Curs Lit Franc Anul I Sem 1 [628760]
CURS DE LITERATUR Ă
FRANCEZ Ă
Anul I ID
(semestrul I )
« LE MOYEN ÂGE ET LA
RENAISSANCE »
Autor :
Lector universitar doctor
Monica HĂRȘAN
2008
2 ARGUMENT
Lucrarea de față este un curs univers itar, destinat studenților Facul tății de
Litere, secția : Filologie, acoperind partea teoretică a disciplinei : Literatură
franceză, pentru anul I – semestrul I , în cadrul formei de învățământ la distanță.
Cursul se referă la începuturile literaturii franceze, adică cuprinde perioada
Evului Mediu literar și pe aceea a Renașterii ; el prezintă în ordine cronologică
principalele curente, orientări, școli literare din Franța epocii în di scuție, precum
și pe cei mai importanți scriirtori medievali și renascentiști , care reprezintă aceste
curente .
Structura cursului este următoarea : la început, un „ Argument ”
(prezentând domeniul și publicul -țintă ale cursului), urmat de „ Obiectivele
genera le ale cursului ” (adică ceea ce ar trebui să poată face studenții, după ce
vor fi participat la acest curs), apoi urmează cele 10 capitole în care este
organi zat materialul de bază alcursului Ŕ cu subcapitole și chiar sub -sub-capitole
(unde se află corpusu l informațional al cursului), iar, la finalul lucrării, se găsește
o „ANEXĂ ” cu teme de sinteză și „Bibliografia critică ” utilizată și, desigur, un
„sumar ” al lucrării (cu paginația capitolelor).
Fiecare capitol în parte este precedat de „ Obiectivele opera ționale ”
specifice temei tratate și se încheie cu un „ Rezumat ” de capitol, urmat de o
Temă de control („devoir ”).
Cursul se va desfășura sub formă de „prezentări de sinteză”, unde se oferă
informații generale și orientative ; la sfârșitul tutorilalelor se rezolvă temele de
control și se discută problemele care nu au fost înțelese.
Examinarea se va face conform calendarului disciplinei.
Autoarea.
3 OBIECTIVE GENERALE
Cursul de față își rpopune familiarizarea studenților cu principalele curente, școli,
orientări literare ale perioadei Evului Mediu și Renașterii
După ce vor fi urmat acest curs, studenții vor trebui să fie capabili :
Să recunoască genurile și speciile lite rare specifice Evului Mediu și
Renașterii;
Să cunoască principalii scriitori ai perioadei și operele acestora;
Să repereze caracteristicile unei opere medievale sau renascentiste;
Să înțeleaga mentalitățile și ideile specifice perioadei studiate;
Să poată analiza și interpreta orice operă din epoca studiată.
4
COURS NO. 1
Présentation générale du
Moyen Âge
Objectifs opérationnels ;
définir le Moyen Âge ;
– établir les étapes historiques du Moyen Âge ;
– délimiter les périodes littéraires du Moyen Âge ;
– connaître les traits fondamentaux la littérature médiévale.
«Un commencement: voilà qui explique la fascination que peut exercer la littérature
médiévale – la fascination fondée sur l'impression, ou l'illusion, que l'antériorité a valeur
d'explication et que, plus haut dans le passé, plus profond dans les racines, se trouve une
vérité de ce que nous sommes. » (Michel Zink , Introduction à la littérature française du
Moyen Âge).
Qu'est ce que le Moyen Âge?
En parlant de l'origine du terme, Paul Zumthor, dans son Essai de poétique médiévale
précise Que l'expression « Moyen Âge » a été calquée en français, au début du XVIIe siècle,
sur celle latine de « media aetas » (ou encore « medium aevum »), créée elle -même, vers
5 l'année 1500, par les philologues human istes: ils désignaient ainsi la période qui s'étendait de la
chute de l'Empire romain jusqu'à la première manifestation écrite des langues modernes, vers le
Xe siècle. Plus tard, l'acception du terme s'est élargie, au point d'englober tout ce qui avait
précédé à la « Renaissance des lettres ». Environ 1800, le terme « Moyen Âge» est devenu un
bien public, ce qui n'a pas trop aidé à préciser la notion. C'est alors que fait son apparition le
terme « médiéval », destiné à remplacer celui de « moyenâgeux », dev enu péjoratif.
À ce point, une précision s'impose: il faut bien faire la différence entre les deux
acceptions que donnent au terme de « Moyen Âge » les historiens, d'une part, et les critiques et
les historiens de la littérature, d'autre part.
Du point de vue des premiers, on appelle « Moyen Âge » la période historique qui
s'étend du Ve à la fin du XVe siècle; elle commence lors de l'effondrement de l'Empire romain
d'Occident (476) et prend fin avec la chute de Constantinople (1453) ; en France, le Moyen
Âge finit avec les guerres d'Italie, au temps où les Français entrent en contact avec la
civilisation transalpine (italienne) et avec la culture hellénique, chassée de Constantinople par
la conquête turque.
La deuxième catégorie de savants considère que le Moyen Âge des lettres françaises,
qui embrasse l'enfance et la jeunesse de la littérature en France, ne couvre, pratiquement, que
les seuls XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles.
Si la langue française s'est formée dès l'époque mérovingienne (500 -700), rares e t
isolés sont les textes en français antérieurs à 1100 (comme la « Cantilène de Sainte -Eulalie »,
considérée comme le premier texte littéraire en français, situé probablement vers la fin du IXe
siècle). Ces textes témoignent, certes, de l'existence d'une c réation littéraire, mais ne
permettent d'en apprécier ni l'étendue ni la valeur.
En revanche, les XIIe et XIIIe siècles sont un âge de grande création, où naissent, en
particulier, chansons de geste, romans, poésies lyriques, fabliaux, divertissements
dramatiques. Les deux siècles suivants, (le XIVe et le XVe), bouleversés par la guerre
étrangère et les luttes intérieures, sont, sans doute, moins brillants; mais l'élan de la période
antérieure n'est pas arrêté ; les genres littéraires modernes se constitue nt et se développent :
histoire, théâtre, roman et nouvelle.
6 Quelques précisions historiques
Pour parler du Moyen Âge historique, il faut remonter le long des siècles, vers une
époque assez lointaine, notamment, la fin de la domination romaine en Gaule. C'est sa
disparition qui marque, pratiquement, le début de cette étape de l'histoire.
À partir du IIIe siècle, commencent les migrations des peuples : les Goths, les
Wisigoths, les Vandales, les Burgondes, les Huns parcourent et ravagent tout le territoire de
l'ancienne Gaule. Les Francs, peuple d'origine germanique, s'y établissent au Ve siècle. Clovis,
roi des Francs (qui règne entre 481 -511), conquiert toute la Gaule. Ses successeurs, les
Mérovingiens, abandonnent le gouvernement aux maires du palais. En 732, l'un de ces maires,
Charles Martel, réussit à arrêter l'expansion des Arabes à Poitiers. Son fils, Pépin le Bref, qui
se fait reconnaître comme roi des Francs, fut le fondateur de la dynastie carolingienne, dont
les exploits allaient bientôt être cha ntés dans les épopées héroïques. Le fils de Pépin,
Charlemagne, est couronné Empereur d'Occident, à Rome, par le pape même, en 800. C'est
un souverain énergique et un protecteur des lettres ; son règne représente un moment d'éclat et
d'équilibre dans l'his toire médiévale. Aussi parle -t-on d'une " renaissance carolingienne " pour
caractériser le redressement intellectuel, esthétique, aussi bien que politique de cet âge. À la
mort de Charlemagne, en 814, après une période de centralisation, le démembrement du pays
se poursuivit, suivant une vieille tradition franque. Les petits -fils de l'empereur se partagent le
royaume, en 843, par le Traité de Verdun. La partie occidentale de l'ancienne Gaule porta,
depuis lors, le nom de France.
De nouvelles migrations défe rlent sur le pays : les Hongrois, les Sarrasins, les
Normands. Les membres de la dynastie des Capétiens (987-1328) devront mener des guerres
interminables pour renforcer l'autorité royale, pour agrandir leur domaine et affermir les
institutions juridiques et administratives. À partir de 1096, la chevalerie française se lance dans
les grandes expéditions militaires qui sont les croisades ; elles eurent pour la France des
conséquences économiques, sociales et politiques extrêmement importantes. Aux XIIe et XI IIe
siècles, le pays connaît la prospérité économique, à laquelle s'ajoute l'essor de la pensée, des
lettres et des arts, d'une France qui offre à l'Europe le modèle d'une civilisation raffinée, qu'on
imitera dans tous les pays de l'Occident. Les villes s' enrichissent et deviennent puissantes ; elles
7 réclament des libertés politiques et des droits juridiques. La bourgeoisie, classe montante,
commence à s'affirmer sur le plan social et culturel.
Malheureusement, aux XIVe et XVe siècles, la « Guerre de Cent A ns» (1337 1453),
entre la France et l'Angleterre, bouleverse tout. Au déchirement territorial, (la plus grande
partie du territoire subit l'occupation anglaise), s'ajoute une indicible détresse morale. Les
défaites des armées françaises se succèdent sans i nterruption : Crécy (1346), Poitiers (1356),
Azincourt (1415). Les grands féodaux sont divisés en factions rivales et, parfois, ils pactisent
avec l'ennemi. Le Traité de Troyes (1420) reconnaît Henri V, roi d'Angleterre, comme régent
de France. La légendai re Jeanne d'Arc, une simple bergère, regroupe les gens de courage
contre les occupants et sauve la France. Elle délivre la ville d'Orléans et fait sacrer Charles VII
à Reims, en 1429. Mais, livrée aux Anglais par les Bourguignons, elle est déclarée hérétiq ue et
sorcière et brûlée vive à Rouen, en 1431. Célèbre héroïne nationale, personnalité très
attachante, « la Pucelle d'Orléans» sera évoquée, entre autres, par Christine de Pisan, François
Villon, Schiller, Michelet, Charles Péguy, G.B. Shaw, Paul Claudel et Jean Anouilh.
La fin du Moyen Âge sera aussi l'époque du « grand Schisme » (1378 -1417),
aboutissement des longs combats qui se sont livrés entre les rois et les papes. Une peste
terrible ravage l'Europe entre 1347 et 1348. Aux révoltes des bourgeois de Paris (1358 et
1381) s'ajoutent les « jacqueries» (soulèvements paysans) de L'Île de France et d'ailleurs. Les
souffrances de ces grandes épreuves se reflètent dans presque toutes les productions littéraires
et plastiques: le pathétique domine la création artistique.
Les conditions sociales
Le Moyen Âge est l'époque de l'apparition, du développement et du déclin du monde
féodal. L'économie de type féodal est une économie close, essentiellement agricole, fondée sur
les grandes propriétés foncières. À la s uite des guerres de conquête, les chefs militaires avaient
distribué à leurs compagnons des « fiefs », qui deviennent viagers (au VIe siècle) et même
héréditaires (fin du IXe siècle). Théoriquement, le roi, placé au sommet de la pyramide sociale,
est le su zerain suprême. Mais, en réalité, bien souvent, ses vassaux (comtes ou ducs) sont plus
riches et plus puissants que lui. Les grands nobles féodaux, qui détiennent le monopole des
armes, se conduisent en souverains absolus sur leurs terres. Le noble féodal a le droit de
8 monnayage et de justice, qui va jusqu'à la peine de mort. Par le système de relations vassal –
suzerain, il doit à son seigneur aide militaire et financière. Attachés au domaine seigneurial, les
serfs, qui cultivent la terre, doivent travailler à la corvée et payer des redevances en nature ou
en espèces. Le féodal exerce ses droits seigneuriaux aussi sur les paysans libres ( appelés « les
vilains francs »).
Dans cette société fortement hiérarchisée, la vie de chaque homme est déterminée par
son r ang social. La fixité de cet ordre, qui empêche le passage d'un état social à un autre, tient
du caractère agraire de l'économie féodale.
Parmi les grands propriétaires de terres il faut compter aussi l'Église, qui possède
d'immenses domaines et perçoit de s redevances, tout comme les grands seigneurs féodaux. Le
tableau de la société féodale est complété par la présence des habitants des villes, les
« bourgeois », qui s'associent pour former des « guildes » (associations professionnelles). Leur
principal dé sir sera de s'affranchir, de gouverner seuls dans leurs villes. Le mouvement des
villes aura son importance dans l'histoire médiévale, aux côtés des soulèvements paysans.
Culture matérielle et civilisation spirituelle
Au début du Moyen Âge, les écoles ép iscopales et monacales étaient les seuls foyers
de culture et d'éducation ; les clercs et les moines étaient les seuls gens instruits, car les
monastères conservaient une partie de l'héritage culturel de l'Antiquité. L'École de Chartres, le
grand centre sc ientifique du XIIe siècle, complète les études médiévales traditionnelles par les
« sept arts libéraux » : le « trivium » (grammaire, rhétorique, dialectique) et le « quadrivium »
(arithmétique, géométrie, astronomie et musique).
L'enseignement universitai re, dont les débuts se placent au XIIe siècle, garde aussi un
caractère théologique. Vers le milieu du XIIIe siècle, l'Église dirige déjà l'enseignement à
l'Université de Paris, dont les droits seront consacrés par une charte royale en 1200. En 1257,
le th éologien Robert de Sorbon (1201 -1274) fonde le collège qui porte son nom, la
Sorbonne, pour permettre aux écoliers pauvres d'accéder à l'enseignement (en leur offrant
logement et pension). La scolastique, ce courant dominant de la philosophie médiévale
enseignée dans les écoles, se développe surtout au XIIe siècle; elle est considérée comme le
savoir suprême, dont les autres disciplines ne sont que des servantes. La théologie scolastique,
9 dont les monuments les plus achevés sont les «sommes» (encyclopédies) , a trouvé son
expression la plus éloquente dans les œuvres de Thomas d'Aquin (1225 -1274).
La conception du monde qui domine dans les conditions du féodalisme est celle
dualiste. Ce dualisme suppose l'existence de deux réalités: une réalité « naturelle » et une
autre, « surnaturelle ». On retrouve, là encore, un reflet du système hiérarchique qui
caractérise le Moyen Âge, car le monde naturel est subordonné à celui surnaturel, et le corps
de l'homme, soumis à la pourriture, est inférieur à l'âme immortelle. L'Église enseigne donc le
mépris de la vie terrestre. Il est évident que cette conception, qui domine tout le Moyen Âge, a
des conséquences immédiates, car elle enraye les efforts de l'homme en vue d'améliorer son
existence.
Au fur et à mesure que les vil les se développent, les bourgeois créent les premières
écoles laïques, indépendantes des fonds ecclésiastiques ; à partir du XIIe siècle, on peut parler
d'une véritable «révolution» dans le domaine de la culture médiévale: les sciences connaissent
déjà un grand essor dans les pays arabes, où l'on écrit des traités d'astronomie, de médecine,
de mathématiques, de botanique, de philosophie, d'agriculture. Les meilleurs ouvrages arabes
sont diffusés, vers le milieu du XIIe siècle, dans toute l'Europe Occidental e.
La culture médiévale s'affranchit sous l'influence de la culture antique (latine et
grecque), dont les idées hardies pénètrent en France, surtout par l'intermédiaire des textes
arabes. On découvre les mathématiques avec Euclide, la médecine avec Hippoc rate et Galien
et la logique et l'éthique avec Aristote. Pleinement consciente du danger que pourraient
représenter les ouvrages de l'Antiquité « païenne », l'Église interdit très tôt leur lecture et leur
diffusion. En dépit de ce fait, le Moyen Âge n'igno re point la culture des Grecs et des Latins;
mais il faut ajouter qu'il ne s'agissait que d'une connaissance imparfaite des trésors de
l'Antiquité.
Le latin reste encore vivant et s'illustre dans une littérature abondante (sermons, traités
de rhétorique, de philosophie etc.), qui serviront parfois de modèle et de source à la littérature
en langue vulgaire (langue parlée et connue de tous); c'est à ce modèle que l'on écrit les vies
des saints, les récits héroïques, les récits satiriques, les poésies lyrique s etc.
10 Les périodes littéraires du Moyen Âge
1. « L 'Âge héroïque de la chevalerie » et la littérature épique
(les XIe et XIIe siècles)
Les grandes expéditions qu'entreprirent au XIe siècle les seigneurs féodaux en Espagne,
puis les premières en Terr e Sainte, consolidèrent la puissance et le prestige de la classe
aristocratique. En même temps que s'affermit le régime féodal, s'instaure un idéal nouveau, qui
est celui de la chevalerie. Les chevaliers croisés, que suit avec enthousiasme la masse du
peup le, servent à la fois leur patrie et la foi chrétienne. Cette exaltation nationale et mystique
donna naissance à l'épopée française. L'épopée est définie comme un long poème épique
racontant des exploits de guerre ou des croisades; quelques poètes célébrèr ent directement la
première croisade (conduite par le chevalier Godefroy de Bouillon) ; mais la plupart font
revivre une autre époque glorieuse, marquée par les exploits de Charlemagne et, parfois, par
ceux de Guillaume d'Orange. Ainsi, un présent grandios e et le souvenir d'un passé non moins
brillant, concourent à la formation de l'esprit épique, qui anime les premiers chefs -d’œuvre de
la littérature française, les chansons de geste .
2. « Le second âge de la chevalerie » et la littérature « courtoise
» (1150 – 1300)
L'idéal de la chevalerie demeure très vivace pendant les XIIe et XIIIe siècles. Mais les
descendants des premiers croisés constituent désormais une caste fermée, qui conserve pour
elle les privilèges d'une civilisation matérielle améliorée par le s conquêtes. Après l'âge
héroïque, c'est le second âge féodal. Pendant cette période, une élite intellectuelle de clercs et
de noblesse se sépare de la foule et demande à la littérature des distractions adaptées au
raffinement de son goût. Il s'agit déjà d 'un autre « horizon d'attente» (selon l'expression de
Hans Robert Jauss) du lecteur de cette période. Des écrits élégants apparaissent ; les écrivains
illustrent dans leurs œuvres romanesques et poétiques un idéal mondain, où l'amour, et non
plus la guerre , tient la première place. L'esprit courtois crée un univers de rêve et fait naître
toute une littérature destinée à plaire à la société aristocratique.
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3. L’affranchissement des villes et la littérature « bourgeoise »
(1150 -1300)
Les seigneurs féodaux ne p urent maintenir sur les habitants des villes la même autorité
que sur les paysans. Les « bourgeois » qui, dès le XIe siècle, avaient commencé à s'enrichir par
le commerce et par l'industrie, s'émancipèrent au siècle suivant, en arrachant aux nobles des
libertés, ou même l'autonomie municipale. Une rivalité naquit ainsi entre la classe bourgeoise
et l'aristocratie seigneuriale. Les nouveaux -riches veulent et exigent à avoir leur propre
littérature; des poètes écrivent pour le compte des riches marchands, don t le goût était bien
différent de celui des aristocrates. La raillerie drue de l'esprit gaulois s'oppose aux
raffinements de la courtoisie ; une foi simple et confiante contraste avec les analyses subtiles
de l'amour. Réalisme satirique et sentiment religi eux, parfois curieusement associés dans les
mêmes œuvres, concourent à définir cette littérature bourgeoise.
4. La littérature didactique (XIIIe siècle)
En même temps que l'activité économique se développait dans les villes, un ardent
désir de savoir s'empa rait des esprits. Des universités se fondent, qui répandent la culture
parmi les nobles et les bourgeois. La foi chrétienne puise dans la science antique des
justifications nouvelles. Le siècle de Saint -Louis, où se forme le système philosophique de
Thomas d'Aquin et où s'élèvent les cathédrales gothiques, est le « grand siècle» du Moyen
Âge. Au cours de ce siècle, beaucoup d'œuvres sont commandées par le souci d'instruire les
profanes. Les clercs multiplient les ouvrages savants: histoires naturelles, manu els techniques,
livres de doctrine morale, traités de savoir -vivre, encyclopédies et même des« arts d'aimer »,
dont le célèbre « Roman de la Rose ».
5. La « réforme technique de la poésie » (XIVe et XVe siècles)
L'inspiration personnelle et l'invention form elle libres tendent à disparaître dans la
poésie du XIVe siècle. Les poètes semblent trouver beaucoup d'intérêt à exposer les
connaissances supérieures du temps, acquises en suivant les cours des Facultés de lettres ou de
théologie, dans de longues dissert ations versifiées, ou bien préfèrent à s'enfermer
12 volontairement dans les rigueurs des formes fixes et de l'expression codifiée des sentiments.
Celui qui nous apparaît aujourd'hui responsable de ce retournement du goût littéraire est un
notaire champenois, Guillaume de Machaut. Ainsi, le culte de la perfection formelle guidera
désormais les poètes : ils vont exceller dans les poèmes à formes fixes: rondels, chants royaux,
ballades, lais et virelais, dont ils appliqueront les règles exactes. On considère que c'est la
difficulté qui consacre le poète: c'est une vraie tyrannie du métier qui s'installe avec Machaut;
la sincérité de l'émotion risque de devenir secondaire à ces métriciens virtuoses. À partir de
1350, des poètes de talent illustrent les genres mis en honneur par Guillaume de Machaut; les
plus fameux sont : Eustache Deschamps, Christine de Pisan et Charles d'Orléans. Grâce à
leur talent et à leur inspiration, ils parviennent, comme leur maître, d'ailleurs, à concilier les
exigences de la technique av ec la bonne inspiration lyrique. Au XVe siècle, une figure à part,
impossible à encadrer dans les écoles ou dans les orientations littéraires, un étrange et
controversé personnage, poète de génie, esprit libre et vagabond, enveloppé de mystère et de
charme , apportera à la littérature française « le souffle du grand lyrisme» : le maître François
Villon.
Valeur et rayonnement du Moyen Âge
Après 1500, l'œuvre du Moyen Âge fut méconnue ou ignorée, pendant plus de 250
ans; puis elle connut une grande vogue. La lutte contre les traditions du Moyen Âge fut
engagée au XVIe siècle et menée surtout par les écrivains de la Pléiade. Pleins d'enthousiasme
pour la culture gréco -latine, ils ignorèrent le Moyen Âge et condamnèrent les« épiceries» des
poètes. À l'époque classique, (XVIIe siècle), on alla plus loin: on condamna en bloc les
« productions gothiques » de ces siècles, que Boileau appela « grossiers » et « barbares ». Les
philosophes des Lumières, (XVIIIe siècle), renchérirent encore: le Moyen Âge leur parut non
seulement une époque de ténèbres, mais aussi d'oppression politique et de fanatisme religieux,
de tyrannie de l'Église et de barbarie féodale. Pourtant, avant même de la fin du XVIIIe siècle,
les savants commencèrent à étudier le Moyen Âge : la «Bibliothèq ue Bleue» répand les
versions remaniées des œuvres de la chevalerie. Au début du XIXe siècle, (plus précisément en
1802), Chateaubriand consacre une partie de son «Génie du Christianisme» à réhabiliter l'art
«gothique ».Les écrivains du Romantisme ressusci tent le Moyen Âge, en réaction à la doctrine
13 classique. Mais en même temps que les romantiques créaient une mode éphémère, ils
ressuscitaient un climat favorable au développement de l'érudition, qui, depuis le second quart
du XIXe siècle, s'applique à retr ouver les textes de la littérature médiévale et à éclairer la
physionomie de cette époque. Au XXe siècle, l es savants contemporains, groupés en France
autour de la revue « ROMANIA », suivent la voie tracée par les grands historiens littéraires:
Gaston Par is, Paul Meyer, Joseph Bédier. Ce travail scientifique est, malheureusement, peu
connu par le grand public, qui conserve encore des idées fausses sur le Moyen Âge.
Conclusions
Il ne faut pas croire à une prétendue « barbarie » du Moyen Âge ; il ne faut pa s
confondre la« nuit » du Xe siècle avec l'éclatant épanouissement du siècle de Saint –
Louis.
Il ne faut pas croire à une prétendue « unité» du Moyen Âge. Une dénomination
commune englobe des siècles très différents par les mœurs, l'idéal, la culture, en
suggérant l'idée trop simple d'une époque de transition. Or, le Moyen Âge est
beaucoup plus qu'un âge intermédiaire et il n'est pas uniforme. Chaque période a
proposé des solutions originales aux problèmes de la vie et de la pensée; ces solutions,
diverses d 'un siècle à l'autre et même diverses dans les limites d'une même période, sont
encore un reflet de ce manque d'unité du Moyen Âge.
Il ne faut pas croire à une prétendue « création spontanée » ou « populaire » de l'art
médiéval. Les foules ne créent pas; l 'anonymat de certains écrits ne doit jamais faire
oublier que l'art est œuvre de réflexion; donc, il n'y pas de poésie sans un poète qui ait
voulu la créer.
Il ne faut pas croire à une prétendue « naïveté» des anciens écrivains. Ils ne sont naïfs
ni dans l es idées ni dans la forme ; les écrivains du Moyen Âge sont des artistes
conscients, des « clercs » (par opposition aux « laïcs »), qui se sont formés en étudiant
les lettres et la rhétorique latines.
Il ne faut pas croire à une « rupture totale » du Moyen Âge avec l'Antiquité ; on peut
percevoir un effort délibéré pour imiter, poursuivre, adapter les modèles antiques au –
delà de l'effon drement du monde romain. Simultanément, l a littérature médiévale c'est
14 la réflexion d'un monde neuf, des sensibilités et de s formes littéraires nouvelles. L'une
et l'autre de ces deux assertions sont vraies, mais leur harmonisation reste difficile.
Résumé :
Historiquement, on appelle « Moyen Âge » la période historique qui s'étend du Ve à la
fin du XVe siècle; Littérairement, le Moyen Âge des lettres françaises ne couvre,
pratiquement, que les seuls XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles.
Les étapes de la littérature médiévale sont : 1. « L 'Âge hé roïque de la chevalerie » : la
littérature épique (XIe et XIIe siècles) ; 2. « Le seco nd âge de la chevalerie » et la
littérature « courtoise » (1150 – 1300) ; 3. la littérature bourgeoise » (1150 -1300) ; 4.
La littérature didactique (XIIIe siècle) ; 5. La « réforme technique de la poésie » (XIVe
et XVe siècles).
DEVOIR : Pourquoi le Moyen Âge a -t-il été considéré comme une période
« obscurantiste » et « barbare » ?
15 COURS NO. 2
La littérature épique : les
chansons de geste
Objectifs opérationnels :
À la fin de ce cours, les étudiants devront être capables de :
définir la littérature épi que ;
énumérer les thèses sur les origines de cette littérature ;
reconnaître les traits fondamentaux d’une épopée médiévale ;
établir les plus importantes « chansons de geste » ;
formuer les traits définitoires de l a « Chanson de Roland ».
« Lorsque le monde était de cinq siècles pus jeune, tous les événements de la vie avaient des
formes extérieures beaucoup plus nettes qu'à présent; entre la souffrance et la joie, entre le
malheur et le bonheur, la distance semblait beaucoup plus grande qu'elle ne nous paraît
aujourd’hui ; tout ce qui se passait dans la vie de l’homme était direct et absolu, comme la
joie et la souffrance le sont encore dans l'âme enfantine. »
(Johan Huizinga , L'automne du Moyen Âge )
Les mœurs et la mentalité de l’époque : le caractère âpre de la vie
Tout événement important de l'existence: la naissance, la mort, le mariage, se trouvait
placé sous le signe du mystère divin; même les moindres actions (un voyage, une visite, une
alliance) étaient accompagnées de mille bénédictions, cérém onies, incantations, rites etc. On
acceptait avec joie ou résignation toutes les choses, même les plus injustes, qu'on ne pouvait
pas s'expliquer. Contre les malheurs et la misère, il y avait moins de consolation qu'aujourd'hui,
16 c'est pourquoi ils étaient plus angoissants, plus douloureux, plus torturants et plus obsédants
qu'ils ne le sont à présent: la maladie, les épidémies contrastaient plus fort avec la santé, le
froid vif et l'obscurité de l'hiver constituaient un danger réel pour la vie humaine.
Les honneurs et la richesse (privilèges exclusifs de la classe nobiliaire), étaient goûtés
d'autant plus profondément et plus avidement qu'ils contrastaient d'une manière violente avec
la misère noire de la grande masse de la population, formée des classes inf érieures de la
société.
« Un manteau de fourrure, un bon feu dans la cheminée, la boisson et le festin, un lit
quelque peu confortable» (Johan Huizinga, L'automne du Moyen Âge) étaient le sommet des
bienfaits de la civilisation et ils étaient goutés à ce h aut degré d'intensité, qui caractérise seules
les sociétés primitives.
Par un étrange goût du spectacle, toutes les choses de la vie bénéficiaient d'une
notoriété étonnante et effroyable en même temps. Les lépreux défilaient dans de longues
processions, au bon milieu des villes, les mendiants se lamentaient partout dans les églises, en
étalant, avec une sorte de morbide et secrète fierté, leurs infirmités.
Chaque classe sociale, chaque ordre, chaque métier portait sa marque propre, et on
pouvait aisément le s reconnaître d'après leurs vêtements. Les « grands », les puissants, ne se
déplaçaient jamais sans leur suite, leur cortège d'armes brillantes, d'armures ou de livrées
ornementées, sans les enseignes ou les blasons de leurs maisons.
Les actes de justice, les exécutions, les visites des personnalités, les mariages et les
funérailles, tout était annoncé à grand fracas et était accueilli par des cris de joie, de terreur,
d'étonnement, des huées ou des acclamations, des chants ou des lamentations, selon le cas et
les usages.
Il n'y avait qu'un seul son susceptible de se faire entendre au -dessus de tout ce vacarme,
un son qui, quelque étrange qu'il pût paraître par rapport à ce fracas général, n'était jamais
confus et qui, pour un instant au moins, faisait lever les yeux vers le ciel à tout le monde :
c'était le tintement de la cloche, une sorte de voix du destin, qui avertissait soit d'une grande
joie, soit d'un grand malheur , qui annonçait tantôt la détresse, tantôt la fête, de la même voix
métallique, implaca ble.
17 Et il y avait encore les entrées triomphales des souverains, minutieusement préparées,
avec le maximum d’ingéniosité, pour émouvoir les gens simples, qui inclinaient
respectueusement leurs têtes devant l'éclat fastueux du cortège. Car la foule adorait le roi
(l'envoyé de Dieu sur la Terre) et divinisait les enseignes du pouvoir, ses couleurs, ses blasons,
ses drapeaux etc.
Les masses avaient une considération et un respect profonds pour tout ce qui signifiait,
en un mot, le pouvoir; elles étaient pouss ées par le même élan naïf qui les faisait s'agenouiller
devant les icônes des saints. Les gens simples accueillaient les souverains de la même joie
sincère qu'ils acclamaient les vainqueurs d'un tournoi, ou les survivants d'un duel; en fait, à
cette époque de la cruauté, des guerres intérieures ou extérieures, la force, (même celle
purement physique), était l'une des qualités les plus honorées, autant parmi le « grands» que
dans les milieux populaires. Au respect de la force, un vrai culte de la prouesse s'ajoutait,
construit sur un idéal de vie guerrière et active, un idéal animé par un patriotisme ardent,
généreux et exalté: l’honneur du pays était une raison suffisante pour mettre les gens en
marche, pour leur faire sacrifier leur vie dans un combat qui, souvent, n'était pas le leur, mais
qui leur offrait un idéal: la gloire. Les temps étaient durs: la cruauté et les massacres de la
guerre furent élevés au rang de faits de prouesse, couronnés d'une auréole brillante et, comme
on va voir, transformés en lit térature.
La beauté, le courage, la prouesse et l'honneur des chevaliers guerriers fourniront la
matière des premières« merveilles » de la littérature française, de ces longs poèmes narratifs,
destinés à la récitation publique, les chansons de geste.
Les origines des chansons de geste
L'épopée, sans doute née au XIe siècle, fleurit en France après 1100, sous la forme de
poèmes distincts et indépendants, les chansons de geste. Ces poèmes d'aventures guerrières
font revivre principalement des personnages de l'époque carolingienne, mais leur prêtent les
sentiments des premiers croisés, les usages des barons de Philippe Ier et de Louis VII. Les
chansons de geste ont été composées par des poètes, souvent anonymes, qu'on appelle «
trouvères» ; des inte rprètes, appelés «jongleurs» les déclamaient ou les psalmodiaient. Les
chansons de geste s'adressent à toutes les classes de la société, au peuple, comme aux nobles.
18 La plus ancienne qui ait été conservée est « La Chanson de Roland », probablement datant d e
la première moitié du XIe siècle. Au XIIIe siècle, les chansons de geste sont remaniées et
groupées en cycles : ainsi naquissent: le cycle du Roi (ou de Charlemagne), le cycle de Garin
de Monglane (ou de Guillaume d'Orange) et le cycle de Doon de Mayence . Les poètes, tout
en reproduisant les mœurs et les aspirations de la société chevaleresque du temps, ont fixé
pour les siècles à venir un idéal exaltant de vie active et héroïque. Les plus anciennes chansons
de geste, composées avant 1100, font revivre de s événements du VIIIe ou du IXe siècle ; mais
elles les déforment et les amplifient. Il Y a cependant une question qui reste: Comment est -on
passé de la réalité historique, beaucoup antérieure à ces productions littéraires, au poème
épique? C'est le problè me, toujours difficile, de l'origine des chansons de geste, qui nourrit,
depuis des siècles, les querelles des érudits.
La théorie des « cantilènes »
Pour les romantiques, (Herder, Wolff, les frères Grimm, Uhland), des chants populaires
d'origine collectiv e seraient nés spontanément sur les champs de bataille, au VIII" ou au IXe
siècle, dans l'émotion d'une victoire ou dans le désespoir d'une défaite; ils auraient été transmis
oralement, remaniés, enfin, réunis par des écrivains, trois siècles plus tard, en devenant des «
chansons de geste ». Vers 1870, des érudits travaillent pour préciser l'origine de ces chants
primitifs : Gaston Paris les définit dans le terme de « cantilènes» lyrico -épiques, d'origine
germanique (dans son «Histoire poétique de Charlemag ne », en 1905).
La théorie des « légendes épiques»
Rien ne subsistant des premiers chants primitifs, Joseph Bédier, (dans ses volumes réunis sous
le titre Les Légendes épiques), formula, vers 1910, sa célèbre hypothèse selon laquelle des
«légendes épiques », forgées par des moines, seraient à l'origine des chansons de geste.
Chaque chanson peut être localisée autour des sanctuaires qui jalonnaient les routes des
pèlerinages ; le souvenir des héros carolingiens se serait perpétué dans ces sanctuaires, puis,
dans l'exaltation chrétienne des croisades, ce souvenir aurait été élaboré en légende. Des
pèlerins auraient dispersé chaque légende par la route; un poète, suscité par les moines, dans
un pieux dessein de propagande, aurait recueilli la légende et l'aura it transformée dans une
œuvre poétique. Conformément à cette théorie, les chansons de geste reposeraient sur une
tradition légendaire constituée bien après les événements historiques. Cette thèse, encore
19 appelée « individualiste », implique le primat de l' écrit (le jongleur fait un poème de la légende
transmise par les moines). Si le rôle accordé par Bédier aux monastères est contestable, ses
arguments d'ordre esthétique, en faveur d'un créateur de génie, restent vigoureux. Un fait
demeure quand même acquis depuis Bédier : les chansons de geste sont des œuvres artistiques,
composées par des clercs, remanieurs ou inventeurs, poètes, en tout cas.
L’état actuel de la question
Le problème de l'origine des chansons de geste n'est toujours pas résolu. On doute auj ourd'hui
que la légende épique ait précédé le poème: plutôt, au contraire, c'est le poème qui donnerait
au moine l'idée d'utiliser après coup la popularité d'un héros en l'annexant à son sanctuaire.
Des érudits contemporains, les « traditionnalistes », ren ouant avec les romantiques,
croient en l'existence des « chants» antérieurs aux chansons de geste, ou de « récits en vers »,
transmis oralement. Certains pensent qu'une tradition historique a pu être conservée dans les
familles des héros, contribuant à la diffusion de ces légendes.
Ramon Menendez Pidal , dans son ouvrage « La Chanson de Roland et la tradition
des Francs », insiste sur le caractère collectif et populaire de cette tradition épique ; attentif
aux mécanismes de la littérature orale, il voit la p roduction des chansons de geste comme
l'incessant remaniement d'une matière épique, par des générations de jongleurs en contact
étroit avec leur public: c'est une théorie à tendance sociologique.
D'autres érudits, appelés « individualistes» , insistent sur le rôle du génie créateur des
écrivains, qui ont pu , dans l'élan des croisades, s'inspirer de quelques lignes d'une ancienne
chronique carolingienne et les associer au souvenir diffus de la légende de Charlemagne,
répandue dans toute la chrétienté.
Enfin , synthèse des deux théories, la solution de la « querelle» sur les origines des
épopées françaises serait, peut -être, celle proposée par les médiévistes contemporains, comme
Pierre Le Gentil ou Paul Zumthor , qui, en tenant compte de l'influence que la lit térature
latine médiévale ou la liturgie ont pu exercer sur les jongleurs, préfèrent la conciliation à un
choix hasardeux.
Pierre Le Gentil présenta la chanson de geste qui nous est parvenue à travers les
siècles comme le résultat d'une mutation : à partir de la tradition orale, un poète utilisant
l'écriture l'aurait recréée, en exploitant des chansons plus anciennes. Cette dernière hypothèse,
20 qui rappelle l'élaboration supposée pour les poèmes homériques, paraît particulièrement
adaptée à la Chanson de Rol and, où une composition savante se conjugue à des techniques
d'origine orale.
Tenant compte du double rapport de la chanson de geste avec l'histoire et avec le
mythe, Paul Zumthor affirme, dans son Essai de poétique médiévale, que la plupart des
gestes son t dues à l'invention proprement dite. Il soutient cette thèse par des arguments
d'analyse thématique et textuelle, mettant en évidence la « laxité » de la relation entre les
créations épiques et les événements historiques. Selon Zumthor, on ne peut pas par ler d'une
vraie historicité de ces textes.
Définition et traits généraux des chansons de geste
L'origine étymologique du terme nous dit tout. Le mot « chanson » signifie ici
«communication orale» d'un poème et sa modalité d'expression. On connaît le fait que,
pendant le Moyen Âge, vu la grande masse de la population illettrée, la plupart des créations
littéraires, conçues et écrites par les poètes, étaient transmises oralement (récitées,
psalmodiées, chantées, avec ou sans accompagnement instrumental). Pa r conséquent, au
couple de traits écrit / oral, nous devons en ajouter un autre: le couple clerc / jongleur. Nous
avons déjà vu que le clerc était un homme d'Église et quelqu'un qui savait lire et écrire, par
opposition au laïc illettré; ce sont les clercs qui ont été les premiers auteurs des chansons de
geste, et, il est sûr que ces auteurs d'épopées étaient des artistes, des poètes, qu'on appelait
aussi « trouvères » (ceux qui trouvaient = inventaient, composaient). Un grand nombre
d'écrivains français du Moyen Âge sont des clercs (pour ne rien dire des copistes) ; mais afin
de pouvoir répandre leurs créations parmi leurs concitoyens, ils avaient besoin d'un
intermédiaire : le jongleur, qui est l'homme (ou la femme) de la « performance » (mot
d'origine ang laise, signifiant «spectacle»). Le mot « joculator », était attesté dès le VIe siècle,
et son lien étymologique avec « jeu » confirme que le jongleur était un amuseur itinérant,
héritier, sans doute, des acteurs ambulants de l'Antiquité tardive, mais aussi des « bardes »
celtiques et germaniques, chanteurs de poèmes épiques. Le jongleur accomplissait les activités
les plus diverses: acrobate, montreur d'animaux, musicien, danseur, chanteur. Les jongleurs
s'adressaient à des publics très divers, puisqu'ils e xerçaient leur art aussi bien dans les sales des
21 châteaux, à l'occasion des fêtes, que sur les places publiques, lors des foires ou des grands
pèlerinages. Le clerc et le jongleur sont donc les deux promoteurs de la littérature française à
ses débuts, un c ouple soudé d'un lien indissoluble pendant cette période.
Pour revenir au syntagme « chanson de geste», après en avoir décelé le premier terme,
nous devons faire référence au sens du mot « geste ». Pour Pierre Brunei, le mot « geste » est
issu du pluriel l atin « gesta », signifiant « actions, exploits ». Mais ce mot englobe aussi les
trois significations d'un autre équivalent qu'on lui attribue, celui d'« histoire » : 1. narration 2.
série d'événements et 3. importance et dignité du narré, justifiant la nar ration.
En synthétisant, on pourrait dire que le mot « geste » a, en principe, trois sens
communément acceptés: 1. actions de grand éclat; 2. histoire écrite, narration (on s'explique
ainsi la formule, très fréquente dans La Chanson de Roland: «ça dit la g este»); 3. famille qui,
par ses exploits hors du commun, est retenue par l'histoire. C'est ce dernier sens qui explique la
réunion des chansons dans des cycles. En ce sens, « geste » arrive à se confondre avec
« cycle » (série de poèmes relatant les explo its d'une même famille, lignage ou dynastie). Ces
œuvres chantaient donc « les hauts faits » des héros ennoblis ou inventés par la légende, ou,
autrement dit, elles narraient leurs exploits de prouesse: ce sont des traits caractéristiques
pour tout texte l ittéraire appelé « épopée ».
Georges Duby (dans son étude « L'Art et la Société »), remarque une étrange et
saillante ressemblance entre les conditions historiques où naissent les chansons de geste du
Moyen Âge et celles de l'apparition des épopées homériq ues (IXe-VIIIe siècles avant notre ère)
: « c'est un moment d'expansion territoriale, reflet du dynamisme retrouvé d'une nation »
(pour la Grèce antique c'était la colonisation des bords de la Méditerranée, tandis que pour les
Français c'est le moment des croisades chrétiennes contre les infidèles); « c'est l'éclosion et
l'affirmation d'une civilisation nouvelle, dont l'expression est une nouvelle forme artistique
(l'art géométrique chez les anciens Grecs, l'art roman en France) ; enfin c'est un système
social où l'aristocratie guerrière et les prêtres établissent des liens de collaboration
concurrentielle ».(idem)
À cet âge épique, le poème héroïque vient apporter à la jeunesse d'une communauté
qui tend vers l'accomplissement d'un grand dessein, un haut idéa l, la caution d'un passé
glorieux (évidemment idéalisé et « retravaillé »). Artiste de la mémoire, le poète épique, dans
22 la France médiévale comme dans la Grèce antique, nourrit le rêve présent de la nostalgie des
temps anciens.
Les chansons de geste (post érieures à la seconde moitié du XIe siècle), constituent un
genre typique pour la civilisation médiévale dans tout l'Occident européen, une littérature qui
apparaît avec la féodalité et disparaît avec elle. Une étude d'ensemble de ce genre littéraire
relèv e quelques constantes, quelques invariantes qui témoignent d'un modèle social, culturel et
humain spécifique pour l'époque, en confirmant l'assertion de Georges Duby, conformément à
laquelle: « les structures sociales engendrent les formes culturelles ».
L'ordre des chevaliers (ou des guerriers), qui domine du point de vue social l'époque,
détermine l'image de premier -plan assignée à cette classe, avec son rang et ses privilèges, avec
son comportement et ses motivations mentales (vertus, espoirs, aspiration s) influencées par la
guerre, par l'esprit du combat. On ne retrouve point, dans ces beaux poèmes, des gestes ou des
paroles d'amour, sinon pour « la douce France», car la littérature chevaleresque semble
ignorer la femme (Roland meurt sans adresser une se ule pensée à sa fiancée, Aude, qui, elle,
succombe de douleur en apprenant sa mort), comme elle ignore tout élément qui pourrait
atténuer ou apprivoiser l'« esprit guerrier ». On exalte, par contre, des qualités relevant de «
l'efficacité guerrière » (la prouesse, la gloire, la détermination, le courage), et d'autres, liées à
la « noblesse de l'âme » (l'honneur, le devoir, la générosité, la loyauté), qui, tout en reflétant
une éthique, imposent un idéal, un modèle humain, dont l'image la plus percutante res te
Roland , le chevalier chrétien.
Dans cette société féodale à dominante chevaleresque, fondée sur les relations fragiles
de loyauté et d' honneur entre vassaux et suzerains, entre les grands nobles et le roi, animée
d'une foi conquérante capable de souten ir des entreprises comme les croisades, il y avait la
nécessité d'une image embellie de la chevalerie où elle pût se reconnaître et qui pût la fortifier.
Ainsi, les premiers créateurs s'effacent -il derrière leur sujet, car c'est à l'intermédiaire du texte
que se réalise la communion du poète avec son auditoire; ce poète doit transmettre un
message idéologique: la nostalgie d'une harmonie mythique, compensatrice pour la réalité
quotidienne trop commune, doublée de l'exigence d'accomplir un nouveau rêve de gl oire et de
grandeur.
23 Et, puisqu'il s'agit d'une époque où la foi chrétienne était très puissante, on devait
inculquer aux gens l'idée que tous ces exploits guerriers, tous ces sacrifices de vies humaines,
toutes ces conquêtes, seraient commandés par la volonté divine, qui régit l'existence des
mortels et qui transmet ses commandements à travers son messager, le roi. C'est pourquoi la
figure du souverain, (Charlemagne pour la plupart des chansons), se transforme dans l'image
d'un demi -dieu, un « récepteur » du message divin, (souvent à travers ses rêves
prémonitoires), ou bien il devient un vrai « axis mundi », autour duquel s'organise, de la Terre
jusqu’aux cieux, l'existence humaine.
Selon Paul Zumthor, dans son Essai de poétique médiévale , au Moyen Âge, « La
littérature est, à la fois, le miroir et l'interprétation d'un état de la société: champ de tension
entre le réel et une image idéale, elle la dépasse, dans le cadre de l'unité du texte, producteur
de signification cohérente.»
Mais l'épopée est tout d' abord un poème épique. Ce genre littéraire présente certains
traits que nous devons souligner pour compléter cette présentation. Sur le plan de la narration,
l'épopée se caractérise par l'omniscience du narrateur, qui s'efface derrière ses personnages et
ses descriptions et par la situation d'oralité du poète à l'égard du public (auditoire).
En ce qui concerne l'énoncé proprement dit, la quantité verbale importante
s'accompagne de certaines qualités stylistiques: emploi de la parataxe (les événements éclair és
par le poète se succèdent, tout en étant situés dans un présent permanent, sans discours
explicite qui les subordonne les uns aux autres) ; récurrence de certaines expressions figées
(épithètes de nature, métaphores ou images conventionnelles) ; prédomi nance de certaines
figures (hyperboles ou comparaisons) ; choix d'un vocabulaire élevé .
Quant à la technique poétique, on remarque emploi d'un mètre régulier (octosyllabe,
décasyllabe, parfois alexandrin), fortement accentué, pour soutenir la récitation o u le rythme
de la musique. Les chansons de geste sont composées de « laisses » (strophes de longueur
inégale), homophones et assonancées. Le mot « laisse» à lui seul peut donner une idée de ce
qu'est l'esthétique des chansons de geste. C'est un dérivé du v erbe « laissier », provenant du
latin « laxare », qui signifiait « ce qu'on laisse» et qui a revêtu à partir de là des sens variés,
entre lesquels celui de « legs », ou de «donation»; dans le domaine littéraire, il désigne, d'une
façon générale, un morceau (un paragraphe, une tirade) d'un poème, qui forme /un ensemble
24 et qui est récité ou chanté d'un seul élan, sans interruption. La composition épique en
« laisses» implique ainsi une suite d'élans successifs, séparés, plus qu'enchaînés: « on se laisse
aller à la ‘ profération poétique’» , puis, au bout d'un moment, on s'arrête, on s'interrompt,
on reprend son souffle, et on repart d'un nouvel élan, sur une autre assonance, qui marque la
rupture, comme le font aussi la cadence mélodique en fin de laisse et, pa rfois, le vers plus
court qui la termine », explique Michel Zink ( Introduction à la littérature française du Moyen
Âge) . D'où les effets poétiques particuliers que produit et dont use la chanson de geste: pas de
narrativité, pas de linéarité du récit, comm e si l'intérêt n'était pas de savoir ce qui va se passer
ensuite; au contraire, elle paraît jouer d'un perpétuel mouvement de flux / reflux et se plaît aux
répétitions et aux échos: succession de laisses répétitives, qui ne diffèrent que par l'assonance
et par d'infimes variations de point de vue ou de contenu, selon le procédé dit des « laisses
parallèles », reprises incessantes de formules couvrant un hémistiche ou parfois un vers entier,
effets de refrain, dus, sans doute, à la conception musicale de la chanson, enfin, effets de
symétrie dans le récit ( la désignation de Ganelon comme ambassadeur, au début de la
Chanson de Roland, correspond à la désignation de Roland comme chef de l'arrière -garde,
dans la deuxième partie). Ces effets sont accrus par le s tyle propre aux chansons de geste : «
des phrases courtes et frappées, souvent bornées aux limites d'un vers, épousant le
martèlement à la fois régulier et inégal du décasyllabe aux hémistiches asymétriques; le goût
de la parataxe et la répugnance de la su bordination (…)», voilà les traits caractéristiques de
ce style, énumérés par Michel Zink, dans l'étude citée.
Enfin, puisque l'épopée est essentiellement « poésie de l'action », il faut observer et
analyser aussi la syntaxe de l'action, qui est l'armatu re de toute œuvre épique. Un héros, chef
d'une communauté d'importance variable, se voit déléguer une mission par une puissance
régulatrice et ordonnatrice, qui confère à l'œuvre sa dimension transcendante (Dieu, destin ou
providence) : la mission est, en général, d'obtenir une victoire, à travers une série d'aventures
et de conflits violents, en vue d'une finalité qui est, en fin de compte, un meilleur rapport de sa
communauté à un environnement transformé. Des auxiliaires et des adversaires (forces
humain es, magiques ou divines) interviennent pour dramatiser cette action positive et
ascendante, qui révélera la grandeur d'un homme, le pouvoir des dieux ou la cohésion d'un
groupe.
25
L’univers épique
Dans l'épopée médiévale française, l'acte épique par excell ence, c'est l'acte guerrier.
Pour exemplifier, on citera les premiers mots de la Chanson de Guillaume : « Vous plaît -il
d'entendre conter de grandes batailles et de farouches combats? ». L'organisation du poème
est volontairement simple: le récit se réduit aux péripéties d'une bataille, comme dans la
Chanson de Roland ou dans la Chanson de Guillaume, ou bien d'une campagne, comme dans
Gormont et Isembart, ou encore d'un voyage, comme dans Le Pèlerinage de Charlemagne . La
même simplicité se retrouve dans le caractère des personnages : les héros épiques parlent peu,
raisonnent peu, ignorent les raffinements de l'analyse; quelques mots suffisent à les
caractériser: Roland est preux, Olivier est sage; par contre, ils agissent beaucoup; l'auteur
n'intervient jama is pour analyser ou expliquer leur conduite: il s'efface derrière les faits et les
gestes qu'ils accomplissent. Cette simplicité est destinée à mettre en évidence la grandeur des
faits racontés et des personnages qui les accomplissent, car l'univers épique est assez différent
de celui réel.
Il nous faut également remarquer un autre trait caractéristique de ces poèmes : il s'agit
des dimensions inhabituelles qu'on attribue aux faits et aux personnages: les batailles prennent
une allure colossale ; les combat tants, doués d'une force hors du commun, peuvent, d'un coup
d'épée, fendre en deux un homme à cheval (Roland, Guillaume, Charlemagne) ; ils
chevauchent sur des destriers magnifiques aux pouvoirs magiques (comme Bayard, le cheval
des petits -fils de Doon de Mayence), ils possèdent des épées enchantées (telles Durendal de
Roland, ou Joyeuse de Charlemagne ), ou se font aider en portant des reliques sacrées. Même
s'ils sont présentés comme des hommes, par leurs exploits, ils dépassent les limites humaines:
Char les, qui a, dans La Chanson de Roland , « deux cents ans passés» , qui a reçu des
centaines de coups sur son corps, n'est jamais fatigué ni « las de guerroyer » ; il souffre dans
sa peau, à la mort de Roland, comme n'importe quel mortel, mais il est un dem i-dieu, élu de la
volonté divine, qui règne sur la chrétienté tout entière et les douze pairs le servent comme les
douze apôtres servaient Christ. Constamment, des puissances surnaturelles interviennent : «
Satanas » se saisit des mécréants, tandis que les anges de Dieu protègent et inspirent
26 Charlemagne et les siens, ou descendent pour recueillir les âmes des héros chrétiens. La
grandeur épique est donc rehaussée par le recours au « merveilleux chrétien ».
Les combats que relatent les chansons se déroulent tous selon un schéma à peu près
immuable : la rencontre des deux armées (d'habitude, des faibles forces chrétiennes et des
multitudes païennes) ; la description plus ou moins rapide de leurs équipements effrayants;
l'assaut, enfin, à la lance, puis à l'ép ée. Dans la mêlée, quelques gros plans isolent les
personnages les plus importants, pris dans des combats singuliers, qui résument la rencontre.
Autour de ce motif central, d'autres motifs traditionnels permettent des variations:
l'adoubement d'un jeune ch evalier, l'histoire des armes ou des chevaux acquis dans les
précédents combats. La bataille permet aux vertus du chevalier de s'épanouir. Au service de
son suzerain, souvent contre l'ennemi de la chrétienté tout entière, il dépense généreusement
son coura ge et sa force. Le héros épique semble, lui aussi, doué de vertus traditionnelles que
l'on retrouve avec le même éclat, d'une chanson à l'autre: force surhumaine, qui lui permet de
porter des coups d'épée qui tranchent l'adversaire en deux et l'abattent du cheval; courage sans
égal, qui lui fait endurer tout (la faim, les souffrances physiques et morales), malgré les
blessures, malgré la mort de ses compagnons les plus aimés. Mais des héros qui incarnent un
idéal doivent ses distinguer par des détails indiv iduels propres à impressionner un public
populaire: « la barbe fleurie» de Charlemagne, le « court nez » de Guillaume, le « tinel » (la
massue) de Rainouart. D'une manière assez subtile, les auteurs des chansons ont su varier le
dosage des qualités et des faiblesses, évitant ainsi que leurs personnages principaux ne soient
un même résumé artificiel, répété, des mêmes vertus sublimes : le preux Roland, le sage
Olivier, le truculent Guillaume ne sont pas interchangeables. On conserve toujours un sens de
la juste mesure: les plus vaillants ne sont pas à l'abri des défaillances; leurs belles qualités,
lorsqu'elles touchent à la démesure, peuvent devenir néfastes. L'adversaire même,
« l'abominable païen », fidèle de Mahomet et des faux dieux, même s'il est présen té sous un
mauvais jour, ne manque pas de qualités, ou, parfois, même de grandeur. L'éclat des destins
individuels ne doit pas nous aveugler. Le héros épique n'est qu'un élément élu pour sa
perfection, d'une collectivité dont l'existence est enjeu. Avec Ch arlemagne, avec Guillaume,
c'est la « douce France» et tout le monde chrétien, qui luttent, souffrent et finissent par
vaincre. Et, dans ce contexte, l'intervention des forces divines, le recours au « merveilleux
27 chrétien » d'abord, ensuite au « merveilleu x féerique » deviennent sinon logiques, au moins
nécessaires pour remettre les choses dans leur ordre naturel, c'est à dire, la victoire du BIEN
sur le MAL.
La Chanson de Roland
On a longtemps cru que La Chanson de Roland avait été probablement composée vers
1100. Mais, en 1953, Damaso Alonso découvre une brève note, (Nota Emilianense) provenant
du monastère San Millan de Rioja, en Espagne, datée de la période 1065 -1075, qui résume la
légende de Roncevaux et qui permet aujourd'hui d'affirmer que La Chanso n de Roland existait
avant 1100 ; selon un chroniqueur (Wace) , une Chanson de Roland aurait été chantée, par le
jongleur Taillefer, avant la célèbre bataille de Hastings, en 1066, un argument puissant en
faveur de ce silence total de quelques siècles, que nous trouvons dans la théorie de Bédier.
Le texte du manuscrit d'Oxford, (représentant la copie la plus ancienne), écrit vers
1170 et découvert en 1837, comprend 4002 vers décasyllabes, (coupés après le 4 -e pied)
groupés en 291 « laisses ». En dehors de c e manuscrit existent également: le manuscrit IV de
la Bibliothèque Saint -Marc de Venise (écrit au XIVe siècle, en vers assonancés), le manuscrit
YII de la même bibliothèque (fin du XIIe siècle, en vers assonancés), le manuscrit de la
Bibliothèque de Châtea uroux (fin du XIIIe siècle, vers rimés), le manuscrit de la Bibliothèque
nationale de Paris (fin du XIIIe siècle, vers rimés), le manuscrit de la Bibliothèque municipale
de Lyon (XIVe siècle, vers rimés) et enfin, un manuscrit de la Bibliothèque du "Trinit y
College" de Cambridge (XVe siècle, vers rimés). À ces textes il faut ajouter les versions plus
ou moins fidèles, réalisées en allemand, norois, gallois.
1. Le fait historique
La critique traditionnelle a considéré la Chanson de Roland comme la transpos ition
amplifiée et poétique d'un événement historique, comme la guerre de Troyes pour l ’Iliade. Le
15 août 778, l'arrière -garde de l'armée du jeune roi Charles (le futur Charlemagne), âgé de 36
ans, qui revenait d'Espagne, est surprise dans les défilés des Pyrénées par des montagnards
basques. Quelques chefs sont tués, dont le sénéchal du palais et Roland, comte de la Marche
28 de Bretagne. Charles était intervenu dans la Péninsule Ibérique en faveur de certains princes
sarrasins, notamment dans les disputes i ntérieures entre les émirs du Nord de l'Espagne; il avait
échoué devant la ville de Saragosse et avait rasé Pampelune, ville chrétienne. La défaite de
Roncevaux, décrite dans le poème, ne fut -elle qu'une échauffourée, ou, au contraire, un vrai
désastre? On ne sait pas exactement comment interpréter les brèves données que nous
trouvons dans les documents des historiens officiels du temps, notamment, dans les chroniques
carolingiennes en latin, qui consignent historiquement les faits: les Annales royales et la Vila
Caroli Magni Imperatoris d'Eginhard. Cependant, récemment, la confrontation des Annales
latines avec des documents arabes du temps semble confirmer que la chanson n'a pas trop
exagéré~ et que, probablement, il y a eu un désastre aux ports de Ronceva ux, où une grande
partie de l'armée française a été massacrée.
2. La transposition poétique
Les événements revivent dans La Chanson de Roland, mais la réalité historique subit
d'importantes métamorphoses avant d'être transposée en littérature ; l'his toire a été
transfigurée en légende.
Le jeune Charles est devenu l'empereur « à la barbe fleurie », un patriarche deux fois
centenaire, qui mène en Espagne une guerre sainte ; Roland, comte de la Marche de Bretagne,
apparaît dans le poème comme son neveu ; il a un ami inséparable, Olivier, personnage
inventé. Les agresseurs ne sont plus des Basques chrétiens, mais des Sarrasins païens.
L'expédition espagnole devient une croisade. La défaite de Roncevaux est le résultat d'une
trahison. La transposition litté raire apparaît donc comme un drame puissamment construit et
inspiré par les campagnes menées au IXe siècle contre les Musulmans d'Espagne, par les
Français chrétiens, au service de la volonté divine.
Pour analyser la chanson, on la divise traditionnelleme nt en quatre parties:
29 1. la « laide trahison» (les vers de 1 à 813)
2. la mort de Roland (les vers de 814 à 2397)
3. la vengeance de Charles (les vers de 2398 à 3722)
4. le châtiment de Ganelon (les vers de 3723 à 4002).
2. 1. La « laide trahison »
Après 7 ans de croisade, Charlemagne a conquis toute l'Espagne sur les Sarrasins;
seule Saragosse, ville du roi Marsile, lui résiste encore. Or, Charles reçoit de Marsile de
fallacieuses offres de paix. Le Conseil royal, las de cette guerre, le presse de négo cier. Sur la
proposition de Roland, Ganelon, son « parâtre », est désigné comme ambassadeur. La mission
est honorable, mais extrêmement dangereuse (deux têtes celles de Basile et Basant – étaient
déjà tombées, dans des tentatives similaires). Ganelon croi t que son beau -fils veut l'envoyer à
la mort: saisi de fureur, il promet de se venger si jamais il revient. Il profite de sa mission pour
instrumenter une trahison. Il excite la haine des Sarrasins contre Roland, responsable, selon
lui, de ces guerres ince ssantes. Il conseille à Marsile une tactique parfaite pour perdre Roland:
que Marsile obtienne par de fausses promesses le départ du roi Charles et qu'il attaque son
arrière -garde au passage des monts; Roland y sera et il aura avec lui les douze Pairs et l 'élite de
l'armée, l'assure Ganelon, car c'est lui -même qui le désignera pour ce poste. Croyant à la
soumission et aux promesses de se convertir de Marsile, Charles décide le retour en France.
Mais à qui confier l'arrière -garde? À Roland, propose Ganelon à son tour.
2. 2. La mort de Roland
Charles passe les Pyrénées. L'arrière -garde est aux « ports » de Roncevaux, quand sur
elle déferle l'armée innombrable de Marsile. Bien qu'il n'ignore pas le danger, Roland accepte
le combat avec joie. Malgré les insist ances du « sage » Olivier, son ami, Roland le « preux »
refuse de sonner son olifant qui avertirait Charles et l'appellerait à l'aide. Les Français
repoussent deux vagues de païens, mais à quel prix! Une poignée d'hommes reste debout.
Roland se décide enfi n à sonner l'olifant: il sonne si fort que sa tempe se brise; mais il est déjà
trop tard. Charles l'entend, tourne bride, et soupçonnant une trahison, fait arrêter Ganelon. Sur
le champ de bataille, les Sarrasins renouvellent leurs attaques; Olivier meurt.
30 Epouvantés par les clairons de l'armée française qui approche, les païens fuient et
abandonnent, blessés à mort, Roland et l'archevêque Turpin. Le prêtre -guerrier bénit les morts
et les mourants avant de rendre l'âme lui -même.
Avec ses dernières forces, Roland essaie vainement de briser Durendal, son épée
miraculeuse. Il prie et il meurt, le visage tourné vers l'ennemi, signe qu'il n'a pas peur et le gant
de sa dextre tendu à Dieu en hommage chrétien.
2. 3. La vengeance de Charles
Arrivant dans le pass age de Roncevaux, le roi découvre avec douleur le massacre des
siens. Il est saisi par un désespoir profond en voyant le cadavre de son neveu bien aimé. Il
poursuit les troupes de Marsile, qui sont en déroute.
Comme Charles revient sur ses pas, Dieu arrêt e pour lui le soleil dans le ciel, ce qui
permettra à l'empereur de rattraper les païens et de les exterminer sur l'Ebre. Mais l'amiral de
Babylone, Baligant, chef suprême des armées sarrasines, débarque en Espagne. Une bataille
démesurée oppose l'armée de Charles à celle des païens.
Un combat singulier met aux prises les deux chefs. Charles, avec l'aide de Dieu, tue
Baligant ; les païens s'enfuient, Saragosse est enfin conquise, Marsile meurt de fureur. La
chrétienté a vaincu. Après avoir enterré à Blaye les corps de Roland, Olivier et Turpin, Charles
rentre à Aix -la-Chapelle.
La belle Aude, sœur d'Olivier et fiancée de Roland, meurt de douleur en apprenant la
nouvelle du massacre des Français, et, surtout, de la disparition de son bien -aimé.
2. 4. Le ch âtiment de Ganelon
Tous les soupçons conduisent vers Ganelon; cependant, il prétend de n'avoir point
trahi; il a voulu seulement se venger de Roland, prétend -il, en le faisant désigner, à son tour,
pour un poste dangereux. Mais, de toute façon, la rivalit é privée entre vassaux est
incompatible avec le service du suzerain ; elle devient trahison au moment où le roi combat
l'ennemi et il a besoin des efforts conjugués de tous ses hommes.
31 Puisqu'il n'y a ni preuves, ni témoins de cette trahison, on fait appe l au jugement de
Dieu: le champion de Ganelon, Pinabel, est vaincu par celui de Roland, Thierry d'Anjou.
Ganelon est écartelé, un châtiment exemplaire, digne d'un nouveau Judas.
Au final du poème, l'empereur s'endort, mais l'ange Gabriel lui apparaît, lui apportant
un autre commandement divin; Dieu l'appelle à une nouvelle guerre sainte. L'aventure
espagnole n'a été qu'un épisode de la vie de Charlemagne, l'éternel croisé au service de Dieu,
qui doit continuer à conquérir et convertir les païens, au nom de la chrétienté.
3. Le poète
L'auteur de la Chanson de Roland reste anonyme, mais il est, à coup sûr, un artiste
accompli. Qui est -il, en fait? Tout d'abord, il reste un inconnu.
On s'est vainement efforcé d'interpréter le final du poème, qui nous révèle un nom:
Turoldus : « Ici finit la geste que Turoldus décline ».
L'ambiguïté provient de la polysémie du verbe « décliner ». S'il signifie « composer »,
alors Turoldus serait l'auteur de la chanson. Mais il peut aussi signifier « transcrire» ; en ce
cas, Turoldus ne serait que le copiste. Enfin, il peut signifier également « réciter» et, dans
cette hypostase, Turoldus serait un jongleur. La qualité de ce Turoldus demeure, de toute
façon, ignorée.
Mais le poème révèle du moins que l'auteur était un clerc, qui connaissait sans doute
les poètes latins : Virgile, Lucain et, certainement, les Écritures et les textes liturgiques,
comme le prouvent bien des détails qui concernent la mort de Roland et celle de Turpin. Enfin,
l'auteur est un artiste accompli; l'œuv re est savamment composée: tous les épisodes
s'enchaînent rigoureusement, les personnages ont un contour bien dessiné, on rencontre des
procédés et des figures de style traditionnelles de l'épopée: parataxe, hyperboles,
comparaisons, épithètes etc.
4. Le poème
Les personnages de la légende sont admirablement réalisés. Ils sont caractérisés par
leurs actions, par leurs paroles et, ça et là, par des adjectifs qui synthétisent leur caractère; tout
se fait avec une grande sobriété; cependant, on n'oublie jama is de faire leur portrait physique,
32 qui doit impressionner le lecteur. L'empereur Charlemagne est construit par un curieux
mélange de traits divins et humains. L'auteur lui dresse d'abord un portrait physique, fondé
plutôt sur une image floue, une apparenc e de lumière et de grandeur, entourée d'une aura
légendaire (car, au moment même où la geste commence, il est déjà une légende). Il y a assez
peu de détails concrets: il est âgé de plus de deux cents ans, il a une longue barbe blanche
toute fleurie, il por te et manie encore parfaitement sa .légendaire épée Joyeuse, il siège
d'habitude dans un fauteuil d'or pur, qui lui confère une prestance sans pareil. Sans craindre
personne au monde, il passe sa vie à guerroyer les païens. Souvent, il fonctionne comme une
sorte de « récepteur» des messages divins, qui lui parviennent sous forme de rêves
prémonitoires ou d'entretiens avec des anges; il est l'envoyé de Dieu sur la Terre, la chose est
évidente, puisque Dieu -même arrête le soleil dans le ciel, afin que le glor ieux roi puisse remplir
sa mission et châtier tous les païens. Mais, en même temps, Charlemagne nous apparaît aussi
comme un pauvre mortel avec ses faiblesses: on le voit accablé de douleur à la mort de son
neveu: il pleure , tire sa barbe, s'arrache les « crignels » de la tête, réactions qui trahissent une
sensibilité primitive et qui s'accordent mal avec l'autre coté de sa personnalité (le demi -dieu, le
roi plein de grandeur, le guerrier sans peur et sans merci) ; il va jusqu’à exprimer le désir de
mourir, mais sa mission sacrée, qui n'est pas encore accomplie, le retient. Avec les deux côtés
contradictoires de sa personnalité (divine et humaine), le personnage ressemble encore plus à
la figure historique du vrai Charlemagne, empereur d'Occident.
Mais le vr ai héros de la chanson reste Roland, le chevalier chrétien, qui semble coulé
dans le moule de la perfection chevaleresque ; ses qualités sont exceptionnelles. Tout d'abord,
il est doué d'une force surhumaine: il met en pièces ses adversaires, en les abatta nt de cheval,
en les tranchant en deux, en leur arrachant le cœur. Son courage est extraordinaire: jamais il
n'a craint homme vivant; il flétrit Ganelon d'un grand et superbe éclat de rire, lorsque celui -ci,
pris de colère, le menace qu'il se vengera en le tuant. S'il est question de bataille, il n'a pas son
pareil dans sa prouesse, il est « le bras droit» de Charlemagne, le guerrier à toute épreuve : la
fatigue, la peur, la lassitude, le doute lui sont inconnus. Toujours prêt à servir son souverain et
son pays, il ignore toute souffrance. Bref, il semble indestructible. Mais, malheureusement, une
qualité qui se trouve en excès peut, parfois, devenir un défaut : son orgueil démesuré, son
unique point faible, va le perdre. C'était presque facile pour le rusé Ganelon, qui le connaissait
33 si bien, de lui tendre un piège, d'autant plus qu'il n'ignorait pas ce « talon d'Achille ». Car
Roland est orgueilleux au point de tout sacrifier: sa vie, celle de ses compagnons, l'armée
française; rien ne compte plus, lorsqu'i l s'agit de l'honneur de son nom et de son lignage. « La
mort de Roland est symbolique: artisan de sa destinée, il 'est aussi de sa mort, car il meurt,
la tempe brisée à force d'avoir sonné du cor. » (Angela Ion et collectif, Histoire de la
littérature fra nçaise, tome 1).
Le moment où il rend son âme, décrit avec une force dramatique extraordinaire dans le
poème, prouve que « le parfait chevalier » ne laisse jamais de remplir son devoir jusqu'au bout:
saignant à mort, resté seul parmi les païens, après avo ir perdu tous ses compagnons et son
cher ami Olivier, torturé par les peines atroces qui précèdent le moment suprême, il ramasse
ses dernières forces et essaie de briser son épée merveilleuse, Durendal, de peur qu'elle ne
tombe entre les mains de l'ennemi. Ensuite, il remémore rapidement sa vie, dans un flash -back
dont seuls les mourants sont capables, s'attendrit un bref instant sur sa jeunesse trop tôt
coupée, enfin, se ressaisit et prie Dieu pour se faire absoudre de ses péchés.
Ce qu'il y a d'intéressa nt dans cette chanson c'est que l'auteur médiéval n'a pas la même
idée du péché que nous, les gens d'aujourd'hui: tuer pêle -mêle les adversaires, par des milliers
(ne fussent -ils que d'abominables païens) n'était pas considéré comme un péché mortel, comme
un crime. Encore faut -il préciser qu'il ne s'agit pas d'une guerre défensive, pour secourir les
siens ou sauver son pays, cas où le principe de la légitime défense serait une circonstance
atténuante. Il s'agit, par contre, d'une expédition « en terre forai ne », d'une vraie immixtion
dans les affaires d'un autre État, pendant laquelle on avait rasé des villes, massacré des milliers
de païens, sacrifié des centaines de soldats français. Mais, dans la conception de ces guerriers
assez sauvages, ce carnage est mis au service de Dieu même, c'est lui qui le commande, donc il
devient un acte de gloire et même de justice. C'est une croisade qui est le but de ces bons
chrétiens français, et si les païens pécheurs s'obstinent à résister, à refuser de se convertir à la
juste foi, ils méritent la mort. Pour un tel but, aucun sacrifice n'est trop grand. Roland meurt
en toute sérénité, avec le sentiment de sa noble tâche accomplie, réconcilié avec soi -même. On
dirait que le brave héros est gouvelJ1é par le dicton latin « Mors ultima ratio» (la mort est
l'ultime raison). Il meurt comme un preux et comme un vrai vassal : le vassal de son roi, dont
l'honneur n'aura pas à souffrir, car il tourne son visage vers l'ennemi, pour montrer qu'il n'en a
34 pas eu peur; le vassal de Dieu, à qui il lui tend le gant droit, avant de rendre l'âme, en
hommage chrétien. Tout ce rituel, qui précède le moment suprême, nous rappelle les rites des
croyances primitives, lorsque des gens mouraient (plus ou moins heureux) pendant les
sacrifices, sur le s autels des différentes divinités, pour les buts les plus divers. Des
réminiscences de ces croyances préchrétiennes (disons «barbares») se sont brassées à la foi
chrétienne, donnant naissance à un curieux mélange.
Enfin, pour couronner cette scène, Dieu -même fait l'honneur à ce chevalier chrétien de
lui envoyer un ange pour recueillir son âme, signe qu'une place d'honneur lui sera réservée aux
cieux.
Si Roland se fait couvrir de gloire après avoir perdu sa vie, son armée, et la bataille,
beaucoup plus rai sonnable nous semble son ami, Olivier. L'auteur nous fait savoir dès le début
que Roland est « le preux» et Olivier est « le sage », chose qui ne sera pas démentie au long du
poème. Si Olivier conseille à son ami de sonner son olifant, pour appeler le roi au secours, ce
n'est pas par peur ou par lâcheté, mais à cause d'un raisonnement pratique, qu'on pourrait
appeler aujourd'hui « sans faille» : les païens était trop nombreux, la bataille démesurée et les
chances de victoire des Français, pratiquement nulle s ; à quoi bon, donc, ce sacrifice? Deux
conceptions de vie s'affrontent dans la scène du combat de Roncevaux: l'une exaltée, appuyée
sur un idéal (virtuel, sans doute, comme tous les idéaux) et l'autre lucide, appuyée sur un
simple calcul des chances et d es probabilités (réaliste, comme tout ce qui part des données
concrètes). Cependant, l'auteur et, sans doute, son public, semblent accorder leur préférence
absolue à Roland, et non à Olivier, bien que ce dernier soit « la voix de la raison ». Si Roland
meurt en héros, couronné de gloire, Olivier meurt en simple soldat. Dans ses actes, comme
dans ses paroles, Olivier, l'ami loyal, nous paraît beaucoup plus humain que Roland. Il semble
avoir été inventé et introduit dans le poème dans le but de créer un « con trepoint » par rapport
au « héros » ; sa sagesse, ses propos fort raisonnables, son attitude modérée, presque modeste
(il reste toujours au second plan, pour laisser Rolland briller), son courage et sa vaillance, qui,
cependant, ne dépasseront pas les limi tes de la normalité, son jugement sans faute, tout crée
l'image d'un personnage plein de qualités, sympathique au lecteur et qui complète
admirablement Roland, tout en le mettant mieux en évidence. Le couple Roland / Olivier, c'est
le couple « prouesse / sagesse », ou bien celui « fortitudo / sapientia », « une opposition qui a
35 constitué un « topos » médiéval, extrêmement fertile.» (Angela Ion et collectif, Histoire de la
littérature française, 1). Dans l'épopée antique, le « héros» était presque toujours, par
tradition épique, secondé par un ami fidèle, (par exemple, le couple célèbre Achille / Patrocle
du cycle troyen), un ami qui demeurait à son ombre et qui lui donnait incessamment de bons
conseils, que le héros ne prenait jamais en considération, comme le fait Roland, dans ce
poème.
Mais afin de mieux pouvoir déployer ses qualités, Roland avait besoin non seulement
d'amis dévoués, mais aussi, et surtout, d'ennemis redoutables. Si Marsile et ses innombrables
soldats Sarrasins ne devraient pas manquer de q ualités, Roland avait 'néanmoins besoin d'un
ennemi « de taille », plus exactement, de « sa » taille, mais qui fût prêt à toutes les bassesses, à
toutes les trahisons, qui pût concevoir les complots les plus diaboliques, les ruses les plus
abominables, afi n de pouvoir le détruire. C'est ainsi que fut conçu Ganelon, le nouveau Judas,
qui réussira à perdre et faire « occire» le preux guerrier, au grand désespoir de l'auditoire.
Cependant, il faut reconnaître que ce personnage, le traître, n'est pas tout à fai t typique: on
s'attendrait, conformément à la tradition du temps, à ce qu'il fût construit en négatif par
rapport au« héros», qu'il fût chargé de tous les défauts ; par contre, dans le cas de « Ganelon le
traître » l'on découvre d'abord ses qualités. Ganel on n'est pas un félon par naissance: rien de
son passé ne semble ombrager son image; il est connu comme un preux, faisant partie d'une
noble famille, il est un guerrier d'élite et il est encore le «parâtre» de Roland. En plus, il est
très beau, on le répèt e plusieurs fois dans le poème, tout le monde l'appelle avec l'expression
déjà consacrée « Beau Sire Ganelon…» ; c'est une chose curieuse, car la mentalité populaire
refuse d'habitude la beauté aux êtres corrompus ; pour les gens simples, la beauté physi que est
un signe de la beauté morale. Dans son conflit avec Roland, il se montre courageux et digne: il
jure de se venger, mais devant tous les autres barons, selon la cérémonie rituelle du défi.
Pendant la mission difficile qu'il entreprend chez les païen s, on découvre encore d'autres
qualités de ce complexe personnage (qualités soulignées par Roland et certifiées par l'ensemble
des barons) : son habileté diplomatique, son intelligence, et sa parfaite intuition psychologique;
afin d'atteindre son but, il t ire si adroitement les ficelles, qu'il parvient à manipuler Marsile et à
l'amener là où il veut. Si le roi de Saragosse (qui n'est pas stupide, lui non plus) se fait un but
de l'élimination de Roland, c'est à cause de l'idée que Ganelon lui a inculquée, si subtilement,
36 qu'il ne se rend pas compte que c'est l'ennemi de Roland qui se sert de lui, et non à l'inverse.
Paradoxalement, Ganelon le félon se montre, du moins à certain point, loyal et dévoué à son
souverain, Charlemagne, qu'il respecte et dont il déf end l'image glorieuse devant Marsile,
même en assumant des risques capitaux. À triple reprise, ce dernier essaie de dénigrer
Charlemagne et de détruire son mythe ; à triple reprise, Ganelon prend la défense de son roi,
chose qui devrait profondément déplai re aux païens. Par quoi pèche -t-il donc, ce personnage?
En un seul adjectif, l'auteur, qui caractérise ses personnages avec une extrême sobriété, aurait
pu l'appeler «le haineux » ; sa rancune est, en effet, son défaut capital: à partir d'un
malentendu, il se fait un dessein dans sa vie de se venger de Roland, à n'importe quel prix,
chose inadmissible, car contraire à la loi suprême de la chevalerie : la primauté des devoirs
envers son suzerain. Ganelon transgresse une loi fondamentale de la société féodale : tout en
voulant se venger, aveuglé par sa colère, il met en danger les intérêts de son roi, et, finalement,
ceux de sa patrie, ce qui est absolument impardonnable. Le châtiment du traître est à la mesure
de son péché: horrible et exemplaire.
Le tableau d e cet échantillon du monde chevaleresque est complété par la figure de
l'archevêque Turpin, le prêtre -soldat, qui porte la foi de Christ à la pointe de son épée et qui
subordonne sa fonction ecclésiastique à la guerre; il exhorte les chevaliers au combat, leur
offre le soulagement de la bénédiction au moment de la mort et, l'épée en main, fait un
véritable massacre parmi les païens, avant de mourir lui -même, en vrai héros.
On a beaucoup parlé du talent de l'auteur inconnu de la Chanson de Roland de
construi re ses personnages ; cette remarque est parfaitement valable, mais avec une restriction
nécessaire : si les personnages du camp français sont admirablement bâtis, l'auteur ne montre
pas la même habileté dans la peinture des ennemis; « le principal défaut, c'est qu'il leur
attribue une organisation, des mœurs et des comportements spécifiques pour la société
française féodale », (affirme Angela Ion dans l'Histoire de la littérature française. Tome 1), «
chose qui démontre une maigre connaissance de leur civil isation ». Mais il y a aussi une autre
explication possible, qui nous est donnée par Sorina Bercescu , dans son Cours de littérature
française. Moyen Âge – Renaissance: « Cette impossibilité de voir le monde et les gens d'une
manière différente de celle à l aquelle on était habitué, est une des caractéristiques de la
mentalité féodale ». Plusieurs opinions ont été formulées par les spécialistes en ce qui
37 concerne la composition du poème : il y en a qui considèrent que la Chanson de Roland serait
plutôt une «c hanson de Charlemagne », car c'est lui qui accomplit la tâche que Roland n'a pas
pu parfaire. Mais pour la majorité des spécialistes, c'est Roland qui est le centre vital de la
Chanson, « ce Roland sans lequel la Chanson ne serait pas », affirme A. Pauphil et, dans son
étude Le Legs du Moyen Âge. « Si l'on admet Roland comme personnage principal, on
constate qu'après sa mort le centre d'intérêt se déplace sur Charlemagne, changement qui
brise l'unité du poème,' par contre, si l'on admet Charlemagne comme per sonnage principal,
l'unité du poème se maintient» affirment les auteurs de l'Histoire de la littérature française. 1,
(coordonnateur Angela Ion). Dans le même ouvrage, on avance une autre hypothèse : « Il est
fort admissible qu'à l'époque on ne fût pas gên é par la juxtaposition, au cours d'un même
récit, des aventures de héros différents (procédé utilisé aussi par Chrétien de Troyes dans son
Guillaume d'Angleterre) ».
Un autre spécialiste, Petit de Juleville , dans son Histoire de la langue et de la
littérat ure françaises, considère que le poème comporte, en fait, trois parties : Roland trahi,
Roland mort, Roland vengé, avec cette précision que, dans la dernière partie, Roland joue le
rôle du bénéficiaire posthume de l'action punitive entreprise par Charlemag ne. Dans cette
vision, le poème progresse par un simple enchaînement des faits : ils se succèdent l'un à l'autre,
sans qu'une relation de causalité soit obligatoirement sous -entendue.
Gaston Paris , dans son Histoire de la littérature française soutient une idée similaire:
« La Chanson se développe […] par une suite d'explosions successives, toujours arrêtées
court et toujours reprenant avec soudaineté». Pour la plus grande partie de la narration,
l'auteur utilise des phrases courtes, destinées à soutenir le rythme de l'action; Erich Auerbach,
dans son Mimesis, remarque le fait que: « les seules phrases qui s'allongent sont celles
contenant des énumérations » ; pour le reste, « une remarquable sobriété règne dans le
poème » : les descriptions se réduisent, le plus souvent, à des épithètes, aboutissant à des
formules figées, qui se répètent au long du poème: « la douce France» , « claire Espagne la
belle », etc. Par contre, les scènes de bataille sont d'une extraordinaire exubérance verbale :
abondance des ve rbes de mouvement, description minutieuse des équipements et des armes
des combattants, de leurs chevaux, de leurs armures, de leurs blasons, de leurs étendards ; une
attention spéciale est accordée aux épées miraculeuses des grands héros (Durendal de Rola nd,
38 Joyeuse de Charlemagne) ; dans les images de combat, il y a une accumulation, non seulement
d'éléments visuels (couleurs, formes, dimensions, matériaux, lumières et ombres, alternances
de gros plan / arrière plan etc.), mais aussi d'éléments auditifs ( bruits de combat, cliquetis
d'armes, coups d'épée sur les armures ou sur les boucliers, cris de joie ou de douleur des
combattants, hennissements des chevaux) ; si l'on ajoute à tout cela certains éléments tactiles
(surtout concernant les phénomènes atmosp hériques), ou des éléments qui s'adressent à
l'odorat (sueur des chevaux ou des humains, parfums .de la nature, etc.) l'on arrive, parfois, à
de fascinants effets de synesthésie.
Dans le poème, chaque laisse affirme son indépendance, en relatant un fait, o u bien en
répétant le même fait à triple reprise ; il est vrai que chaque « répétition » apporte quelque
chose de nouveau, ajoute des détails, en souligne d'autres, enrichit la séquence narrative par
des éléments supplémentaires. « On trouve dans la Chanso n de Roland des séries de deux,
trois, ou, exceptionnellement, plusieurs laisses, contenant les mêmes thèmes et, parfois les
mêmes vers, (ou des variantes, placés), en général, aux moments -clés de l'action: scène du
cor, (laisses LXXXIII -LXXXV); mort de Ro land (laisses CLXXIV -CLXXVI); lamentation de
Charlemagne (laisses CCVI -CCX) » – constate Auerbach dans l’étude citée. .
Pour ce qui est de la temporalité, un fonctionnement spécial du' temps est à remarquer
dans le poème : il existe un temps de la narrat ion « extérieure », qui coule normalement,
suivant une trajectoire rectiligne sur l'axe passé -présent -avenir , et un autre, qu'on pourrait
appeler le temps de la narration « subjective » ou « intérieure », qui fonctionne en termes de
rétrospection et d'anti cipation. Si la rétrospection est un procédé qui caractérise la littérature
de tous les temps (expliquant les causes passées de certains effets présents), l'anticipation est
un procédé typique pour les gestes (il s'agit, en principal, de l'annonce, dans le récit,
d'événements qui auront lieu plus tard). « Ce procédé retire tout élément de "suspense" à la
narration, mais fait planer sur les événements une fatalité troublante ». C'est un procédé
destiné à attiser la curiosité du lecteur, pour qu'il reste en h aleine, jusqu'au final, afin de
constater si les événements vont vraiment progresser vers ce dénouement annoncé d'avance.
Même si dans la « Chanson de Roland » les techniques et les procédés littéraires
restent assez rudimentaires, (chose tout à fait natur elle pour cette période « d'enfance » de la
littérature française), il nous faut reconnaître, en toute honnêteté, que nous avons affaire à une
39 œuvre d'art, fruit de la réflexion et du talent d'un artiste accompli, d'un vrai poète; ce poème
épique reste l'u n des trésors littéraires entrés dans le patrimoine de la culture européenne et
universelle, à côté de la « Chanson des Nibelungen » ( « Die Niebelungen Lied »), la célèbre
épopée allemande de Siegfried et Kriemhilde , composée vers 1200.
La constitution des cycles
Dès la seconde moitié du XIIe siècle et surtout au XIIIe siècle, le genre de l'épopée
subit un remaniement profond. La chanson de geste n'est plus destinée seulement à être
récitée: les trouvères veulent satisfaire une élite de lecteurs. Or, le s chansons de geste du type
primitif ne conviennent plus aux loisirs de la lecture et aux goûts du nouveau public; on les
«rajeunit» en tenant compte des modes littéraires nouvelles.
Pour enrichir la matière, on fait appel aux ressources de la rhétorique; en même temps,
on développe « le merveilleux féerique » (enchanteurs, sorcières, nains, fées, dragons, etc.),
au dépens du « merveilleux chrétien » (messages de Dieu, anges, saints, miracles divins, rituels
chrétiens) ; en outre, on peut remarquer l'appari tion dans le récit des premiers éléments d'une
intrigue d'amour, totalement absente dans les chansons « primitives ». Enfin, du point de vue
formel, la rime remplace souvent l'assonance. Ainsi, les chansons primitives sont refondues; de
la plupart de ces a nciens poèmes, seuls ces remaniements ont été conservés jusqu'à nos jours.
D'autre part, on ravive l'intérêt, en développant des suggestions existantes dans les
chansons antérieures et en imaginant d'autres histoires légendaires. Les poètes, en utilisant l a
popularité d'un héros épique, composent, après coup, ses enfances; ils lui inventent une
famille, retracent en de nouveaux poèmes les aventures du père, des neveux, des frères ou des
autres descendants ou ancêtres. Ainsi se constituent les « cycles » ou « gestes », qui groupent
autour d'un personnage central ou d'un ancêtre commun une série de chansons, composées, à
des époques différentes, par divers auteurs.
Le nombre des chansons de geste étant très grand, elles ont été réunies de très bonne
heure en trois cycles (ou gestes ) principaux:
1. « La geste du Roi » , (ou de Charlemagne);
2. «La geste de Guillaume d'Orange » , (ou de Garin de Monglane);
40 3. «La geste de Doon de Mayence » , (ou des Barons révoltés).
1. La geste Roi (ou de Charlemagne)
L'ensembl e de cette geste est centré sur l'idée de la royauté, glorieuse et quasi -sainte,
matérialisée dans la figure légendaire de Charlemagne, souverain qui a reçu de Dieu la mission
de défendre la chrétienté contre les païens.
Ce cycle offre une unité plus grand e que les autres, parce que chaque chanson est
dominée par la figure lumineuse de l'empereur; d'une chanson à l'autre, on suit les étapes de sa
destinée légendaire.
Afin de regrouper d'une manière logique (ou chronologique) les événements racontés,
de faço n à construire une histoire cohérente, on a établi trois divisions principales de la Geste
du Roi, à savoir:
1. « Les enfances menacées» ;
2. « Le service de Dieu» ;
3. « Le déclin de Charlemagne ».
1.1. « Les enfances menacées»
La première division, com porte deux chansons : la première, «Berthe au grand pied» ,
décrit le mariage de Berthe, mère de Charlemagne, héritière du roi de Hongrie, avec Pépin le
Bref ; la seconde, « Mainet », décrit les mésaventures du petit Charles (appelé alors Mainet),
en butte aux intrigues de ses deux demi -frères (en fait, deux bâtards) qui veulent s'emparer de
son trône.
1.2. « Le service de Dieu»
Beaucoup plus vaste et plus riche est la deuxième division, composée de nombreuses
chansons consacrées aux glorieuses expéditions de l'empereur: « La chevalerie Augier »
raconte comment le jeune Charles, aidé par le chevalier Augier de Danemark, délivre Rome;
«Aspremont» décrit les exploits guerriers de Charlemagne en Calabre.
L'une des chansons les plus célèbres de cette section es t « Le Pèlerinage de
Charlemagne », qui décrit le voyage entrepris par l'empereur, accompagné des douze Pairs, à
Jérusalem, d'où il rapporte des reliques offertes par le patriarche de la ville sainte; à son retour,
41 il s'arrête à Constantinople, où le roi H ugon le reçoit dans un palais enchanté; après avoir
banqueté, les Français, (l'empereur le premier), s'amusent à « galer » : chacun se vente d'être
capable d'exploits extraordinaires.
Hugon les somme d'accomplir leurs invraisemblables prétentions, sous pei ne de leur
vie, mais Dieu, qui intervient toujours pour sauver les chrétiens sincères, les aide à accomplir
leurs « gabs ».
Une série de chansons, entre lesquelles: « La Chanson de Roland» « Gui de
Bourgogne », « Entrée d’Espagne », « Prise de Pampelune» célèbrent les campagnes (ou les
croisades) entreprises par Charlemagne en Espagne ; enfin, « Les Saisnes » parle du triomphe
de Charlemagne contre les Saxons.
1.3. « Le déclin de Charlemagne »
La dernière division, est dominée par l'image de la vieillesse inévitable de l'empereur et
de son désir de pouvoir transmettre le trône à un héritier; en fait, de cette partie on ne retient
que deux chansons: «Huon de Bordeaux », où nous découvrons un Charlemagne vindicatif,
qui impose de dures épreuves au jeune Huon , qui, sans le savoir, a tué son fils, Charlot et « Le
couronnement de Louis », poème qui clôt le cycle, et où Charlemagne renonce à la couronne
en faveur de son fils, Louis, qu'il réussit à installer sur le trône avec l'aide du comte Guillaume
(le futur G uillaume d'Orange), dont le nouveau roi sera le protecteur.
2. La geste de Guillaume d’Orange (ou de Garin de Monglane)
Si le cycle de Charlemagne est dominé par l'idée de la royauté, le cycle de Guillaume
d'Orange est dominé par celle du lignage: chaque famille noble est issue d'un illustre ancêtre,
dont elle doit se montrer digne. Ces chansons évoquent une époque où l'autorité royale
commence à faiblir, tandis que celle des grands seigneurs se consolide .
Cette geste a pour principal héros Guillaume d'Or ange, mais elle porte aussi le nom de
Garin de Monglane, premier ancêtre de son lignage. Car les trouvères ont donné à Guillaume
des ascendants, qui deviennent, à leur tour, héros de chansons. En principal, on présente des
épisodes de la conquête du Midi d e la France sur les Sarrasins ; les membres de la famille de
Monglane sont appelés à se faire une situation et un renom, dans un monde où rien ne saurait
42 être conquis autrement que par la force des armes. Comme le cycle de Charlemagne, cette
geste comporte aussi trois sections:
1. Le conquérant;
2. L'oncle du jeune héros;
3. Le saint.
2.1. « Le conquérant »
La première section se compose, en principal, de deux chansons : dans la première,
intitulée « Le Charroi de Nîmes », l'auteur nous présente l'aventu re de Guillaume, qui, déguisé
en marchand, conquiert de la ville de Nîmes par une ruse, en y introduisant un « charroi » de
tonneaux, dans lequel sont cachés mille chevaliers (l'inspiration de la légende de Troie y est
évidente, démontrant que le poète con naissait les épopées antiques) ; dans la seconde, « La
Prise d'Orange », on assiste à une autre expédition de Guillaume, qui enlève de la cité du roi
sarrasin Thibaud deux sœurs: Orange et Orable ; il épouse la dernière, « la belle », qui se
convertit à la foi chrétienne sous le nom de Guibourc.
2.2. « L'oncle du jeune héros»
La deuxième section reprend le thème d'une épopée plus ancienne: « La Chanson de
Guillaume », et comporte, elle aussi, deux poèmes : « La chevalerie Vivien » et « Aliscans ».
Le neve u de Guillaume, Vivien, livre une bataille, près d'Arles, contre les Sarrasins du roi
Déramé ; la bataille est démesurée et les Français sont écrasés; Vivien, qui a juré de ne jamais
reculer, reste seul et succombe, en avançant toujours dans les rangs enne mis. Guillaume
survient en lutte pour venger son cher neveu ; après une défaite, poussé par sa femme
Guibourc et accompagné par Gui, frère de Vivien, il punit les Sarrasins et Gui tue le roi
Déramé. Il y a d'évidentes ressemblances entre « La Chanson de Gu illaume »et « La Chanson
de Roland ». Charles et Guillaume luttent pour le même idéal: la religion chrétienne et
l'honneur de leur pays; tous deux ont un neveu qui meurt par excès d'orgueil, plutôt que
d'accepter la défaite; la vengeance de Guillaume contr e les assassins de Vivien rappelle, sans
doute, celle de Charlemagne, à la suite de la mort de Roland.
2.3. « Le saint»
43
La troisième section retrace l'évolution des événements qui marquent la dernière partie
de la vie du personnage et on n'en retient qu' une seule chanson : « Le Moniage Guillaume »,
où le héros, devenu vieux et affligé par la mort de son épouse chérie, se décide à se retirer du
monde qui lui avait été familier et qui lui pèse trop par ses souvenirs; il devient moine et il
mène une vie en p arfaite sainteté, entièrement dédiée à Dieu, qui couronne son existence
prestigieuse. Le personnage de Guillaume d'Orange correspond à une personne réelle,
(historiquement attestée), un comte de Toulouse, qui, au VIIIe siècle, avait lutté contre les
Sarras ins et qui s'est retiré ensuite dans un ermitage; l’histoire est, une fois de plus, transposée
en littérature et devient légende, par la force incantatoire de l'art.
3. Le cycle de Doon de Mayence (ou des Barons révoltés)
Ce cycle regroupe, d'une façon p lus artificielle que les précédents, un certain nombre
de chansons, sans trop de liens entre elles, dont le thème central est le déclin du pouvoir et de
l'éclat de la royauté; on y présente des épisodes de la lutte des grands seigneurs féodaux contre
l'autorité royale, ou celle des nobles des différentes familles entre eux. « Le temps n'est plus à
l'idylle: rois et barons sont désormais si cruels et si vindicatifs, que tout accord entre eux est
impossible ». Dans plusieurs chansons, le roi se retrouve dans la position humiliante de devoir
lutter contre ses vassaux, ce qui démontre l'affaiblissement de l'hiérarchie féodale;
Charlemagne -même, le preux et le saint du premier cycle, se voit réduit à la situation d'un
souverain qui recourt aux armes pour mainteni r son prestige au sommet de la pyramide, contre
ses barons révoltés, dont les petits -fils de Doon de Mayence; il n'y a plus aucun respect pour
1'« honneur féodal », valeur suprême dans les anciennes chansons. D'habitude, les poèmes
finissent par le châtime nt du félon, qui, (après avoir suivi tout le long de sa vie sa rage
destructrice et démesurée), se voit frappé par la justice de Dieu; le plus souvent, on assiste à
son repentir, à son moniage, ou à sa mort. Plusieurs poèmes, différents comme sujet et visi on,
sont réunis dans ce cycle. « Renaud de Montauban »est la plus populaire de ces chansons. Les
quatre fils Aymon, petits -fils de Doon de Mayence, s'enfuient après le meurtre de Bertolais,
neveu de l'empereur Charlemagne. Ils trouvent abri dans une forêt, puis en Gascogne, dans le
château de Montauban. Charles les assiège, mais, grâce à leur merveilleux cheval Bayard (qui
44 les porte tous les quatre) et à un cousin enchanteur, ils réussissent à s'échapper et à se réfugier
près de Cologne. Renaud, un des quat re frères, fait la paix avec Charlemagne et part en
pèlerinage pour expier ses péchés, mourant saintement à Cologne. Le point de départ de cette
chanson semble avoir été un personnage historique sanctifié, Saint -Renaud. « Raoul de
Cambrai », une autre chan son de ce cycle, évoque « la guerre privée » qui opposa, au Xe
siècle, les comtes de Cambrésis à ceux de la famille des Vermandois. « Gérard de Roussillon
», est un poème qui a, comme «Renaud de Montauban », une légère teinte religieuse: Dieu
punit la déme sure du comte bourguignon Girard, qui a longtemps lutté contre son seigneur
Charles; illuminé par la justice divine qui le frappe, Girard change de dessein dans ses actions
et, pour se faire pardonner, consacre la fin de sa vie à des œuvres de piété.
« Gormond et Isembart » raconte les expériences du jeune chevalier Isembart, qui,
furieux d'une injustice du roi Louis à son égard, abjure le christianisme et passe au service du
païen Gormont, roi d'Angleterre. Poussé par le renégat, Gormont envahit la Franc e; le roi
Louis se porte à sa rencontre; une effroyable bataille s'engage, qui dure plusieurs jours.
Gormont est tué par Louis, Isembart lutte désespérément, jusqu'au moment où il se voit au
seuil de la mort: c'est alors qu'il se repent et revient à Dieu. Le personnage du renégat
Isembart est, par sa force dramatique, l'une des figures les plus puissantes de l'épopée
française; son orgueil et sa colère l'entraînent à l'apostasie, mais, cependant, son cœur est
déchiré entre la vengeance qu'il déchaîne et l'a mour pour son pays: c'est pourquoi il est
particulièrement pathétique.
Les chansons des Croisades (XIIe siècle)
Il existe aussi une série de chansons de geste, inspirées par les Croisades ; elles ont été
écrites, pour la plupart, au XIIe siècle et classif iées en deux groupes principaux : un premier
groupe rassemble des poèmes présentant certains rapports avec l'histoire ( « La Chanson
d'Antioche »;« La Chanson de la conquête de Jérusalem » ) ; dans le second groupe, sont
réunies des chansons (ou, plutôt, d es romans) de pure imagination, consacrées à un seul héros,
Godefroi de Bouillon, qui assure l'unité de cette section ( « Le Chevalier au cygne» et
« Godefroi de Bouillon »).
45 Le déclin des chansons de geste survient, semble -t-il, au XIIIe siècle ; trop exp loitées
par des écrivains professionnels, les gestes perdent de leur beauté et de leur pureté primitives.
Dès la fin de ce siècle, on se borne à les adapter en prose, ce qui leur vaudra un dernier succès.
L'influence de l'épopée française sur les différent es littératures européennes fut importante, à
cause de sa large diffusion en Europe; dès la bataille de Hastings (1066), elle traversa la
Manche et se fit une seconde patrie de la Grande Bretagne ; « La Chanson de Roland »fut
traduite en Allemagne et en No rvège dès le début du XIe siècle; il y a des zones de l'Europe,
tels les Pays Bas, où la vogue des chansons de geste s'est maintenue jusqu'aux temps modernes
et où aujourd'hui encore elles suscitent l'intérêt des lecteurs; en Espagne, apparurent les «
cantares de gesta », composés sur le modèle de « la geste du Roi », qui constituèrent la source
d'inspiration pour « Las Mocedades del Cid» ; mais les gestes remportèrent leur succès le plus
éclatant en Italie, où elles furent imitées ou remaniées par les « cantastorie » et les « rinaldi »
et où les modifications apportées par ces poètes ou interprètes furent si importantes, que les
modèles originaires français devinrent méconnaissables. Des auteurs comme Pulci, Bojardo,
l'Arioste se sont inspirés dans leurs œu vres de ces trésors de la littérature universelle, qui,
aujourd'hui encore, sont loin d'être oubliés.
Résumé :
La littérature épique se lie à « l’âge héroïque de la chevalerie » ;
Les chansons de geste représentent les épopées françaises médiévales ;
Les valeurs exaltées par les auteurs des chansons de geste sont : la prouesse guerrière, le
courage, la loyauté (envers son pays, son roi et son Dieu) ;
La « Chanson de Roland » est la plus ancienne de ces productions qui fût conservée ;
L’épopée de Roland rep rend un événement historique réel, de l’époque de Charlemagne ;
L’histoire est transformée en légende ; celle -ci sera transfigurée et passera ensuite en
littérature.
Après le XIIIe siècle, les chansons de geste se multiplient et seront regroupées par
cycle s (ou « gestes) : 1. « La geste du Roi » , (ou de Charlemagne); 2. «La geste de
Guillaume d'Orange » , (ou de Garin de Monglane); 3. «La geste de Doon de Mayence » ,
(ou des Barons révoltés).
46
DEVOIR : Établissez les traits définitoires du chevalier guerrier .
47 COURS NO. 3
La littérature aristocratique
ou « courtoise »
Objectifs opérationnels :
À la fin de ce cours, les étudiants devront être capables de :
– définir la littérature « courtoise »
– établir les origines et les phénomènes avant -coureurs de cette littérature ;
– repérer les traits définitoires de cette littérature ;
– énumérer et analyser les œuvres les plus importantes de la courtoisie.
L'élite se détourne bientôt des épopées, devenues assez « grossières » pour un public moderne
(à dominante fém inine), qui accorde sa faveur à des œuvres composées pour lui plaire,
nouvelles par l'esprit et par la forme: poésies lyriques (destinées à être chantées) et romans
(qui étaient, au début, des récits versifiés, composés pour la lecture).
De nouvelles con ditions sociopolitiques, un nouvel « horizon
d’attente »
Vers la fin du XIe siècle et le début du XIIe, la société française connaît d'importantes
mutations politiques et sociales. L'autorité de la dynastie des Capétiens subit alors un déclin
progressif, qui favorise l'essor et le prestige de quelques grands seigneurs provinciaux. Les
tensions intérieures, entretenues par d'incessantes rivalités féodales, semblent enfin se relâcher,
grâce, aussi, à la trêve d'inspiration religieuse, observée vers l 095. Ta ndis que les hommes
48 sont absents, retenus par des expéditions militaires, les femmes prennent, dans la vie sociale,
une place de plus en plus importante, s'attribuent des responsabilités nouvelles et commencent,
lentement et sûrement, à s'affranchir de la situation d'étroite dépendance, imposée jusqu'alors
par un univers masculin, exclusif, tout -puissant. Les valeurs guerrières honorées
traditionnellement par la noblesse, admettent, peu à peu, l'émergence d'un idéal de vie moins
ambitieux et moins sévère.
D'autre part, les croisés ont découvert, en Orient, un luxe inconnu, parfois somptueux,
qui ne manquera pas de troubler leurs habitudes et de séduire leur goût. De retour dans leurs
fiefs respectifs, ils tenteront de donner à leur existence quotidienne un p eu de ce faste et de ces
raffinements dont leur esprit a resté ébloui. On voit alors se développer des cours princières où
la recherche du bien -être matériel s'allie à la courtoisie et à la stimulation des esprits. Sous
l'impulsion d'un mécénat actif, on v oit s'épanouir, tout particulièrement, le goût de la musique
et de la littérature. Cette littérature est appelée « courtoise », parce qu'à l'origine, elle
s'adressait à un public de cour. En ancien français, le mot qui désignait la « cour» était « cort
». Les termes de « corteisie », ou, plus tard, de « courtoisie » désignaient un ensemble de
conventions sociales et de principes moraux, qui assignaient à l'élite aristocratique un exigeant
modèle de civilisation ; le terme « courtois » évoque, en même temps, la politesse exquise et
l'extrême raffinement du goût, qui furent, à l'époque, le propre de cette même société
aristocratique et qui revivent dans les œuvres composées pour elle.
Certaines valeurs apparaissaient déterminantes dans la conduite du chevalier : l'élégance
morale et physique, l'éclat de la prouesse sportive ou guerrière, une générosité octroyée, avec
largesse, le charme de la jeunesse, le sens de la juste mesure, de la pudeur et de la patience, le
culte de l'amour, le respect de la femme. La cou rtoisie forge donc un nouveau modèle humain:
le chevalier courtois, dont l'idéal est la « prodomie », (il lutte pour son propre compte, et non
plus pour son suzerain, en principal, pour satisfaire aux exigences de sa dame), à côté des
qualités déjà mention nées. Il est évident que cet idéal est féminin de provenance et il est
sûrement destiné à répondre à d'un nouvel « horizon d'attente ».
Courtoisie et« fin 'amor »
49 C'est d'abord dans le Midi de la France que se fixe, dès la fin du XIe siècle, ce « code
de la courtoisie », ou plutôt une sensibilité et une éthique amoureuses, telles que nous
pouvons les découvrir dans les premières œuvres lyriques, que nous ont laissé les
« troubadours ». Ces -derniers sont des poètes lyriques, qui, pendant le XIIe et le XIIIe siècle,
composent leurs œuvres dans une des langues d'oc (dialectes du Midi) ; le mot « troubadour»
provient de l'ancien provençal, (« trobador »), étant l'équivalent de « trouvère » en langue d'oïl
; étymologiquement parlant, le mot « trouvère », comme « troubadour» signifie «celui qui
trouve », c'est -à-dire le poète, qui invente (compose) les œuvres.
La courtoisie et l'amour courtois ne constituent nullement une doctrine autonome,
conçue et énoncée de façon cohérente et définitive; il a bien existé une sorte de théoricien de la
courtoisie, dans la personne d'André le Chapelain, auteur d'un « Tractatus de Amore »
(Traité d’amour ), écrit vers 1184, peut-être à la Cour de Champagne, peut -être à Paris. Mais
son ouvrage semble plutôt une codification tardive d'une pratique vieille alors de près d'un
siècle.
La courtoisie est une conception à la fois de la vie et de l'amour. Elle exige la noblesse
du cœur, sinon de la naissance, le désintéressement, la libéralité, la bonne éducation sous
toutes ses formes. Êtr e courtois suppose de connaître les usages, de se conduire avec aisance
et distinction dans le monde, d'être habile à l'exercice de la chasse et de la guerre, d'avoir
l'esprit assez agile pour les raffinements de la conversation et de la poésie. Être court ois
suppose le goût du luxe en même temps que la familiarité détachée à son égard, l'horreur et le
mépris de tout ce qui ressemble à la cupidité, à l'avarice à l'esprit de lucre. Qui n'est pas
courtois est « vilain », mot qui désigne le paysan, mais qui pr end très tôt une signification
morale. Le vilain est âpre, avide, grossier. Il ne pense qu'à amasser et à retenir. Il est jaloux de
ce qu'il possède ou croit posséder: de son avoir, comme de sa femme.
Mais nul ne peut être parfaitement courtois s'il n'aime , car l'amour multiplie les bonnes
qualités de celui qui l'éprouve et lui donne même celles qu'il n'a pas. L'originalité de la
courtoisie est de faire à la femme et à l'amour une place essentielle. C'est une originalité à
l'égard des positions de l'Église comme à l'égard des mœurs du temps. L'amant courtois fait de
celle qu'il aime sa dame, sa domina, c'est-à-dire sa suzeraine, au sens féodal. Il se plie à tous
50 ses caprices et son seul but est de mériter des faveurs qu'elle est toujours en droit d'accorder
ou de refuser librement.
L'amour courtois, ou « fin 'amor », (amour parfait), repose sur l'idée que l'amour se
confond avec le désir. Le désir, par définition, exige d'être assouvi, mais il sait aussi que
l'assouvissement consacrera sa disparition. C'est p ourquoi cet amour tend vers son
accomplissement et, en même temps, il le redoute ; c'est ainsi qu'il y a perpétuellement dans
l'amour un conflit insoluble entre le désir proprement -dit et « le désir du désir », entre l'amour
et « l'amour de l'amour» (selon les expressions déjà quasi -consacrées de Denis de
Rougemont, dans son étude L'Amour et l'Occident) ; ainsi s'explique ce sentiment complexe,
ce mélange de souffrance et de plaisir, d'angoisse et d'exaltation; «pour désigner ce sentiment,
les troubadours o nt utilisé le mot «jo », (nom masculin), différent du mot «joie» (nom
féminin, provenant de « joya »), par lequel on le traduit généralement, faute de mieux. »
(Michel Zink, Introduction à la littérature française du Moyen Âge ).
Cette intuition fondamental e .a pour conséquence que l'amour ne doit être assouvi ni
rapidement ni facilement, qu'il doit auparavant il1ériter de l'être, et qu'il faut multiplier les
obstacles qui exacerberont le désir avant de le satisfaire. D'où un certain nombre d'exigences
qui d écoulent toutes du principe que la femme doit être, non pas inaccessible, (car l'amour
n'est pas platonique), mais très difficilement accessible. C'est ainsi qu'il ne peut théoriquement
y avoir d'amour dans le mariage, où le désir, pouvant à tout moment s' assouvir, s'affadit, et où
le droit de l'homme au corps de la femme l'empêche de voir en elle au sens propre une «
maîtresse », dont il faut mériter les faveurs librement consenties. On doit donc, en principe,
aimer une autre femme (ou bien la femme d'un a utre) et il n'est pas du tout étonnant que la
première qualité de l'amant soit la discrétion et que ses pires ennemis soient les jaloux
médisants, qui l'épient pour le dénoncer au mari (les lauzengiers). D'autre part, la dame doit
être d'un rang social sup érieur à son soupirant, de manière à calquer les rapports amoureux sur
les rapports féodaux et à éviter que les deux partenaires soient tentés, elle, d'accorder ses
faveurs par intérêt, lui, d'user de son autorité sur elle pour la contraindre à lui céder. Mais il ne
faut pas exagérer l'importance de ces règles, qui sont la conséquence la plus visible du jeu
amoureux, et non la conséquence essentielle de la confusion et du désir. L'essentiel est le tour
particulier que cette confusion donne à l'érotisme dans l'œuvre des troubadours, et dans les
51 écrits courtois, en général. « On y retrouve un mélange de respect et de sensualité audacieuse
devant la femme aimée, qui donne à cet amour les traits d'un amour adolescent: une
propension, un goût pour les rêves éroti ques, qui épuisent le désir sans l'assouvir, une
imagination fiévreuse et en même temps un refus d'imaginer les scènes les plus intimes. Car
le corps de la femme, que le poète « mourra de ne pouvoir toucher », est « blanc comme la
neige de Noël », « blanc comme la neige après le gel », et il reste, tout comme la neige,
brûlant et glacial à la fois. » (Michel Zink, id.).
Les origines de la courtoisie
Trois influences concourent à la naissance de la littérature courtoise:
1) l'influence latine (antique)
2) l'influence bretonne
3) l'influence provençale.
1. L'influence latine (antique)
Au XIIe siècle, on assiste en France à une « renaissance » des lettres latines ; cette
renaissance est l'œuvre des clercs, qui prennent conscience de la mission intellectuel le de la
France, comme les auteurs d'épopées avaient pris conscience de sa mission guerrière et
civilisatrice. La France a reçu de Rome un héritage culturel, que Rome tenait à son tour de la
Grèce antique; elle ne devait donc le laisser péricliter.
Les cle rcs copient, étudient, commentent les œuvres antiques : ils vivent dans la
familiarité des historiens, des grammairiens, des philosophes, des poètes de cette culture des
Anciens. Parmi ceux -ci, Ovide connaît une faveur particulière. Bientôt, des poètes
entreprennent de «vulgariser» (de traduire) en français les légendes mythologiques: ils riment
les premiers « romans ». À l'origine, le mot « roman» signifiait « adaptation en français d'une
œuvre latine ».
Ces vastes compositions, destinées à la lecture, dév eloppent des fables byzantines,
grecques ou latines. Dès la première moitié du XIe siècle, Albéric de Pisançon écrit un roman
intitulé « Alexandre », dont on a conservé seulement les 105 premiers vers ; son œuvre,
52 remaniée par quatre auteurs, devient, vers 1150, le grand « Roman d'Alexandre », rimé en vers
de douze syllabes, qui seront appelés « alexandrins ». Toujours vers 1150, un poète anonyme
normand s'inspire de la « Thébaïde » de Stace et conte en octosyllabes, dans le « Roman de
Thèbes », les malheur s d'Oedipe et de ses descendants. Quelques années plus tard, un autre
poète normand refait à sa façon l'« Énéide » de Virgile, en y mêlant des souvenirs d'Ovide: il
en résulte le célèbre roman intitulé « Enéas ». Enfin, vers 1165, un clerc tourangeau, Beno ît de
Sainte -Maure, écrivain de mérite, reprend la légende de la guerre de Troie, en plus de 30 000
de vers octosyllabes, dans le « Roman de Troie ».
Les romans antiques préludent aux véritables romans courtois. Bien éloignés de la
sobriété des Chansons de geste, ils font une grande place aux jeux de la rhétorique, aux
discours, aux descriptions brillantes, aux récits merveilleux. Ils montrent en action des
personnages qui ressemblent par les mœurs, l'esprit, la conduite, le costume, aux seigneurs des
premi ères cours aristocratiques: Alexandre est un chevalier à la nouvelle mode: guerrier
redoutable, mais aussi ami des lettres, galant, passionné de musique. Les épisodes amoureux
jouent un rôle important: dans le « Roman de Thèbes », les deux filles d'Oedipe apparaissent
comme de tendres amoureuses; dans le roman « Enéas », les amours d'Énée avec Didon et
avec Lavinie sont longuement contés; Bennoît de Sainte -Maure, dans son « Roman de Troie »,
s'attarde sur le récit des amours de Jason et de Médée, comme sur ceux de Polyxène et
d'Achille.
Peu sensibles aux anachronismes, les clercs romanciers adaptent les légendes dont ils
s'inspirent à la civilisation pour laquelle ils écrivent ; c'est ainsi que les héros « antiques » sont
de preux chevaliers, leurs exploits guerriers sont dignes des chansons de geste, et leur conduite
est celle des aristocrates adeptes du nouvel art de vivre, élégant et fastueux. Surtout, ils sont
amoureux. Leur amour, pourtant, n'est pas source de joie et de perfection, comme dans les
poésie s des troubadours et des trouvères. Souvent fatal et désespéré, il voue les amants à la
mort. Il constitue, avec le merveilleux féerique qui l'accompagne fréquemment, l'une des
données nouvelles d'une littérature qui sert de transition entre les œuvres épi ques, dont elle se
souvient, et les romans proprement courtois, qu'elle prépare par son esprit ou sa forme.
53 Donc le roman antique a offert à la littérature française ancienne non seulement des
personnages et des thèmes, mais aussi de vraies « recettes », c 'est-à-dire tout un art du
dialogue, du récit, de la description, de l'analyse psychologique.
Imitateurs trop zélés, les premiers auteurs n'ont pas toujours su dominer le métier qu'ils
venaient d'apprendre. Mais ils ont permis, au moins, à leurs successeur s d'élaborer, sur d'autres
thèmes, un art plus réfléchi et plus personnel.
2. L’influence bretonne
« La matière de Bretagne », dont Jean Bodel parle au début de la « Chanson des
Saisnes », occupe la place la plus importante dans l'évolution du roman cour tois. « La matière
de Bretagne » est un vaste ensemble légendaire celtique auquel seront empruntés les
principaux sujets traités dans les œuvres des vrais maîtres du roman courtois: Marie de France,
Béroul, Thomas et, surtout, Chrétien de Troyes.
D'une par t, on croit que les romans dits « bretons» dérivent de ces légendes celtiques
colportées par les « bardes » (trouvères bretons) ; mais il est impossible d'en faire la preuve,
car les contes gallois qui ont été conservés sont postérieurs aux romans et en son t presque
certainement issus.
Les romans « bretons» se distinguent d'abord par l'origine des héros et par le cadre de
leurs aventures: Cornouaille, Galles, Irlande; puis, par l'importance qu'ils donnent au mystère
et à la féerie ; enfin, par le caractère d e fatalité qu'ils assignent à la passion amoureuse.
Le personnage du roi Arthur (qui se trouve toujours au centre de ces romans), renvoie
à une époque immémoriale où il est difficile d'établir une frontière précise entre l'histoire et la
légende. Il semble que, vers le Ve ou VIe siècle de notre ère, un chef celtique ait su imposer
son autorité à un moment où le Sud du Pays des Galles et la Cornouaille étaient en proie à des
factions rivales. C'est de cette période que date la naissance d'une mythologie viva ce et
féconde, répandue par tradition orale à travers tous les territoires imprégnés par la civilisation
celtique. Puis, progressivement, la légende va se fixer dans des textes écrits. Un chroniqueur
du IXe siècle, Nennius, est le premier à évoquer la pers onnalité du roi Arthur, guerrier
valeureux et respecté, farouche défenseur de la cause celtique, opposé aux conquérants
saxons.
54 D'autre part, les poètes français ont aussi puisé leur inspiration dans un texte clérical
latin, l'érudite « Histoire des rois d e Bretagne », (la Bretagne désignait à ce temps -là tous les
territoires marqués par la culture celtique: Irlande, Pays de Galles, Cornouailles, Armorique),
œuvre composée en 1136 par Geoffroy de Monmouth: elle répand dans le monde des clercs
cette légende du Roi Arthur. Malgré ses allures historiques, l'œuvre de Geoffroy de
Monmouth n'est qu'une mystification; elle accorde une large part à l'univers mythique qui
entoure le roi Arthur et ses chevaliers.
L'ouvrage fut « translaté » (traduit) en français et a dapté en vers, vingt ans plus tard,
par un clerc normand, Wace, chanoine de Bayeux, qui composa l'œuvre intitulée « Brut» (ou
la Geste des Bretons) ; il l'offrit, en 1155, à Aliénor d'Aquitaine. En plus de 15 000 vers
octosyllabes, Wace transforme la pseud o-chronique en un véritable roman. Il multiplie les
descriptions et les analyses psychologiques, ajoute un tas de détails absents chez Geoffroy de
Monmouth, telle l'institution de la Table Ronde, qui réunit dans une idéale égalité les plus
éminents chevali ers d'Arthur ; il souligne les mœurs courtoises de la cour du roi Arthur, où
prouesse et amour sont les vertus complémentaires des parfaits chevaliers. Enfin, écrivain
épris de réalisme, Wace laissait à ses successeurs un art de la description riche et con crète,
qu'ils allaient d'ailleurs exploiter dans leurs œuvres. Il y avait aussi à l'époque une intense
diffusion orale et écrite du vaste répertoire de légendes ou « fables » , qui fonctionnaient
parallèlement au texte de Wace, par l'intermédiaire des conte urs bretons, des jongleurs qui se
déplaçaient sans cesse entre la Grande -Bretagne et la France.
La mythologie celtique offrait ainsi aux auteurs français un univers féerique propice
aux aventures merveilleuses, ainsi que la trame et les héros de ces aventu res; mais ceux -ci ont
traité cette matière mythologique avec lucidité, l'interprétant de façon très personnelle et
l'adaptant à l'idéal de leurs lecteurs. Jean Bodel disait que « les contes de Bretagne sont si
vains et plaisants », s'adressant à un public de cour qui appréciait l'idéal courtois et pratiquait
les mœurs courtoises.
C'est ainsi que les thèmes principaux des « sagas » celtiques (enfance secrète du
héros, quête d'objets merveilleux, intervention des fées dans la vie des mortels, la «geis »,
[obligation de se soumettre à une épreuve ou à une interdiction], la visite du héros dans l'Autre
Monde, pays des dieux, des fées, ou des morts) subiront chez les poètes français des
55 transformations importantes, la forme simple du mythe (qui propose un sens u nique) étant
remplacée par une narration à finalité littéraire (qui apporte une ambiguïté du sens).
C'est donc justement par une « ré-sémantisation » des mythes, des motifs, des thèmes
bretons qu'intervient la « littérarité » (c'est -à-dire « la qualité du texte littéraire, la spécificité
du fait littéraire »). Par exemple : le don contraignant se transforme dans une obligation
féodale de respecter les coutumes; le passage dans l'Autre Monde est remplacé par une
entreprise du héros, salvatrice pour la commu nauté dont il fait partie; la « geis » devient un
choix librement assumé ; dans ces conditions, le merveilleux peut être expliqué, il devient
cohérent et propose même une certaine logique du monde. Voilà pourquoi on peut parler d'un
« modèle arthurien », où le roi Arthur devient le symbole du monarque féodal parfait, dans
l'État féodal considéré idéal, auteur d'un ordre humain jugé exemplaire, tandis que sa cour fixe
un temps et un espace parfaits eux -aussi, « le topos de l'âge d'or » et forme le cadre virt uel de
tous les romans« bretons ».
Parmi les œuvres de ce cycle breton, les « Lais » de Marie de France et les romans
consacrés à Tristan et Iseut appartiennent à une période où l'esprit courtois proprement dit
n'est pas encore nettement défini dans les œu vres littéraires.
Les « Lais » de Marie de France
La première femme -poète de la littérature française vivait à la cour d'Angleterre; elle a
écrit une douzaine de « lais », (nouvelles en vers), composés entre 1160 -1170, dont elle
prétend avoir emprunté les sujets à des contes bretons. Ces lais, destinés à charmer les loisirs
des courtisans, peignent des aventures d'amour et de chevalerie. L'amour y apparaît comme
une passion tendre, dévouée et fidèle, qui suscite la mélancolie et qui pousse souvent au
sacrifice, comme dans « Guigemar » ou « Éliduc »; mais le lai le plus célèbre reste celui appelé
« Lai du Chèvrefeuille », qui présente une variante de l'histoire de Tristan et Iseut.
Les « romans de Tristan »
L'histoire bretonne de Tristan et Iseut a été pour la première fois mise en forme
littéraire par un clerc érudit, dont l'œuvre est perdue; deux versions fragmentaires en sont
conservées, qui ont été écrites vers 1170. La version dite « commune », par Béroul, groupe, en
56 4500 vers, les épisodes centraux du récit; destinée à un public assez large, elle est simple et
pathétique, comme les Chansons de geste. La deuxième version, dite « courtoise »,
appartenant à Thomas d'Angleterre, comprend 3000 vers et conduit le récit dès le début et
jusqu'à son dénouement; composée pour les courtisans d'Henri II Plantagenêt, elle est
beaucoup plus raffinée. Sur le même sujet, il existe encore deux romans en vers intitulés
« Folie de Tristan », le « Lai du Chèvrefeuille » de Marie de France et, enfin, un vaste
« Tristan » en prose, qui date du XIIIe siècle.
Il existe aussi beaucoup d'adaptations étrangères, dont les plus importantes sont celles
d'Eilhart d'Olberg, qui suit la variante de Béroul, et celle de Gottfried de Strasbourg, qui suit
Thomas. Le thème de Tristan devait inspirer au Marquis de Sade, au XVIIIe siècle, une
variante de cette histoire d'amour écrite à la manière libertine, et, au XIXe siècle, au célèbre
compositeur allemand Richard Wagner, un des ses plus beaux opéras. Le roman de Tristan a
été reconstitué, au début du XXe siècle, par Joseph Bédier, d'après des versions fragmentaires
françaises que l'on avait conservées, complétées par les adaptations étrangères.
3. L'influence provençale
Dans le Midi de la France, (France d'Oc), dès le milieu du XIe siècle, les mœurs de la
haute société s'étaient transformées ; ce progrès est bientôt hâté au moment de la première
croisade, par la révélation des splendeurs byzantines. Les seigneurs méridionaux veulent vivre
désormais une vie plus joyeuse et pus belle; ils bâti ssent, ils achètent des meubles, des
tapisseries, des bijoux, de belles étoffes; une vertu nouvelle, la largesse, est célébrée par les
jongleurs, qui y trouvent leur compte.
Comme une paix relative règne dans les provinces du Sud, la vie mondaine se
dévelo ppe: on reçoit, on donne des fêtes; chaque baron s'entoure d'une petite cour,
hospitalière aux artistes et aux poètes, une cour où la femme occupe une place de plus en plus
respectée. Ainsi se forme une société polie, civilisée par le luxe et par l'art, am ie des
raffinements inaccessibles au vulgaire.
57 De nouvelles œuvres littéraires seront écrites pour cette élite. Courtoisie et « fin
'amor» trouvent leur première expression dans la poésie lyrique des troubadours, avant de
devenir célèbres, dans un esprit u n peu différent, par les romans.
Les troubadours écrivent en langue d'oc, (dans le Midi de la France), comme plus tard,
les trouvères écriront en langue d'oïl (dans le Nord du pays).
Il y en a qui sont de grands seigneurs, comme Guillaume IX de Poitiers, duc
d'Aquitaine, ou Jauffré Rudel, (qui se rendit célèbre à son temps, en chantant son amour pour
« La Princesse lointaine ») ; d'autres, ne sont que d'humbles poètes, sans nom et sans fortune.
Entre les genres de la poésie lyrique, les troubadours cultiven t en particulier la chanson, où,
en strophes de forme assez libre, qu'accompagne une mélodie appropriée, ils évoquent leurs
joies et leurs peines d'amour. À partir de 1150, des seigneurs du Nord commencent à connaître
et à suivre la mode du Midi. Ce mouvem ent, fut dirigé par les plus grandes dames du royaume:
Aliénor d'Aquitaine, petite fille de Guillaume IX, reine de France par le mariage avec Louis
VII et reine d'Angleterre, par le mariage avec Henri II Plantagenêt; également, les deux files
d'Aliénor, Marie et Aélis. Chacune d'elles s'entoure d'une cour précieuse (poètes, musiciens,
artistes peintres). Selon la légende, Marie, Comtesse de Champagne, présidait des cours de
dames, où elle ouvrait des discussions sur des problèmes d'amour; elle accueillait d es poètes:
Conon de Béthume, Gace Brûlé et aussi Chrétien de Troyes. Ainsi, la France du Midi
exerce sur la France du Nord une influence à la fois littéraire et sociale. Elle fournit des thèmes
poétiques et donne des modèles de savoir -vivre. Bientôt, dans toute la France naissent des
foyers de courtoisie.
L’esprit courtois
La littérature courtoise correspond aux tendances d'une élite mondaine, qui se forme après
1150, émergeant de la rude société féodale de premières croisades. Il ne convient cependant
pas de voir dans les œuvres courtoises une représentation fidèle de la vie aristocratique aux
environs de 1170 -1200, pas plus qu'il ne convient de chercher un tableau exact des mœurs
féodales dans les Chansons de geste. Comme les auteurs d'épopées, bien que d'une autre
manière, les écrivains courtois ont créé un univers propre à enchanter l'imagination et défini un
idéal nouveau.
58
L’univers courtois
L'univers courtois est un domaine aussi riche en possibilités d'aventure que celui épique. De
prestigieux chev aliers le parcourent, aussi passionnés de gloire que les personnages d'épopée;
pour triompher, ils doivent exercer d'extraordinaires vertus guerrières.
Mais le « merveilleux chrétien» est remplacé par le « merveilleux féerique », l'archange
Gabriel, par l' enchanteur Merlin; et l'idéal qui anime les héros est tout autre: si le chevalier des
Chansons de geste accomplissait une mission féodale et chrétienne, le chevalier courtois agit
pour la dame qu'il aime.
L’idéal courtois
Les spécialistes qui ont étudié la littérature courtoise ont constaté que, généralement,
cet idéal comporte trois éléments sine qua non:
1) le service de l'amour;
2) les lois de l'amour (l'amour -vertu, l'amour -religion, l'amour –
science);
3) la récompense de l'amour.
Le service de l'amo ur
L'amour n'apparaît ni comme un divertissement, ni comme une passion dévorante; c'est
un sentiment noble et pur, qui confère son prix à la vie, en donnant un sens à l'activité
humaine. Aussi impose -t-il des devoirs: comme tout vassal doit hommage et soum ission à son
seigneur, tout chevalier courtois doit hommage et soumission à sa dame.
L'homme, (l'« ami »), est « sergent » (serviteur) et sa dame est « suzeraine »; on peut
constater donc que, dans cette vision, l'amour est, lui -aussi, un service féodal.
Les lois de l'amour
Le parfait chevalier doit obéir en toute circonstance au « code du savoir -aimer ».
L'amour -vertu est le seul qui puisse caractériser un vrai chevalier courtois. Il est
59 obligatoirement fondé sur l'admiration réciproque: l'ami admire che z sa dame la beauté,
la sagesse, les bonnes manières ; il ne l'aimerait pas si elle ne possédait ces mérites; la
dame ne consent à recevoir l'hommage de l'ami que s'il se montre paré de qualités
militaires et aussi mondaines. Pour plaire à la société court oise, la seule valeur
guerrière ne suffit pas : l'homme doit être élégant, poli, spirituel, brillant causeur,
gracieux danseur, assez instruit pour savoir lire, écrire, composer une chanson et
l'interpréter, en s'accompagnant de la harpe.
L'amour courtois est donc, en quelque sorte, restrictif: il ne peut unir que des
personnes bien nées et des esprits d'élite. En même temps, il suscite un élan vers la
perfection: il emplit l'homme de cette exaltation que les poètes appellent « joie » et qui
est la source de toutes les inspirations généreuses, car il doit mériter les faveurs de sa
bien-aimée. Ainsi, l’amour exige certaines vertus et en engendre d’autres.
L’amour -religion consiste dans une relation du type divinité -fidèle : la dame est une
véritable déesse, que l’homme vénère et a laquelle il adresse des prières ; elle inspire sa
conduite, elle occupe son âme, elle figure à ses yeux un bonheur lointain, qui paraît
inaccessible : car, comme une idole cruelle, elle demeure longtemps implacable et
intangible et son mépris fait affreusement souffrir à son dévot.
Mais l’amant véritable ne saurait se décourager ; en attendant de voir couronner sa
flamme, il témoigne d’un pieux respect et d’une patience illimitée, se contentant de
petits signes d’attention qu’il peu t obtenir (une mèche de cheveux, un mouchoir, un
gant). Les romanciers courtois détournent ainsi le langage religieux de son sens, pour
exprimer l’amour profane.
L’amour -science est une doctrine (ou, plutôt, une pratique) accessible aux seuls initiés.
Il faut apprendre à aimer, sous la direction des maîtres latins et provençaux. Avec la
loyauté et la fidélité, la discrétion est la grande loi.
Les demandes hardies, les aveux effrontés sont proscrits : le véritable amour se dévoile
de lui -même, sans paroles , par des signes extérieurs (changement de couleur,
insomnies, absence d’appétit), qui, pour Ovide, étaient les symptômes du « mal
d’amour ».
60 La même discrétion empêche les amants de divulguer le secret de leur cœur, afin de ne
pas devenir des victimes de s calomniateurs, des « males bouches », jaloux du bonheur
d’autrui.
La récompense de l'amour
C’est la dernière étape de cette passion réfléchie, exigeante et secrète, qui soumet l’homme
à des longues et indispensables épreuves. Mais quand l’ami aura prou vé sa bravoure, sa
fidélité, sa loyauté, sa discrétion, sa soumission aux moindres caprices de la dame, elle finira
par accepter ses hommages. D’ailleurs, par respect et par humilité, l’ami n’exprime, en
général, que des désirs bien modérés ; il se content e de quelques témoignages d’amitié, d’un
sourire, d’un aimable accueil ; il lui suffirait même d’être admis en présence de sa bien -aimée.
À partir de la fin du XIIe siècle, l’amour prend forme d’une adoration platonique.
« Tristan et Iseut »
1. Présentat ion
Dès l’antiquité, les poètes (les écrivains en général) ont eu une préférence toute spéciale
pour les histoires d’amour tragiques, considérées comme les plus touchantes, les plus
grandioses et les plus belles de toutes ; celles qui s’achèvent sur la mor t des deux amants sont
particulièrement intéressantes, par ce rôle tout à fait spécial accordé à la fatalité, qui gouverne
les destinées humaines. Le poète latin Ovide , par exemple, avait chanté dans ses
« Métamorphoses » les aventures de Pyrame et Thisbé , dont s’est inspiré l’auteur inconnu
d’un conte médiéval intitulé « Piramus », composé vers 1160. Un canevas comparable
apparaît en Perse et en Syrie, transposé dans le folklore et la civilisation de l’Orient. Au fil des
siècles, la légende primitive, tou t en se diffusant dans des aires géographiques de plus en plus
larges, a intégré au schéma initial de nombreuses variantes locales. C’est la civilisation
celtique , dont l’imaginaire s’est révélé, une fois de plus, particulièrement fécond, a su donner
au ré cit fabuleux un éclat et une vivacité exemplaires, en le transformant en un archétype
littéraire.
61 Le mythe de Tristan et Iseut s’est d’abord répandu sous forme de lais, qui fixaient et
condensaient les divers ajouts venus enrichir l’état premier de la na rration. Puis la légende
celtique de Tristan a pénétré en France grâce à Bréri , jongleur gallois, qui a vécu à la cour du
comte de Poitiers entre 1130 -1150. De toute façon, le troubadour Cercamon la connaissait,
car il fait allusion à Tristan, ce qui prouv e qu’une légende écrite existait avant 1150 et qu’elle
a été mentionnée en langue d’oc avant de l’être en langue d’oïl .
De toute façon, de tous les thèmes de la littérature médiévale, l’amour tragique de
Tristan et Iseut est sans doute celui dont la fort une a été la plus grande et la plus durable. Peu
après son apparition en France, toute l’Europe l’exploite ; huit siècles plus tard, deux noms,
devenus symboliques, suffisent à évoquer l’admirable mythe d’un amour fatal, irréductible aux
mesquines conventi ons humaines. Ce qui a survécu dans la mémoire publique, grâce à des
multiples interprétations littéraires, musicales (l’opéra wagnérien « Tristan und Isolde »),
cinématographiques ( « L’éternel retour » de Jean Cocteau), ce sont les données essentielles,
anonymes, d’une légende.
Les diverses versions médiévales du beau « conte d’amour et de mort » ont été
reconstituées pour le public moderne par Joseph Bédier . Du reste, tout ce que nous
possédons sont quelques poèmes épisodiques du XIIe siècle : le « Lai de Chèvrefeuille », de
Marie de France , consacré à l’un des épisodes les plus symboliques de l’aventure de Tristan
(la mort des deux héros et leur union après la mort) et deux autres œuvres, portant le nom de
« Folie de Tristan », l’une dite « de Berne » et l’autre « d’Oxford », qui relatent un retour de
l’héros déguisé en fou à la cour du roi Marc pour retrouver Iseut ; mais il y a surtout les
fragments de deux romans, de Béroul et de Thomas , qui ont permis la reconstitution du
roman en deux versions : une dite « commune » (celle de Béroul) et l’autre dite « courtoise »
(celle de Thomas) ; il nous restent encore les imitations des deux Allemands, Eilhart d’Oberg
et Gottfried de Strasbourg , comme il nous reste encore le « Tristan » en prose, qui date
depuis les environs de 1230 et qui rassemble en un roman unique les épisodes de la légende,
dispersés dans les œuvres précédentes.
Il s’impose donc de présenter en quelques mots les deux versions principales qui ont
permis la reconstitution du texte.
62 Le prem ier auteur qui ait réuni l’ensemble des récits constitutifs de ce mythe fut le
Normand Béroul , entre 1170 et 1190. Cette version, appelée « commune », veut, dans ses
4485 vers, non seulement raconter des événements, mais aussi éclairer les caractères humai ns,
car les héros ont une vie tourmentée, faite d’amour et de souffrance. Les presque mille
octosyllabes qui se sont conservées nous donnent une idée sur la technique narrative de
Béroul, qui, par la discontinuité, semble appartenir encore à une esthétique romaine. La
courtoisie, plus ou moins présente chez Béroul, éclate, vers 1170, dans la version d’un autre
poète normand, Thomas ; de cette version, dite « courtoise », il reste encore environ 3150
verses, qui témoignent déjà d’une influence esthétique « gothique », sinueuse, voulant
« construire son récit selon le mode discursif, le motiver par une étude raisonnée des
sentiments » (selon Eugène Vinaver , dans son étude « À la recherche d’une poétique
médiévale »). En effet, la tonalité épique, propre à l’œu vre de Béroul, est moins marquée dans
l’œuvre de Thomas, qui préfère donner une importance particulière aux thèmes courtois et aux
subtilités de la dialectique amoureuse.
Joseph Bédier , dans son étude sur le poème de Thomas, a établi une concordance
entre les cinq versions du XIIe siècle : Béroul , Thomas , Eilhart , « La Folie de Tristan » et le
roman de Tristan en prose, en relevant quelques « constances événementielles », sur
lesquelles nous allons nous attarder un peu ci -dessous.
Tout d’abord, Tristan naît dans la douleur. Son père venait de mourir, sa mère meurt
en l’accouchant. Il portera donc un nom qui suggère ce malheur et sans doute prédestiné au
malheur : Tristan. Son oncle, le roi Marc de Cornouailles, frère de sa mère Blanchefleur, le
recueille et confie son éducation au vaillant chevalier Gorneval, qui lui apprend l’art du
combat. Première prouesse ou performance : l’adolescent Tristan abat le géant Morholt, frère
de la reine d’Irlande, venu réclamer (comme autrefois le Minotaure), son tribut h umain, c’est –
à-dire des centaines de jeunes gens et de jeunes files, que l’on devait livrer au roi d’Irlande. Au
cours de ce combat, Tristan est blessé par une arme empoisonnée, ce qui lui fait souffrir
affreusement, surtout lorsque ces blessures commencen t à répandre une puanteur
insupportable. Il se laisse porter par les vagues, qui le mènent en Irlande, où, tout en cachant
son identité pour ne pas être reconnu comme meurtrier de Morholt, il sera sauvé par la reine
d’Irlande et par sa belle fille, Iseut l a Blonde, grâce à leurs dons de guérisseuses. Voilà le
63 prologue. Quelques années plus tard, le roi Marc se décide d’épouser la femme dont le cheveu
d’or lui a été apporté par une petite colombe. C’est encore Tristan qui partira à la recherche de
l’inconnue . L’orage le mène de nouveau vers l’Irlande. Là, il terrasse un fabuleux dragon,
Cresté, qui terrorisait les habitants de l’île, en enlevant des vierges ; celui qui triomphait du
monstre allait, conformément à la tradition, recevoir la main de la princesse Iseut (c’est le
fameux motif de la vierge libérée ou sauvée par un jeune homme courageux). Blessé de
nouveau, Tristan se fait encore sauver par Iseut, qui le soigne, mais qui reconnaît également en
lui le meurtrier de son oncle (à cause d’un fragment manq uant de l’épée de Tristan et qu’on
avait retrouvé dans la tête de Morholt). Elle veut le tuer, mais lui, il lui dévoile le but de son
voyage ; Iseut, qui veut devenir reine, accepte d’épouser le roi Marc. Sur le bateau qui les
amène en Cornouailles, l’erre ur de la servante Brangien décide du destin des deux jeunes
gens : ils boivent un philtre (boisson magique) préparé par la mère de la princesse, un « vin
herbé », qui devait unir les futurs époux, le roi Marc et Iseut, d’un amour plus profond que
tout autr e sentiment. Désormais, Tristan et la belle Iseut aux cheveux d’or s’aimeront malgré
les lois et les rigueurs des coutumes, malgré les hommes, malgré eux -mêmes : un destin : « qui
jamais ne leur faudra jour de leurs vies, car ils ont bu leur destruction et leur mort ». Il faut
également mentionner que la variante de Béroul limite l’efficacité du philtre à trois ans.
Thomas, soucieux des finesses de la psychologie et craignant le miraculeux qu’il considère
vulgaire, réduit beaucoup l’importance du philtre, e n présentant l’amour de Tristan et d’Iseut
comme une affection spontanée, tandis que Eilhart, Gottfried et tous les autres accordent au
philtre une efficacité illimitée. Mais, malgré le péché commis, Tristan reste fidèle à la mission
que son oncle lui avai t confiée. Le roi marc épouse donc Iseut et diverses stratagèmes
réussissent à lui cacher au début l’adultère, les amours coupables de sa femme et de son neveu.
Il finit pourtant par les surprendre, aidé par la méchanceté de ses barons félons. Condamnés,
les deux amants échappent miraculeusement aux supplices infamants qu’on leur réservait
(Tristan, condamné à être brûlé vivant, réussit à s’évader en sautant d’une chapelle située sur
une côte rocheuse, au bord de la mer et il délivre Iseut, exilée chez les lépreux) ; ils vont vivre
dans la profonde forêt du Morrois, dans un pitoyable dénuement, que l’amour illumine. Ils y
seront surpris par Marc, un jour qu’ils reposaient l’un à côté de l’autre, mais complètement
vêtus et séparés par l’épée de Tristan. Leur chaste attitude émeut le roi, qui part sans les
64 éveiller, en remplaçant l’épée de Tristan par son épée royale. Les trois ans passés, le philtre
perd son effet : Tristan se repentit, Iseut regrette la vie qu’elle aurait pu mener à la cour. En
plus, touchés par la clémence de leur seigneur, en proie aux remords, sermonnés par le sage
ermite Ogrin, les deux amants décident de se séparer. Iseut est rendue à Marc, et, par une
dernière ruse féminine, elle passe l’épreuve de son innocence. Tristan s’exile en Armor ique, où
il épouse, « pour sa beauté et pour son nom », Iseut « aux blanches mains ». Mais il ne peut
oublier son amour pour l’autre Iseut, il ne peut partager l’amour de son épouse, donc il
n’accomplira jamais ses devoirs de mari. Plusieurs fois, il rentr e en Cornouailles, déguisé en
lépreux ou en fou, pour de brèves et pathétiques retrouvailles avec la femme aimée. Enfin, au
cours d’un nouveau combat en Armorique, Tristan est blessé à mort. Seule la reine Iseut aux
cheveux d’or pourrait le guérir ; un mes sager va chercher sa bien -aimée, ayant convenu avec
Tristan d’un signal : hisser une voile blanche, s’il ramène Iseut, et une voile noire, si la reine ne
l’accompagne pas. Mais, malheureusement, Iseut, retenue par une tempête en mer, arrive trop
tard. Tris tan meurt de douleur, trompé par son épouse jalouse, qui lui annonce que la voile du
navire est noire. Sa bien -aimée, arrivée enfin, constate à grandes douleur la mort de son amant,
et meurt elle -même de désespoir sur le corps inanimé de celui -ci. Dans un élan de générosité,
le roi Marc fait enterrer les deux amants l’un à côté de l’autre, dans des tombes voisines ; du
tombeau de Tristan, une rose jaillit et s’enfonce dans celui d’Iseut, symbole de leur amour
invincible, plus fort que la mort, qui défie, in volontairement, les lois humaines et divines.
Malgré les principaux motifs communs dans les deux variantes, (de Béroul et de
Thomas), il existe, cependant, des différences de conception, de mentalité et finalement, de
code littéraire.
Le caractère rude, p arfois archaïque, de la version dite « commune » ne permet guère, en
effet, d’y relever l’influence de la civilisation nouvelle. Aux délicatesses de la vie courtoise, à
la casuistique amoureuse de la « fin’amor », Béroul préfère la peinture, parfois sauvag e, d’une
passion coupable, mais irrésistible. On est frappé par l’attrait qu’exercent les héros malheureux
sur leur auteur, qui place leurs amours pécheresses sous la protection de Dieu. C’est qu’à ses
yeux, Tristan et Iseut sont innocents, victimes du phi ltre, capables de remords, lorsque, après
trois ans, l’effet magique cesse. Le texte de Béroul suscite une émotion très simple et très
directe, qui relève, probablement, des conditions de diffusion de l’œuvre, qui ont déterminé la
65 forme. Béroul devait être un jongleur, qui s’adressait, sans doute, à des auditoires divers ; il ne
pouvait donc pas adopter une structure du récit trop subtile, ni trop développer des thèmes
peu connus au public populaire. Son art est, avant tout, le moyen de faire l’auditoire pa rtager
les souffrances des héros et non l’instrument d’analyses psychologiques ou idéologiques trop
profondes.
Au contraire, les fragments conservés du roman de Thomas , (comme ceux de la « Folie
de Tristan » d’Oxford, de même que la variante de Gottfried de Strasbourg ), constituent la
version « courtoise » de la légende et font preuve d’une stratégie littéraire bien différente.
Thomas d’Angleterre , ainsi nommé parce qu’il a dû vivre à la cour d’Henri Plantagenêt
et d’Aliénor d’Aquitaine, était un clerc cul tivé, maîtrisant les techniques de la rhétorique
médiévale et soucieux de morale. Les plus de trois mille vers qui nous restent de son roman
sont répartis en divers épisodes, consacrés aux dernières aventures et à la mort des héros.
Peut-être un peu moins sensible que Béroul au drame de Tristan et d’Iseut, Thomas exploite
surtout ce que leur passion a de symbolique ; il s’efforce de donner aux souffrances des amants
un sens fidèle aux conceptions courtoises de l’amour. Ainsi modifie -t-il les données primiti ves
de la légende qui le gênent parfois dans son dessein : les épisodes durs, brutaux sont éliminés,
les réactions des personnages sont l’occasion de logues et détaillées analyses des sentiments,
des subtils monologues, des descriptions des débats intérieu rs ; même le philtre a toute une
autre valeur que chez Béroul : il s’agit d’un symbole de la magie incantatoire de l’amour, du
mystère qu’il cèle et, en même temps, de la force de ce sentiment, qui a la capacité de tout
vaincre ; en outre, le philtre répon d très bien à cette idée de fatalité de la passion, qui est
perceptible dès le début et jusqu’à la fin. L’art de Thomas s’adresse à un public aristocratique
averti, initié, capable de reconnaître dans le déroulement d’une tragédie l’illustration d’un idéal
qui lui est cher.
2. Conclusions sur le roman de Tristan
Quoi qu’on puisse penser des tentatives plus ou moins courtoises de Béroul et de
Thomas , il faut reconnaître que les données essentielles de la légende celtique, et
particulièrement le philtre fat al, sont étrangères à la pure doctrine de la « fin’amor ». L’amour
conçu comme destin s’oppose à l’amour librement choisi, tel qu’il ressort de cette doctrine ;
66 mais, ayant un caractère moins « intellectuel », il comporte, peut -être, plus de vérité humaine ,
car il n’y a pas de vérité plus troublante que la mort, à laquelle cet amour aboutit ; c’est
pourquoi il conserve, à travers toutes les interprétations qu’il a subies, son pouvoir de
fascination.
Une de ces interprétations remarquables est donnée par Denis de Rougemont dans son
essai « L’amour et l’Occident », où, en utilisant des concepts de la psychanalyse et de la
critique thématique, il construit l’échafaudage de la culture et de la mentalité occidentales,
illustré justement sur la légende de Tristan et Iseut. Sa brillante démonstration explique la crise
de l’Occident à travers ce mythe de la passion , dont l’étymologie remonte au mot latin
« patire » qui signifie « souffrir ». Denis de Rougemont considère que l’histoire de Tristan et
Iseut répond au be soin de l’humanité de s’attacher à un mythe qui puisse exprimer une vérité
obscure et impossible à reconnaître, celle que la passion est indissolublement liée à la mort. En
analysant les contraintes qui doivent caractériser un vrai mythe, il souligne que l es lois de la
chevalerie (qui jouaient aux XIIe et XIIIe siècles un rôle de contrainte totale) n’interviennent
plus dans ce roman qu’en tant qu’obstacles mythiques et figures rituelles de la rhétorique.
C'est -à-dire que ces « cérémonies » sociales ne sont qu’un moyen, elles ne font que rendre
acceptable une conduite plutôt « antisociale », un amour -passion qui transgresse les lois
humaines et divines.
De Rougemont fait une analyse objective des faits que le roman essaye de nous
communiquer, ainsi que les c auses, expliquées ou, tout simplement, omises par les auteurs ; il
découvre et signale plusieurs énigmes.
Une des solutions proposées serait l’interprétation du roman comme illustration du conflit
existant entre l’institution de la chevalerie et la sociét é féodale en son ensemble.
Conformément à cette théorie, l’amour courtois serait né en réaction à l’injustice brutale des
mœurs féodales, qui traitaient le mariage comme une simple occasion de s’enrichir et
d’annexer des terres, par la dot ou par l’héritag e reçus. Voilà une bonne raison pour que le
mariage et l’amour deviennent incompatibles et cette conception toute particulière de l’amour
courtois sur la fidélité et le mariage pourrait expliquer quelques contradictions surprenantes du
récit. Mais cette fi délité courtoise est étrange, car elle s’oppose en égale mesure au mariage et
à l’accomplissement de l’amour, ce qui explique le dénouement tragique.
67 Enfin, Denis de Rougemont constate, après avoir fait l’analyse de la légende, que le conflit
entre les de ux lois entrées en jeu (celle de la chevalerie et celle de la morale féodale) intervient
dans le déroulement du roman pour en assumer la progression narrative. En fait, les obstacles
extérieurs qui s’opposent à l’amour de Tristan et d’Iseut sont, dans un c ertain sens gratuits,
inventés, des simples artifices romanesques. On dirait même que, lorsqu’il n’y a pas
d’obstacles, les héros s’efforcent de les inventer eux -mêmes : l’épée qui sépare les deux
amants pendant le sommeil, le mariage de Tristan avec Iseut aux blanches mains etc.
D’ailleurs, toute cette dialectique des obstacles Ŕ extérieurs et intérieurs Ŕ ne fait que prouver
les traits tout à fiat spéciaux de cet amour impossible, qui représente, en fait, « l’amour
d’amour » et qui devient, finalement, un vrai « amour de la mort » (il serait même possible
que cet aspect soit à l’origine d’une expression, très utilisée aujourd’hui par les poètes et les
chansonniers : « s’aimer à en mourir »).
D’autre part, à penser logiquement, cette passion coupable, scru puleuse, exigeante et
impossible ne saurait trouver son accomplissement que dans la mort, qui, comme pour Roméo
et Juliette de Shakespeare, serait l’unique solution. Impossible d’imaginer les deux amants
enfermés dans l’institution matrimoniale, tranquille s, vieillis et décrépites, las d’avoir vécu une
vie banale l’un à côté de l’autre, privés de ce frisson un peu équivoque, fourni par la
complicité dans le péché, sans cette exaltation causée par le sens du danger et de l’aventure,
sans, enfin, ce goût indi cible et inégalable du « fruit interdit ». « ‘ Tristan ’ se présente à nous
comme le plus courtois des romans bretons, en ce sens que sa partie épique – les luttes et les
intrigues – est réduite au minimum, alors que le développement tragique de la doctrine
religieuse détermine à elle seule la courbe puissante et simple du récit. Mais, en même temps,
c’est aussi le plus « breton » des romans courtois, en ce sens qu’il contient les éléments
religieux et mythiques d’origine évidemment celtique, bien plus nombr eux et plus faciles à
déceler, que dans les Romans de la Table Ronde » – souligne Denis de Rougemont dans son
étude.
Le chercheur anglais H. Hubert , dans son étude intitulée « Les Celtes », montre que, dans
le cycle des légendes irlandaises , l’on rencontre un grand nombre de récits qui parlent du
voyage d’un preux dans le Pays des Morts ; le héros (qu’il soit Bran, Cuchulainn ou Oisin) est
attiré par une « beauté mystérieuse », monte dans un « canot magique » et arrive dans un
68 « pays merveilleux » ; après u n certain temps, il devient las de ce séjour et veut rentrer ; il
revient, enfin, pour mourir dans son pays. Denis de Rougemont considère ce voyage comme
la source d’inspiration évidente du premier voyage de Tristan sur la mer, à la recherche, sinon
d’un r emède magique pour ses blessures, au moins d’une guérison par la mort.
D’autre part, plusieurs contes du cycle irlandais représentent, selon de Rougemont, une
source d’inspiration presque certaine pour des épisodes de « Tristan et Iseut ». Par exemple,
dans une idylle tragique, intitulée « Diarmaid et Grainne », les amants courent dans la forêt,
poursuivis par le mari trompé ; dans un autre conte, « Bailé et Ailin », ils se donnent rendez –
vous dans un endroit désert, où la Mort arrive avant eux, empêchant l eur rencontre, « car les
druides avaient prédit qu’ils ne se rencontreraient jamais de leur vivant, mais seulement
après la mort, pour ne se séparer jamais plus.» . Et l’on pourrait facilement multiplier ces
comparaisons littéraires. Mais il existe aussi de s particularités du récit qui nous font penser à
des correspondances encore plus précises entre les légendes celtiques et notre roman. Après la
mort de ses parents, Tristan a été élevé à la cour du roi Marc, son oncle. Mais il faut
mentionner que, depuis l es temps les plus anciens, les Celtes avaient l’habitude de placer leurs
enfants « sous la direction d’une personne qualifiée, dans une grande maison, la maison des
hommes » ; là-bas, ils recevaient une éducation de la part d’un maître et on les tenait à l ’abri
de la tentation des femmes. Cette institution, appelée en anglo -normand fosterage (tutelle)
s’est maintenue longtemps dans les pays celtiques : les enfants étaient confiés à des
« parents » (à fonction de « nourrices » et d’éducateurs à la fois) ave c lesquels ils établissent
une vraie relation paternelle, qui étaient soit des membres de la famille, soit des druides. Élevé
par le roi Marc, son oncle materne, Tristan devient ainsi, en vertu de son adoption, le fils du
roi, ce qui fait que les psychanal ystes soutiennent que la relation malheureuse de Tristan et
d’Iseut serait une conséquence d’un « complexe Œdipe » ; à cette interprétation s’oppose le
fait que les « pères adoptifs » comme le roi Marc, avaient souvent une cinquantaine de fils
adoptifs. Il ne faut cependant pas tout attribuer à la vision celtique ; si l’on dit
consécutivement une légende irlandaise (donc, celtique elle aussi) et puis le roman de Béroul
ou de Thomas, on peut constater que dans le premier cas la catastrophe est provoquée par une
fatalité extérieure, alors que, dans le second cas, il est question d’une volonté cachée, mais
69 inébranlable des deux amants. Dans les légendes celtiques l’action et le dénouement sont
déterminés par l’élément épique, alors que le roman courtois est rég i par la tragédie intérieure.
« L’amour celtique est, tout d’abord, un amour sensuel (malgré la sublimation religieuse
de la femme par les druides) ; le fait que, dans certaines légendes, cet amour s’oppose
secrètement à celui religieux, orthodoxe, et qu’i l se voit ainsi obligé à s’exprimer par des
symboles ésotériques, nous fait comprendre comment il a été possible une adaptation, si
rapide, du fonds breton au symbolisme du roman courtois » – explique Denis de Rougemont
dans « L’amour et l’Occident ». Cett e analogie reste cependant purement formelle ; sa seule
conséquence est celle qu’elle a favorisé la confusion moderne entre la passion de Tristan et la
pure sensualité.
70
Chrétien de Troyes
De Chrétien de Troyes, comme de beaucoup d'auteurs du Moyen Âge (au moins,
jusqu'au XIIIe siècle) nous ne savons rien d'autre que ce que nous pouvons déduire de son
œuvre et des allusions qu'y ont faites ses successeurs. On ne saura donc jamais si le nommé
Christianus, chanoine de l'abbaye de Saint -Loup à Troyes, que m entionne une charte de 1173,
se confond avec notre romancier. Il se nomme lui -même Chrétien de Troyes dans son premier
roman, « Érec et Énide », et Chrétien partout ailleurs. Ses successeurs le désignent des deux
façons. Par contre, nous pouvons affirmer, sans peur de nous tromper, qu'il était clerc, comme
le suggèrent de nombreux indices et comme le confirme l'auteur allemand Wolfram von
Eschenbach, qui s'inspire du « Conte du Graal (Perceval) » pour écrire son « Parzifal » ; en
signe de respect, celui -ci appelle Chrétien son « Maître ».
On sait à coup sûr qu'il a été en relation avec la cour de Champagne, puis avec celle de
Flandres et qu'il a écrit certaines de ses œuvres sur commande. « Le Conte du Graal » est
dédié à Philippe d'Alsace, comte de Flandre s. « Le Chevalier de la Charrette » a été écrit
pour répondre à une commande de la comtesse Marie de Champagne, à qui l'œuvre est,
d'ailleurs, dédiée; elle était la fille du roi de France, Louis VII, et d'une autre femme célèbre,
Aliénor d'Aquitaine. Il es t fort probable qu'elle ait été la protectrice d'André le Chapelain,
théoricien de la doctrine courtoise; elle a joué un rôle essentiel dans la diffusion en France du
Nord de l'esprit courtois et de sa casuistique amoureuse. Comme Chrétien le suggère lui –
même, l'exaltation de l'amour adultère de Lancelot et de la reine Guenièvre dans Le Chevalier
de la Charrette reflète plutôt la conception de l'amour de sa protectrice que la sienne.
Au début de son roman « CIigès », Chrétien énumère ses œuvres antérieures ; y
figurent: « Érec et Énide », plusieurs traductions d'Ovide, aujourd'hui perdues et un poème
sur « le roi Marc et Iseut la Blonde », perdu, lui aussi.
Telle qu'elle nous est parvenue, son œuvre, outre deux chansons d'amour, comprend
cinq romans en vers: « Érec et Énide », (vers 1170), « Cligès », (vers 1176), « Le Chevalier
au Lion (Yvain) », et « Le Chevalier de la Charrette (Lancelot) », probablement écrits de
façon alternée, entre 1177 et 1181, enfin, « Le Conte de Graal (Perceval) », commencé vers
1190 et resté inachevé, sans doute à cause de la mort du poète. On lui attribue aussi un roman
71 intitulé « Guillaume d'Angleterre » dont l'auteur se désigne lui même sous le nom de
Chrétien, mais dont la paternité reste cependant incertaine.
1. « Érec et Éni de »
« Quoi qu'on ne puisse pas lui faire l'honneur d'avoir inventé la «matière de Bretagne
», Chrétien de Troyes est l'auteur du premier roman connu, Érec et Énide, qui, pour la
première fois, réunit à la description de l'amour courtois une mise en jeu de l'aventure,
épreuve d'où le héros sort victorieux, située sur un arrière -fond merveilleux et féerique
nourri par les légendes celtiques ». (Histoire de la littérature française, Université de
Bucarest, publiée sous la direction d' Angela Ion ).
Ce roman, co mme les autres, ultérieurs, suit un schéma, (qui sera la marque propre de
Chrétien de Troyes), et qui comporte, en principal, deux parties: la première, c'est la recherche
du bonheur individuel, auquel le héros accédera assez facilement ; la deuxième, comm ence,
d'habitude, par une faute du héros, à la suite de laquelle il perdra temporellement ce bonheur,
qu'il va racheter par son triomphe dans les aventures les plus dangereuses, dans les épreuves
les plus dures.
Dans la première partie, (comme dans les rom ans antiques, où l'aventure a un sens
purement confirmatif), le héros ne fait que prouver ses mérites, déjà connus et qui seront
récompensés d'un prix, lui aussi prévisible; dans la seconde, nous assistons à une évolution
intérieure de notre chevalier, qui le rendra digne des faveurs de sa « domina ».
Après avoir conquis l'amour de la belle Énide, qu'il épouse, Érec, charmé par les
délices de la passion, à laquelle il s'adonne exclusivement, néglige ses devoirs chevaleresques
et parvient à se faire appeler « récréant », ce qui signifie « lâche ». Pour regagner sa
renommée, Érec devra repartir à la recherche de nouvelles prouesses:
« Érec s'en va, il emmène sa femme
On ne sait où, à l'aventure ».
La deuxième partie commence donc sous le signe de la quête, motif sine qua non de
tout roman d'aventures.
Selon Reto Bezzola , dans son étude intitulée « Le Sens de l'aventure et de l'amour »
(Chrétien de Troyes) , les aventures de la deuxième partie s'ordonnent selon une triple
72 gradation. Première étape: l'aventure se présente, le héros l'accepte, il revient à la cour du roi
Arthur et l'isolement amoureux prend fin; deuxième étape: il doit secourir quelqu'un, qui
sollicite son aide, étape qui s'achève sur la réconciliation du couple; troisième étape: il se
propose un n ouveau but, c'est -à-dire une quête (dans ce cas, celle de la Joie de la Cour).
Dans cette dernière aventure, se trouve condensée l'essence même du roman : elle ne
rétablit pas uniquement la Joie perdue de la Cour, mais aussi la Joie courtoise, en général.
En triomphant de Mabonagrain, Érec triomphe aussi de son double monstrueux. À
travers « le mur d'air », (qui a valeur de symbole, étant une sorte de prévision de l'avenir), le
héros peut voir, comme dans un miroir, ce qu'il aurait pu devenir lui -même, en p eu de temps,
s'il n'avait pas répondu à l'appel de l'aventure: la passion démesurée de Mabonagrain et de son
amie les a conduits à une dangereuse androgynéité ; Érec « risque » sa femme pour retrouver
l'altérité et se retrouver soi -même.
Une morale en ress ort : toute passion démesurée, vécue dans l'isolement, devient
source d'angoisse et aboutit à l'échec. D'autre part, ce roman semble offrir une solution à un
des problèmes qui préoccupaient l'époque de Chrétien : le conflit amour – prouesse. L'amour
dans l a solitude n'est plus source de joie, ni pour l'individu, ni pour la société: seul amour
épanoui dans la société et doublé de prouesse confère à la vie son sens. Cette leçon, avec des
variantes, sera retrouvée dans plusieurs romans de Chrétien de Troyes.
73
2. « Cligès » (« La fausse Morte »)
Intitulé aussi «La Fausse morte », ce roman est une reprise du mythe de « Tristan et
Iseut » et en même temps le résultat de la fusion des deux « matières » : celle de Bretagne et
celle « antique ». Presque tous les ép isodes de Tristan et Iseut sont repris par Chrétien, mais
les données du conte celtique sont réorganisées et utilisées de manière complètement
différente.
Comme pour le roman précédent, Cligès présente une structure bipartite. La première
partie retrace 1 'histoire des parents de Cligès, Alexandre, empereur de Constantinople et
Soredamors, qui est la sœur d'un des chevaliers de marque du roi, le seigneur Gauvain. Écrite
sans doute sous l'influence de « l'Enéas » antique, cette première partie aurait été dép ourvue
d'intérêt si elle n'avait pas eu le mérite de dépeindre avec grâce un sujet à la mode : la
naissance du sentiment amoureux: dans deux cœurs jeunes.
Dans la deuxième partie, les similitudes avec Tristan et Iseut sont évidentes: le jeune
Cligès conqui ert pour son oncle la belle Fénice; entre les deux jeunes gens, une forte attraction
prend naissance. Mais, à la différence de la blonde Iseut, Fénice est beaucoup plus décidée;
elle n'appartiendra pas à deux hommes : « Qui aura le cœur, aura aussi le corp s» affirme -t-
elle. Fénice fera appel à une ruse pour atteindre son but: grâce à un philtre magique, elle se
fera passer pour morte, ensuite elle sera ressuscitée à une nouvelle vie, tout comme l'oiseau
Phoenix, (d'où son nom dérive); la nouvelle vie sera l 'amour parfait avec Cligès. Mais, dans
cette variante, tout aurait été trop facile; un simple accident événementiel vient détruire les
plans des deux héros. Ils n'échapperont à la destinée tragique de Tristan et d'Iseut, que par la
mort du mari.
Une fois d e plus, Chrétien semble vouloir donner une leçon de vie : premier
enseignement: il ne faut jamais construire son bonheur sur le malheur d'autrui, même si cet
autrui est indésirable, jaloux et ridicule; deuxième enseignement: l'amour ne doit pas se
subordon ner aux forces obscures et incontrôlées (symbolisées par le philtre magique).
74
3. « Le Chevalier de la Charrette » (« Lancelot »)
Il est indiscutable que ce roman a été une œuvre de commande, que la Comtesse Marie de
Champagne (protectrice de plus d'un écrivain de l'époque) a demandé à Chrétien de composer,
dans le but de transférer dans le récit les thèmes et les motifs de la fin 'amor, que l'on
retrouvait alors dans l'œuvre des troubadours. D'ailleurs, le poète affirme lui -même dans le
prologue que « l a matière » et le « sens » lui ont été fournis par « sa dame» (sa protectrice), et
que, pour sa part, il n'y a mis que sa « peine». En effet, il semble que Chrétien ait « peiné » à
écrire un récit dont le sens ne lui enflammait pas trop l'imagination, tout en servant une idée
pour laquelle il n'était pas conquis; car, par endroits, on peut entrevoir entre les lignes son
sourire ironique; en plus, il n'a même pas eu la patience de finir cette œuvre, la tâche étant
confiée à son confrère, Godefroy de Lagny, q ui le fit d'après les plans du «titulaire ».
L'action suit le canevas déjà connu des récits de Chrétiens de Troyes. En son château de
Camaalot, le roi Arthur tient cour plénière quand survient un chevalier inconnu, qui affirme
avoir fait prisonniers des ch evaliers d'Arthur et offre de les rendre si un champion du roi vient
lui disputer, dans la forêt, la reine Guenièvre. Le sénéchal du palais accepte la provocation,
mais on aperçoit bientôt son cheval revenir de la forêt sans cavalier. C'est le tour de Gauv ain,
neveu du roi, de partir en quête. Dans la forêt, il rencontre un chevalier inconnu et solitaire,
dont le cheval était fourbu, et il lui prête un de ses destriers. Quelque temps plus tard, il
retrouve le cadavre de ce destrier, entouré d'armes brisées, témoignant d'un terrible combat.
Continuant sa quête, il va assister à un étrange spectacle.
C'est la scène capitale, qui a donné son titre au roman: le chevalier que Gauvain avait
rencontré dans la forêt (dont nous ne connaissons toujours pas le nom et q ui est, en fait,
Lancelot, le vrai héros du récit) acceptera de monter dans la charrette de l'infamie et de se
déshonorer, afin de pouvoir apprendre où se trouve la reine Guenièvre.
Avant d'y monter, cependant, il hésite «le temps de deux pas» et ce court moment
d'indécision (qui est un vrai morceau d'analyse psychologique, comparé, à juste titre, à un
«débat cornélien») marque le sacrifice que notre héros assume pour sa dame ; cependant,
l'instant perdu dans ce combat intérieur lui coûtera cher, car la rei ne, Lille « domina » plutôt
75 tyrannique, ne voudra pas le lui pardonner facilement. C’est l'erreur commise par le héros, et
qu'il devra racheter ensuite par de dures épreuves.
Une de ces épreuves, la plus effrayante et la plus impressionnante pour le lecteu r,
c'est le Pont de l'Épée. Page purement romanesque, cet épisode comporte tous les éléments de
l'imprévu et du suspense: un fleuve noir et menaçant, un pont impossible à franchir, fait d'une
épée le tranchant vers le haut, un enchantement redoutable, qui fait que le héros voit à l'autre
extrémité du pont des fauves géants, etc., tout cela concourt à accroître la tension dramatique
du récit jusqu'au paroxysme.
Mais le héros fait preuve d'une inébranlable résolution: il passera le pont mains nues,
pieds nus, malgré tous les avertissements de Gauvain, qui, de son côté, prendra le chemin le
plus long et le moins dangereux ; une fois l'obstacle passé, l'enchantement disparaît et les deux
fauves effrayants s'évanouissent également.
Par un admirable effort de volo nté, notre héros donne, une fois de plus, la preuve de
son esprit de sacrifice, mis au service de la femme aimée, qui va, dans cette situation, jusqu'à
l'autodestruction physique.
L'imagination de Chrétien se meut tout naturellement dans le symbole: les de ux
monstres qui semblaient garder l'autre extrémité du pont symbolisent la peur humaine, qui
surgit, semble -t-il, du sommeil de la raison; mais cette hallucination repose aussi sur une vérité
psychologique : l'homme effrayé se fait des obstacles imaginaire s, que seul le brave peut
dépasser par un acte de courage.
Le pont aussi est un symbole, car il relie deux mondes : celui connu à celui connu
celui à naturel à celui surnaturel, celui des humains à celui des redoutables enchanteurs. Mais
on peut déceler é galement une autre connotation symbolique à ce mystérieux Pont de l'Épée:
c'est le rituel de la purification par la douleur physique, par la souffrance en général, qui, dans
les croyances primitives, était la seule voie qui permît l'accès vers un état supé rieur de l'être,
ou, dans le cas de notre héros, vers l'étape initiatique suivante.
Enfin, les dernières aventures du héros seront la preuve suprême de son amour
parfaitement courtois, de son obéissance complète à sa dame, de son dévouement plus
qu’humain. Devant lui se dresse le château du roi Bademagu, père du méchant Méléagant.
76 Guéri de ses blessures par le chirurgien du vieux roi, notre hardi chevalier obtient de
disputer la reine, en champ clos, à son farouche ravisseur.
La bataille est terrible, Méléa gant va remporter sur le champion de la reine, qui semble
dépourvu d'une motivation réelle pour combattre; Guenièvre, d'une fenêtre, assiste inaperçue
au combat. Mais une suivante de la reine s'avise d'lm stratagème et demande à sa maîtresse le
nom de son défenseur, qu'elle crie à haute voix, en faisant remarquer au chevalier la présence
de sa dame. Le lecteur apprend ainsi, pour la première fois, vers le milieu du roman, que celui –
ci s'appelle Lancelot du Lac; ce moment, où le héros se fait appeler par son vrai nom, est, aussi
un moment symbolique : c'est comme une nouvelle naissance, car il reçoit un nom et donc, une
identité ; c'est à cet instant que sa vraie vie commence.
Ensuite, Chrétien développe un des thèmes les plus typiques de la littérature court oise: si
l'amour peut conduire le chevalier à se déshonorer, il peut aussi lui inspirer les plus héroïques
exploits. La seule vue de sa dame rend ses forces à Lancelot : non content de prendre
l'avantage sur son adversaire, il a encore la coquetterie de l' hun1ilier sous les yeux de sa reine ;
on peut même s'amuser, à ce moment supposé dramatique, à suivre les ingénieuses péripéties
de ce combat, décrit avec une précision non dénuée d'humour. En final, le héros « obéissant »
fera grâce à son terrible adversa ire, à la demande de sa dame, et se croit enfin digne de son
attention.
Mais, chose surprenante, la reine lui tient encore rigueur d'avoir hésité « le temps de deux
pas » avant de monter dans la charrette; il devra expier cette faute par d'autres épreuves (il
sera enfermé dans une tour; ce sera Gauvain qui aura l'honneur de ramener Guenièvre au roi
Arthur ; notre héros devra lutter dans un tournoi, sans dévoiler son identité, en plus, il sera
obligé de combattre « au pire » sous les huées de la foule; il re viendra dans la prison d'où il
avait été libéré sur parole; il n'en sortira qu'après une année, grâce à la générosité de la propre
sœur de Méléagant ; enfin, il tuera le misérable devant le roi et la reine). Ce n'est qu'à la suite
de toutes ces dures épreu ves qu'il méritera un signe de bienveillance de la part de sa tyrannique
« dame ».
Le roman a été donc bâti sur la même symétrie que les précédents. Il existe une première
partie (jusqu'à l'épisode du Pont de l'Épée) qui suit le même schéma de la quête jal onnée
d'aventures, n'ayant d'autre lien entre elles que la quête elle -même. Ce procédé, amorcé déjà
77 dans le premier roman, Érec, s'affine, devenant un véritable art des explications incomplètes,
du suspense, propre au récit mystérieux et énigmatique. La de uxième partie présente une
construction plus serrée, où une logique intérieure des événements semble ajouter un plus de
cohérence au récit.
L'aventure de Lancelot se développe entre deux bornes : « le moment où la communauté
arthurienne est abattue par le surgissement du malheur et celui où le héros, maîtrisant ce
malheur en tuant l'adversaire, rétablit la Joie » (Jean Rychner , « Le suiet et la signification
du «Chevalier de la Charrette » ).
Le caractère exceptionnel de Lancelot et sa valeur toute particuli ère sont mis en évidence
par le contraste avantagé avec le chevalier Gauvain, neveu du roi, qui s'engage à remplir la
même tâche, mais qui choisit toujours la variante la plus facile, la plus prudente, et, sans doute,
la moins spectaculaire. Donc, Chrétien nous fait assister à deux quêtes en parallèle: d'une part,
Gauvain, qui agit d'après la norme et s'encadre dans la normalité, qui refuse de monter dans la
charrette du déshonneur, choisit le chemin le plus long et le plus sûr, et agit, semble -t-il, au
nom de la Raison; d'autre part, Lancelot, pour qui l'amour est la loi souveraine, qui est prêt à
tout sacrifier (son honneur, son intégrité corporelle, sa vie même), dans un élan qui dépasse la
normalité ; ce n'est donc pas l'homme commun qui aura le privilèg e de sauver la reine
Guenièvre et la communauté arthurienne, mais celui qui, fortifié et guidé par son amour,
pousse ses actions vers l'Absolu.
L'aventure de Lancelot est donc la quête, qui s'effectue par un voyage, considéré
toujours dans les romans de Ch rétien comme un parcours initiatique, qui devra aboutir à la
formation d'un héros quasi -parfait (c'est aussi le cas d'Yvain, dans « Le Chevalier au Lion »,
comme c'est aussi celui du héros parti à la recherche du Saint -Graal, dans un autre roman
célèbre, « Perceval »). L'initiation commence lors de son départ de la cour arthurienne, qui
signifie la séparation du monde des choses connues, réelles, rassurantes. Au moment même où
le héros met les pieds hors du château, son aventure initiatique entre dans une « étape
préliminaire », où il accumule des expériences, sans résultat immédiat, mais qui l'entraîneront
dans la voie qui va aboutir à parachever sa personnalité. Enfin, la forêt, peuplée de créatures
78 bizarres (nains, fées, sorciers, monstres etc.), c'est l' espace de l'aventure par excellence dans la
mythologie celtique, dont Chrétien s'inspire.
L'influence du rite initiatique païen est indéniable, dans ce roman, plus que dans les
autres romans de Chrétien (« Yvain », « Perceval ») dans lesquels on observe pl us nettement
l'influence du christianisme; si Lancelot s'initie à la doctrine de l'amour courtois, les autres
héros, Yvain et Perceval s'en éloignent, (le second plus que le premier), pour accéder à un
autre type d'initiation, spirituelle. La «purification par la souffrance », que Lancelot subit,
relève des croyances primitives, païennes, des peuples préchrétiens. Afin de devenir initié,
Lancelot sera soumis à toutes les épreuves, devra parcourir toutes les étapes possibles d'une
souffrance plus qu'humaine : de 1 'humiliation (la charrette) à la torture physique (le Pont de
l'Épée), du danger de mort (combat avec Méléagant) jusqu'à l'injuste exil (prisonniérat dans la
tour du château de Bademagu), enfin de la perte de son identité (participation incognito au
tournois royal), jusqu'à l'arbitraire interdiction d'apparaître à la cour du roi Arthur, formulée
expressément par celle qu'il adore en cachette. Ce n'est qu'au terme de ce véritable parcours
initiatique, (qui l'amène à la perfection individuelle), que no tre héros deviendra capable de
sauver la communauté, en lui rendant la Joie perdue de la Cour, qui signifie, en fait, la joie de
vivre, le sens même de l'existence humaine.
On peut donc constater que, bien que « Lancelot » fût une œuvre de commande, bâtie
sur une idée imposée, à laquelle il ne souscrit pas en totalité, Chrétien parvient, par son talent
et par son inspiration prodigieuse, à donner à ce roman une tournure tout autre que celle
envisagée par sa protectrice. Même si c'est une œuvre fondée sur le s principes de la « fin
'amor » courtoise, elle s'éloigne, par le stratagème secret de son auteur, du cadre borné de
l'aventure amoureuse, pour déplacer le sens du récit dans une autre sphère, qui semble
annoncer une autre quête, spirituelle, que Chrétien va développer dans son dernier roman,
Perceval.
4. « Le Chevalier au Lion » (« Yvain »)
On a unanimement reconnu ce roman comme étant le mieux construit de tous les récits de
Chrétien de Troyes. Sa thématique, comme sa structure bipartite nous font pense r au même «
moule » où Chrétien avait coulé son « Érec et Énide ». Dans la première partie, Yvain, jeune
79 et brave chevalier du roi Arthur, parcourt un trajet parsemé d'aventures, au bout duquel se
trouve la récompense : l'amour accompli. L'enchaînement de ces aventures est relativement
simple à retracer: un jour, un chevalier raconte à la cour du roi une mésaventure, qui lui est
arrivée dans la forêt de Brocéliande, pour avoir répandu, par mégarde, l'eau d'une fontaine
merveilleuse. La décision royale, de s 'y rendre avant quinze jours pour voir ce qu'il se passe,
sera devancée par Yvain, soit par curiosité, soit dans le dessein d'impressionner son roi par sa
prouesse. Après avoir versé un peu d'eau de la fontaine par terre, Yvain sera surpris par une
violent e tempête, ensuite attaqué par un chevalier inconnu, surgi de nulle part, qu'il arrive à
blesser mortellement et dont il prend la trace dans la forêt, jusqu'à son château.
Malheureusement, la porte de la forteresse se referme derrière notre héros, il devie nt
prisonnier et se trouve en grand danger. Rendu invisible grâce à un anneau que lui donne la
servante Lunette, (à laquelle il a jadis rendu service), Yvain assiste aux funérailles du chevalier
qui l'avait attaqué et qui est mort à la suite de sa blessure ; il sera profondément ému par la
beauté de la veuve, Laudine, dont le charme lui tourne la tête. À partir de ce moment, il n'a
d'autre désir que de gagner le cœur et la main de cette femme, ce qu'il réussira, avec
l'assistance de la même brave Lunette.
Chrétien construit une véritable scène de comédie, digne du « Jeu de l'Amour et du
Hasard » de Marivaux, ou bien de « La Jeune Veuve » de La Fontaine, ou encore de « La
Matrone d’Ephèse », du même auteur. Dans un dialogue vif et spirituel, nous assistons, d 'une
part, à la ruse habile de la servante, qui, petit à petit, parvient à convaincre sa maîtresse de la
nécessité de se remarier, afin de pouvoir assurer la sauvegarde de la fontaine merveilleuse et
de son château, et, d'autre part, à la réaction de la je une veuve, que l'auteur dépeint avec
beaucoup de raffinement psychologique: marquée encore par la pudeur, elle écoute pourtant
Laudine avec une curiosité croissante, fait mine d'être fâchée, mais, graduellement se laisse
conquérir par l'idée que celui pour ra le mieux garder ses biens c'est le tueur de son mari, un
chevalier que la servante décrit comme paré de qualités. Lunette, une vraie diplomate, (qui
nous fait penser aux servants intelligents et rusés de la littérature du XVIIIe siècle), réussit à
arran ger une rencontre entre le chevalier et la châtelaine.
Nous devons admirer la souplesse du récit, où l'analyse psychologique revêt les
formes les plus diverses: monologue, dialogue, description (des gestes, du visage etc.), qui
80 marquent les étapes du revi rement rapide de Laudine et le manque d'assurance d'Yvain au
début de l'entrevue courtoise. Cette scène a dû faire le délice des lectrices du XIIe siècle:
Yvain, magnifiquement habillé, s'agenouille aux pieds de sa dame, reconnaît sa faute et lui
déclare, avec une force et un enthousiasme propres au jeune âge, son amour foudroyant et
passionné. Les deux se réconcilient, Yvain épouse la veuve et, selon le schéma habituel, la
première partie s'achève sur l'image radieuse de l'amour accompli.
Entre la première et la deuxième partie Chrétien introduit, (comme dans les autres
romans), la faute que le héros commet et qui va relancer l'action. Yvain ressentira bientôt le
besoin de répondre à l'appel de l'aventure, « tenté» par Gauvain, qui lui montre dans un
discou rs les dangers de l'inactivité: il pourrait se retrouver un jour sur la pente de la
récréantise. «Chevalier sans amour au début du roman, il est devenu amoureux sans
chevalerie », remarque M. Accarie , dans l'étude intitulée « La Structure du ‘Chevalier au
Lion’ de Chrétien de Troyes ». Mais l'auteur refuse de sacrifier l'une ou l'autre de ces valeurs.
Gauvain entraîne donc notre héros dans une quête de la gloire personnelle, qui signifiera, en
fait, le sacrifice de l'amour. Laudine consent à le laisser part ir, mais à condition qu'il revienne
au bout d'un an. L'année s'écoule, Yvain, captivé par le goût d'une gloire éphémère (faite de
brillantes victoires dans des tournois), oublie son serment et, lorsqu'il revient, il est déjà trop
tard: sa dame refuse d'une manière catégorique de le .voir ou de lui parler. Bien qu'il fût parti
pour parachever sa personnalité, Yvain se trouve à ce moment de l'action sur le point de se
détruire lui -même: en perdant l'amour de Laudine, il est pris de folie.
La deuxième partie du roman représente, (comme dans « Lancelot » ou dans
« Perceval »), le parcours initiatique absolument nécessaire pour l'accomplissement du héros.
Devenu fou, notre héros erre dans les bois, demi -nu; symboliquement parlant, « il va
mourir un peu» ; pour r edevenir lui -même (voire accéder à un état supérieur), Yvain devra
recouvrer sa raison et racheter sa faute.
Au cours de ses pérégrinations, il sauve un lion aux prises avec un serpent et la noble
bête s'attache à lui, l'accompagne partout et combat ses en nemis. C'est un moment important
et chargé de signification, car, dans la symbolique chrétienne, le lion est une représentation du
Saint -Esprit. Désormais, Yvain sera appelé « le Chevalier au Lion », et, comme pour
Lancelot, le moment où il reçoit ce nom e st symbolique: c'est le signe d'une nouvelle identité et
81 d'une « nouvelle naissance », c'est la fin de sa folie (qui équivaut à une « mort» symbolique) et
le début de sa nouvelle existence, sage, généreuse, placée sous le signe de la protection divine.
C'est pourquoi, désormais, la quête de notre héros change de signification et devient
spirituelle; pour Yvain, le but suprême de sa quête est de se retrouver soi -même régénéré
spirituellement, c'est de parfaire la personnalité, afin de devenir un véritable ch evalier chrétien.
Mais, pour accéder au niveau supérieur, il lui est impérieusement nécessaire de
racheter sa faute et « payer ses dettes» envers ce monde auquel il appartient : dettes de
reconnaissance (l'épisode de la dame de Noroison), de solidarité de lignage (l'épisode du
seigneur menacé par le géant Harpin), d'amitié (l'épisode Lunette), moments qui marquent
autant d'étapes initiatiques.
Les exploits du héros se multiplient après la rencontre incognito avec sa dame. Il fait
un progrès moral, il devien t plus généreux, il va secourir des opprimés : les tisseuses de soie,
captives dans le Château de la Pesme Aventure, exploitées par des maîtres sans cœur, qui leurs
imposaient des travaux épuisants. Dans la légende primitive d'où Chrétien s'inspire, ces
ouvrières avaient été capturées et enfermées par deux diables, elles étaient, croyait -on, des
âmes prisonnières de l'Enfer; Chrétien transpose dans la claire réalité la brumeuse légende
celtique; il actualise le conflit, en nous faisant entendre « la complai nte des tisseuses de soie »
de son temps, dans les ateliers de Champagne, ou d'Artois, ou d'ailleurs.
Vers le final, l'amour triomphera de l'aventure. La fidèle Lunette parvient, toujours par
une de ses habiles manœuvres, à réconcilier Yvain et sa dame. Un mystérieux chevalier vient,
tous les jours, troubler la fontaine merveilleuse et déchaîner les tempêtes; Lunette affirme que
seul le Chevalier au Lion pourrait défendre la fontaine ; sa maîtresse accepte de le recevoir et
découvre alors que le Chevalier a u Lion, l'audacieux inconnu et Yvain ne sont qu'un seul et
même personnage. Les deux époux se réconcilient et Yvain, vaincu par l'amour, renonce
définitivement à l’aventure.
Le parcours initiatique d'Yvain n'est donc pas tout à fait différent de celui de L ancelot:
l'initiation à la sagesse, (située toujours dans la deuxième partie), comporte des étapes plus ou
moins similaires à celles de « Lancelot »: la faute tragique, les épreuves successives, les
expériences qui s'ajoutent les unes aux autres et se cons tituent en des leçons de morale et de
conduite, le sacrifice, enfin, le triomphe sur le mal et le salut de la communauté. En grandes
82 lignes, le schéma est le même, avec des « variations ». Comme pour Lancelot, le grand « guide
», l'étoile qui montre le che min à Yvain, c'est l'amour : amour -sagesse, amour -religion, amour –
idéal.
Mais il faut souligner qu'il y a aussi des différences importantes à remarquer: le rôle de
la Cour du roi Arthur n'est pas le même dans les deux romans. La cour royale est toujours le «
paradis perdu» pour le héros, dans tous les romans de Chrétien de Troyes, mais, si dans les
autres romans, le héros « coupable» commençait sa réintégration par le retour à la cour, dans
« Le Chevalier au Lion », c'est la présence même de la cour qui déc lenche la crise. Le rôle de
la cour, les rapports qu'elle entretient avec ses membres individus, ainsi que « l'inopérance »
d'un certain type de prouesse gratuite, annoncent le « sen » (c'est -à-dire l'enseignement, la
signification cachée) que Chrétien va développer le mieux dans le « Conte du Graal
(Perceval) ». Le dessein du chevalier chrétien (dernier stade dans l'initiation d'Yvain) n'est plus
de prouver ses vertus guerrières, mais d'atteindre à un état supérieur de sa propre personnalité,
de défendre l es opprimés et d'accomplir des actions altruistes, généreuses, placées sous le
signe de la philosophie chrétienne.
5. « Le Conte du Graal » (« Perceval »)
Ce dernier roman de Chrétien, bien qu'il soit construit sur le même schéma que les
précédents, et b ien qu'il respecte la même structure et le même style – auquel l'auteur a déjà
habitué ses lecteurs – est sensiblement différent des autres. C'est toujours le roman d'une
aventure, d'un voyage, d'une quête, d'un itinéraire initiatique; mais, cette fois -ci, la quête est
mystique et spiritualisée; ce n'est plus un être ou un objet concret, matériel, que l'on
recherche, mais une idée, un objet quasi -dématérialisé, plutôt un symbole.
Du point de vue de sa composition, le roman présente la même structure biparti te. Il y
a donc une première partie, qui décrit la triple initiation du jeune Perceva1 : à la chevalerie
(épisode Gornemant de Goort), à l'amour (épisode Blanchefleur) et à cette vérité, « autre »,
mystérieuse et sacrée, symbolisée par le saint Graal ; dan s la deuxième partie, l'action se
dédouble: l'auteur suit tour à tour les aventures de Perceva1 et de Gauvain, auxquels il fait
mener une quête parallèle (procédé qu'il avait déjà utilisé dans « Lancelot »).
83 Le roman débute par une scène importante, que l' on pourrait nommer « l'appel de la
vocation ». Le très jeune Perceval, fils d'une veuve, qui l'élève toute seule dans la profondeur
d'une forêt, rencontre un beau jour un groupe de chevaliers, pour lesquels il ressent subitement
une puissante attraction. L a scène est construite sur deux descriptions parallèles: d'une part, la
beauté naturelle, faite par la main du Créateur, d'une forêt au printemps, (avec sa nature en
fête, fraîche et frémissante), que Chrétien dépeint en utilisant la description du type
synésthésique ; d'autre part, la beauté artificielle, (au sens de « arti factum » = «fait avec art»),
créée par la main de l'homme, (avec ce qu'il a pu construire de plus impressionnant : les
armures en or et argent des chevaliers, leurs boucliers peints en couleurs et parés de blasons
étincelants, leurs armes brillant dans le soleil, les riches ornements des chevaux…etc.), tableau
que Chrétien réalise par un subtile jeu de lumières et d'ombres.
Ce premier moment est doublement symbolique. D'abord, parce qu 'il met en parallèle
la création divine, inégalable, parfaite, toujours étonnante, et la création humaine, qui
s'efforce d'imiter la première, de se hisser à son niveau, qui peut même donner l'impression de
le réussir, mais reste toujours dépourvue de ce q u'il y a d'essentiel. C'est comme si Chrétien
aurait voulu, dans cette scène, anticiper un peu le « sen » de son roman. La deuxième raison
pour laquelle le moment est symbolique se situe au niveau de l'intrigue: inconsciemment,
Perceval, tout en se laissan t fasciner (comme s'il était hypnotisé) par les nobles guerriers, opère
un choix essentiel pour sa vie: il deviendra lui aussi, chevalier (comme l'avaient été son père et
ses frères disparus), en dépit du désespoir de sa pauvre mère, qui mourra tout de sui te après
son départ. Son attitude est symptomatique; c'est un signe qui précède et annonce le début de
son initiation : la séparation de sa mère, de sa maison, de son milieu ; cette séparation signifie
son option catégorique pour un autre type d'existence, celle des armes, et marque la fin de sa
vie pacifique, en parfaite harmonie avec la nature et divinité. Les chevaliers du roi Arthur
jouent le rôle d'un "stimulus perturbateur", qui vient troubler cet univers maternel, protecteur
et paisible, où le héros est dépourvu de la connaissance de soi et du monde; la meilleure
preuve en est que, au moment où on lui demande son nom, il donne des réponses tellement
innocentes, qu'elles provoquent le rire:
« Sire, dit le garçon, je vous le dirai:
Mon nom est "beau fil s ". – "Beau fils’’, seulement?
84 Je pense bien que tu as encore un autre nom.
– Sire, par ma foi, je m'appelle "beau frère".
Je le crois bien, mais si tu veux dire la vérité,
C'est ton vrai nom que tu dois me dire.
– Sire, fait -il, je peux bien vous dire
Que de mon vrai nom je m'appelle ‘‘beau sire” . »
Comme dans le cas de ses ancêtres bibliques, Adam et Ève, la connaissance fait perdre à
Perceval cet état de bonheur paradisiaque et provoque la quête; le garçon ne sera jamais plus
un innocent. Il assume en tièrement la condition humaine, qui suppose le risque de la mort (en
apprenant la vérité sur la mort de ses frères et de son père) et la chute du Paradis. Pour
Mircea Eliade , la séparation du novice de son univers maternel a une signification très claire:
« il s'agit d'une rupture, parfois très violente [dans ce cas, mort de la mère] du monde de
l'enfance, qui est maternel et féminin et d'un état d'asexualité et d'ignorance ». (« Traité
d’Histoire des religions »).
À la cour du roi Arthur, suit l'initiation à la chevalerie et à l'amour courtois. Perceval
se couvre de gloire, gagne la faveur du roi et l'admiration des femmes, monte, tour à tour, les
marches des honneurs, et se fait « adouber » (reçoit le titre et les armes de chevalier). C'est
l'étape « confi rmative », où, après avoir parcouru un itinéraire circulaire, – ayant pour point de
départ et d'arrivée la cour arthurienne (l'espace parfait de la chevalerie) – notre héros aboutit à
la perfection terrestre, c'est -à-dire au stade de chevalier courtois ach evé. Cette étape dans
l'évolution du héros correspond à ce que le chercheur Oswald Spengler , (dans son étude « Le
Déclin de l'Occident » appelle « l'âme faustique » de l'homme occidental, qui suppose le désir
de s'impliquer dans le réel, de combattre et de s'affirmer par l'extension de sa renommée; pour
l'instant, le héros doit se limiter à la gloire terrestre, l'accès au sacré lui étant interdit, car il ne
possède pas la perfection morale qui puisse lui permettre de saisir le mystère divin.
L'étape suivant e du parcours initiatique de Perceval c'est l'épisode du mystérieux
château du « Roi-pêcheur ». L'entrée du héros dans ce 'château est si difficile, qu'elle touche à
la limite de l'impossible. Le symbolisme biblique n'y manque pas. L'eau qui entoure le châ teau,
« rapide et profonde », sans aucune possibilité d'être franchie (« vingt lieues en aval ou en
amont il n'est ni gué ni pont »), symbolise une limite qui entrave le passage à un état
85 supérieur. Accueilli par le roi pendant une nuit, notre héros reçoit l'épée magique, signe que
son perfectionnement chevaleresque est accompli. Ensuite, il assiste à un étrange spectacle: un
jeune homme passe, portant une lance ensanglantée; il est suivi par deux jeunes filles, portant
l'une un Graal (vase), étincelant de pierreries, l'autre un plateau d'argent. Suivant les leçons du
sage prudhomme Gornemant, il ne juge pas opportun d'interroger son hôte sur cette étrange
procession, ou sur le sens de ce mystère. Ainsi manque -t-il une merveilleuse occasion qui
s'offrait à l ui. Comme il l'apprendra, en effet, trop tard, s'il avait posé la question, le Roi –
pêcheur, qui était paralysé, aurait pu être guéri et lui -même aurait reçu mille félicités. À la
sortie du château, il découvre son nom : Perceval (le Chétif) – correspondant au niveau
initiatique où il est resté, à cause de son initiation ratée; l'accès au niveau supérieur lui est
interdit.
La vue du Graal est une révélation pour notre héros : elle déclenche en lui un
changement profond, éveille dans son âme un désir infini, inassouvi de connaître ce mystère,
qui semble mener à l'essence sacrée du monde.
Dès lors, Perceval (qui possède un nom, une identité, et donc commence à vraiment
exister) se fixe un idéal, le plus exigeant possible: il n'aura de cesse avant qu'il n'ait re trouvé le
merveilleux Graal ! Son ami, Gauvain, essaie, de son côté, de le trouver et d'en pénétrer le
secret. Chrétien suit tour à tour cette double quête. Au bout de cinq ans de recherches et
d'efforts inlassables, Perceval est amené à se confesser à un ermite; celui -ci se trouve être
l'oncle du Roi -pêcheur et le frère de la propre mère de Perceval : il lui révèle le fait que le père
du Roi -pêcheur ne soutient plus sa vie que grâce à l'hostie qu'on lui apporte dans le Graal.
Ainsi s'éclaire un peu du myst ère inclus dans ce conte si émouvant, si poétique, du Graal. Si
Perceval avait été initié, l'immense bonheur du salut éternel se serait ouvert à lui… Mais nous
n'en savons pas plus long sur les intentions de Chrétien, dont la mort laisse ce long ouvrage
inachevé, en dépit de ses 10.000 vers.
« Le Graal et son étrange procession ont suscité bien des interprétations et de
commentaires qui sont loin d'être convergents. On a cru y déceler une origine chrétienne, on
y a découvert la transposition des mystères liturgiques (selon Myrra Lot -Borodine, Mario
Roques), ou des échos de l'hérésie cathare (selon Leonardo Olschki) ; on y a vu la trace des
mythes occidentaux de la fertilité et de la régénération (à l’opinion de Jessie Weston); les
86 celtisants affirment, san s doute avec plus de raison, que Le Conte du Graal est sous -tendu
par la mythologie celtique (selon R.S. Loomis, Jean Marx, Jean Frappier)» (« Histoire de la
littérature française », tome I, Université de Bucarest).
Quelle qu'en fût la source du Graal, l' originalité de Chrétien a été de lui conférer une
signification ambiguë, placée quelque part entre le christianisme et le paganisme. Selon Pierre
Gallais , dans son étude « Perceval et l'Initiation », la réussite de Chrétien est d'avoir proposé
par le Graal un symbole irréductible à une signification unique. S'il s'agit d'un symbole, il réside
dans le sens étymologique du mot et alors le Graal serait « ce qui conduit l'homme à l'objet
suprême de son désir ».
6. Conclusions sur Chrétien de Troyes
Située à l'origine de la tradition romanesque occidentale, l'œuvre de Chrétien de
Troyes tire son originalité de son caractère ouvert. Avec Chrétien de Troyes, le « discours sur
le monde» remplace le « discours du monde », entretenu par la littérature chevaleresqu e, dans
les chansons de geste ; à partir de lui, le roman transmet non seulement la « matière» et la «
con jointure » de ce monde, mais aussi un « sen» (sens) caché. Le lecteur découvre, pour la
première fois dans la littérature française, les germes de ce que Benedetto Croce allait appeler
l'« opera aperta ». Le mouvement n'est pas celui d'une perpétuelle actualisation et ré –
signification des œuvres, ni leur mise en accord avec la vision contemporaine sur le monde,
mais, par contre, celui d'une intégration totale du lecteur moderne dans l'univers mental de
l'homme médiéval. Cet univers, vu dans une image complète, prend l'apparence d'une
cathédrale gothique: chaque partie, (chaque détail) est un élément parfaitement intégré à
l'ensemble et sa valeur est aug mentée par le symbole qu'elle enferme. La cathédrale, tout
comme l'univers médiéval, est un microcosme dont le centre est la divinité.
D'autre part, la création romanesque de Chrétien de Troyes se place sous le signe d'une
variété d'influences : la grandeu r du roman antique, le byzantinisme du roman hagiographique,
le raffinement de la doctrine courtoise, les rites initiatiques de la tradition païenne, et tout cela
87 mis en concordance avec l'idéal spirituel suprême de l'époque, le christianisme. De toutes ce s
influences, Chrétien cueillit la graine du roman et la sème en terre occidentale.
À travers Chrétien de Troyes, le lecteur de nos jours fait la connaissance de l'homme
médiéval, dont la vision de l'existence était, naturellement, très différente de celle moderne:
c'est l'homme spirituel, qui conçoit le monde en termes d'éternité. Cet homme voyage, part en
quête, afin de découvrir l'essence de soi -même et du monde. L'apparente incohérence de ce
voyage, de cette quête, cache un une cohérence intérieure, sit uée au niveau profond, de
l'itinéraire initiatique. Si l'itinéraire de Lancelot garde la structure du rite initiatique païen, les
voyages -quêtes d'Yvain et de Perceval imposeront la vision chrétienne, qui dominait à ce
temps -là, même si des éléments païens sont encore présents dans le récit ; ces deux héros, dont
le parcours présente des similitudes évidentes, aspirent à atteindre la perfection selon l'idéal
humain de l'époque, le chevalier chrétien.
Les structures spatio -temporelles des romans sont motivée s par le désir de l'homme
prémoderne de projeter les événements essentiels de sa vie (tel le voyage initiatique) dans un
espace et un temps sacrés.
La géographie réelle est découpée ; les héros voyagent dans des fragments d'espace
significatif, illustrés à travers des symboles. Le symbole est l'instrument favori de la pensée
médiévale. La forêt est un espace symbolique par excellence: éloignée de la vie courante, elle
est un endroit sacré, où le novice entre en contact direct avec les forces incontrôlées de la
nature; topos magique des romans courtois, « la forêt de Brocéliande constituait, comme la
forêt de Dodone pour les Grecs, un véritable sanctuaire (…) pour les Celtes ». Dans d'autres
cultures aussi, la forêt était un espace purificateur, réservoir de vie et de connaissance
mystérieuse ; cherchant la solitude, les ascètes bouddhistes et les chamans s'y retiraient. En
Chine, la montagne boisée est presque toujours le site d'un temple. Les arbres sont un symbole
axial, un lien, un intermédiaire entre la t erre, où ils plongent leurs racines, et la voûte du ciel,
qu'ils rejoignent de leurs couronnes. Jacques le Goff , dans son étude « L'Imaginaire
médiéval » remarque l'équivalence symbolique qui existe entre la forêt dans la tradition
barbare (celtique) et le désert de la tradition orientale et judaïque: « Pénitence et révélation,
c'est le sens profond de la forêt -désert dans la tradition chrétienne ». Dans l'espace sacré de
la forêt, l'homme primitif arrête ses activités profanes; ses sentiers forment une sor te de
88 labyrinthe, qui fait songer à la mandala tibétaine, dont le sentier mène au centre caché et sacré.
Ce centre est un « axis mundi» et l'itinéraire du héros est un déplacement au long de celui -ci.
Il y a toujours une opposition marquée entre cette forê t sauvage et la société organisée
représentée par la cour du roi. Il s'agit, en principal, de l'opposition nature / culture. D'abord,
la cour du roi Arthur représente le point de départ et le point final du voyage du héros;
Mircea Eliade discerne dans la r ésidence royale le symbole du centre, interprétation qui
correspond aussi à la définition qu'en donne le « Dictionnaire de symboles » : « Le foyer d'où
part tout processus d'émanation et de divergence et où se rejoignent tous processus de retour
et de conv ergence dans leur recherche de l'unité ». Les symboles axiaux se multiplient dans
les romans : dans les légendes celtiques, la Table ronde – que l'on peut considérer comme « le
centre du centre» – avait été taillée par le roi Arthur dans un chêne (arbre sa cré), dont la
couronne touchait le ciel (« axis mundi »). D'autres symboles axiaux caractérisés par la
verticalité et la hauteur, revêtent les mêmes connotations et font penser à un élément de
connexion entre le monde d'ici bas et un autre, supérieur : la tour du château où Lancelot livre
son combat avec Méléagant, l'arbre de la fontaine merveilleuse d’Yvain etc.
D'autres symboles, tel le Pont de l'Épée, marquent le passage d'une étape initiatique
inférieure vers une autre, supérieure, témoignent de la méta morphose spirituelle du héros,
signe d'une élévation intérieure, qui aboutira à l'accomplissement de sa personnalité.
Les structures temporelles s'inscrivent elles aussi dans la matrice de l'imaginaire
prémoderne. Les moments significatifs de l'évolution s pirituelle, qui jalonnent le parcours
initiatique, sont projetés dans des fragments de temps sacré, temps à connotations chrétiennes;
d'autre part, les moments purement narratifs, qui n'ont pas d'importance capitale pour le « sen»
du récit, sont placés dan s le temps conventionnel, vaguement historique, de la période
arthurienne.
Contrairement à Wace et à Geoffroy de Monmouth, Chrétien ne prétend nullement
raconter le règne du roi Arthur; en plus, il prête systématiquement à son lecteur une familiarité
avec l'univers arthurien qui rend superflus les renseignements et les explications. Chaque récit
particulier est présenté comme un fragment, comme une partie, émergée d'une vaste histoire,
dont le lecteur est supposé maîtriser la continuité sous -jacente. Aucun roman ne présente le roi
Arthur, la reine Guenièvre, la Table ronde, ses usages, ses chevaliers, que le poète se contente
89 d'énumérer d'un air entendu, lorsque leur présence rehausse une cérémonie, un tournoi, une
fête. En outre, bien que ces romans se situ ent au temps du roi Arthur, celui -ci n'en est jamais le
héros. Il est l'arbitre et le garant des valeurs chevaleresques et amoureuses. Le monde
arthurien n'est donc qu'un donné immuable, qui sert de cadre à l'évolution et au destin du
héros. Autrement dit, l'époque du roi est extraite de la succession chronologique où elle était
insérée. Elle flotte dans le passé, sans attaches, elle devient un temps mythique, un peu
analogue au « Il était une fois… » des contes; les amarres du roman et de l'histoire sont
définitivement rompues.
À cela s'ajoute le mélange de dépaysement et de familiarité, qui marque les
cheminements du héros et de ses aventures. À peine sorti du château du roi Arthur, à peine
arrivé sous le couvert de la forêt tout proche (celle de Brocéli ande) il entre dans un monde
inconnu, étrange, menaçant, mais où les nouvelles circulent à une vitesse étonnante et où il ne
cesse de rencontrer des personnages qui le connaissent (parfois mieux qu'il ne se connaît lui –
même), et qui lui font apprendre, de façon fragmentaire et impérieuse, son destin ou, du
moins, la voie à suivre. À l'image de ce personnage, le lecteur est introduit, lui aussi, dans un
monde des signes, qui le renvoient perpétuellement, d'une façon énigmatique, à un sens
présenté comme alla nt de soi, et, pour cette raison même, dissimulé. Le monde de ces romans
est un monde chargé de sens, où le mystère est d'une extrême densité.
Si « Cligès » et « Érec et Énide » – œuvres de début – témoignent des tentatives d'un
romancier encore à la reche rche d'une vision cohérente de l'aventure, subissant encore une
puissante influence antique, avec « Lancelot », « Yvain » et « Perceval » cette cohérence est
atteinte, à travers le voyage -quête. Continuant une longue et riche tradition philosophique,
religieuse et littéraire (Platon, les ascètes bouddhistes, les anciens Chinois et leur voyage vers
la montagne sacrée, les pèlerins, la hagiographie byzantine, la philosophie de Saint -Augustin et
de Saint -Bonaventure), Chrétien impose, dans ses trois derniers r omans, l'idée de voyage
comme « itinerarium mentis. »
En dépit des différences soulignées, tous les cinq romans analysés comportent aussi
des traits communs extrêmement visibles, qui confèrent un principe d'unité à la création de
Chrétien de Troyes.
90 En pr emier lieu, comme on l'a déjà souligné, ce sont tous des romans arthuriens, se
rattachant à la légende celtique des chevaliers de la Table ronde.
En second lieu, ce sont tous des romans courtois; l'amour y joue un rôle important (et,
dans les quatre premie rs d'entre eux, il joue le rôle essentiel); il est la loi, la religion et le but
suprême du chevalier; il est le moteur de l'intrigue. Comme dans la lyrique orientale, dans
l'œuvre des troubadours et, plus tard, dans la lyrique de la Renaissance, l'amour o uvre la
perspective de l'élévatio mentis, car les chevaliers ne parviennent à vraiment communiquer
avec leurs bien -aimées qu'après avoir atteint le stade de la perfection chevaleresque; l'amour
vient accomplir cet état, par une élévation spirituelle.
En tr oisième lieu, comme Jean Fourquet nous fait remarquer (dans son étude « Le
Rapport entre l'œuvre et la source chez Chrétien de Troyes »), tous ces romans sont régis
par une double cohérence, mythique et chevaleresque, que l'on pourrait appeler plutôt
roman esque.
Enfin, dans tous les romans, les innovations de Chrétien concernant le temps arthurien
et le découpage de la matière romanesque ont des conséquences d'un poids beaucoup plus
grand que le sens romanesque. Chrétien ne prétend plus à la vérité référent ielle, il suggère lui –
même dans les prologues que ses romans proposent un autre type de vérité. Dédaignant de
revendiquer, comme ses prédécesseurs, la véridicité de sa source – dont il se plaît, au contraire,
à souligner l'insignifiance, quand il ne la pas se simplement sous silence – il laisse entendre qu'il
est le seul à l'origine d'un sens que révèle l'organisation (con jointure) du récit. Ce sens, qui a
valeur d'enseignement ou de leçon, ne se confond pas avec le sens littéral du récit (sens
romanesque), mais il n'a non plus l'autonomie d'une allégorie; le récit n'est pas le prétexte du
sens. Les aventures vécues par le héros sont à la fois la cause et le signe de son évolution;
l'aventure extérieure est à la fois la source et l'image de l'aventure intéri eure. Car le sens est
toujours celui de l'aventure et de l'amour.
La figure solitaire du chevalier errant, que Chrétien semble avoir inventée, incarne
l'enjeu de ses romans: la découverte de soi -même, de l'amour et de l'autre. Dans un même
mouvement, le su jet du roman se confond avec les aventures et le destin d'un personnage
unique: c'est le moment où se joue une vie. Chrétien de Troyes est le premier écrivain
occidental qui, par son œuvre, s'encadre parfaitement dans la définition du roman donnée par
91 Geor g Lukacs : « l'histoire d'une âme qui erre dans le monde pour apprendre à se connaître,
cherche des aventures pour se mettre à l'épreuve et, au travers de celles -ci, connaît ses
limites et découvre son essence . » (Théorie du roman ).
Chrétien ne se distingu e pas seulement par l'orientation nouvelle qu'il donne au roman,
mais aussi par un ton, un style, un type de narration qui ne sont qu'à lui.
Dans le ton de Chrétien, c'est d'abord son humour qui se manifeste, par le recul qu'il
prend – non pas constamment, mais de temps en temps – par rapport à ses personnages et par
rapport aux situations dans lesquelles il les place. L'auteur semble suggérer qu'il ne faut pas
trop croire tout ce qu'il raconte, et il le fait grâce à un aparté, à une incise du narrateur, en
soulignant les contrastes ou l'aspect mécanique d'un comportement ou d'une situation, en
accentuant ce qu'il y a d'inattendu (ou de trop attendu), en faisant ressortir avec lucidité
l'aveuglement du personnage.
Ce ton léger et cet humour (même au cœur des situations les plus dramatiques), sont
servis par un style particulier : aisé, rapide, glissé, qui use habilement de la versification. Au
lieu de couler sa syntaxe dans le moule du vers ou du couplet et de la faire soumettre au
rythme, notre auteur constr uit une phrase qui est en décalage avec le couplet, qui joue des
ruptures entre le rythme du couplet et le sien propre; cette phrase ne se limite pas aux bornes
d'un vers ou deux, mais elle court, plus longue, avec des rebondissements et des
subordinations . À tout cela s'ajoutent des ellipses, des haplologies, qui se combinent avec la
souplesse et l'apparence de naturel, nées de la rupture du couplet.
Le roman breton et l’héritage de Chrétien de Troyes
Les romans de Chrétien ont exercé une influence profo nde, qui s'est manifestée de
plusieurs façons. Ils ont été imités. Ils ont été continués. Ils ont fourni la matière des premiers
romans en prose. Ils ont suscité, sur le moment même, des réactions critiques de la part des
concurrents du maître champenois, soucieux à définir leur originalité, mais contraints à se
définir par rapport à lui.
Par ceux qui l'on imité, le roman arthurien en vers se constitue désormais en genre
littéraire, connaît un vif succès jusque dans la seconde moitié du XIIIe siècle, moment où il
92 recule définitivement devant la concurrence du roman en prose. Il conserve les caractères que
lui a donnés Chrétien de Troyes, en peignant avec prédilection – à travers des aventures qui
font volontiers appel au merveilleux et qui gardent le schéma du voyage -quête – l'apprentissage
amoureux et chevaleresque d'un jeune héros. Dans cette lignée se situent des romans comme:
« Le Bel Inconnu » de Renaud de Beaujeu , « La Mule sans frein » de Païen de Mézières ,
« Le Chevalier à l'épée » , de Raoul de Houden c, « La Vengeance Raguidel, » attribuée au
même poète, « Hunbaut », « L'Âtre périlleux », « Beaudous » de Robert de Blois ,
« Fergus », « Yder », « Durernart le Gallois », « Le Chevalier aux deux Épées », « Les
Merveilles de Rigomer », « Claris et Laris », « Floriant et Florète », « Escanor »,
« Gligois », ou, en langue d'oc, « Jaufré ». On a soutenu que ce genre (déjà désuet à la fin du
XIIIe siècle) survit alors dans le milieu littérairement conservateur de la cour anglo -normande ;
à la fin du XIVe siècle, alors que personne n'a plus écrit de roman arthurien en vers depuis cent
ans, Jean Froissart renoue une dernière fois avec cette tradition.
Mais l'influence de Chrétien s'est exercée de la façon la plus féconde sur un sujet et
autour d'un thème bien parti culier, la matière du Graal. Son dernier roman, « Le Conte du
Graal (Perceval) », est resté, on le sait, inachevé; un roman admirable, un sujet fascinant;
comment rester dans l'incertitude, sans concevoir un dénouement? Et c'est ainsi qu'on a ajouté
à ce r oman des continuations. La première, écrite dans les premières années du XIIIe siècle,
loin de conduire le roman jusqu'à son terme, ne revient même pas à Perceval ; elle se contente
de poursuivre, non sans talent d'ailleurs, les aventures de Gauvain. La se conde, attribuée à
Wauchier de Denain , est bien, quant à elle, une « Continuation de Perceval » ; mais elle est,
aussi, inachevée. Entre 1233 et 1237, une troisième continuation, due à un certain Manessier ,
clôt enfin le récit: Perceval succède à son oncle , le Roi Pêcheur et règne sur le Château du
Graal. D'autre part, dans les années 1225 -1230, un poète nommé Gerbert (qui se confond,
peut-être, avec Gerbert de Montreuil , auteur du « Roman de la Violette ») écrit une
continuation indépendante des trois autr es, qui, malgré ses 17 000 vers, ne termine pas tout à
fait l'ultime aventure du Graal. Les deux derniers auteurs accentuent la coloration religieuse du
récit, déjà évidente dans le roman de Chrétien.
Mais cette coloration est plus sensible dans une œuvre antérieure à Manessier et
Gerbert, celle de Robert de Boron . De ce chevalier franc -comtois nous possédons un roman
93 en vers, le « Roman de l'histoire du Graal » ou « Joseph d'Arimathie », qui semble être écrit
vers 1215 ; dans cette variante, le Graal est u ne relique chrétienne: c'est le calice de la dernière
Cène, dans lequel Joseph d'Arimathie a ensuite recueilli le sang du Christ. Robert de Boron est
également l'auteur d'un autre roman breton, « Merlin », et d'un autre roman intitulé
« Perceval », dont on suppose qu'il a été la source d'une des variantes en prose de cette
histoire, le « Didot – Perceval ». L'ensemble de ces œuvres de Boron est devenu la première
partie du vaste cycle romanesque en prose du « Lancelot – Graal ». L'œuvre de Robert de
Boron marque à un double titre un tournant important dans le traitement de la matière du
Graal. D'une part, elle en impose – définitivement – une interprétation religieuse et mystique;
d'autre part, le destin de cette œuvre, écrite en vers, mais bientôt mise en p rose, se confond
avec l'apparition des premiers romans en prose, qui sont des romans du Graal et qui se
fondent, à des titres divers, sur ceux de Chrétien.
C'est ainsi que l'essentiel de la production romanesque du XIIIe siècle, aussi bien en ce
qu'elle a de traditionnel (les romans arthuriens) que dans ce qu'elle a de plus moderne (les
romans en prose), est, par des voies différentes, redevable à l'œuvre de Chrétien de Troyes.
Le roman idyllique et la chantefable
Vers le milieu du XIIe siècle, paraisse nt en France les romans byzantins, récits à
l'intrigue compliquée, imitant souvent des modèles comme « Théagène et Chariclée »
d'Héliodore et « Daphnis et Chloé » de Longus . Si la plupart de ces romans sont anonymes,
on connaît pourtant les noms de quelqu es auteurs, tels Gautier d'Arras (« Héraclès »),
Adenet le Roi (« Cléomadès »), Huon de Rotelande («Ipomédon », « Prothésilaus »).
Ces romans mettent en circulation divers types d'intrigue : l'enfant enlevé par les
pirates, puis reconnu, la progression de l'amour entre de très jeunes gens, qui passent par de
nombreuses aventures, avant d'atteindre le bonheur; cette dernière intrigue constitua le point
de départ des romans idylliques ou d'aventure français (fin XIIe siècle), dont le plus célèbre
fut « Flore et Blancheflor ». Bien que rattachés à la littérature courtoise, les romans
94 idylliques ou d'aventures laissent paraître des éléments de parodie, de satire même, plus
évidents encore dans un autre récit, la chantefable d' « Aucassin et Nicolette ».
Résumé :
La littérature courtoise se forme vers la fin du XIIe siècle, sous l’impact des changements
socio -historiques et culturels ;
La littérature chevaleresque subira le coup de trois influences principales : 1. latine ;
2. bretonne ; 3. provença le ;
Les productions les plus importantes de la courtoisie en France sont : le roman de
« Tristan et Iseut » de Béroul -Thomas et les romans de Chrétien de Troyes :
« Lancelot », « Yvain », « Perceval ».
DEVOIR : Mettez en évidence l’évolution thématique et idéatique subie par les romans
de Chrétien de Troyes.
95 COURS NO. 4
La poésie aux XIVe et XVe
siècles
Objectifs opérationnels :
À la fin de ce cours, les étudiants devront être capables de :
délimiter les principales étapes de la création lyriq ue aux XIVe et XVe siècles ;
établir les traits définitoires de la poésie à cette époque ;
connaître les auteurs les plus importants de cette littérature ;
définir les genres poétiques de la période (les poèmes à forme fixe);
repérer les éléments qui ind ividualisent Ŕ dans le paysage littéraire Ŕ la poésie de
François Villon.
«La poésie de la fin du Moyen Âge, que la Renaissance devait tant mépriser, a été le genre le
plus prestigieux de son temps» (Michel Zink).
«À l'époque de Guillaume de Machaut, on peut dire que le lyrisme constitue le noyau dur de
la production littéraire» (Daniel Poirion).
Les nouvelles règles du jeu lyrique
L'extension de la prose, le monopole grandissant qu'elle exerce sur les formes
littéraires tendent à donner par opposition à toute production en vers une unité qu'elle n'avait
jamais eue. La notion de poésie, dont on a vu l'émergence au XIIIe siècle, recouvre désormais
tout ce qui s'écrit en vers. Et le vers, considéré comme plus orné et plus difficile que la prose,
est chargé , si l'on peut dire, d'un plus haut coefficient de littérature. D'où son prestige croissant
à cette époque. À l'inverse, les prosateurs se targuent d'une plus grande vérité, mais se
96 reconnaissent, non sans complaisance, une certaine maladresse. Le véritabl e homme de lettres
devient celui qu'on commence à appeler « le poète » : le mot apparaît pour la première fois,
dans un emploi proche de son acception moderne, à la fin du XIIIe siècle, dans Le Livre du
trésor, une encyclopédie en français du Florentin Brunet Latin (Brunetto Latini).
Or, le vers, objet de la notion nouvelle de poésie, est associé – implicitement, mais de
plus en plus nettement – à l'expression de l'affectivité et à la peinture du moi, qui caractérisent,
bien que de façon différente et presq ue opposée, aussi bien le lyrisme courtois que le dit
(signifiant, à l'origine, une pièce en vers sur un sujet familier ou autobiographique; au XIVe
siècle, il prend le sens de roman personnel versifié).
C'est ainsi que la poésie, telle qu'elle s'épanouit au XIVe siècle, combine l'esthétique du
dit et une esthétique proprement lyrique. Le dit offre un cadre à demi narratif et, au moins à
son point de départ, conventionnellement autobiographique. Dans ce cadre viennent volontiers
s'insérer des pièces lyrique s, qui jouent le rôle d'un commentaire affectif et que le recours à des
formes fixes replie en même temps sur elles mêmes. Le cadre du dit s'efface et les pièces
lyriques, restées seules, cherchent à entretenir, par leur organisation en recueil, l'illusion d'une
continuité, voire d'une narration.
Les poèmes lyriques eux -mêmes ont abandonné la forme à la fois longue et libre de la
canso. Celle -ci réunissait « l'histoire » et « le cri » de l'amour. La première est désormais prise
en charge par le dit ou par l e recueil en tant que composition. Au lyrisme proprement dit reste
le cri, qui s'exprime dans des poèmes à formes fixes, construits autour de leur refrain.
Nous allons, par la suite, définir certaines de ces productions littéraires en fonction de
l'illustr ation qu'en fait le premier des grands métriciens, Guillaume de Machaut.
La canso désignait, à l'origine et en langue d'oc, le type même du poème lyrique: un
texte rythmé, rimé, exécuté avec accompagnement de musique.
La ballade se compose de trois strophe s construites sur les mêmes mètres et sur les
mêmes rimes; après Guillaume de Machaut, son disciple, Eustache Deschamps y ajouta
un «envoi ».
Le virelai (ou la chanson balladée) comporte plusieurs couplets, dont chacun reprend
en refrain le vers du début.
Le lai, considéré comme un vrai triomphe de l'art de versifier, n'est plus le conte en
97 octosyllabes à rimes plates, cultivé par Marie de France; il devient un poème en 12
strophes, chacune construite sur deux rimes, et partagée en deux moitiés, qui
reprodui sent un même entrelacement de rimes d'une grande variété de mètres.
Le rondeau / rondel est une brève poésie, qui commence par un refrain, repris au
milieu et à la fin de la pièce.
le chant royal se constitue en tant que forme fixe au commencement du XIVe siècle; il
est l'héritier direct d'une catégorie assez bien représentée de la chanson courtoise, qui
avait pour caractéristiques : cinq strophes de décasyllabes construites sur les mêmes
rimes et augmentées d'un envoi. Quant à l'épithète « royal », elle so uligne la solennité
d'un tel poème, qui résulte du sujet traité, de l'habileté technique et de la destination du
texte. Le chant royal, à la différence de la ballade, n'est pas d'origine populaire.
Dans la plupart des poèmes, tout est tissé autour du refra in; cet « enroulement » autour du
refrain est si fortement ressenti que le nom même du rondeau n'est plus rapporté à la ronde
(la « danse en rond », qui lui avait, peut -être, donné son nom et défini sa forme), mais à sa
construction même, « senti e comme une forme circulaire, une forme ronde, qui s'enroule sur
elle-même comme un cercle, commençant et se terminant de la même façon » (Michel Zink ).
Les poètes exploitent désormais systématiquement ses traits spécifiques: le contraste des voix
entre le refrain et le couplet, les effets d'écho, le discontinu, l'ébauché. Cependant, il arrive
parfois au rondeau de déborder un peu le schéma très bref qui lui est réservé au début; il peut
s'étendre sur plusieurs strophes; refrain et couplet peuvent être allo ngés ; enfin, le refrain,
inséré ou final, peut être ramené à un seul vers.
Cette façon suggère d'ailleurs un nouveau mode de lecture, parcourant le poème dans sa
nouveauté, sans s'astreindre à écouter ses répétitions, mais en laissant seulement porte ouv erte
à leur possible retour. Aussi bien, le rondeau survivra longtemps encore avec un refrain réduit
à un hémistiche, ou bien à un seul mot.
D'autres genres offrent plus aisément et plus naturellement l'extension qu'appelle une
rhétorique flamboyante. Le v irelai ne remplit qu'à moitié cette exigence. Ses strophes sont
composées de deux parties dont la seconde reproduit le schéma des rimes du refrain, répété à
la suite de chacune d'elles, après avoir servi de prélude. N'ayant pas recours au refrain inséré,
ce genre reste donc assez proche du rondeau. Toute réduction de la partie répétitive du poème
98 se paie donc, en principe, par une réduction égale de la partie discursive ; cependant, certains
poètes cherchent à faire souvent de cette partie discursive le sup port d'une analyse développée
des sentiments, ou bien d'autres la font servir à des raisonnements ou des enseignements; là
encore, on en viendra à réduire la reprise du refrain, devenu une gêne.
On ne s'étonne donc pas, dans ces conditions, de voir le succ ès des formes qui font
peu de place au refrain, comme la ballade, ou même qui ne lui en font aucune, comme le chant
royal. À la fin de chacune des trois strophes et de l'envoi de la ballade, l'unique vers refrain
séduit l'esprit comme une citation bien tro uvée, chaque fois adaptée de façon ingénieuse au
contexte. En même temps, la régularité du mètre et de sa longueur (puisque le décasyllabe est
le vers le plus employé pour la ballade et le chant royal) permettent au discours poétique de se
déployer et de m ettre en évidence ses articulations. On comprend aussi que, dans les recueils,
les ballades soient particulièrement bien placées pour impliquer une trame narrative, qui serait
ailleurs supportée par un dit.
Un dernier trait, mais essentiel, marque le lyri sme de la fin du Moyen Âge: la
séparation d'avec la musique. Guillaume de Machaut, (qui dans le Voir dit, prête à sa jeune
admiratrice la capacité de rimer mais non de noter), est le dernier à être à la fois musicien et
poète. Son « neveu », Eustache Desch amps, n'est plus capable de composer de la musique et il
la dissocie de la poésie dans l'Art de dictier et de faire chansons (1392), premier traité de
versification en français. Les formes fixes, définies à l'origine aussi bien musicalement que
métriquemen t et liées aussi à la danse, (comme les noms du rondeau ou de la ballade
l'indiquent), arrivent à acquérir une importance nouvelle. D'autre part, la canso devient
chanson. Du troubadour, comme du trouvère, on attend qu'ils soient, comme leur nom
l'indique, des « trouveurs », c'est -à-dire des « inventeurs», éventuellement capables de
virtuosité dans le domaine de la parole écrite, comme dans celui du chant. Toutefois, les
caractères essentiels de la canso se perpétuent dans la chanson : les coblas unissonnan s
deviennent les couplets unissonnants (combinaisons de timbres et de rimes qui sont les mêmes
dans toutes les strophes) et la tornada (ritournelle) se maintient sous la forme de l'envoi. La
chanson a pour particularité de comporter presque toujours un refrain; le mot « refrain»
provient du participe passé du verbe « refraindre » (briser) et il devient l'élément – textuel ou
mélodique – qui rompt la continuité narrative du poème, revenant à la fin de chaque strophe.
99 Deux somptueux manuscrits du XVe siècle o nt recueilli des chansons d'allure populaire, dont
beaucoup conservent, en la simplifiant, la forme qui avait été celle du premier lyrisme courtois.
Ainsi, le culte de la perfection formelle guide les poètes : on considère que la difficulté vaincue
consacr e l'artiste. Le résultat de toute cette « rhétorique » (signifiant, à ce moment -là, « art
d'écrire en vers ») sera la tyrannie du métier: la sincérité de l'émotion risque de devenir
secondaire pour ces métriciens virtuoses. L'attention portée à la métrique et aux « acrobaties »
qu'elle implique ne cesse d'augmenter et elle va mener, au XVe siècle, à l'apparition des «
grands rhétoriqueurs », véritables champions dans le domaine des formes fixes. Pourtant, les
meilleurs poètes de l'école parviennent à concil ier les exigences de la technique avec les
nécessités de l'inspiration proprement lyrique.
Guillaume de Machaut (1302 -1337)
On a donc vu que l'inspiration personnelle et l'invention formelle libre tendent à
disparaître dans la poésie du XIVe siècle; les poètes semblent trouver plus d'intérêt à exposer
les connaissances « supérieures » du temps (qu'ils ont dû acquérir en suivant les cours des
Facultés de Lettres ou de Théologie) dans de longues dissertations versifiées, ou bien ils
préfèrent s'enfermer vol ontairement dans les rigueurs des formes fixes et de l'expression
codifiée des sentiments.
Celui qui nous apparaît aujourd’hui responsable de ce retournement du goût littéraire
est un notaire champenois, Guillaume de Machaut . Machaut est un musicien -poète, dont la
création littéraire comprend quelque quatre cents pièces lyriques, une douzaine de dits, et un
long poème historique. Vers la fin de sa vie, il compose un Prologue à l'ensemble de son
œuvre, qui livre un art poétique et, d'une certaine manière, un art de vivre du poète.
La figure de Guillaume de Machaut domine la poésie du XIVe siècle. Après des études
menées au moins jusqu'à la maîtrise ès arts, ce poète -musicien, né vers 1300, qui avait d'abord
mis son art au service du roi de Bohême, Jean de Lux embourg, devient chanoine de Reims,
grâce à son royal protecteur. Il quitte ce dernier pour sa fille, Bonne, elle -même femme du duc
de Normandie, qui deviendra roi de France sous le nom de Jean II le Bon. À la mort de Bonne,
il s'attache au roi de Navarre, Charles d'Evreux, dit plus tard « le Mauvais ». Son dernier
protecteur sera le roi de France, couronné à Reims, Charles V.
100 Cette carrière est en elle -même significative pour comprendre l'importance du mécénat
à la fin du Moyen Âge. Les cours des rois, com me celles des grands nobles, imposaient leurs
modes et s'attachaient les écrivains illustres du temps.
Au XVe siècle, certains d'entre eux devinrent de véritables fonctionnaires. L'exercice
du métier de poète, la nature même de la poésie passaient par ces relations entre poète et
prince, comme le dit le titre d'un ouvrage de référence sur cette période, de Daniel Poirion :
Le Poète et le prince.
La production poétique de Guillaume de Machaut ne commença véritablement que
vers la quarantaine, lorsqu'il comp osa le Dit du Lion, mais elle fut abondante et eut un énorme
succès à l'époque. S'il ne fut pas « le Malherbe du XIVe siècle » (selon Daniel Poirion), il
donna quand même une forme nette à la ballade, au lai, au rondeau, au virelai et au chant
royal. Il éc rivit d'amples compositions courtoises, comme: le Jugement du roi de Navarre, le
Jugement du roi de Bohême, ainsi qu'un grand poème épico -historique, intitulé la Prise
d'Alexandrie (1369 -370), où il raconte les aventures du roi de Chypre, assassiné par ses
propres barons.
Musicien très doué, il a composé une Messe à quatre voix, dite aussi « du sacre »,
parce qu'on croit qu'elle a été exécutée lors du sacre de Charles V, en 1364. Il a aussi écrit bon
nombre de pièces brèves et il a fixé les formes musicales du motet et du hoquet; il n'y a aucun
doute qu'il subordonnait les paroles à la musique.
Son célèbre rondeau Ma fin est mon commencement, dont le premier vers a été adopté
comme devise par Mary Stuart, est une espèce de rébus, qui indique la modalité de l ecture de
la partition: il faut la trouver en lisant le tiers chant à l'inverse.
Guillaume de Machaut attacha son nom à l'intéressante tentative de romans personnels
en vers, intitulés dits. Le plus célèbre, le Voir dit (le récit véridique), conte ses amou rs avec
une jeune et belle admiratrice, Péronne, qui s'éprit du poète déjà âgé, sur la seule
recommandation de sa gloire d'artiste. La liaison continue, comme le poème d'ailleurs, entre
1361 -1365, jusqu'au mariage de la belle dame.
Enfin, il a composé un g rand nombre de poésies lyriques, surtout basées sur la correspondance
entre poésie et musique; aussi s'appliqua -t-il à enrichir les ressources expressives de la
métrique. C'est comme métricien qu'il est tenu pour le chef de la nouvelle école poétique, pour
101 avoir répandu et imposé les genres à forme fixe ; il est ainsi considéré l'inventeur de la nouvelle
rhétorique. Il nous a laissé de nombreux modèles de poèmes à forme fixe (rondels, chants
royaux, ballades, lais, virelais) dont ses disciples appliqueront à leur tour les règles strictes, en
les perfectionnant encore, parfois jusqu'à l'exagération. À l'inspiration courtoise, au cadre de
l'imagerie allégorique, (hérités du Roman de la Rose), à la théâtralisation du moi, (située à la
base du dit), Machaut ajou te des intérêts et des accents propres à son époque, que l'on
retrouvera plus nettement encore chez ses successeurs : l'attention particulière prêtée au
temps, au vieillissement; en un mot, c'est une relation nouvelle à la réalité. Le poète qui, dans
le Jugement du roi de Navarre, débat une casuistique amoureuse, c'est le même qui, dans
l'introduction du poème, évoque les calamités de son temps (la peste, les flagellants, le
massacre des Juifs) ; c'est le même poète qui, dans le Confort de l'Ami, adresse de s mots de
consolation à ce même roi de Navarre, au moment où il languit dans les prisons du roi de
France; c'est aussi celui qui construit le charme et le dramatisme du Voir dit sur le jeu de l'écart
des âges, mettant en évidence la force du temps et son r ôle essentiel dans les étapes de
l'aventure. Enfin, Machaut est le poète qui ouvre la poésie à un dialogue, longtemps éludé,
avec la réalité, ce qui ne l'empêche point de se préoccuper des questions théoriques, comme le
caractère impérieux et dénué de just ifications extérieures de la rhétorique et de la versification.
À partir de 1350 environ, une nouvelle génération de poètes de talent illustrent les
genres mis en honneur par Machaut : Eustache Deschamps, Christine de Pisan, Charles
d'Orléans sont les exp osants de cette nouvelle école poétique.
Eustache Deschamps (1346 -1406)
Deschamps fut le disciple de Machaut, et, peut -être, son parent (probablement son
neveu). Il exerça des charges à la cour de Charles V, puis de Charles VI, ensuite auprès du
Duc d'Or léans, et devint général de finances.
Il a laissé une œuvre considérable, inégale, mais où se reflètent les mœurs du temps et
le visage du poète. Il fut aussi un excellent théoricien de la nouvelle école avec son Art de
dictier et de faire chansons (1392), qui est le plus ancien art poétique français. Deschamps
composa un millier de ballades, plusieurs centaines de rondels et de virelais. C'est un poète fort
divers, qui, loin de se borner, comme Machaut, à reprendre les thèmes du Roman de la Rose,
102 fait appe l aux expériences personnelles d'une vie assez mouvementée. Son œuvre est
vigoureusement empreinte de sincérité et de réalisme. Il nous apparaît parfois joyeux et
heureux de vivre, mais, le plus souvent, amer, furieux de sa médiocrité et de ses maladies. I l
semble fixer au jour le jour ses impressions, ses mésaventures de voyage, ses passions du
moment, ses méditations sur les grands thèmes lyriques, l'amour et la mort. Dans ses poésies
historiques, Deschamps célèbre les événements guerriers de son époque e t les grands hommes
qu'il a connus.Comme caractère, le poète était peu persévérant, il avait le sens de l'humour et
le goût de la farce: il rédigea en 1368 une « Charte des Fumeux » (c'est -à-dire des « obscures
», probablement, par opposition à « fameux ») ; c'était une confrérie burlesque dont il était
l'inspirateur; puis il fonda « l'Ordre de la Baboe » (ou grimace). Son humour avait une forte
teinte moralisatrice, ainsi qu'il l'avoue dans l'une de ses ballades:
« Aucuns disent que je suis trop hardi
Et que je parle un peu trop largement
En reprouvant les vices par mes dits…
Vérité fais en général savoir. »
Deschamps traduisit en vers, en l’amplifiant, un récit dialogué, populaire au Moyen
Âge, Geta et Birria, écrit en latin par un certain Vital de Bloi s (fin du XIIe siècle) ; la version
française, donnée par Deschamps, est intitulée Le Traité de Getta et d'Amphytrion. Au
moment où il quitta le monde, il laissa inachevées deux autres compositions: La Fiction du
Lion et Le Miroir du mariage.
Christine de Pisan (1364 –1430)
Fille d'un astrologue de Bologne au service de Charles V, venue avec lui en France à
l'âge de trois ans, veuve à 25 ans, avec trois enfants, sans ressources, mais non sans relations
mondaines, Christine de Pisan vécut de sa plume jusqu' à sa mort, consciente de ce que sa
situation avait d'exceptionnel et de douloureux, toujours prête à défendre la condition des
femmes. En fait, elle fut une ardente féministe, qui se déchaîna contre Jean de Meung et qui
glorifia Jeanne d'Arc.
Son œuvre dél icate s'adresse à un public riche, formé de courtisans et de grands
seigneurs. Comme elle écrit pour gagner sa vie, sa création, très abondante et très variée, est,
103 pour l'essentiel, de commande. Un travail acharné lui permet d'acquérir une science étendue ,
quoique superficielle, qu'elle exerce dans bien des genres : traités moraux, philosophiques,
historiques. Sa chronique de Charles V, Le livre des faits et des bonnes mœurs du sage roi
Charles Quint, contient des pages exquises et pénétrantes sur les réal ités du temps, telles que
cet esprit de femme les a perçues.
En poésie, Christine de Pisan fut l'élève de Deschamps et cultiva avec adresse les
genres à forme fixe, mis à la mode par son maître. Mais l'influence de Machaut et du dit
allégorique à prétentio n autobiographique se fait surtout sentir dans poèmes comme le Chemin
de long estude ou l'immense Livre de la mutation de Fortune, dont le début offre une allégorie
assez surprenante de la vie de Christine et du drame de son veuvage, à la suite duquel, nou s
dit-elle, elle a changé de sexe et elle est devenue homme. Ses poèmes les plus émouvants sont
cependant des pièces courtes où elle évoque sa destinée, à l'exemple de son maître et se
lamente sur les malheurs de la vie qui l'accablent. Telle est la célèbr e ballade où la répétition de
l'adjectif « seulette » crée une véritable obsession de la solitude (« seulette suys…») ; tel est
aussi le délicat rondel où elle fait allusion au grand deuil de sa vie et maudit les exigences d'un
métier qui la contraint à « chanter quand [son] cœur soupire» ; il y a dans le refrain « je ne
sais comment je dure » la mélancolie poignante des grandes détresses. Les mêmes thèmes
(songe, intervention de Nature, confidence autobiographique) se retrouvent dans son écrit en
prose i ntitulé La vision Christine ; naturellement, les souvenirs du Roman de la Rose, (auquel
Christine reproche pourtant violemment son antiféminisme), y sont très présents.
Elle écrit aussi une espèce d'encyclopédie, Le Livre des trois vertus, où elle prodigue
des conseils aux femmes de toute condition, qui doivent tenir présente à l'esprit l'idée que « si
leur corps est plus faible, leur entendement est plus délivré et plus aigu où il s'applique ».
Docte et intelligente, elle nous laisse une œuvre qui vaut sur tout par la véridicité du sentiment
qu'elle contient et par la franchise et l'élégance de son expression.
Charles d'Orléans (1394 – 1465)
De tous les écrivains qui ont cultivé au Moyen Âge les genres à forme fixe, le plus
séduisant est un grand seigneur , dont la destinée mélancolique revit dans de brèves poésies
délicates comme forme et pensée.
104 Un destin amer semble gouverner l'existence du poète. Charles, fils du Duc Louis
d'Orléans et de Valentine Visconti de Milan, semblait être prédestiné aux grands faits militaires
et politiques; mais, après l'assassinat de son père, il fut fait prisonnier à Azincourt (en 1415) et
demeura vingt -cinq ans captif en Angleterre, à Douvres. Il avait failli de devenir un homme
politique; le sort d'une bataille et l'exil dé cidèrent de sa vocation: il trouva sa consolation dans
la poésie.
Libéré en 1440, il vécut en ses châteaux de Blois et de Tours, au milieu d'une cour
élégante et brillante. Il se consacra désormais aux divertissements mondains et littéraires,
accueillit av ec générosité ses confrères rimeurs et organisa des concours de poésie, tel le
concours de ballades sur le thème : « Je meurs de soif auprès de la fontaine…», auquel
participa un poète errant et misérable, alors inconnu, François Villon. Ses dernières an nées
furent douloureuses : devenu infirme, il dut s'abstenir presque complètement d'écrire.
Charles d'Orléans nous laisse l'image d'un poète délicat, qui a chanté sans artifice la
tristesse et l'émotion qui l'étreignirent à Douvres, « en regardant vers le pays de France », les
amours qui adoucirent sa captivité, la paix à laquelle il aspirait pour sa patrie « le très chrétien,
franc royaume de France ». Après son retour d'exil, au contraire, il chante le « nonchaloir »
auquel il s'abandonne et célèbre les p laisirs de la vie, sans renoncer pourtant à exprimer dans
ses vers les déceptions et les regrets qu'il éprouvait au seuil de la vieillesse, après tant d'années
perdues. Les motifs que Charles d'Orléans a traduit en vers avec le plus de délicatesse sont,
d'abord, ses impressions de nature: (« Les fourriers d'été sont venus », « Hiver, vous n'êtes
qu'un vilain ») ensuite, ses regrets sur le temps envolé et sa solitude (« Laissez -moi penser à
mon aise »). Il lui arriva même, parfois, de pressentir des correspo ndances secrètes entre le
paysage extérieur et les sentiments de l'âme.
Selon la tradition du Roman de la Rose, Charles d'Orléans recourt souvent à l'allégorie
(Vénus, Cupidon, Bel Accueil) et personnifie ses pensées, ses désirs et ses rêves (Mélancolie,
Espoir, Plaisance, Douleur, Danger – le dernier représentant pour lui un personnage
parfaitement réel, son geôlier en Angleterre). Mais ces figures, introduites avec aisance et
heureusement résumées en de brèves indications, (« la Forêt de Longue Attente»,
« l'Hôtellerie de Pensée », « la Nef d'Espérance », « le Puits profond de Mélancolie » ), loin
105 d'alourdir le sentiment, ou de l'étouffer sous le procédé, prennent vie dans ses poèmes et
donnent essor à l'imagination.
Charles d'Orléans cultive avec prédilect ion le rondel et la ballade, qui conviennent au
souffle un peu court de son inspiration. Il cisèle ses strophes avec une élégante habileté: nul ne
sait mieux que lui amener tout naturellement un refrain.
La poésie de ses débuts est d'inspiration nettement courtoise, sous l'influence du fidèle
Jean de Garancières, chevalier et poète dévoué à la maison d'Orléans. Le recueil
,de ballades est introduit par un poème narratif et allégorique, encore très marqué par le
Roman de la Rose, intitulé la Retenue d'Amour (1414), auquel se lie plus loin le Songe en
complainte (1437), annonçant la Départie de l'Amour du poète vieillissant. Les ballades elles –
mêmes s'organisent par moments en suites narratives, évoquant, par exemple, la maladie et la
mort de sa bien -aimée. C' est que toute la poésie de Charles d'Orléans est faite de la réflexion
du temps sur le moi et de la réflexion du moi sur le temps. Mais le temps, chez lui, connaît
plusieurs hypostases diverses. Tantôt c'est le temps qu'il fait dehors («Le temps a laissé s on
manteau…» ,«En hiver, du feu, du feu / Et en été, boire, boire»), jalonné par les dates des
fêtes de la saison (la Saint -Valentin, le Ier mai), tantôt c'est le temps qui passe et la vieillesse
qui vient, la vie qui s'écoule et la captivité qui se prol onge; heureusement, il y a encore les
petits plaisirs qui adoucissent la vie: « Dîner au bain et souper en bateau ». C'est à la fois une
poésie de l'instant et une poésie qui place chaque instant dans la perspective du temps qui
passe, du vieillissement, u ne poésie dans laquelle le moi, modelé par le temps, est
constamment marqué par la tristesse et par sa conséquence, ou par sa tentation, le
« nonchaloir ».
Enfin, c'est une poésie où les expressions du langage quotidien, les proverbes, les
ritournelles («Petit mercier, petit panier…»), donnent un sens chargé d'émotion à une allégorie
toujours affleurante, toujours inachevée, tout en en détruisant l'emphase.
« Cette poésie du quotidien, du presque rien, du mot qui vous trotte dans la tête, cette
apparente facilité, mélancolique et souriante, est surtout sensible dans les rondeaux et
caractérise la dernière période du vieux duc, un peu agacé par la prétention pédante des
jeunes poètes (…)» (Michel Zink). Pour synthétiser en quelques mots le ton plaisant e t
106 légèrement auto -ironique, expression de ce « nonchaloir » qui caractérise le poète à l'automne
de sa vie, il suffit de citer deux vers:
« Le monde est ennuyé de moi
Et moi pareillement de lui. »
François Villon (1431 -1463 et après ?)
François Villon es t une figure à part dans la littérature du Moyen Âge, un auteur dont
nous gardons une image brumeuse, mystérieuse, contradictoire et assez bizarre, autant en ce
qui concerne sa personnalité artistique, que sa personnalité humaine.
On a souvent voulu, à par tir des documents dont on dispose, imaginer l'histoire de sa
vie comme une aventure choquante, donnant ce frisson équivoque que le public moderne va
chercher dans les salles de cinéma, dans les cabarets, ou dans les conférences sur la
psychanalyse. « La cé lébrité de Villon n'est pas toujours de bon aloi. Les doctes discutent
pour savoir s’il n 'a été que voleur et meurtrier d'occasion – comme plus d'un mauvais garçon
de bonne famille – ou s'il fut vraiment un malfaiteur patenté, affilié à la terrible bande des
Coquillards » affirme Daniel Poirion. Évidemment, la trace laissée par un homme dans les
archives de la justice ne peut être édifiante. Entre ce que Villon a pu faire la nuit dans la rue et
ce que' il a pu dire dans ses vers, il y a, sans doute, un rap port, mais il ne faut pas ramener
l'objet de sa création poétique à des plaisanteries ou des complaintes de voyou. Si l'on
déchiffre mieux la part d'anecdote et de commérage, qui se mêlent toujours aux propos de
l'écrivain satirique, la signification profo nde de son œuvre pose pour nous d'autres problèmes,
dont la solution n'est pas dans les archives.
1. La destinée tragique de Villon
Ce que nous savons sur la vie de Villon, de son vrai nom et jusqu'à sa mystérieuse
disparition, tout cela se place sous le signe de l'incertitude.
On s'étonnera, en 1873, de trouver, dans un registre du trésor de Chartres, deux lettres
de rémission, adressées, l'une à « François de Monterbier, maistre ès arts» et l'autre à «
maistre François des Loges, autrement dit de Villon ». Il s'agit, sans conteste, de la même
107 personne, la même que celle qui figure dans le registre de la Sorbonne, sous le nom de «
Franciscus de Moult Corbier, parisiensis », et, plus tard, comme licentiatus, sous le nom de «
Dominus Franciscus de Montcorbi er de Parisius ».
Quel que fût son vrai nom, ce n'est pas la seule chose confuse ou méconnue de sa
biographie tourmentée. On a du mal à suivre cet étrange personnage pendant plusieurs
périodes de sa vie et on n'en sait plus rien du tout après 1463, où il s 'efface définitivement.
François (de Montcorbier ou de Loges), parisien de naissance, fut confié par sa mère,
une pauvre veuve, à maître Guillaume de Villon, professeur de droit. Son « plus que père »
l'envoya suivre les cours de la Faculté des arts, où il passa sa licence. Maître ès arts, il s'inscrit
à la Faculté de droit de la Sorbonne, mais il néglige ses études, court les tavernes et les «
mauvais lieux » Il doit quitter Paris, après des heurts violents avec la police et, surtout, à la
suite d'un meurt re par imprudence commis sur un prêtre, lors d'une altercation. Villon
s'abandonne désormais à un destin aventureux et misérable; mais il puise dans l'expérience du
malheur l'inspiration de ses vers les plus émouvants. Comme il a dû fuir après avoir commis un
vol au Collège de Navarre, (1456), il prend congé en écrivant le « Lais » (ou le « Petit
Testament »). Ses périodes d'errance restent, pour la plupart, obscures, on le suit difficilement
dans ses pérégrinations ; on sait vaguement que, de 1456 à 1461, il traîne sa misère dans la
vallée de la Loire. On sait qu'il participe à un concours de poésie, organisé à Blois, par Charles
d'Orléans, sur le thème: « Je meurs de soif auprès de la fontaine…», où il se fait remarquer par
ce grand seigneur et poète, do nt il va implorer plus tard la protection. Après un dangereux
séjour à la prison de Meung (d'où il est libéré à l'occasion du passage du roi Louis XI par la
ville), il compose le « Débat du cœur et du corps » et une partie de son « Testament ». En
novembre 1462, Villon est de nouveau en prison, au Châtelet, sous l'inculpation de vol; il en
sort sur l'intervention de la Faculté de Théologie. Ce fut la pente fatale de ses instincts? Ses
liaisons dangereuses? L'acharnement de la misère? Dernière et triste hist oire que nous
connaissons de lui: Villon est reconnu dans une rixe, dont la victime est un certain notaire; il
est emprisonné le lendemain au Châtelet, «questionné», jugé et condamné à la potence
(comme il le confesse lui -même), à être « pendu et étranglé » À l'attente de cet affreux
dénouement, il écrira l'une des plus belles et des plus déchirantes pages de son lyrisme, « La
Ballade des Pendus », appelée aussi « L'épitaphe Villon ». On sait encore qu'il fait appel de
108 la sentence et qu'il échappe une fois de plus à l'exécution: il sera banni pour dix ans de Paris. Il
écrit alors sa « Requête à la Cour », avant de disparaître pour toujours et l'on ignore s'il vécut
encore après cette date, où l'on perd définitivement sa trace.
2. La création poétique de Vil lon
Les poèmes de Villon nous frappent d'abord par la fantaisie et l'apparente incohérence
qui y règnent; un constant recours à la plaisanterie, qui se mêle au tragisme inhérent de son
existence, étourdissent le lecteur. S'agit -il alors d'une évasion joye use dans le délire verbal,
comme dans les « soties» dont la tradition semble avoir distrait un large public au Moyen Âge?
La réponse est négative, car, sous le trompeur non -sens du langage, on entrevoit un sens caché
qui se dévoile et qui ne se laisse pas réduire au seul mystère policier, mystère encore épaissi
par le recours aux cryptogrammes, que certains critiques croient déchiffrer dans ses vers. Il
faut simplement lire Villon, en oubliant pour l'instant la légende, en le laissant parler lui -même;
l'amb iguïté de ses paroles est peut -être là pour expliquer justement les contradictions de sa
pensée, la dualité de sa personnalité, ou pour dénoncer le partage imparfait du monde selon un
« Bien» et un « Mal» trop souvent relatifs.
Si Villon n'est pas le créat eur de la poésie personnelle, il dépasse de loin tous ceux qui
l'ont précédé (Christine de Pisan, Charles d'Orléans), par la puissance pathétique de ses vers et
par sa sincérité dépourvue d'artifice. Il se laisse uniquement conduire par son expérience vécu e
et par les réactions de sa sensibilité. Son âme est vibrante et déchirée. Villon est sans volonté
pour résister aux tentations mauvaises et à ses impulsions incontrôlées. Il regrette ses fautes,
mais il y retombe toujours, car, dit -il, il est « de ceux q ui n'ont pas de bon sens rassis ».
Villon exprime dans ses vers une soif inassouvissable de vivre ; il aime rire et profiter
des plaisirs 'simples et non sophistiqués de l'existence. Il est un bon viveur: il chante le plaisir
sous toutes ses formes. Il cu ltive volontiers la plaisanterie joyeuse. Sa fantaisie, son
imagination lui inspirent mille traits burlesques. Parfois, sa verve se fait mordante: il arrive qu'il
lance sa griffe sur ses camarades d'aventure, sur les « filles de joie », sur les gens de fin ance, de
justice, et même sur lui -même, « le pitoyable François».
L'inexorable passage du temps, ses ravages impitoyables et irréversibles sur l'être
humain, tout cela est plus évident dans le cas de la beauté féminine, domaine où la décrépitude
109 est palpab le, concrète, impossible à cacher; c'est le thème de « La Ballade de la Belle
Heaumière » et Villon, comme nul autre, sait mettre en évidence, avec une sensibilité et une
tendresse toute particulières et sans précédent dans la littérature française, cette douloureuse
vérité.
Le « Lais » ou le « Petit Testament » (1456) est composé par Villon avant de quitter
Paris pour Angers, sous prétexte d'oublier un amour malheureux, alors qu'en réalité, le séjour
dans la capitale était devenu dangereux pour lui, à la s uite du vol qu'il avait commis au Collège
de Navarre. Le poème comprend quarante huitains d'octosyllabes (strophes contenant huit vers
de huit syllabes). Le poète distribue à tous ceux qui l'ont connu des « legs » illusoires et
plaisants:
« Item, je laisse à mon barbier
Les rognures de mes cheveux …
Au savetier, mes souliers vieux.
Et au freppier mes habits tieux ».
Pourtant, l'exubérance joyeuse et la verve réaliste voisinent avec l'émotion sincère cette
alliance est la marque propre du lyrisme de Villon . La création poétique de Villon évolue de la
bouffonnerie satirique du « Lais » (Ou « Petit Testament »), jusqu’à la sincérité pathétique du
(Grand) « Testament ».
Revenu à Paris, après son incarcération dans la prison de Meung -sur-Loire, Villon
réfléchit sur son destin et compose le « Testament » qui comprend 173 huitains d'octosyllabes,
avec des enchâsses dans le cours du poème, qui sont des pièces lyriques sous forme de rondels
ou de ballades. L'œuvre contient encore, comme le « Lais », des sarcasmes et des invectives,
mais le ton change, il devient plus grave: c'est celui des confessions et des regrets. Le
pathétique domine dans ce chef d'œuvre, où se mêlent le rire et les larmes amères. Après s'en
être pris à l'évêque Thibaud, responsable de sa captivi té à la prison de Meung et après avoir
souhaité longue vie à son sauveur, le roi Louis XI, Villon jette un regard sur sa vie passée et
sur ses péchés. Une digression le conduit à penser que « nécessité malheureuse» (la Fatalité)
l'a empêché de devenir « vrai homme ». Mais bientôt, plus équitable, il fait un retour sur lui –
même et sur la folie de sa jeunesse, qui a si vite passé:
«Eh Dieu! si j'eusse étudié
110 Au temps ma jeunesse folle…»
Contre les coups de ce qu'il considère comme une fortune adverse, il s'arme de
philosophie et de résignation. Il le faut bien, car devant ses yeux se dresse la Mort, la «
niveleuse horrible », qui jette à l'oubli beauté, richesse, grandeur:
«Mais où sont les neiges d'antan?
Mais où est le preux Charlemagne?
Autant en emporte le vent…»
Lui aussi, « le misérable François », il doit mourir. La mort l'épouvante, mais, en
même temps, le tente et éveille sa curiosité. Il commence à « tester » ; les legs sont, parfois
ironiques, comme ceux du « Petit Testament », mais moins plaisants ; le rire semble se crisper
en rictus devant l'angoisse de la mort. Mais l'élément nouveau c'est qu'on y rencontre des
pièces qui frémissent du grand souffle lyrique: il y a une pensée pleine d'émotion pour
Guillaum e de Villon, son ancien maître et « plus que père », mais aussi une pièce
attendrissante et sensible, dédiée à sa « pauvre mère », intitulée « Ballade pour prier Notre –
Dame ». L'œuvre est pleine de contrastes: la facétie se succède à l'effusion religieuse; les hauts
échevins (les magistrats municipaux) voisinent avec les voleurs et les criminels. Il y a aussi une
ballade -oraison dédiée à « l'âme du bon feu maître Jehan Cotart », inspirée par l'amour des
plaisirs bachiques; dans le même esprit, suit une autr e ballade, dont le refrain énonce un
principe de sagesse épicurienne : « Il n'est trésor que de vivre à son aise ». Sur un ton
sarcastique, qui ressemble à celui du « Petit Testament », il lègue ensuite à l'Hôpital des
Quinze -Vingt ses lunettes, à charge d 'aller reconnaître « les gens de bien et les déshonnêtes »
au charnier des Innocents, place où l'on entassait pêle -mêle les cadavres des pauvres, qui
n'étaient pas revendiqués par leurs familles. Mais il débouche sur cet humour macabre, qui le
ramène à la méditation sur la mort; il y revient encore dans les dernières strophes, où il indique
ses vœux ultimes pour sa sépulture; il rédige sa propre épitaphe et crie « à toutes gens merci ».
La célèbre «Ballade des pendus », encore intitulée «L'épitaphe Villon» est une
occasion douloureuse pour le poète de méditer en philosophe sur le néant, sur la vanité des
agitations humaines; il peint avec réalisme (avec même des accents naturalistes par endroits)
l'horreur physique de la mort: les crânes, la danse macabre de s pendus bercés par le vent, les
orbites cavées par les oiseaux, enfin, l'effroi de la douloureuse agonie. Même s'il plaisante,
111 l'amertume est proche, car le spectre de la mort le menace toujours; toutefois, dans ce
désespoir profond, il ne blasphème jamai s ; par contre, il invoque Notre -Dame et « le doux
Jésus Christ» pour implorer leur assistance et pour les prendre à témoin de sa détresse.
Certains se sont inquiétés de voir Villon réserver ses bons sentiments presqu'entièrement à des
gens d'une moralité équivoque, plus ou moins compromis, qui trouvent leur épilogue dans la
prison ou devant le bûcher. Mais il faut bien comprendre qu'il a voulu rédiger un testament des
déshérités, pour protester contre un ordre social injuste, et qui, en plus, promet la pai x
éternelle aux riches, sans aucunement se soucier des pauvres.
3. L’art de Villon
Goût du plaisir, passage irréversible du temps, hantise de la mort, ferveur religieuse, tous
ces thèmes sont les éternels lieux communs du lyrisme; mais Villon leur donne un caractère
original, car il traduit en grand artiste les émotions qu'il a éprouvées. La permanente
ambivalence de son ton, l'ironie et le double sens, le mélange constant de « rire et de larmes »,
le voisinage omniprésent du désespoir et de la joie de vi vre, de la bouffonnerie et du
pathétisme, tout cela fait la marque propre de la création de Villon, son talent et son charme.
Villon est aussi un des premiers grands poètes citadins, le chantre de Paris, « la grand'
ville », dont il peint la réalité avec p ittoresque. En décrivant la capitale, il en fait voir le peuple
bigarré: voleurs, filles de joie, bourgeois, « gracieux galants » ; les joyeux vivants avec lesquels
il s'amuse croisent les « gens en place », égoïstes et durs, bornés et mesquins. Il est doué de
cette parfaite maîtrise de la description, qui revêt parfois un aspect synésthésique (les
sensations les plus diverses, s'adressant simultanément à tous les sens et à tous les types de
perceptions, s'y mêlent avec une force saisissante).
Villon possède ce talent inné de l'expression, qui, le plus souvent, dédaigne de faire
recours aux procédés de l'art. En fait, il ne se soucie point de varier sa technique, ni de
rechercher (comme d'autres poètes) de précieuses combinaisons de rythmes ou de rimes. Il ne
fait qu'emprunter aux poètes précédents quelques types de strophes simples, cultivant avec
prédilection la ballade à vers égaux. Il coule dans le même moule les inspirations les plus
diverses : le pathétique macabre de la « Ballade des Pendus », la courto isie maniérée de la
112 « Ballade de Blois », la satire piquante des « Langues envieuses » ; cependant, chaque fois,
cette simplicité formelle s'accompagne d'une extrême densité émotionnelle.
4. La renommée de Villon
Malheureusement, la vraie renommée de Vill on ne fut que posthume ; il fut quasi –
ignoré comme poète par ses contemporains (sauf, peut -être, pour Charles d'Orléans). Mais le
XVIe siècle le goûtera beaucoup et Clément Marot, poète officiel de François Ier, publia de
ses poésies une édition fameuse. P lus tard, au grand siècle du classicisme, Boileau (très dur
comme critique de littérature) l'a épargné et, au XIXe siècle, il fut exalté par les romantiques.
De nos jours, Villon suscite encore la curiosité des érudites, qui trouvent encore beaucoup
d'aspe cts à investiguer dans son œuvre comme dans sa vie.
Mais ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'il réussit encore à émouvoir la sensibilité
moderne. Pourquoi et par quoi? D'abord, par cette aura de mystè re qui l'enveloppe, cet air de
« poète maudit », dép ositaire de ténébreux secrets; ensuite, par son ton ironique et par la
gauloiserie de son expression; en troisième lieu, par cette joie de vivre qui transparaît dans
chaque vers de sa création ; enfin et surtout, par cette sincérité dépourvue d'artifice av ec
laquelle il nous fait partager des vérités profondément humaines. Un destin mouvementé, une
âme tourmentée, une existence aventureuse et pleine de mystère, une voix pathétique, un ton
badin, un esprit rebelle, une expression franche et directe – voilà, en somme, ce qui explique
encore le succès de ce poète, si lointain et cependant, si proche à nous.
113 Résumé :
– Aux XIVe et XVe siècles, la poésie se centre sur la maîtrise formelle ;
– C’est l’époque des poèmes à forme fixe : la canso, la ballade, le virelai , le lai, le
rondeau / rondel, le chant royal, l’églogue, l’ épigramme ;
– Dans ces types de productions excellent des poètes comme : Guillaume de
Machaut, Eustache Deschamps, Christine de Pisan, Charles d’Orléans.
– Dans ce paysage trop bien normé, François Vi llon forme une figure à part : très
original, il dépasse de loin son époque autant par sa vision, que par son talent qui
dédaigne le recours aux « acrobaties » des métriciens ;
– Villon est le premier grand poète français et inaugure la poésie « moderne » (en
sens large du terme) .
DEVOIR : Analysez le poème : « La Ballade des pendus » (ou « L’Épitaphe de Villon )
par le prisme du couple : authenticité// dissimulation .
114
COURS NO. 5
Vue générale du XVIe
siècle
Objectifs opérationnels :
À la fin de ce cours, les étudiants devront être capables de :
établir les phénomènes qui marquent le XVIe siècle et ses traits définitoires ;
énumérer les productions littéraires du XVIe siècle ;
définir les éléments culturels fondamentaux du XVIe siècle : la Renaissance ;
l’Humanisme ; la Réforme religieuse.
« Le XV Ie siècle est un beau désordre. Et pour cette raison, on le pratique peu. L’immense
production latin e désormais inaccessible à bien des lecteurs, l’austérité des débats sur la
religion, ou l a ténuité des « questions subtiles » dépassent nos horizons familiers. On se
rappelle pourtant « la rose » de Ronsard, l’humour de Rabelais, ou le regard ferme et
velouté du roi François Ier. Période turbulente, où l’épaisseur du drame côtoie le charme du
factice, mais aussi ensemble de moments uniques où toutes les possibilités ont été promises.
On y trouvera autant de tyrannie dans les lettres que dans la société, mais aussi autant de
risques et d’inventions.»
(Marie -Luce Demone t-Launay, Histoire de la littérature française. XVIe
siècle )
115
1. Le con texte socio -historique
Les grandes découvertes géographiques
Les historiens s’accordent pour faire débuter la période qui s’attache au XVIe siècle
par la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb.
Cet événement, « la conquête du paradis vierge », qui a eu lieu à la fin du X Ve siècle (1498),
ouvre de larges espaces et des horizons nouveaux aux explorateurs européens.
Ainsi Magellan (1480 -1521) accomplit le premier tour du monde et Jacques Cartier
(1491 -1557) atteint le Canada.
Ces découvertes sonnent le glas d’un Moyen Âge qui durait depuis des siècles; elles
inaugurent l’entrée de l’Europe dans les temps modernes. Les frontières du monde connu
reculent sur terre, mais aussi dans le cosmos, puisque Copernic (1473 -1543) démontre que les
planètes tournent autour le soleil.
La France vers 1500
Le pays, bien plus réduit qu’aujourd’hui, est moins un État qu’un ensemble de territoires : les
fiefs. Ceux -ci appartiennent à de grands seig neurs peu enclins à reconnaître l’autorité du roi : il
en est ainsi de la Bretagne, de l’Auvergne, du Limousin, du Béarn…etc. Au nord et à l’est,
l’Artois, la Franche Comté, la Lorraine, l’Alsace et la Savoie sont des terres étrangères.
La société se di vise ne trois « états » : le clergé (pour la plupart riche, car il lève des
impôts), la noblesse (propriétaire de grands fiefs) et le tiers état (les classes populaires). Au
sein de ce dernier état, naît une bourgeoisie urbaine, marchande et entreprenante ; elle achète
les terres des seigneurs ruinés et tente de se faire anoblir.
Il est difficile d’apprécier la population exacte de la France à cette époque : elle devrait
être de 15 à 18 millions d’habitants, sans doute, vivant essentiellement à la campagne . Mais
une série de récoltes favorables permet l’accroissement rapide de cette population. On redoute
toujours la disette, la famine, ou la peste, si fréquentes vers la fin du Moyen Âge.
Seulement un dixième de cette population vivait dans les villes, qui sont en pleine expansion
démographique : Paris passe de 200 000 à 400 000 habitants ; Lyon, Rouen et Marseille
116 avoisinent 100 000 habitants. Ces villes, aux maisons serrées, vont devenir de véritables
foyers d’une nouvelle culture. Une bourgeoisie formée de marchands, de financiers et
d’officiers (i.e. notables ayant acheté un « office public », une fonction de magistrat, par
exemple), crée une nouvelle prospérité. Leurs richesses permettent le financement d’activités
artistiques et intellectuelles. Elles favorisent aussi l’ouverture de nombreux collèges. Mais, si la
ville est un lieu de progrès technique et d’échanges (pour ne rappeler que les quartes foires
annuelles de Lyon, par exemple), elle voit aussi se développer les premiers conflits du monde
du travail, notamment dans le secteur de l’imprimerie.
2. Le mouvement des idées et des arts
Les événements qui ont précédé à la Renaissance
Vers la fin du XVe siècle, avaient déjà préparé l’avènement des temps nouveaux : vers
1450, Gutenberg , inventant les caractères mobiles métalliques, (l’imprimerie), fit accomplir un
pas décisif dans les techniques de reproduction écrite. L’imprimerie, l’enfant -prodige de
l’époque (destinée, initialement à la seule édition de la Bible), allait connaître un essor
fabul eux, dans tous les domaines.
La Renaissance
Écrivains et intellectuels du XVIe siècle ont eu la conscience d’une rupture profonde
entre leur époque et celle du Moyen âge, qui la précédait. Le XVIe siècle est marqué par un
puissant mouvement des idées et des arts, que l’on appelle la RENAISSANCE.
Après les désastres de la Guerre de Cent Ans et les ravages provoqués par les
épidémies et le disettes de la partie finale du Moyen âge, la France essaie d’émerger de sa
détresse et de s’ouvrir à une nouvelle vie , manifestant une « soif » d’authenticité et de
plénitude, doublée d’un désir de recommencement, jamais connu auparavant.
Les notions et les structures qui avaient paru longtemps comme définitives, telles :
l’hiérarchie féodale, l’autorité de l’Église, l es vérités éternelles, sont toutes remises en question
avec un courage qui va déterminer des changements en profondeur de la mentalité humaine
pendant cette époque et va stimuler le travail créateur dans tous les domaines d’activité. C’est
117 une époque où l’ on renouvelle l’inspiration littéraire et l’on intensifie le mouvement
économique, intellectuel et politique, artistique et religieux, tout en inaugurant une réflexion
profonde sur l’être humain, sur sa pensée et sur son corps, ce qui représente sans nul d oute,
l’une de ses acquisitions les plus importantes.
L’Humanisme
Le XVIe siècle apparaît donc comme une époque d’effervescence et de dynamisme
créateur tout à fait particuliers, pendant laquelle s’élabore une nouvelle conception de
l’homme et de l’unive rs, que l’on appelle l’humanisme. Ses composantes essentielles sont :
l’érudition et la redécouverte du monde antique, mis au service de la compréhension moderne.
Les humanistes ont le souci de l’homme et de sa grandeur ; ils recherchent fébrilement la vér ité
dans tous les domaines et admirent la perfection de l’art antique, qu’ils prennent pour modèle.
On étudie donc de près les civilisations grecque et romaine, on recueille leurs proverbes qui
reflètent la sagesse populaire, on lit et on traduit les « Anc iens »: la philosophie platonicienne
ou épicurienne, la poésie d’Homère, les tragédies de Sophocle, les récits historiques
d’Hérodote, les écrits moraux de Plutarque.
Si au Moyen âge le terme de « lettres humaines » désignait les études profanes, par
opposition aux études religieuses, (auxquelles elles étaient inférieures), au contraire, au XVIe
siècle, les lettres humaines, signifient l’étude du grec et du latin, qui deviennent les disciplines
fondamentales, les plus enrichissantes, auxquelles se livre nt les humanistes. Un « humaniste »
est donc, tout d’abord, un érudit, qui étudie les textes antiques dans leur langue d’origine ; sa
curiosité le pousse à s’instruire sans cesse, à « boire » aux sources éternelles de la
connaissance et il a le sentiment d ’appartenir à une véritable « république des lettres »,
constituée de l’ensemble des intellectuels européens. Ces derniers se tiennent au courant de
leurs recherches, par une correspondance fréquente en latin, leur langue commune. Comme
l’idéal des humanis tes est de faire connaître les textes de l’Antiquité, ils sont souvent à la fois
commentateurs, traducteurs et imprimeurs.
Les humanistes s’intéressent à l’Homme dans sa totalité, corps et âme. Le corps,
considéré par la conception médiévale comme infé rieur à l’âme immortelle (car soumis à la
pourriture), vient au premier plan des préoccupations : un peintre comme Léonard de Vinci
118 étudie l’anatomie, tandis qu’ un chirurgien comme Ambroise Paré ouvre la voie aux méthodes
expérimentales dans la médecine.
On pourrait caractériser la Renaissance, comme Jules Michelet et Jakob Burckhardt,
par l’épanouissement de l’individu. « Au Moyen âge, affirme Burckhardt, l’homme ne se
connaissait que comme race, peuple, parti, couche sociale, famille – ou sous une autre forme
générale et collective » ; il va devenir, pendant la Renaissance, un individu, un « uomo
singolare », ou bien un « uomo unico ». Le développement de l’individu a conduit, dans le cas
des êtres exceptionnellement doués, à l’apparition de l’« uomo univ rsale », type humain
caractéristique pour cette époque et expression vivante d’une ère qui a travaillé pour la
régénération et l’enrichissement de l’humanité.
On assiste pendant cette période à un véritable triomphe de l’individualité.
Le progrès matér iel, parallèle à celui spirituel, a amorcé la libération de l’individu, qui
a, enfin, la possibilité de développer librement et simultanément toutes les capacités de son
corps et de son esprit. Dégagé des contraintes médiévales, l’homme se découvre lui -mêm e
comme un être beau, puissant et capable de construire, de se bâtir un univers à lui, qui veut
imiter la création divine. Il n’est plus l’humble pécheur, condamné à vivre dans cette « vallée
de la lamentation » rien que pour expier le péché originaire et les siens propres ; il regagne sa
grandeur et sa dignité (comme pour les Anciens) et il se réinstaure dans sa position privilégiée
de maître de l’univers et de son propre destin.
Le goût de la gloire, qui, comme celui de la chair, cesse d’être un péché, se manifeste
quelquefois dans un orgueil démesuré, tel qu’il se montre à un très haut degré dans le cas de
Ronsard. Mais Ronsard n’est pas le seul à être conscient de sa valeur ; il suffit de mentionner
quelques noms célèbres, génies universels, esprits mu ltilatéraux, illustrant à eux seuls, les élans
d’une époque qui a produit, partout où elle s’est épanouie en Europe, (Italie, France,
Angleterre, Espagne) des esprits de première grandeur.
Léonard de Vinci, pour exemplifier, fut un génie multilatéral : sc ulpteur, peintre, poète,
philosophe, musicien, mathématicien, physicien, anatomiste ; il a conçu le premier sous -marin,
le premier pont -roulant, la première bicyclette et même le parachute. Un autre exemple, tout
aussi éloquent, Michel -Ange : sculpteur, pe intre, architecte et poète, il a dominé l’époque par
son extraordinaire pouvoir de création et par la diversité de son génie. On peut ajouter à cette
119 énumération l’homme d’État, l’historien et le poète Machiavel , lui aussi personnalité
multilatérale, qui a formulé des idées avancées sur le pouvoir royal et sur la morale chrétienne
; ses principes sur la politique ont connu une large diffusion. Il ne faut oublier Martin Luther ,
le courageux réformateur de l’Église, qui s’est mis à la tête de ce mouvement qui a secoué
l’Allemagne, et qui fut en même temps le créateur de la prose allemande moderne. Enfin, en
France, François Rabelais, esprit universel, helléniste, hébraïsant, archéologue, juriste,
médecin, philosophe et, non en dernier lieu, écrivain de génie, vient compléter cette
prestigieuse galerie.
En guise de conclusion, on ne peut ignorer l’affirmation d’un théoricien (aujourd’hui
contesté à beaucoup d’égards), mais qui a, cependant, très bien synthétisé l’esprit de la
Renaissance : « La Renaissance fut le plus grand bouleversement progressiste que
l’Humanité eût jamais connu ; c’est une époque qui avait besoin de titans et qui créa des
titans, géants de la pensée, de la passion, du caractère, géants par l’universalité de leur
savoir » (Engels, Dialecti que de la Nature ).
Loin de s’enfermer dans une « tour d’ivoire », les humanistes s’engagent au service de
l’homme, afin que, le connaissant mieux et se connaissant mieux, l’on arrive à vivre mieux,
plus longtemps et plus librement .
Cependant, cet idéal de paix et d’harmonie entre les humains se heurte à une réalité
historique sanglante, faite de guerres et d’intolérance. Cet engagement humaniste, qui va
souvent contre les pouvoirs politique, religieux et universitaire, va conduire certains sur les
bûcher s (l’imprimeur Étienne Dolet, le médecin Michel Servet, le magistrat Anne du Bourg et
de bien d’autres).
La Réforme
Des troubles religieux viennent endeuiller cette époque d’épanouissement multilatéral;
ils sont dus à un conflit, qui devient violent, ent re les tenants de l’ordre établi (le catholicisme
institutionnel) et les partisans d’une réforme de l’Église. Afin de déceler les mécanismes qui
ont pu conduire à un tel désastre, nous devons faire recours à l’histoire et retracer brièvement
les principale s étapes de ce phénomène.
120 La crise de l’Église catholique
À l’aube du XVIe siècle, l’Église (catholique) vivait une grave crise. Son clergé était
souvent inculte ou éloigné de ses fidèles. Le pape était plutôt un chef d’État qu’un guide
spirituel. De nomb reux fidèles souhaitent une Église plus proche des origines du christianisme,
plus préoccupée du salut des âmes que de l’accumulation de biens terrestres.
Les « Évangélistes »
C’est ainsi que voient le jour, à ce début de siècle, des mouvements spirituel s et parfois
mystiques, en marge de l’Église officielle, que l’on veut réformer. Les «Réformateurs»
souhaitent méditer par eux -mêmes, à partir des textes originaux, que l’imprimerie se charge de
diffuser. Certains catholiques se regroupent autour de l’Évêq ue de Meaux, protégé par
Marguerite de Navarre, sœur du roi. Selon eux, l’Église pourrait retrouver la pureté des
origines si l’on commençait par rendre l’Évangile accessible à tous, par de bonnes traductions.
On les appelle donc les « Évangélistes ».
Luther (1483 -1546)
Les années 1525 -1546 voient se propager avec rapidité les thèses d’un théoricien
allemand, Martin Luther, qui commence par denier au pape le pouvoir de pardonner les péchés
(le pape faisait vendre des certificats, appelés « indulgences », q ui garantissaient aux croyants
une peine allégée au Purgatoire). Luther vient affirmer que seule la foi permet à l’homme
d’obtenir la grâce divine et la vie éternelle.
La réaction de l’Église catholique
La Sorbonne, qui détient l’autorité religieuse, con damne le groupe des Évangélistes.
Elle exclut de son sein les « luthériens », que l’on appelle « Huguenots » ou « Réformés », en
les excommuniant : c’est ainsi qu’ils deviennent des rebelles , donc, des « Protestants ».
L’un d’entre eux, le théologien Jean Calvin, (1509 -1564) fuit à Genève, (république
indépendante à l’époque), où il met les fondements d’un véritable centre religieux,
universitaire et politique de la Réforme. L’autorité royale, pour l’instant, tolère assez bien ce
mouvement nouveau, jusqu ’à « l’affaire des placards », qui, malheureusement, met fin à la
121 période « pacifique » et à la patience du roi envers les « Protestants ». De violents massacres
se déchaînent, qui vont sévir dans un camp comme dans l’autre, et qui prendront l’aspect de
véritables guerres civiles.
L’Édit de Nantes
Ces guerres de religion dureront jusqu’en 1598, quand le roi Henri de Navarre, ancien
protestant converti au catholicisme, donne l’Édit de Nantes ; cet acte rétablira la paix et
garantira la liberté de croyance en France.
3. Les grandes périodes historiques
Les règnes de Charles VIII (1483 -1498) et de Louis XII (1498 -1514)
Par son mariage avec Anne de Bretagne, Charles VIII a accru le territoire national de
la France par le duché de Bretagne ; comme le s rois de la France prétendaient, à cette période,
avoir des droits sur le royaume de Naples, il entraîne en 1494 une expédition en Italie ; l’année
suivante, il prend la ville de Naples, puis il la reperd aussitôt. L’Italie était formée, depuis des
siècle s, d’une série de petits États indépendants, ayant une civilisation vraiment brillante.
Le règne de François Ier (1515 -1547)
Les conflits avec les Italiens dégénèrent en une lutte opposant la France à son puissant
voisin, « le Saint Empire Romain -Germanique ». Cet empire était constitué par une vaste
union de petits États, qui allait des Pays -Bas à la Toscane et de la Franche -Comté à l’Autriche.
D’autre part, l’empereur Charles Quint, roi d’Espagne, avait des prétentions sur la ville
italienne de Mi lan et sur ses environs : un ennemi de plus pour la France . Dans ces guerres
d’Italie, alternent pour les Français des victoires et des défaites : la victoire de Marignan
(1515), le désastre de Pavie (1525), au cours duquel François Ier fut fait prisonnie r ; tout finira
par le traité de Cateau -Cambrésis (1559), signé par Henri IV et les successeurs de Charles
Quint .
Ces guerres d’Italie n’accroîtront pas trop le territoire national français ; elles
favoriseront, en revanche, les échanges culturels , artist iques et littéraires. En fait, elles font
122 connaître aux artistes français l’école italienne. D’autre part, la civilisation éblouissante et
brillante d’Italie, son luxe, son charme et son raffinement, mettent leur empreinte sur les
mœurs des Français, comme sur la vie artistique et littéraire de la France.
« La découverte d’Italie avait tourné la tête aux nôtres : ils n’étaient pas assez forts
pour résister au charme. Le mot propre est « découverte ». Les compagnons de Charles VIII
ne furent pas moins éton nés que ceux de Christophe Colomb. Excepté les Provençaux, que le
commerce et la guerre y avaient souvent menés, les Français ne soupçonnaient pas cette
terre, ni ce peuple, ce pays de beauté, où l’art, ajoutant autant de siècles à une si heureuse
nature, semblait avoir réalisé le paradis de la terre . »
(Jules Michelet, Histoire de la
France )
Sur le modèle italien, le roi de France s’entoure d’ une cour où brillent des poètes
comme Clément Marot, des peintres comme Léonard de Vinci, des sculpteurs, des architectes,
des décorateurs, des traducteurs…etc. Il fait édifier de magnifiques châteaux sur les bords de la
Loire, ou à Fontainebleau. On rec onstruit à Paris certaines ailes du Louvre, le château royal.
Or, cette politique de prestige coûte cher et le trésor public est vide. On a donc recours à
l’augmentation des impôts et même au premier emprunt d’État en 1522.
Le pouvoir royal se renforce en détriment des pouvoirs locaux des seigneurs. On crée,
par exemple, en 1523, un Trésor royal pour centraliser les finances publiques et on constitue la
première armée nationale en 1534. La justice royale se substitue à celle des seigneurs ou de
l’église.
De plus, le roi veut imposer à l’ensemble de son peuple une seule langue, pour
remplacer les dialectes locaux et le latin. L’ordonnance de Villers -Cotterêts (1539), prescrit
que tous les actes juridiques devront être rédigés en français et non plus en lati n. La religion
elle-même est placée sous le contrôle du roi. Ainsi, en 1516, au Concordat de Boulogne
(convention entre l’État et le pape), triomphe le gallicanisme, doctrine selon laquelle l’église
est gérée par la France et non par Rome. Ce concordat don ne au roi le pouvoir de nommer les
évêques.
Sous l’influence de sa sœur, Marguerite de Navarre, François Ier ne se montra pas
hostile, dans une première période, à la montée du mouvement qui allait donner naissance au
123 protestantisme vers 1530. Mais en o ctobre 1534, des imprudents ou des provocateurs
affichent des placards contre la messe, sur la porte de la chambre royale, s’en prenant donc à la
personne même du roi : c’est « l’affaire des placards ». Celui -ci ne pouvait que réagir, cédant
aux pressions de la Sorbonne et du Parlement de Paris.
Commence alors une époque de persécutions. Certains réformateurs s’exilent : le poète
Marot, condamné à mort en contumace pour hérésie, trouve refuge à Ferrare, en Italie.
D’autres sont exécutés en place publique : l’imprimeur Étienne Dolet est brulé vif en 1546,
pour avoir édité des textes jugés comme « hérétiques ».
Le règne d’Henri II (1547 -1559)
Henri II poursuit la lutte contre Charles Quint. Après l’abdication de celui -ci, il signe le
traité de paix de Cateau -Cambrésis (1559), qui cède à la France : Metz, Toul et Verdun, ainsi
que Calais. Henri II est amateur de poésie : il favorise des poètes comme Ronsard, par
exemple. Sur le plan religieux , en revanche, les persécutions s’intensifient contre les
prote stants ; mais elles finissent par servir leur cause, car les victimes sont élevées au rang de
martyrs. De grands seigneurs, comme les Condé, se convertissent au protestantisme et la
nouvelle religion s’implante peu à peu. Henri II meurt prématurément, en 1 559, des suites
d’une blessure reçue dans un tournoi.
François II (1559 -1560) et Charles IX (1560 -1574)
François II devient roi à quinze ans. Il est influencé par les Guise, princes lorrains et
catholiques. Sous son règne, de hauts dignitaires protestan ts, accusés de comploter, sont
massacrés à Amboise.
À sa mort, en 1560, son jeune frère Charles IX, règne d’abord sous la tutelle de sa
mère, Catherine de Médicis . Elle appelle au pouvoir des “politiques”, qui cherchent la
conciliation plutôt que l’affron tement, comme le Chancelier Michel de l’Hôpital (chef de la
justice).
Ainsi, en janvier 1562, est signé un édit garantissant la liberté du culte protestant. Mais
à Wassy, deux mois plus tard, le massacre de soixante -quinze protestants par les gens du duc
124 de Guise déclenche une succession de huit guerres de religion, qui menacent gravement l’unité
du royaume.
De 1562 -1598, la France déchirée connaît une série de troubles et de massacres. Le
plus connu est sans doute celui de « la nuit de Saint -Barthélem y » en 1572 : à Paris, sur
l’instigation de la reine -mère, Catherine de Médicis , les catholiques fanatisés assassinèrent des
milliers de protestants, dont l’amiral de Coligny, chef des Huguenots, qui, pourtant, avait été
en grande faveur de la Cour.
Les d eux partis s’affrontent durement, se prenant et se reprenant de nombreuses villes.
Ces temps de troubles sont entrecoupés de paix éphémères et illusoires, comme la paix
d’Amboise (1563), la paix de Longjumeau (1568), la paix de Saint -Germain (1570).
Les p roblèmes religieux furent le prétexte de ces guerres civiles, mais les causes réelles
sont multiples : une partie de la noblesse se révoltait, car elle était hostile au renforcement du
pouvoir royal, qui la dépossédait de son rôle traditionnel dans l’État.
Par ailleurs, l’Espagne catholique souhaitait une France faible entre les Pyrénées et ses
possessions flamandes ; elle attisait donc la haine antiprotestante.
Le règne d’Henri III (1574 -1589)
En 1574, monte sur le trône le IIIe fils de Catherine de Médicis, Henri III. Mais là il y a
un problème : à la mort du prétendant direct au trône, (au cas où, par malheur, Henri III
mourait), l’héritier légitime du pouvoir allait être le roi d’un petit état des Pyrénées, Henri de
Navarre, chef du parti protestant. L’enjeu des conflits était cette fois -ci de taille : garant de
l’unité nationale, le souverain pourrait -il confesser une religion minoritaire dans le pays et
condamnée par le pape ?
Les ultras catholiques , qui ne pouvaient accepter une telle situation, av aient déjà formé
en 1576 une Ligue, appuyée sur le clergé urbain, sous la direction de nobles comme les Guise.
Les « ligueurs » cherchent un autre prétendant au trône, le cardinal de Bourbon. Ils trouvent
des appuis auprès de l’Espagne catholique de Philip pe II, et servent, en fait, les ambitions
personnelles d’une certaine noblesse catholique. Les protestants, quant à eux, demandent
l’aide de l’Angleterre et des princes allemands rangés du côté de la Réforme. Le roi Henri III
mène une politique qui oscille entre le rapprochement avec la Ligue (1585) et la réconciliation
125 avec Henri de Navarre (1589). Accusé de mollesse par les catholiques ligueurs, il périt sous les
coups du moine Jacques Clément en 1589. Le trône devient vacant…
Henri IV (1589 -1610) : un protestant qui se convertit au catholicisme
Après l’assassinat d’Henri III, les ligueurs font régner une vraie dictature à Paris. Henri
de Navarre, le futur Henri IV est, certes, l’héritier légitime du trône. Mais il doit conquérir son
royaume par les ar mes, car une partie de la population lui est hostile. Les ligueurs durcissent
leurs positions et nomment à leur tête le lieutenant général Mayenne, frère du duc de Guise (ce
dernier étant assassiné à Blois, en 1588). Le pays semble définitivement coupé en deux.
Dans cette situation difficile, Henri de Navarre se convertit au catholicisme, pour des
raisons politiques, autant que religieuses. Cela ne suffit pas à railler la faction dure de la Ligue.
Néanmoins, il se fait sacrer à Chartres (et non à Reims, le lieu traditionnel), et il implore le
pardon du pape. Il entre triomphalement à Paris, en 1594.
Les esprits ne se sont pas pour autant calmés : un ancien élève des Jésuites, Chastel,
tente de l’assassiner, et on sait qu’il périra seize ans plus tard, en 1 610, sous le coup de
Ravaillac.
Les ligueurs tiennent encore quelques villes (comme Amiens), qui restent au nouveau
roi à conquérir. Il lui faut aussi faire la paix avec l’Espagne. Mais c’est surtout l’édit de
Nantes, en 1598, qui marque à la fois la fin des troubles et l’entrée dans une ère de tolérance
religieuse : la liberté de conscience est reconnue, tout comme la liberté du culte ou l’égalité
devant la loi.
Une centaine de places fortes, données aux protestants, ga rantissent ces droits
nouveaux. Les réformés se voient donc admis dans l’état, après un siècle environ de combats
et de sacrifices. Mais tout le pays, épuisé par cinquante années de guerres civiles, est à
reconstruire.
Résumé :
– le XVIe siècle est caractérisé par un changement fondamental dans la pensée
humaine ;
126 – les trois grands phénomènes qui se manifestent au XVIe siècle sont : la
Renaissance, l’Humanisme et la Réforme religieuse.
– Historiquement, les guerres de religion influencent l’attitude des écrivains envers
les autorités d’États e t celles religieuses.
DEVOIR : Quels sont les traits fondamentaux de la pensée humaniste ?
127 COURS NO. 6
La littérature à l’époque de
la Renaissance
Objectifs opérationnels :
À la fin de ce cours, les étudiants devront être capables de :
Observer les élé ments de continuité et de renouveau dans la littérature d XVIe siècle ;
Délimiter les principales étapes de la création littéraire au XVIe siècle ;
Repérer les traits caractéristiques de la production littéraire du XVIe siècle ;
Énumérer les grandes orient ations dans le domaine de la poésie, de la prose , du théâtre
et de l’essai ;
Il n’existe pas de véritable coupure entre le Moyen âge et la Renaissance.
On a déjà pu parler d’un « humanisme médiéval », nourri dès le XIIe siècle, par le
travail des clercs , élargi au XIIIe siècle à des préoccupations philosophiques , mûri et discipliné
au XIVe siècle, grâce à l’action personnelle de Charles V.
L’humanisme de la Renaissance prolonge l’humanisme médiéval, mais, cependant, il le
transforme sous des influences nouvelles.
L’influence du Moyen Âge sur la littérature du XVIe siècle
L’héritage médiéval demeure très présent tout au long du XVIe siècle : le plaisir de la
redécouverte de l’ antiquité y fait bon ménage avec le goût pour les textes des XIIe, XIIIe et
XIVe siècles. Plus profondément, il n’y a pas de transformation essentielle dans la vision du
128 monde: l’organisme humain (appelé parfois microcosme ) est considéré l’image de l’univers
tout entier (le macrocosme ).
Ainsi, par exemple, les os du corps cor respondraient aux rochers et les veines aux fleuves.
Le rôle des lettrés et des savants serait de faire progresser la connaissance, en
découvrant et en révélant ces correspondances ou ces analogies.
Les formes littéraires : continuité et renouveau
Les romans d’aventures
Ce sont d’abord ceux du Moyen âge qu’on réédite, que l’on modernise, que l’on
remanie… à côte de Fierabras , Madrian , Renaud de Montauban , on retrouve le cycle
d’Arthur et les Romans de la Table ronde, comme Lancelot ou Perceval . Ils mêlent les
prouesses des chevaliers à l’univers magique de la forêt où l’on va chercher l’aventure. Leur
succès est tel que l’on écrit même de faux romans médiévaux tenus pour authentiques!
Il ne s’agit pas toutefois de lectures populaires au mauvais sens du terme : un écrivain
majeur comme du Bellay rêve d’adapter le cycle de la Table ronde pour en faire une Iliade ,
c’est -à-dire un poème épique qui respecte la tradition nationale. Ces romans « médiévaux »,
originaux ou non, exaltaient le sentiment d e la gloire nationale ; c’était une raison de plus pour
les lire et les aimer à une époque où prend naissance en France le sentiment national, la
conscience d’appartenir à un pays bien déterminé .
Le théâtre religieux : les mystères
Les mystères étaient de s pièces de théâtre à sujet religieux d’origine médiévale ; ils étaient
joués sur les places publiques lors des grandes fêtes et montraient des scènes tirées de
l’Évangile, comme « la Nativité de Christ » ou sa « Passion » (ses souffrances avant sa mort) ;
ils présentaient aussi des épisodes de la vie des saints. Les troupes de comédiens amateurs
remaniaient, comme elles l’entendaient, les textes des pièces, selon les réactions précédentes
du public. C’est un théâtre qui mélange le sacré et le profane : on y trouve des personnages –
types (comme celui du fou, qui est toujours chargé de faire rire) ; par ailleurs, les scènes de la
vie quotidienne côtoient les grands moments religieux.
129 Au Moyen âge, ce théâtre avait fini par atteindre à la démesure : le comique prend le
pas sur le sacré ; de plus, une pièce peut compter 65 000 vers ! On comprend qu’une
représentation pouvait durer 35 journées entières en 1451 !
Les intellectuels du XVIe siècle attaquent les « mystères », coupables, à leurs yeux, de
manquer de vérité historique et de dimension religieuse. Le Parlement de Paris donne le coup
de grâce à ce genre théâtral, en interdisant la représentation des mystères à sujet religieux. On
joue des « moralités », qui, à partir d’un épisode biblique ou historiqu e, veulent édifier les
spectateurs sur un certain point de la morale.
La poésie
Le début du XVIe siècle hérite les formes poétiques du Moyen âge, comme le rondeau ou la
ballade, que cultivent des poètes appelés « les grands rhétoriqueurs ». Le Moyen âge transmet
aussi une certaine conception de l’œuvre d’art, qui doit à la fois, apporter au lecteur une vérité
morale et lui plaire. Les classes sociales ont des préférences différentes. La noblesse oisive
trouve beaucoup d’attrait aux poésies lyriques des si ècles précédents, qui célèbrent l’amour de
la dame et un art de vivre galant et raffiné. D’autres lecteurs attendent de la poésie qu’elle leur
révèle les mystères du monde : en témoigne le succès du Roman de la Rose . Ce livre, écrit par
Guillaume de Lorris et Jean de Meung au XIIIe, sera lu, souvent commenté et connaîtra 22
éditions au cours du XVIe siècle. En 1503, Jean Molinet le « traduit » en français moderne,
parce qu’il le considère comme un ouvrage foncièrement chrétien, une sorte de Bible. Lorris e t
de Meung sont salués comme de vrais fondateurs de la poésie française, parce que leur livre
alliait la beauté de la poésie à un enseignement moral et philosophique.
Les « grands rhétoriqueurs »
La rhétorique , qui désignait à l’époque aussi bien la poés ie que l’art oratoire, couvrait en
fait le domaine de l’inspiration (le choix des thèmes) et celui de la versification (la technique
poétique).
Le rhétoriqueur est un homme instruit, un lettré, capable d’inventer de nouvelles formes
poétiques.
130 Il continu e de rester (comme au Moyen âge) au service des Grands (princes, grands
nobles) ; en échange d’une pension, qui assure sa subsistance, il doit célébrer les événements
de la cour, ou rendre hommage aux défunts, en un mot, faire parfois une poésie de
circons tance. Au -delà pourtant de cette poésie de commande, le rhétoriqueur peut embrasser
une cause politique ou utiliser les grands mythes antiques pour transmettre un enseignement
moral ou philosophique. La poésie des grands rhétoriqueurs se caractérise d’abor d par une
recherche formelle très poussée sur les rimes. Les rhétoriqueurs affirment leur souci particulier
de la forme, s’interrogent sur le langage, sur l’œuvre d’art et sur sa signification. En même
temps, tout en étant des écrivains profondément nation alistes, ils défendent une morale et un
art de vivre.
La poésie sous François Ier : « Le poète et le prince »
À cette époque, les droits d’auteur n’existaient pas : un livre publié ne rapportait rien à
l’écrivain, sauf peut -être pour une éventuelle renommée et l’espoir de la gloire éternelle. On
n’écrit donc pas pour gagner sa vie.
Mais pour vivre, le poète ou le lettré doit choisir une fonction qui assure sa
subsistance. Certains deviennent hommes d’Église et peuvent ainsi, sans forcément être
prêtres, profiter des revenus d’une paroisse ou d’une abbaye : ce sont les bénéfices
ecclésiastiques. On ne s’étonne pas trouver à cette époque des abbés – poètes et auteurs de vers
galants!
Certains poètes dédicacent leurs œuvres à des personnages illustres, qui les
récompensent par une pension ; d’autres, enfin, vivent grâce à des riches protecteurs, leurs
mécènes. Le poète cherche donc un emploi stable auprès d’un prince.
Le roi ou le prince désire s’entourer de poètes qui puissent chanter sa gloire, célébr er
ses victoires, ses traités de paix ou les menus événements de sa cour (les naissances, les
mariages, les deuils). Enfin, le poète participe aux fêtes, en écrivant des divertissements dont
les courtisans seront les acteurs.
C’est pourquoi des rois comme François Ier, des princesses, comme Marguerite de
Navarre ( sœur de celui -ci) ou Anne de Bretagne, jouent, à cette époque, un rôle artistique de
131 premier plan, en apportant une aide matérielle à des écrivains comme Clément Marot, par
exemple. À la cour des rois et des princes, la fonction la plus recherchée est celle de « poète
officiel ».
Mais ce ne sont pas toujours les plus grands auteurs qui en obtiennent la charge : ainsi,
Mélain de Saint -Gelays (1491 -1558), qui sera poète officiel jusqu’à sa mort, n’é tait, en fait,
qu’un imitateur du poète italien Pétrarque (dont il introduit en France la forme poétique
préférée : le sonnet ).
Les formes poétiques au XVIe siècle
Les genres traditionnels
Les genres poétiques à l’époque sont bien plus codifiés que l es genres modernes : un
type de poème est défini d’abord par sa forme, c’est -à-dire par un type de vers, de rime et de
strophe.
Mais, de plus, à chaque type poétique est associé un ensemble de sujets imposés.
La ballade est composée de trois strophes de 8 ou de 10 vers et d’une demi -strophe
appelée « envoi » ; les strophes se terminent par un vers refrain. La ballade doit traiter des
sujets nobles ou religieux.
Le chant royal est une variante de la ballade, la différence étant qu’il comporte 5
strophes a u lieu de 3.
Le rondeau reste le genre d’ élection de la poésie courtoise et amoureuse ; sa forme
est très complexe et très codifiée ; elle associe 3 strophes, dont la seconde est plus brève. Le
premier hémistiche (moitié) du premier vers se retrouve comme vers final des deux dernières
strophes.
L’épître est écrite en décasyllabes ; ses rimes sont plates (un vers rime avec celui qui
le suit) ; elle traite des sujets qui vont de l’allégorie ou du discours moral jusqu’aux thèmes
familiers ou aux requêtes.
L’ép igramme est un court poème au sujet satirique, dont le dernier vers renferme un
mot comique ou une formule piquante.
132 Les genres nouveaux
L’églogue est un dialogue des bergers, dans un cadre rustique (souvent un peu
idéalisé), inspiré des poèmes antiques d e Virgile ou de Théocrite.
Le sonnet, forme poétique mise à la mode en Italie, par Pétrarque, se compose de
deux quatrains et deux tercets, selon un schéma de rimes compliqué et impératif . Introduit en
France par Marot et Saint -Gelays, il est appelé à deve nir le genre poétique le plus utilisé
pendant le XVIe siècle.
L’école des « grands rhétoriqueurs »
L’école des « grands rhétoriqueurs » fleurit à la fin du XVe siècle et au début du siècle
suivant. Chez ces poètes, la technique, associée à l’érudition, é touffe souvent l’émotion
personnelle. Entre eux, il y en a certains, pourtant, qui se remarquent par un talent original, qui
s’impose au -delà de toutes les contraintes formelles.
Les rhétoriqueurs sont des écrivains de la cour : ils ont souvent historiogr aphes, en
même temps que poètes. À la cour de France, notamment, s’illustrent : Jean Lemaire des
Belges, Guillaume Chrétien et Jehan Marot (père du poète Clément Marot).
Les rhétoriqueurs continuent d’utiliser les procédés du Roman d la Rose , surtout les
allégories et les « songes » ; mais ils y ajoutent, pour rehausser leur poésie, des fictions
mythologiques. Ils tentent d’enrichir la langue poétique : bien avant « la Pléiade », ils
multiplient les mots composés, les dérivés, les diminutifs savants. Ils utilisent et compliquent
encore les genres poétiques à forme fixe. Surtout, ils raffinent la rime. La poésie devient un jeu
sonore et tend à l’acrobatie verbale.
Par exemple, selon le procédé de la rime « en écho », le mot placé comme rime reprend
avec ca lembour le / les mots qui le précèdent : « Qui pour chanter à sa corde s’accorde » , ou
bien, selon le procédé de la rime « équivoque », on reprend la sonorité d’un mot de fin de vers,
dans le vers suivant : (Exemple : « Louange / Loup ange »).
Il ne conv ient pas de prendre trop au sérieux ces divertissements aimables de ces «
mondains spirituels », dont Jean Molinet se fait le théoricien dans son Art et Science de la
Rhétorique ; mais, cependant, on ne saurait ignorer le fait que les rhétoriqueurs ont co ntribué à
rappeler aux poètes à venir la valeur de la forme et la nécessité de bien maîtriser leur métier.
133
Jean Lemaire des Belges
Jean Lemaire, né à Belges, dans le Bavay, est le neveu et le disciple du théoricien de
l’école, Jean Molinet. Au cours d’un e vie mouvementée, il connut de brillants foyers de
civilisation : la Flandre, Lyon, Venise, Rome. Si Lemaire se réclame des rhétoriqueurs, ses
œuvres de maturité, pourtant, témoignent d’un goût raffiné et d’un talent assez original. On
peut s’apercevoir d ’une connaissance de l’Antiquité plus approfondie que celle de ses maîtres,
il connaît aussi l’Italie et ses poètes renaissants : Dante et Pétrarque. Guidé par ses souvenirs
littéraires, Lemaire exprime l’amour en artiste et chante le sentiment de la natur e : l’accent de
ses vers annonce par moments le paganisme mythologique de Ronsard. Dans le progrès de son
œuvre , Lemaire s’affranchit peu à peu des excès de la rhétorique, « art difficile », défini ainsi
avec fierté par les membres de cette école. Il évolu e vers une beauté plus simple et plus
émouvante, qui annonce « la Pléiade ».
Clément Marot (1496 -1544)
À la cour de François Ier, sa sœur , Marguerite de Navarre, exerce, par la distinction de
son esprit, un immense rayonnement. Elle cultive les belles -lettres, protège les novateurs
religieux et encourage les écrivains. Son poète favori est Clément Marot. Celui -ci est introduit
à la cour par son père, en 1519, et « donné » par le roi à sa sœur , Marguerite. Marot n’a
jamais oublié les enseignements de son père, Jehan, versificateur adroit, formé à l’école des
grands rhétoriqueurs. Au service de Marguerite, cependant, il puise de précieuses leçons de
simplicité et d’urbanité. Il se laisse séduire par les idées religieuses des réformateurs et, en
même temps, son esprit s’ouvre vers l’humanisme.
Véritable poète officiel, sans en avoir le titre, Marot célèbre, à travers ses rondeaux,
ballades, épigrammes, déplorations et compliments, les menus et grands événements du règne.
Mais sa fortune ne durera pas longt emps, à cause d’un scandale déclenché Ŕ par
mégarde ou par esprit de fronde ? Ŕ par le poète lui -même.
La religion catholique interdisait la consommation de viande durant le Carême, c’est à
dire les quarante jours maigres (de jeûne) qui précèdent les Pâq ues. Cette pratique était
134 scrupuleusement respectée et les contrevenants risquaient de sévères poursuites judiciaires.
Or, Marot, par moquerie, par provocation, ou par attrait pour les idées réformées, mange du
lard pendant le Carême, en 1526. Son impruden ce lui coûtera cher : il est dénoncé, et la
Sorbonne, qui incarne l’autorité religieuse, n’hésite pas à faire emprisonner au Châtelet le
protégé du roi. Dans son poème « l’Enfer », Marot décrit son expérience carcérale : la satire
des geôliers s’y mêle ave c une réflexion très humaniste sur la liberté individuelle et la justice:
« Là, sans argent, pauvreté n’a raison
O, chers amis, j’en ai vu martirer
Tant, que pitié m’en mettait en émoi… »
À la suite de « l’affaire des pl acards », en 1534, le roi l’abandonne et Marot juge plus
prudent de s’enfuir ; il sera effectivement condamné à mort par contumace. Il se réfugie en
Italie, à Ferrare. Il regrette cependant la cour de France et y écrit une « Epître au roi du temps
de son e xile à Ferrare », dans laquelle il semble abjurer les idées reformées :
« Luther pour moi des cieux n’est descendu
Luther en croix n’a point été pendu
Pour mes péchés. »
Marot se montre souvent enclin à rire de tout, mêm e de lui -même, mais, tout aussi souvent,
on trouve chez lui des accents pathétiques et il révèle son tempérament secret, sensible et
tourmenté. Après avoir prétendu ne rien regretter de la France, il confie :
« Tu mens, Marot : grand regret tu sentis
Quand tu pensas à tes enfants petits. »
Amnistié, il rentre en France et abjure officiellement à Lyon les idées réformées. Il se
lance alors à la traduction en français des Psaumes bibliques, ce qui fut interprété comme une
nouvelle provocation : les Psaumes étaient les chants religieux de prédilection des Réformés! Il
se trouve contraint en 1542 de s’exiler à Genève, la ville réformée, mais dont il ne supporte
pas la rigueur et c’est en Italie, à Turin qu’il meurt, solitaire, en 1544.
135 Le poète de l’amour
S’inspirant du poète italien Pétrarque, Marot chante, dans de nombreux sonnets,
rondeaux et chansons, ses amours pour Hélène, Diane, Isabeau et Anne, entre 1526 et 1534.
Ses poèmes expriment une passion qui fut peut -être sincère. Mais ils s’ins crivent
surtout dans une tradition littéraire, qui veut que l’amour soit le thème poétique de
prédilection. L’émotion et la légèreté courtoises s’y mêlent, dans un registre lyrique varié :
c’est tantôt la plainte de l’amant, torturé par le désir et par l’a bsence de sa bien -aimée, tantôt
l’expression de sa joie d’aimer et d’être aimé, tantôt le regret pour l’amour de jadis :
« Au bon vieux temps un train d’amour régnait
Qui sans grand art et dons se démenait
Si qu’un bouquet, donné d’amour profond
C’était donner toute la terre ronde. »
Autrefois, il se plaint d’être délaissé par Isabeau, la femme qui, pour on ne sait quelle raison,
avait eu l’audace de le quitter :
« Comme inconstante et de cœur fausse et lâche
Elle me laisse. Or , puisqu’ainsi me lâche,
À votre avis, ne la dois -je lâcher? »
Mais jamais il ne quitte le ton badin et plaisant qui caractérise sa poésie.
Le poète des épîtres
Les épitres, lettres en vers envoyés par Marot à ses amis, au roi ou aux dames,
consti tuent sa véritable biographie. Ce sont souvent des petits chefs d’ œuvre , où l’auteur
présente une requête, joue les naïfs, se fait plaindre, essaie d’attendrir, sans oublier cependant
qu’il doit aussi amuser. Pendant son exil, les épîtres abordent l’une ap rès l’autre des sujets très
variés, souvent sans rapport entre eux, permettant à leur auteur de se livrer à une véritable
satire du monde qui l’entoure.
Par exemple, dans l’ « Épître à Lyon Jamet » (1526), le poète emprisonné au Châtelet,
demande à son ami de le secourir , comme fit le lion pour le rat. Puis, joyeux d’avoir été
transféré dans « la prison claire et nette de Chartres », il raconte, en un long poème, intitulé «
L’Enfer », son arrivée au Châtelet ; mêlant la satire à l’émotion, il évoque les tor tures infligées
136 aux accusés, retrace son interrogatoire, plaisante sur son prénom (Clément / clémence) et fait
une lumineuse description de sa ville natale de Cahors. Au cours de son deuxième séjour en
prison, pour avoir aidé un prisonnier qui s’évadait, i l compose l’ « Épître au Roy pour sa
délivrance » (1527). Quatre ans plus tard, dans l’ « Épître au Roy pour Marot étant malade à
Paris » (1531), il raconte comment il fut volé par son valet et dans quel état piteux le met sa
maladie ; il finit par demander un prêt d’argent. Pendant son exil en Italie, il compose son «
Épitre au Roy du temps de son exil à Ferrare » (1534) ; il se plaint des juges qui, « faute de
pécune », condamnent les innocents ; il dénonce aussi « l’ignorante Sorbonne », hostile aux
effort s royaux de restaurer les lettres et les arts ; il se défend d’être « lutheriste », se justifie
d’avoir possédé des livres interdits et proteste contre la fortune adverse, qui l’a fait partir pour
une terre étrangère.
La mission du poète, selon Marot
Marot considère que, par la poésie, le poète devient l’égal du héros ou même du prince
: il a le pouvoir de dominer le temps, et même d’accorder la gloire éternelle à ceux ou celles
qu’il chante. Comme dans la tradition antique, selon laquelle le poète ét ait choisi par le dieu
Apollon, la poésie permet aux mortels d’atteindre au monde divin.
« La poésie de Marot, qu’elle soit humoristique ou grave, est l’une des plus légères et
des plus drôles du siècle. Elle joue sur tous les registres du rire, mais elle montre aussi un
homme qui fut le familier des princes et qui n’hésite pas à s’engager, parce qu’il se sait
écouter par François Ier » affirme Michel Driol, dans son Histoire de la littérature française
au XVIe siècle. De la Renaissance au Baroque . Il donn e des conseils au roi, se dresse contre
les contraintes et, surtout, contre les guerres, comme dans ce souhait qu’il formule :
« Gloire à Dieu seul, paix en terre et aux humains! »
Une rhétorique bien maîtrisée
Marot cultive une ingénuité savante, qu i donne à son œuvre un caractère original ; il
excelle à traiter avec audace et habileté des sujets délicats et pratique un humour subtil : sur un
ton grave, il formule une vérité évidente, conduit un raisonnement absurde, où il atteste son
137 innocence, en r épondant à côté de la question. Il a même créé un style : toujours badin en
apparence, toujours sérieux en essence.
En plus, il possède la maîtrise stylistique et le désir de perfection des « grands
rhétoriqueurs », un souci particulier de la forme, hérit é, sans doute, de son père, Jehan Marot.
On a trop dit que Marot illustrait le passage, « la conversion » à la nouvelle poésie, aux
dépens de la rhétorique. En fait, le poète a absorbé sans heurt les différentes influences qui se
faisaient sentir à l’épo que, de façon à pratiquer l’art difficile de la manière la plus naturelle. Il
a, comme les rhétoriqueurs, ce goût pour les jeux de langage, mais il simplifie et efface toute
trace de labeur, car l’esprit de la cour est à la facilité apparente.
En même te mps, il attache plus d’importance à l’aspect oral du langage, à la
conversation et aux effets phoniques, alors que les rhétoriqueurs pratiquaient une poésie
surtout visuelle. L’art poétique est d’abord plaisir d’effets immédiats sur le destinataire, ce qui
n’enlève en rien ce caractère « divin » que Sébillet accordera à Marot en 1548. L’esprit
humaniste est présent dans l’imprégnation de sa poésie d’ œuvres antiques, mais l’imitation est
encore sans « doctrine ».
Satire « en clair » et « en énigme »
Maro t pratique deux formes de satire qui auront chacune des fortunes séparées. La
première est directe et fondée sur une ironie limpide comme dans le poème « L’Enfer » , où la
ménagerie infernale de Rhadamanthe (Minos, Cerberes ) renvoie au système judiciaire fr ançais,
envenimé de procès, falsifiant les déclarations et torturant les innocents :
« Tort bien mené rend bon droit inutile ».
La deuxième forme de satire, qui apparaît déjà dans certaines épigrammes, se sert du
caractère énigmatique comme élément sat irique et se trouve à l’état pur dans les coq -à-l’âne.
Le premier type de satire met en place les lois du genre, avec la forme épistolaire et le
changement fréquent de sujet. Le deuxième type est plus obscur, bien que l’on reconnaisse les
cibles traditionn elles : la Sorbonne, les sergents, les prêtres, les moines et les femmes légères.
Le mélange provoque la superposition sémantique dans une grande paillardise
d’opinions qui rappelle les « bigarrures » rabelaisiennes. L’obscurité est plutôt polysémie et
abondance de sens qu’absence de signification, grâce au jeu entre l’individuel et le général,
138 grâce aussi aux nombreux vers proverbiaux et au travail de la rime : celle -ci met l’accent sur
des mots -clés mis verticalement en rapport de sens et elle est fréque mment équivoque. Les
fausses articulations logiques renforcent encore la difficulté de lecture, bien que l’on soit à
l’opposé du texte prudent. Le brouillage des références ne fait que mettre en valeur la
franchise d’un poète qui avait chèrement payé pour elle.
L’essor de la prose au XVIe siècle
Une nouvelle situation de la prose
Les livres écrits en français et en prose étaient rares au Moyen âge : les romans
médiévaux étaient écrits en vers et les ouvrages de pure réflexion étaient rédigés en latin. Le
XVIe siècle va permettre de codifier la prose et d’élaborer une langue propre à l’analyse et à
l’expression des idées. Ce but est atteint grâce à la réunion de trois facteurs. Le premier est
l’imprimerie, qui permet la diffusion rapide du livre à un prix p lus bas ; le second est la volonté
politique d’imposer une même langue à la nation ; le dernier est l’apparition d’un nouvel état
d’esprit, selon lequel il convient de donner à la langue française ses lettres de noblesse : elle
peut égaler le latin ou l’it alien.
La réflexion linguistique
L’imprimerie fait apparaître la nécessité d’une langue aux règles précises : les spécialistes de
grammaire ou d’orthographe, de plus en plus nombreux, se demandent selon quels principes
en fixer l’écriture.
La réflexio n philosophique et religieuse
Le réformateur Jean Calvin, dans son Institution de la religion chrétienne , forge une langue
déjà presque classique : il recherche toujours la clarté, le terme précis et la brièveté. Il est l’un
des premiers à affirmer que le style (les images, les antithèses, l’ordre même des mots dans la
phrase) doit être au service des idées exprimées.
139 Le rôle des voyages
Les navigateurs comme Jacques Cartier rapportent de leurs périples des récits pittoresques ; ils
y décrivent, sou vent de façon minutieuse, les terres étrangères qu’ils ont visitées et les mœurs
des indigènes ; un grand écrivain, François Rabelais, s’inspirera avec succès de ces récits de
voyages, pour décrire les merveilleux voyages de Pantagruel et Panurge et leurs éblouissantes
aventures.
Le conte et la nouvelle
Tous ces éléments que nous venons d’énumérer ont contribué d’une manière décisive à
l’essor extraordinaire de la prose française au XVIe siècle.
Les récits en prose de cette période (à l’exception de l’œ uvre de Rabelais, qui raconte
une seule et même histoire en cinq livres) sont de courts textes, dont les auteurs subissent
généralement une double influence : d’une part, celle des contes populaires, oraux, que l’on
devait encore raconter le soir, à la vei llée, et d’autre part, celle des récits publiés, en latin, ou,
le plus souvent, en italien ; sans doute, le plus important est le Décaméron de Boccace, paru
en 1351. Les auteurs français essaient d’adapter ces inspirations ou ces modèles aux goûts du
publi c de leur pays et du XVIe siècle.
La nouvelle est un court récit qui se veut réaliste ; l’auteur s’efforce de choisir un
cadre historique, géographique et social, aussi réels que possible. En outre, il prétend ne
raconter que des histoires vraies. à ce so uci de vraisemblance , s’ajoute l’intention des auteurs
du début de siècle de donner à leurs récits une signification morale : ils suivent la tradition
médiévale de l’ exemplum , petit récit servant à illustrer une vérité morale.
Mais, en peu de temps, la n ouvelle va changer de but et va être utilisée soit pour faire
rire (c’est le cas des nouvelles comiques ), soit pour raconter une histoire d’amour (les
nouvelles d’amour ).
Les nouvelles comiques
Les nouvelles comiques restent d’abord assez proches d’un genre médiéval, le fabliau .
Les auteurs de ces productions sont souvent des artisans, des « gens du peuple », comme
140 Nicolas de Troyes, un sellier qui publie le Grand Parangon des nouvelles nouvelles ; d’autres
sont des nobles, comme Bonaventure des Périers et Noël du Fail.
Bonaventure des Périers (1500 ? – 1543)
Cet humaniste érudit appartient à l’entourage de Marguerite de Navarre. Il traduit
certains passages de la Bible et aussi Lysis du philosophe grec Platon. En tant que poète, on
lui doit de nombr euses épitres et épigrammes, qui relèvent son talent aux multiples facettes,
tantôt plein de fantaisie , tantôt mélancolique, tantôt enclin à moraliser, tantôt enclin à la farce.
Des Periers écrit aussi des œuvres de moraliste, comme L’Homme de Bien , où il présente son
idéal humain. Mais il est surtout connu pour ses nouvelles récréations et Joyeux Devis , un
recueil constitué d’histoires amusantes, racontées par un narrateur badin. Des Périers prête
attention à la forme de son texte, souvent construit autour d’un bon mot ou d’une pointe finale
; si l’on retrouve encore chez lui certains des personnages -types des fabliaux du Moyen âge (le
curé paillard, par exemple), il présente également un tableau assez complet et assez réaliste de
la société française de so n temps et se montre capable de caricatures ou de croquis savoureux.
Noël du Fail
Noël du Fail n’est autre chose qu’un gentilhomme breton, sans aucune éducation
spéciale. Il publie, en 1547, des Propos rustiques , où il décrit en treize chapitres les mœ urs
idéalisées des paysans, dont il chante les louanges et qu’il admire sans réserve . Ceux -ci font la
fête, chantent, dansent, boivent, s’amusent, se racontent des histoires, ou écoutent sagement le
discours moralisateur du plus ancien d’entre eux.
S’insp irant probablement de la « guerre picrocholine », imaginée par Rabelais, du Fail
décrit sous la forme d’une farce, une grande dispute de deux villages voisins. Malgré ce
conflit, pour du Fail c’est la campagne et non la ville qui reste le lieu du vrai bonh eur, un
bonheur simple, qui consiste, finalement, dans l’acceptation de sa condition.
Mais, tout en tenant ces propos philosophico -moraux, l’auteur s’inscrit dans une
tradition comique selon laquelle le paysan et le vieillard sont des personnages ridicul es par
excellence, qui font toujours rire. Du Fail oscille donc entre plusieurs courants d’idées et filons
littéraires contradictoires : si l’éloge de a vie rustique est un grand thème de la littérature
141 morale antique (les Bucoliques de Virgile, par exempl e), l’idée de placer cet éloge dans la
bouche de paysans qui s’appellent : « Gobemouche » ou « Pierrot C laquedent » est sans doute
la marque claire d’une volonté parodique.
Une année plus tard, en 1548, Noël du Fail publie les Balivernes d’Eutrapel , qui
mettent en scène trois personnages : Lupolde, un vieux juriste, Polygame, un noble assez
taciturne, et Eutrapel, un jeune homme enjoué, à l’esprit vif et toujours prêt à jouer de bons
tours pour dérider le lecteur. On y retrouve, bien sûr, des thèmes comiqu es traditionnels (le
paysan trompé, l’antiféminisme, le curé débauché… etc.) ; mais il faut reconnaître que du Fail
fait preuve, dans ce petit livre, de précieuses qualités d’observateur réaliste et d’une bonne
maîtrise de l’art de la description (lorsqu ’il dépeint, par exemple l’intérieur d’une maison
paysanne), ou de l’art de la narration (lorsqu’il raconte une lutte à la manière bretonne).
Les nouvelles d’amour
L’amour reste, sans doute, l’un des thèmes majeurs, sinon le plus important, traité par
les nouvelles du XVIe siècle, tantôt sur un ton comique, dans la bonne tradition gauloise,
tantôt sur un ton sentimental, dans la tradition courtoise.
Le public de ces nouvelles est essentiellement féminin : on écrit pour les dames, qui, de
plus en plus, apprécient les dénouements tragiques. La nouvelle devient alors le genre qui
permet d’analyser le sentiment amoureux. Nombre de nouvelles écrites à cette époque,
aujourd’hui méconnues, contiennent cependant les germes d’une analyse psychologique.
De nombr euses femmes se mettent à écrire des nouvelles, qu’on qualifierait
aujourd’hui de « naïves » ou de « féministes ». En 1538, l’une d’elles, Hélisenne de Crenne,
écrit les Angoisses douloureuses ; il s’agit de la première autobiographie d’une femme, qui
s’est mariée trop jeune et qui raconte ses débats intérieurs entre son désir de rester fidèle à son
mari et l’amour qu’elle éprouve pour un jeune homme. Une autre femme -conteur, Jeanne
Flore , écrit les Contes amoureux, où elle met en scène neuf femmes qui se r acontent, avec une
certaine impudicité, des histoires d’amour, qui exaltent la sensualité et la volupté. Mais le nom
de référence pour la nouvelle d’amour française est, sans doute, celui de Marguerite de
Navarre .
Marguerite de Navarre (1492 – 1549)
142
Une princesse éclairée
Marguerite d’Angoulême, la sœur bien -aimée de François Ier, mariée une première fois
au duc d’Alençon, épousa en secondes noces le roi de Navarre, Henri d’Albret. Très
intelligente et très cultivée, familière de la philosophie de Plat on, connaissant le latin, le grec,
l’allemand, l’italien et l’espagnol, elle possédait aussi une sensibilité exquise et profonde.
Comme son frère, elle encouragea les lettres et les arts et elle fut la protectrice de plus
d’un humaniste : le poète Marot, l’humaniste Amyot, le novateur religieux Lefèvre d’Étaples,
le promoteur de la Réforme, Jean Calvin, même lorsqu’il était poursuivi par la Sorbonne.
En tant qu’écrivain, Marguerite de Navarre composa des pièces de théâtre, de
nombreux poèmes, mais elle es t surtout célèbre par son recueil de nouvelles, intitulé
L’Heptaméron . Ses pièces de théâtre, de même que ses poèmes, sont, pour la plupart,
d’inspiration religieuse : « Comédie sur le trépas du roi » (églogue), « Miroir de l’âme
pécheresse » (recueil de p oèmes, 1531).
L’ « Heptaméron »
Marguerite de Navarre, s’inspire d’une traduction récente du Décaméron de Boccace
(auteur italien du XIVe siècle, très prisé en France au XVIe siècle, qui avait publié en 1351 son
recueil de nouvelles) ; la princesse -écrivain imite Boccace pour écrire un « Décaméron »
français.
Le Décaméron italien était un recueil de nouvelles « à cadre », chacune d’elles étant
racontée dans un endroit précis (le cadre fictif), par des personnages divers, (les « devisants »)
[participan ts à la discussion]. Chez Boccace, les dix devisants racontent chacun une histoire
par jour, pendant dix jours.
Marguerite de Navarre imagine cinq hommes et cinq femmes, qui, bloqués par des
pluies torrentielles dans une abbaye des Pyrénées, se content c ent histoires pendant dix jours,
pour faire passer le temps. Malheureusement, elle ne réussit à en écrire que soixante -douze,
car elle meurt avant de finir son œuvre, en 1542. Les contes seront réunis par l’éditeur Claude
Gruget, après sa mort, en 1559, da ns l’Heptaméron (en grec, deca = dix, hepta = huit) ; il ne
contenait que les premiers huit journées.
143 C’est par la conception originale de l’ouvrage que Marguerite de Navarre donne un
ton nouveau à ses nouvelles : chaque récit est suivi d’une discussion entre les devisants, qui le
commentent ensuite d’un point de vue moral, religieux, ou philosophique. Ces participants
sont différenciés du point de vue intellectuel, et ils sont typés : un certain Dagoucin représente
le platonisme, une femme âgée, Oisille, incarne la sagesse et la religion (personnage inspiré par
Louise de Savoie), Hircan est la personnification du cynisme (figurant Henry d’Albret, le mari
de la princesse)…etc. ; le personnage central, Parlemente , est un porte -parole de Marguerite de
Nava rre elle -même. Mais, loin d’être de simples personnifications d’idées, les « devisants »
vivent au cœur de chaque récit, car ils y sont eux-mêmes impliqués, ils sont même liés entre
eux, dans un tissu de relations sociales et affectives. Globalement, ils s e divisent en deux
camps : celui des idéalistes, qui prennent la défense de la femme et celui des « pragmatiques »,
qui ne leur accordent aucun crédit.
Les différents « devisants » abordent des situations et des thèmes variés. Des récits
gaulois mettent e n scène des moines paillards et font la satire mordante d’un clergé qui se
déshonore . Des histoires tragiques, comme celle de l’assassinat d’Alexandre de Médicis par
son favori, Lorenzaccio, permettent de poser des questions politiques et morales : est -il
légitime de tuer un tyran? Des histoires d’amour, enfin, parlent avec une exquise sensibilité de
la fidélité de la dame, de l’inconstance de l’homme et des désordres causés par la passion;
souvent, on déplore qu’un amour sincère soit contrarié par les diff érences entre les conditions
sociales.
Les récits ne prennent leur validité que par rapport aux thèses développées, ce qui est
affirmé dès la première nouvelle : « Depuis que Ève fait pécher Adam, toutes les femmes ont
pris possession de tourmenter, tuer et damner les hommes », proclame Simontault, après avoir
raconté l’histoire du procureur d’Alençon, envoyé aux galères pour avoir trop bien écouté sa
femme. À pareil propos, Oisille répond par l’histoire de la vertueuse dame d’Alençon.
La réalité du monde que les nouvelles dépeignent est variée, souvent contradictoire et
le recueil tente de mettre en évidence cette diversité des êtres humains, comme celle des
situations possibles. Toutefois, l’univers reflété par l’ Heptaméron n’est pas la société française
dans sa totalité : la plupart des textes mettent en scène des princes ou des rois, milieu social
qui était familier à l’auteur.
144 Dès le prologue, l’auteur fait profession de vérité, par opposition aux sources
livresques et inventées. Peu de nouvelles vi ennent en effet d’autres livres (la soixante -dixième
nouvelle), les événements évoqués ont souvent pour base une réalité historique (l’histoire de
Lorenzaccio). L’auteur s’est livré à un véritable cryptage des noms et le livre abonde en
descriptions stéréo typées. L’ inondation qui fournit le prétexte à l’isolement de cette
communauté devisante répond à la peste de Boccace. Le réalisme est quasi -absent des
discours contenus dans les contes, à la différence des propos des devisants. Les premiers
comprennent pe u de réparties : les conversations sont écrites en style indirect, sauf pour les
longs monologues sentimentaux ou explicatifs. Les derniers sont plus vifs et tentent de
reproduire une conversation réelle, dont la transcription a cependant aussi des lois. E nfin,
l’intention véridique chez l’auteur et chez les devisants sert d’explication à la crudité de
certaines nouvelles, qui alterne avec la rhétorique éthérée des récits pathétiques.
L’intérêt du texte se partage entre les récits eux -mêmes et les discussi ons des devisants
et leurs relations réciproques. Les oppositions idéologiques des locuteurs, assez marquées,
animent un débat qui tourne essentiellement autour de l’amour et de la justification spirituelle
et sociale des actes qu’il détermine. Le partage entre le platonisme et le courant gaulois est
évident (Oisille et Parlemente contre Hircan), mais il se nuance dans les arguments nouveaux,
que sont le recours à une Nature innocente et les relations de pouvoir, qui opposent les
hommes et les femmes. L’ens emble est compliqué par les ébauches d’intrigues entre les
devisants, qui pourraient donner naissance à de nouvelles histoires avec leurs commentaires…
Les débats sont fondamentalement non -conclusifs et véritablement dialogiques et ils s’arrêtent
quand ils risquent de tourner en disputes ou en sermons.
Les relais narratifs sont assurés par les procédés classiques d’enchaînement : exemples,
exceptions, ressemblances, antithèses, renchérissements et métonymies, (cas où le nouveau
récit est amené par une a ssociation de thèmes pendant le débat. Le modèle boccacien fournit
les paramètres indispensables, comme la passion amoureuse et ce ressort dramatique essentiel
qu’est l’infidélité ou la dissimulation. La satire anti -monacale est en fait moins importante qu e
la dialectique du péché et de la punition, mise en œuvre par les moines; elle révèle le
fonctionnement de la nouvelle, qui s’oppose à la facétie et au récit d’intrigue ; le péché,
145 comme l’amour -passion criminel, donne au récit une tension et un enjeu que le discours moral
des devisants met très bien en valeur.
Résumé :
Il n’y a pas de véritable coupure entre le Moyen Âge et le XVIe siècle du point de
vue des formes littéraires ;
Il y a, en revanche , une grande différence dans les idées philosophiques et non
seulement) reflétées par la littérature ;
Dans la poésie se remarquent les « grands rhétoriqueurs » et leurs héritiers, dont il
convient de remarquer Clément Marot ;
Dans la prose, un essor spécial est donné à la nouvelle ; dans ce genre, les plus
importants auteurs sont : Marguerite de Navarre, Noël du Fail, Bonaventure des
Périers ;
Dans le genre du roman se manifeste le plus grand représentant de la
Renaissance : François Rabelais.
DEVOIR : Quels sont les trois grands types de nouvelles pendant cette période ?
146 COURS NO. 7
François Rabelais
(1494 -1553)
Objectifs opérationnels :
À la fin de ce cours, les étudiants devront pouvoir :
Repérer les traits définitoires de la création rabelaisienne ;
Énumérer et analyser les cinq romans de Rabelais d u cycle « Gargantua et
Pantagruel » ;
Dégager les idées -maîtresses de l’humaniste Rabelais dans son œuvre ;
Saisir l’importance de la vision rabelaisienne du monde et de la société ;
Remarquer les traits de l’humour de Rabelais.
«Uomo universale », huma niste de taille européenne, un de plu s grands esprits renaissants ,
enthousiaste pour la culture antique, sympathisant des premiers réformateurs, critique du
catholicisme établi, ennemi de la Sorbonne et moqueur vis à vis de la justice – tel fut Rabelais,
la plus grande personnalité de la Renaissance française.
Le moine humaniste
Rabelais naquit aux environs de Chinon, dans le domaine de la Devinière ; c’est dans ce
pays qu’il placera l’action de son Gargantua . Il reçut une éducation de clerc, dont le sou venir
inspira peut -être ses pages satiriques consacrées à l’enseignement des précepteurs « sophistes
» (Gargantua, XVI ). Son père le destinait à la vie monacale et, dès 1511, le « clergeon » entra
dans l’ordre franciscain (ou cordelier ), le plus rigoureux de tous les ordres religieux et le
moins favorable aux activités intellectuelles.
147 En 1520, Rabelais est moine au couvent de Fontenay -le-Comte . Il s’initie au secret des
disputes théologiques, où vivait encore l’esprit du Moyen âge ; mais il découvre aussi , au fond
de son couvent, l’esprit de la Renaissance, qui commençait à fleurir à la cour de Marguerite de
Navarre.
Avec quelques érudits, entre lesquels, le moine helléniste Pierre Amy, le légiste
Tiraqueau, Rabelais forme un de ces petits cénacles qui o nt contribué en France à épanouir le
mouvement humaniste, qui brillait déjà en Italie. Ce groupe d’intellectuels provinciaux se tient
en liaison épistolaire avec Guillaume Budé, qui à Paris, accomplit la même œuvre et conquiert
le roi aux idées nouvelles. Les membres de ce cénacle s’appliquaient à devenir « humani »,
c’est -à-dire des personnes raffinées et cultivées à l’antique. Réunis à la manière des
platoniciens, sous des bosquets de lauriers, ils lisaient avec ardeur les textes anciens, que les
recher ches italiennes et l’invention de l’imprimerie venaient de révéler au monde. Ils
apprenaient le grec et le latin classiques.
Ils s’initiaient à la littérature italienne, déjà empreinte de l’esprit de la Renaissance ; ils
abordaient la philosophie antique, non seulement dans les œuvres d’Aristote, mais aussi dans
celles de Platon, presqu’inconnues aux siècles précédents ; ils retrouvaient le vieux droit
romain, dans les textes juridiques débarrassés des « gloses » surannées dont les encombraient
les juristes du Moyen âge ; ils découvraient directement la science antique dans les ouvrages
des médecins grecs et dans l’ histoire Naturelle de Pline.
Ainsi, le jeune moine Rabelais se pénétrait -il de sagesse païenne.
Vers 1525, le supérieur du couvent commença à s’inquiéter de cette ferveur
intellectuelle et le cénacle doit se disloquer. Pierre Amy doit s’enfuir ; Rabelais, grâce à la
protection de l’évêque Geoffroi d’Estissac, obtient du pape l’autorisation de passer dans un
ordre plus tolérant, celui des bénédi ctins.
Le couvent, en plus, appartenait à la diocèse de son protecteur, qui ne cessera pas de le
défendre. Installé bientôt à Ligugé, dans la maison même de l’évêque, il initie de doctes
entretiens avec les humanistes du pays. Dans son Pantagruel , il se so uviendra de cette période.
De 1528 à 1530, ce moine, décidément bien libre, fait un séjour à Paris, visite les
universités, qui lui inspirent des pages sur la vie des étudiants.
148 En 1530, Rabelais prend une décision fondamentale pour son avenir : il aband onne
l’habit monacal, pour choisir un autre métier : il va étudier la médecine, d’abord à Paris, puis à
Montpellier ; il devient, dès 1532, médecin de l’Hôtel -Dieu de Lyon ; sa réputation de
praticien fut grande.
Dans ce domaine, il affirmait l’efficacité du retour aux préceptes antiques et à
l’observation directe de la nature; il publia, en 1532, les traités de Galien et d’ Hippocrate et il
fit en public l’une des premières dissections sur le corps humain.
Sa curiosité, d’ailleurs, est universelle; il ent ame une correspondance avec Erasme de
Rotterdam, fait tout pour répandre les idées nouvelles de l’humanisme et, en même temps,
cultive les belles -lettres.
La création littéraire de Rabelais
PANTAGRUEL (1532)
À la Foire du mois d’août de Lyon, en 1532, avait paru, avec un éclatant succès, un
livre puéril et grossier, intitulé les Grandes et inestimables chroniques du grand et énorme
géant Gargantua , « si merveilleuses », disait Rabelais, « qu’elles guérissaient les gouteux ».
Sur le modèle de ces bizarre s « chroniques », paraît, à la foire d’automne de la même année,
l’histoire du fils de Gargantua, Pantagruel : Les Horribles et Épouvantables Faits et Prouesses
du très renommé Pantagruel, Roi des Dipsodes, fils du grand géant Gargantua, par le maître
Alco frybas Nasier, (qui n’était autre que François Rabelais lui -même, au nom anagrammé), qui
prend la suite du chroniqueur an onyme. Si Rabelais avait préféré d’employer un pseudonyme,
sa prudence se justifie par la conscience du risque énorme qu’il courait ; i l aurait pu être arrêté
par la Sorbonne, jugé hérétique et condamné à être brûlé vif.
Rabelais suit le canevas des romans de chevalerie.
L’ouvrage débute par un mélange de plaisantes inventions et de vieilles légendes sur l’origine
des géants et sur la généalogie de Pantagruel ; il continue par des dissertations sur l’état d’âme
de Gargantua, situé entre la tristesse d’avoir perdu sa femme et la joie d’avoir eu un fils. Enfin,
on parle longuement de l’appétit démesuré du bébé géant (chapitres I -IV).
149 Ensu ite on passe aux prouesses de Pantagruel, qui, devenu un jeune géant, hésite entre des
études de médecine et de droit. Il se livre donc à un tour des universités de France ; Rabelais
introduit dans son histoire ses expériences et ses souvenirs de Poitiers, de Ligugé, de
Fontenay -le-Comte, puis il emmène son héros à Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Valence,
Angers, Orléans. à Orléans, Pantagruel rencontre l’écolier Limousin qui, pour s’exprimer en
français, « ne fait qu’escorcher le latin », raillerie, sans doute, à l’adresse des étudiants
provinciaux, qui cultivaient un vocabulaire latinisant (chapitres V -VII). Le tour des universités
s’achève à Paris, où Pantagruel visite la célèbre bibliothèque Saint -Victor ; Rabelais fait un
inventaire burlesque des ouvr ages qu’elle contient. à cette énumération comique des « sottises
sorboniques », succède la belle lettre de Gargantua, qui, tout en écrivant à son fils, exalte
l’idéal humaniste d’épanouissement multilatéral de l’être humain (chapitre VIII). Au chapitre
neuf, entre en scène Panurge ( Panurgos , en grec = bon à tout), spécialiste de la mystification,
qui répond à Pantagruel en 13 langues, avant d’avouer qu’il est Tourangeau. Ensuite, on
demande à Pantagruel de juger dans un procès très difficile entre deux sei gneurs ; c’est une
merveilleuse occasion pour Rabelais de railler la justice et son langage qui n’est qu’un
tintamarre de mots dépourvus de sens (chapitres X -XI). Au cours des chapitres XIV -XXII,
Panurge passe au premier plan du récit : il accomplit mille tours, se vente d’être connaisseur
de 13 langues, mais discute mieux encore par des gestes ; il devient là le véritable héros du
livre. Ce chenapan sympathique connaît « 63 manières » de se procurer de l’argent. Il mène
une longue discussion par signes ave c l’Anglais Thaumaste ; c’est une parodie des
controverses universitaires du temps. Les chapitres à partir du XXIIIe jusqu’au XXXIVe (le
dernier) s’occupent des exploits guerriers de Pantagruel. Il quitte Paris pour aller défendre son
pays, qui s’appelle l ’Utopie, attaqué par les Dipsodes. Au cours de cette épopée burlesque,
Pantagruel prend 559 chevaliers dans ses cordes ; ensuite, il altère ses ennemis, leur jette du
sel, et bat en duel le monstrueux géant Loup -garou ; Panurge, qui avait la tête coupée, e st
guéri par le médecin Épistémon. Pantagruel protège de la pluie toute une armée avec sa
langue. Parmi ces aventures burlesques, se détache la grave prière, où Pantagruel, avant de
partir au combat, promet à Dieu de faire prêcher son Évangile, purement, s implement et
entièrement ; cette déclaration de fidélité à la variante d’origine prend l’accent d’une véritable
profession de foi : les protestants eux -mêmes se proposaient de faire la même chose.
150 Pantagruel est un livre complexe et original, où l’auteur parodie de façon comique les
romans de chevalerie, mais aussi les grands thèmes antiques ou chrétiens ; il montre ainsi que
l’on peut rire de tout, puisque rien n’est parfait et rien n’est tout à fait sérieux.
Pourtant, il aborde posément de graves sujet s, qui préoccupent l’humanité depuis
toujours : le droit, la guerre, l’éducation. Ainsi, dans la célèbre lettre de gargantua à son fils,
Rabelais se livre à un éloge enthousiaste de l’enseignement du type humaniste et il dresse un
programme d’éducation enc yclopédique, sans doute très proche à son idéal.
C’est dans ce mélange incessant de comique et de sérieux que réside l’originalité
profonde de l’ œuvre de Rabelais .
Une telle attitude est considérée comme foncièrement subversive : où s’arrête le
comique? Où commence le sérieux? Si l’on peut rire de tout, on peut rire aussi des pouvoirs
établis, des autorités religieuses, ou même politiques et ainsi les remettre en cause. La
Sorbonne mesure bien des dangers d’un tel type de pensée et elle condamne le liv re et en
interdit la lecture.
GARGANTUA (1534)
Malgré la condamnation de Pantagruel par la Sorbonne, Rabelais récidive. Gargantua ,
publié à Lyon, à la Foire d’août 1534, raconte les exploits du père de Pantagruel, en reprenant
le schéma du premier livre .
Sorti merveilleusement de l’oreille gauche de sa mère, qui l’avait porté onze mois,
Gargantua se montre plein de dons et de vitalité (chapitres I -XIII). Il subit ensuite, chez lui, un
abrutissant enseignement de type médiéval, fourni par des précepteurs sophistes, comprenant
chaque jour « 26 ou 30 messes » et « une méchante demi -heure d’étude ». C’est le style
d’enseignement de la Sorbonne, que Rabelais lui -même déteste tant, et auquel il y a une
allusion bien transparente et une attaque directe (chapit res XIV -XXII). Placé ensuite sous la
direction d’un nouveau maître, Pornocrates , Gargantua vient à Paris ; à propos de ce voyage,
Rabelais développe les thèmes de la chronique anonyme dont il s’est inspiré, évoque la jument
géante qui fauche les forêts de Beauce dans sa course ; puis, Gargantua lui -même s’assied sur
les tours de Notre -Dame et en vole les cloches, pour les attacher au cou de sa jument. Bientôt,
la Sorbonne entre en scène, en la personne de l’un de ses représentants les plus « éminents »,
151 le Maître Janotus de Bragmardo ; enivré par Gargantua, il prononce une harangue truffée de
latin comique, chef d’œuvre d’incohérence et de pédantisme, qui fait sombrer sous le ridicule
les méthodes de l’éloquence médiévale.
En revanche, Maître Pornocrates , fidèle à l’idéal de la Renaissance, développe chez
son élève le goût pour l’étude des textes anciens, comme celui de la connaissance directe de la
nature, qui se complètent merveilleusement. Ainsi, Gargantua apprend -il, en déjeunant, les
propriétés des al iments qu’il ingère, grâce à une lecture de Pline et d’autres auteurs grecs ou
latins. Il visite les artisans, étudie les plantes, contemple le ciel, enrichit sa mémoire par des
lectures commentées ( « des poids au lard cum commento) ; il cultive son corps autant que son
esprit et respecte une hygiène rigoureuse. Sa vie religieuse se limite à une communication
directe avec la divinité, en lisant l’Évangile ou en priant librement (chapitres XXII -XXIV).
Dans les chapitres XXV -LI, on décrit les exploits de Ga rgantua. Son père,
Grandgousier (= « grosse gorge »), est attaqué par Picrochole (= « bile amère »), à la suite
d’une simple querelle entre vignerons et pâtissiers. Pacifiste, Grandgousier fait tout pour éviter
la guerre, mais Picrochole, ivre de conquêtes , refuse toute conciliation. Alors, il fait venir son
fils, Gargantua, pour défendre son pays contre ce farouche envahisseur .
Dans la bataille, se distingue un moine, un figure lumineuse, le Frère Jean des
Entommeures. Après la victoire de Gargantua et Gr andgousier, leurs prisonniers sont traités
avec humanité ; cet épisode, de la guerre picrocholine, témoigne de l’esprit pacifique de
Rabelais, qui est celui de la jeune Renaissance et de l’humanisme, en général. Une fois la paix
rétablie, on récompense les vainqueurs : de ces fonds qu’on lui attribue, le Frère Jean des
Entommeures fera bâtir l’Abbaye de Thélème.
Les chapitres de LII à LVII, décrivent cette Abbaye de Thélème, dont la devise est : «
Fais ce que voudras ». Il s’agit, en fait, d’une utopie, u ne cité parfaite, réservée à une élite
humaine, c’est -à-dire des hommes et des femmes, ayant reçu une éducation humaniste.
Originale, l’abbaye ne contient pas de chapelle, car la foi est un acte individuel, non
l’observation de quelques rites. Mais, dans c et univers de la perfection, le désir individuel
s’efface devant la volonté commune. « Si quelqu’un ou quelqu’une disait : “ Buvons” , tous
buvaient ».
152 Dès lors, il n’y a plus à Thélème d’hommes avec leurs tares et leurs défauts, mais des
êtres parfaits qu i, peut -être, s’ennuient… Seigneurs et dames, y vivent dans une atmosphère de
politesse et de raffinement, de culture et de richesse, qui ressemble à une petite cour de la
Renaissance et, en même temps, à l’idéal de vie de l’humaniste Rabelais.
La Sorbo nne condamna Gargantua dès sa publication ; en fait, le nouvel ouvrage,
mieux conçu et composé que Pantagruel , contenait des allusions bien plus transparentes et des
critiques beaucoup plus nettes que le précédent.
Puis, après « l’affaire des placards », Rabelais, par prudence sans doute, va quitter
Lyon, en février 1535, et, pendant 11 ans, va s’abstenir d’écrire ; il pratique son métier de
médecin et il entreprend plusieurs voyages en Italie.
LE TIERS LIVRE (1546)
Après avoir restauré son crédit, Rabel ais reprend son œuvre littéraire et publie, en
1546, le Tiers Livre , troisième volet de son épopée burlesque. L’ouvrage est cependant bien
différent des deux précédents, autant par sa composition que par son sujet.
On assiste à une enquête de Panurge, qu i interroge tous et chacun pour savoir s’il doit
se marier ou non. Tout souvenir de la chronique de Gargantua a disparu ; on ne s’aperçoit
plus que Pantagruel est un géant : il devient un symbole de la réflexion sereine, qui plane au –
dessus des contingence s et des passions. En même temps, la part de l’érudition est encore plus
grande que dans les premiers deux livres et l’attaque est plus hardie que jamais : le Prologue
s’achève sur de véritables injures à l’adresse des docteurs de la Sorbonne : « Arrière, cagots …
Hors d’ici, cafards, par le Diable …»
Après la conquête de la Dipsodie, Pantagruel organise le pays et y transporte une
colonie d’Utopiens. Panurge, nommé châtelain et devenu grand seigneur, dilapide les revenus
de son propre domaine et « man ge son blé en herbe » ; doucement admonesté par Pantagruel,
il répond en louant « l’art de faire des dettes ». Bientôt, il commence à être préoccupé par le
problème du mariage : quelle est la meilleure variante ? Doit-il se marier ou non ? Car il a peur
d’être trompé, mais il ne veut rester seul non plus. C’est pourquoi il veut absolument connaître
son avenir.
153 Il s’en va, en compagnie de Pantagruel et d’Épistémon, interroger sur ce point tous les
détendeurs du savoir officiel : un médecin, un prêtre, un ju riste, un philosophe, un moine ; il
n’obtient aucune réponse satisfaisante. Ensuite, il consulte aussi les représentants du « pseudo –
savoir » : un fou, une devineresse.
Mais le langage s’avère incapable de résoudre le problème : consultation après
consult ation, les mots s’ajoutent aux mots et, finalement, ne parlent que d’eux -mêmes et non
du monde. Pantagruel et Panurge assistent ensuite à un jugement d’un certain Bridoye, juge
qui « sentencie les procès au sort des dés », mais pas avant d’avoir laissé tra îner le procès
autant que possible, ruinant les parties par son avidité ; ce personnage prononce un discours
tout à fait grotesque, truffé de références fausses. Ainsi, Rabelais reprend -il la satire de la
justice, amorcée déjà dans Pantagruel .
Comme Garga ntua, le Tiers Livre fut immédiatement condamné ; Rabelais doit se
refugier à Metz, face aux vagues de fureur de l’autorité religieuse.
LE QUART LIVRE (1552 )
Un an avant sa mort, Rabelais se remet à écrire et publie son Quart Livre . C’est un
livre un pe u chaotique, où se mêlent le symbole et la fantaisie la plus gratuite : il conte les
aventures de Pantagruel et de Panurge, partis sur mer pour aller consulter l’Oracle de la Dive
Bouteille. Par endroits, la satire revêt une extrême âpreté . Cette fois -ci, Rabelais attaque à la
fois l’Église romaine et les protestants ; il dénonce également « les démoniaques calvins et
autres imposteurs de Genève » et les tenants du pape, pour célébrer uniquement Physis, la
Nature, qui, dit -il, « enfanta Beauté et Harmonie ».
Dans le Quart Livre , les voyageurs errent de chapitre en chapitre, d’île en île. Chaque
lieu visité a une fonction allégorique. Ainsi, ils arrivent dans l’île des Papimanes (celle des
adorateurs du pape), ensuite, dans l’île des Papefigues (celle où l’ on se moque de lui), etc.
Le livre s’achève sans que la Dive Bouteille soit trouvée et sans que la vérité tellement
recherchée soit révélée à Panurge. Le rire se crispe un peu, par endroits, car, c’est pour la
première fois que l’on rencontre des monstres effrayants (comme Carêmeprenant, qui
symbolise les jeûnes prescrits par l’Église), ainsi que des scènes dramatiques de tempêtes.
154 LE CINQUI ÈME LIVRE (1564)
Onze ans après la mort de Rabelais, paraissait Le Cinquième Livre – suite logique du
Quart Livre – publié inachevé, sous le titre de l’ île Sonnante ; il faut cependant préciser que
l’authenticité de ce récit reste discutée. Dans les premiers chapitres, l’auteur fait une peinture
burlesque de Rome et de ses prêtres, sous l’aspect de l’île Sonnante , où v ivent des oiseaux qui
sont dirigés par le Papegault (« papegai » = perroquet) ; ces oiseaux ne font rien que chanter
et sont nourris et engraissés par le reste du monde. Après de nouvelles aventures, les
voyageurs arrivent dans l’île des Chats Fourrés, qui ont pour archiduc Grippeminault (gripper
= « attraper par les griffes » et minauder = « faire des façons, des simagrées ») ; ces braves
chats, qui ressemblent tant aux magistrats vêtus de fourrures, ne vivent que de la corruption.
Ensuite, les voyageurs t ouchent le royaume de la Quinte Essence , nommée aussi
« Entéléchie » (« Entelekia », terme grec, provenant d’Aristote, signifiait toute réalité
parvenue à l’état d’achèvement). Ils sont reçus par la Reine Quinte et assistent aux débats
ennuyeux des « abstr acteurs » ; une fois de plus, Rabelais lance sa griffe contre les vaines
controverses de la philosophie scolastique. Enfin, ils arrivent au pays des Lanternois et sont
conduits à la Reine Lanterne, qui par sa lumière, les introduit dans le Temple de la Div e
Bouteille . L’oracle, qu’ils avaient tant cherché et dont ils attendaient une réponse à toutes
leurs interrogations, ne prononce qu’un seul mot mystérieux et monosyllabique : « Trinch! »
(en allemand, « bois! »).
La quête de la vérité s’achève donc, au t erme du Cinquième Livre , sur une pirouette
de Rabelais. Pantagruel et Panurge constatent que la Dive Bouteille ne semble leurs apprendre
rien qu’ils ne sachent déjà. Mais le mot « Trinch! » est à expliquer, à déchiffrer, à cause de du
mystère qu’il cèle. Le plus souvent, on a interprété ce mot dans la perspective de l’humanisme
: « buvez aux sources de la science et de la culture, pour trouver la vérité, enivrez -vous de
connaissances pour devenir des êtres humains véritables! » semble exhorter Rabelais s es
lecteurs.
Rabelais penseur
155 Rabelais se complaît souvent, sans arrière -pensée, dans l’imaginaire le plus gratuit ; il
lui arrive de conter pour le simple plaisir de conter, il aime divertir dans le seul but de divertir,
s’inscrivant ainsi dans une longue tradition, selon laquelle l’œuvre littéraire doit instruire et
amuser à la fois.
Mais il y a aussi l’autre facette, car, sous un déguisement burlesque, il a voulu exprimer
des idées qu’il chérissait, et qui étaient, en fait, celles de la jeune Rena issance.
Rabelais lui -même, dans le Prologue , compare son Gargantua à un os, qu’il faut
rompre, pour y trouver « la substantifique moelle ». C’est, en fait, la pensée d’un humaniste
que l’on doit lire entre les lignes : il insiste sur la « faim » et la « soif » insatiables des géants
(l’appétit démesuré des bébés géants Pantagruel et Gargantua , les noms, tels : Grandgousier,
Gargantua signifiant tous les deux « grosse gorge » etc.) ; en fait, il s’agit du même symbole
qui est renfermé dans le mot « Trinch ! », qui montre au lecteur la voie à suivre : assouvir sa
soif aux sources de la connaissance, s’enivrer de culture et de science, comme le faisaient les
érudits. Le programme d’éducation prévu pour Gargantua par le maître Pornocrates , de même
que celui pr éfiguré pour Pantagruel, dans la célèbre lettre de Gargantua à son fils, sont le reflet
de l’idéal pédagogique humaniste, conçu sur la dualité fondamentale corps -esprit et sur le
principe de la multilatéralité des connaissances.
Une autre idée que l’on pe ut lire entre les lignes est le mépris pour l’enseignement
suranné de la Sorbonne, pour les vaines controverses des philosophes scolastiques et leurs
leçons de rhétorique. Maître Janotus de Bragmardo est l’incarnation la plus typique du
« sorbonniqueur »: son discours est un chef d’œuvre d’incohérence et de pédantisme ;
l’éloquence du Moyen âge est évoquée dans la savoureuse discussion entre Panurge et
l’Anglais Thaumaste, qui se porte, académiquement, par des gestes.
Rabelais n’épargne point la justice, q ui est l’une des cibles préférées de ses attaques
(par exemple, le jugement que Pantagruel est appelé de présider, où il s’irrite contre les juristes
du Moyen âge : le procès tout entier est un tintamarre de mots dépourvus de sens ; ou encore,
le juge Brid oye sentencie un autre procès en jetant les dés, tandis que les « Chats Fourrés »
incarnent les juges qui vivent de la corruption).
Non en dernier lieu, Rabelais s’en prend souvent à l’institution papale, admirablement
raillée dans l’image de « l’île Sonn ante ». En fait, tous les deux cultes, catholique et
156 protestant, seront attaqués : Rabelais raille surtout l’ignorance et le manque d’horizon des
moines, au même point que les rites religieux, qu’il considère comme autant de barrières entre
l’homme et la d ivinité. Il condamne le bigotisme comme l’hypocrisie ; il leur oppose une
communication directe avec Dieu, car la foi est un acte individuel. Nous avons là les pensées
profondes de l’humaniste et de l’érudite.
Non seulement Rabelais a acquis les idées no uvelles de son siècle, mais encore les
défend -il avec joie et enthousiasme. Il condamne les méthodes d’éducation médiévales, qui
faisaient surtout appel à la mémoire, plutôt que de recourir à la pensée ou à l’esprit critique. Il
rêve pour ses « géants » d’ un enseignement encyclopédique : il veut les transformer en érudits,
qui connaissent aussi parfaitement que possible les langues et les textes antiques. Il est vrai que
ses géants ont encore beaucoup à apprendre par cœur , comme les élèves du Moyen âge. Mai s
Rabelais se montre novateur en revendiquant une éducation qui remette le corps en ses droits,
et qui s’occupe également de sa santé et des principes d’hygiène. Il souhaite un système
éducationnel plus libre, plus dynamique et plus pratique et, finalement , plus efficace.
Quant à ses idées politiques, Rabelais est un monarchiste convaincu ; selon lui, le roi ne
devrait pas être un tyran, mais un protecteur de ses sujets, un pacifiste qui s’attache à assurer
la prospérité générale. Rabelais souhaite aussi u ne justice plus équitable, qui ne s’éloigne pas
de son but essentiel : celui de protéger les citoyens contre les abus et non de les engendrer. Ses
idées religieuses sont difficiles à inscrire dans un dogme ou dans un culte, car il critique
l’ignorance du c lergé en général et de nombreux aspects de la vie monastique. Comme les «
Évangélistes », il fait un plaidoyer pour la vie religieuse individuelle. Si son Abbaye de
Thélème n’a pas de chapelle, s’il ne fait aucune allusion à un certain rite religieux, il n e faut
pas pour autant en conclure à l’athéisme de Rabelais.
Comme les textes du Moyen âge, son œuvre a, sans doute, un but moralisateur; mais la
morale de Rabelais est assez simple, s’inspirant de la sagesse populaire et de celle antique,
qu’il admire pa rce qu’elles respectent la Nature, qui, en somme, signifie la vie même. Sa
morale se fonde sur le principe de la liberté individuelle, qui s’oppose à la contrainte, face à
laquelle l’homme est rebelle par sa nature. En effet, l’homme instruit et vertueux p eut profiter
au maximum de ses pouvoirs, de ses aptitudes et de la nature qui l’entoure. Mais à une seule
157 condition : qu’il utilise son libre arbitre en pleine connaissance de cause et sans nuire aux
autres.
Rabelais écrivain
Grossissement, symbolisme, fantaisie et invention verbale forment, dans leur ensemble,
le style de Rabelais. Rabelais, dont l’érudition est inépuisable, se laisse parfois entraîner par sa
verve dans de longues digressions, qui paraissent souvent ralentir l’action. Il multiplie à loi sir
les énumérations ; il ajoute les adjectifs les uns aux autres, sans que rien ne semble pouvoir
l’arrêter. Ainsi, les propos des « bien -ivres » (Gargantua , chapitre V) sont un bel exemple de
ces litanies de mots qui s’enchaînent, se conjuguent, se font écho, puis s’arrêtent brusquement.
Si certains écrivains cherchent la concision, Rabelais, par contre, est un écrivain de
l’abondance : il écrit sans plan préconçu et ses ouvrages vont quelque peu à l’aventure.
Rabelais utilise un éventail multicolore de styles et de registres de la langue. Il apprécie
la grande rhétorique latine, cicéronienne : il en use et en abuse lorsqu’il se lance dans les
passages « nobles », comme les lettres ou les discours. Mais il est avant tout un merveilleux
conteur : il est c apable de tenir en haleine son lecteur ; il sait bien ébaucher le portrait d’un de
ses personnages en quelques mots, par quelques lignes de dialogue vivant et coloré, ou par le
choix d’un détail significatif, qui grossit un trait comique, comme dans les ca ricatures. Il adore
les jeux de mots : par exemple, le frère Jean des Entommeures est décrit comme « un vrai
moine, si oncques en fut, depuis que le monde moinant moina la moinerie » (Gargantua ,
chapitre XXVII) ; ou bien, à propos de la guerre picrocholine , Rabelais dit : « Les uns
mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir » (Gargantua , XXVII).
Rabelais est un écrivain de l’invention verbale. L’imagination éveille en lui un
extraordinaire foisonnement de mots. Son vocabulaire est d’une riches se extrême : il emprunte
des termes au langage du commerce et de la justice, use des mots appartenant à la marine, des
mots paysans, médicaux, scientifiques, philosophiques ; il cite des proverbes et des dictons ; il
emploie le langage de toutes les classe s et de tous les métiers.
Constamment, Rabelais forge des noms, les manie, les déforme, pour engendrer à
l’infini des calembours et des coq -à-l’âne. Il pastiche tous les styles : le style cicéronien, dans
158 la lettre de Gargantua à Pantagruel, le style apos tolique, dans le discours du pieux
Hippothadée. Ce n’est pas lui qui va à la recherche du mot, c’est le mot qui surgit dans sa
phrase ; faculté verbale incroyable, que seul Victor Hugo a peut -être égalée et dont on ne voit
pas d’autre exemple.
L’imaginati on de Rabelais a un penchant évident pour le grossissement ; il a une
disposition naturelle à concevoir une humanité simplifiée et agrandie : aussi a -t-il créé des
personnages gigantesques. Même si, à partir du Tiers Livre , on oublie que Pantagruel est un
géant, la simplification et l’agrandissement demeurent les caractères essentiels des œuvres de
Rabelais.
Une telle imagination se meut tout naturellement dans le symbole. La « sottise
sorbonique » est incarnée dans le personnage du Maître Janotus de Br agmardo ; la folie des
conquêtes est illustrée dans le personnage de Picrochole ; l’ascétisme est figuré par le monstre
Carêmeprenant, tendis que Gargantua et Pantagruel incarnent la sagesse et la grandeur de la
Renaissance.
Toute œuvre rabelaisienne s’ interroge sur le problème du langage : l’écolier limousin
se rend ridicule à force de latiniser sa langue maternelle, Panurge s’adresse en 13 langues à
Pantagruel, mais lorsqu’il a vraiment besoin de communiquer, il le fait mieux par les gestes
(comme dans l a conversation avec l’Anglais Thaumaste). L’écrivain Rabelais semble remettre
en question la vieille idée selon laquelle le langage est un don divin, permettant d’atteindre et
de dire toute vérité du monde ; Rabelais y introduit une restriction : à moins q ue le langage ne
soit vidé de son sens par les hommes mêmes.
Les romans de chevalerie ont suscité leur « contre -genre », les romans parodiques.
Appartenant d’abord à la littérature festive ( divertissements lors des fêtes), ceux -ci sont bien
connus par un e série de « chroniques gargantuines », écrites à l’époque de Rabelais (vers
1530) et présentent la forme d’épopées burlesques, ayant toutes une structure analogue à celle
des œuvres de Rabelais (généalogie et naissance du héros, prouesses d’enfance, voyag es et
exploits de la jeunesse). Mais la marque de Rabelais sera sensible par la suite, dans la mesure
où celui -ci modifie la matière parodique par l’esprit humaniste, pour faire de son Pantagruel
un roman -banquet ; il y reste, certes, un certain nombre de paradigmes du roman de chevalerie
159 et d’autres qui appartiennent à l’épopée. Le temps non plus n’est pas le présent -relatif du
roman moderne, mais le « présent -passé » absolu de l’épopée.
La matière épico -chevaleresque disparaît au profit du « dialogisme » dans le Tiers
Livre , et de l’allégorie, dans le Quart Livre . D’autres genres prennent place constamment dans
le cadre narratif et la fiction elle -même, considérée comme une forme du discours polémique :
la fiction du « narrateur -bonimenteur » confère au Pantagruel un statut ambigu, proche de la
communication (par exemple, l’apostrophe : « Buveurs très illustres…» du Prologue).
Il existe un rapport certain des romans de Rabelais à l’actualité ; ce rapport est le plus
marqué dans Gargantua , il est touj ours présent par de nombreuses allusions et met en cause le
temps épique. Rabelais défend la politique gallicane contre les « Papimanes » et justifie la
position de François Ier contre Charles Quint (dans son Gargantua ) ; il se défend contre les
injures d es « Cannibales » genevois et « sorbonicoles », en faisant référence à l’esprit
érasmien (l’évangélisme est avant tout une religion christique, hostile aux superstitions et aux
pèlerinages). Mais la fiction reste la première arme, surtout lorsqu’il s’agit de viser els cibles
classiques : les moines oisifs et les gens de justice.
On peut parler aussi, dans les œuvres de Rabelais de ce qu’on appelle
« pantagruélisme » : pour le définir, on oscille entre l’attitude du bon vivant, dont le souhait
n’est autre q ue de « vivre en paix, joie et santé, faisant toujours grande chère » et une
élévation chrétienne et stoïcienne, qui signifie le « mépris des choses fortuites » et la tendance
de « mettre tout dans le nonchaloir ». « Cette tranquillité d’âme, qui n’affecte pas seulement
les bons géants, mais aussi certains de leurs compagnons, a cependant besoin de l’aiguillon
panurgien ou de la truculence de Frère Jean pour exister comme principe romanesque »
(affirme Marie -Luce Demonet -Launay dans son Histoire de la Litté rature française. Le XVIe
siècle ).
Le rire de Rabelais
Dans le rire de Rabelais on rencontre la gaieté de son temps ; son comique emprunte
parfois des formes déconcertantes pour nous, parce qu’elles datent depuis longtemps ;
l’ouvrage est plein de plaisa nteries de clerc, de farces d’étudiant ou de jeux d’érudit.
160 Rabelais, comme son héros, Pantagruel, rappelle par certains côtés les étudiants du
Moyen âge ; il y a en lui un « enfant sans souci », un enfant éternel, d’une gaieté débordante,
qui aime rire et jouer. Songeons aux trois plaidoyers absurdes de Pantagruel, à la discussion
par gestes entre Panurge et l’Anglais Thaumaste ; au chapitre consacré aux occupations de
Gargantua enfant, la narration tourne soudain en énumération de proverbes sans queue n i tête ;
encore, pouvons -nous mentionner ces chiffres gigantesques qui apparaissent au II e chapitre du
Tiers Livre : ils sont ridiculement précis : Panurge reçoit par an « six milliards sept cent –
quatre -vingt -neuf millions cent -six mille sept cent -quatre -vingt -neuf royaux » ou encore, on lui
donne « entre deux millions quatre cent -trente -cinq mille sept cent -soixante -huit et deux
millions quatre cent -trente -cinq mille sept cent -soixante -neuf moutons à la grande laine » etc.
(Tiers Livre , chapitre II)
Le comique des noms n’est pas un aspect sans importance : Picrochole (bile amère),
Grandgousier (grosse gorge), Nazdecabre (nez de chèvre), le Papegault (papegai =
perroquet), Grippeminault (gripper = s’emparer, saisir dans ses griffes + minauder = faire des
mines affectées, des simagrées) etc.
Parfois, Rabelais développe un type de comique qui devient grotesque. Il valorise des
éléments que d’habitude la société cache, en leur déniant toute valeur (il a un penchant évident
pour des détails scatologiques, par exemple) ; souvent, il représente l’homme comme un
simple corps, difforme, de surcroît, et le réduit à un organisme qui ingère et expulse la
nourriture (c’est, peut -être, une idée qui lui vient de son expérience de médecin). Ce comique
s’apparente au rire du carnaval, très présent dans les fabliaux et les farces du Moyen âge, qui,
dans la grande tradition populaire médiévale, permettait au spectateur de se libérer des
angoisses de la mort.
Mais, dans le rire de Rabelais il y a aussi un comique universel ; sous ses aspects les
plus intéressants, le comique rabelaisien tient aux tendances profondes de la pensée
universelle, et, par cela même, il est éternel. Lire Rabelais c’est vivre plus intensément la vie
animale, physique, c’est, en somme, revenir aux sou rces de la Nature. Rabelais est plus
grossier que Molière, mais il a, comme lui, cette vigueur qui nous installe dans la simplicité de
l’existence corporelle, des instincts primaires, élémentaires. Une telle vision du monde, quand
elle est puissante et joy euse, crée le comique le plus sain, celui qui prend ses racines dans la
161 pure et simple joie de vivre. Rabelais est le continuateur d’une longue tradition gauloise (gaie),
qui, née au Moyen âge avec les fabliaux , se prolongera au XVIIe siècle dans l’œuvre d e
Molière ; plusieurs écrivains du temps de Rabelais ont subi son influence : Noël du Fail, auteur
de contes savoureux et pittoresques, Béroalde de Verville, avec son récit comique intitulé Le
Moyen de parvenir , Benoît du Troncy, qui cultive l’humour « not arial » dans son Formulaire
fort récréatif de Bredin le Cocu et adopte la fête linguistique rabelaisienne.
Résumé :
Rabelais se distingue de ses prédécesseurs ans le domaine de la prose, par l’originalité
de son style et par ses idées qui relèvent de la Renaissance ;
Il écrit sept livres (romans), où il critique les pratiques sociales, le système
d’enseignement scolastique pratiqué par la Sorbonne, les guerres de religion et leurs
promoteurs, l’Église institutionnalisée (tutellée par Rome) de même que le système
judiciaire.
Sa méthode critique se fonde sur l’usage du comique sous toutes ses formes, construit
sur le grand principe des Anciens, « docere et delectare ».
DEVOIR : Repérez les cibles préférées de la raillerie rabelaisienne et les moyens par
lesquels elles sont ridiculisées (en conformité avec les idées de la Renaissance).
162 COURS NO. 8
La Pléiade
Objectifs opérationnels :
À la fin de ce cours, les étudiants devront pouvoir :
Reconnaître et repérer les traits caractéristiques de la Pléiade ;
Connaître les nouvelles idées et conceptions esthétiques promues par le manifeste de la
Pléiade ;
Connaître les principaux représentants de cette école et leurs œuvres et écrits
programmatiques.
Aux environs de 1550, la poésie française, que l’art savant du poète pétrarquisant, Maurice
Scève, venait déjà d’enrichir et de parer de prestiges nouveaux, fut renouvelée par un groupe
de jeunes gens ambitieux, qui donnèrent à leur groupe le nom de « Pléiade ».
Les héritiers du savoir
Les écrivains qui débutent au milieu du XVIe sont des héritiers : ils héritent de l’humanisme
conquis par leurs prédécesseurs, détiennent un vaste savoir dans le domaine des lettres latines
et parfois des lettres grecques (Dorat, Ronsard). Ils gardent des liens d’amitié et de trava il
avec les savants et les éditeurs érudits. Leur ambition n’est donc plus seulement d’être des
savants lettrés ou d’écrire en français, mais de transformer en poésie l’immense fonds antique,
qui leur paraît la condition sine qua non du beau et de l’humain . Une admiration éperdue pour
toute cette culture redécouverte les lance sur de nouveaux chemins, non sans arrogance et
intransigeance : « c’est la première génération à renier ostensiblement ceux qui les précèdent
directement, en toute injustice et provoc ation » affirme -t-on dans l’étude Les formes
poétiques du Moyen âge à la renaissance de Gérard Gros et Marie -Madeleine Fragonard.
163 La publication des œuvres imprimées devient pour eux un phénomène ordinaire,
presque indispensable. De là naissent des pratiq ues nouvelles (recueils de poésies, publication
du vivant de l’auteur de ses œuvres commentées, etc.) qui vont modeler autant leur création
que leurs conditions matérielles : les contrats d’édition vont compléter les avantages tirés du
mécénat.
Le collège de Coqueret
Ils conçurent le dessein de conquérir l’immortalité en imitant les grands genres antiques.
Malgré les tentatives des poètes lyonnais, ce n’est pas par l’imitation de Pétrarque et des
Italiens modernes que s’est opérée la rénovation poétique d u XVIe siècle, mais par un retour à
l’humanisme gréco -latin. à partir de 1547, pendant cinq ans au moins, de jeunes gens épris de
culture antique suivirent les cours d’un célèbre humaniste, Jean Dorat, principal d’un petit
collège parisien de la montagne S ainte -Geneviève, le Collège de Coqueret ; parmi eux, se
trouvaient : Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Jean -Antoine de Baïf, Rémy Belleau,
Jacques Peletier du Mans, Olivier de Magny, Étienne Jodelle, Pontus de Tyard, Marc -Antoine
Muret. Jean Dorat, le maître, leur lisait des poètes grecs et latins, qu’il commentait avec les
méthodes qu’avait instaurées l’Humanisme : il leur expliquait les termes et les tours, faisant
des rapprochements entre grec, latin et français, afin de rendre chaque langue familiè re ; il
initiait ses élèves à la civilisation antique et leur apprenait à comprendre l’âme païenne ;
surtout, il développait en eux un sens de la beauté, notamment de celle physique, en leur
faisant partager l’enthousiasme que lui inspirait la pensée et la forme des chefs -d’œuvre
antiques. À cause d’une comparaison d’Henri Estienne entre les sept étoiles d’une
constellation, appelée la Pléiade, et les sept premiers élèves de Dorat, le groupe se trouve
baptisé dans l’histoire littéraire sans l’avoir voulu. M ais les listes des amis de la Pléiade,
dressées par Ronsard varient bien au -delà de sept noms. Ces jeunes gens ont souvent les
mêmes protecteurs et mécènes : Robert de la Haye, le Cardinal de Lorraine, Michel de
l’Hôpital, le Cardinal de Châtillon, Jean Mo rel, Marguerite de France, sœur du roi.
Ces créateurs se reconnaissent réciproquement comme des écrivains de valeur et font
volontiers bloc contre les critiques. Ils s’adressent des dédicaces et des compliments, fêtent
164 littérairement les événements de leu r vie. Sans être toujours ensemble, ils entretiendront durant
plus de vingt ans des liens étroits de travail, malgré leurs diverses formations (Jacques Peletier
du Mans est mathématicien , Pontus de Tyard est philosophe, Jean Antoine de Baïf est
musicien, e tc.). Les personnalités n’ont rien d’homogène et leur poésie reflète les goûts
particuliers de chacun.
Leur activité littéraire et surtout celle de publication comporte quand même une
contradiction fondamentale : on a du mal à contenter deux publics en mê me temps : celui des
humanistes érudits, d’une part, et celui de la Cour, grand consommateur de plaisir esthétique,
mais avec une restriction : les nobles seigneurs et les gracieuses dames ne sont pas
nécessairement des « latineurs » (des connaisseurs de l a culture antique). Par exemple, cette
difficulté se révèle pleinement avec les Amours de Cassandre de Ronsard, qui ont eu besoin
d’annotations ou d’explications (du type : « ici, l’auteur veut dire que…» ), qui ont été
fournies par un autre érudit, Marc -Antoine Muret, afin de rendre compréhensibles les allusions
à la mythologie élémentaire. La relation à la Cour est, de ce fait, souvent agressive, les
courtisans sont ignorants, le roi est un peu distrait de son mécénat, alors que le métier de
poète contr aint au compliment. D’abord, la Pléiade est mal reçue et s’en plaint.
Une autre ambiguïté de leur statut est d’être soit des professeurs (Muret, du Mans),
soit des nobles, c’est -à-dire, de toute façon, dégagés de la situation des subalternes où se
trouven t les poètes de cour proprement dits.
« Défens e et illustration de la langue français e »
Un manifeste, publié en 1549, signé par Joachim du Bellay et rédigé sur un ton de juvénile
conviction, résume la doctrine de tout le groupe ; il s’intitule, dans la variante originaire (en
langue ancienne) : « Deffence et illustration de la langue françoyse » [i.e. : Défense et
illustration de la langue française ]. L’inspiration de l’ouvrage se déclare avant tout
patriotique (« l’affection naturelle pour ma patrie ») ; le français doit s’affirmer contre les
prétentions italiennes (« la France, qui est de long intervalle à préférer à l’Italie, serve
maintenant et mercenaire de ceux aux quelz elle souloit commander ») ; le français doit aussi
se démarquer des littératur es latine et grecque, tout en s’appuyant sur elles.
165 Le manifeste de la Pléiade comprend deux parties (livres) :
1. La défense de la langue française ;
2. L’illustration de la langue française.
On en présentera par la suite, en résumé, les idées les plus importantes.
Premier livre : La défense de la langue française
L’idée de base est que la langue française doit produire d’aussi grandes œuvres que les langues
de l’antiquité, le grec et le latin. L’argumentation de Joachim du Bellay reprend ici celle du
Dialogue des langues de Sperone Speroni (1542), où celui -ci défendait l’italien contre le latin
: toutes les langues sont, à l’origine, d’égale valeur et, si elles varient en richesse, c’est que les
créateurs n’ont pas partout fait preuve de la même diligen ce. Le français n’a donc rien d’une
langue barbare et, s’il paraît pauvre par rapport au latin et au grec, « on le doit attribuer à
l’ignorance de notz majeurs, qui […] nous ont lissé notre langue si pauvre et nue qu’elle a
besoing des ornementz et, s’i l faut ainsi parler, des plumes d’autruy ».
Cette langue, étant donné les progrès de leur actualité (l’imprimerie), est heureusement
perfectible. D’ailleurs, les langues anciennes elles -mêmes n’ont pas toujours eu la qualité que
nous leurs connaissons et les vieux Romains et Grecs ont eu pour mérite essentiel de «
transmuer » leur langue «d’un lieu sauvage en un domestique», pour lui permettre de donner
les plus beaux fruits. De la même façon, la langue française « commence encor’ à jeter ses
racines, sort ira de terre et s’ élèvera en telle hauteur et grosseur qu’elle se pourra égaler aux
mesmes Grecz et Romain z, produisant comme eux des Homère , Démosthène , Virgile et
Ciceros […] ». (chap . 1-4)
Pour embellir la langue française, il faut s’assimiler la sub stance des œuvres antiques,
comme le firent autrefois les Romains avec la littérature grecque et pratiquer une imitation
originale de celle -ci (chap. 5 -8). Le français s’y prête, grâce aux ressources de sa syntaxe, de
son harmonie, de son rythme ; et aussi bien que les langues anciennes, il peut exprimer des
idées scientifiques et philosophiques (chap. 9 -10).
L’exemple des Latins et des Grecs démontre bien que c’est dans sa langue que l’on
acquiert la vraie gloire. D’ailleurs, Rabelais et Guillaume Budé, c hoisissant le français pour
mode d’expression, avaient déjà montré aux autres la voie à suivre. Les Français ne peuvent
166 pas égaler les Anciens en écrivant en grec ou en latin, qui n’est pas, pour eux, la langue
maternelle ; qu’ils écrivent donc en français , mais qu’ils travaillent à orner leur langue, afin de
la rendre plus digne de leurs ambitions, en utilisant les stratagèmes de l’art oratoire (chap . 10-
12).
Deuxième livre : L’illustration de la langue française
Il y a lieu de rénover la poésie française et d’illustrer la langue. Au lieu de continuer à
composer des ballades, des virelais, des chants royaux et d’« autres telles épiceries », il faut
leur substituer des genres renouvelés à partir des Anciens ou des Italiens : l’épigramme,
l’élégie, l’épître, la satire, le sonnet, l’églogue, la coméd ie, la tragédie, l’épopée (chap. 4-5).
La langue poétique sera « illustrée » par divers procédés : enrichissement du
vocabulaire par le recours aux mots provenant de toutes les sphères d’activité et de toutes les
zones géographiques (termes techniques, dialectaux, archaïsmes, néologismes, etc.) ; on
propose aussi un renouvellement de la syntaxe par l’emploi de l’infinitif -nom, de l’adjectif
substantivé, des épithètes composées. Le poète pratiquera l’inversion, la périphrase, il rimera
richement ; il recherchera des rimes rares, mais sans contrainte pour l’oreille et pour l’ œil ; le
poète écrira pour une élite cultivée ( chap. 6 -10).
Le Manifeste se termine par un éloge de la France. (chap. 11 -12).
D’accord avec se s amis, du Bellay présentait ce programme comme un manifeste tout à
fait révolutionnaire. La poésie n’est plus un vain jeu d’esprit ; le poète est un élu des dieux et
son œuvre a une sainte mission : elle sert la cause de la Beauté et fait briller le génie national
français. Pour faire triompher ces idées, il y avait un véritable combat à mener. Dorat et ses
amis en prirent conscience et désignèrent d’abord leur groupe sous le nom de « Brigade » ; un
peu plus tard, cette formation fut rebaptisée la « Pléiad e ».
Joachim du Bellay (1522 -1566)
Du Bellay apportait au Collège de Coqueret une formation antérieure moins solide que celle
de Ronsard ou du jeune de Baïf, mais il ne fut pas moins ardent à l’étude. De toute la
profondeur de son âme, il partagea l’enth ousiasme et l’orgueil des jeunes novateurs. Bien vite,
ses compagnons discernèrent son talent ; il eut l’honneur d’être le principal rédacteur et le
167 signataire de la « Défen se et illustration de la langue française ». Il fut aussi le premier à
joindre la doctrine à l’exemple.
De la « jeunesse perdue » au Collège de Coqueret
Du Bellay, jeune noble angevin, issu d’une famille illustre, conserva de sa jeunesse un
souvenir amer et triste : « De mon enfance, la perte de mes parents me livra, pour mon
malheur, à la volonté d’un frère ; sous sa direction, ma première jeunesse périt sans être
cultivée » écrit-il dans son Épître latine à Morel. Sa santé fut chétive tout le long de sa vie ;
très jeune, une maladie le laissa demi -sourd. En 1547, près de Poit iers, où il était venu étudier
le droit, il rencontra Ronsard et le suivit à Paris, pour recevoir, avec lui les enseignements de
Dorat, au Collège de Coqueret ; il fut un étudiant éminent, fit bientôt la preuve de son esprit
révolutionnaire dans le domaine de la littérature et rédigea le Manifeste de la Pléiade.
« L’exil » (1553 -1557)
Au printemps de 1553, le poète accompagne son oncle, le cardinal du Bellay, à la cour
de Rome, en qualité de secrétaire ; le cardinal avait été chargé par le roi Henri II d ’assurer à la
France l’appui du Pape. Les plus grandes espérances lui semblaient permises : il voyait dans
ses fonctions le début d’une belle carrière diplomatique, une occasion de briller dans le monde,
la perspective d’un fructueux bénéfice ecclésiastiqu e. Mais, avant tout, il était enthousiaste à
l’idée de découvrir cette Rome, la cité éternelle, dont il avait tant rêvé. Mais il sera bientôt
déçu par la la réalité : miné par la phtisie, absorbé par de harassantes besognes d’ intendant ou
de trésorier, il dut, en plus, supporter l’humeur hargneuse du cardinal, dont la mission tourna à
l’échec. à en croire les sonnets qu’il en rapporte, ce séjour romain, qui dura six ans, commença
dans l’allégresse et finit dans la souffrance. Le mal du pays est amplifié par la médiocrité, la
veulerie et les prétentions de l’entourage du pape.
Les poèmes que du Bellay écrit à cette occasion n’ont pas seulement une dimension
autobiographique, il s’y livre aussi à une critique sociale ou religieuse, tout en imitant des
textes latins. C’est pourtant au cours de cet exil qu’il écrivit ses plus beaux recueils de poèmes
: Les Antiquités de Rome et Les Regrets , ce qui vient confirmer l’idée que le lyrisme le plus
beau naît de la tristesse ou du regret et non du bonheur. Les deux œuvres parurent après son
retour en France, en 1558.
168
« L’Olive » (1549)
Des poèmes écrits dès sa jeunesse (à 27 ans) seront recueillis dans le volume L’Olive .
La préface est une réponse donnée à Sébillet sur le problème de la traduction et de l’emprunt ;
(il est vrai que du Bellay en use et en abuse souvent).
Olive est, peut -être, l’anagramme de Viole, nom d’une jeune femme aimée par le
poète, ou bien, il pourrait être aussi le nom d’une de ses trois parentes appelées Olive. Mais
plus probable encore est l ’hypothèse selon laquelle les sonnets de L’Olive n’ont pas d’objet
amoureux réel.
Le recueil, soigneusement composé, est une prise de position par rapport à une
certaine conception de la poésie. Le thème néoplatonicien fournit le cadre et les étapes de l a
création : d’abord, descente vers les formes sensibles, concrètes, puis remontée vers les Idées ,
ici teintées d’ ascétisme chrétien. L’image du « vol de l’âme » est plutôt l’envol vers la gloire et
l’ascension morale (reprise de Pétrarque) ; elle se trans forme ici en élévation poétique, ou en
elevatio mentis. D’ailleurs, dans le recueil tout entier, il est évident que du Bellay, comme les
poètes de l’école lyonnaise, imite Pétrarque. L’imitation du poète toscan consiste d’abord en
formes rhétoriques comme les antithèses et les oxymores ( « La belle main, dont la forte
faiblesse…» ). Ensuite, l’image de la beauté (féminine) résulte d’habitude soit de la
comparaison avec les métaux précieux (« cheveux d’or »), soit d’un rapprochement avec les
astres ou avec l es divinités païennes, dans la tradition de la préciosité pétrarquiste. L’amour,
purement cérébral, s’y exprime en un langage fleuri d’hyperboles et chargé de souvenirs
mythologiques, qui créent, par endroits, une impression de factice.
En même temps, du Bellay reste fidèle à sa volonté de renouveler : il se plaît à des
innovations, surtout dans le travail des rythmes de la phrase, toujours variés et différents de
ceux des Italiens. Il entreprend aussi des recherches novatrices dans l’utilisation des lieux
communs de l’amour, dont le mélange provoque une heureuse hétérogénéité : il ne cherche
pas à harmoniser ses métaphores, ni à installer ses figures dans une imagerie figée, malgré un
souci de perfection formelle et malgré une intention manifestement rhéto rique.
Bien que du Bellay ne se propose point une expression franche de sa sensibilité, il y a
cependant dans ces poèmes des accents mystiques très purs, auxquels s’ajoute une réelle
169 maîtrise de l’art du sonnet ; ces qualités amènent au premier plan son talent poétique, qui fait
oublier la rigidité d’une doctrine qu’il s’efforce à mettre en pratique à tout prix.
Les « Antiquités de Rome » (1558)
Tout en gardant sa simplicité, la poésie de du Bellay se hausse, dans ce recueil, à
l’épopée et au tragiq ue. Le spectacle des ruines de l’ancienne cité antique fait naître dans l’âme
du poète un double sentiment : de vénération pour la grandeur romaine et de mélancolie au
spectacle de son anéantissement ; c’est une bonne occasion pour lui de méditer en pessim iste
sur le caractère éphémère de la grandeur et sur le caractère inéluctable de la décadence. Il
traitera ce thème traditionnel sur un mode qui préfigure le baroque : tout passe, les choses
comme les êtres, et tout est emporté vers le néant, y compris le poète lui -même (ce qui se
trouve aux antipodes des accents claironnants de la Défense et illustration… , qui proclamait la
gloire éternelle du poète). Dans le décor où les grands écrivains latins avaient créé leurs chefs
d’œuvre, du Bellay, l’esprit tout pénétré de leurs vers, compose à son tour des poèmes
d’inspiration antique. Il évoque des épisodes de l’histoire romaine, en combinant les diverses
réminiscences littéraires ; il paraphrase des épigrammes latines, ou des passages de Lucain.
Des images tiré es du cycle de la nature illustrent les périodes fastes et celles de déclin, qui se
sont succédé dans l’histoire de Rome. Le printemps et l’été de l’antique empire ont cédé la
place à un hiver et un automne empreints de tristesse. Cette vision lui suscite une abondance
de métaphores et de comparaisons, qui assimilent Rome tantôt à un champ ( «Comme le champ
semé en verdure foisonne / (…) De ce qui va tombant après le moissonneur» ), tantôt à un
immense chêne qui meurt debout ( « On a vu quelquefois un grand chêne asséché…» ).
Si on tient compte de l’inspiration poétique, des thèmes récurrents , ou du ton utilisé,
on peut rapprocher cet ensemble de trente -deux sonnets au genre « tombeau », très florissant
en France depuis la mort du Dauphin François, en 1536. Le « tombeau » a pour rôle
d’exprimer le triomphe du « Nom » (renommée) et de la poésie sur le temps et fait aussi
référence à l’immortalité que la création artistique confère à cet être humain d’exception, à cet
élu, le poète.
Cet aspect de la permanen ce de l’œuvre d’art contraste, au moins en principe, avec
l’image de Rome, vue comme un microcosme historique :
170 « Rome de Rome est le seul monument » (Sonnet 3).
La ville elle -même, soumise comme toute chose au temps cyclique, a connu la destruction.
Cette chute, cet abaissement et cette décadence permettent de faire un portrait moral de la
cité, coupable d’arrogance au même titre que les géants révoltés de la mythologie, et
susceptible, de ce fait, d’être punie. De façon explicite, dans le sonnet intitul é « Au roi » , le
poète affirme que l’éclat et la splendeur passée de l’antiquité peuvent renaître, non dans cette
Rome du pape, envahie de turpitudes, mais dans l’espoir « de rebâtir en France une telle
grandeur ».
L’ensemble du recueil offre cependant un e poétique de la destruction ; pour cela, du
Bellay se livre à une véritable incantation, qui rappelle le processus de la « fureur » divine
(« Divins esprits, dont la poudreuse cendre…» ) ; ici, il imite les poètes néolatins qu’il a
récemment fréquentés : Castiglione, Sannanzar, Buonamici, Buchanan, jusque dans leurs
manière d’imiter Virgile, Horace et Ovide. Cette poétique des ruines s’occupe peu, en effet, du
réalisme topographique et les seules constructions qu’on y trouve sont rhétoriques.
La composit ion de l’ensemble est réalisée par une subtile correspondance de tableaux,
qui s’enchaînent, soit en fonction de leurs similitudes, soit de manière à faire le jeu des
antithèses. L’antithèse renvoie souvent à la double signification de Rome (gloire passée,
médiocrité présente), mais aussi à la tension du poète entre la nécessité de dire le néant actuel
et celle de ressusciter la splendeur de ce qui n’est plus. Il y a aussi dans le recueil une dualité
stylistique : par leur thématique, par leurs références historiques , Les Antiquités doivent
appartenir au style élevé, mais, souvent puisent la matière de leurs comparaisons dans un
registre beaucoup plus simple et moins prétentieux :
« Comme on passe en été le torrent sans danger
Qui souloit [devrait] en hiver être roi de la plaine…» (Sonnet 14)
« En pratiquant l’ amplification (…) et en condensant par ailleurs les allusions mythiques, le
poète obtient un mouvement ample, sans verser dans le genre oratoire, et, surtout, il façonne
des «chutes» de so nnets qui ne sont pas sans répéter l’écroulement de l’empire » observe
Marie -Luce Demonet -Launay.
Mais, de plus en plus, un sentiment personnel commence à prendre contour, lorsqu’il
médite avec gravité sur les vicissitudes de la vie, sur le caractère éphé mère des choses
171 humaines, ou sur le spectacle des ruines, témoins muets de la splendeur et de la déchéance
d’un vaste et puissant empire.
Le « Songe ou Vision »
Les quinze sonnets réunis sous le titre Songe ou vision , auxquels du Bellay attribue le
même sujet qu’aux Antiquités, sont des tableaux énigmatiques de la ruine de Rome, inspirés
des « visions » de Pétrarque. L’obscurité de ces textes vient avant tout de la référence absente
: Rome, qui n’est jamais nommée ; mais elle est due aussi à l’utilisat ion des symboles : l’Arc, le
Torrent, l’Oiseau, la Louve, etc. Le registre allégorique des éléments, fondé sur la dualité
abstrait / concret fait allusion au destin romain ; la ville devient en même temps diaphane et
minérale et « cette fixité que l’on pou rrait attribuer au code emblématique est en fait
compensée par le recours au cadre cosmologique et à la métaphore des signes (…) » explique
Demonet -Launay. La symbolique est extrêmement riche : au sonnet 7, l’aigle, d’abord faible,
perce les nues, tombe comme Icare et renaît de ses cendres comme le Phénix, réalisant encore
une fois le tracé du poète créateur, incompris et immortel. Les images évoquées se
réfléchissent d’un sonnet à l’autre et renvoient aux Antiquités , éclairées par cette
métaphysique de la destruction et de la renaissance. L’unité est réalisée par le « Démon » qui
fournit ces visions et par l’anaphore du « je vis ». L’indétermination du propos, mise sur le
compte du songe, a permis une lecture politique du recueil : Gilbert Gadoffre y a vu
l’expression voilée d’un gallicanisme effectif, renforcée par des images apocalyptiques, dont
l’usage était courant dans la polémique protestante.
Les « Regrets » (1558)
Les déceptions de son séjour italien fournirent aussi à du Bellay l’inspiration d ’un
recueil plus intime : les Regrets . Le poète abandonne désormais l’inspiration antique. Les
poèmes rassemblés dans ce recueil, qu’il appelle « sans art » se constituent en une sorte de
journal de sa vie intérieure :
« Je me contenterai de simplement écrire
Ce que la passion seulement me fait dire
Sans rechercher ailleurs plus graves arguments. »
172 Du Bellay y poursuit donc une nouvelle voie poétique : il cherche surtout son inspiration dans
le quotidien ; il ne tient pas à délivrer un message à l’humanité, mais à communiquer ses
sentiments, ses déceptions et, particulièrement, sa nostalgie du pays natal.
œuvre de négation, les Regrets illustrent cette « poésie du refus » dont parle François
Rigolot. On remarque d’abord le principe de l’ hétérog énéité . Dans les premiers sonnets (1 -5),
du Bellay s’interroge sur le sens de la poésie : serait -il métaphysique, individuel ou social ?
Suivent les sonnets élégiaques (6-49) et le regret de la vertu (50 -76); les poèmes suivants (de
77 à 137) sont des sonn ets satiriques, visant surtout les vieilles courtisanes, les diplomates, les
papes, les cardinaux, les fêtes et les Suisses (dont l’auteur n’apprécie point l’expérience
genevoise). La dernière partie (les sonnets de 137 à 191), assez disparate, se situe en France et
critique l’art de réussir à la Cour, qui consiste dans des poèmes de circonstance et des
louanges aux Princes.
Les Regrets cherchent à exorciser les échecs subis par l’auteur ; Rome signifiait pour
les poètes un rêve de gloire littéraire, qui s’évanouit devant la réalité cruelle, car l’artiste est
obligé de travailler pour vivre et de supporter l’état actuel de Rome : une ville soumise à
l’autorité du Pape Paul IV, à l’humiliation de la défaite et aux multiples intrigues. Dans les
Regrets , du B ellay a mis tout son cœur et tout son esprit : d’où la double inspiration de
l’œuvre, élégiaque et satirique .
Le voyage présente aussi certains avantages : il introduit une distance, qui permet à
l’auteur de distribuer des jugements sur ses contemporains et de faire un bilan de la Pléiade.
Dans les poèmes élégiaques, il pleure son exil, la ruine de ses espoirs, sa lassitude
physique et morale ; il décrit la nostalgie de son Anjou natal, de sa patrie, qui lui manque tant :
« France, France, réponds à ma triste querelle!
Mais nul, sinon Écho, ne répond à ma voix. »
Surtout, il se sent oublié à Rome, tandis que son ami Ronsard grandit en gloire et s’impose à la
cour de Henri II ; en fait, il adresse quelques coups d’épingle à son an cien ami, devenu ingrat,
qu’il dissimule habilement sous l’éloge ironique, tout en imitant Horace. En réalité, du Bellay
veut bien rester dans la compétition nationale des poètes ; en témoigne le sonnet 9, qui
commence par la célèbre invocation : « France, mère des arts, des armes et des lois…» et qui
réclame justice pour sa renommée au vers 14 : « Si ne suis -je pourtant le pire du troupeau ».
173 Dans les poèmes satiriques, il décrit avec une verve, tour à tour amusée et amère, les
mesquineries et les vices de la vie romaine ; il y met, selon sa propre expression, « du fiel, du
miel, du sel » , dans un curieux mélange. Il s’adresse à un barbier de Rome, croque le portrait
d’un flatteur, peint les simagrées des courtisans, décrit le faste insolent des gens d’É glise, ou la
rapacité des financiers. Il se montre surtout mordant dans la satire des cardinaux romains,
dont il observe avec dégoût les intrigues et les hypocrisies :
« Mais, les voyant pâlir lorsque Sa Sainteté
Crache dans un bassin, et, d’un visage blanc,
Soigneusement épier s’il n’y a point de sang.
Puis, d’un petit souri re, feindre une sûreté,
Ô, combien, dis -je alors, la grandeur que je vois
Est misérable au prix de la grandeur d’un Roi .»
(Regrets, CXVIII )
La verve satirique, qui avait fustigé les vices de Rome, s’exerce ensuite sur les courtisans
français, « les vieux singes de Cour » (Regrets, CL), dont il trace un portra it vif et moqueur.
Pour du Bellay, la satire est une forme de libération des contraintes, qu’il inscrit,
paradoxalement, dans le cadre rigide du sonnet. Comme il l’affirme lui -même, du Bellay ne se
sent pas obligé de « fouiller au sein de la Nature » (Regrets, I), ni de pratiquer une poésie
grandiose et mythologique. Il renonce au style élevé, pour adopter le style « pédestre »
d’Horace, tout aussi codé que l’autre, malgré ses prétentions à la naïveté ; il ne veut ni « polir
sa rime » … ni « ses ongles ro nger ». Ce « naturel » que le poète affiche n’exclut pas toutefois
l’obsession de la perfection : malgré tout, il polit sa rime, il choisit soigneusement ses mots ;
ses comparaisons sont toujours celles des érudits, contenant des allusions directes à la
mythologie et aux grands auteurs gre cs et latins:
« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme ce lui-là, qui conquit la toison…»
(Regrets , XXXI)
Les sentiments exprimés dans les poèmes de ce recueil, les plaintes et les re proches
sont, sans doute (pour la plupart , au moins), sincères. Toutefois, il ne faut pas oublier que le
thème de la souffrance loin du pays natal, comme celui de la critique du monde romain sont de
174 vieux lieux communs de la poésie latine. L’ expérience personnelle du poète rejoint donc une
longue tradition littéraire.
Les « Divers jeux rustiques »
Enfin, du Bellay rapporta de Rome les Divers jeux rustiques ; ce recueil contient, entre
autres, un célèbre poème « Contre les pétrarquistes » , un bel « Hymn e à la surdité » ,
adressé à Ronsard, où il médite sur l’infirmité commune des deux poètes ; il faut encore
mentionner une série de « Vœux ». Ce recueil semble sonner le glas des grandes ambitions
qu’avait suscitées le manifeste de la Pléiade ; la poési e n’est plus une tentative de dépassement
de soi, ni la volonté de s’imposer pour l’éternité, mais la quête d’un bonheur lié à la simplicité.
Du Bellay renie ainsi toute la tradition pétrarquisante, qu’il avait pourtant contribué à
répandre. Il en dénonce maintenant l’aspect conventionnel et factice dans un sonnet célèbre:
« J’ai oublié l’art de pétrarquiser
Je veux d’Amour franchement deviser… »
Du Bellay demeure dans la littérature française, tout d’abord, comme un maît re du
genre qu’il a particulièrement cultivé : le sonnet. Ses poèmes, dans leur variété, sont toujours
emportés par une passion vigoureuse. Lorsqu’il veut évoquer la grandeur et la décadence de la
Rome antique, l’ensemble du sonnet, construit sur une compa raison, est constitué par une
phrase unique, déroulée avec majesté. Lorsqu’il veut évoquer le tracas de ses fonctions
diplomatiques, il accumule les détails observés en une suite d’infinitifs juxtaposés, qui scandent
et morcellent la phrase. Le mouvement o ratoire s’achève souvent, soit par une sentence ou sur
un trait d’esprit, soit par une image qui donne à l’idée un prolongement mystérieux, celui
d’une œuvre ouverte, à laquelle on peut ajouter n’importe quel final, comme par exemple :
« De la postérité je n’ai plus de souci,
Cette divine ardeur je ne l’ai plus aussi,
Et les Muses de moi, comme étrangères,
s’enfuient. »
Ses vers entraînent par leur éloquence et séduisent par leur intensité poétique. On
admire tantôt la concision d’un tour, ta ntôt l’énergie des termes pris dans leur sens latin, tantôt
175 l’effet produit par une antithèse, par une répétition, ou par une image qui éblouit par sa
splendeur et qui jaillit au début du sonnet, pour ensorceler d’emblée le lecteur. Il sait utiliser
toutes les ressources du rythme et de l’harmonie, cultivant surtout l’alexandrin, avec cadence
et vigueur, dans les Antiquités de Rome , ou avec une douceur mélancolique, dans les Regrets.
Le renoncement à l’héroïsme et l’abandon lucide et conscient d’une poés ie du sublime
font la grandeur de du Bellay. Il se montre, sans doute, comme un des plus grands poètes
lyriques de son temps, le précurseur d’une poésie d’analyse du moi, qui n’hésite pas à livrer
ses états d’âme au lecteur, et qui prend ce même lecteur à témoin ou comme confident.
176
Pierre de Ronsard (1524 -1585)
Amoureux de la poésie et consacré « prince des poètes » à son moment de gloire, Ronsard
n’a cessé de créer l’étonnement par de nouvelles formes et de nombreuses impressions. Celui
qui exécrait le s « poétâtres » n’a certes pas réussi à faire admettre le rôle essentiel du poète
dans la Cité, mais il a fait admirer son œuvre aussi diverse que ses premières maîtresses,
Nature et Fortune. »
(Marie -Luce Demonet -Launay)
Le page et l’écolier
Né comme Rabelais et du Bellay dans une province de la Loire moyenne, au Château
de Possonnière, dans le Vendômois , Ronsard appartient à une très noble famille. Il avait été
destiné à la vie de gentilh omme et, très jeune, il fut appelé à la Cour, pour s’y préparer à un
avenir militaire et diplomatique. Il fut un page de belle figure, au corps exercé, à la
conversation aimable et servit, successivement, le premier fils du roi, le dauphin François, qui
mourut tout jeune, puis son troisième fils, Charles d’Orléans, et, enfin, Madeleine de France
qui, après son mariage avec Jacques Stuart, au début de l’année 1537, l’emmena avec elle en
Écosse, où elle mourut bientôt. Il accompagna ensuite en Allemagne le co usin de Madeleine,
Lazare de Baïf, qui était un humaniste féru de culture antique. Mais une surdité subite,
survenue en 1542, vient changer son destin ; au lieu de devenir un chevalier, il doit renoncer à
ses premières ambitions et va se consacrer entièrem ent à la poésie. Il suivra pendant sept
années ses études au Collège de Coqueret, sous la direction du maître humaniste Jean Dorat. Il
travaille avec acharnement, se pénètre de la littérature grecque, autant que de celle latine,
assimile toutes les particu larités des deux langues, pare son esprit de sagesse païenne. Sa
culture, plus vaste que celle de Joachim du Bellay, son appétit de gloire, autant que son génie,
l’imposent d’emblée comme le vrai chef de la Pléiade.
La gloire du poète
177 Il va connaître la célébrité sous Henri II, en publiant les Odes , les Amours et les
Hymnes , entre 1550 et 1556. Il va atteindre l’ apogée de sa gloire sous Charles IX, dont il
deviendra le poète officiel en 1558, à la mort de son prédécesseur dans cette fonction, Mélin
de Saint-Gelays. Cette nouvelle dignité lui ôte tout souci d’argent : il sera nommé aumônier du
roi et se verra bientôt pourvu d’importants bénéfices et de plusieurs résidences ; en plus, il va
jouir d’une faveur considérable. Pendant cette période, sans cesser de chanter les plaisirs de la
nature et ses volages amours, Ronsard doit souvent composer des pièces de commande, pour
les diverses fêtes royales, où il est évident que l’inspiration lui fait quelquefois défaut. Un
grand nombre de ces pièces seront réunie s, en 1565, dans le recueil intitulé Élégies,
mascarades et bergeries . En même temps, il rêve de devenir le chantre des destins politiques
et religieux de la France : à cette nouvelle ambition vont répondre les Discours et La
Franciade .
Plus tard, sous le règne d’ Henri III, évincé par le poète Desportes, il se retire dans son prieuré
de Saint -Cosme et compose les Amours d’Hélène .
La création poétique de Ronsard
Les « O des » (1550 -1556)
Dans le premier livre des Odes , paru en 1550, tout en restant fidè le au programme et
aux principes de la Défense et illustration de la langue française , Ronsard imite les deux
grands poètes lyriques de l’Antiquité, le Grec Pindare et le Latin Horace. Dans les nouvelles
Odes , publiées de 1553 à 1556, il s’inspire encore d’Horace et surtout de quelques poèmes
attribués au poète alexandrin Anacréon, que l’érudit Henri Estienne venait de découvrir. Un
certain nombre d’odes, groupées avec d’autres pièces, figurent dans le recueil intitulé le
Bocage , qu’il publie en 1554. Selo n l’inspiration qui les a suscitées, on divise
conventionnellement ses odes en trois grandes catégories :
1. Odes « pindariques »
Les odes à l’imitation de Pindare sont pénibles à lire aujourd’hui, malgré le génie
qu’elles révèlent. Ronsard eut la noble a mbition d’« acclimater » en France l’ode pindarique,
écrite en l’honneur des athlètes vainqueurs aux Grands Jeux de la Grèce (olympiades) ; mais le
178 lyrisme grandiose du poète thébain sied mal à une inspiration tout officielle à laquelle Ronsard
l’attache : les éloges que le poète français prodigue à Henri II, à la reine, ou bien au Cardinal
de Lorraine, sont assez artificiels et sans intérêt. Cependant, certaines pièces, comme l’ « Ode à
Michel de l’Hôpital » , entrainent par leur éloquence, par l’effort bril lant du style, par le
mouvement rapide et dansant du vers.
2. Odes « horatiennes »
Les odes à l’imitation d’Horace satisfont davantage le goût du lecteur moderne ; elles
marquent le début de Ronsard dans la poésie qu’il appelle « légère ». Le génie du po ète y
apparaît moins contraint que dans les odes « pindariques » ; Ronsard se retrouvait dans son
modèle latin, dont il aimait l’imagination voluptueuse et souriante. Les pièces de ce filon sont
inspirées souvent des thèmes épicuriens, qui vont constituer désormais une constante dans
l’œuvre de Ronsard : la nécessité impérieuse de jouir de la vie ( carpe diem ), le temps qui fuit
(fugit inexorabile tempus ), le caractère éphémère de la passion amoureuse, la brève durée du
plaisir, dont il faut profiter sans dé lai et sous le coup du moment. Mais ces thèmes sont ornés
de détails familiers, de traits personnels du poète et de références à son milieu.
3. Odes « anacréontiques »
Les odes imitées d’Anacréon, un peu mièvres, ont plu au public du temps par leur
facilité et par leur naturel ; elles abondent aussi en détails familiers, mais le vocabulaire
s’attache à reproduire la grâce précieuse du modèle grec, en particulier, par l’emploi de
nombreux diminutifs :
« Le petit enfant Amour
Cueillant d es fleurs à l’entour
D’une ruche où les avettes
Font leurs petites logettes…»
(L’amour piqué par une abeille)
Les « Amours » (1552 -1555)
179 En 1552, Ronsard publia un recueil intitulé Amours , contenant des sonnets amoureux
dédiés à Cassandre Salviatti, fille d’un riche banquier italien, que le poète avait remarquée
autrefois, lors d’une fête à la Cour, au château de Blois, alors qu’elle a vait à peine treize ans.
En 1555, il va dédier un autre livre d’ Amours à Marie Dupin, une petite paysanne tourangelle,
qui le charme par sa beauté simple et dépourvue d’artifice.
1. Les « Amours de Cassandre » (1552)
Ces sonnets, imités de Pétrarque et d es poètes pétrarquisant s, manquent de naturel et
de simplicité ; on y retrouve les thèmes mis à la mode par la poésie italienne : des lamentations
amoureuses et des aspirations platoniciennes à l’amour pur, tout cela revêtu de métaphores
compliquées et de successions amples de comparaisons et d’antithèses. La mythologie y tient
une grande place : le nom même de Cassandre rappelle au poète le personnage de l’épopée
troyenne. Pourtant, le rythme heureux du vers, l’harmonie musicale des syllabes font souvent
oublier l’artifice de l’image et, sous cette préciosité de surface, on peut reconnaître tantôt la
délicatesse, tantôt l’ardeur d’une passion sincère.
2. Les « Amours de Marie » (1555)
Les sonnets et les chansons adressés à Marie, imités du poète romain Ca tulle et de son
disciple néolatin Marulle, sont d’une inspiration plus simple et bien moins prétentieuse. Ces
petits poèmes renferment tout ce qu’il y a de plus diaphane et de plus lumineux sur la Terre :
la rose, la jeune fille, le printemps, les prairies comblées de fleurs et de verdure. Leur grâce
ressemble à un instrument touché par les mains d’un génie, la langue prend une douceur et une
saveur nouvelles, l’image s’habille de la fête.
Les « Hymnes » (1556)
Déjà réputé à la Cour, Ronsard cherche à s’ imposer par une haute inspiration, qui lui
donne l’occasion à déployer sa puissance oratoire. Il compose alors les Hymnes , qui marquent,
après tant de pièces « légères », le retour du poète aux grands sujets abordés dans les Odes
pindariques .
180 Les Hymnes de Ronsard s’inspirent des Hymnes d’Homère et de ceux de Théocrite de
Callimaque. Le poète y développe des thèmes généraux, surtout faisant référence à la
mythologie. Ainsi, l’ « Hymne de Pollux et Castor » est le récit de deux combats, où,
successivement, triomphent les deux héros et qui reproduit assez fidèlement l’histoire
mythologique. l’ « Hymne à Henri II » est une vaste comparaison entre le monarque et Jupiter
; on peut aisément remarquer que Ronsard entretient un rapport archaïque avec l’histoire : l a
façon dont il peint Henri II en héros, alors qu’il ne le trouvait guère admirable, laisse entendre
qu’il ne voit pas l’individu, mais le mythe et sa fonction divine.
L’« Hymne de la justice » est la nostalgie d’une permanence, d’un ordre révolu, que
l’on retrouve aussi dans d’autres textes qui parlent de son reg ret d’un âge d’or («Îles
Fortunées » , « Bergerie de Fontainebleau » ) et qui explique aussi l’éloge inattendu de Charles
de Lorraine (dans l’ « Hymne » de 1558), où la Maison des Guise est pa ssée de l’histoire à la
légende.
Il y a aussi certains hymnes qui reflètent les relations contradictoires que Ronsard
entretient avec la Cour : dans l’ « Hymne de l’or » , le sujet tourne autour de l’idée qu’il doit
« changer la monnaie de ses vers », en écrivan t des éloges et des pièces de circonstance ; bien
que fasciné par l’ordre que représente la circulation de l’or, il ne peut que rejeter l’aspect
factice de ce marché, où il a souvent perdu. Si le poète doit être reconnu, il ne peut prouver sa
fécondité et son talent qu’en écrivant des poèmes de commande. Peu habile dans les
manœuvres de Cour, il prend conscience de l’éclat trompeur de ce monde, qui fonctionne
comme la poésie : l’« Hymne de Mercure » rappelle que le dieu en cause, qui domine la Cour,
est aus si le maître du mouvement et de l’illusion.
Malgré les hauts sujets et les nombreux ornements, une certaine froideur domine dans
les Hymnes . Cependant, on ne saurait nier certaines qualités réelles à ces poèmes. Évitant
l’erreur qu’il avait commise dans l es Odes « pindariques », Ronsard a choisi cette fois le
décasyllabe et plus souvent l’alexandrin (douze syllabes), qui conviennent mieux à la gravité
héroïque. En fait, on peut remarquer un effort du poète d’adapter la versification au sujet : L’«
Hymne de la Mort », notamment, comprend des vers d’une émouvante ampleur et d’une force
oratoire qui démontre une maîtrise parfaite de cet instrument poétique.
181 Les « Discours » (1560 -1563)
C’est une œuvre éloquente et hautement inspirée, où Ronsard renonce à imi ter les
anciens ; publié au début des guerres de religion, ce recueil est un écrit où le poète prend
nettement parti, mettant son talent au service de son roi et de la foi officielle, catholique.
Dans le premier de ses discours, intitulé « Élégie » , qui d ate de 1560, Ronsard
s’adresse (en frome d’élégie), à son ami, Guillaume des Autels : le ton est encore modéré et
conciliant, car la guerre civile n’est pas encore déchaînée ; il tente de mettre les Protestants
devant leurs contradictions et insiste sur le désordre provoqué par leurs nouvelles
interprétations de la Sainte Écriture. Dans le « Discours sur les misères de ce temps » , comme
dans sa « Continuation » et dans la « Remontrance au peuple de la France » , la phrase
oratoire s’étale et la passion s’exp rime sous forme de prière, mais elle prend parfois le ton de
l’indignation ou de la réprimande :
« Ne prêche plus en France une Évangile armée,
Un Christ empistolé, tout noirci de fumée,
Qui, comme un Mahomet va portant en la main
Un large coutelas rouge de sang humain. » .
(Remontrance au peuple de la
France )
Ronsard est convaincu de la nécessité d’abattre la pluralité des points de vue, engendrée par le
« monstre opinion » et jamais il ne parviendra à comprendre la liberté des cultes (comme
Michel de l’Hôpital, par exemple), bien qu’il reconnaisse que « La plus grande part des
prêtres ne vaut rien » (« Remontrance … »). Le respect de la loi se con fond chez Ronsard avec
l’idée d’une innocence naturelle dont il rêve pour le peuple ; il connaît la mission du poète qui,
maître de l’éloquence grâce à Mercure, peut régner sur les passions et servir d’intermédiaire
entre les hommes et Dieu. Fidèle à cette mission, Ronsard entend représenter non seulement la
noblesse, mais tous les états de la société ; d’autre part il affirme que le peuple a besoin de
signes de fermeté. Le libre -examen que pratiquent les Huguenots et leur rejet des rites
religieux ne peuve nt convenir à Ronsard, dont le catholicisme, contaminé aussi par les
religions préchrétiennes , reste assez formel et attaché à l’idée de l’Église en tant qu’ institution
et de ses rites.
182
« La Franciade » (1574)
Le poème épique de La Franciade est, sans d oute, l’œuvre dans laquelle Ronsard avait
mis ses plus belles espérances ; mais elle fut plutôt un échec. à l’exemple de ce que Virgile
avait fait pour Rome, Ronsard entreprend de conter la formation de la ville de Paris et de
retracer ses origines, à part ir d’un descendant des Troyens, Francus. Une légende aussi
contestable ne pouvait sans doute convaincre ses contemporains, ni éveiller d’enthousiasme
patriotique. En outre, le poème empruntait son merveilleux à une religion morte, sans écho
dans l’âme du « bon peuple de Saint -Louis ». Encore le style était fait pour la plupart de
comparaisons empruntées aux poètes latins, de périphrases froides, de tableaux conventionnels
représentant des festins, des tempêtes ou des songes. Comme dans le cas des Odes «
pindariques », Ronsard est, une fois de plus, victime d’une imitation trop servile des Anciens.
Enfin, le mètre adopté, le décasyllabe, n’avait pas la qualité nécessaire pour soutenir le
mouvement d’une épopée en langue moderne.
Les « Amours d ’ Hélène » (1 578)
La mort de Charles IX fait perdre à Ronsard sa situation à la Cour, car Henri III avait
son poète officiel, Desportes. Malade et déçu, Ronsard se retire dans un de ses prieurés.
Pourtant, il allait encore publier de beaux vers, des poèmes d’une sincé rité et d’une émotion
débordante. Tantôt il se souvient de Marie ( « Comme on voit sur la branche, au mois de mai,
la rose…» ), tantôt il s’indigne contre les bûcherons qui mutilent sa chère forêt de Gastine ( «
Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras…» ), tantôt, enfin, à l’approche de la mort, il dit un
grand adieu ému à toutes les joies de la vie et de la terre ( « Il faut laisser maisons et vergers
et jardins …»).
Pourtant, un dernier amour illumine sa maturité (ou plutôt, son crépuscule) : c’est celu i
inspiré par Hélène de Surgères, une demoiselle d’honneur de la suite de Catherine de Médicis.
Les sonnets dédiés à Hélène sont comme un écho singulier à ceux qu’il avait jadis
écrits pour Cassandre. Hélène, comme Cassandre, rappelle au poète la légende de Troie ; le
pétrarquisme de sa jeunesse revit en plusieurs passages, mais avec une nuance de préciosité
bien plus discrète. Plusieurs sonnets révèlent la mélancolie de l’homme âgé devant la jeunesse
183 ravissante et fraîche de la jeune fille. Regrettant cet te fatalité, qui découle d’une trop grande
différence d’âge, il s’efforce de contrebalancer ce handicap par l’idée de l’immortalité de son
génie, comparé au caractère éphémère de la beauté :
« Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
direz, chantant mes vers, en vous émerveillant,
Ronsard me célébrait du temps où j’étais belle ! »
(Sonnets pour Hélène, II,
XLIII)
La pensée de la mort est souvent présente, étant exprimée parfois avec un réalisme brutal :
« Je serai sous la terre, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux, je prendrai mon repos…»
(Sonnets pour Hélène, II,
XLIII)
Au thème de l’immortalité qu’il attache au poète, se mêle souvent le thème épicurien du Carpe
diem qu’il avait puisé dans la poésie d’Horace ; mais, cette fois, il reprend avec une éloquence
plus solenne lle et plus grave cette leçon de sagesse épicurienne :
« Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie ! »
(Sonnets pour Hélène, II,
XLIII)
L’art poétique de Ronsard : « créer de la richesse »
Ronsard pratique une écriture extensive et prolixe. Que ce soit le « démon » des Odes
qui l’inspire, ou, plus tard, une Nature qui n’exclut pas le travail d’invent ion et de polissage,
l’auteur ne cesse pas de soumettre à son talent un réel inépuisable. Cette conception de la
variété et de la richesse de l’inspiration se reflète dans une variété et une richesse analogues du
verbe. Elle se retrouve, depuis les audaces des Amours de 1552, qui ont un aspect précieux,
jusqu’à la Continuation des Amours (1555), beaucoup plus simple ; c’est aussi cette richesse
qui est responsable de l’échec de la Franciade , où le point de vue monologique du récitant
184 s’accommode mal d’un dé placement permanent que le poète pratique. L’érudition de Ronsard,
mais, surtout, son art de la description créent la richesse maniériste du détail ; après avoir
démonté ses modèles, le poète recompose une unité, qui garde quelque chose du mélange
initial, formant des lambris à l’image du Palais de Neptune :
« Là pendait sous le portail
Lambrissé de vert émail
Sa charrette vagabonde…»
(« Ode à Michel d’Hôpital
»)
Le poète montre comment il passe « de Grèce en Vendômois » , il transforme le détail en
paysage, il rend plus familier le travail des « Quatre Fureurs qui, tour à tour / Chato uilleront
vos fantaisies…» (I dem.).
La « Remontran ce au peuple français » débute par un avertissement : « Ainsi tu
penses vrais les vers dont je me joue » , tout en dévoilant l’ambiguïté de la poésie dans son
rapport au vrai : ceux qui ont pris à la lettre le « paganisme » poétique (mythologie, poèmes
des Antiques, légendes, etc.) ont mal compris la vérité de la fiction. Il en est de même pour la
critique, qui a cherché à découvrir les maîtresses réelles de Ronsard sous les déguisements des
Amours : Cassandre, les Marie, Genèvre, Sinope, (avant qu’Hélène of fre plus de « garanties »)
sont plutôt des prétextes littéraires que des femmes réelles. L’auteur lui -même brouille les
pistes, change les noms, transforme la brune en blonde, ce qui n’exclut pas total ement la réalité
d’un certain « vécu ». Mais ce jardin des supplices que constituent les Amours de 1552 ne doit
pas cacher le caractère « obligatoire » de ces tourments : la mode poétique était à la
souffrance, provenue de la jouissance impossible et du désir inassouvi. Le mythe de la jeune
morte ( « Sur la mor t de Marie ») consacre l’impossibilité de la présence. Comme Maurice
Scève, Ronsard a développé la créativité du « non » et des traits négatifs, le « doux -amer » des
expressions comme : « Ô, traits fichés dans le but de mon âme…» ; malgré cela, la parole du
poète reste stable, équilibrée par les éléments propres au sonnet ronsardien : ouverture
pratiquée par les figures, clôture relative du poème, serré dans ses rythmes et dans sa syntaxe.
L’art « mélancolique » des poètes modernes consiste, selon Ronsar d, dans le travail
d’assouplissement, de « déformation » et de « torsion » qui s’applique autant à la
185 vraisemblance des textes lus qu’à la réalité vécue. Ce travail est en partie réalisé par
l’imagination, dominée par la contrainte poétique, qui doit l’emp êcher de dégénérer e n figures
« fantastiques » et « frénétiques ». La poésie est conçue comme hygiène mentale, car le
poète se sentait menacé autant par la folie de Saturne que par l’enthousiasme apollinien ; elle
se veut également mise en ordre du cosmos, comme le font les Hymnes . Mais le monde ne
fournit pas de patron : au contraire, les éléments philosophiques (néoplatonisme, démonologie,
etc.) sont intégrés par le poème, qui superpose la faculté de connaissance et la possibilité
d’exprimer. C’est pourqu oi les Hymnes n’ont rien à voir avec la poésie didactique : ils
n’enseignent rien et, sur le point des opinions exprimées, on peut relever bien d’incohérences.
Mais ils ont la qualité d’inaugurer une manière poétique d’« ingérer le monde » et Ronsard
avait la conscience de cette nouveauté quand il proclamait à ses imitateurs, (avec cet orgueil
qu’on lui a souvent interprété de démesuré) : « Vous êtes mes ruisseaux, je suis votre
fontaine…» (Remontrance …).
La seconde composante de cet « art mélancolique » est l’inconstance, qui provoque les
revirements, rétractations, changements de perspective, autocorrections , en somme, ce qui
forme les caprices d’un génie « content et non -content » (simultanément ou successivement ).
L’effort de recomposition des recue ils pour les différentes éditions, avec retranchements et
rajouts, les corrections stylistiques, orthographiques et grammaticales, témoignent de la
conscience littéraire de Ronsard. Enfin, Ronsard manifeste dans ses hésitations son continuel
souci du lecte ur, même s’il hésite entre l’élite savante et les courtisans à qui il veut plaire. Le
don que Ronsard fait de son œuvre dépasse le maigre intérêt des puissants, pour atteindre sa
véritable adresse, l’amateur de poésie, plus humble devant la beauté.
Le des tin posthume de Ronsard
Ronsard a connu de son vivant une gloire digne de son génie poétique. Son œuvre fut
admirée par l’Europe toute entière ; on l’invita en Allemagne, en Hollande, en Suède, en
Pologne ; les Italiens le mirent au -dessus de leurs poètes les plus fameux. Porté aux nues de
son vivant, Ronsard tomba dans l’oubli pendant deux siècles, jusqu’au jour où justice fut faite
et où les romantiques remirent en honneur la diversité et la grandeur de sa création poétique.
Sainte -Beuve signala son tale nt dans son « Tableau de la poésie française au XVIe siècle » ;
186 désormais, Ronsard reprit sa place, comme chef d’école poétique et comme poète de première
grandeur.
Résumé :
La « Pléiade » est un mouvement qui se propose de renouveler la langue française e t
de l’élever au niveau des grandes langues utilisées dans la littérature antique, ce qui
pourrait autoriser la création d’une littérature tout aussi importante et grandiose que
celle grecque ou romaine;
Le manifeste de la Pléiade comporte deux parties : 1. La Défense de la langue
française et 2. L’Illustration de la langue française ;
Les membres de la Pléiade sont : Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Jean -Antoine
de Baïf, Rémy Belleau, Jacques Peletier du Mans, Olivier de Magny, Étienne Jodelle,
Pontus de Tyard, Marc -Antoine Muret , ayant tous pour maître, au Collège de
Coqueret, l’humaniste Jean Dorat.
DEVOIR : Quelles sont les idées poétiques et les principes d’écriture que Ronsard
applique effectivement dans ses poèmes ?
187 COURS NO. 9
Michel de Monta igne
(1533 -1592)
Objectifs opérationnels :
À la fin de ce cours, les étudiants devront pouvoir :
Définir le genre littéraire de l’essai ;
Préciser quel est le type d’essai illustré par Michel de Montaigne ;
Connaître l’œuvre de Michel de Montaigne ;
Établi r les thèmes principaux de la création de Montaigne ;
Repérer les éléments d’une armature philosophique dans les « Essais » de Montaigne.
Dans cette période tourmentée, de tensions et de guerre intérieure, l’œuvre de Montaigne est
une oasis de tranquilli té, une leçon de sagesse devant les excès des fanatiques religieux.
Ses Essais , qui marquent la maturité de la Renaissance française, représentent une œuvre
capitale pour la prose de la deuxième moitié du siècle. à la vaste culture de l’auteur, s’ajoutent
plus tard (grâce à un voyage en Europe et à l’exercice d’un mandat municipal à Bordeaux), la
connaissance des pays étrangers et l’expérience du pouvoir.
Les Essais retracent l’évolution de sa pensée : Montaigne se prétend d’abord disciple des
stoïciens, puis le scepticisme le gagne ; enfin, il renonce à suivre d’autres leçons que celles
issues de sa propre expérience et se persuade de l’excellence de la nature, guide bienfaisant et
sûr de la vie humaine. Le charme de son œuvre est dû, autant à l’ original ité de ses idées qu’à
la souplesse de sa pensée et, non en dernier lieu, à la saveur d’un style dont le naturel et la
sincérité tiennent du vrai art.
188
Une vie bien remplie
Michel Eyquem de Montaigne appartient à une famille d’anciens marchands anoblis
depuis peu, à la suite du fait que son père avait participé aux campagnes d’Italie sous François
Ier. Le père avait rapporté d’Italie des idées ingénieuses sur l’« institution » des enfants. Son
fils, le jeune Michel, fut le premier à en bénéficier et il vécu t son enfance en liberté, se mêlant
souvent aux paysans de son domaine ; il apprit le latin comme une langue vivante : son
précepteur et tous les domestiques lui parlaient uniquement en latin. Puis, il fut pensionnaire
au Collège de Guyenne, à Bordeaux, ma is la discipline très stricte qu’il y subit le rebuta, chose
qu’il confesse dans l’essai intitulé De l’institution des enfants (I, 26). Enfin, après deux années
de philosophie à la Faculté des Arts de Bordeaux, il étudia le droit à Toulouse.
à vingt -et-un ans, Montaigne est nommé conseiller à la Cour des Aides de Périgueux,
puis, trois ans plus tard, au Parlement de Bordeaux. La multitude des lois, leurs contradictions,
l’inanité des formes judiciaires, éveillent ses critiques ; la cruauté des châtiments r évolte son
indulgence naturelle.
Vers 1558, il noue une amitié émouvante avec Étienne de la Boétie, un jeune magistrat
humaniste, gagné aux idées du stoïcisme, qui avait écrit, à vingt ans, un Discours de la
servitude volontaire et qui consacrait ses loi sirs à faire des vers ou à traduire Plutarque et
Xénophon. Montaigne évoquera avec émotion la figure lumineuse de son ami, comme sa mort
prématurée dans un essai intitulé De l’amitié (I, 28). À la suite de la mort de son père,
devenu seigneur de Montaigne , l’écrivain résigne sa charge de conseiller et se retire sur ses
domaines, à l’intention de s’offrir une retraite studieuse. Mais, comme il était déjà estimé par
le roi de France, par Catherine de Médicis et aussi par le roi de Navarre, il a dû encore
accomplir, sans renier cependant son indépendance, plusieurs missions, auprès de personnalités
catholiques ou protestantes. Il ne parlera guère dans ses livres de ces activités bienfaisantes et
secrètes. Mais il passe le meilleur de son temps dans sa chère « librairie » [bibliothèque],
aménagée dans une tour de son château. Il lit beaucoup, annote ses lectures, puis organise en
chapitres ses réflexions personnelles, qui deviendront les Essais .
Les nécessités du service de son roi, comme certaines raisons de s anté lui font
entreprendre un voyage en Europe ; il se rend d’abord à Paris, où il est reçu par Henri III,
189 puis, après avoir parcouru l’Alsace et la Lorraine, il voyage à travers la Suisse, fait une halte à
la ville d’eaux de Baden, traverse rapidement l’A llemagne du Sud et le Tyrol, visite ensuite en
Italie : Vérone, Padoue, Venise, Ferrare, Bologne, Florence et arrive à Rome où il s’attarde
plusieurs mois et reçoit le titre de citoyen romain. Au printemps de 1581, il franchit les
Apennins, pour se soigner aux bains de la Villa. Après un nouveau séjour à Rome, il revient en
France où il regagne son château. Grâce à son journal de voyage et aux Essais de 1558, nous
connaissons ses impressions et ses humeurs de voyageur. Il s’ accommode à tous les climats, à
tous les usages ; tout l’intéresse, pays et habitants. Rome l’enthousiasme : l’humaniste est ému
au spectacle de ses ruines grandioses ; l’homme moderne, ami du confort, s’intéresse aux
édifices nouveaux. Il observe avec passion les mœurs et les croyances locales, il note les
menus détails de la vie quotidienne, qui éclairent d’un jour nouveau sa connaissance de l’âme
humaine. Il est cosmopolite par instinct : le voyage lui révèle les dangers de la routine, la
nécessité pour l’homme de se plier aux circons tances les plus diverses.
Les « Essais » de 1580
Grand amateur de lectures et de conversations, Montaigne prend l’habitude de
consigner ses notes de lecture (impressions, réflexions propres, jugements etc.); ainsi naissent
les Essais , dont il publie à B ordeaux, en mars 1580, les premiers deux tomes (« livres »).
Les réflexions qui y sont renfermées sont très diverses : on y trouve un chapitre
consacré à la critique des prétentions absurdes de la raison humaine à l’universalité du savoir ;
parmi les chap itres de cette première édition, beaucoup traitent des sujets restreints (par
exemple : « Du parler prompt ou tardif » (I,10) ; « Du dormir » (I,11) ). L’auteur, selon le
goût du temps, groupe autour d’un exemple ou d’une idée des anecdotes ou des sentence s
empruntées aux Anciens et conclut en dégageant une règle générale. Quelques -uns de ces
essais sont très profonds et abordent de sujets d’un intérêt plus vaste (par exemple, « Que
philosopher, c’est apprendre à mourir » (I 20) ; « De l’institution des enf ants » (I,26) ; « De
l’amitié » (I, 28) ; « Apologie de Raymond Sebond » (II,12) ).
La pensée de Montaigne n’apparaît pas encore à sa plénitude et on peut discuter chez
lui de deux attitudes successives, auxquelles correspondent approximativement ses deux livres.
190 Premier livre : le parti pris pour le stoïcisme
Montaigne commence par adopter une doctrine qui est aux antipodes de sa nature et
de son tempérament. Type du nonchalant, à qui l’effort répugne, Montaigne n’apprend qu’au
contact de son ami, Étien ne de la Boétie, d’admirer l’austérité des stoïciens. La lecture de
Sénèque et de Lucain accroissent son enthousiasme ; Caton représente ensuite à ses yeux le
type humain idéal. Montaigne veut se persuader que la vertu demande « un chemin âpre et
épineux » ; il croit à l’efficacité d’une règle rigide, pour se préserver des coups du sort ; il
développe, avec une gravité éloquente, de nobles lieux communs sur le triomphe de la volonté
sur la douleur, dans l’essai ( I,90) ou bien sur la manière dont le sage sai t se préparer à la mort,
en y songeant constamment, dans l’essai « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » (I,
20)).
Deuxième livre : la réaction sceptique
Peu à peu, Montaigne s’éloigne de l’austère doctrine stoïcienne. Il commence à
s’enthousiasmer pour la pensée de Plutarque, dont la sagesse est moins rude que celle de
Sénèque. En même temps, son jugement acquiert, grâce à un exercice continu, une
indépendance de plus en plus grande : l’expérience lui révèle, dans tous les domaines de la vie,
certa ines absurdités analogues à celles qu’il a observées lui -même au cours de sa carrière de
magistrat ; en particulier, les atrocités des guerres civiles imputables au fanatisme, le rendent
hostile à toute affirmation dogmatique.
Le doute envahit sa pensée e t il adopte comme devise : « Que sais -je ? ». Cette
attitude est bien nette dans la longue « Apologie de Raymond Sebond » , où, sous prétexte de
présenter le théologien allemand, Montaigne minimise les possibilités de la raison humaine et
montre que la « stupidité brutale » des « animaux armés », la violence de leurs instincts,
surpassent « tout ce que peut notre divine intelligence ». Il semble définitivement conquis aux
idées du scepticisme : l’homme s’avère incapable d’atteindre à la vérité, la science de vient
inutile et vaine, la philosophie est un tissu de contradictions ; notre vie ressemble à un songe et
l’essence des choses nous reste toujours inaccessible.
Dès lors, Montaigne s’interdit de chercher dans un système quelconque une règle de
vérité ou d e vie. Il se persuade que toute connaissance vaut seulement par rapport à nous et se
191 ramène, en dernière analyse, à rendre compte de nos propres opinions et de nos propres goûts.
Les chapitres rédigés à partir de 1577 sont presque tous composés d’observati ons personnelles
et Montaigne indique bien son dessein, qu’il place en tête de ses Essais : « C’est moi que je
peins ».
Les « Essais » de 1588
Enrichi d’une expérience nouvelle, celle de l’espace européen, du contact avec les
autres idées, cultures et ci vilisations, Montaigne retrouve, au début de 1556, dans le château
paternel , sa chère « librairie ». Il se met à retoucher et à compléter les deux livres publiés en
1580 ; il y rajoute treize nouveaux chapitres, denses et pleins de style, qu’il regroupe en un
troisième livre. Au mois de juillet 1588, il fait paraître à Paris une nouvelle et importante
édition de ses Essais , augmentée de ce nouveau IIIe livre et de certaines additions aux deux
premiers. Les nouveaux chapitres sont particulièrement riches en réflexions personnelles et
marquent le « repli sur soi » de Montaigne. Étienne Pasquier note que le troisième livre des
Essais « semble être une histoire de ses mœurs et de ses actions ». Tantôt il raconte sa vie ( «
Du repentir » III,2 ), tantôt il parle d es plaisirs qu’il a goûtés dans l’amitié, dans l’amour et
dans la lecture ( « Des trois commerces » III,3 ). Tantôt il décrit ses habitudes, ses maladies ou
les désagréments de la vieillesse ( « De l’expérience » III,13 ), tantôt il confesse le peu de goût
qu’il a pour les occupations du « ménage » ( « De la vanité » II,9 ). Enfin, il y peint aussi
l’histoire de ses actions : son voyage en Europe, ses charges officielles , le rôle qu’il a joué
pendant la guerre civile ou pendant l’épidémie de peste ( « De l a physionomie » III, 11 ).
L’« être universel » et le cosmopolite
Au cours du temps, la pensée de Montaigne a gagné en gravité et en profondeur . Il
aborde des questions d’un très large intérêt ( « De l’art de conférer » ; « De la vanité » ; « De
l’expérienc e »), il tend à se décrire lui -même sous son aspect le plus général, afin de fournir au
lecteur, en lui faisant des confidences, une occasion de philosopher sur l’homme et sur sa vie.
S’il ne s’en repent pas d’avoir osé de se peindre en toute sincérité, c’ est qu’il a la conscience
de la fécondité et de l’originalité de sa méthode : « Le premier, je me communique au monde
192 par mon être universel (…). Tout homme porte en soi un exemplaire de l’humaine condition.
»
Le cosmopolitisme de Montaigne – qui est dû , d’abord, à son éducation libre, ensuite à
sa nature généreuse, doublée d’une curiosité inlassable, mais, surtout, à son long et fructueux
voyage dans la plupart des pays européens – lui fait affirmer, dès cette deuxième moitié du
mouvementé XVIe siècle, les principes d’un humanisme très moderne, qui parle de la tolérance
et de la fraternité universelle des hommes : « Je considère tous les hommes mes compatriotes
et j’embrasse un Polonais comme un Français, subordonnant cette liaison nationale à
l’universe lle et commune ».
Le « livre en spirale »
À cause des « allongeais » [prolongements / suites], le texte des Essais comporte trois
« couches », qui s’interpénètrent plus qu’elles ne s’ additionnent . Le nouveau texte effectue
soit la synthèse, soit la trans position sur un autre plan de ce qui précède, quand il n’anticipe où
ne commente pas. Au lieu de se corriger, Montaigne réfléchit sur la façon et sur le fond de ce
qu’il a écrit, infléchissant le sens de l’essai initial. Malgré les symétries et les ordres cachés
qu’on a pu y trouver, l’unité de l’œuvre réside d’abord dans l’essai. Le chemin « oblique »
rend difficile la lecture d’un message unifié de tous les essais, car Montaigne a beaucoup lu,
beaucoup pensé ce qu’il a lu et chaque lecture représente pour lui un « cas ». C’est pourquoi
son jugement s’élabore et se modifie au fur et à mesure qu’il écrit, comme, par exemple, dans
la perception de la mort : obsession stoïcienne en premier état, mouvement naturel dans le
dernier. « Tous les Montaigne s sont pos sibles, l’ augustin , le libre penseur et le disciple
d’Ockham, suivant une lecture partielle qu’on peut faire » constate Marie -Luce Demonet –
Launay. Mais l’auteur invite aussi le lecteur à réfléchir sur ses opinions, compte tenu de ce que
« chaque chose a pl usieurs biais et plusieurs lustres » (Essais , II, 12), d’abord parce que
chaque observateur est différent de l’autre et ensuite parce que l’objet d’étude varie sans
cesse.
En effet, le constat de la diversité universelle n’est pas effec tué par Montaigne p our redire
la nostalgie d’une permanence ; au contraire, la variété est reconnue comme un plaisir
possible, « même si elle confine à la vanité » (Essais, III , 9).
193 Préférant le mouvement du voyage à la fixité du « ménage », Montaigne se laisse aller à la
Fortune et ne parle pas de Providence : tout jugement sur les desseins de Dieu lui paraît pure
présomption humaine (Essais , II, 12). L’homme ne peut qu’assortir les faits à l’aide d’un
jugement modéré. Il faudrait toujours dire « ce me semble », pour expri mer des opinions
philosophiques et démêler la vérité des différentes écoles. Une telle voie conduit à un saint
scepticisme, non pas celui qui doute de tout, mais celui qui examine tout et « suspend son
jugement » , surtout quand il y va de la vie des autres , comme, par exemple dans le cas des
procès intentés aux sorcières ( Essais, III , 11).
Le livre « consubstantiel à son auteur »
Les sciences étant aussi, selon Montaigne, un monceau d’opinions non vérifiées, le seul objet
d’étude possible est le « moi », qui est, sans doute, à distinguer du « moi » psychologique de
l’introspection. celui de Montaigne est un « je » actif, encore implicite dans le premier état du
texte, mais de plus en plus visible comme juge, au second degré, d’un premier « je »
observable. Par exemple, le « moi » sexuel de l’essai « Sur les vers de Virgile » (III,5) fait
partie de cette catégorie et le commentaire du poète croise l’ autocommentaire de l’auteur.
Montaigne insiste sur la « consubstantialité » de ce « moi » et du livre : « Nous allons
conformément et tout d’un train, mon livre et moi » (Essais , III, 2 ), ce qui n’est nullement une
confession, mais un mode d’écriture. « Livre -enfant, les ‘Essais ’ sont à la fois production et
produit, écrits pour perfectionner la « saisie » du mon de et de soi, même s’il s’agit d’un moi
malade et vieillissant, même s’il s’agit d’un monde corrompu par de mauvaises lois et par la
guerre » remarque Marie -Luce Demonet -Launay.
« L’arrière -boutique »
Il y a une pensée politique de Montaigne – l’homme, en accord avec la pensée
sceptique de l’auteur. Les coutumes sont devenues lois par la force du temps et les lois ne
valent guère, gauchies comme elles sont par la glose juridique. Mais elles sont nécessaires à la
cohésion de l’État et le philosophe doit s’y plier ( I, 23 ), sans non plus les servir avec un zèle
excessif ( III, 1 ), qui conduit au machiavélisme ou à la violence et empêche de « ménager sa
volonté » . Étant un homme politique et un habile négociateur, Montaigne est un catholique
194 très modéré, qui a tenté de se tenir entre les deux partis, « en pure indifférence » (III , 10). La
même distance salutaire est observée à l’égard de toutes les charges et offices sociaux, pour
lesquels la cérémonie est indispensable, car ce ne sont que « vacations farcesqu es » (III , 10).
Mais le maintien de ce q ue Montaigne appelle une « arrière -boutique toute nôtre » peut
s’appliquer aussi à la religion personnelle, assez différente par rapport à celle qu’on nous
impose par la coutume : « Nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes
Périgourdins ou Allemands » (II, 12) , et toutes les religions ont leurs martyrs. On rapproche
l’attitude religieuse de Montaigne du fidéisme de Padoue, cette confiance en la foi qui sauve,
mais qui laisse libre cours à l’exercice de la ra ison.
L’art de l a conversation
Bien qu’il respecte la raison, Montaigne ne cesse de l’examiner d’un œil très critique :
dans l’ « Apologie de Raymond Sebond » (II, 12) , la défense du théologicien allemand, attaqué
par les tenants de la « foi unique », ne fait qu’accentuer l’incapacité de l’homme à raisonner
sur le divin. Montaigne se moque aussi de l’enseignement de la logique, qu’il considère comme
un ensemble de jeux de syllogismes, sans rapport avec la réalité. Malgré tout, la façon dont il
procède pour combattre autant la raison, que la logique est, elle -même, éminemment logique.
La mise en parallèle d’opinions philosophiques contradictoires aboutit à la question « Que
sais-je ? » ; en plus, la façon dont certains essais sont composés et dont les additi ons sont
insérées ( « Des coches », III , 6) montre qu’il y a une autre forme de logique du discours, qui
est inhérente au texte et qui ne passe pas par les formes canoniques d’Aristote. Dans l’essai «
De l’art de conférer » (III, 8), Montaigne propose comm e modèle la conversation, plus
proche des « propos des enfants de boutique » que des disputes scolastiques. L’enchaînement
des idées dans la conversation s’effectue par action -réaction, par reprises, modifications,
réemplois et jeux de langage, en bref, pa r tout ce que Montaigne pratique dans ses propres
Essais , bien qu’ils ne soient pas écrits sous forme de dialogue. Il se sert des modes de
raisonnement fondés sur la langue et sur le discours, comme : le paradoxe, l’ironie et même
des figures comme la méta phore (qui offre des syllogismes implicites et des raisonnements par
analogie condensés). à ce compte, il n’est pas besoin d’école pour connaître cette raison, que
Montaigne appelle « basse », formée à l’« école de la bêtise » (III, 12) ; par exemple, le
195 paysan, soutient Montaigne, qui ne discute pas des causes premières et accepte sereinement sa
mort, et Socrate, qui incarnait la sublime simplicité, suffisent à rendre moins vaine la quête de
la sagesse.
Le désordre rhétorique de certains essais ne fait q ue mieux mettre en évidence la
logique du propos. Les « fadaises » ainsi énoncées par l’auteur ont cependant un style, dont
l’originalité s’étend entre l’art du déploiement et celui de la brièveté. Les essais fourmillent de
citations, qui ne sont pas toujo urs prélevées chez l’auteur d’origine, mais peuvent venir aussi
de quelques compilations. Elles n’ont de sens que dans ce qu’elles disent ici et maintenant,
dans le nouveau texte qui les absorbe. Montaigne avoue lui -même qu’il les « dérobe » et leur
donne « une particulière adresse ». Ces formules peuvent être des prétextes, des exemples, ou
des contre -exemples. à vrai dire, « Montaigne fait de l’ antirhétorique plus un principe qu’une
réalité : sa phrase n’échappe pas toujours au balancement cicéronien ; ma is il reproche
surtout aux orateurs leur utilisation du pouvoir des mots, car l’éloquence bien menée
déchaîne les passions et inhibe le jugement. S’il fait l’éloge d’un « langage court et serré »,
qu’il pratique lui aussi, c’est pour provoquer la lecture, et non pour l’enfermer dans un
discours totalisant » remarque Marie -Luce Demonet -Launay.
Artiste des mots, Montaigne sait aussi jouer avec eux, surtout dans l’usage de certaines
figures : paronomases1, anaphores2, jeux sur l’étymologie, concourent à faire de son texte, (un
peu trop épais en figures), une écriture orientée vers les choses. Mais l’écriture est aussi
oreintée vers son destinataire de droit, le lecteur, que Montaigne ne perd jamais de vue ; il
espère de lui une égale souplesse, une capacité de changer de position qui évite le jugement
sclérosé.
Montaigne a prévu les destinées possibles de son livre : du papier d’emballage à la
gloire totale, en passant par la « faveur » d’une lecture privée.
Résumé :
Montaigne évolue d’une conception philo sophique stoïcienne vers un scepticisme
« indulgent » ou « serein » ;
196 Ses « Essais » reflètent la sagesse d’un homme qui a préféré « le mouvement du
voyage » à la « fixité du ménage » ;
L’expérience vécue au jour le jour par l’auteur et ses propres pensées sur le monde et
le destin de l’homme constitueront le matériel de ses écrits ;
Montaigne crée un livre « consubstantiel à son auteur », sur le principe : « C’est moi
que je peins » ;
Le livre de Montaigne est un monument de sagesse de la Renaissance, écri t par un être
cosmopolite , un « citoyen universel » et un grand humaniste.
DEVOIR : Commentez le titre d’un essai de Montaigne, intitulé : « Que philosopher
c’est apprendre à mourir ».
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200 62. ZUMTHOR, Paul : Essai de poétique médiévale Seuil, 2000.
201
annexe
THÈMES DE SYNTH ÈSE
1. Mettez en évidence les principales différences entre le chevalier d’épopée
(prenant pour modèle d’analyse Roland) et le chevalier courtois (prenant
pour référence Lancelot).
2. Relevez les éléments les plus importants de l’originalité de François
Villon.
3. Le rire de Rabelais : ses sources et ses cibles.
202 TABLE DES MATIÈRES
Argument……………………………………………………………………… ……………… 2
Obiective generale ale cursului……………………………………………… ……………….. .3
Présentation générale du Moyen Âge………………………………………… ……………… .4
La Littérature épique : les chansons de ges te………………………………… ……………… 12
La Littérature aristocratique / courtoise……………………………………… …………….. .42
La poésie aux XVIe-XVe siècles ……………………………………………… …………….. 85
Vue générale du XVIe siècle (Renaissance, Humanisme , Réforme)……………. …………….. ..104
La littérature de la Renaissance………………. ………………………………………… ………. ……..116
François Rabelais et l’histoire du rire………………………………………………………… ………. 134
La Pléiade, « Défens e et illustration de la langue française » …………………… ……………… .149
Michel de Montaigne, réflexion équilibrée et repli sur soi….. ……………………….. …………… 172
Bibliographie critique……………………………. ……………………… ……………………….. ……… 183
ANNEXE …………………………………………………………………………………………………….1 86
Table des matières…………………………………….. ……………………………………. ……………. ..199
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