni manifeste
aucun désir pour l’adolescent :
Mais, bien Grec, je ne me sens aucunement porté ver s ceux de mon sexe, si jeunes et
charmants qu’ils puissent être. 9
Dans son attitude envers Glaucos, mais aussi en adm irant la beauté d’Icare, celle de
son fils ou celle du Minotaure, Thésée se montre bi en Grec.
C’est au point que tout adolescent qui atteint la v irilité avant d’avoir été choisi par un
aîné prend honte et tient en déshonneur ce mépris ; car l’on pense communément, s’il est
beau , alors quelque vice d’esprit ou de cœur en est la cause 10
Je vis entrer un jeune homme, à peu près de mon âge qui, dans la pénombre, me parut
d’une grande beauté .11
Que je l’aimais ainsi ! beau , fier, insoumis !12
J’aurais dû me hâter et profiter de son sommeil, ma is ceci m’arrêtait et retenait mon
bras : le monstre était beau .13
C’est dans chaque cas la fascination pour un corps jeune, juvénile même, ce qui fait la
preuve de l’existence, chez les Grecs, de toute une esthétique morale du corps masculin, d’où
la virilité est exempte. La fascination pour le cor ps du jeune n’est aucunement liée à sa
ressemblance avec le corps féminin :
Preocuparea pentru vremea adolescen ței și limitele sale a fost negre șit, un factor de
intensificare a sensibilit ății în fa ța trupului tân ăr, în fa ța frumuse ții sale deosebite și a
diferitelor semne ale evolu ției sale ; fizicul adolescentin a devenit obiectul unui fel de
valorificare cultural ă foarte st ăruitoare. C ă trupul masculin r ămânea frumos mult dup ă
trecerea farmecului dintâi, grecii nici nu ignorau, nici nu uitau ; arta statuar ă clasic ă e mai
mult legat ă de corpul adult. 14
La rencontre entre Thésée et le Minotaure est signi ficative à cet égard et a donné lieu
à des interprétations qui suggéraient le penchant h omosexuel de Thésée. 15 Arrivé au centre du
labyrinthe, Thésée doit résister à une double tenta tion : le parfum qui affaiblit sa volonté et la
beauté du Minotaure. Thésée s’attendait à ce que le Minotaure incarne la beauté humaine et la
lumière divine dans leur meilleur mélange, caractér istique des centaures. Mais le Minotaure
le surprend avec sa stupidité qui perce à travers l es yeux. L’image bucolique du bel animal
couché nonchalamment dans un champ fleuri est compl ètement dé-symbolisée chez Gide et
ne fait que souligner le contraste frappant entre l a beauté extérieure et la stupidité :
En face de moi, sur un parterre fleuri de renoncule s, d’adonides, de tulipes, de
jonquilles et d’œillets en une pose nonchalante, je vis le Minotaure couché. Par chance, il
dormait. J’aurais dû me hâter et profiter se don so mmeil, mais ceci m’arrêtait et retenait
mon bras : le monstre était beau. Comme il advient pour les centaures, une harmonie
certaine conjuguait en lui l’homme et la bête. De p lus, il était jeune, et sa jeunesse ajoutait je
ne sais quelle charmante grâce à sa beauté ; armes, contre moi, plus fortes que la force et
devant lesquelles je devais faire appel à tout ce d ont je pouvais disposer d’énergie. Car on ne
lutte jamais mieux qu’avec le renfort de la haine ; et je ne pouvais le haïr. Je restais même à
9 idem, page 1441
10 idem, page 1441
11 idem, page 1434
12 idem, page 1449
13 idem, page 1439
14 Foucault, Michel, Istoria sexualit ății , Editura de Vest, Timi șoara, 1995, page 253
15 cf. Genova, Pamela Antonia, André Gide dans le labyrinthe de la mythotextualité ,
Purdue Press University, Indiana, 1961
28
le contempler quelque temps. Mais il ouvrit un œil. Je vis alors qu’il était stupide et compris
que je devais y aller. 16
L’ironie de Gide se fait sentir à propos de la desc ription du Minotaure et surtout pour
ce qui est de son côté « bovin ». D’après la légend e, le Minotaure est le fils de Pasiphaé et
d’un taureau. Pourtant, Gide suggère avec humour qu e ce n’est pas du taureau son père que le
Minotaure a hérité les caractéristiques bovines, ma is de sa mère. La description de Pasiphaé
en est éloquente :
Elle avait les lèvres gourmandes, le nez retroussé, de grands yeux vides, au regard,
eût-on dit bovin. 17
On ne peut pas s’abstenir de noter le parallélisme entre l’œil vide du Minotaure et les
yeux vides, bovins, de sa mère.
Il est très intéressant aussi de remarquer que souv ent la beauté du corps est liée à la
santé. Et quel autre signe plus évident de la santé corporelle que l’éclat du sang rouge, jeune,
qui éveille les sens de Michel ou qui représente po ur André Walter le moteur du corps et de
l’âme. Cette relation entre la beauté du corps et l a circulation du sang a une longue
descendance selon laquelle le sang, le lait, le gra s et les liquides séminaux formaient un seul
liquide, le liquide vital 2. Que la vue du sang couler s’associe à celle du co rps demi-nu du
jeune garçon, cela fait monter le désir: Il lécha plaisament sa blessure[…] Ah! qu’il se p ortait
bien! C’était là ce dont je m’éprenais en lui: la s anté. La santé de ce petit corps était belle. 18
Le fond culturel inconscient, peut-être agit-il enc ore sur Michel, qui préfère le corps
masculin. Dans l’Antiquité, il n’était rien d’anorm al à ce que les hommes matures préfèrent
les jeunes garçons. Même plus: le corps masculin, à cause de l’idée du corps unisexué,
semblait capable de répondre du point de vue érotiq ue, et aux femmes, et aux jeunes hommes
attrayants.
Michel dépasse la pudeur de son siècle avant que ce tte mutation se produise au niveau
de toute une société occidentale. Corydon va encore plus loin, arrivant même à cette
“spécialisation” de la vue dont nous avons parlé. C ette transgression se produit dans le cas de
Michel lors du contact avec la mentalité exotique a rabe. À la valorisation du corps féminin
prônée par l’Europe occidentale depuis l’amour cou rtois jusqu’à la proclamation à la fin du
XIXème siècle du Dogme de l’Immaculée Conception, l a mentalité islamique oppose une
tolérance envers le penchant pour le corps masculin qui, même condamné par la tradition, est
accepté dans la société dans la mesure où il ne nui t pas à l’honneur, c’est-à-dire s’il est caché.
Dans L’Immoraliste , le regard admiratif de Michel se dirige presque e xclusivement
vers le corps masculin, le sien ou celui des Arabes . Pour lui, la beauté du corps est liée à la
santé. 19 Que la vue du sang couler s’associe à celle du cor ps demi-nu du jeune garçon, cela
fait monter le désir:
Je me regardai longuement, sans plus honte aucune, avec joie. Je me trouvais, non plus
robuste encore, mais pouvant l’être, harmonieux, se nsuel, presque beau. 20
16 Gide, André, Thésée, Pléiade, Paris, 1974, page 1439
17 idem, page 1435
18 Gide, André, L’Immoraliste, NRF, Paris, 1933, page 31
19 cf. Lefter, Diana, Le corps. Le regard. Le langage . Les pratiques corporelles dans les
romans d’André Gide, in Actes du Colloque « Fin(s) de siècle(s) 22-25 mais 2000, Editions
Universitaires Alexandru Ioan Cuza, Iasi, 2000
20 Gide, André, L’Immoraliste, NRF, Paris, 1933, page 60
29
Il lécha plaisamment sa blessure […] Ah! qu’il se portait bien! C’était là ce dont je
m’éprenais en lui: la santé. La santé de ce petit c orps était belle.21
Le voyage proprement dit semble tenir un rôle un pe u secondaire, tout comme une
démonstration est coincée entre un théorème et un r ésultat. D'une manière générale, le
voyage est pour l'homme un signe de contradiction, et l'on ne peut survivre que si on la
dénoue, si on en accepte la leçon. Celui qui veut pousser jusqu'au bout cette contradiction
périra. Certes, « il faut porter jusqu'à la fin to utes les idées qu'on soulève », mais la
persévérance peut mener à l'aveuglement. La fidéli té à soi-même passe par l'adaptation aux
circonstances. De même périra celui qui prétend ig norer cette leçon en rebroussant chemin,
par peur de se trouver confronté avec son vrai visa ge. Le voyage est démystifiant, et de
même qu'il permet aux uns de sortir de leur ornière et de s'arracher aux préjugés, il met de
même en évidence ceux qui refusent un tel dépouille ment et se contentent de faire semblant
d'avancer, réduits à faire des gestes pour faire cr oire à des actes et pour dissimuler leur
passivité foncière. Il condamne enfin sans rémissi on ceux qui, ayant senti à quel destin ils
étaient appelés, renoncent finalement à ce qui est en fait leur vraie nature, s'arrachent les ailes
et tombent sans gloire.
C'est ainsi qu'on peut prévoir l'échec d'André Walt er, d'Urien, du Prince, de
Fleurissoire, d'Icare, de ces êtres qui refusent la leçon du voyage. Ils s'y sont lancés pour
masquer un échec ou une insuffisance, se trompant s ur leur vraie destinée. Égarés dans un
drame à la mesure duquel ils n'étaient pas taillés, ils refusent de retourner dans les coulisses et
de renoncer à leur rêve, et c'est cette persistance , cette « fixité » de leur « adoration »
narcissique qui les perd, car ils ne veulent pas co mprendre qu'il n'y a pas de Dieu, du moins
pas là où ils le placent, à savoir dans un lieu uni que et déterminé : l'amour dans le désert,
l'absolu dans les glaces, le Pape au Vatican. Ils s'excluent eux-mêmes du jeu, et leur fin est
symbolique : une dissolution progressive dans la ne ige ou dans le sable, une chute morale et
parfois physique, qu'elle soit de l'empyrée ou d'un train en marche. Périt aussi de la même
façon Lady Griffith, engloutie par les flots, pour avoir persisté dans une attitude que sa vie
antérieure lui montrait pourtant contraire à sa nat ure : son premier voyage, ou plutôt son
premier naufrage lui avait montré qu'elle n'était f aite ni pour le mal, ni pour les voyages.
Toutefois, entre elle et les exemples précédents, u ne légère différence se remarque : l’erreur
des premiers est de ne pas s'apercevoir, de ne pas vouloir comprendre, en cours de route,
qu'ils ont commis une « erreur d'aiguillage » ; ce lle de Lady Griffith est de n'avoir pas retenu
la leçon donnée par un voyage, et de se lancer dans un second qui lui ressemble. La
démonstration de Gide peut ainsi se faire en un ou en deux temps, et il est évident que ceux
qui ont ainsi besoin de deux voyages pour se perdre sont ceux qui sont les plus responsables
de leur échec ; après tout, il était un peu tard p our Icare pour redescendre, quand ses ailes se
sont détachées…
Il y aurait donc comme une gradation dans l'erreur, et, curieusement, ce n'est qu'avec
des femmes qu'on atteint ce point culminant. Bien des hommes s'obstinent dans leur
aveuglement, mais il reste dans leur folie quelque chose d'héroïque. Les femmes, elles, sont
moins aveugles, c'est presque consciemment qu'elles retournent vers un voie dont elles savent
21 Gide, André, L’Immoraliste, NRF, Paris, 1933, page 31
30
le danger, préférant encore le suicide à l'aveu qu' elles se sont trompées. Leur fin est d'autant
plus tragique, mais d'autant moins excusable. Les hommes trouvent sur leur route, dans les
événements, un démenti à leurs espérances trompeuse s. Les femmes se chargent elles-mêmes
de se punir, en supprimant ce qu'elles ne peuvent a dmettre, mais qu'elles n'arrivent plus à
refouler. C'est particulièrement le cas d'Alissa e t d'Éveline, peut-être de Marceline. Une
première expérience du voyage, à Aigues-Vives, à Ar cachon ou à Biskra, leur a montré les
possibilités que la vie offre, à condition de savoi r se libérer de la morale et des habitudes. Au
nom de cette morale, qui a été trop longtemps leur guide pour qu'elles acceptent de
l'abandonner, elles repoussent cette libération et font, d'un nouveau départ, à la fois l'aveu
qu'elles étaient faites pour cette liberté, et le m oyen de ne pas l'atteindre. Alissa a eu peur de
son corps, Éveline de la liberté, Marceline de l'in croyance. Ce qui met Marceline à part, c'est
le fait qu'elle n'est pas responsable de son départ , entraînée qu'elle est par Michel ; mais le
raidissement dont elle fait preuve devant la beauté prouve qu'elle a décidé d'elle-même de se
retrancher de la Vie. De la même façon, en dépit d es différences apparentes, Isabelle a
manifesté un recul devant le voyage qui s'ouvrait d evant elle (les autres refusent après, elle a
renoncé avant), et ne peut ensuite qu'errer, ne réu ssissant que des caricatures du véritable
départ. Elle était sédentaire mais se croyait voya geuse, et pour n'avoir pas su accueillir la
force qui devait la transformer, elle s'est condamn ée à voyager, mais d'une manière dérisoire
(il suffit de comparer le départ d'Isabelle avec ce lui du Puîné, pour voir la différence de ton).
En résumé, alors que les hommes s'obstinent, les fe mmes régressent, et ce qui les
disqualifie essentiellement, c'est leur « mauvaise foi » qui voudrait les faire passer pour ce
qu'elles ne sont pas, par désir de conserver leur b onne conscience, leur confort moral. Ce
n'est pas leur nature qui les fait périr, mais leur volonté prise au piège. Dans ces conditions,
la seule chose à la fois permise et nécessaire est la prise de conscience qui nous amène, sinon
à la connaissance de notre moi profond, du moins à un bon usage de nous-même. Des échecs
comme celui de Bernard ou celui du Prodigue ne sont pas forcément désespérants ; la
lucidité est la condition même de l'action, et perm et l'ouverture sur l'avenir : le puîné succède
à son frère, Horace se découvre une belle-sœur noma de, Olivier retrouve Édouard. Mais il ne
faut pas non plus que cette découverte débouche sur un système rigide, ce que le voyage nous
a appris ne doit en aucun cas devenir un dogme. Mi chel, qui a su, d'un banal voyage, faire
une victoire contre la mort, décide qu'il suffit de voyager pour être victorieux, et retrouve ce
qu'il pensait fuir : la mort. L'échec se profile c haque fois qu'il y a démission de notre volonté,
renoncement de notre vigilance. On peut deviner la même leçon à propos de Jacques, qui sait
d'abord tirer parti de son exil forcé pour mieux lu tter contre son père, mais s'enferme ensuite
dans le dogme catholique qui fait de lui un nouveau pharisien. Qu'adviendra-t-il d'El Hadj,
désireux d'éprouver à nouveau sa force ?
Le voyage joue ainsi le rôle d'une enquête psycholo gique, d'une plongée qui permet la
mise en évidence, l'émergence dans la conscience cl aire de ce qui était primitivement refoulé.
Partir, c'est d'abord revenir sur soi-même ; si le faux départ est celui qui sert à occulter un
problème qui plonge ses racines dans notre passé, l e départ positif est, à l'inverse, celui qui
favorise et qui est favorisé par l'exercice de la m émoire. Partir pour oublier, voilà le danger.
Mais c'est à un souvenir bien particulier qu'il fau t se livrer : c'est se souvenir que « la vie est
là » et que le secret du bonheur est en nous ; Laf cadio, retrouvant « la vague rumeur de la
ville », ne songe plus qu'à partir… en oubliant G eneviève.
Il en résulte d'ailleurs que le voyage réussi est p eu spectaculaire : il ne s'agit pas de
trouver un « nouvel être », mais plutôt de redécouv rir « le vieil homme ». Charles Du Bos
l'avait bien compris :
L'importance et l'attrait du voyage — de tout voyag e — ont toujours été chez Gide
fonction de l'intérieur beaucoup plus que de l'exté rieur ; ce n'est jamais à un appel
objectif qu'il obéit, ce n'est pas en soi que tel o u tel pays ou civilisation le requièrent ;
31
ce qui lui importe, c'est sa réaction personnelle, la révélation d'ordre intime que le
voyage suscitera.
On pourrait presque dire que le « vrai » v oyage n'existe pas. Les sédentaires sont
légion, tandis que les professionnels de l'errance, les nomades sans problème sont
impossibles à découvrir. En dehors de Ménalque, ce t initiateur démoniaque, on voit mal qui
pourrait les représenter. Nous sommes ainsi limité s à deux types de voyageurs : ou bien le
héros, mis en route contre son g ré, qui découvre peu à peu les vertus du voyage : o u bien
celui qui, s'imaginant qu'il va conquérir le monde, ne fait qu'aller de désillusions en échecs.
Le départ correspond donc toujours à une inadéquati on entre l'individu et les raisons qui le
meuvent : ou bien il n'est pas consentant, ou bien il se paie de mots ; de toute manière, il y a
aveuglement, même si le premier n'est que provisoir e et doit déboucher sur une réussite. Et il
y aussi souffrance, soit à rompre un cordon ombilic al, soit à comprendre qu'on n'arrivera
jamais à le rompre. La justice du Voyage est même ici cruelle, car la deuxième possibilité
peut déboucher sur un avenir qui n'est pas forcémen t déplaisant : qui aurait envie de plaindre
Bernard ? En revanche, la première laisse toujours un goût de cendre dans la bouche : El
Hadj a été le plus fort, mais lui-même doute s'il a atteint le bonheur. Jacques a triomphé de
son père, mais a perdu du même coup Gertrude : s'il se fait prêtre, il ne peut plus espérer
l'épouser. Jérôme a su se faire une autre vie, loi n d'Alissa, Michel s'est débarrassé de
Marceline, mais où est leur bonheur, et même leur é quilibre ? lls sont presque aussi hébétés
que Vincent, qui a réussi à s'arracher aux griffes de Lady Griffith. En résumé, il n'y a pas de
voyage heureux. Le voyage heureux, qui serait pais ible et consenti, accordé à notre esprit et
à nos sens, n'existe pas. Souvent évoqué mais jama is vécu, il reste un idéal inaccessible.
Mais n'allons pas y voir l'expression d'une espèce de malédiction. Ni poursuivis par la colère
de Neptune, ni habités par un « secret douloureux » , les personnages de Gide ne sont ni des
victimes, ni des neurasthéniques, mais simplement l 'expression de la difficulté qu'a l'homme
de se connaître, et des raisons qui le poussent par fois à ne pas vouloir le faire.
Mais l'ennemi, c'est la femme. Ennemie du séden taire, qu'elle oblige à partir, elle est
aussi ennemie du voyageur, qu'elle oblige à s'arrêt er. Il n'y a pas de voyage qui ne soit fait
par rapport à elle, qu'elle en soit la cause, l'obs tacle ou la victime. Dans tous les cas, il se fait
contre elle, et il est peu de cas où il ne finisse pas par la supprimer. Cela peut se faire en
cours de route, de façon accidentelle ou naturelle, mais pas forcément d'une manière «
officielle » : à côté de Vincent noyant Lady Griffi th, ou de Thésée abandonnant Ariane à
Naxos, on trouve Michel et Urien qui assistent en s pectateurs consentants à la consomption
progressive de Marceline et d'Ellis. Une intervent ion consciente n'est pas indispensable,
puisqu'il semble que le voyage suffise pour établir entre deux membres d'un couple
(spécialement d'un couple hétérosexuel) une « dista nce intérieure », une corrosion qui
s'attaque au membre féminin. La femme n'en sort pa s forcément détruite, ou même modifiée
; c'est le regard de l'homme qui change, mettant e n lumière l'inertie de sa femme. Elle
disparaît peu à peu parce qu'elle compte de moins e n moins, et le voyage est alors comme la
progression de deux parallèles qui, faute de pouvoi r jamais se rapprocher, s'écartent
irrémédiablement. Ce principe n'est jamais énoncé, mais il semble faire partie de l'instinct
mystérieux du voyageur, et du mari. Quand Michel é pouse Marceline, il justifie ainsi leur
départ : « La voiture commandée nous emmena, selon l'usage qui joint en nos esprits, à l'idée
d'un mariage, la vision d'un quai de départ. ». Et la phrase reste suffisamment vague pour
qu'on ne sache pas s'il s'agit d'un départ en commu n, ou d'une séparation. Avec Jérôme, il n'y
a pas cette ambiguïté, c'est presque une stratégie ; il envisage son union avec Alissa en même
temps que celle d'Abel avec Juliette, il se prend à rêver ainsi : « À peine au sortir de l'École,
notre double mariage béni par le pasteur Vautier, n ous partions tous les quatre en voyage ;
puis nous nous lancions dans d'énormes travaux, où nos femmes devenaient volontiers nos
collaboratrices. ». Le voyage d'abord, le travail ensuite ne sont-ils pas là pour empêcher un
32
véritable face à face ? Contrairement aux habitude s, le voyage n'est pas le moyen de
rapprocher deux êtres, mais de mettre en évidence c e qui les sépare, comme pour Vincent et
Lady Griffith, ou au moins pour les tenir à distanc e l'un de l'autre. Le paysage, la découverte
d'une terre nouvelle peuvent jouer ce rôle, qui per met une entente de surface mais facilite les
regards furtifs à la ronde, et si la nature se révè le trop ingrate, trop peu intéressante, on
emmène un acolyte en renfort ; Bernard annonce en ces termes son départ pour la Suisse
avec Édouard et Laura : « Comme elle ne savait plu s que faire, ni où aller, il lui a proposé de
l'emmener en Suisse ; et du même coup, il m'a prop osé de les accompagner, parce que ça le
gênait de voyager en tête à tête avec elle, vu qu'i l n'a pour elle que des sentiments d'amitié. » .
Dans ces voyages de désunion, on devine alors une v olonté, cachée ou non, de partir,
non pour mourir, mais pour faire mourir, un peu ou beaucoup : Ariane abandonnée à Naxos,
Marceline mourant à Touggourt, Ellis s'évaporant su r la plage d'une terre boréale, Lady
Griffith noyée dans la Casamance étaient toutes des obstacles gênants qu'il convenait
d'éliminer, certes, mais partir avec elles, n'était -ce pas précisément les consacrer dans leur
rôle d'obstacle, et donc s'apprêter par avance à le s détruire ? La destruction de la figure
féminine n'est pas seulement la conséquence du dépa rt, elle en est implicitement le but.
Il faut alors considérer que, contrairement à l'int erprétation traditionnelle qui fait des
départs décrits par Gide l'expression d'une liberté conquérante, ce n'est pas l'affirmation du
moi qui entraîne le désir de rupture, mais l'invers e, c'est-à-dire un déséquilibre intérieur qui
oblige à se chercher dans le voyage une attitude co mpensatrice. Au départ, qu'on se l'avoue
ou non, il y a en effet une fuite, un refus qui est d'autant plus dangereux que sa signification
n'est pas clairement élucidée. Ce n'est qu'après c oup, et souvent par compensation, qu'est
édifiée une doctrine de l'homme fort. Ce n'est pas parce que Jérôme hait la vertu qu'il quitte
Alissa, mais parce qu'Alissa le repousse au nom de la vertu : la haine qu'il ne peut vouer à
Alissa, il la reporte sur les principes qui semblen t motiver son attitude : « Je quittai
Fongueusemare deux jours après, mécontent d'elle et de moi-même, plein d'une haine vague
contre ce que j'appelais encore "vertu" et de resse ntiment contre l'ordinaire occupation de
mon cœur. ». Quand Michel repart pour la deuxième fois pour l'Afrique, c'est peut-être pour
mettre en pratique la doctrine de Ménalque ; pourt ant, ce qui donne le signal du départ, c'est
la fausse couche et la maladie qui font de Marcelin e « une chose abîmée », et ce n'est que
progressivement, au cours du voyage et tandis que M arceline décline, que se constitue en lui
une doctrine qui le justifie. Marceline le lui fai t bien remarquer. On ne peut pas dire non
plus que le désir d'écrire son livre a poussé André Walter à s'éloigner d'Emmanuèle, alors que
c'est l'impossibilité d'approcher celle-ci qui l'a conduit à se réfugier dans la création littéraire.
Ce n'est pas non plus parce qu'il voulait s'affranc hir de la contrainte familiale que Bernard est
parti, puisqu'il attend, pour le faire, que l'essen tiel de cette contrainte tombe de lui-même.
Il nous semble qu'on a souvent, pour juger les pers onnages de Gide, procédé un peu à
l'envers, en essayant de dégager d'abord une morale générale de leurs aventures, ceci sans
doute sous l'effet de leur tendance moralisatrice ( Ménalque, Michel, Bernard aiment bien,
comme Œdipe et Thésée, les professions de foi), pou r ensuite l'appliquer à chacun de leurs
faits et gestes et les juger en fonction d'elle, co mme si finalement ils n'avaient jamais obéi à
d'autre désir que de la manifester. Et de parler d u culte de la disponibilité que Gide aurait
voulu exalter à travers ses livres, comme de la gra nde thèse chère à son cœur. Or Gide n'écrit
pas de romans à thèse (parlant des Nourritures terrestres, ce « manuel d'évasion », n'a-t-il pas
justement refusé de s'y laisser enfermer ?), mais s 'attache surtout à reproduire, au moins pour
la comprendre et peut-être pour la dépasser, sa pro pre expérience, celle d'un homme qui,
placé par lui-même, par autrui et par la nature dan s une situation inextricable, a choisi la fuite
en avant, le voyage, et, à la faveur de cet exil, p uis de son retour en France, a soudain compris
contre quoi il devait lutter : ce n'est pas avant, mais après son premier voyage en Algérie,
que Gide a écrit Paludes. Et d'édifier alors, dans les Nourritures, un bréviaire de la
33
libération. Ce bréviaire, cette morale, ils vienne nt après coup, et pour donner une
justification intellectuelle et même morale, en dép it du désir de provocation, à un geste qu'il a
d'abord accompli instinctivement, parce qu'il ne po uvait pas faire autrement. On sait bien que
les frémissements d'enthousiasme évoqués dans Si le grain ne meurt sont surtout
rétrospectifs.
Et de fait, le héros gidien, dans la plupart des ca s, part à reculons, essayant seulement
de ne plus penser à ce qui le tourmente. Ensuite, pour se donner une contenance, il crée une
morale nouvelle qui le disculpe et le rassure. Mai s comme elle ne correspond pas vraiment à
ses vraies aspirations — elle en est même l'opposé, puisqu'elle est destinée à les faire oublier
—, elle ne joue qu'un rôle superficiel et ne peut e mpêcher le héros refoulé de revenir de
temps en temps à ses préoccupations premières, pour recréer finalement la situation qu'il
croyait avoir magiquement abolie. Nous avons parlé , à propos du départ, de conduite «
magique », mais la morale qui s'en dégage, celle de Ménalque, de Michel ou de Bernard,
semble avoir la même valeur et n'être qu'un recours artificiel contre un mal qu'on ne veut ni
ne peut supprimer. Il n'y a pas plus bavard que ce ux qui se mentent à eux-mêmes, et Michel,
Ménalque, Bernard, Vincent, Urien, Œdipe, André Wal ter, par la parole ou la plume, qu'ils
jouent les Mentor ou les professeurs, les secrétair es ou les rois, tous dissertent volontiers sur
leur énergie, leur courage, sur leur belle âme à la quelle ils prétendent attribuer tout le mérite
d'un départ qui repose souvent sur de moins glorieu x motifs.
Mouvements du corps masculin
Il y a dans les voyages gidiens des préambules et d es conclusions que nous
étudierons en même temps que la démarche générale d u voyageur ; il y a aussi des lacunes,
et nous allons bientôt y venir ; il y a enfin des parties isolées, qui débordent la symétrie, qui
ne sont pas de simples variations par rapport à un schéma donné, et que nous appellerons,
faute de mieux, des dépassements. Comme ils sont p eu nombreux, nous les citons tout de
suite avant d'aborder le problème de leur interprét ation. Nous avons :
1. Michel, évidemment, qui devrait « logiquement » s'arrêter à Biskra lors de son
deuxième voyage, et qui poursuit jusqu'à Touggourt.
2. De la même manière, mais beaucoup plus discrètem ent, les Nourritures esquissent
déjà ce dépassement, puisque le livre III, aboutiss ement de la première période voyageuse,
nous mène d'Italie jusqu'à Blidah, alors que le deu xième voyage, au livre VII, va jusqu'à
Biskra et, finalement, Touggourt.
3. Dans Les Faux-Monnayeurs, l'itinéraire de Lilian peut sembler assez régulier : venue
d'un autre continent, l'Amérique, elle s'éloigne ve rs un troisième, l'Afrique. Elle est la femme
des grands espaces et du jusqu'auboutisme ; elle e st aussi la femme des naufrages qui,
rescapée des eaux au début de son histoire, en fin de compte y périt. Mais Vincent, qu'elle
entraîne avec elle, n'était pas fait pour un tel él oignement ; pour ce professeur de sciences
naturelles, le flirt à Pau avec Laura et celui des Açores avec Lilian s'équilibraient assez bien,
formant une débauche suffisante pour un homme dont la carrière est à Paris. Mais le départ
vers les rives de la Casamance déborde carrément ce s limites, modifiant l'idée qu'on pouvait
se faire de son personnage.
4. Lafcadio enfin peut faire partie de ce clan, à c ondition de ne le juger qu'en fonction
34
de l'ordonnance générale du roman, et non de son pa ssé qui l'a déjà mené à travers l'Europe et
l'Afrique du Nord. En effet, comme pour Les Faux-Monnayeurs, les Caves s'organisent
autour de deux points essentiels, l'Italie et la Fr ance, Rome et Naples d'un côté, Paris et Pau
de l'autre. Tout, vers la fin de l'histoire, mène à Rome (en vrac, citons Carola, Protos, Julius,
puis Anthime, Geneviève, Blaphafas, etc…) ; Lafc adio, en compagnie de Fleurissoire pour
peu de temps, est le seul à vouloir dépasser ce sta de ; Julius lui-même, qui avait pris un billet
pour Naples, reste dans la capitale italienne.
Le voyageur, passé les bornes invisibles de la logi que et de la symétrie, est frappé d'un
mal mystérieux tel qu'on en éprouve chez Jules Vern e et ses émules lorsqu'on approche d'une
zone interdite. Déjà, dans les Nourritures, un pareil trouble se manifeste, sous une forme
moins dramatique ; c'est au livre VII ; Gide repr end d'abord et développe la vision
harmonieuse des jardins de Blidah et de Biskra, pui s s'enfonce vers Touggourt et les images
du désert. Le ton alors se fait grandiloquent, on se sent au seuil de l'incommunicable, la
vision devient métaphysique et, en ce lieu où viven t les prophètes, le désir de lointain,
d'Ailleurs, se fait brûlure, soif intarissable :
Que de fois, ah ! levé dès l'aube et vers l'Orient empourpré, plus plein de rayons qu'une gloire — qu e de
fois, à la limite de l'oasis, où les derniers palmi ers s'étiolaient, la vie ne triomphant plus du dése rt —
comme penché vers cette source de lumière, déjà tro p éclatante et insoutenable aux regards, aie tendu
vers toi mes désirs….
Ce point-limite entre oasis et sable, ent re vie et mort, fascina longtemps Gide, Le
Retour de l'Enfant prodigue, entre autres, s'en fit l'écho, et Amyntas nous raconte comment il
dut renoncer au voyage, de peur de se perdre dans u n pays d'où l'art et la vie semblaient
bannis, mais qui, pour cette raison justement, l'at tirait mystérieusement. Mais sous sa plume,
ce retour prend une valeur symbolique, comme le tém oignage confus d'un voyageur qui s'est
risqué dans des contrées jusqu'alors ignorées et qu i, de ce fait, ne peut recourir aux procédés
ordinaires de la narration pour l'exprimer.
L'œuvre d'art, et plus particulièrement le Voyage, sont donc là pour tenter d'exprimer
l'indicible, de prêter à quelques personnages cette espèce de malaise, d'aphasie dont Gide fut
saisi aux portes du désert et qui rappelle celle de Mallarmé en face de sa page blanche,
comme en présence d'une évidence dont on ne sait tr op si c'est celle de la vie ou de la mort.
Mais en même temps, cette manœuvre permet peut-être de contourner l'obstacle, de
surmonter la difficulté en la faisant éprouver par d'autres ; Edgar Poe, ayant mené Arthur
Gordon Pym aux frontières de l'étrange, s'arrête et doit, pour suggérer ce que son héros a pu
découvrir, recourir à un autre langage dont il semb le lui-même ne pas connaître le sens exact,
à ces caractères éthiopiens et arabes sur lesquels on ne peut risquer que des conjectures.
Pour qu'un tel langage soit lisible, il faut déjà q ue soit dépassé le stade du langage
habituel, que les comportements et les propos commu ns aux voyageurs que nous avons vus
auparavant n'aient plus cours, et alors seulement d es signes, des gestes pourront apparaître
dont l'assemblage constituera peut-être un message. Précisément, l'indétermination est une
caractéristique frappante des auteurs de dépassemen ts. Comme s'ils venaient de sortir d'un
champ magnétique, ils se retrouvent soudainement im mobiles, n'ayant plus de raison de se
mouvoir en aucun sens. Alors que, dans l'espace de la symétrie, le voyage va de soi,
nécessaire ou évident comme un courant qui circule entre deux pôles, il apparaît ici comme
saugrenu, inutile ou impossible : Vincent et Michel se mettent tous deux à stagner dans leurs
villages respectifs, dans un état d'indifférence he ureuse. Michel dit à ses amis :
Ici, toute recherche est impossible, tant la volupt é suit de près le désir. […] Arrachez-moi d'ici, j e ne puis
le faire moi-même. Quelque chose en ma volonté s'e st brisée. .
Et de Vincent, Alexandre écrit : « Il semble se pla ire avec moi et ne parle pas de partir ». Le
comportement de Lafcadio confine lui aussi à l'immo bilisme puisqu'après le meurtre de
Fleurissoire, il est réduit à demander aux dés s'il doit ou non poursuivre son voyage ;
35
finalement il l'interrompt, revient vers Rome, puis retourne à Naples pour chercher le cadavre
de sa victime, revient de nouveau à Rome… Fleuri ssoire déjà semblait pris dans le même
cercle vicieux puisqu'au moment où Lafcadio le renc ontre, il se rendait à Naples pour la
seconde fois dans la même journée. Comme si, passé un certain cap, les boussoles se
déréglaient, forçant les voyageurs à s'immobiliser ou à tourner en rond.
C'est donc presque en état d'hypnose que nos héros vivent cet épisode crucial de leur
aventure. À des moments divers, tous trois avouent ne plus comprendre le pourquoi et le
comment de leur crime, ni même du voyage qui en a é té l'occasion. On dirait que,
subitement, ils ont été frappés d'une cécité à la f ois interne et externe qui les empêche de se
souvenir de la physionomie du parcours et des motif s de leur comportement. Michel déclare :
C'est de cette dernière partie du voyage, pourtant si proche encore, que je me souviens le moins bien.
Impossible, à présent, de revoir les paysages du se cond jour et ce que je fis d'abord à Touggourt.
Dans son train, Lafcadio ne regarde pas l e paysage, mais évoque des souvenirs proches
ou lointains, ou bien il dort ; plus exactement, e t plus significativement, il s'efforce de
dormir. Quant à Vincent, sa folie fait que, même s 'il leur a prêté attention, les circonstances
de son voyage sur la Casamance ont disparu de son e sprit. Dans ces trois cas, on assiste bien
à un rétrécissement du champ de vision qui correspo nd sur le moment à un repliement de
l'individu sur lui-même, mais aussi, après coup, à une véritable occultation de ses mobiles,
tout autant de ceux qui ont déterminé le voyage que de ceux qui ont préparé et provoqué le
meurtre.
On doit d'ailleurs ajouter qu'objectivement, ils n' avaient pas de raisons de faire ce
voyage, cette prolongation de voyage. De Lafcadio, il est dit que « rien ne le retenait à Paris,
ni ailleurs », ce qui sous-entend que rien non plus ne l'appelait. Lilian et Vincent ne savent
pas trop bien qui des deux emmène l'autre, et la dé cision d'aller à Touggourt naît dans l'esprit
de Michel d'une manière merveilleuse : à Biskra, il rencontre Moktir, et sans précaution
aucune, sans réflexion, comme Gide lui-même qui, un jour, dans une salle des ventes, lance
brusquement un chiffre pour un tableau qu'il ne dés irait nullement, il l'interpelle :
Eh ! Moktir ! si tu n'as rien à faire, tu nous ac compagneras à Touggourt ! — Et je suis pris soudai n du
désir d'aller à Touggour.
Et quand il y repense, Michel n'arrive plus à s'exp liquer son attitude, surtout il ne parvient
plus à s'en souvenir« Mais comment arrivé-je à dire à Marceline que demain nous partons
pour Touggourt ?… ». Il n'est donc pas question de voir ici une tentative héroïque, celle de
hardis voyageurs résolus à franchir les bornes du m onde connu, mais d'un moment neutre où
le destin cesse apparemment de pousser les pions et les oblige à se débrouiller seuls. C'est le
moment du trou noir, et le sortilège qui les fait a gir efface cet acte de leur mémoire ; quand
Julius demande à Lafcadio les motifs de son meurtre , il ne trouve à répondre que :
Je ne sais pas… Il n'avait pas l'air heureux… Comment voulez-vous que je vous explique ce que je ne
puis m'expliquer à moi-même ? .
Sorti de la zone lumineuse, le voyageur se retrouve livré à lui-même, libre d'une
certaine façon, mais d'une liberté qui ressemble fo rt à l'absence de gouvernail pour un bateau.
Ce sont alors les éléments qui le dirigent. On a d éjà fait judicieusement remarquer que,
pendant son séjour en wagon qui aboutit au meurtre de Fleurissoire, Lafcadio n'est plus
présenté qu'objectivement, c'est-à-dire qu'il n'est plus accompagné par la complicité
bienveillante de l'auteur qui allait parfois jusqu' à dialoguer avec lui :
L'acte de Lafcadio est précédé par le flux du monol ogue intérieur et par de brèves notations de
mouvements, derrière quoi le narrateur s'efface. P uis l'acte même s'inscrit dans le blanc qui sépare deux
chapitres. Littérairement parlant, il est un creux , une faille, une absence qui ponctue le point culm inant
de la sotie. […] La gratuité de l'acte va donc de pair avec le retrait de l'auteur qui ne peut se ren dre
compte de ce qui se passe derrière les mots, à l'in térieur de son personnage.
Chez Michel, bien que ce soit lui qui raconte, on c onstate un curieux désaccord entre les
réflexions, inquiètes et verbeuses, et les actes, r apportés d'une façon brutale et incisive.
Comme si l'esprit continuait à travailler, mais san s avoir de prise sur le corps et ses
36
agissements. De Vincent, nous ne pouvons rien dire ; mais ce silence est encore plus
révélateur.
Au milieu de toute cette obscurité, Gide nous fourn it deux points de repère, deux pistes
dont il est malaisé de dire laquelle est la fausse, et même s'il y en a une bonne. La première
est la plus voyante — donc la plus suspecte — et ti ent en un nom inattendu en ces lieux : le
Diable. Tous les trois, Michel, Lafcadio et Vincen t s'y réfèrent plus ou moins explicitement
pour tenter d'expliquer leur aventure. Michel avou e : « Je ne sais plus le dieu ténébreux que
je sers », et de fait, au cours de l'équipée à Toug gourt, Moktir semble bien se comporter
comme une incarnation du Tentateur. Dans sa lettre à Passavant, Lilian explique ainsi la
poursuite de son voyage avec Vincent :
Je ne sais plus trop si je l'emmène ou s'il m'emmèn e ; ou si, plutôt, ce n'est pas le démon de l'aven ture
qui nous harcèle ainsi tous les deux. Nous avons é té présentés à lui par le démon de l'ennui, avec qu i
nous avons fait connaissance à bord.
Et Alexandre, pour décrire le « singulier individu » qu'il a recueilli, note : « [Il] se croit
possédé par le diable ; ou plutôt il se croit le d iable lui-même, si j'ai bien compris ce qu'il
disait ». Enfin, outre les « Diable ! diable ! » et les « Dieu me damne » que nous trouvons
dans la bouche de Lafcadio, nous relevons cette cur ieuse précision, donnée au moment où il
pousse Fleurissoire dans le vide :
Lafcadio sentit s'abattre sur sa nuque une griffe a ffreuse, baissa la tête et donna une seconde poussé e plus
impatiente que la première.
Le Diable est donc là, qui rôde dans les parages de l'Inconnu et qui, plus ou moins
clairement, s'empare des héros pour leur faire acco mplir l'irréparable, de sorte qu'ils prennent
conscience qu'ils sont allés trop loin, et se hâten t alors de faire marche arrière, s'ils le peuvent.
Mais en même temps, ce diable est sur leurs lèvres, il est la force qu'ils invoquent après coup,
pour se justifier tant bien que mal, et l'auteur no us suggère que cet argument est pour eux une
autre tentation, celle de la mauvaise foi. En effe t, par un habile retournement de la situation,
on dirait que c'est Lafcadio qui doit soudain se dé fendre contre l'emprise du Malin qui aurait
curieusement pris l'apparence falote de Fleurissoir e. On dirait qu'en face de Michel, apitoyé
et épouvanté, Marceline revêt le masque de la Mort Rouge décrit par Edgar Poe :
Ses draps, ses mains, sa chemise, sont inondés d'un flot de sang ; son visage en est tout sali ; ses yeux
sont hideusement agrandis ; et n'importe quel cri d'agonie m'épouvanterait moins que son silence.
Et la folie de Vincent également est organisée, mal gré tout, puisque, en lui faisant
revendiquer l'identité de l'Autre, elle tend à disc ulper son moi profond. Parfois, la mise en
scène peut se mettre au diapason, et le sud de l'Al gérie ou plus encore les rives de la
Casamance ne sont pas des décors habituels. Mais o n s'aperçoit que le sentiment d'étrangeté
existe surtout dans l'esprit des voyageurs — il suf fit de lire la description faite par Michel de
ses promenades nocturnes à travers Touggourt —, et encore cette étrangeté est-elle ressentie
après coup sur le moment, le voyageur ne ressent pr atiquement rien, il est hors de lui, dément
au sens étymologique, privé de son esprit. Si nous avons affaire, comme nous le pensons, à
une pénétration en zone interdite, il faut alors ad mettre que l'interdit se situe plutôt dans
l'esprit du voyageur, à moins que ce ne soit celui de l'auteur lui-même. Le vrai voyage est
intérieur, et une seconde piste est là pour nous le faire comprendre.
Cette information peut être donnée comme un élément constitutif du voyage, ou bien
n'apparaître qu'après coup ; en fait, peu importe, car dans le second cas, elle se retrouve, par
la magie du récit du voyageur, intégrée au cours de s événements: au moment où nous
sommes informés de l'aventure de nos trois héros, o n nous rapporte, au présent ou au passé,
une vision, un rêve, un souvenir qui n'ont apparemm ent aucun rapport avec ce qui suit. Au
contraire, il s'agit à chaque fois d'un épisode bie n antérieur à l'action, et, surtout, qui nous
transporte en un lieu différent. Nous trouvons en effet :
— dans le récit de Michel qui relate son départ pou r Touggourt, cette rétrospective
inattendue :
37
Je ne vous ai pas dit que, de Naples, cette dernièr e fois, j'avais gagné Pœstum, un jour, un seul… a h !
j'aurais sangloté devant ces pierres ! L'ancienne beauté paraissait, simple, parfaite, souriante —
abandonnée. L'art s'en va de moi, je le sens. C'e st pour faire place à quoi d'autre ? Ce n'est plus , comme
avant, une souriante harmonie… Je ne sais plus l e dieu ténébreux que je sers.
— dans le récit fait par Gide du voyage de Lafcadio entre Rome et Naples, juste avant
le meurtre de Fleurissoire, un souvenir de jeunesse :
Il se revoit, du temps qu'on l'appelait Cadio, dans ce château perdu des Karpathes, qu'ils occupèrent, sa
mère et lui, deux étés, en compagnie de Baldi l'Ita lien et du prince Wladimir Bielkowski.
La scène, trop longue pour que nous la citions, nou s le montre qui joue, en compagnie de son
« oncle » polonais, à se faire peur, en mangeant nu itamment des biscuits en cachette de sa
mère.
— dans le récit qu'Alexandre fait à son frère du co mportement de Vincent, une curieuse
précision :
Il a dû lui arriver quelque aventure, car, en rêve ou dans l'état de demi-sommeil où il lui arrive ass ez
souvent de tomber (et alors il converse avec lui-mê me comme si je n'étais pas là), il parle sans cesse de
mains coupées.
Ce qui rapproche évidemment le meurtre de Lilian et le récit qu'elle-même avait fait à
Vincent du naufrage au cours duquel elle avait vu l es matelots couper les mains de ceux qui
tentaient de monter dans les barques surchargées.
La confrontation de ces trois passages permet des d éveloppements infinis ; nous
essaierons de nous limiter aux seules remarques qui se rapportent à l'idée d'un voyage à
l'intérieur du voyage. On peut alors remarquer que :
1. Ces épisodes sont tous baignés d'une atmosphère un peu irréelle, sans qu'on puisse
nettement faire le partage entre l'étrangeté inhére nte à la scène et celle que le voyageur
apporte lui-même. Pour Vincent, il est question de « demi-sommeil » ; Lafcadio, lui, « tâche
à faire un rêve d'un souvenir de jeunesse », et Mic hel détache l'épisode de Pœstum de l'ordre
chronologique de son récit, comme pour l'isoler, ce qui lui donne une valeur particulière,
mais rend son interprétation d'autant plus difficil e. Tout se passe comme si les trois
voyageurs voulaient exagérer l'importance de leur s ouvenir, ou plutôt transformer sa
signification, d'un souvenir faisant une hallucinat ion, ce qui leur permet de faire croire que
son évocation est involontaire, comme un objet que l'on désignerait de la main tout en
affectant d'avoir les yeux tournés ailleurs : Mich el présente comme la naturelle réparation
d'un oubli — mais alors, pourquoi juste à ce moment ? — la mention d'un événement qu'il
avait pourtant présent à l'esprit, l'ayant signalé par avance au début de sa narration. Trop tôt
ou trop tard, entre veille et sommeil, ce souvenir n'ose pas se présenter de face, en plein jour,
mais de biais, cherchant à se dissimuler dans l'obs curité d'une commode inconscience.
2. Ils marquent tous trois la dépendance du héros e nvers un maître à penser ou une
idéologie que celui-ci incarne : Lafcadio envers l 'oncle Bielkowski, Vincent envers Lilian,
Michel envers Ménalque, les seconds étant les initi ateurs des premiers dans la voie du plaisir
et de l'égoïsme. Du coup, ces évocations apparaiss ent comme la préfiguration des épisodes
qui les contiennent (l'abyme, bien sûr…) ; dans les trois cas, les voyageurs ont été initiés à
une nouvelle façon d'être et de voir la vie : l'amo ur du clandestin pour Lafcadio, le besoin
d'un renouveau intérieur pour Michel, l'instinct ég oïste de survie pour Vincent ne sont-ils pas
à l'origine de leur comportement criminel ? Lafcad io s'amuse à jouer au héros de roman noir,
Michel sacrifie Marceline sur l'autel de son « dieu neuf », et de toute évidence, c'est un
instinct de survie qui pousse Vincent à se débarras ser de la dangereuse Lilian, faisant de
celle-ci la victime de sa propre doctrine.
3. Cette nouvelle morale n'est pas apparue sans pro voquer l'abandon, sous une forme
plus ou moins imagée, de l'ancienne, faite de tradi tionalisme et de douceur : à l'apparition de
Bielkowski, Lafcadio a pour premier réflexe de pens er que sa mère est morte ; Michel, à
Pœstum, pleure sur l'humanisme antique qu'il sent l e quitter, et le récit de Lilian, dans lequel
elle déclare :
38
J'ai compris que je n'étais plus, que je ne pourrai s plus jamais être la même, la sentimentale jeune f ille
d'auparavant ; j'ai compris que j'avais laissé une partie de moi sombrer avec la Bourgogne…,
entraîne Vincent à abandonner Laura. La sensibilit é, qu'elle soit filiale, artistique ou morale,
est cette part instinctive d'eux-mêmes qu'ils s'obl igent un jour à renier. Et l'idée de mort de la
mère, de l'art, des naufragés, présente dans ces vi sions, se retrouve justement dans l'épisode
qui les contient. Mais n'y a-t-il pas là autre cho se qu'une simple relation de cause à effet,
d'ailleurs assez peu vraisemblable ?
4. Ce rapport, précisément, ne peut-il pas se trouv er ici comme une fausse piste ?
L'antithèse entre l'ancienne et la nouvelle morale ne constitue-t-elle pas un faux débat dans
lequel un homme comme Michel s'enferme complaisamme nt, rejetant sa responsabilité sur
les contradictions inhérentes à l'existence et sur l'enseignement de Ménalque ? N'est-ce pas
plutôt, parée d'un faux prestige, une sauvagerie in stinctive qui remonte en eux comme du
fond des eaux un cadavre que l'on croyait englouti ? Des eaux noires où surnage Lilian, des
eaux dont Poséidon est ce dieu qui a temple à Pœstu m, et dont Michel, curieusement, affirme
avoir oublié le nom (« … Pœstum où respire encore la Grèce, et où j'allai, deux ans plus tard,
prier je ne sais plus quel dieu… », des eaux dans lesquelles semble flotter le souvenir de
Lafcadio (« Un peu de lune glisse par l'entrebâille ment d'un volet ; tout baigne dans une
tranquillité surnaturelle; on dirait un étang où l' on va jeter clandestinement l'épervier », de ces
eaux, que peut-on bien ramener ? « N'attends que d u poison des eaux dormantes », voilà
justement ce que dit Blake, et que Gide cite au cou rs de ses entretiens sur Dostoievski, dans
une étude qui pourrait peut-être nous éclairer. Au x yeux de Gide, la pensée de l'écrivain
russe est marquée, entre autres aspects, par une lu tte entre la tentation du surhomme et
l'aspiration chrétienne :
Il nous donne à entendre que l'homme n'est jamais p lus près de Dieu que lorsqu'il atteint l'extrémité de sa
détresse. C'est alors seulement que jaillira ce cr i : « Seigneur, à qui irions-nous ! tu as les paro les de la
vie éternelle. » Il sait que ce cri, ce n'est pas de l'honnête homme qu'on peut l'attendre, de celui qui a
toujours su où aller, de celui qui se croit en règl e envers soi-même et envers Dieu, mais bien de celu i qui
ne sait plus où aller ! […] C'est seulement par-delà sa détresse et son cr ime, par-delà même le châtiment,
c'est seulement après s'être retranché de la sociét é des hommes que Raskolnikoff s'est trouvé en face de
l'Évangile .
Au départ de la route de Lafcadio, de Mic hel et de Vincent, on ne peut trouver de quoi
expliquer logiquement leur conduite, pas plus qu'on ne peut trouver trace d'un premier
passage de leur part à Naples, à Touggourt ou au Sé négal. Leur entrée dans un domaine
jusqu'alors inexploré ne traduit pas l'impuissance de l'auteur à les suivre, mais plutôt sa
difficulté à exprimer de façon cohérente des contra dictions qui lui appartiennent en propre.
D'un côté, en effet, ses trois personnages, sur les pas de Raskolnikoff, cherchent à se
découvrir en franchissant les bornes de la légalité , en pénétrant dans le domaine du mal ; ils
sont encore ses frères lorsqu'ils subissent tous tr ois, chacun à sa manière, un échec cuisant ;
eux aussi sont bien tombés dans un abîme, celui du péché et du doute et, nous l'avons vu, eux
non plus ne savent où aller, au propre comme au fig uré, conformément à la phrase que Gide a
lui-même soulignée. Mais après ? Parvenus à ce po int, ils restent en arrêt, au bord du vide,
n'osant prendre le risque de sauter. À travers eux , c'est Gide qui suit pas à pas Dostoievski
dans sa quête, mais qui renonce au moment d'accompl ir le geste décisif, celui qui mène à
l'Absolu, à Dieu.
Dans cette espèce de mythologie à usage personnel q ue se sont constituée nos
voyageurs, faite de lanternes sourdes, de temples e n ruines et de mains coupées, on ne peut
guère trouver des indices qui permettraient de comp rendre leur itinéraire, mais seulement
l'illustration de l'inexprimable, d'un instinct de mort, ou plutôt d'un instinct de vie, d'un amour
de la vie qui semble ne pouvoir mieux s'affirmer qu 'en donnant la mort. L'horreur de la mort,
la fascination du meurtre qui nous rend tout-puissa nt, voilà ce qui est peut-être contenu dans
ce no man's land de l'âme où l'auteur n'ose s'aventurer, laissant se s personnages s'y risquer
seuls, mais les absolvant par avance. Mais ce fais ant, il les ramène par le souvenir à leur
39
passé réel ou culturel, à une enfance mythique, à c e domaine mystérieux antérieur à l'être et
dont il se souvient : Pœstum, les Karpathes et l'Oc éan en sont trois représentations. Dans la
nuit des temps, par-delà les montagnes et les océan s, gît l'Esprit immense dont nous gardons
le regret, comme d'un paradis perdu, mais que nous hésitons à reconnaître à l'autre bout du
chemin.
Pourtant, dans le problème général de la structure des voyages dans l'œuvre de Gide,
tout n'est pas conçu comme une revanche permanente du réel sur l'imaginaire. Il faut aussi
considérer que la symétrie, telle que nous l'avons jusqu'ici étudiée, est une fenêtre que l'auteur
ouvre à deux battants sur la vie de quelques person nages en marche. Assurément, il y a des
voyageurs qui ont des raisons de se cacher, mais il y aussi un auteur pour qui ce qui est «
réservé » est autant sinon plus important que ce qu i est dit, et qui voudrait que chacun de ses
récits puisse être « continué ». En dehors de tout mécanisme psychologique, il y a là un parti-
pris esthétique qu'on ne peut pas nier. C'est just ement ce qui nous frappe à propos d'œuvres
comme El Hadj, Le Retour de l'Enfant prodigue, La Porte é troite, Les Faux-Monnayeurs :
nous assistons aux évolutions de personnages qui, e n fait, viennent de plus loin et qui,
justement pour cette raison, iront plus loin. Cert ains, de toute façon, sont déjà voyageurs, de
droit divin, et, n'ayant pas le problème de le deve nir, peuvent donc traverser le champ de
l'histoire en toute invulnérabilité. Ce n'est pas qu'ils soient indifférents à l'action ; Jérôme,
par exemple, est le premier concerné par le drame q ui se joue, mais il a ceci de particulier que
son destin ne se réalise pas uniquement sur la scèn e que nous voyons : à l'origine, il est un
déraciné qui a quitté Le Havre pour Paris à la mort de son père ; l'histoire du Prodigue ou
d'Édouard s'ouvre lorsqu'ils ont déjà derrière eux une longue aventure dont nous ne voyons
que l'aboutissement ; encore celui-ci est-il provi soire, surtout pour Édouard dont nous ne
savons pas quel fut son véritable point de départ, ce qui explique peut-être que nous ne
puissions lui fixer de point d'arrivée. Certains o nt leur voyage et leur destin intégralement
contenus dans les bornes du récit. D'autres, dotés d'une faveur spéciale, ont le droit de les
dépasser pour continuer leur route. Le début d' EI Hadj semble, sur ce point du moins, être
explicite :
On m'a dit que j'avais ce signe sur le dos, par quo i Dieu marque ses apôtres ; mais je n'en étais pas averti
; je n'aurais point sinon quitté la ville ; par p eur de Dieu, je ne les aurais point suivis. Mais p ouvais-je
supposer mon histoire ?
Le voyageur-né n'est donc pas forcément un homme heureux, et dans cette force qui
le jette sur les chemins, il nous semble trouver la manifestation d'une prédestination, le
sentiment d'une différence ; déjà le jeune Gide ne savait s'il devait se lamenter ou
s'enorgueillir à cause d'elle, et nous voyons Ménal que, dans L'Immoraliste, la considérer
comme un signe de supériorité, mais aussi comme une ascèse exigeante. Mais ces héros
voyageurs, heureux ou malheureux, libres au regard de leurs semblables, conditionnés
toutefois par la volonté de leur auteur, de ce Dieu dont parle El Hadj, et qui peut donc faire
d'eux ses porte-parole privilégiés, possèdent ce po uvoir inestimable de savoir s'arracher à
n'importe quel lieu, transformant les autres, par l eur mouvement, en l'état de points de repère,
de points fixes : alors que Juliette s'est enlisée à Aigues-Vives, y recréant un nouveau
Fongueusemare — la chambre d'Alissa est pieusement reconstituée — et qu'Alissa s'est
perdue à Paris, Jérôme, malgré son « fil à la patte », continue ses allées et venues entre un
ailleurs de plus en plus vague et la France où il s e plaît à conserver des souvenirs
mélancoliques. Édouard a trouvé à Paris le bonheur dans les bras d'Olivier, mais on peut
prolonger en pointillé son itinéraire ; seul perso nnage à ne pas être déjà à Paris quand le
rideau se lève (il est en train, il arrive…), il n'a pas de raisons de s'y incruster, et une autre
étape viendra, tout comme à Olivier succèdera Calou b .
Ainsi prolongée, la symétrie a pour conséquence éga lement de rendre banale toute
histoire, de remettre les choses en place, c'est-à- dire de jeter un certain scepticisme sur la
portée de ce qui nous est raconté. Ce scepticisme profite à Jérôme, en lui laissant entr'ouverte
40
la porte de l'avenir ; mais il peut nuire au Puîné , dont l'itinéraire, ajouté à celui de son frère,
constitue une symétrie menaçante : c'est sur la dé ception du Prodigue que s'appuie l'élan
conquérant du plus jeune ; mais qu'on rétablisse d ans le récit l'élan qui d'abord animait celui-
là, et l'on ne donnera pas cher des chances de réus site de celui-ci qui, tôt ou tard, reviendra à
la maison.
Les lieux aussi font les frais de cette relativisat ion ; ce qu'on pouvait être tenté de
considérer comme un haut-lieu, une terre d'initiati on, devient une étape parmi d'autres : Saas-
Fée n'est pas la Montagne magique, mais une incursi on parmi d'autres dans les régions du
froid et du puritanisme ; elle ne peut l'être que pour les héros d'un seul voyage, comme
Bernard, dont on mesure alors la naïveté lorsqu'on compare son trajet à celui d'Édouard. Le
désert et la ville ne sont pas pour El Hadj deux pô les contraires à jamais opposés, puisqu'il
s'apprête à établir entre eux une véritable navette . Pour Néoptolème, l'île de Philoctète ne
sera qu'une étape sur le long chemin de la découver te de soi.
C'est encore l'auteur qui est ici le véritable gagn ant, puisqu'en réservant une part de
l'histoire de ses personnages, il indique en filigr ane la morale qu'on peut en tirer, mais fait en
sorte qu'on ne prenne pas trop cette histoire au tr agique, ni cette morale au sérieux. Ou, à
l'inverse, qui exprime sa pensée tout en ayant l'ai r de ne pas vouloir la prendre à son compte :
certes, Michel « truque » lorsqu'il organise ses vo yages sous une forme qui pourrait le
justifier, et Gide démonte ce mensonge ; mais, en même temps, n'est-il pas bien content que
Michel l'ait formulé ?
Révélatrice, démythificatrice, la symétrie du voyag e est à la fois un mode de
composition général, et une mise en valeur particul ière de certains héros. Nous allons, à titre
de démonstration, et parce que leur complexité rend ait nécessaire une étude séparée, essayer
de démonter rapidement le mécanisme des Faux-Monnayeurs et des Caves du Vatican.
Leur étude permet d'abord de faire une remarque qui , d'une manière plus discrète, peut
être étendue à d'autres récits de Gide : ils sont e n effet traversés non par un, mais par deux
axes de symétrie. On peut les lire en sens horizon tal, à plat, comme deux ensembles
composés chacun de deux groupes identiques, Paris p our l'un et l'Italie pour l'autre étant
répétés au début et à la fin du livre, séparés resp ectivement par l'axe vertical que constituent
Saas-Fée et la France. C'est ce schéma que nous av ons jusqu'à présent étudié. Mais un
second se superpose à lui, qui nous permet une lect ure verticale, orientée cette fois en
fonction d'une opposition Nord-Sud, la ligne de dém arcation passant visiblement par Paris
dans Les Faux-Monnayeurs tandis qu'il est plus difficile de la situer dans l es Caves.
Cette symétrie n'existait pas vraiment dans les pre miers ouvrages de Gide, mais s'est
ensuite précisée, probablement sous l'influence des propres voyages de Gide en Afrique.
Pour El Hadj, Ménalque, Michel, le Prodigue, Jérôme même, il n'y a pas de milieu entre la
demeure rassurante mais sclérosante et l'orient att irant et ténébreux. Leurs déplacements
ressemblent à de vaines tentatives pour rapprocher ces deux points inconciliables et pour
jouir de tous leurs avantages réunis. Avec la matu rité, Gide propose un schéma plus
complexe, où s'affirme de plus en plus un contrepoi nt du Sud, d'abord discrètement, dans La
Porte étroite, avec l'Angleterre, presque invisible dans La Symphonie pastorale où il faut de
bons yeux pour noter l'opposition morale et religie use de Neuchâtel et de Lausanne,
respectivement au nord et au sud de La Brévine, rep résentant l'exaltation angélique d'une part
et le réalisme d'autre part, un peu à la manière do nt s'opposent Saas-Fée et la Corse. Mais ce
procédé va se faire plus net dans les deux récits q ui nous intéressent présentement : aux pays
latins et méditerranéens, on ne trouve pas la Norma ndie comme contrepoint, mais des pays de
l'Europe centrale ou même du Nord.
Tout se passe comme si Gide avait voulu rompre avec le dilemme maison-désert, pour
instaurer un système dialectique où, entre nord et sud, se situe une espèce de juste milieu dont
on ne dit pas qu'il faille s'y maintenir, mais au m oins savoir y passer. Le Voyage d'Urien
41
présentait déjà une confrontation du nord et du sud , mais en quelque sorte « à plat », le nord
s'opposant au sud au bout de la ligne horizontale q ue constitue le voyage de l' Orion ; il n'y
avait pas d'évolution possible, mais une impasse d' où l'on ne pouvait sortir, à la rigueur, qu'en
repartant à zéro, pour un inutile recommencement. Les récits suivants, se faisant l'écho de la
découverte africaine, contraignaient les voyageurs déchirés à de perpétuels mouvements
pendulaires. C'est par une synthèse de ces deux fi gures que le dépassement va s'accomplir,
par la construction d'un univers en deux dimensions où la répartition gauche-droite d' Urien
vient se superposer à la répartition ville-désert d es Nourritures, de L'Immoraliste, d'El Hadj
et de quelques autres. Il ne suffit plus alors de dire si l'on voyage, ni même vers où l'on va ;
il faut préciser d'où l'on vient et par où l'on pas se ; la grammaire du voyage s'enrichit et
permet alors le fonctionnement d'un véritable langa ge.
L'opposition nord-sud, appliquée aux Faux-Monnayeurs, se présente de façon
parfaitement symétrique : les héros se répartissent en deux camps, de part et d'autre de l'axe
constitué par Paris. Alors que notre première lect ure privilégiait Saas-Fée, sommet
géographique et moral du roman, moment de pause ent re une convergence et un éclatement,
nous découvrons ici Paris comme centre de l'histoir e, Paris ville neutre, ligne de démarcation
entre la froideur nordique et la sensualité méditer ranéenne, plaque tournante où ces tendances
s'affrontent mais aussi se mêlent, ajoutant à la co nfusion et à l'hypocrisie. Autour de
Passavant et d'Édouard, les troupes se rassemblent et, par épîtres interposées, se combattent.
Les allées et venues des héros forment alors un enc hevêtrement dont le plus remarquable est
que, malgré le passage de certains transfuges de l' autre côté de la ligne, il demeure un modèle
d'équilibre et de symétrie, préservant l'unité d'en semble du roman, assurant un dosage égal
dans la répartition des pays et de leur connotation psychologique.
C'est ainsi que Lilian et Laura ont des chemins qui se croisent, le premier allant du nord
au sud, le second en sens inverse, tandis que Berna rd et Olivier ont des routes
symétriquement opposées. Mais le mixage de ces div ers itinéraires, Édouard récupérant
Laura laissée par Vincent que Lilian récupère pour sa part, maintient l'histoire, malgré sa
complexité, dans une bipolarisation harmonieuse. A utrement dit, rien ne change vraiment, et
pour un Vincent qui va se perdre au sud, il y a une Laura qui retourne se caser au nord. De
plus, on remarque que les évolutions sont soigneuse ment mesurées : le franchissement de la
ligne horizontale est exceptionnel ; normalement, les voyageurs y rebondissent plutôt.
Seules Laura et Lilian font exception, elles qui jo uent justement dans le roman un rôle
d'instigatrices (c'est par Laura que le monde Vedel -Azaïs et le monde Profitendieu sont mis
en rapport ; c'est Lilian qui permet le rapprochem ent Vincent-Passavant, entraînant du même
coup Olivier, donc Édouard et Bernard ; Laura fait revenir Édouard de Grande-Bretagne,
suscite le voyage à Saas-Fée ; Lilian entraîne Vin cent au Sénégal…).
Il ne faut donc pas s'aventurer trop loin. Tout pi on qui progresse de deux cases ou plus
dans une même direction est en danger, surtout si c ette progression se fait d'un seul côté de la
ligne ; Laura, en recoupant celle-ci, se met à l'a bri, après avoir payé assez cher son escapade
de l'autre côté de la frontière ; mais Lilian, qui se livre à une plongée constante, des pays
anglo-saxons vers Paris, puis Monaco, puis Dakar, e t plus loin encore, accomplit un véritable
suicide, et disparaît définitivement ; son compagn on ne s'en tire qu'à moitié, n'ayant
accompli que la moitié de ce parcours. Boris, lui aussi, franchit deux cases appartenant au
même camp : parti de Pologne, il atteint Saas-Fée, puis Paris, et il meurt. Sophroniska s'en
tire, nous dira-t-on, mais elle est frappée dans la personne de sa fille, Bronja. L'auteur se
débarrasse ainsi de personnages qui l'encombrent, m ais surtout punit l'esprit de démesure,
l'aveuglement qui leur a fait perdre le respect de la symétrie. Les seuls angles qu'ils sachent
dessiner sont des angles plats, et ils ne peuvent t irer parti de leurs étapes qui ne sont que des
points isolés sur une droite inachevée. À l'appui de cette idée on peut citer la phrase suivante,
faisant sur le mot « angle » un léger jeu qui nous semble révélateur :
42
J'espère ne pas revoir Lady Griffith d'ici longtemp s. Je regrette qu'elle nous ait enlevé Vincent, qu i, lui,
m'intéressait davantage, mais qui se banalise à la fréquenter ; roulé par elle, il perd ses angles. C'est
dommage : il en avait d'assez beaux.
Les Caves du Vatican offrent une assez remarquable accumulation de noms de villes et
de pays. Tantôt les héros y ont effectivement séjo urné, tantôt ils sont amenés à lier avec eux
des liens de nature variée. Si l'on accepte de les mettre sur le même plan, n'accordant pas
plus d'importance à une ville réellement présente d ans l'action qu'à une autre qui est
simplement évoquée, il est possible, de tout ce fou illis, de faire émerger une structure. Déjà,
dans les Nourritures, on voyait Gide mêler dans une même énumération des lieux qu'il avait
parcourus et d'autres où il n'avait jamais mis les pieds. On peut alors, grosso modo, constater
que
— Chaque personnage est un carrefour — et pas seule ment Fleurissoire —, une
synthèse de deux tendances contraires qui se laisse nt deviner derrière les lieux auxquels ils
sont rattachés : Anthime, résidant à Rome au premie r livre, est en correspondance avec
l'Université d'Upsal, mais possède des intérêts fin anciers en Égypte, où il a jadis voyagé.
Julius, à Rome également, se présente sous un doubl e jour, lui qui a ses activités et sa carrière
à Paris, mais qui est, par sa famille, originaire d e Parme — ce qui explique sans doute qu'à
Rome, en terre d'origine, il manifeste autant d'ais ance — ; Anthime, en revanche, écartelé
entre le scientisme nordique (souvenons-nous de Sop hroniska) et le mysticisme oriental, ne
peut s'y maintenir, et la rencontre de ces deux bea ux-frères, qui pourrait réaliser une structure
harmonieuse, éclate lorsqu'Anthime doit partir pour Milan, justement à cause de la venue de
Julius. Au livre III, de la même façon, se retrouv ent à Pau Protos, tissant les fils d'une
intrigue qui se joue à la fois à Saint-Malo et à Ro me, et les Fleurissoire dont la situation
rappelle caricaturalement celle de Julius : ils ont leurs intérêts financiers à Paris, entre les
mains d'Eudoxe Lévichon (Julius a le cardinal André ), et Tarbes est la ville où séjournait la
mère des trois sœurs, Arnica, Véronique et Margueri te. Et il suffit d'une phrase à Gide pour
assurer la liaison entre ce nouveau centre, Pau, et l'intrigue précédente : c'est à Pau que
Marguerite rencontre « Julius de Baraglioul, alors âgé de vingt-huit ans — en villégiature
chez son grand-père Robert de Baraglioul qui, comme nous l'avons dit précédemment, était
venu s'établir aux environs de Pau, peu après l'ann exion du duché de Parme à la France ». Et,
tout comme la venue de Julius entraîne le départ d' Anthime, la venue de Protos entraîne le
départ d'Amédée. Au livre IV, nous retrouvons à Ro me Fleurissoire qui, parti de Pau
quelques jours plus tôt, de Pau où il a laissé sa f emme, revient de Naples où il a participé à
une orgie bouffonne, et Julius qui arrive de Milan où il a rencontré Anthime macérant dans la
sainteté, et qui pensait d'abord pousser jusqu'à Na ples, ayant même déjà pris son billet pour
cette direction : « Je l'ai pris inconsidérément à Paris, pendant descendre plus au sud. Mais
me voici retenu par un congrès. ». Et une fois de plus, le nouveau venu, Julius, provoque le
départ de son beau-frère en lui faisant cadeau de s on billet.
Fleurissoire réapparaît donc au livre V, dans le tr ain entre Rome et Naples en
compagnie de Lafcadio qui, de Paris, roule vers la mer et, en principe, Bornéo, tout en
laissant ses pensées vagabonder entre les Karpathes et les Apennins ; bien entendu, comme
précédemment, Lafcadio va provoquer le « départ » d e Fleurissoire… Mais c'est la première
fois qu'un personnage sort définitivement de l'échi quier, et une nouvelle figure doit alors se
constituer pour rétablir l'équilibre et la symétrie : à Rome accourent, venant de Paris
Geneviève, de Pau Blaphafas qui va remplacer Fleuri ssoire, de Milan Anthime et de Naples à
la fois Protos, Lafcadio et le cadavre d'Amédée. C arola était déjà à Rome depuis longtemps.
Cette fois, tout le monde est réuni sur la même scè ne pour le final, pour composer une
synthèse définitive. Tout le monde, sauf Lafcadio qui échappe et repart, même si l'on ne sait
pour où. Lui seul pouvait se permettre de constitu er un point fixe dans ce monde inconsistant
; il retrouve le mouvement après lui avoir donné u ne cohésion. À Isabelle, tout le monde
tourne le dos. Lafcadio, lui, s'échappe au moment où tout le monde s'intéresse à lui, menace
43
de l'encercler et de lui faire perdre sa liberté de mouvement. Mais qui est Lafcadio ?
— Nous venons de voir que chaque personnage est com me installé à égale distance de
deux pôles de nature opposée, l'un signifiant en gé néral l'élévation spirituelle ou
intellectuelle, la froideur aussi, par comparaison avec l'autre qui évoquerait plutôt le plaisir et
la facilité. Mais il faut dire que tout est relati f, et que Pau, par exemple, qui représente, en
face de Paris, ce monde des affaires, le lieu de l' amour, même dérisoire, devient, opposé à
plus méridional que lui, en l'occurrence à Rome, le pays de la légitimité et du mariage blanc
face à l'adultère et à la débauche.
Tout individu est donc double, et cette duplicité e st une infirmité, puisqu'elle est obligée
de s'appuyer sur celle d'un autre pour rétablir un équilibre, constituer une structure
harmonieuse. L'individu, partagé entre des désirs contradictoires, avance dans la vie de
travers, comme un crustacé, et il lui faut l'appui d'un congénère pour qu'à eux deux ils
réussissent à donner l'illusion de la rectitude. M ais cet effort est l'origine de sa perte, car,
nous l'avons vu, cette association débouche toujour s sur une rupture ; il s'agit d'un composé
instable, et la symétrie, loin de figer les personn ages comme dans une photographie de
groupe, en assure le mouvement, dont elle profite à son tour, en recomposant une autre
figure.
Mais c'est là que nous découvrons ce qui fait l'ori ginalité de Lafcadio ; en apparence,
on pourrait considérer que rien ne distingue le liv re II des autres, qu'en face de Julius
Lafcadio joue un rôle assez complémentaire, et d'ai lleurs n'est-ce pas l'arrivée de Julius qui
va, indirectement, entraîner le redépart de son dem i-frère ? Pourtant, à y regarder de plus
près, on s'aperçoit que Lafcadio n'a pas besoin d'u n Julius pour tenir debout : il est un univers
à lui tout seul, un atome complet, avec son noyau e t ses particules gravitant à différents
niveaux. Cette autonomie, il la doit autant aux vo yages qu'il a accomplis qu'à ceux qu'autour
de lui ses « oncles » ont réalisés : quand il ouvre son récit, il est à Paris, et son passé s'étale,
s'organise autour de ce centre magique ; magique, car il y est venu de lui-même, sans savoir
que s'y trouvait son père. Son enfance est organis ée autour de deux centres : le nord, avec
l'Autriche-Hongrie, le sud, avec l'Algérie. Dans l e premier, Bucarest tient l'équilibre entre les
Karpathes, région montagneuse et lieu de l'intellec tualisme, des jeux cérébraux, et Duino,
bord de mer où Lafcadio vit nu, en libre Robinson.
Autour de lui, ses « oncles » constituent un éventa il complet des tendances de l'être
humain représentées par des pays d'Europe, une sort e de Marché Commun de l'éducation :
l’Angleterre avec Fabian Taylor, la Pologne avec le prince Bielkowski, l'Allemagne avec
Heldenbruck, la France avec le marquis de Gesvres, l'Italie avec Ardengo Baldi. Enfin, et
c'est le troisième cercle qui s'organise, les seule s destinations, prises ultérieurement par ces
personnages, qui nous soient connues, sont l'Amériq ue et la Russie, l'ouest et l'est réunis,
formant avec ce qui précède une carte du monde à pe u près complète. Au microcosme du
roman correspond donc le macrocosme contenu dans la vie de Lafcadio, comme un abîme qui
s'ouvrirait à partir d'un seul point, suivant la de scription pascalienne, et ce second univers est
bien plus étendu, plus complet que ce petit monde c ontrefait où personne n'est capable
d'embrasser seul l'humaine condition, d'« assumer l e plus possible d'humanité ». Tous sont
des boiteux, il n'y a que Lafcadio qui marche sur s es deux jambes, et qui puisse donc
traverser cette histoire sans s'enliser dans une qu elconque ornière.
Il y aurait donc voyage à deux niveaux, et au deven ir représenté par la progression d'un
héros le long d'une ligne plus ou moins sinueuse, p eut s'ajouter son expansion instantanée
dans une dimension supplémentaire, faite de choses impalpables et parfois mystérieuses telles
que l'hérédité, les relations de cœur ou d'intérêt, l'entourage, mais encore le subconscient qui,
au moyen de la rêverie, des associations d'idées, p eut nous transporter à cent lieues de là, non
pour nous perdre, mais pour mieux nous ramener à no us-même : dans son train, près de
Capoue, Lafcadio se trouve en réalité entre soleil et nuages, entre les Apennins, où il promène
44
ses tendances homosexuelles et son appétit de viole nce, et les Karpathes, où rôdent la nuit, le
mystère et la mort.
C'est donc l'existence d'une troisième dimension qu e nous devinons ici, et la mémoire
serait son agent essentiel, permettant de rapproche r, par-delà les frontières de l'espace et du
temps, les divers points du globe où nous avons lai ssé une partie de notre être. Déjà, dans
L'Immoraliste, Michel et Ménalque recevaient l'essentiel de leur p restige, de leur épaisseur
morale des horizons divers où ils situaient leurs a mis : lorsque, de Paris, après un voyage en
Algérie, Ménalque s'apprête à repartir pour une exp édition probablement africaine ou
orientale, il va faire une tournée d'adieux qui pas se par Budapest, Rome et Madrid. À son
tour Michel, installé dans le sud de l'Algérie, fai t accourir ses amis de Russie, de Grèce et de
Paris. Comme s'il était trop simple d'avoir des am is à Lyon ou à Marseille ! Pourtant, il n'y a
là rien de gratuit, quoi qu'en pensent certains com mentateurs 7. Nous y trouvons l'esquisse
d'un procédé que les Caves reprennent et amplifient (il y a bien les Nourritures, mais les
énumérations de lieux n'y sont pas personnalisées, rapportées à des personnages donnés),
dans lequel le héros semble déterminé par un certai n nombre de points fixes, et pourtant
demeure insaisissable puisque son être résulte, non de l'association de ces points, mais du
mouvement qu'il accomplit pour les joindre ; qu'il s viennent à être réunis, il faut alors qu'il
reparte, risquant sinon de tout perdre : au jeu de s quatre coins, il y en a toujours un en trop, et
qui court. À Sidi b. M., Michel réunit symboliquem ent les neiges d'Ukraine, le soleil de
l'Hellade, et la France tempérée. Mais ensuite ? Définira-t-on Michel, et Ménalque, et
Lafcadio, en disant que leur nature contient une do uble postulation vers le chaud et le froid, la
sensualité et le spiritualisme ? On aboutit plutôt à la conclusion qu'ils ne sont ni l'un ni
l'autre, qu'ils ne sont nulle part et que, passant du microcosme au macrocosme, des
déplacements vécus aux errances imaginaires, ils ne font que s'enfoncer dans une spirale
infinie. Ces points ainsi disposés sont bien en ra pport avec la structure d'ensemble de
l'histoire, ils en sont presque l'abyme, la reprodu ction en miniature, mais, pas plus que dans
l'œuvre de Michel Butor, les relations qui s'établi ssent entre les voyages vécus et les voyages
rêvés ne nous disent réellement qui est le voyageur :
Vous revenez à votre indicateur que vous refermez, et […] vous examinez sur la couverture bleu clair l a
carte schématique de la région sud-est où seules le s côtes méditerranéennes et les frontières sont
indiquées d'un trait léger pour aider à la recherch e des villes situées approximativement, jointes
d'épaisses ou minces lignes droites noires, tel un réseau de craquelures, telle l'armature de plomb d' un
vitrail au sujet perdu …
Une mutation importante qui se produit à la fin du XIXème siècle c’est le transfert de
la place privilégiée qu’avait tenue jusque-là le to ucher vers le sens qui dominera le siècle à
venir: le regard. Le personnage masculin gidien opè re ce changement graduellement, avec
hésitation. En fait, ce qui déclenche le processus de changement, c’est notamment la vue du
corps nu de l’autre et de soi-même. Le regard est l e véhicule de la connaissance, qui lui
permet de s’introduire dans un univers exotique . C’est ici avant la lettre une idée du XXXème
siècle qui montre qu’il y a une correspondance entr e les éléments de l’ambiant et un sens
humain qui les perçoit directement. La vue est, dan s cette logique, un sens exotique pour le
corps auquel, étant matériel, correspondait le touc her.
Les changements qui se produisent dans la mentalité de Michel ne trouveront
l’épanouissement au niveau de la société que pendan t le XXème siècle. Nous avons déjà
parlé de la relation vue-toucher. Tandis que les to ucher perdent sa suprématie au niveau
social, au niveau de la vie privée, il s’amplifie. C’est le même mécanisme qui guide Michel à
la vue de Bachir: Je ne suis plus gêné par sa présence. Je le regarde ; il semble avoir oublié
qu’il est là. Ses pieds sont nus, ses chevilles son t charmantes, et les attaches de ses poignets
[…] La gandourah, un peu tombée, découvre sa mign onne épaule. J’ai le besoin de la
toucher. ( L’Immoraliste , 30)
45
La vue est le sens privilégié du XXème s iècle, où elle se substituer au toucher et même
au texte. La réflexion tend à céder le pas aux sens ations et surtout au regard. Civilisation de
l’image, la société post-industrielle traverse même une crise causée par le matérialisme omni
présent qui touche aussi la corporéité. L’homme pos t-moderne transforme le monde à sa
propre image, projection moderne du mythe de Narcis se.
Pour ce qui est du langage, nous l’envi sageons sous deux aspects: le langage non-
verbal du corps et le langage verbal qui constitue le discours du personnage sur le corps.
Dans les deux il se manifeste, à notre avis, un mou vement libérateur: oser laisser son corps et
le corps de l’autre “parler” et parler du corps.
Dans le premier sens, il faut faire un e distinction entre le corps-signifiant et le corps –
signifié. Le corps-signifiant, emblématique pour la société humaine jusqu’au XIXème siècle,
c’est le corps biologique dépourvu de contexte exté rieur et de mouvement, tel qu’il est surpris
sans les sculptures et les peintures. Il n’a pas de langage, parce que, statique, il ne peut pas
produire un mécanisme communicationnel. Le langage corporel est selon nous correspondant
au corps-signifié, c’est-à-dire le corps en situation 5. Ce corps, typique pour le XXème siècle
selon Roland Barthes, communique par la gestualité et par la mimique, qui constituent par
conséquent son “langage”, car aucun mouvement humai n n’est dépourvu d’intentionnalité.
Ce qui attire l’attention de Michel, ce n’est pas l e corps-signifiant, mais le corps-signifié. Le
corps de Bachir ne l’invite pas par sa présence, ma is par ses actions: manier un couteau,
lécher la blessure, toucher les mains, gestes qu’il interprète comme des symboles sexuels. Ici
se produit la rencontre entre un corps sexuel et le regard sexuel encore retenu.
Corydon va encore plus loin: il introduit le corps dans le contexte social et culturel et juge ses
actions par rapport à la coutume, à l’époque et à l a nature: c’est selon la coutume que nous
jugeons la nature , mais au lieu de dire contre nature , il faudrait dire contre coutume
(Corydon , 210). Il atteint par là le stade du regard banal, posant ses opinions en biologiste,
en sociologue, en anthropologue, ne se laissant pas influencé par ses penchants. Voilà donc
déjà une approche caractéristique pour le XXème siè cle. Pour les deux personnages, le corps
communique seulement s’il est “en situation”.
Quant au discours sur le corps, le lan gage employé ose encore plus. L’action même
de parler du corps est transgressive pour l’époque. Michel reste au stade d’un langage mi-
symbolique: il parle de l’exaltation des sens et de la chair (L’Immoraliste , 45), de l’afflux
du sang ( L’Immoraliste , 46) et décrit son corps nu: harmonieux, sensuel, presque beau
(L’Immoraliste , 60) sans prononcer toutefois des termes qui désigneraie nt ouvertement ses
penchants. Il faut cependant observer l’occurrence répétée dans son discours de l’adjectif
beau , rapporté sans exception au corps masculin. D’une part, c’est l’aveu voilé de sa
préférence et de l’autre l’actualisation au niveau langagier du mythe de Narcisse: on ne
pardonnait pas à Michel de ne pas la (Marceline n.a.) préférer à soi ( L’Immoraliste , 7).
Par rapport au discours, Corydon franchit toute bar rière, parlant sans aucune honte dans le
langage du XXXème siècle. Il employe des mots simpl ement dénotatifs: uranisme,
pédérastie, acte sexuel, fécondation, copulation , etc. Chez lui, la libération est totale.
Corydon est, au niveau du langage, du regard et de la perception du corps, l’étape finale de la
démarche proposée par Michel: Savoir se libérer n’est rien, l’ardu c’est savoir ê tre libre
(L’Immoraliste , 8). C’est un processus qui avait commencé par And ré Walter qui avait saisi
la nécessité de séparer le corps de l’âme, mais qui préfère encore l’esprit, prisonnier de la
mentalité de son époque. Michel a déjà le courage d e chercher sa vraie identité et découvre
que celle-ci est donnée par le corps. Idée déjà nov atrice, où le corps est le signe du genre et
non pas sa cause – l’anomalie sexuelle ne peut plus être envisagée comme une maladie,
comme une malformation corporelle. Corydon l’expliq ue clairement, quand il dit que les
homosexuels sont, du point de vue médical, parfaite ment normaux.
46
Le double courant de pensée qui sépare l a maternité du plaisir crée l’ambiguïté du
XIXème siècle face à la sexualité et donne naissanc e à des frustrations masculines. Rien
d’étonnant alors que ce siècle ait préféré le texte du désir masculin au texte du plaisir
“émasculant”: il était utile – comme raisonnement e t comme mythologie – aux répressions et
aux injections dont vit l’organisation sociale et q ui, de leur côté, assurèrent une certaine
vraisemblance à la représentation. Ce n’est pas un hasard s’il a fallu attendre la construction
récente de la catégorie du sujet que nous qualifion s d’”homosexuel” pour que cette “dérive”
puisse être, d’abord avec André Gide et plus tard a vec Roland Barthes, réactivée comme
pratique d’écriture.
Le XXXème siècle est arrivé à atteindr e la libération corporelle totale. L’exposition
du corps nu, le regard qu’on y pose et le discours qu’on en fait sont libérés de tous préjugés.
André Gide fut le précurseur de cette mentalité en littérature. André Walter, Michel et
Corydon sont les étapes de cet apprentissage qui ab outit à une nouvelle modalité d’envisager
l’exotisme, les contraintes, les tabous et le langa ge.
Sexualité du corps masculin
Dans beaucoup de cas la découverte et la prise de c onscience de la beauté physique
n’est que la première étape dans un processus de pa rachèvement personnel qui est complété
par la découverte du moi. La partie finale du disco urs de Prométhée dans Le Prométhée mal
enchaîné est la plus claire expression de cette doctrine de la découverte progressive propre à
Gide: la découverte corporelle est suivie de celle spirituelle qui confirme le parachèvement de
l’homme. La découverte et la conscience de sa corpo réité confère à l’homme la preuve
d’avoir dépassé l’étape de son animalité. Mais, pou r se confirmer homme, l’être humain doit
devenir créateur et aspirer au progrès. C’est la de uxième étape de l’évolution humaine.
Prométhée lui-même passe par ces deux étapes : cons cient de sa beauté, il l’a sacrifiée
consciemment et volontairement à la création et à l ’entretient d’un aigle, sa conscience. C’est
alors qu’il a compris qu’il aime l’homme créateur e t que, même plus, il préfère la création à
son créateur :
Messieurs, je vous ai dit, je n’ai pas toujours vu mon aigle. Avant lui j’étais
inconscient et beau, heureux et nu sans le savoir .22
Il est à remarquer une préférence évidente des pers onnages gidiens pour le corps de
l’homme: voilé chez André Walter pour qui la femme est un substitut de la sœur, réprimée
chez Michel qui voit dans Marceline une mère protec trice, pleinement exprimée chez
Corydon, dans un éloge direct de l’homosexualité. C ’est que tous ces personnages sont
dominés par leur côté Narcisse et ils voient par co nséquent dans le corps de l’homme d’à côté
leur double qui est à connaître. Ensuite, ce sera l a prise de conscience du propre corps et des
désirs de la chair.
En fait, si André Walter songe encore à un amour ét héré et irréel avec Marthe ou
Marie, pour Michel, le regard se pose uniquement su r le corps masculin. Quand il s’arrête,
22 Gide, André, Prométhée mal enchaîné dans Œuvres complètes , tome III, NRF, 1933,
page 134
47
une fois, sur Marceline, ce n’est qu’un regard banal 23 , qui ne va pas au-delà du vêtement.
Quant à Corydon, lui, il ne s’arrête jamais à analy ser le corps féminin, sinon pour remarquer,
à l’instar de Darwin et de Stevenson, que la beauté des hommes dépasse, surtout pour les
peuples sauvages, celle des femmes.
Dans Les Cahiers d’André Walter , les références physiques sont très rares, puisque
l’amour qui lie l’homme et la femme est totalement spiritualisé. Parmi les rares remarques sur
la matérialité, nous trouvons l’extase d’André deva nt la beauté des statues, les statues qui
annulent presque la différence masculin féminin : … c’est pourquoi je souffre tant devant la
beauté des statues ; parce que le moi ne s’y fond p as, mais qu’il s’oppose. 24
L’Emmanuelle des Cahiers est presque « asexuée », dans le sens où elle ne c onstitue
pas l’objet du désir masculin, et sa beauté n’est j amais évoquée et admirée. Sa figure se
rapproche beaucoup de celle de la mère ou de la sœu r et l’érotisme envers ce type de femme
ne se manifeste que dans le rêve. Le corps de la fe mme se spiritualise et devient aussi
immatériel que l’interaction entre le corps masculi n et celui féminin. L’acte devient
l’imagination de l’acte :
L’un contre l’autre, si près qu’un même frisson nou s enveloppe, chanter la nuit de mai
avec des mots extraordinaires, puis, quand toute pa role s’est tue, rester longtemps, croyant
cette nuit infinie, les yeux fixés sur une même éto ile, laissant sur nos joues approchées nos
larmes se mêler, et se confondre nos âmes en un imm atériel baiser. 25
Chez Michel, la découverte de la personnalité, sa découverte , ne se produit pas dans
l’interaction avec son discours, mais dans l’intera ction et par les influences qu’il reçoit, bref,
par l’autrui et par l’observation admirative de sa beauté corporelle. L’autrui qu’il regarde
n’est par un autrui quelconque, mais un autrui où M ichel se mire, tel Narcisse dans l’eau de la
rivière : un corps masculin adolescent. Le processu s évolutif que traverse Michel est une
vraie création, dans le sens de la découverte de so i, de la recherche de la vraie identité. Le
personnage a comme but primordial la découverte du monde extérieur, de la nature en
général et de celle humaine en particulier, princip alement par la communication corporelle.
Pour ce faire, il doit découvrir dans une première étape son corps et ensuite son moi . La
démarche est la découverte par l’intermédiaire de l’autrui . Alors, il se réconcilie avec sa
propre nature, avec cet autre qui est juste dans soi-même, et commence à communi quer avec
cet autre . Cet autre est l’étranger – étranger à soi-même, aux mœurs du temps, mais
annonçant une libération imminente.
Gide n’exprime-t-il pas son appartenance à une cert aine normale et ne tend-il pas à
renier toute forme d’anormalité ? En effet, comment pourrait-il se sentir anormal puisqu’en
assumant son homosexualité, il ne fait que répondre aux besoins de sa nature ? Nous avons
vu que les jeux esthétiques ont permis, avec le con cours de la destruction du modèle familial
bourgeois, la réintroduction de la perversion dans le champ de la normale. Mais pourquoi et
comment ce travail est-il reçu à notre époque ? C’e st à propos d’un passage du Voyage au
Congo , dans lequel Gide soigne presque le plus naturelle ment du monde les abcès d’Adoum,
que Herbart souligne qu’ « il ne faut voir là, je c rois, nulle perversion ; mais au contraire,
comment dire ? Une manière d’humilité. Gide soudain s’humanise.712 » Gide n’aurait donc
pas eu un intérêt exclusif pour la perversion. Bien au contraire, ce témoignage à décharge
montre combien son goût pour le choquant peut prend re les traits d’une quête humaniste. Il
23 cf. Jean-Claude Kaufmann, Trupuri de femei, priviri de b ărba ți, traduction roumaine, Éditions Nemira,
Bucarest, 1998. Le corps banal est le corps qu’on regarde sans le voir. Il appara ît dans la normalité est devient
“invisible” justement grâce à sa “normalité”.
24 Gide, André, Les Cahiers d’André Walter , NRF, Paris, 1933, page 40-41
25 Gide, André, Les Cahiers d’André Walter , NRF, Paris, 1933, page 41
48
convient dès lors d’examiner les moyens mis en œuvr e par Gide pour faire de ses ouvrages la
solution à une interrogation qui le taraude depuis l’enfance, à savoir : si je ne suis pas pareil
aux autres, cela fait-il pour autant de moi un être anormal ? Lorsque Gide a trouvé sa propre
réponse à cette question, comment a-t-il su mettre en œuvre son art et son esthétique au
service d’un message visant à rétablir sa perversio n pour l’inscrire dans la normale ?
L’impression nous est donnée qu’avec Gide, nous sommes aux portes de la perversion
et lorsque nous les franchissons, ce n’est jamais c lairement. Pourquoi ce sentiment et cela
malgré les travers gidiens revendiqués par l’auteur lui-même ? Tout d’abord, rappelons que
contrairement à Proust, Gide est tenté par le fait d’assumer ses désirs et ses pulsions. Certes
Gide est pédéraste, un pédophile même qui ne cache pas lui-même son attirance pour les
jeunes garçons, ce qui permet à Jean Delay d’affirm er qu’« il convient d’ailleurs d’ajouter
que la virilité, venue à maturité, n’a jamais inspi ré, au pédophile qu’il était, de désir. 713 »
Mais cette pulsion gidienne doit être replacée dans un contexte historique. Lorsqu’on parle de
pédophilie, il faut comprendre qu’elle n’a pas à ce tte époque la même connotation que de nos
jours. En fait, c’est parce que notre regard actuel ne peut exister dans l’ignorance du passé
que cette question de la pédophilie et de la pédéra stie demeure si complexe et passionnante à
la fois. Il faut pouvoir lire les histoires gidienn es avec un éclairage historique sur la
pédophilie, la pédérastie et l’hétérosexualité. Il n’est pas question de faire de l’Histoire le lieu
de l’affranchissement gidien, ni a contrario celui du procès de tendances sexuelles théorisées
par la psychanalyse. Il faut en réalité comprendre cet éclairage comme un moyen de lire chez
Gide le début d’un au-delà de la psychanalyse. Car Gide va plus loin que les psychanalystes
et permet notamment aux pédérastes de vivre libérés des faux semblants de la norme et sans
être écrasés par le poids de la morale.
En confessant à de multiples reprises son attirance pour les jeunes garçons, Gide se
présente de lui-même comme un pédophile. En effet, dans ses témoignages de Et nunc manet
in te à son Journal , l’auteur ne dissimule pas son désir charnel pour la jeunesse. Cependant,
c’est avec beaucoup de recul qu’il faut considérer ses propos afin de comprendre les enjeux
de l’écriture gidienne. Il serait tout d’abord préj udiciable à Gide et à son œuvre de
mésestimer l’importance de l’Histoire ; de plus, ce la conduirait probablement à une fausse
compréhension du message gidien.
Si la question de la pédophilie gidienne doit être posée à juste titre, nous justifions
notre choix de parler d’homosexualité, voire de péd érastie et non de pédophilie, car le
pédophile éprouve une attirance sexuelle envers les enfants exclusivement, tandis que
l’homosexuel est avant tout attiré par les personne s de même sexe, enfants, adolescents ou
adultes. Gide explique lui-même les différences éta blies entre « trois sortes d’homosexuels. 714
» De ces trois types, Gide affirme clairement le si en : « les pédérastes, dont je suis (pourquoi
ne puis-je dire cela tout simplement, sans qu’aussi tôt vous prétendiez voir, dans mon aveu,
forfanterie ?) 715 » Le choix de ne pas taire ses penchants et de fair e de son œuvre (œuvre de
fiction et autobiographique) le lieu de la vérité l ui permet d’établir un lien entre sexualité et
vérité. Grâce à ses témoignages, Gide fait de son c hoix sexuel non plus l’objet d’une
déviance mais une occasion d’écriture.
Si l’homosexualité est une perversion, il faut bien saisir qu’ « il y a […] quelque chose
d’inné à la base des perversions, mais quelque chos e que tous les hommes ont en partage et
qui, en tant que prédisposition, est susceptible de varier dans son
intensité. 716 » En parlant de normale, Gide peut donc laisser ent endre qu’il n’y a pas
d’incompatibilité entre homosexualité et norme.
En effet, avant d’analyser le problème du héros de L’Immoraliste , il est essentiel de
comprendre à quand remonte dans l’histoire de notre société occidentale cette façon de juger
l’homosexualité comme une perversion voire un crime . Dans son traité sur la pédérastie,
Corydon , André Gide développe un plaidoyer défendant cette tendance sexuelle. C’est un
49
véritable appel à la tolérance qu’il lance, mais un appel qui est également fondé sur des faits
historiques et de l’Antiquité. Comme le souligne Mi chel Foucault, « en Grèce, la vérité et le
sexe se liaient dans la forme de la pédagogie, par la transmission, corps à corps, d’un savoir
précieux ; le sexe servait de support aux initiatio ns de la connaissance. 718 » Mais au XIX e
siècle et dans la société bourgeoise dans laquelle les personnages d’André Gide évoluent, le
sexe n’est plus lié à la vérité, et l’acte sexuel n ’a pas fonction à dire une vérité. Au contraire,
le sexe peut s’apparenter à une méthode permettant de jouer avec le secret 719 . En effet, « le
sexe, tout au long du XIX e siècle, semble s’inscrire sur deux registres de sav oir bien distincts
: une biologie de la reproduction, qui s’est dévelo ppée continûment selon une normativité
scientifique générale et une médecine du sexe obéis sant à de tout autres règles de
formation. 720 »
Pour Gide, l’essentiel n’est pas d’avoir une sexualité normative, mais bien de restituer
à la sexualité son lien avec la vérité. En évoquant son problème, Michel de L’Immoraliste est
dans la vérité, ou du moins dans ce qui apparaît co mme étant sa vérité. Et c’est parce que
cette vérité est avant tout énoncée uniquement le c oncernant que certains peuvent mettre en
doute ce lien tissé par Gide entre sexualité et vér ité.
La sexualité vécue par des personnages gi diens tels que Michel, Robert de
Passavant, Édouard, Olivier, Bernard n’est pas néce ssairement une sexualité perverse ou
transgressive. Et à certains égards, nous pourrions ajouter que certaines relations
hétérosexuelles comportent des éléments presque plu s provocateurs que les rapports
homosexuels. Rappelons à ce titre par exemple l’adu ltère de Mme Profitendieu, ou alors les
mensonges de Lafcadio. La posture obscène niée dans les rapports homosexuels dont nous
avons parlé au chapitre 1 de la première partie se retrouve utilisée par Gide afin de faire
prendre conscience au lecteur que la sexualité hors norme peut être le fait de
l’hétérosexualité, c'est-à-dire de ce qui est présu pposé être la normale et non le fait de la
pédérastie jugée alors comme perverse. Finalement, le décalage que nous pouvons constater
ne se situe pas tant dans l’homosexualité elle-même que dans la manière dont est vécue et
pensée la sexualité en général.
50
BIBLIOGRAPHIE
Masson, Pierre, André Gide. Voyage et écriture, Lyon, Presses Universitaires de
Lyon, 1983, en ligne sur http://www.gidiana.net/masson.htm
Delay, Jean, La Jeunesse d’André Gide , 2 volumes, Gallimard N.R.F., Paris, 1956
Lefter, Diana, Le corps. Le regard. Le langage. Les pratiques corp orelles dans les
romans d’André Gide , in Actes du Colloque « Fin(s) de siècle(s) 22-25 mais 2000, Editions
Universitaires Alexandru Ioan Cuza, Iasi, 2000
Rivalin-Padiou, Sidonie, Métamorphoses du corps gidien in Littératures
contemporaines, André Gide , numéro 7, Etudes réunies par Pierre Masson, Klinc ksieck,
Paris, 1999
Laqueur, Thomas, Corpul și sexul de la greci la Freud , Humanitas, Bucuresti, 1998
Bachelard, Gaston, L’eau et les rêves , Corti, Paris, 1987
Bachelard, Gaston, Aerul și visele , Univers, Bucuresti, 1999
Bachelard, Gaston, La psychanalyse du feu , Gallimard, Paris, 1999
Jadin, Jean-Marie, André Gide et sa perversion, Editions Arcanes, Paris, 1995
Moulard, Gyril, L’image dérobée chez Gide : une esthétique de la di vision, Univ. De
Nantes, en ligne sur http://www.andregide.org/
Duroy, Daniel, Images et imaginaire, Bulletin des amis d’André Gide, 1986
Chahira, Abdallah Elsokati, Andre Gide au miroir de la critique « Corydon » ent re
œuvre et manifeste, Université de Paris-Est-Créteil, Paris, 2011
Legrand, Justine, Pour une nouvelle approche de la perversion dans l’ œuvre d’André
Gide, Université du Sud Toulon-Var, 2011
Wittmann, Jean-Michel, Symboliste et déserteur. Les œuvres « fin de siècle d’André
Gide, Honoré Champion, Paris, 1997
Sagaert, Martine, Exotisme, métissage et écriture, N0 102, 1994
Kaufmann, Jean-Claude Trupuri de femei, priviri de b ărba ți, traduction roumaine,
Éditions Nemira, Bucarest, 1998.
Genova, Pamela Antonia, André Gide dans le labyrinthe de la mythotextualité , Purdue
Press University, Indiana, 1961
Foucault, Michel, Istoria sexualit ății , Editura de Vest, Timi șoara, 1995,
Copyright Notice
© Licențiada.org respectă drepturile de proprietate intelectuală și așteaptă ca toți utilizatorii să facă același lucru. Dacă consideri că un conținut de pe site încalcă drepturile tale de autor, te rugăm să trimiți o notificare DMCA.
Acest articol: FACULTÉ DE LETTRES THÉOLOGIE, LETTRES, HISTOIRE ET ARTS MASTER : STUDII LITERARE FRANCEZE MÉMOIRE DE DISSERTATION IMAGE ET IMAGINAIRE D U CORPS… [613415] (ID: 613415)
Dacă considerați că acest conținut vă încalcă drepturile de autor, vă rugăm să depuneți o cerere pe pagina noastră Copyright Takedown.
