Antoine de Saint-Exupéry [623070]
Antoine de Saint-Exupéry
TTeerrrree ddeess hhoommmmeess
BeQ
Antoine de Saint-Exupéry
TTeerrrree ddeess hhoommmmeess
roman
La Bibliothèque élect ronique du Québec
Collections Classiques du 20ème siècle
Volume 46 : ver sion 1.0
2
Du même auteur, à la Bibliothèque :
Lettre à un otage
Vol de nuit
Courrier sud
3
Terre des hommes
(Gallimard, 1939. Quatr e-vingt et unième édit ion.)
4
Henri Guillaumet, mon camarade,
je te dédie ce livre.
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La terre nous en apprend plus long sur nous que les
livres. Parce qu’elle nous ré siste. L’ homme s e découvr e
quand il se mesur e avec l’obstacle. Mais, pour
l’atteindre, il lui fa ut un outil. Il lui faut un rabot, ou
une charrue. Le paysan, dan s son labour, arrache peu à
peu quel ques secrets à l a nature, et la vérité qu’il
dégage est universelle. De même l’avion, l’outil des
lignes aériennes, mêle l’ homme à tous les vieux
problèmes.
J’ai t oujours, devant les yeux, l’image de ma
première nuit de vol en Argenti ne, une nuit sombr e où
scintillaient seules, comme des étoiles, les rares
lumières épars es dans la pl aine.
Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le
miracl e d’une cons cience. Dans ce foyer, on lisait, on
réfléchissait, on poursuivai t des confidences. Dans cet
autre, peut-êt re, on cher chait à s onder l’ espace, on
s’usait en cal culs sur l a nébul euse d’Andr omède. L à on
aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la
campagne qui réclamaient le ur nourriture. Jusqu’aux
plus dis crets, celui du poèt e, de l’instit uteur, du
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charpenti er. Mais parmi ces ét oiles vivant es, combi en
de f enêtres f ermées, combien d’ét oiles ét eintes,
combien d’hommes endormis…
Il faut bi en tenter de s e rejoindr e. Il f aut bien ess ayer
de communiquer a vec quelques-uns de ces f eux qui
brûlent de loin en lo in dans la campagne.
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I
La ligne
C’était en 1926. Je venai s d’entrer comme jeune
pilote de ligne à la Société Latécoère qui assura, avant
l’Aéropostale, puis Air-France, la liaison Toulouse-
Dakar. Là j’apprenais le mé tier. À mon tour, comme les
camarades, je subissais le noviciat que les jeunes y
subissaient avant d’avoir l’ho nneur de pilote r la poste.
Essais d’avions, dépl acements entr e T oulouse et
Perpi gnan, tristes leçons de mét éo dans l e fond d’un
hangar glacial . Nous vivi ons dans la crainte des
montagnes d’Espagne, que no us ne connaissions pas
encore, et dans le respect des anciens.
Ces anci ens, nous les r etrouvions au restaurant,
bourrus, un peu distants, nous accordant de très haut
leurs conseils. Et quand l’ un d’ eux, qui r entrait
d’Alicante ou de Casablanca, nous rejo ignait en retard,
le cuir trempé de pluie, et que l’un de nous, timidement,
l’interrogeait sur son voyage, ses réponses brèves, les
jours de tempêt e, nous constr uisaient un monde
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fabul eux, pl ein de pi èges, de trappes, de falaises
brusquement surgies, et de re mous qui eussent déraciné
des cèdr es. Des dr agons noir s défendaient l’ent rée des
vallées, des gerbes d’éclair s couronnaient les crêtes.
Ces anciens entretenaient a vec science notre respect.
Mais de temps à autre, respec table pour l’ éternité, l’ un
d’eux ne rentrait pas.
Je me s ouviens ainsi d’un retour de Bury, qui se tua
depuis dans les Corbières. Ce vi eux pilot e venait de
s’asseoir au mili eu de nous , et mangeait lour dement
sans rien dire, les épaules e ncore écrasées par l’effort.
C’était au soir de l’un de ces mauvais jours où, d’un
bout à l’autre de la ligne, le ciel est pourri, où tout es les
montagnes semblent au pilote rouler dans la crasse
comme ces canons aux amarres rompues qui
labouraient le pont des voiliers d’autrefois. Je regardais
Bury, j’avalai ma salive et me hasardai à lui demander
enfin si s on vol avait ét é dur. Bur y n’entendait pas , le
front plissé, penché sur son a ssiette. À bord des avions
découverts, par mauvais temp s, on s’inclinait hors du
pare- brise, pour mieux voir , et les gifl es de vent
sifflaient longtemps dans les oreill es. Enfi n Bur y releva
la tête, parut m’entendre, se souvenir, et partit
brusquement dans un rire clair. Et ce rire m’émerveilla,
car Bury riait peu, ce rire bref qui illuminait sa fatigue.
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Il ne donna poi nt d’autr e explicat ion s ur sa vi ctoire,
pencha la tête, et reprit sa mastication dans le silence.
Mais dans la grisaille du restaurant, parmi les petits
fonctionnaires qui réparent ici les humbles fatigues du
jour, ce camarade aux lourdes épaules me parut d’une
étrange noblesse ; il laissait, sous sa rude écor ce, per cer
l’ange qui avait vaincu le dragon.
Vint enfi n le s oir où j e fus appelé à mon tour dans l e
bureau du directeur. Il me dit simplement :
– Vous partir ez demai n ?
Je restais là, debout, att endant qu’il me congédiât.
Mais, après un silence, il ajouta :
– Vous connaissez bien les consignes ?
Les moteurs, à cette époque-l à, n’offraient point la
sécurité qu’offrent les mo teurs d’aujourd’hui. Souvent,
ils nous lâchaient d’un cou p, sans prévenir, dans un
grand tintamarre de vaisselle brisée. Et l’on rendait la
main vers la croû te rocheuse de l’Es pagne qui n’offrait
guère de refuges. « Ici, qu and le moteur se casse,
disions-nous, l’avion, hélas ! ne tarde guère à en faire
autant. » Mais un avi on, cel a se remplace. L’important
était avant tout de ne pas aborder le roc en aveugle.
Aussi nous interdisait-on, so us peine des sanctions les
plus gr aves, l e survol des me rs de nuages au-dessus des
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zones montagneuses. Le pilo te en panne, s’enfonçant
dans l’étoupe blanche, eût tamponné les sommets sans
les voi r.
C’est pour quoi, ce soir -là, une voi x lente i nsistait
une dernière fois sur la consigne :
– C’est très joli de navig uer à la boussole, en
Espagne, au-dessus des mers de nuages, c’est tr ès
élégant, mais…
Et, pl us lentement encor e :
– … mais souvenez-vous : au-dessous des mers de
nuages… c’est l’éternité.
Voici que brusquement, ce monde calme, si uni,
simple, que l’on découvre q uand on émerge des nuages,
prenait pour moi une vale ur inconnue. Cette douceur
devenait un piège. J’imaginai s cet immense piège blanc
étalé, là, sous mes pieds . Au-dessous ne régnaient,
comme on eût pu le cr oire, ni l’agitation des hommes,
ni le tumulte, ni le vivant charroi des villes, mais un
silence plus absolu encore , une paix pl us définiti ve.
Cette glu blanche devenait pour moi la frontière entre le
réel et l’irréel, entre le conn u et l’inconnaissable. Et je
devinais déj à qu’un spect acle n’ a point de s ens, si non à
travers une culture, une ci vilisation, un métier. Les
montagnards connaissaient aussi les mers de nuages. Ils
n’y découvraient cependant pas ce rideau fabuleux.
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Quand j e sortis de ce bur eau, j’ éprouvai un or gueil
puéril. J’allais être à mon tour, dès l’aube, responsable
d’une charge de passagers, responsable du courrier
d’Afrique. Mais j’éprouvais aussi une grande humilité.
Je me s entais mal préparé. L’Espagne était pauvre en
refuges ; je craignais, en face de la panne menaçante, de
ne pas savoir où chercher l’accueil d’un champ de
secours . Je m’ étais penché, s ans y découvrir les
enseignements dont j’avais besoin, sur l’aridité des
cartes ; aussi, le cœur plein de ce mélange de timidité et
d’orgueil, je m’en fus passer cette veillée d’armes chez
mon camarade Guillaumet. Gu illaumet m’avait précédé
sur les routes. Guillaumet connaissait les trucs qui
livrent les clefs de l’Espagne. Il me fallait être initié par
Guillaumet.
Quand j’entrai chez lui, il sourit :
– Je sais la nouvel le. Tu es cont ent ?
Il s’en fut au placard cherch er le porto et l es verres,
puis revint à moi, souriant t oujours :
– Nous arros ons ça. T u verras, ça marchera bien.
Il répandait la confiance comme une lampe répand
la lumièr e, ce camar ade qui devait plus tard battre le
record des traversées postal es de la Cordillère des
Andes et de cel les de l ’Atlantique S ud. Quelques
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années plus tôt, ce soir-là, en manches de chemise, les
bras cr oisés s ous la lampe, souriant du pl us bienf aisant
des sourires, il me dit simp lement : « Les orages, la
brume, l a neige, quel quefois ça t’ embêtera. Pens e alors
à tous ceux qui ont connu ça avant toi, et dis-toi
simpl ement : ce que d’ autres ont réussi, on peut
toujours le réussir. » Cependan t, je déroulai mes cartes,
et je lui demandai quand même de revoir un peu, avec
moi, le voyage. Et, pench é sous la la mpe, appuyé à
l’épaule de l’ancien, je re trouvai la paix du collège.
Mais quelle étrange leçon de géographie je reçus là !
Guillaumet ne m’enseignait pa s l’Espagne ; il me faisait
de l’Es pagne une amie. Il ne me parl ait ni
d’hydrographi e, ni de populati ons, ni de chept el. Il ne
me parlait pas de Guadix, mais des trois orangers qui,
près de Guadi x, bordent un champ : « Méfie-toi d’eux,
marque-les sur ta cart e… » Et l es trois or angers y
tenaient désor mais plus de pl ace que la Sierra Nevada.
Il ne me parlait pas de Lorc a, mais d’ une si mple ferme
près de Lorca. D’une ferme vivante. Et de son fermier.
Et d e sa fe rmière . Et ce c ouple pr enait, perdu dans
l’espace, à qui nze cent s kilomètres de nous, une
import ance démes urée. Bi en installés su r le versant de
leur montagne, pareils à des gar diens de phar e, ils
étaient prêts, s ous leur s étoiles, à porter s ecours à des
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hommes .
Nous tiri ons ainsi de l eur oubli, de leur inconcevable
éloignement , des détails ignorés de tous les géogr aphes
du monde. Car l’Èbre seul, qui abreuve de grandes
villes, intéresse le s géographes. Mais non ce ruisseau
caché s ous les her bes à l’ouest de Motril, ce père
nourricier d’une trentaine de fleurs. « Méfie-toi du
ruisseau, il gât e le champ… Po rte-le aussi sur ta cart e. »
Ah ! je me souviendrais du serpent de Motril ! Il n’avait
l’air de r ien, c’est à pei ne si, de s on léger mur mure, il
enchantait quelques grenouilles, mais il ne reposait que
d’un œil . Dans le paradis du champ de s ecours, all ongé
sous les herbes, il me guet tait à deux mille kilomètres
d’ici. À la première occasio n, il me changerait en gerbe
de flammes…
Je les attendais aussi de pied ferme, ces trente
mout ons de combat, dis posés là, au flanc de la colli ne,
prêts à charger : « Tu crois libr e ce pr é, et puis, vl an !
voilà tes trente mout ons qui te dévalent sous les
roues… » Et moi, je réponda is par un sourire émerveillé
à une menace aus si perfi de.
Et, peu à peu, l’Espagne de ma carte devenait, sous
la lampe, un pays de cont es de fées. Je balisais d’une
croix les refuges et les pièges. Je balisais ce fermier, ces
trente moutons, ce ruisseau . Je portais, à sa place
exacte, cette bergère qu’avaient négligée les
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géographes.
Quand j e pris congé de Guill aumet, j’ éprouvai l e
besoi n de mar cher par cet te soirée glacée d’hiver. Je
relevai l e col de mon mant eau et , par mi les passants
ignor ants, je pr omenai une je une ferveur. J’étais fier de
coudoyer ces i nconnus avec mon secret au cœur. Il s
m’ignoraient, ces barbares, ma is leurs soucis, mais leurs
élans, c’est à moi qu’ils les co nfieraient au l ever du jour
avec la charge des sacs pos taux. C’est entre mes mains
qu’ils se délivreraient de leurs espérances. Ainsi,
emmitouflé dans mon manteau, je faisais parmi eux des
pas pr otecteurs, mais ils ne savaient ri en de ma
sollicitude.
Ils ne recevaient point, non plus, les messages que je
recevai s de l a nuit. Car ell e intéressait ma chair même,
cette tempête de neige qui pe ut-être se pr éparait, et
compliquerait mon prem ier voyage. Des étoiles
s’éteignaient une à une, comm ent l’eussent-ils appris,
ces pr omeneurs ? J’ét ais seul dans la confidence. On me
communiquait les positions de l’ennemi avant la
bataille…
Cependant, ces mots d’or dre qui m’engageaient si
gravement, j e les recevai s près des vitrines éclairées, où
luisaient les cadeaux de Noël . Là semblaient exposés,
dans la nuit , tous les bi ens de la terre, et je goût ais
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l’ivresse orgueilleuse du renoncement. J’étais un
guerrier menacé : que m’im portaient ces cristaux
miroitants destinés aux fête s du soir, ces abat-jour de
lampes, ces livres. Déjà je baignais dan s l’embrun, je
mordais déjà, pilote de ligne , à la pulpe amèr e des nui ts
de vol.
Il était trois heures du matin quand on me réveilla.
Je poussai d’un co up sec les persien nes, observai qu’il
pleuvait sur la ville et m’habillai gravement.
Une demi-heure plus tard, assis sur ma petite valise,
j’attendais à mon tour sur le trottoir luisant de pluie,
que l’omnibus passât me pren dre. Tant de camarades
avant moi, le jour de la cons écration, avaient subi cette
même att ente, le cœur un pe u serré. Il surgit enfin au
coin de la rue, ce véhi cule d’autrefois, qui répandait un
bruit de ferraille, et j’eus dr oit, comme les camarades, à
mon tour, à me serrer sur la banquette, entre le douanier
mal réveillé et quelques bureaucrates. Cet omnibus
sentait le renfermé, l’admin istration pous siéreuse, le
vieux bureau où la vie d’un homme s’enlise. Il stoppait
tous l es cinq cents mètr es pour char ger un secrét aire de
plus, un douanier de plus, un inspecteur. Ceux qui, déjà,
s’y étaient endormis répond aient par un grognement
vague au salut du nouvel ar rivant qui s’y tas sait comme
il pouvait, et aussitôt s’endor mait à son tour. C’était, sur
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les pavés inégaux de Toulou se, une sorte de charroi
triste ; et le pilote de ligne , mêlé aux fonc tionnaires, ne
se distinguait d’abord guère d’eux… Mais les réverbères
défilaient, mais le terrain se rappr ochait, mais ce viei l
omni bus branl ant n’ét ait plus qu’ une chr ysalide gr ise
dont l’homme sortirait transfiguré.
Chaque camarade, ainsi, pa r un matin semblable,
avait senti, en lui-même, sous le subalterne vul nérabl e,
soumis encore à la hargne de cet inspecteur, naître le
responsable du Courrier d’ Espagne et d’Afrique, naître
celui qui , trois heures pl us tard, affronte rait dans les
éclairs le dragon de l’ Hospitalet… qui , quat re heure s
plus tard, l’ayant vaincu, déci derait en t oute li berté,
ayant pl eins pouvoirs, l e détour par la mer ou l’ assaut
direct des massifs d’Al coy, qu i traiterait avec l’orage, la
montagne, l’océan.
Chaque camarade, ainsi, confondu dans l’équipe
anonyme sous l e sombre ciel d’hiver de T oulouse, avait
senti, par un matin s emblable, grandi r en lui le
souverain qui, cinq heure s plus tard, abandonnant
derrièr e lui les pl uies et les neiges du Nor d, répudi ant
l’hiver, réduirait le régime du moteur, et commencerait
sa des cente en plei n ét é, dans le soleil éclatant
d’Alicante.
Ce vieil omni bus a di sparu, mais s on aust érité, son
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inconfort sont r estés vi vants dans mon souvenir. I l
symbolis ait bi en la pr éparation nécessai re aux dur es
joies de notre métier. Tout y pr enait une s obriété
saisissante. Et je me souvien s d’y avoir appr is, trois ans
plus t ard, sans que di x mots eussent été échangés, la
mort du pilote Lécrivain, un des cent camarades de la
ligne qui, par un jo ur ou une nuit de br ume, prir ent leur
éternelle retraite.
Il était ai nsi tr ois heur es du matin, le même silence
régnait, l orsque nous entendî mes l e directeur, i nvisible
dans l’ombr e, élever la voix vers l’inspecteur :
– Lécrivain n’a pas atterri, cette nuit, à Casablanca.
– Ah ! répondit l’ inspecteur. Ah ?
Et, arraché au cours de son rê ve, il fit un effort pour
se réveiller, pour montr er son zèl e et il aj outa :
– Ah ! Oui ? Il n’a pas réussi à passer ? Il a fait
demi-t our ?
À quoi , dans l e fond de l ’omni bus, il fut r épondu
simpl ement : « Non. » Nous attendîmes la suite mais
aucun mot ne vint. Et à mesure que les secondes
tombaient, il devenait plus évident que ce « non » ne
serait suivi d’aucun autre mot , que ce « non » était s ans
appel, que Lécrivain non seul ement n’avait pas atterri à
Casablanca, mais que jamais il n’atterrirait plus nulle
part.
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Ainsi ce matin-là, à l’aube de mon premier courrier,
je me s oumettai s à mon tour aux rit es sacrés du métier,
et je me sentais manquer d’assurance à regarder, à
travers les vitres, le macadam luisant où se reflétaient
les réverbères. On y voyait, sur les flaques d’eau, de
grandes pal mes de vent courir. Et je pens ais : « Pour
mon premier courrier… vraime nt… j’ai peu de chance. »
Je levai les yeux sur l’inspect eur : « Est-ce du mauvais
temps ? » L’inspecteur jeta vers la vitre un regard usé :
« Ça ne prouve rien », gro gna-t-il enfin. Et je me
demandais à quel signe se reconnaissait le mauvais
temps. Guillaumet avait effacé , la veille au soir, par un
seul sour ire, t ous les prés ages mal heureux dont nous
accablaient les anciens, mais ils me revenaient à la
mémoire : « Celui qui ne connaît pas la ligne, caillou
par caillou, s’il rencontre une tempête de neige, je le
plains… Ah ! oui ! je le pl ains !… » Il l eur fallait bi en
sauver l e prestige, et ils hochaient la tête en nous
dévisageant avec une pitié un peu gênante, comme s’ils
plaignaient en nous une innocente candeur.
Et, en effet, pour combie n d’entre nous, déjà, cet
omni bus avait-il servi de der nier ref uge ? Soi xante,
quatre-vingts ? Conduits par le même chauffeur
taciturne, un matin de plui e. Je regardais autour de
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moi : des points lumineux luis aient dans l’ombre, des
cigarettes ponctuaient de s méditations. Humbles
méditations d’employés vi eillis. À combien d’entre
nous ces compagnons avaien t-ils servi de dernier
cortège ?
Je surprenais au ssi le s confidences que l’on
échangeait à voix basse. Elles port aient sur les
maladies, l’argent, les triste s soucis domestiques. Elles
montr aient l es murs de la prison terne dans laquelle ces
hommes s’étaient enfe rmés. Et, brusquement,
m’apparut le visage de la destinée.
Vieux bureaucrate, mon ca marade ici présent, nul
jamais ne t’a fait évade r et t u n’en es point responsable.
Tu as construit ta paix à force d’aveugler de ciment,
comme le font les termites, toutes les échappées vers la
lumière. Tu t’ es roulé en boule dans ta sécurité
bourgeoise, tes routines, les rites étouffants de ta vie
provinciale, tu as élevé cet humble rempart contr e les
vents et les mar ées et l es étoil es. Tu ne veux poi nt
t’inquiéter des grands problèmes, tu as eu bien assez de
mal à oublier ta condition d’homme. Tu n’es point
l’habit ant d’une pl anète errante, tu ne te pos es poi nt de
questions sans réponse : tu es un petit bourgeois de
Toulouse. Nul ne t’a saisi pa r les épaules quand il était
temps encore. M aintenant, la glai se dont tu es for mé a
séché, et s’est durcie, et nul en toi ne saurait désormais
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réveiller le musicien en dormi ou le poète, ou
l’astronome qui peut-êtr e t’habit ait d’abord.
Je ne me plai ns plus des r afales de plui e. La magie
du métier m’ ouvre un monde où j ’affronter ai, avant
deux heures, les dragons noir s et les crêtes couronnées
d’une chevelure d’éclairs bleus, où, la nuit venue,
délivré, je lirai mon c hemin dans les astres.
Ainsi s e déroulait notr e bapt ême pr ofessionnel, et
nous commencions de voyager. Ces voyages, le plus
souvent, étai ent sans hi stoire. Nous des cendions en
paix, comme des plongeur s de méti er, dans l es
profondeurs de notre domaine. Il est auj ourd’hui bien
exploré. Le pilote, le mécanic ien et le radio ne tentent
plus une avent ure, mais s’ enferment dans un
laboratoire. Ils obéissent à des jeux d’aiguilles, et non
plus au déroulement de pa ysages. Au- dehors, les
montagnes sont immergées dans les ténèbres, mais ce
ne s ont plus des montagnes. Ce sont d’invisi bles
puissances dont il faut calculer l’approche. Le radio,
sagement , sous la lampe, note des chiffres, le
mécanicien pointe la carte, et le pilote co rrige sa route
si les montagnes ont dérivé, si les sommets qu’il
désirait doubler à gauche se sont déployés en face de lui
dans le silence et le secr et de préparatifs militaires.
Quant aux radios de vei lle au sol, ils prennent
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sagement, sur leurs cahiers, à la même seconde, la
même dictée de leur cama rade : « Minuit quarante.
Rout e au 230. Tout va bien à bord. »
Ainsi voyage aujourd’hui l’ équipage. Il ne s ent
point qu’ il est en mouvement . Il est très loi n, comme l a
nuit en mer, de tout repère. Mais les moteurs
remplissent cette chambre éclairée d’un frémiss ement
qui change sa substance. Mais l’heure tourne. Mais il se
pours uit dans ces cadr ans, dans ces lampes-r adio, dans
ces ai guilles toute une al chimi e invisibl e. De seconde
en seconde, ces gestes secret s, ces mots étouffés, cette
attention préparent le miracle. Et, quand l’heure est
venue, le pilote, à coup sûr, peut coller son front à la
vitre. L’or est né du Néant : il rayonne dans les feux de
l’escale.
Et cependant, nous avons tous conn u les voyages,
où, tout à coup, à la lu mière d’un point de vue
particulier, à deux heures de l’ escale, nous avons
ressenti notre éloignement comme nous ne l’eussions
pas ressenti aux Indes, et d’où nous n’espérions plus
revenir.
Ainsi, l orsque Mermoz, pour la premi ère fois,
franchit l’Atlantique Sud en hydravion, il aborda, vers
la tombée du jour, la région du Pot-au-Noir. Il vit, en
face de lui, se resserrer, de minute en minute, les
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queues de tornades, comme on voit se bâtir un mur,
puis la nuit s’établir sur ces préparatifs, et les
dissimuler. Et quand, une heur e plus tard, il se f aufila
sous les nuages, il déboucha dans un royaume
fantastique.
Des tr ombes marines se dr essaient là accumulées et
en apparence immobiles comm e les pili ers noirs d’ un
temple. Elles supportaient, re nflées à leurs extrémités,
la voûte sombre et basse de la tempête, mais, au travers
des déchirures de la voût e, des pans de lumière
tombaient, et la pleine lune rayonnait, entre les piliers,
sur les dalles fr oides de l a mer. Et Mermoz pours uivit
sa route à tr avers ces r uines i nhabitées, obli quant d’ un
chenal de lumi ère à l’ autre, cont ournant ces pili ers
géants où, sans dout e, gr ondait l’ascension de la mer,
marchant quatre heures, le lo ng de ces coulées de lune,
vers la s ortie du temple. E t ce spectacle était si écr asant
que Mermoz, une fois le Po t-au-Noir franchi, s’aperçut
qu’il n’avait pas eu peur.
Je me souviens aussi de l’ une de ces heur es où l’ on
franchit les lisières du monde réel : les relèvements
radiogoniométriques comm uniqués par les escales
sahariennes avaient été faux toute cette nuit-là, et nous
avaient gravement trompés, le radiotélégr aphiste Néri et
moi. Lorsque, ayant vu l’ eau luire au fond d’une
crevasse de brume, je vi rai br usquement dans la
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direction de la côte, nous ne pouvions savoir depuis
combien de t emps nous nous enf oncions ver s la haut e
mer.
Nous n’ étions plus cert ains de rejoindre la côte, car
l’essence manquerait peut-être. Mais, la côte une fois
rejointe, il nous eû t fallu retrouver l’escale. Or, c’était
l’heure du coucher de la lune. Sans renseignements
angulair es, déjà sourds, nous deveni ons peu à peu
aveugles. La lune achevait de s’éteindre, comme une
braise pâle, dans une brum e semblable à un banc de
neige. Le ciel, au- dessus de nous , à son tour se couvrai t
de nuages, et nous navi guions dés ormais entr e ces
nuages et cette brume, dan s un monde vidé de toute
lumière et de toute substance.
Les es cales qui nous r épondai ent renonçai ent à nous
renseigner sur nous-mêmes : « Pas de rel èvements …
Pas de r elèvement s… » car notr e voix leur parvenait de
partout et de null e part.
Et brusquement, quand no us désespérions déjà, un
point bri llant s e démas qua s ur l’horizon, à l’avant
gauche. Je ressentis une joie tumultueuse, Néri se
pencha vers moi et je l’en tendis qui chantait ! Ce ne
pouvait être que l’escale, ce ne pouvait être que son
phare, car le Sahara, l a nuit, s’éteint tout enti er et f orme
un grand territoire mort. La lumière cependant scintilla
un peu, puis s’ éteignit. Nous avions mi s le cap s ur une
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étoile, visible à son coucher, et pour quelques minutes
seulement, à l’horizon, entre la couche de brume et les
nuages.
Alors nous vî mes se lever d’ autres lumières, et nous
mettions, avec une sourde es pérance, le cap sur chacune
d’elles tour à t our. Et quand le feu se prolongeait, nous
tentions l’expérien ce vitale : « Feu en vue, ordonnait
Néri à l’es cale de Cisner os, étei gnez votr e phare et
rallumez trois fois. » Cisneros éteignait et rallumait son
phare, mais la lumière dure, que nous surveillions, ne
clignait pas, inco rruptible étoile.
Malgr é l’essence qui s ’épuis ait, nous mordions ,
chaque fois, aux hameçons d’or , c’était, chaque fois, la
vraie lumière d’ un phar e, c’était, chaque f ois, l’es cale et
la vie, puis il nous fa llait changer d’étoile.
Dès lors, nous nous sentîmes perdus dans l’espace
interplanétaire, parmi cent planètes inaccessibles, à la
recherche de la seule planète véritable, de la nôtre, de
celle qui, seule, contenait nos paysages familiers, nos
maisons amies, nos tendresses.
De celle qui , seule, cont enait … Je vous dirai l’image
qui m’ apparut, et qui vous sembl era peut-êt re puéril e.
Mais au cœur du danger on conserve des soucis
d’homme, et j’avais soif, et j’avais faim. Si nous
retrouvions Cis neros, nous po ursuivrions le voyage, une
fois achevé le plein d’es sence, et atterririons à
25
Casablanca, dans la fraîcheur du petit jour. Fini le
travail ! Néri et moi descen drions en ville. On trouve, à
l’aube, de petits bistrots qui s’ouvrent déjà… Néri et
moi, nous nous att ablerions, bien en sécurité, et riant de
la nuit passée, devant les croi ssants chauds et le café au
lait. Néri et moi re cevrions ce cadeau ma tinal de la vie.
La vieill e pays anne, ainsi , ne r ejoint s on dieu qu’à
travers une image peinte , une médaille naïve, un
chapel et : il faut que l’ on nous parle un simple langage
pour se faire entendre de nous . Ainsi la joi e de vi vre se
ramas sait-elle pour moi dans cet te première gorgée
parfumée et brûl ante, dans ce mél ange de l ait, de caf é et
de blé, par où l’on comm unie avec les pâturages
calmes, les plantations exotiques et les moissons, par où
l’on communie avec toute la te rre. Parmi t ant d’ étoiles
il n’en était qu’une qui compo sât, pour s e mettr e à notr e
portée, ce bol odorant du repas de l’aube.
Mais des distances infranch issables s’accumulaient
entre notre navi re et cett e terr e habitée. Tout es les
riches ses du monde logeai ent dans un grai n de
poussière égaré parmi les cons tellations. Et l’astrologue
Néri, qui cherchai t à le rec onnaître, suppliait toujours
les étoiles.
Son poing, soudain, bous cula mon épaule. Sur le
papier que m’ annonçait cette bour rade, j e lus : « Tout
26
va bien, je reçois un me ssage magnifique… » Et
j’attendis, le cœur battant , qu’il eût achevé de me
transcrire les cinq ou six mo ts qui nous s auveraient .
Enfin je l e reçus, ce don du ciel.
Il était daté de Casablanca que nous avions quitté la
veille au soir. Retardé dans les transmissions, il nous
atteignait tout à coup, deux mille kilomètres plus loin,
entre les nuages et la br ume, et per dus en mer. C e
message émanait du représenta nt de l’État, à l’aéropor t
de C asablanca. Et je lus : « Monsi eur de Sai nt-Exupér y,
je me vois obligé de dema nder, pour vous, sanction à
Paris, vous avez viré trop pr ès des hangars au départ de
Casablanca. » Il était vrai qu e j’avais viré trop près des
hangars. Il était vrai auss i que cet homme fais ait son
métier en se fâchant. J’ eusse subi ce reproche avec
humilité dans un bureau d’aéroport. Mais il nous
joignait là où il n’avait pas à nous j oindre. Il détonnait
parmi ces trop rares étoiles, ce lit de brume, ce goût
menaçant de la mer. Nous tenions en main nos
destinées, celle du courrier et celle de notre navire, nous
avions bien du mal à gouver ner pour vi vre, et cet
homme-là purgeait contre no us sa petite rancune. Mais,
loin d’être irrités, nous épr ouvâmes, Néri et moi, une
vaste et s oudaine j ubilation. Ici, nous étions les maîtres,
il nous le faisait découvrir. Il n’avait donc pas vu, à nos
manches, ce caporal, qu e nous éti ons pass és
capitaines ? Il nous dérang eait dans notre songe, quand
27
nous faisions gravement les cent pas de la Grande
Ourse au Sagittaire, quand la seule af faire à not re
échelle, et qui pût nous pré occuper, était cette trahison
de la lune…
Le devoi r immédiat, le seul devoir de la planète où
cet homme s e manif estait, ét ait de nous fourni r des
chiffres exacts, pour nos calcul s parmi les astres. Et ils
étaient f aux. P our le r este, pr ovisoirement , la planète
n’avait qu’à se taire. Et Né ri m’écrivit : « Au lieu de
s’amuser à des bêtises ils feraient mieux de nous
ramener quel que part… » « Ils » résumait pour lui tous
les peuples du globe, avec leurs parlements, leurs
sénats, leurs marines, leurs armées et leurs empereur s.
Et, relisant ce message d’un insensé qui prétendait avoir
affaire avec nous, nous viri ons de bord vers Mercur e.
Nous fûmes sauvés par le hasard le plus étrange :
vint l’ heure où, s acrifiant l’es poir de r ejoindre jamais
Cisneros et virant perpendi culairement à la directi on de
la côte, je décidai de te nir ce cap jusqu’à la panne
d’essence. Je me réservais ai nsi quelques chances de ne
pas sombrer en mer. Ma lheureusement, mes phares en
trompe-l’œil m’avaient attiré Dieu sait où.
Malheureus ement aussi l a brume épaisse dans laquelle
nous serions contr aints, au mi eux, de plonger en pleine
nuit, nous laissait peu de ch ances d’aborder le sol sans
28
catastrophe. Mais je n’ avais pas à choisir.
La situation était si nette que je hauss ai
mélancoliquement les épaules quand Néri me glissa un
message qui, une heure plus tôt, nous eût sauvés :
« Cisneros se décide à nous rel ever. Cisner os indique :
deux cent seize douteux… » Ci sneros n’était plus
enfouie dans l es ténèbres, Cisneros s e révélait là,
tangible, sur notre g auche. Oui, mais à quelle distance ?
Nous engageâmes, Néri et moi, une courte
conversation. Trop tard. Nous étions d’accord. À courir
Cisneros, nous aggravions nos risques de manquer la
côte. Et Néri répondit : « Cause une heure d’essence
maintenons cap au quat re-vingt-treize.
Les escales, cependant, une à une se réveillaient. À
notre dialogue s e mêl aient les voix d’ Agadir, de
Casablanca, de Daka r. Les postes radi o de chacune des
villes avaient alerté les aéro ports. Les chefs d’aéroports
avaient alert é les camar ades. Et peu à peu, il s se
rassemblaient autour de no us comme autour du lit d’un
malade. Chaleur inutile, mais chaleur quand même.
Conseils stériles, mais tellement tendres !
Et br usquement Toul ouse surgit, Toul ouse, tête de
ligne, perdue là-bas à quatre mille kilomètres. Toulouse
s’installa d’emblée parmi n ous et, sans préambul e :
« Appareil que pilotez n’est-il pas le F… (J’a i oublié
l’immatriculation.) – Oui. – Alors dispos ez encore de
29
deux heures essenc e. Ré servoir de cet appareil n’est pas
un réservoir st andar d. Cap sur Cisneros. »
* * *
Ainsi, les nécessités qu’impose un métier,
transf orment et enrichiss ent le monde. Il n’ est même
point besoin de nuit sembla ble pour faire découvrir par
le pilote de ligne un sens nouveau aux vieux spectacles.
Le paysage monotone, qui fati gue le passager, est déjà
autre pour l’équipage. Cett e masse nuageuse, qui barre
l’horizon, cesse pour lui d’êt re pour lui un décor : elle
intéressera ses mu scles et lui posera des problèmes.
Déjà il en tient compte, il la mesure, un langage
véritable la lie à lui. Voici un pic, lointain encore : quel
visage montr era-t-il ? Au cl air de lune, il sera le repère
commode. Mais si le pilote vole en aveugle, corrige
difficilement sa dérive, et dout e de sa positi on, le pi c se
changera en explosif, il remp lira de sa menace la nuit
entière, de même qu’ une seule mine immergée,
promenée au gré des cour ants, gâte tout e la mer.
Ainsi varient aussi le s océans. Aux simples
voyageurs, la tempête demeur e invisible : obser vées de
si haut, les vagues n’offrent point de relief, et les lots
d’embr un parai ssent immobiles. Seules de gr andes
30
palmes blanches s’étalent, marquées de ner vures et de
bavures, prises dans une sort e de gel. Mais l’équipage
juge qu’ici tout amerrissag e est interdit. Ces palmes
sont, pour lui , semblables à de gr andes fleurs
vénéneuses.
Et si même le voyage es t un voyage heur eux, l e
pilote qui navigue quelque part, sur son tronçon de
ligne, n’ assist e pas à un s imple spect acle. Ces coul eurs
de la terre et du ciel, ces t races de vent sur la mer, ces
nuages dorés du crépuscule, il ne les admire point, ma is
les médi te. Semblabl e au paysan qui f ait sa tour née
dans son domaine et qui pr évoit, à mille signes, la
marche du print emps, l a mena ce du gel, l’ annonce de la
pluie, le pilot e de méti er, lui aussi, déch iffre des signes
de neige, des signes de br ume, des si gnes de nuit
bienheureuse. La machine, qui semblait d’abord l’en
écart er, le soumet avec pl us de rigueur encore aux
grands problèmes naturels. Seul au milieu du vast e
tribunal qu’un ciel de temp ête lui compos e, ce pil ote
disput e son courr ier à tr ois divi nités élémentair es, la
montagne, la mer et l’orage.
31
II
Les camarades
I
Quelques camarades, dont Mermoz, fondèrent la
ligne française de Casabla nca à Dakar, à travers le
Sahara insoumis. Le s mo teurs d’alors ne résistant
guère, une panne livra Mermoz aux Maures ; ils
hésitèrent à le massacrer, le gardèrent quinze jours
prisonnier, puis le revendi rent. Et Mermoz reprit ses
courri ers au-dess us des mêmes territ oires.
Lorsque s’ouvrit la lig ne d’Amérique, Mermoz,
toujours à l’avant-garde, fu t chargé d’étudier le tronçon
de Buenos-Aires à Santiago et, après un pont sur le
Sahara, de bâtir un pont au -dessus des Andes. On lui
confi a un avi on qui plafonna it à cinq mille deux cents
mètres. Les crêtes de la Cord illère s’élèvent à sept mille
mètres. Et Mermoz décolla ch ercher des trouées. Après
le sable, Mermoz a ffronta la montagne, ces pics qui,
dans le vent, lâchent leur écharpe de neige, ce
32
palis sement des chos es avant l’ orage, ces remous si
durs qui, subis entre deux mu railles de rocs, obligent le
pilote à une sorte de lutte au couteau. Mermoz
s’engageait dans ces combats sans rien connaître de
l’adversaire, sans savoir si l’on sort en vi e de tell es
étreintes. Mer moz « ess ayait » pour les aut res.
Enfin, un jour, à force « d’essayer », il se découvrit
prisonnier des Andes.
Échoués, à quatre mille mè tres d’altitude, sur un
plateau aux parois vertical es, son mécanicien et lui
cherchèrent pendant deux jour s à s’évader. Ils étaient
pris. Al ors, ils jouèrent l eur dernière chance, lancèrent
l’avion vers l e vide, rebondir ent dur ement sur l e sol
inégal, jusqu’au précipice, où ils coul èrent . L’avion,
dans l a chut e, prit enfin as sez de vitesse pour obéir de
nouveau aux commandes. Merm oz le redressa face à
une cr ête, toucha la cr ête, et, l’eau fus ant de toutes les
tubulures crevées dans la nuit par le gel, déjà en panne
après sept minutes de vol, dé couvrit la plaine chilienne,
sous lui, comme une terre promise.
Le lendemain, il recommençait.
Quand l es Andes fur ent bien explorées, une fois la
technique des traversées bien au point, Mermoz confia
ce tronçon à son camarade Guillaumet et s’en fut
explorer la nuit.
33
L’éclair age de nos es cales n’ était pas encor e réali sé,
et sur les terrains d’arrivée, par nuit noire on alignait en
face de Mermoz la maigre ill umination de trois feux
d’essence.
Il s’en tir a et ouvri t la route.
Lorsque la nuit fut bien apprivoisée, Mermoz essaya
l’Océan. Et le courrier, dès 1 931, fut transporté, pour la
première fois, en quatre jour s, de Toulouse à Buenos-
Aires. Au retour, Mermoz subit une panne d’huile au
centr e de l’Atlanti que Sud et sur une mer démontée. Un
navir e le sauva, lui , son courrier et son équi page.
Ainsi Mermoz avait défriché les sables, la
montagne, la nuit et la mer. Il avait sombré plus d’une
fois dans les s ables, la mont agne, la nuit et la mer. Et
quand il était revenu, ç’avait toujours été pour repartir.
Enfin, après douze années de travail, comme il
survolait une f ois de pl us l’Atlanti que Sud, il signal a
par un bref message qu’il coupait le moteur arrière
droit. Puis le silence se fit.
La nouvelle ne semblait guère inquiét ante, et,
cependant, après dix minutes de silence, tous les postes
radio de la ligne, de Paris jusqu’à Buenos-Aires,
commencèrent leur veille dans l’angoisse. Car si dix
minutes de r etard n’ont guèr e de sens dans l a vie
34
journalière, ell es prennent dans l’aviation postale une
lourde si gnifi cation. Au cœur de ce t emps mort , un
événement encore inconnu se trouve enfermé.
Insignifiant ou malheureux, il est désormais révolu. La
destinée a prononcé son jugement , et, contre ce
jugement , il n’ est plus d’ appel : une main de f er a
gouverné un équipage vers l’ amerr issage s ans gr avité
ou l’écrasement. Mais le verdi ct n’est pas signi fié à
ceux qui attendent.
Lequel d’entre nous n’a poi nt connu ces espérances
de pl us en pl us fragiles , ce silence qui empire de minute
en mi nute comme une maladi e fatale ? Nous espérions,
puis l es heur es se sont écoulées et , peu à peu, il s’es t
fait tard. Il nous a bien fallu compr endre que nos
camarades ne rentreraient pl us, qu’ils reposaient dans
cet Atlantique Sud dont ils av aient si souvent labouré le
ciel. M ermoz, décidément, s’ét ait ret ranché derri ère s on
ouvrage, pareil au moissonneu r qui, ayant bien lié sa
gerbe, se couche dans son champ.
Quand un camarade meurt ainsi, sa mort paraît
encore un acte qui est dans l’ordr e du mét ier, et , tout
d’abord, bles se peut- être moi ns qu’une autr e mort.
Certes il s’est éloigné celui- là, aya nt subi sa dernière
mutation d’escale, mais sa présence ne nous manque
pas encore en profondeu r comme pourrait nous
35
manquer le pain.
Nous avons en effet l’habi tude d’attendre longtemps
les rencontres. Car ils sont di spersés dans le monde, les
camarades de ligne, de Paris à Santiago du Chili, isolés
un peu comme des senti nelles qui ne s e parler aient
guère. Il faut le hasar d des voyages pour r assembler, i ci
ou là, les membres dispersé s de la grande famille
professionnelle. Autour de la table d’un soir, à
Casablanca, à Dakar, à Buen os-Air es, on r eprend, apr ès
des années de silence, ces co nversations interrompues,
on se renoue aux vi eux souvenirs. Puis l’on repart. La
terre ainsi est à la fois déser te et riche. Riche de ces
jardins secrets, cachés, difficiles à att eindre, mai s
auxquels le métier nous ra mène t oujours, un j our ou
l’autre. Les camar ades, la vie peut- être nous en écart e,
nous empêche d’y beaucoup penser, mais ils sont
quelque part, on ne s ait trop où, silencieux et oubliés,
mais tellement fidèles ! Et si nous croisons leur chemin,
ils nous secouent par les épaules avec de belles
flambées de joie ! Bien sû r, nous avons l’habitude
d’attendr e…
Mais peu à peu nous découvr ons que le rir e clair de
celui-là nous ne l’ entendrons plus jamais, nous
découvrons que ce jardin -là nous est interdit pour
toujours. Alors commence notr e deuil véritabl e qui
n’est poi nt déchir ant mais un peu amer .
36
Rien, j amais , en eff et, ne remplacera le compagnon
perdu. On ne se crée point de vieux camarades. Rien ne
vaut l e trésor de t ant de souvenirs communs , de tant de
mauvaises heures vécues ense mble, de tant de brouilles,
de réconciliations, de mouvements du cœur. On ne
reconstr uit pas ces amiti és-là. Il est vai n, si l’on pl ante
un chêne, d’espérer s’abriter bientôt sous son feuillage.
Ainsi va la vi e. Nous nous sommes enrichis d’ abord,
nous avons planté pendant des années, mais viennent
les années où le te mps défait ce trava il et déboise. Les
camarades, un à un, nous retir ent leur ombre. Et à nos
deuils se mêle désormais le regret secret de vieillir.
Telle est la morale que Merm oz et d’autres nous ont
enseignée. La grandeur d’un mé tier est peut-être, avant
tout, d’unir des hommes : il n’est qu’un luxe véritable,
et c’est celui des relations humaines.
En travaillant pour les se uls biens matériels, nous
bâtis sons nous- mêmes notr e prison. Nous nous
enfermons solitaires, avec not re monnaie de cendre qui
ne procure rien qui vaille de vivre.
Si je cherche dans mes souvenir s ceux qui m’ ont
laissé un goût dur able, si j e fais l e bilan des heur es qui
ont compté, à coup sûr je retrouve celles que nulle
fortune ne m’eût pr ocurées. On n’achète pas l’amitié
37
d’un Mermoz, d’un com pagnon que les épreuves
vécues ensemble ont lié à nous pour toujours.
Cette nuit de vol et ses ce nt mille étoiles, cette
sérénité, cette souveraineté de quelques heures, l’argent
ne les achète pas.
Cet as pect neuf du monde après l’étape diffi cile, ces
arbres, ces fleurs, ces femmes , ces sourir es fraîchement
colorés par l a vie qui vient de nous être rendue à l’aube,
ce concert des petites choses qui nous récompensent,
l’argent ne les achèt e pas.
Ni cette nuit vécue en dissi dence et dont le souvenir
me revi ent.
Nous ét ions tr ois équipages de l’Aér opostal e
échoués à la tombée du jour sur la côt e de Rio de Oro.
Mon camar ade Riguell e s’était posé d’abor d, à la s uite
d’une r upture de biell e ; un autr e camar ade, B ourgat,
avait atterri à son tour pour recueillir son équipage,
mais une avari e sans gr avité l’avait aussi cloué au s ol.
Enfin, j’atterris, mais quand je su rvins la nuit tombait.
Nous décidâmes de sauver l’av ion de Bourgat, et, afin
de mener à bien la répara tion, d’attendre le jour.
Une année plus tôt, nos ca marades Gou rp et Éra ble,
en panne ici, exactement, av aient été massacrés par les
dissidents. Nous s avions qu’ aujourd’hui aus si un rezzou
38
de tr ois cents f usils campa it quel que part à Boj ador.
Nos trois atterriss ages, visi bles de loin, les avaient peut-
être alertés, et nous comme ncions une veille qui pouvait
être la dernière.
Nous nous sommes donc in stallés pour la nuit.
Ayant débar qué des s outes à bagages ci nq ou s ix
caisses de marchandises, no us les avons vidées et
disposées en cercle et, au fond de chacune d’elles,
comme au creux d’ une guérite, nous avons allumé une
pauvr e bougi e, mal pr otégée contr e le vent. Ainsi, en
plein dés ert, sur l ’écorce nue de la planète, dans un
isolement des premièr es années du monde, nous avons
bâti un village d’hommes.
Groupés pour la nuit sur ce tte grande place de notre
village, ce coupon de sable où nos caisses versaient une
lueur tremblante, nous avons attendu. Nous attendions
l’aube qui nous sauverait, ou le s Maures. Et je ne sais
ce qui donnait à cette nuit son goût de Noël. Nous nous
racontions des souven irs, nous nous plaisantions et nous
chantions.
Nous goûtions cette même ferveur légère qu’au
cœur d’ une f ête bien pr éparée. Et cependant, nous
étions i nfiniment pauvres. Du vent , du sable, des
étoiles. Un st yle dur pour tr appistes. M ais sur cette
nappe mal écl airée, si x ou s ept hommes qui ne
possédai ent plus rien au monde, sinon leur s souvenirs,
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se partageai ent d’i nvisi bles riches ses.
Nous nous étions enfin rencontrés. On chemine
longtemps côt e à côte, enfer mé dans son pr opre silence,
ou bien l’on échange des mots qui ne trans portent ri en.
Mais voi ci l’heure du danger . Alors on s’épaule l’un à
l’autre. On découvre que l’on appartient à la même
communaut é. On s’élar git par la découver te d’autres
consciences. On se regarde av ec un gr and sourir e. On
est semblable à ce pris onnier délivr é qui s’émer veille de
l’immensité de la mer.
II
Guillaumet, je dirai quelques mo ts sur toi, mais je ne
te gêner ai poi nt en insi stant avec lour deur sur ton
courage ou s ur ta valeur prof essionnelle. C’est aut re
chose que je voudrais décrire en racontant la plus bell e
de tes avent ures.
Il est une qualité qui n’a po int de nom. Peut-être est-
ce la « gravité », mais le mo t ne satisfait pas. Car cette
qualité peut s’accompagner de la gaieté la plus
souriante. C’est la qualit é même du charpentier qui
s’inst alle d’ égal à égal en fa ce de sa pièce de bois, la
palpe, la me sure et, loin de la traiter à la légère,
40
rassemble à son propos toutes ses vertus.
J’ai lu, autrefois, Guilla umet, un récit où l’on
célébrait ton aventure, et j’ ai un vieux compte à régler
avec cette image infidèle. On t’y voyait, lançant des
boutades de « gavroche », comme si le courage
consist ait à s’ abaisser à des raill eries de col légien, au
cœur des pires dangers et à l’ heure de la mort. On ne te
connaissait pas, Guillaumet. Tu n’éprouves pas le
besoi n, avant de l es affr onter, de tour ner en dérision t es
adversaires. En face d’un mauvais orage, tu juges :
« Voici un mauvais orage. » Tu l’accept es et t u le
mesures.
Je t’apporte ici, Guillaum et, le témoignage de mes
souvenirs.
Tu avais disparu depuis ci nquant e heur es, en hiver,
au cours d’une tr avers ée des Andes. R entrant du fond
de la Patagonie, je rejoigni s le pilote Deley à Mendoza.
L’un et l’autre, cinq jour s durant, nous f ouillâmes, en
avion, cet amoncellement de mont agnes, mais sans rien
découvrir. Nos deux appareils ne suffisaient guère. Il
nous semblait que cent esca drilles, naviguant pendant
cent années , n’eussent pas achevé d’ explorer cet
énorme mas sif dont les crêt es s’élèvent jusqu’à sept
mille mètres. Nous avions perdu tout espoir. Les
contr ebandi ers mêmes, des bandits qui, là- bas, osent un
41
crime pour cinq fr ancs, nous re fusaient d’aventurer, sur
les contreforts de la m ontagne, des caravanes de
secours : « Nous y risquerions notre vie », nous
disaient-ils. « Les Andes, en hiver, ne rendent point les
hommes . » Lorsque Del ey ou moi atterrissions à
Santiago, les officiers chiliens, eux aussi, nous
conseillaient de suspendre nos explorations. « C’est
l’hiver. Votre camarade, si même il a survécu à la
chute, n’a pas survécu à la nuit. La nuit, là-haut, quand
elle passe sur l’homme, elle le change en glace. » Et
lorsque, de nouveau, je me g lissais entre les murs et les
piliers géants des Andes, il me semblait, non plus te
rechercher, mais veiller ton corps , en silence, dans une
cathédrale de nei ge.
Enfin, au cours du septième jour, tandis que je
déjeunais entr e deux tr aversées, dans un r estaurant de
Mendoza, un homme poussa la porte et cri a, oh ! peu de
chose :
– Guillaumet… vi vant !
Et tous les inconnus qui se trouvaient là
s’embrassèrent.
Dix mi nutes plus tard, j’av ais décollé, ayant char gé
à bord deux mécaniciens, Lefebvre et Abri. Qu arante
minutes plus t ard, j’avais atterri le long d’une route,
ayant reconnu, à je ne sais quoi, la voiture qui
t’emportait je ne sais où, du côté de San Raphaël. Ce fut
42
une bell e rencontre ; nous pl eurions tous , et nous
t’écrasi ons dans nos bras , vivant, ress uscité, auteur de
ton propre miracle. C’est alor s que tu exprimas, et ce
fut ta première phr ase intelligible, un admirable orgueil
d’homme : « Ce que j ’ai fait, je te le jure , jamais aucune
bête ne l’aurait fait.
Plus tard, tu nous racontas l’accident.
Une tempêt e qui dévers a cinq mèt res d’épai sseur de
neige, en quarante-huit heures , sur le vers ant chilien des
Andes, bouchant tout l’esp ace, les Américains de la
Pan-Air avai ent f ait demi- tour. Tu décollais pourtant à
la recherche d’une déchir ure dans le ciel. Tu le
découvrais un peu plus au su d, ce piège, et maintenant,
vers six mille cinq cents mètres, dominant les nuages
qui ne plafonnaient qu’à si x mille, et dont émergeaient
seules l es haut es crêt es, tu mett ais le cap sur
l’Argentine.
Les courants descenda nts donnent parfois aux
pilotes une bizarr e sens ation de malais e. Le moteur
tourne rond, mais l’on s’ enfonce. On cabre pour sauver
son altitude, l’avion perd sa vitesse et devient mou : on
s’enfonce toujours. On re nd la mai n, cr aignant
maintenant d’avoir trop cabré, on se laisse dé river sur la
droite ou sur la gauche p our s’adoss er à la crête
favorable, celle qui reçoit les vents comme un tremplin,
43
mais l’on s’ enfonce encore. C’ est le ciel enti er qui
semble descendre. On se sent pris, alors, dans une sorte
d’accident cosmique. Il n’est plus de ref uge. On t ente
en vain l e demi-tour pour rejoindre, en arrière, les zones
où l’air vous soutenait, soli de et plein comme un pilier.
Mais il n’est plus de pilier. Tout se décompose, et l’on
glisse dans un délabrement uni versel vers le nuage qui
monte mollement, se hausse jusqu’à vous, et vous
absor be.
« J’avais déjà f ailli me fair e coi ncer, nous di sais-t u,
mais je n’étais pas convaincu encore. On rencontre des
courants descendants au -dessus de nuages qui
parais sent stabl es, pour la simpl e raison qu’à la même
altitude ils se recomposent indéfiniment. Tout est si
bizarre en haute montagne… »
Et quels nuages !…
« Aussitôt pris, je lâchai les commandes, me
cramponnant au siège pour ne point me laisser projeter
au dehors. Les secousses étaient si dures que les
courroies me blessaient aux ép aules et eussent sauté. Le
givrage, de plus, m’avait pr ivé net de tout horizon
instrumental et j e fus roul é comme un chapeau, de six
mille à trois mille cinq.
À trois mille cinq j’en trevis une masse noire,
horizont ale, qui me per mit de rét ablir l’avion. C’ét ait un
étang que je reconnus : la Laguna Diamante. Je la
44
savais logée au fond d’un en tonnoir, dont un des flancs,
le volcan Maipu, s’élève à six mille neuf cents mètres.
Quoique délivré du nuage, j’ét ais encore aveuglé par
d’épais tourbill ons de nei ge, et ne pouvais lâcher mon
lac sans m’écr aser contr e un des flancs de l’entonnoir.
Je tournai donc autour de la lagune, à trent e mèt res
d’altitude, jusqu’à la pann e d’essence. Après deux
heures de manège, j e me posa i et capotai. Quand je me
dégageai de l’avion, la te mpête me renver sa. J e me
rétablis sur mes pieds, elle me renversa encore. J’en fus
réduit à me glisser sous la car lingue et à creuser un abri
dans l a neige. Je m’envel oppai là de s acs postaux et,
quarante- huit heur es durant , j’att endis.
Après quoi , le tempêt e apais ée, je me mis en
marche. Je marchai cinq jours et quatre nuits. »
Mais que restait-il de toi, Guillaumet ? Nous te
retrouvions bi en, mais calc iné, mais racorni, mais
rapetissé comme une vieille ! Le soir même, en avion,
je te ramenais à Mendoza où des draps blancs coulaient
sur toi comme un baume. Mais ils ne te guérissaient
pas. Tu étais encombr é de ce corps courbatu, que tu
tournais et ret ournais, sans parveni r à le l oger dans le
sommeil. Ton corps n’ oubliait pas les rochers ni l es
neiges. Ils te mar quaient. J’obs ervais ton vi sage noir ,
tuméfi é, sembl able à un f ruit blet qui a r eçu des coups.
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Tu ét ais très lai d, et mis érable, ayant per du l’usage des
beaux outils de ton travail : tes mains demeuraient
gourdes, et quand, pour resp irer, tu t’asseyais sur le
bord de ton lit, tes pieds gelés pendaient comme deux
poids morts. Tu n’ avais même pas t erminé ton voyage,
tu haletais encore, et, lors que tu te retournais contre
l’oreiller, pour chercher la paix, alors une procession
d’images que tu ne pouvais retenir, une procession qui
s’impatientait dans les couli sses, aussitôt se mettait en
branle sous ton cr âne. Et e lle défilait. Et tu reprenais
vingt fois le combat contre des ennemis qui
ressuscitaient de leurs cendres.
Je te remplissais de tisanes :
– Bois, mon vieux !
– Ce qui m’a le pl us étonné… t u sais…
Boxeur vainqueur, mais ma rqué des grands coups
reçus, tu revivais ton étra nge avent ure. Et tu t’ en
délivrais par bribes. Et j e t’apercevais, au cours de ton
récit nocturne, marchant , sans pi olet, sans cor des, sans
vivres, escaladant des cols de quat re mill e cinq cent s
mètres, ou progressant le lo ng de parois verticales,
saignant des pieds, des genoux et des mains, par
quarante degr és de fr oid. Vi dé peu à peu de t on sang, de
tes forces, de ta raison, tu avançais avec un entêtement
46
de fourmi, revenant sur tes pas pour contourner
l’obstacle, te relevant après les chut es, ou remont ant
celles des pentes qui n’aboutis saient qu’à l ’abîme, ne
t’accordant enfin aucun repos, car tu ne te serais pas
relevé du lit de neige.
Et, en effet, quand tu glissa is, tu devais te redresser
vite, afi n de n’ être point changé en pierre. Le froid te
pétrifiait de seconde en sec onde, et, pour avoir goûté,
après la chute, une minute de repos de trop, tu devais
faire jouer, pour te re lever, des mu scles morts.
Tu résistais aux tentations . « Dans la neige, me
disai s-tu, on per d tout ins tinct de conservation. Après
deux, tr ois, quat re jour s de mar che, on ne s ouhaite pl us
que le sommeil. Je le souhaita is. Mais je me disais : Ma
femme, s i elle cr oit que j e vis, croit que je mar che. Les
camarades croient que je mar che. Ils ont tous confiance
en moi. Et je suis un sal aud si je ne marche pas. »
Et tu marchais, et, de la po inte du canif, tu entamais,
chaque jour un peu plus, l’ échancrure de tes so uliers,
pour que tes pieds, qui gelaient et gonflaient, y pussent
tenir.
Tu m’ as fait cett e étrange confidence :
« Dès l e second jour, vois -tu, mon plus gr os travail
fut de m’empêcher de penser. Je souffrais trop , et ma
situation était par trop désesp érée. Pour avoir le courage
47
de marcher, je ne deva is pas la considérer.
Malheureus ement , je cont rôlais mal mon cerveau, il
travaillait comme une turbin e. Mais je pouvais lui
choisir encore ses images. Je l’emballais sur un film,
sur un livre. Et le film ou le livre défilait en moi à toute
allure. Puis ça me ramena it à ma situation présente.
Immanquablement. Alors je le lançais s ur d’autres
souvenirs… »
Une fois cependant, ayant glissé, allongé à plat
ventre dans la neige, tu ren onças à te relever. Tu étais
sembl able au boxeur qui, vidé d’un coup de t oute
passion, entend les secondes to mber une à une dans un
univers étranger, j usqu’à la dixième qui est sans appel.
« J’ai fait ce que j’ai pu et je n’ai point d’espoir,
pourquoi m’obsti ner dans ce mart yre ? Il te suffis ait de
fermer les yeux pour faire la paix dans le monde. Pour
effacer du monde les rocs, les glaces et les neiges. À
peine closes, ces paupières mi raculeuses, il n’était plus
ni coups, ni chutes, ni musc les déchirés, ni gel brûlant,
ni ce poids de la vie à tr aîner quand on va comme un
bœuf, et qu’ell e se fait pl us lour de qu’un char. Déjà, tu
le goût ais, ce fr oid devenu po ison, et qui , semblable à la
morphine, t’emplissait maint enant de béatitude. Ta vie
se réfugiait autour du cœur . Quelque chose de doux et
de précieux se blottissait au cent re de toi -même. Ta
conscience peu à peu abandonna it les régions lointaines
48
de ce corps qui, bête jusqu’ alors gorgée de souffrances,
participait déjà de l’i ndiffére nce du marbre.
Tes scrupules mêmes s’apa isaient. Nos appels ne
t’attei gnaient plus, ou, pl us exactement, se changeaient
pour toi en appels de rêve . Tu répondais heur eux par
une mar che de r êve, par de longues enjambées faciles,
qui t’ouvraient sans efforts le s délices des plaines. Avec
quelle aisance tu glissais dans un monde devenu si
tendre pour toi ! Ton retour, Guillaum et, tu décidais,
avare, de nous le refuser.
Les remords vinrent de l’arrière-fond de ta
conscience. Au songe se mê laient soudain des détails
précis. « Je pensai s à ma femme. Ma poli ce d’assurance
lui épargnerait la misère. Ou i, mai s l’assurance… »
Dans le cas d’une disparition, la mort légale est
différée de quatr e années . Ce dét ail t’appar ut éclatant ,
effaçant les autres images. Or tu étais étendu à pl at
ventre sur une forte pente de neige. Ton corps , l’été
venu, roulerait avec cette boue vers une des mille
crevasses des Andes. Tu le sa vais. Mais tu savais aussi
qu’un rocher émergeait à cinqu ante mètres devant toi :
« J’ai pens é : si je me r elève, j e pour rai peut- être
l’attei ndre. Et si je cal e mon corps contre la pierre, l’été
venu on le retrouvera. »
Une f ois debout , tu marchas deux nuits et tr ois jours .
49
« Je devinai la fin à beauco up de signes. Voici l’un
d’eux. J’ étais contraint de faire halte toutes les deux
heures envir on, pour fendre un peu pl us mon s oulier,
frictionner de neige mes pieds qui gonflaient, ou
simpl ement pour laiss er reposer mon cœur . Mais vers
les derniers jours je perdais la mémoir e. J’étais reparti
depuis l ongtemps déjà, lorsque la lumière se fais ait en
moi : j’avais chaque f ois oubli é quel que chos e. L a
première fois, ce fut un ga nt, et c’ét ait gr ave par ce
froid ! Je l’avais déposé de vant moi et j’étais reparti
sans le ramasser. Ce fu t ensuite ma mon tre. Pu is mo n
canif. Puis ma bousso le. À chaque arrêt je
m’appauvrissais…
Ce qui sauve c’est de fair e un pas. Encore un pas.
C’est toujours le même pas que l’on recommence… »
« Ce que j’ai fait, je le ju re, jamais aucu ne bêt e ne
l’aurait fait. » Cette phra se, la plus noble que je
connaisse, cette phrase qui s itue l’homme, qui l’honore,
qui rétablit les hiérarchies vraies, me revenait à la
mémoire. Tu t’endormais en fin, ta conscience était
abolie, mais de ce corps dé mantelé, fripé, brûlé, elle
allait renaître au réveil, et de nouveau le dominer. Le
corps, alors, n’est plus qu ’un bon outil, le corps n’est
plus qu’un serviteur. Et, cet orgueil du bon outil, tu
savais l’exprimer aussi, Guillaumet :
50
« Privé de nour riture, tu t’imagi nes bi en qu’ au
troisième jour de marche… mon cœur, ça n’allait plus
très fort… Eh bi en ! le l ong d’ une pente vertical e, sur
laquelle je progressais, su spendu au-dess us du vi de,
creus ant des tr ous pour l oger mes poings, voilà que
mon cœur tombe en panne. Ça hésite, ça repart. Ça bat
de travers. Je sens que s’il hésite une seconde de trop, je
lâche. Je ne bouge plus et j’ écoute en moi. Jamais, tu
m’entends ? Jamais en avio n je ne me suis senti
accroché d’aussi près à mon moteur, que je ne me suis
senti, pendant ces quelques mi nutes-là, suspendu à mon
cœur. Je lui disais : Allons , un effort ! Tâche de battre
encore… Mais c’était un cœ ur de bonne qualité ! Il
hésitait, puis repartait toujours … Si tu savais combien
j’étais fier de ce cœur ! »
Dans la chambre de Mendoza où je te veillais, tu
t’endormais enfin d’un somm eil essoufflé. Et je
pensais : Si on lui parlait de s on cour age, Guillaumet
hauss erait les épaul es. M ais on le trahirait aussi en
célébrant sa modestie. Il s e situe bi en au-del à de cett e
qualité médiocre. S’il hausse les épaules, c’est par
sagesse. Il sait qu’une fois pris dans l’événement, les
hommes ne s’ en effr aient pl us. Seul l’inconnu
épouvante les hommes. Mais, pour quiconque
l’affr onte, il n’est déjà pl us l’i nconnu. Sur tout si on
51
l’observe avec cette gravité lucide. L e cour age de
Guillaumet, avant tout, est un effet de sa droiture.
Sa véritable qualité n’est point là. Sa grandeur c’est
de se s entir res ponsable. Re spons able de lui, du courri er
et des camarades qui espèrent . Il tient dans ses mains
leur peine ou leur joie. Resp onsable de ce qui se bâtit de
neuf, là-bas, chez les vivants, à quoi il doit participer.
Responsable un peu du destin des hommes, dans la
mesure de son travail.
Il fait partie des êtres larg es qui acceptent de couvrir
de larges hori zons de l eur feuillage. Être homme, c’ est
précisément êtr e responsable. C’ est connaît re la honte
en face d’ une mi sère qui ne semblait pas dépendre de
soi. C’ est être fi er d’ une vi ctoire que les camarades ont
remport ée. C’est sentir, en posant sa pi erre, que l’ on
contribue à bâtir le monde.
On veut conf ondre de tels hommes avec les
toréadors ou les jo ueurs. On vante leur mépris de la
mort . Mais je me moque bi en du mépris de la mort. S’il
ne tire pas ses racines d’un e responsabilité acceptée, il
n’est que signe de pauvreté ou d’excès de jeunesse. J’ai
connu un suicidé je une. Je ne sais plus quel chagrin
d’amour l’avait pouss é à se tirer soigneusement une
balle dans le cœur. Je ne sa is à quelle tentation littéraire
il avait cédé en habillant ses mains de gants blancs,
mais j e me s ouviens d’ avoir ressenti en face de cette
52
triste par ade une impr ession non de nobl esse mais de
misère. Ainsi, derrière ce vis age aimable, sous ce crâne
d’homme, il n’y avait rien eu , rien. Sinon l’image de
quelque s otte petit e fille semblable à d’autr es.
Face à cette destinée maig re, je me rappelais une
vraie mort d’ homme. C elle d’ un j ardinier, qui me
disait : « Vous savez… parf ois je suais quand je bêchais.
Mon rhumatisme me tirait la jambe, et je pes tais contr e
cet esclavage. Eh bien, aujour d’hui, je voudrais bêcher,
bêcher dans la t erre. B êcher ça me paraî t tellement
beau ! On est tellement libre quand on bêche ! Et puis,
qui va t ailler aus si mes arbr es ? » Il laissait une terre en
friche. Il laissait une pl anète en friche. Il était lié
d’amour à t outes les t erres et à t ous les arbres de l a
terre. C’était lui le généreu x, le prodigue, le grand
seigneur ! C’était lui, comme Guillaumet, l’homme
courageux, quand il luttait au nom de sa Création,
contre l a mort .
53
III
L’avi on
Qu’importe, Guillaumet, si tes journées et tes nuits
de travail s’écoulent à con trôler des manomètres, à
t’équilibrer sur des gy roscopes, à au sculter des souffle s
de moteurs, à t’épauler contre quinze tonnes de métal :
les problèmes qui se posent à toi sont, en fin de compte,
des problèmes d’ homme, et t u rejoins, d’embl ée, de
plain-pied, la noblesse du montagnard. Aussi bien
qu’un poète, tu sais savour er l’annonce de l’aube. Du
fond de l’abî me des nuits diffi ciles, tu as souhaité si
souvent l’apparition de ce bouq uet pâle, de cette clarté
qui s ourd, à l’E st, des t erres noi res. C ette font aine
miraculeus e, quel quefois, d evant toi, s’est dégelée avec
lenteur et t’a guéri quand tu croyais mourir.
L’usage d’ un instrument s avant n’a pas fait de toi un
technicien sec. Il me semble qu’ils confondent but et
moyen ceux qui s’effraient par trop de nos progrès
techniques. Quiconque lutte dans l’unique espoir de
54
biens matériels, en effet, ne récolte rien qui vaille de
vivre. M ais la machi ne n’est pas un but . L’avion n’es t
pas un but : c’est un outil. Un outil comme la charrue.
Si nous cr oyons que la machine abîme l’homme
c’est que, peut-être, nou s manquons un peu de recul
pour j uger l es effets de transf ormations aussi rapi des
que celles que nous avons su bies. Que sont les cent
années de l’histoire de la machine en regard des deux
cent mill e années de l’his toire de l’homme ? C’ est à
peine si nous nous installons dans ce paysage de mines
et de centrales électrique s. C’est à peine si nous
commençons d’habiter cette ma ison nouvelle, que nous
n’avons même pas achevé de bâtir. Tout a changé si
vite autour de nous : rapports humains, conditions de
travail, cout umes . Notr e psychologie ell e-même a ét é
bousculée dans ses bases le s plus intimes. Les noti ons
de sépar ation, d’ absence, de distance, de retour, si les
mots sont demeurés les même s, ne contiennent plus les
mêmes réalités. Pour saisir le monde aujourd’hui, nous
usons d’un langage qui fut ét abli pour le monde d’hier.
Et la vi e du pass é nous s emble mieux répondre à notre
nature, pour la seule raison qu’elle répond mieux à
notre langage.
Chaque progrès nous a chassés un peu plus loin hors
d’habitudes que nous avions à peine acquises, et nous
sommes véritabl ement des émi grants qui n’ont pas
55
fondé encore l eur patri e.
Nous sommes t ous de je unes barbares que nos
jouets neufs émer veillent encor e. Nos cours es d’avions
n’ont point d’autre sens. C elui-là mont e plus haut , court
plus vite. Nous oubli ons pourquoi nous le fais ons
courir . La cours e, provisoirement, l ’emport e sur son
objet. Et il en est touj ours de même. P our le colonial
qui fonde un empire, le sens de la vie est de conquérir.
Le soldat méprise le colo n. Mais le but de cette
conquête n’était-il pas l’ét ablis sement de ce colon ?
Ainsi dans l’ exalt ation de nos progrès, nous avons fait
servir les hommes à l’établi ssement des voies ferrées, à
l’érection des usi nes, au for age de puits de pétrole.
Nous avions un peu oubl ié que nous dressions ces
constructions pour servir le s hommes. No tre morale fut,
pendant la durée de la conquêt e, une mo rale de soldats.
Mais il nous faut, maint enant, col oniser. Il nous f aut
rendr e vivante cet te mais on neuve qui n’a point encore
de vis age. L a vérité, pour l’ un, fut de bâtir, elle est,
pour l’autre, d’ habiter.
Notre maison s e fera sans dout e, peu à peu, plus
humaine. La machi ne elle- même, pl us ell e se
perfecti onne, pl us elle s’ efface derrière son rôle. Il
semble que tout l’effort industriel de l’homme, tous ses
calculs, toutes ses nuits de veille sur les épures,
56
n’aboutis sent, comme si gnes visi bles, qu’ à la seule
simplicité, comme s’il falla it l’expérience de plusieurs
générations pour dégager pe u à peu la courbe d’une
colonne, d’une car ène, ou d’ un fus elage d’ avion,
jusqu’à leur rendre la pure té élémentaire de la courbe
d’un sein ou d’une épaule. Il sembl e que l e travail des
ingénieurs, des dessinateurs, des calculateurs du bureau
d’études ne soit ainsi en apparence, que de polir et
d’effacer, d’alléger ce raccor d, d’ équili brer cett e aile,
jusqu’ à ce qu’on ne la r emarque plus , jusqu’à ce qu’il
n’y ait pl us une ai le accroch ée à un fuselage, mais une
forme parfaitement épanoui e, enfin dégagée de sa
gangue, une sorte d’ ensemble spontané,
mystérieusement lié, et de la même qualité que celle du
poème. Il semble que la perfection soit atteinte non
quand il n’ y a plus rien à aj outer, mais quand il n’y a
plus rien à retrancher. Au te rme de son évoluti on, la
machine se dissimule.
La perf ection de l’i nventi on confi ne ainsi à
l’absence d’invention. Et , de même que, dans
l’instr ument , tout e mécanique appar ente s’est peu à peu
effacée, et qu’il nous est livré un objet aussi naturel
qu’un galet poli par l a mer , il est également admirable
que, dans son usage même, la machine peu à peu se
fasse oublier.
Nous éti ons autr efois en cont act avec une usi ne
57
compliquée. Mais aujourd’ hui nous oublions qu’ un
moteur tourne. Il répond enfi n à sa fonction, qui est de
tourner, comme un cœur bat, et nous ne prêtons point,
non pl us, attenti on à notr e cœur. C ette att ention n’es t
plus absorbée par l’outil. Au-d elà de l’outil, et à travers
lui, c’est la vieille nature que nous retrouvons, celle du
jardinier, du navigateur, ou du poète.
C’est avec l’ eau, c’est avec l’air que le pilote qui
décolle entr e en contact. Lorsque les moteurs s ont
lancés, lorsque l’appareil déjà creuse la mer, contre un
clapotis dur la coque so nne comme un gong, et
l’homme peut s uivre ce tr avail à l ’ébranlement de ses
reins. Il sent l’hydravio n, seconde par seconde, à
mesure qu’il gagne sa vitesse, se charger de pouvoir. Il
sent se pr éparer dans ces quinze tonnes de matièr es,
cette maturité qui permet le vol. Le pilote ferme les
mains sur les commandes et , peu à peu, dans ses
paumes creuses, il reçoit ce pouvoir comme un don. Les
organes de mét al des commandes , à mes ure que ce don
lui est accordé, se font les messagers de sa puissance.
Quand el le est mûre, d’ un mouvement pl us soupl e que
celui de cueillir, le pilote sépare l’avion d’avec les
eaux, et l’établit dans les airs.
58
IV
L’avion et la planète
I
L’avion est une machine sans doute, mais quel
instrument d’analyse ! Cet inst rument nous a fait
découvrir le vrai visage de la terre. Les routes, en effet,
durant des si ècles , nous ont trompés. Nous
ressemblions à cette souverai ne qui désira visiter s es
sujets et connaître s’ils se réjouissaient de son règne.
Ses courtisans, afin de l’ abuser, dressèrent sur s on
chemin quelques heureux décors et payèrent des
figurants pour y dans er. Hor s du mince fil conducteur,
elle n’ entrevît rien de s on royaume, et ne sut point
qu’au large des cam pagnes ceux qui mo uraient de faim
la maudi ssaient.
Ainsi, chemi nions-nous l e long des r outes sinueus es.
Elles évitent les terres stériles , les rocs, l es sables, ell es
épousent les besoins de l’homme et vont de fontaine en
fontaine. Elles conduisent les campagnards de leurs
59
granges aux ter res à bl é, reçoivent au s euil des établ es
le bétail encore endormi et le versent, dans l’aube, aux
luzernes. Elles joignent ce v illage à cet autre village,
car de l’ un à l’autre on se marie. Et si même l’une
d’elles s’aventure à franchir un désert, la voilà qui fait
vingt dét ours pour se réj ouir des oasi s.
Ainsi trompé s par leurs inflexions comme par autant
d’indulgents mensonges, ayan t longé, au cours de nos
voyages , tant de terr es bi en arr osées, tant de vergers,
tant de prairies, nous av ons longtemps embelli l’image
de notre prison. Cette pl anète, nous l’avons crue
humi de et tendr e.
Mais notre vue s’est aiguisée, et nous avons fait un
progrès cruel. Avec l’avion, nous avons appris la ligne
droite. À peine avons-nous décollé nous lâchons ces
chemins qui s’i nclinent vers l es abr euvoirs et les
étables, ou serpentent de ville en ville. Affranchis
désormais des se rvitudes bien-aimée s, dé livrés du
besoi n des f ontaines, nous mettons le cap sur nos buts
lointains. Alors seulement, du haut de nos trajectoires
rectilignes, nous découvrons le soubassement essentiel,
l’assis e de rocs , de s able, et de s el, où la vi e,
quelquefois, comme un peu de mousse au creux des
ruines, ici et là se hasarde à fleurir.
Nous voilà donc chang és en physiciens, en
biologistes, examinant ces ci vilisations qui ornent des
60
fonds de vallées, et, parfois , par miracle, s’épanouissent
comme des par cs là où le climat les favorise. Nous
voilà donc jugeant l’homme à l’échelle cosmique,
l’observant à travers nos h ublots, comme à travers des
instruments d’ étude. Nous voil à relisant notr e histoir e.
II
Le pilot e qui se dirige ve rs le détroit de Magellan,
survole un peu au sud de Rio Gal legos une ancienne
coulée de lave. Ces décombres pèsent sur la pl aine de
leurs vingt mètres d’épaiss eur. Puis, il rencontre une
seconde coul ée, une tr oisième, et désor mais chaque
bosse du sol, chaque mame lon de deux cents mèt res,
porte au flanc son cr atère. Point d’orgueilleux Vésuve :
posées à même la plai ne, des gueules d’obusiers.
Mais auj ourd’hui le cal me s’est fait. On le subit
avec surprise dans ce pa ysage désaffecté, où mille
volcans se répondaient l’un l’autre, de leurs grandes
orgues souterraines, quand ils crachaient leur feu. Et
l’on survole une terre dé sormais mu ette, ornée de
glaciers noir s.
Mais, pl us loi n, des volcans pl us anciens sont
habillés déjà d’un gazon d’or . Un arbre parfois pousse
61
dans leur creux comme une fleur dans un vieux pot.
Sous une lumière couleur de fin de jour, la plaine se fait
luxueuse comme un parc, civilis ée par l’herbe courte, et
ne se bombe pl us qu’ à peine autour de ses gosi ers
géants. Un lièvre détale, un oiseau s’envole, la vie a
pris poss ession d’ une planète neuve, où l a bonne pâte
de la terre s’est enfin déposée sur l’astre.
Enfin, un peu avant P unta Arenas, les derniers
cratères se comblent. Une pelous e unie épous e les
courbes des volcans : ils ne sont plus dés ormais que
douceur. Chaque fissure est recousue par ce lin tendre.
La terre est lisse, les pentes s ont faibles , et l’on oubli e
leur origine. Cette pelouse efface, du flanc des collines,
le signe sombre.
Et voici la ville la plus Sud du monde , permise par
le hasar d d’un peu de boue, entre les la ves originelles et
les glaces australes. Si pr ès des coulées noires, comme
on s ent bien l e miracl e de l’ homme ! L’étr ange
rencontre ! On ne sait commen t, on ne sait pourquoi ce
passager visite ces jardi ns préparés, habitabl es pour un
temps si court, une époque géologique, un jour béni
parmi les jours.
J’ai att erri dans la douceur du s oir. Punt a Arenas ! J e
m’adosse contre une fontai ne et regarde les jeunes
filles. À deux pas de leur gr âce, je sens mieux encore le
62
myst ère humain. Dans un mo nde où l a vie rej oint si
bien l a vie, où l es fleurs da ns le lit même du vent s e
mêlent aux fleurs, où le cy gne connaît tous les cygnes,
les hommes seuls bâtissent leur solitude.
Quel es pace r éserve entre eux l eur part spiri tuelle !
Un songe de jeune fille l’ isole de moi, comment l’y
joindre ? Que connaître d’une jeune fille qui rentre chez
elle à pas lents, les yeux bais sés et se souriant à elle-
même, et déjà pl eine d’i nventions et de mens onges
adorables ? Elle a pu, des pensées, de la voix et des
silences d’un amant, se form er un R oyaume, et dès l ors
il n’ est plus pour ell e, en dehors de lui, que des
barbares. Mieux que dans une au tre pl anète, je l a sens
enfer mée dans s on secret, dans ses cout umes , dans les
échos chantants de sa mémoir e. Née hier de volcans, de
pelouses ou de la saumure des mers, la voici déjà à
demi divi ne.
Punta Arenas ! Je m’adoss e contre une f ontaine. Des
vieill es viennent y puis er ; de leur dr ame j e ne
connaîtrai que ce mouvement de servan tes. Un enfant,
la nuque au mur, pleure en s ilence ; il ne subsistera de
lui, dans mon souvenir , qu’ un bel enf ant à jamais
inconsolable. Je suis un étra nger. Je ne sais rien. Je
n’entre pas dans leurs Empires.
Dans quel mi nce décor s e joue ce vaste jeu des
haines, des amitiés, des jo ies humaines ! D’où les
63
hommes tirent-il s ce goût d’ éternité, hasardés comme
ils sont s ur une l ave encor e tiède et déjà menacés par
les sab les futurs, men acés pa r les ne iges ? Leu rs
civilisations ne sont que fr agiles dorures : un volcan les
efface, une mer nouvelle , un vent de sable.
Cette ville semble reposer sur un vrai sol que l’on
croit riche en profondeur comme une terre de Beauce.
On oublie que la vie, ici comm e ailleurs, est un luxe, et
qu’il n’est nulle part de terr e bien profonde sous le pas
des hommes. Mais je connais, à dix kilomètres de Punta
Arenas, un étang qui nous le démontre. C erné d’arbres
rabougris et de maisons basses, humble comme une
mare dans une cour de ferm e, il subit inexplicablement
les marées. Poursuivant nuit et jour sa lente respiration
parmi tant de réalités paisib les, ces roseaux, ces enfants
qui jouent, il obéit à d’autres lois. Sous la surface unie,
sous la glace immobil e, sous l’unique barque délabrée,
l’éner gie de l a lune op ère. Des remous marins
travaillent, dans ses pr ofondeurs, cette masse noire.
D’étr anges di gestions se pours uivent, l à aut our et
jusqu’au détroit de Magella n, sous la couche légère
d’herbe et de fleur s. Cette mar e de cent mètres de large,
au seuil d’ une vil le où l’on se cr oit chez s oi, bien ét abli
sur la terre des hommes, bat du poul s de l a mer.
64
III
Nous habitons une planète er rante. De temp s à autre,
grâce à l’ avion, ell e nous montre son origine : une mare
en relation avec la lune ré vèle des parentés cachées –
mais j’en ai connu d’autres signes.
On survole de loin en loin , sur la côte du Sahar a
entre Cap J uby et Cisner os, des plateaux en f orme de
troncs de cône dont l a largeur varie de quel ques
centaines de pas à une tr entaine de kilomètres. L eur
altitude, remarquablement unifo rme, est de trois cents
mètres. Mais, outre cette égalit é de niveau, il s
présentent les mêm es teintes, le même gr ain de leur s ol,
le même model é de leur falaise. De même que les
colonnes d’un t emple, émer geant s eules du s able,
montr ent encor e les ves tiges de la table qui s’est
éboulée, ainsi ces piliers solitaires témoignent d’un
vaste pl ateau qui l es uniss ait aut refois.
Au cours des premières années de la ligne
Casablanca-Dakar, à l’époque où le matériel était
fragile, les pannes, les recher ches et les sauvetages nous
ont contr aints d’ atterrir s ouvent en dissidence. Or, le
sable est trompeur : on le croit ferme et l’on s’enlise.
Quant aux anciennes salines qui sem blent présenter la
rigidité de l’asphalte, et son nent dur sous le talon, elles
65
cèdent parfois sous le poi ds des roues. La blanche
croûte de sel cr ève, al ors, sur l a puant eur d’ un mar ais
noir. Aussi choisissions-nous , quand les circonstances
le permettaient, les surfaces lisses de ces plateaux : elles
ne dis simulai ent jamais de pièges.
Cette garantie était due à la présence d’un sable
résist ant, aux gr ains lourds , amas énorme de minuscules
coquillages. Intacts encore à la sur face du plat eau, on
les découvrait qui se fragmenta ient et s’ agglomérai ent,
à mes ure que l’ on descendait le long d’une arête. Dans
le dépôt le pl us anci en, à la bas e du mas sif, ils
constit uaient déjà du cal caire pur.
Or à l’époque de la cap tivité de Reine et Serre,
camarades dont les dissidents s’étaient emparés, il se
trouva qu’ayant atterri sur l’ un de ces ref uges, afin de
déposer un messager maure, je cherchai avec lui, avant
de le quitter, s’il était un chemin par où il pût
descendr e. Mais notr e terrasse aboutis sait, dans toutes
les dir ections, à une f alaise qui croulait, à la verticale,
dans l’abîme, avec des pli s de draperie. Toute évasion
était impossible.
Et cependant, avant de dé coller pour cher cher
ailleurs un autre terrain, je m’attardai ici. J’éprouvais
une joi e peut- être puérile à marquer de mes pas un
territoire que nul jamais enc ore, bête ou homme, n’avait
souillé. Aucun Maure n’eût pu se lancer à l’assaut de ce
66
château f ort. Aucun E uropéen , jamais, n’avait exploré
ce territ oire. J’arpent ais un s able infini ment vier ge.
J’étais le premier à faire ruisseler, d’une main dans
l’autre, comme un or préci eux, cette poussière de
coquillages. Le premier à tro ubler ce silence. Sur cette
sorte de banquis e polaire qui, de t oute éter nité, n’avai t
pas formé un seul brin d’herbe, j’étais, comme une
semence apportée par les ve nts, le premier témoignage
de la vi e.
Une étoile luisait déjà et je la contemplai. Je songeai
que cett e surf ace blanche était r estée off erte aux ast res
seuls depuis des centaines de milliers d’années. Nappe
tendue i mmacul ée sous le ciel pur. Et je reçus un coup
au cœur, ainsi qu’au seuil d’une grande découverte,
quand je découvris sur cette nappe, à quinze ou vingt
mètres de moi, un caillou noir.
Je reposais su r tro is cents mè tres d’épaisseur d e
coquillages. L’assise énorme , tout entière, s’opposait,
comme une preuve péremptoire, à la présence de toute
pierre. Des sil ex dor maient peut- être dans les
profondeurs s outerraines, issus des lent es di gestions du
globe, mais quel miracl e eût fait remonter l’un d’entre
eux jus qu’à cett e surf ace tr op neuve ? Le cœur battant,
je ramassai donc ma trouvaille : un caillou dur, noir, de
la taille du poing, lourd comm e du métal, et coulé en
forme de larme.
67
Une nappe tendue sous un po mmier ne peut recevoir
que des pommes, une nappe te ndue sous les étoiles ne
peut recevoir que des pous sières d’astres : jamais aucun
aérolithe n’ avait montr é avec une telle évidence son
origi ne.
Et, tout nat urellement, en levant la tête, je pensai
que, du haut de ce pommier cé leste, devaient avoir chu
d’autres fruits. Je les retrouve rais au point même de leur
chute, puisque, depuis des centaines de milliers
d’années , rien n’ avait pu le s déranger. Puisqu’ils ne se
confondraient point avec d’autres matériaux. Et,
aussitôt , je m’en fus en expl oration pour vérifi er mon
hypothès e.
Elle se vérifia. Je collect ionnai mes trouvailles à la
cadence d’ une pi erre envi ron par hect are. Toujours cet
aspect de lave pétrie. Toujou rs cette dureté de diamant
noir. Et j’assistai ainsi, dan s un raccourci saisissant, du
haut de mon pl uviomèt re à ét oiles, à cette lente averse
de feu.
IV
Mais l e plus mer veilleux était qu’il y eût là, debout
sur le dos rond de la planète , entre ce linge aimanté et
68
ces ét oiles, une cons cience d’ homme dans l aquell e cette
pluie pût se r éfléchir comme dans un mir oir. Sur une
assise de minéraux un songe est un miracle. Et je me
souvi ens d’un songe…
Échoué ainsi une autre fois dans une région de sable
épais, j’attendais l’aube. Les collines d’or o ffraient à la
lune leur versant lumineux , et des vers ants d’ombr e
montai ent jusqu’ aux li gnes de part age de l a lumièr e.
Sur ce chantier désert d’ombr e et de l une, régnait une
paix de travail suspendu, et aussi un silence de piège, au
cœur duquel je m’endormis.
Quand je me réveillai, je ne vis ri en que l e bassin du
ciel noct urne, car j’étai s allongé s ur une cr ête, l es bras
en cr oix et face à ce vivi er d’étoiles. N’ayant pas
compris encore quelles étai ent ces profondeurs, je fus
pris de vertige, faute d’une racine à quoi me ret enir,
faute d’un toit, d’une br anche d’arbre entre ces
profondeurs et moi, déj à délié, livré à l a chut e comme
un plongeur.
Mais je ne t ombai poi nt. De l a nuque aux t alons, j e
me découvrais noué à la te rre. J’éprouvais une sorte
d’apaisement à lui ab andonner mon poids. La
gravitation m’apparaissait souveraine comme l’amour.
Je sentais la terre étayer mes reins, me soutenir, me
soulever, me transporter dans l’espace nocturne. Je me
découvr ais appli qué à l ’astre, par une pes ée semblabl e à
69
cette pesée des vi rages qui vous appliquent au char , je
goûtais cet épaulement admir able, cett e soli dité, cett e
sécurit é, et je devi nais, sous mon corps, ce pont courbe
de mon navir e.
J’avai s si bien cons cience d’ être empor té, que
j’euss e entendu s ans surprise mont er du f ond des terres,
la plainte des matériaux qui se réajustent dans l’effort,
ce gémissement des vieux voiliers qui pr ennent leur
gîte, ce long cri ai gre que font les péniches contrariées.
Mais le silence durait dans l’ épaisseur des terres. Mais
cette pesée se révélait, da ns mes épaules, harmonieuse,
soutenue, égale pour l’éternité. J’habitais bien cette
patrie, comme les corps des ga lériens morts, lestés de
plomb, l e fond des mers.
Et je méditai s ur ma condi tion, per du dans l e désert
et menacé, nu entre le sable et les étoil es, éloigné des
pôles de ma vie par trop de silence. Car je savais que
j’userais, à les rejoindre, des jours , des s emaines, des
mois , si nul avi on ne me retr ouvait, si l es Maur es,
demain, ne me mas sacraient pas. Ici, je ne possédais
plus rien au monde. Je n’ét ais rien qu’un mortel égaré
entre du sabl e et des ét oiles , cons cient de l a seule
douceur de respirer…
Et cependant, je me décou vris plein de songes.
Ils me vi nrent sans br uit, comme des eaux de source,
et je ne compris pas, tout d’abord, la douceur qui
70
m’envahi ssait. Il n’ y eut poi nt de voi x, ni d’images,
mais le sentiment d’une pr ésence, d’une amitié très
proche et déjà à demi devi née. Puis, je compris et
m’abandonnai, les yeux fermés , aux enchantements de
ma mémoire.
Il était, quelque part, un pa rc chargé de sapins noirs
et de tilleuls, et une vieill e maison que j’aimais. Peu
importait qu’elle fût éloign ée ou proche, qu’elle ne pût
ni me r échauff er dans ma chair ni m’abrit er, réduit e ici
au rôle de songe : il suffisait qu’elle ex istât pour remplir
ma nuit de sa présence. Je n’étais plus ce corps échoué
sur une gr ève, j e m’orientais, j’ étais l’enf ant de cette
maison, plein du souvenir de ses odeurs, plein de la
fraîcheur de s es vestibul es, plein des voi x qui l’avaient
animée. Et jusqu’ au chant des grenouilles dans les
mares qui venait ici me rejoin dre. J’avais bes oin de ces
mille repères pour me re connaître moi-même, pour
découvrir de quelles absences était fait le goût de ce
désert, pour trouver un sens à ce silence fait de mille
silences, où les grenou illes mêmes se taisaient.
Non, je ne logeai s plus entre le sable et l es étoil es.
Je ne recevais plus du déco r qu’un message froid. Et ce
goût même d’ét ernité que j’avais cr u tenir de lui, j ’en
découvrais maintenant l’orig ine. Je revoyais les grandes
armoir es sol ennell es de la maison. Elles
s’entr’ouvraient sur des piles de draps blancs comme
71
neige. Elles s’entr’ouvraient sur des provisions glacées
de neige. La vieille gouver nante trottait comme un rat
de l’ une à l’ autre, toujours vérifi ant, dépliant , repliant,
recomptant le linge blanchi, s’écriant : « Ah ! mon
Dieu, quel malheur », à ch aque si gne d’ une us ure qui
menaçait l’éternité de la maison, aussitôt courant se
brûler l es yeux s ous quel que lampe, à r éparer la tr ame
de ces nappes d’autel, à ra vauder ces voiles de trois-
mâts, à servir je ne sais quo i de pl us gr and qu’ell e, un
Dieu ou un navire.
Ah ! je te dois bien une page. Quand je rentrais de
mes premiers voyages, madem oiselle, je te retrouvais
l’aiguille à la main, noyée jusqu’aux gen oux dans tes
surplis blancs, et chaque a nnée un peu plus ridée, un
peu pl us blanchi e, préparant toujours de t es mains ces
draps s ans plis pour nos sommeils, ces nappes s ans
coutures pour nos dîners , ces f êtes de cris taux et de
lumière. Je te visitais dans ta lingerie, je m’asseyais en
face de toi, je te racontais mes périls de mort pour
t’émouvoir, pour t’ouvrir les y eux s ur le monde, pour t e
corrompre. Je n’avais guère c hangé, disais-tu. Enfant, je
trouais déjà mes chemises. – Ah ! quel malheur ! – et je
m’écorchais aux genoux ; puis je revenais à la maison
pour me faire panser, comme ce soir. Mais non, mais
non, M ademoisel le ! ce n’ était plus du fond du par c que
je rentr ais, mais du bout du monde, et je ramenais avec
moi l’odeur âcre de s solitudes, le tour billon des vents
72
de sable, les lunes éclatantes des tropiques ! Bien sûr,
me disais-tu, les garçons cour ent, se rompent les os, et
se croient très forts. Mai s non, mais non, Mademoisel le,
j’ai vu plus l oin que ce parc ! Si tu savais comme ces
ombr ages sont peu de chos e ! Qu’ils semblent bien
perdus parmi l es sables , les gr anits, le s forêts vierges,
les marais de la terre. Sa is-tu seulement qu’il est des
territoi res où l es hommes, s’il s vous r encontr ent,
épaulent aussitôt leur carabi ne ? Sais-tu même qu’il est
des déserts où l’on dort, dans la nuit glacée, sans toit,
Mademoiselle, sans lit, sans draps…
Ah ! bar bare, dis ais-tu.
Je n’ entamais pas mi eux sa f oi que je n’euss e
entamé la foi d’une servante d’église. Et j e plaignais
son humble destinée qui la faisait aveugle et sourde…
Mais cett e nuit , dans l e Sahara, nu entr e le sable et
les étoiles, je lu i rendis justice.
Je ne s ais pas ce qui se passe en moi. Cette
pesanteur me li e au s ol quand tant d’ étoiles sont
aimant ées. Une autr e pesanteur me r amène à moi-
même. J e sens mon poi ds qui me tir e vers tant de
choses ! Mes s onges sont plus réel s que ces dunes, que
cette lune, que ces présences. Ah ! le merveilleux d’une
maison n’est point qu’elle vous abrit e ou vous
réchauffe, ni qu’on en poss ède l es murs . Mais bi en
qu’elle ait lentement déposé en nous ces provisions de
73
douceur. Qu ’elle fo rme, dans le fond du cœur, ce massif
obscur dont naiss ent, comme des eaux de source, les
songes…
Mon S ahara, mon S ahara, t e voilà t out enti er
enchanté par une fileuse de laine !
74
V
Oasis
Je vous ai tant parlé du dé sert qu’avant d’en parler
encore, j ’aimer ais décri re une oasis. Celle dont me
revient l’image n’est point pe rdue au fond du Sahara.
Mais un autre miracle de l’avion est qu’il vous plonge
direct ement au cœur du mystèr e. Vous étiez ce
biologist e étudi ant, derri ère l e hubl ot, la four milière
humaine, vous considéri ez d’un cœur sec ces villes
assis es dans leur plai ne, au centr e de leurs routes qui
s’ouvrent en étoil e, et l es nourris sent, ainsi que des
artères , du suc des champs . Mais une ai guille a trembl é
sur un manomètre, et cette touf fe verte, là en bas, est
devenue un uni vers. Vous êtes pri sonnier d’une pel ouse
dans un parc endormi.
Ce n’est pas la distance qui mesure l’éloignement.
Le mur d’un jardin de chez no us peut enfermer plus de
secrets que le mur de Chine, et l’âme d’une petite fille
est mieux protégée par le s ilence que ne le sont, par
l’épaisseur des sables, les oasis sahariennes.
75
Je raconterai une court e escale quel que part dans le
monde. C’était près de Co ncordia, en Argentine, mais
c’eût pu être partout ailleurs : le mystère est ainsi
répandu.
J’avais atterri dans un champ, et je ne savais point
que j’ allais vivr e un cont e de f ées. Cett e vieill e For d
dans l aquell e je roulais n’ offrait ri en de particuli er, ni
ce ménage paisible qui m’avait recueilli.
– Nous vous loger ons pour la nuit…
Mais à un tour nant de la rout e, se développa, au
clair de l une, un bouquet d’ arbres et , derrièr e ces ar bres,
cette maison. Quelle étrang e maison ! Trapue, massive,
presque une cit adelle. C hâteau de légende qui offrait,
dès le porche franchi, un abri aussi paisible, aussi sûr,
aussi protégé qu’un monastère.
Alors apparurent deux jeunes filles. Elles me
dévis agèrent gravement, comm e deux juges postés au
seuil d’un royaume interdit : la plus jeune fit une moue
et tapota le sol d’une bagu ette de bois vert , puis, les
présent ations faites, ell es me t endirent la main sans un
mot, avec un air de curi eux défi, et disparurent.
J’étais amus é et char mé aussi. Tout cel a était
simple, silencieux et furtif comme le premier mot d’un
secret .
– Eh ! Eh ! Ell es sont s auvages, dit simpl ement le
76
père.
Et nous entrâmes.
J’aimais, au Paraguay, ce tte herbe ironique qui
montr e le nez ent re les pavés de l a capit ale, qui , de l a
part de la forêt vierge invisible, mais présente, vient
voir si les hommes tiennent t oujours la ville, si l’heure
n’est pas venue de bousculer un peu t outes ces pier res.
J’aimais cett e forme de dél abrement qui n’ expri me
qu’une trop grande richesse. Mais ici je fus émerveillé.
Car t out y ét ait délabr é, et ador ablement, à l a façon
d’un viei l arbre couvert de mouss e que l’ âge a un peu
craquelé, à la façon du ban c de bois où l es amoureux
vont s’asseoir depuis une dizaine de générations. Les
boiseries étaient us ées, les vant aux r ongés, les chai ses
bancal es. Mais si l’on ne r éparait rien, on nettoyait ici,
avec ferveur. Tout éta it propre, ciré, brillant.
Le salon en prenait un visage d’une intensité
extraordinaire comme cel ui d’une vieill e qui port e des
rides. Cr aquelur es des murs, déchi rures du plaf ond,
j’admir ais tout , et, par-des sus tout, ce parquet eff ondré
ici, branlant là, comme un e passerelle, mais toujours
astiqué, verni, lustré. Curieu se maison, elle n’évoquait
aucune négligence, aucun laisser-aller, mais un
extraordinaire respect. C haque année ajoutait, sans
doute, quelque chose à son charme, à la compl exité de
son vi sage, à la fer veur de son atmosphère amicale,
77
comme d’ailleurs aux danger s du voyage qu’il fallait
entreprendre pour passer du salon à la salle à manger.
– Att ention !
C’était un trou. On me f it remar quer que dans un
trou pareil je me fusse aisé ment rompu les jambes. Ce
trou, per sonne n’ en ét ait re sponsable : c’était l’œuvre
du temps. Il avait une allu re très grand seigneur, ce
souver ain mépris pour toute excuse. On ne me dis ait
pas : « Nous pourri ons bouche r tous ces trous, nous
sommes riches , mais… » On ne me disait pas non plus –
ce qui était pourtant la vérité – « Nous louons ça à la
ville pour trente ans. C’est à elle de réparer. Chacun
s’entête… » On dédaignait les expli cations, et t ant
d’aisance m’enchantait. Tout au plus me fit-on
remarquer :
– Eh ! Eh ! c’est un peu délabré…
Mais cela d’un ton si lé ger que je soupçonnais mes
amis de ne point trop s’en attrister. Voyez-vous une
équipe de maçons, de char pentiers, d’ébénistes, de
plâtriers étaler dans un tel passé leur outillage sacrilège,
et vous refaire dans les hu it jours une maison que vous
n’aurez jamais connue, où vous vous cr oirez en visit e ?
Une maison sans mystères, sa ns recoins, sans trappes
sous les pieds, s ans oubl iettes – une s orte de sal on
d’hôtel de ville ?
78
C’était tout nat urellement qu’ avaient dispar u les
jeunes filles dans cette ma ison à escamotages. Que
devaient être les greniers, qu and le s alon déj à cont enait
les richesses d’un grenie r ! Quand on y devinait déjà
que, du moi ndre placard entr ’ouvert, crouleraient des
liasses de lettres jaunes, des quittances de l’arrière-
grand-père, pl us de cl efs qu’il n’exi ste de ser rures dans
la maison, et dont naturellem ent aucune ne s’adapterait
à aucune serrure. Clefs merv eilleusement inutiles, qui
confondent la rai son, et qui font r êver à des s outerrains,
à des cof frets enfouis, à des louis d’ or.
– Passons à table, voulez-vous ?
Nous passions à tabl e. Je respirais d’une pièce à
l’autre, répandue comme un encens, cette odeur de
vieill e bibliot hèque qui vaut tous les parf ums du
monde. Et surtout j’aimais le transport des lampes. De
vraies lampes lourdes, que l’on charriait d’une pièce à
l’autre, comme aux t emps les plus pr ofonds de mon
enfance, et qui remuai ent aux murs des ombres
merveilleuses. On soulevait en elles des bouquets de
lumière et de pal mes noir es. Puis, une fois les lampes
bien en place, s’immobilisaien t les plages de clarté, et
ces vastes réserves de nuit t out aut our, où cr aquai ent les
bois.
Les deux jeunes filles réapparurent aussi
myst érieusement , aussi silencieusement qu’elles
79
s’étaient évanouies. Elles s’a ssirent à table avec gravité.
Elles avaient sans doute no urri leurs chiens, leurs
oiseaux, ouvert leurs fenêtres à la nuit claire, et goûté
dans le vent du soir l ’odeur des plantes. Maintenant,
dépliant leur serviette, elles me surveillaient du coin de
l’œil, avec prudence, se demandant si elles me
rangeraient ou non au nombre de leurs animaux
familiers. Car elles posséd aient aussi un iguane, une
mangouste, un renard, un si nge et des abeilles. Tout
cela vi vant pêle-mêl e, s’entendant à mer veille,
composant un nouveau paradis terrestre. Elles régnaient
sur t ous les ani maux de l a création, l es charmant de
leurs petites mains, les nourri ssant, les abreuvant, et
leur racontant des histoire s que, de la mangouste aux
abeilles, ils écoutaient.
Et je m’attendais bien à voir deux jeunes filles si
vives mettre tout leur esprit critique, toute leur finesse,
à porter sur leur vis-à-vis masculin, un jugement rapide,
secret et définitif. Dans mon enfance, mes sœurs
attribuaient ainsi des note s aux invités qui , pour l a
première fois, honoraient notre table. Et, lorsque la
conversation tombait, on ente ndait soudai n, dans le
silence, retentir un :
– Onze !
dont personne, sauf mes sœur s et moi, ne goûtait le
charme.
80
Mon expérience de ce jeu me troublait un peu. Et
j’étais d’autant plus gêné de sentir mes juges si avertis.
Juges qui savaient distinguer les bêtes qui trichent des
bêtes naïves, qui savai ent lire au pas de leur renard s’il
était ou non d’humeur abor dable, qui poss édaient une
aussi profonde connaissa nce des mouvements
intérieurs.
J’aimais ces yeux si aiguis és et ces petit es âmes si
droites, mais j’aurais tellement préféré qu’elles
changeassent de jeu. Bassemen t pourtant et par peur du
« onze » je leur tendais le se l, je leur versais le vin,
mais je retrouvais, en levant les yeux, leur douce
gravité de juges que l’on n’achète pas.
La flatt erie même eût été vai ne : elles ignor aient la
vanité. La vanité, mais non le bel or gueil, et pens aient
d’elles, sans mon aide, pl us de bi en que j e n’en aurai s
osé dire. Je ne s ongeais même pas à tirer prestige de
mon métier, car il est autrem ent audacieux de se hisser
jusqu’aux dernières branche s d’un platane et cela,
simpl ement , pour contrôl er si la nichée d’ oiseaux pr end
bien s es plumes, pour dire bonj our aux amis.
Et mes deux fées silencieus es surveillaient toujours
si bien mon repas, je rencon trais si souvent leur regar d
furtif, que j’en cessai de parl er. Il se fit un silence et
pendant ce silence quelque chose siffla légèrement sur
le par quet, br uissa sous l a table, puis se tut. Je levai des
81
yeux intrigués. Alo rs, sa ns d oute satisfaite de son
examen, mais usant de la dern ière pier re de touche, et
mordant dans s on pai n de se s jeunes dents sauvages, la
cadette m’expliqua simplement , avec une candeur dont
elle espérait bien, d’ailleurs, stupéfier le barbare, si
toutefois j’en ét ais un :
– C’est les vipères.
Et se tut, satisfaite, comme si l’explication eût dû
suffire à quiconque n’était pas trop sot. Sa sœur glissa
un coup d’œil en éclair pour juger mon premier
mouvement, et toutes deux pen chèrent vers leur assiette
le visage le plus doux et le plus ingénu du monde.
– Ah !… C’est les vipères…
Naturellement ces mot s m’échappèrent. Ça avait
glissé dans mes jambes, ça av ait fr ôlé mes moll ets, et
c’étaient des vipèr es…
Heur eusement pour moi je souris. Et sans contraint e
elles l’eussent senti. Je sour is parce que j’étais joyeux,
parce que cett e mais on, déci dément, à chaque minute
me pl aisait plus ; et parce qu’aus si j’épr ouvais l e désir
d’en savoir pl us long sur les vipères. L’aî née me vi nt en
aide :
– Ell es ont leur nid dans un trou, sous la t able.
– Vers dix heur es du soir elles rentrent, aj outa la
sœur. Le jour, elles chassent.
82
À mon tour, à la dérobée, je regardai ces jeunes
filles. Leur finesse, leur ri re silencieux derrière le
paisible visage. Et j’admira is cette royauté qu’elles
exerçai ent…
Aujourd’hui, je rêve. Tout cela est bien lointain.
Que sont devenues ces deux fées ? Sans doute se s ont-
elles mariées. Mais alors ont-elles changé ? Il est si
grave de passer de l’état de jeune fille à l’état de
femme. Que font-elles dans une maison neuve ? Que
sont devenues leurs relations avec les herbes folles et
les s erpents ? Ell es étai ent mêl ées à quel que chose
d’universel. Mais un jour vient où la femme s’éveille
dans la jeune fille. On rê ve de décerner enfin un dix-
neuf. Un dix- neuf pès e au fond du cœur. Alors u n
imbécile se présente. Pour la première fois des yeux si
aiguis és se tr ompent et l’ éclairent de belles coul eurs.
L’imbécile, s’il dit des vers, on le croit poèt e. On cr oit
qu’il comprend les parquets tr oués, on croit qu’il aime
les mangoustes . On cr oit que cette confi ance le fl atte,
d’une vipère qui se dandine, sous la table, entre ses
jambes. On lui d onne son cœur qui est un jardin
sauvage, à lui qui n’aime que les parcs soignés. Et
l’imbécile emmène la pr incesse en esclavage.
83
VI
Dans l e désert
I
De tell es douceur s nous étaient interdites quand,
pour des semaines, des mois , des années, nous étions,
pilotes de ligne du Sahara, prisonniers des sables,
naviguant d’un fortin à l’autr e, sans revenir. Ce désert
n’offrait poi nt d’oasis sembl able : jardi ns et jeunes
filles, quelles légendes ! Bien sû r, très loin, là où notre
travail une fois achevé nous pourrions revivre, mille
jeunes filles nous attendaient. Bien sûr, là-bas, pa rmi
leurs mangoustes ou leurs liv res, elles se composaient
avec patience des âmes savo ureuses. Bien sûr, elles
embellissaient…
Mais je connais la solitude. Trois années de désert
m’en ont bien enseigné le go ût. On ne s’y effraie point
d’une jeunesse qui s’use dans un pays age mi néral, mais
il y apparaît que, loin de so i, c’est le monde entier qui
vieillit. Les arbres ont formé leurs fruits, les terres ont
84
sorti le ur blé, les femm es déjà sont belles. Mais la
saison avance, il faudrait se hâ ter de rentrer… M ais la
saison avance et l’on est retenu au loin… Et les biens de
la terre glissent entre les doigts comme le sable fin des
dunes.
L’écoul ement du temps , d’ordinaire, n’ est pas
ressenti par les hommes . Ils vi vent dans une paix
provisoire. M ais voi ci que no us l’éprouvions, une fois
l’escale gagnée, quand pesa ient s ur nous ces vents
alizés, t oujours en mar che. Nous éti ons semblabl es à ce
voyageur du rapi de, pl ein du br uit des es sieux qui
battent dans la nuit, et qu i devine, aux poignées de
lumière qui, derrière la v itre, sont dil apidées, le
ruissellement des campagnes, de leurs villages, de leurs
domaines enchantés, dont il ne peut rien teni r puis qu’il
est en voyage. Nous aussi, an imés d’une fièvre légère,
les oreilles sifflantes encore du bruit du vol, nous nous
sentions en r oute, malgré le calme de l’escale. Nous
nous découvrions, nous au ssi, emportés vers un avenir
ignor é, à travers l a pesée de s vents, par les battements
de nos cœurs.
La dissidence ajoutait au désert. Les nuits de Cap
Juby, de quart d’ heure en qu art d’heure, étaient coupées
comme par le gong d’une horl oge : les sentinelles, de
proche en pr oche, s’alert aient l’une l’aut re par un gr and
cri régl ementai re. Le fort es pagnol de C ap Juby, per du
85
en dissidence, se gardait ai nsi contre des menaces qui
ne montr aient point l eur visage. Et nous , les pass agers
de ce vai sseau aveugl e, nous écoutions l’appel s’enfler
de proche en proche, et dé crire sur nous des orbes
d’oiseaux de mer.
Et cependant, nous avons aimé le désert.
S’il n’ est d’abord que vi de et que silence, c’ est qu’il
ne s’offre point aux amants d’ un jour. Un simple village
de chez nous déj à se dérobe . Si nous ne renonçons pas,
pour lui, au reste du mond e, si nous ne rentrons pas
dans s es traditi ons, dans ses coutumes, dans s es
rivalit és, nous i gnorons t out de l a patrie qu’i l compos e
pour quelques-uns. Mieux enco re, à deux pas de nous,
l’homme qui s’est muré dans son cloître, et vit selon
des règl es qui nous s ont inconnues, celui-là émerge
véritablement dans des solitude s thibétaines, dans un
éloignement où nul avion ne nous déposera jamais.
Qu’allons-nous visiter sa cell ule ! Ell e est vi de.
L’empire de l’homme est intéri eur. Ainsi le désert n’ est
point fait de s able, ni de T ouareg, ni de Maures même
armés d’u n fusil…
Mais voi ci qu’ aujourd’ hui nous avons épr ouvé l a
soif. Et ce puits que no us connaissions, nous
découvrons, aujourd’hui seul ement, qu’il rayonne sur
l’étendue. Une femme invi sible peut enchanter ainsi
86
toute une maison. Un puits porte loin, comme l’amour.
Les s ables sont d’ abord déserts, puis vient le jour
où, craignant l’approche d’un rezzou, nous y lisons les
plis du grand manteau dont il s’enveloppe . Le rezzou
aussi transfigure les sables.
Nous avons accepté la règl e du j eu, le jeu nous
forme à son image. L e Sahara , c’est en nous qu’il se
montre. L’aborder ce n’est poi nt visiter l’oasis, c’est
faire notr e religion d’ une fontai ne.
II
Dès mon premier voyage, j’ ai connu le goût du
désert. Nous nous étions éc houés, Riguelle, Guillaumet
et moi, auprès du fortin de Nouatchott. Ce petit poste de
Maurit anie ét ait al ors aussi isolé de t oute vie qu’un îl ot
perdu en mer. Un vi eux serg ent y vivait enfermé avec
ses quinze Sénégalais. Il nous reçut comme des envoyés
du ci el :
– Ah ! ça me fai t quel que chose de vous parler…
Ah ! ça me fait quelque chose !
Ça lui faisait quelqu e chose : il pleurait.
87
– Depui s six moi s, vous êtes les pr emier s. C’est tous
les six mois qu’on me rav itaille. Tantôt c’est le
lieutenant. Tantôt c’est le ca pitaine. La dernière fois,
c’était le capitai ne…
Nous nous sentions encore abasourdis. À deux
heures de Dakar, où le déj euner se prépar e, l’embiell age
saute, et l’on change de de stinée. On joue le rôle
d’apparit ion auprès d’ un vi eux ser gent qui pleure.
– Ah ! buvez, ça me fait plaisir d’offrir du vin !
Pensez un peu ! quand le ca pitaine est pas sé, je n’ en
avais plus pour le capitaine.
J’ai raconté ça dans un livre , mais ce n’était point du
roman, il nous a dit :
– La dernière fois, je n’ai même pas pu trinquer… Et
j’ai eu tel lement hont e que j’ai demandé ma relève.
Trinquer ! Trinquer un gran d coup avec l’autre, qui
saute à bas du méhari, r uisselant de sueur ! Six mois
durant on avait vécu pour cette minute-là. Depui s un
mois déjà on astiquait les ar mes, on fourbissait le poste
de la soute au grenier. Et déjà, depuis quelques jours ,
sentant l’approche du jour béni , on surveillai t, du haut
de la terrasse, inlassable ment, l’horizon, afin d’y
découvrir cette poussière, do nt s’enveloppera, quand il
apparaîtra, le peloto n mobile d’Atar…
Mais le vin manque : on ne peut cél ébrer la f ête. On
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ne trinque pas. On se découvre déshonoré…
– J’ai hâte qu’il revienne. Je l’attends…
– Où est-il, sergent ?
Et le sergent, mon trant les sa bles :
– On ne sait pas, il est partout, le capitaine !
Elle fut réelle aussi, cette nuit passée sur la terrasse
du fortin, à parler des étoiles. Il n’était rien d’autre à
surveiller. Elles étaient là, bien au complet, comme en
avion, mais stables.
En avion, quand la nuit es t trop belle, on se laisse
aller, on ne pilote plus gu ère, et l’avi on peu à peu
s’incline sur la gauche. On le cr oit encor e horizont al
quand on découvr e sous l’aile dr oite un vill age. Dans le
désert il n’est point de v illage. Alors une flottille de
pêche en mer. Mais au large du Sahara, il n’ est poi nt de
flottille de pêche. Alors ? Alors on sourit de l’erreur.
Doucement, on redresse l’avion . Et le village reprend sa
place. On raccroche à la pa noplie la constellation que
l’on avait laissée tomber. Village ? Oui. Village
d’étoiles. Mais, du haut du fortin, il n’est qu’un désert
comme gelé, des vagues de sa ble sans mouvement. Des
const ellations bi en accr ochées. Et le ser gent nous parl e
d’elles :
89
– Allez ! Je connais bien mes directions… Ca p sur
cette étoile, dr oit sur Tunis !
– Tu es de T unis ?
– Non. Ma cousi ne.
Il se fait un très long sil ence. Mais le sergent n’ose
rien nous cacher :
– Un j our, j’irai à Tuni s.
Certes, par un autre chemin qu’en marchant droit sur
cette étoile. À moins qu’ un jour d’ expéditi on un puit s
tari ne le livre à la poésie du délir e. Al ors l’étoile, la
cousine et Tunis se conf ondront. Alors commencera
cette marche inspirée, qu e les pr ofanes croient
douloureuse.
– J’ai demandé une fois au capitaine une permission
pour Tunis, rapport à cette cousine. Et il m’a répondu…
– Et il t’a répondu ?
– Et il m’a r épondu : C’est pl ein de cousines , le
monde. Et, comme c’était moins loin, il m’a envoyé à
Dakar.
– Ell e était bell e, ta cousi ne ?
– Celle de T unis ? Bien s ûr. Elle ét ait blonde.
– Non, celle de Dakar ?
Sergent, nous t’aurions em brassé pour ta réponse un
90
peu dépitée et mélancolique :
– Ell e était nègr e…
Le Sahara pour toi, se rgent ? C’ét ait un Dieu
perpétuel lement en mar che vers t oi. C’ était aussi la
douceur d’une cousine blonde derrière cinq mille
kilomètres de sable.
Le dés ert pour nous ? C’était ce qui naissait en nous.
Ce que nous apprenions s ur nous- mêmes. Nous aussi ,
cette nuit-là, nous étions amoureux d’une cousine et
d’un capitaine…
III
Situé à la lisière des te rritoires insoumis, Port-
Étienne n’est pas une ville. On y trouve un fortin, un
hangar et une baraque de bois pour les équipages de
chez nous. Le désert, autour, est si absolu que, malgré
ses faibles ressources m ilitaires, Port-Étienne est
presque i nvincibl e. Il faut f ranchir, pour l’attaquer, une
telle cei nture de sabl e et de f eu que les rezzous ne
peuvent l’atteindre qu’à bout de forces, après
épuis ement des provisi ons d’ eau. P ourtant, de mémoir e
91
d’homme, il y a toujours eu, quelque part dans le Nord,
un rezzou en marc he sur P ort-Étienne . Chaque fois que
le capitaine-gouverneur vien t boire chez nous un verre
de thé, il nous montre sa marche sur les cartes, comme
on raconte la légende d’une belle princesse. Mais ce
rezzou n’arrive jamais, tari par le sabl e même, comme
un fleuve, et nous l’appelon s le rezzou fantôme. Les
grenades et les cartouches , que le Gouvernement nous
distribue le soir, dorment au pied de nos lits dans leurs
caisses. Et nous n’avons poi nt à lutter contre d’autre
ennemi que le silence, prot égés avant tout par notre
misère. Et Lucas, chef d’aé roport, fait, nuit et jour,
tourner le gramophone qui, si loin de la vie, nous parl e
un langage à demi perdu, et provoque une mélancolie
sans obj et qui r essemble curieusement à la soif.
Ce soir, nous avons dîné au fortin et le capitaine-
gouverneur nous a fait admirer son j ardin. Il a, en eff et,
reçu de France trois caisses pleines de terre véritable,
qui ont ainsi franchi quatre mille kilomètres. Il y pousse
trois feuilles vertes, et no us les caressons du doigt
comme des bijoux. Le capitain e, quand il en parle, dit :
« C’est mon par c. » Et quand souffle le vent de sable,
qui sèche tout, on descen d le parc à la cave.
Nous habitons à un kil omètre du f ort, et r entrons
92
chez nous sous le clair de lu ne, après le dî ner. Sous la
lune l e sable est ros e. Nous sentons notre dénuement,
mais l e sable est rose. Ma is un appel de sentinelle
rétablit dans le monde le pathétique. C’est tout le
Sahara qui s’effraie de no s ombr es, et qui nous
interroge, parce qu’un rezzou est en marche.
Dans le cri de la sentinelle toutes les voi x du dés ert
retentissent. Le désert n’est plus une mais on vide : une
caravane maur e aimante la nuit .
Nous pourrions nous cr oire en sécur ité. Et
cependant ! Maladie, acci dent, rezzou, combien de
menaces cheminent ! L’homme est cibl e sur terre pour
des tireurs s ecrets. Mai s la sentinelle sénégalaise,
comme un prophète, nous le rappelle.
Nous répondons : « França is ! » et passons devant
l’ange noir. Et nous respir ons mieux. Quelle noblesse
nous a rendue cette menace.. . Oh ! si lointaine encore,
si peu urgente, si bien amortie par t ant de s able : mais le
monde n’est plus le même . Il redevient somptueux ce
désert. Un rezzou en marc he quelque part, et qui
n’aboutira jamais, fait s a divinité.
Il est maintenant onze heur es du soir. Lucas revient
93
du poste radio, et m’annon ce, pour minuit, l’avion de
Dakar. T out va bi en à bor d. Dans mon avi on, à minuit
dix, on aura transbordé le co urrier, et je décollerai pour
le Nord. Devant une gl ace ébr échée, je me r ase
attentivement. De temps à au tre, la serviette éponge
autour du cou, je vais jusq u’à la porte et regar de le
sable nu : il fait beau, mais le vent t ombe. J e reviens au
miroir. Je songe. Un vent établi pour des mois, s’il
tombe, dérange parfois tout le ciel. Et maint enant, j e me
harnache : mes lampes de se cours nouées à ma ceinture,
mon altimètre, mes crayons. Je vais jusqu’à Néri qui
sera cette nuit mon radio de bo rd. Il se rase aussi. Je lui
dis : « Ça va ? » Pour l e moment ça va. C ette opérat ion
préliminaire est la moins difficile du vol. Mais
j’entends un gr ésillement , une libel lule but e contre ma
lampe. Sans que je sache po urquoi, elle me pince le
cœur.
Je sors en core et je regarde : tout est pur. Une falaise
qui borde le terrain tranche su r le ciel comme s’il f aisait
jour. Sur le dés ert règne un gr and s ilence de mais on en
ordre. Mais voici qu’un pap illon vert et deux libellules
cognent ma lampe. Et j’éprouve de nouveau un
sentiment sourd, qui est peut-ê tre de la joie, peut-être de
la crainte, mais qui vient du fond de mo i-même, encore
très obscur, qui, à peine, s’annonce. Quelqu’un me
parle de très loin. Est-ce cela l’instinct ? Je sors encore :
le vent est tout a fait tombé. Il fait toujours frais. Mais
94
j’ai reçu un avertissement. Je devine, je crois deviner ce
que j’ attends : ai-je rai son ? Ni le ciel ni le sable ne
m’ont fait aucun signe, ma is deux libellules m’ont
parlé, et un papillon vert.
Je monte sur une dune et m’ assois face à l’est. Si
j’ai raison « Ça » ne va pas tarder longtemps. Que
chercheraient- elles ici, ces libellules, à de s centaines de
kilomètres des oasis de l’in térieur ? De faibles débris
charri és aux pl ages pr ouvent qu’un cycl one s évit en
mer. Ainsi ces ins ectes me montr ent qu’une t empête de
sable est en marche ; une t empête d’ Est, et qui a dévast é
les palmerai es lointaines de leurs papill ons verts. Son
écume déjà m’a touché. Et solennel, puisqu’il est une
preuve, et solennel, puisqu’ il est une menace lourde, et
solennel , pui squ’i l contient une t empête, le vent d’ Est
monte. C ’est à peine si m’ atteint son faible soupir. Je
suis la borne extrême que lèche la vague. À vingt
mètres derrière moi, aucune toile n’eût remué. Sa
brûlure m’a enveloppé une f ois, une s eule, d’ une
caresse qui semblait morte. Mais je sais bien, pendant
les secondes qui suivent, qu e le Sahara reprend son
souffle et va pousser son second soupir . Et qu’avant
trois minutes la manche à air de notre hangar va
s’émouvoir. Et qu’avant dix minutes le sable remplira
le ciel. Tout à l’heure nous déc ollerons dans ce feu, ce
retour de flammes du désert.
95
Mais ce n’est pas ce qui m’ émeut. Ce qui me remplit
d’une j oie barbar e, c’est d’avoir compri s à demi- mot un
langage s ecret, c’est d’avoir flairé une tr ace comme u n
primitif, en qui tout l’avenir s’annonce pa r de faibles
rumeurs , c’est d’ avoir lu cette colère aux battements
d’ailes d’une li bellule.
IV
Nous étions là-bas en contact avec les Maures
insoumis. Ils émergeaient du fond des territoires
interdits, ces territoires que nous fr anchissi ons dans nos
vols ; ils se hasardaient aux f ortins de J uby ou de
Cisneros pour y fair e l’achat de pains de sucre ou de
thé, puis ils se renfonçaient dans leur mystère. Et nous
tentions, à leur passage, d’ apprivoiser quelques-uns
d’entre eux.
Quand il s’agissait de ch efs influents, nous les
chargions parfois à bord, d’a ccord avec la direction des
lignes, afin de leur montre r le monde. Il s’agissait
d’éteindre leur orgueil, car c’ét ait par mépris, pl us
encore que par hai ne, qu’il s ass assinaient les
prisonniers. S’ils nous cr oisaient aux abords des fortins,
96
ils ne nous injuriaient même pa s. Ils se détournaient de
nous et crachaient. Et cet or gueil, ils le tiraient de
l’illusion de leur puissance. Combien d’entre eux m’ont
répét é, ayant dr essé sur pied de guerre une armée de
trois cents fusils : « Vous av ez de la chance, en France,
d’être à plus de cen t jours de marche… »
Nous les promenions donc, et il se fit que trois
d’entre eux visit èrent ai nsi cette France inconnue. Ils
étaient de la race de ceu x qui, m’ayant une fois
accompagné au Sénégal, pl eurèr ent de découvrir des
arbres.
Quand je les re trouv ai sou s leurs te ntes, ils
célébraient les music-halls, où les femmes nues dansent
parmi les fleurs. Voici des hommes qui n’avaient
jamais vu un arbre ni une fontaine, ni une rose, qui
connaissaient, par le Coran seul, l’existen ce de jardins
où coulent des ruisseaux pui squ’il nomme ainsi le
paradis. Ce paradis et ses belles captives, on le gagne
par la mort amère sur le sable, d’un coup de fusil
d’infidèle, après trente années de misère. Mais Dieu les
trompe, puis qu’il n’exige de s Français, auxquels sont
accordés tous ces t résors, ni la rançon de la soif ni celle
de la mort. Et c’est pour quoi ils rêvent , mai ntenant, les
vieux chefs. Et c’est pour quoi, considér ant le Sahara
qui s’ét end, dés ert, autour de l eur tent e, et jusqu’ à la
mort leur propos era de si maigr es plaisirs, ils se laissent
97
aller aux confidences.
– Tu sai s… le Dieu des Français… Il est plus
généreux pour les Français que le Dieu des Maures
pour les Maur es !
Quelques semaines aupara vant, on les pr omenait en
Savoie. Leur guide les a con duits en face d’une lourde
cascade, une sort e de col onne tressée, et qui grondait :
– Goûtez, leur a-t-il dit.
Et c’était de l’eau douce. L’eau ! Com bien fau t-il de
jours de marche, ici, pour a tteindre le puits le plus
proche et, si on le trouve , combien d’heures, pour
creus er le sable dont il est rempli , jusqu’ à une boue
mêlée d’urine de chameau ! L’eau ! À Cap Juby, à
Cisneros, à Port-Étienne, le s pet its des Maur es ne
quêtent pas l’ar gent, mai s une boîte de cons erves en
main, ils quêt ent l’eau :
– Donne un peu d’eau, donne…
– Si t u es sage.
L’eau qui vaut son poids d’ or, l’ eau dont la moi ndre
goutte tire du sable l’étincelle vert e d’un bri n d’herbe.
S’il a plu quelque part, un grand exode anime le Sahara.
Les tri bus mont ent vers l’ herbe qui pouss era trois cent s
kilomèt res pl us loin… Et cet te eau, si avar e, dont il
n’était pas tombé une goutte à Port-Étienne, depuis dix
ans, grondait là-bas, comme si , d’une cit erne crevée, s e
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répandai ent les provisi ons du monde.
– Repartons, leur disait leur guide.
Mais ils ne bougeaient pas :
– Laisse-nous encore…
Ils se taisaient, ils assist aient graves, muet s, à ce
déroulement d’un mystère so lennel. Ce qui croulait
ainsi, hors du ventre de la montagne, c’ était la vi e,
c’était le sang même de s hommes. Le débit d’une
seconde eût ressuscité des car avanes entières, qui, ivres
de soif, s’étaient enf oncées , à jamais , dans l’i nfini des
lacs de sel et des mirages. Di eu, ici, se manifestait : on
ne pouvait pas lui tourner le dos. Di eu ouvr ait s es
écluses et montr ait sa puis sance : les trois Maures
demeur aient immobiles .
– Que verrez- vous de plus ? Venez…
– Il faut attendre.
– Att endre quoi ?
– La fin.
Ils voulaient attendre l’heur e où Dieu se fatiguerait
de sa folie. Il se re pent vite, il est avare.
– Mais cette eau coule depuis mille ans !…
Aussi, ce soir, n’insistent- ils pas sur la cascade. Il
vaut mieux tair e cert ains miracl es. Il vaut même mi eux
99
n’y pas trop songer, si non l’on ne comprend pl us rien.
Sinon, l’ on doute de Di eu…
– Le Dieu des Français, vois-tu…
Mais j e les connai s bien, mes ami s barbares. Ils sont
là, tr oublés dans l eur foi, déconcer tés, et désor mais si
près de s e soumet tre. Ils r êvent d’êt re ravit aillés en or ge
par l’intendance française, et assurés dans l eur sécurité
par nos troupes sahariennes. Et il est vrai qu’une fois
soumis ils aur ont gagn é en biens matériels.
Mais ils sont tous tr ois du sang d’El Mammoun,
émir des Tra rza. (Je crois faire erreur su r son nom.)
J’ai connu celui-là quand il était notre vassal. Admis
aux honneurs officiels pour le s services rendus, enrichi
par les gouverneurs et respecté par les tribus, il ne lui
manquait rien, sembl e-t-il, des ri chess es visibles. Mais
une nuit, sans qu’ un si gne l’ait fait pr évoir, i l mass acra
les officiers qu’il accompagna it dans le désert, s’empara
des chameaux, des fusils, et rejoignit les tribus
insoumises.
On nomme trahisons ces révoltes soudaines, ces
fuites, à la fois héroïques et désespérées, d’un chef
désor mais proscrit dans le désert , cette court e gloir e qui
s’éteindra bientôt, comme un e fusée, sur le barrage du
peloton mobile d’Atar. Et l’ on s’étonne de ces coups de
100
folie.
Et cependant l’histoire d’El Mammoun fut celle de
beaucoup d’autres Arabes. Il vieillissait. Lorsque l’on
vieillit, on médite. Ainsi découv rit-il un soir qu’il avait
trahi le dieu de l’Islam et qu’il avait sali sa main en
scellant, dans l a mai n des chrétiens, un échange où il
perdait t out.
Et, en effet, qu’importaient pour lui l’orge et la
paix ? Guerrier déchu et devenu pasteur, voilà qu’il se
souvi ent d’avoir habité un S ahara où chaque pli du
sable ét ait riche des menace s qu’il dissimulait, où le
campement, avancé dans la nuit, détachait à sa poi nte
des veilleurs, où les nouvelle s, qui racontai ent les
mouvements des ennemis, faisaient battre les cœurs
autour des f eux noct urnes. Il se s ouvient d’ un goût de
pleine mer qui, s’ il a été un e fois savouré par l’homme,
n’est jamais oubli é.
Voici qu’aujour d’hui il er re sans gloir e dans une
étendue pacifi ée vidée de tout pr estige. Auj ourd’hui
seulement le Sahara est un désert.
Les officiers qu’il assassine ra, peut-être les vénérait-
il. Mais l’amour d’Allah passe d’abord.
– Bonne nuit, El Mammoun.
– Que Dieu te pr otège !
101
Les of ficier s se roul ent dans leurs couvertures,
allongés sur le sable, comm e sur un rad eau, face aux
astres. Voici toutes les étoiles qui t ournent lent ement,
un ciel entier qui marque l’ heure. Voici la lune qui
penche vers les sables, ra menée au néant , par Sa
Sagesse. Les chrétiens bientô t vont s’endormir. Encore
quelques minut es et les étoiles s eules l uiront. Alors,
pour que les tribus abâtardies soient rétablies dans leur
splendeur passée, alors pour que reprennent ces
pours uites, qui s eules f ont rayonner les sables, il su ffira
du faible cri de ces chrétien s que l ’on noi era dans leur
propre sommeil… Encore quelques secondes et, de
l’irréparable, naîtra un monde…
Et l’on massacre les be aux lieutenants endormis.
V
À Juby, auj ourd’hui, Kema l et son frère Mouyane
m’ont invité, et je bois le thé s ous leur t ente. Mouyane
me regarde en sil ence, et co nserve, le voile bleu tiré sur
les lèvres, une réserve sauvage . Kemal seul me parle et
fait les honneurs :
– Ma tente, mes chameaux, mes femmes, mes
esclaves sont à toi.
102
Mouyane, toujours sans me quitter des yeux, se
penche vers son frère, pron once quelques mots, puis il
rentre dans son silence.
– Que dit -il ?
– Il dit : « Bonnafous a vol é mill e chameaux aux
R’Gueïbat. »
Ce capit aine Bonnaf ous, of ficier méhari ste des
pelotons d’At ar, je ne le conna is pas. Mais je connais sa
grande légende à traver s les Maures . Ils parlent de lui
avec colère, mais comme d’une sorte de Dieu. Sa
présence donne s on pri x au sable. Il vient de s urgir
aujourd’hui encore, on ne sa it comment, à l ’arrière des
rezzous qui marchaient vers le Sud, volant leurs
chameaux par centaines, le s obligeant, pour sauver
leurs trésors qu’il s croyaient en sécurité, à se rabattre
contre lui. Et maintenant, ayant s auvé Atar par cet te
apparition d’archange, ayant assis son campement sur
une haut e table cal caire, il demeure là tout droit,
comme un gage à saisir, et son r ayonnement est t el qu’il
oblige les tribus à se mettre en marche vers son glaive.
Mouyane me regarde plus du rement et parl e encor e.
– Que dit -il ?
– Il dit : Nous partir ons demain en rezzou contr e
Bonnaf ous. Tr ois cents fusils.
J’avais bien deviné que lque chose. Ces chameaux
103
que l’on mène au puits depuis trois jours, ces palabres,
cette ferveur. Il semble que l’ on gr ée un voi lier
invisi ble. Et le vent du l arge, qui l’empor tera, déj à
circule. À cause de Bonnaf ous chaque pas vers le Sud
devient un pas riche de gloir e. Et je ne sais pl us
départager ce que de tels dé parts contiennent de haine
ou d’amour.
Il est somptueux de posséde r au monde un si bel
ennemi à assassiner. Là où il surgit, les tribus proches
plient l eurs t entes, rasse mblent leurs chameaux et
fuient, tremblant de le rencon trer face à face, mais les
tribus les plus l ointaines sont pris es du même vertige
que dans l’amour. On s’ arrache à la pai x des tent es, aux
étreintes des femmes, au sommeil heureux, on découvre
que rien au monde ne vaudr ait, après deux mois de
marche épuis ante vers l e Sud, de soi f brûlante,
d’attentes accroupies sous les vents de sable, de tomber,
par sur prise, à l’aube, s ur le pelot on mobil e d’At ar, et
là, si Dieu permet, d’ assassiner le capitaine Bonnafous.
– Bonnafous est fo rt, m’avoue Kemal.
Je sais maintenant leur secret. Comme ces hommes
qui désir ent une f emme, r êvent à s on pas indiffér ent de
promenade, et se tour nent et se retournent toute l a nuit,
blessés, br ûlés, par la prom enade indifférente qu’elle
pours uit dans leur songe, le pas loi ntain de Bonnaf ous
les tourment e. Tournant l es rezzous lancés contre lui, ce
104
chrétien habillé en Maure, à la tête de ses deux cents
pirates maures, a pénétré en dissidence, là où le dernier
de s es pr opres hommes , affr anchi des contr aintes
français es, pourr ait se réveill er de son s ervage,
impunément , et le sacrifi er à son Dieu sur les tables de
pierre, là où s on seul presti ge les retient, où s a faiblesse
même les effrai e. Et cett e nuit, au milieu de leurs
sommeils rauques, il pass e et pas se indi fférent, et s on
pas sonne jusque dans le cœur du désert.
Mouyane médite, toujours im mobile dans le fond de
la tente, comme un bas-reli ef de granit bleu. Ses yeux
seuls bril lent, et s on poi gnard d’argent qui n’est pl us un
jouet. Qu’il a changé depuis qu’il a rallié le rezzou ! Il
sent, comme j amais, sa pr opre nobless e, et m’écr ase de
son mépr is ; car il va mont er ver s Bonnafous, car il s e
mettra en marche, à l’aube, pouss é par une hai ne qui a
tous les s ignes de l ’amour.
Une fois encore il se penc he vers son fr ère, parle
tout bas, et me regarde.
– Que dit -il ?
– Il dit qu’il tirera sur toi s’il te rencontre loin du
fort.
– Pour quoi ?
– Il dit : tu as des avions et la T. S. F., tu as
Bonnaf ous, mais t u n’as pas la vérit é.
105
Mouyane immobile dans ses voiles bleus, aux plis
de statue, me juge.
– Il dit : Tu manges de la salade comme les chèvres,
et du porc comme les porcs. Tes femmes sans pudeur
montr ent leur visage : il en a vu. Il dit : Tu ne pries
jamais. Il dit : À quoi te serv ent tes avi ons, ta T. S. F.,
ton Bonnafous, si tu n’ as pas la vérité ?
Et j’admire ce Maure qui ne défend pas sa liberté,
car dans le dés ert on est touj ours libre, qui ne défend
pas de tr ésors vi sibles, car le déser t est nu, mais qui
défend un royaume secret. Da ns le silence des vagues
de sable, Bonnaf ous mène son pelot on comme un vi eux
corsai re, et gr âce à lui ce campement de C ap Juby n’ est
plus un foyer de past eurs oi sifs. La tempête de
Bonnaf ous pès e contr e son flanc, et à caus e de lui on
serre les tentes, le soir. Le s ilence, dans le Sud, qu’il est
poignant : c’est le silence de Bonnafous ! Et Mouyane,
vieux chasseur, l’écoute qu i mar che dans le vent.
Lorsque Bonnafous rentrera en France, ses ennemis,
loin de s’en réjouir, le pl eureront, comme si son départ
enlevait à leur désert un de ses pôles, à leur existence
un peu de prestige, et ils me diront :
– Pourquoi s’en va-t- il, ton Bonnafous ?
– Je ne sais pas…
106
Il a joué sa vi e contre l a leur, et pendant des années.
Il a fait ses règles de leurs règles. Il a dormi, la tête
appuyée à leurs pierres. Pen dant l’éternelle poursuite il
a connu comme eux des nuits de Bible, f aites d’ét oiles
et de vent. Et voici qu’il montr e, en s’en all ant, qu’il ne
jouait pas un jeu essentiel. Il quitte la table avec
désinvolt ure. Et l es Maures, qu’il laisse jouer seuls,
perdent confiance dans un se ns de l a vie qui n’engage
plus les hommes jusqu’ à la chair. I ls veul ent cr oire en
lui quand même.
– Ton Bonnafous : il revi endra.
– Je ne sais pas.
Il reviendra, pensent les Maures. Les jeux d’Europe
ne pourr ont plus le cont enter, ni les bridges de garnison,
ni l’avancement, ni les femm es. Il revi endra, hanté par
sa noblesse perdue, là où cha que pas fait battre le cœur,
comme un pas vers l’ amour. Il aur a cru ne vi vre ici
qu’une aventure, et retrouver là-bas l’essentiel, mais il
découvrira avec dégoût qu e les seules richesses
véritables il les a possédées ici, dans l e désert : ce
prestige du sable, la nuit, ce silence, cette pa trie de vent
et d’étoiles. Et si Bonna fous revient un jour, la
nouvelle, dès la p remière nuit, se répandra en
dissidence. Quelque part dans le Sahara, au milieu de
ses deux cents pirates, l es Maures saur ont qu’il dor t.
Alors on mènera au puits, da ns le silence, les méhara.
107
On pr éparera l es provisi ons d’ orge. On vérifi era l es
culasses. Pouss és par cett e hai ne, ou cet amour.
VI
– Cache-moi dans un av ion pour Marrakech…
Chaque soir, à Juby, cet esclave des Maur es
m’adressait sa courte prière . Après quoi, ayant fait son
possibl e pour vivr e, il s’as seyait les jambes en cr oix et
préparait mon t hé. Désor mais paisible pour un jour,
s’étant confié, croyait-il, au seul médecin qui pût le
guérir, ayant sollicité le se ul dieu qui pût le sauver.
Ruminant désormais, penché sur la bou illoire, les
images simpl es de sa vie, l es terr es noir es de
Marrakech, ses maisons roses, les biens élémentaires
dont il était dépossédé. Il ne m’en voulait pas de mon
silence, ni de mon retard à d onner la vie : je n’étais pas
un homme semblabl e à lui, mais une f orce à mettr e en
marche, mais quelque chose comme un vent favorable,
et qui se lèver ait un j our sur sa desti née.
Pourt ant, simpl e pilote, chef d’ aéroport pour
quelques mois à Cap Juby, disposant pour toute fortune
d’une baraque adossée au fort espagnol, et, dans cette
baraque, d’une cuvette, d’un broc d’eau salée, d’un lit
108
trop court, je me faisai s moins d’illusions sur ma
puissance :
– Vieux Bark, on verra ça…
Tous les esclaves s’appelle nt Bark ; il s’appelait
donc Bark. Malgré quatre années de capti vité, il ne
s’était pas rési gné encore : il se souvenait d’avoir été
roi.
– Que f aisais-tu, Bark, à M arrakech ?
À Marrakech, où sa femme et ses trois enfants
vivaient sans doute encore, il avait exercé un métier
magnifique :
– J’étais conduct eur de tr oupeaux, et je m’appelais
Mohammed !
Les caïds, là-bas, le convoquaient :
– J’ai des bœufs à vendr e, Mohammed. Va les
chercher dans la mont agne.
Ou bi en :
– J’ai mil le moutons dans la plaine, conduis -les plus
haut vers les pâturages.
Et Ba rk, armé d’un sceptre d’olivier, gouvernait leur
exode. Seul responsable d’un peuple de br ebis,
ralentissant les plus agiles à cause des agneaux à naître,
et secouant un peu les pare sseuses, il marchait dans la
confi ance et l’ obéiss ance de tous. Seul à connaître vers
109
quelles terres promises ils mont aient, seul à lire sa route
dans les astres , lour d d’ une sci ence qui n’ est poi nt
partagée aux brebis, il décida it seul, dans sa sagesse,
l’heur e du r epos, l’heur e des f ontaines. Et debout , la
nuit, dans leur sommeil, pris de tendresse pour tant de
faiblesse ignorante, et ba igné de laine jusqu’aux
genoux, Bar k, médeci n, pr ophète et roi, pri ait pour son
peuple.
Un jour, des Arabes l’ avaient abor dé :
– Viens avec nous chercher des bêt es dans le Sud.
On l’avait fait marcher lo ngtemps, et quand, après
trois jours, il fut bien engag é dans un chemin creux de
montagne, aux confins de la dissidence, on lui mit
simpleme nt la main sur l’é paule, on le baptisa Bark et
on le vendit.
Je connaissais d’autres es claves. J’allais chaque
jour, sous les tentes, prendr e le thé. Allongé là, pieds
nus, s ur le tapis de haut e lai ne qui est l e luxe du
nomade, et s ur lequel il f onde pour quel ques heures s a
demeure, je goûtais le voyage du jour. Dans le désert,
on s ent l’écoulement du temps. Sous l a brûlure du
soleil, on est en marche vers le soir, vers ce vent frais
qui baignera les membres et la vera toute sueur. Sous la
brûlure du s oleil, bêt es et hommes , aussi s ûrement que
110
vers la mort , avancent vers ce gr and abr euvoir. Ainsi
l’oisiveté n’est jamais vain e. Et toute journée paraît
belle comme ces routes qui vont à la mer.
Je les connaissais, ces escl aves. Ils entrent sous la
tente quand le chef a tiré de la cais se aux trés ors le
réchaud, la bouilloire et le s ver res, de cett e caisse
lourde d’objets absurdes, de cadenas sans clefs, de
vases de fleurs sans fleurs, de glaces à trois sous, de
vieilles armes, et qui, échoués ainsi en plein sable, font
songer à l’écume d’un naufrage.
Alors l’esclave, muet, charge le réchaud de
brindilles sèches, souffle sur la braise, remplit la
bouilloire, fait jouer pour des effets de petite fille, des
muscles qui déracineraient un cèdre. Il est paisi ble. Il
est pris par le jeu : faire le thé, soigner les méhara,
manger. Sous la brûlure du jour , marcher vers la nuit, et
sous l a glace des ét oiles nues souhaiter l a brûl ure du
jour. Heur eux les pays du Nord auxquels les sais ons
compos ent, l’ été, une l égende de neige, l’hiver, une
légende de soleil, tristes tr opiques où dans l’étuve rien
ne change beaucoup, mais heureux aussi ce Sahara où
le jour et la nuit balancen t si simplement les hommes
d’une es pérance à l’autr e.
Parfois l’esclave noir, s’ac croupissant devant la
porte, goûte l e vent du soi r. Dans ce corps pesant de
captif, les souvenirs ne r emontent plus . À pei ne se
111
souvi ent-il de l’ heure du r apt, de ces coups, de ces cris,
de ces bras d’homme qui l’ ont renversé dans sa nuit
présent e. Il s’ enfonce, depuis cett e heur e-là dans un
étrange sommeil, privé co mme un aveugle de ses
fleuves lents du Sénégal ou de ses villes blanches du
Sud-Marocain, privé comme un sourd des voix
familières. Il n’est pas ma lheureux, ce noir , il est
infirme. Tombé un jour dans le cycl e de la vi e des
nomades, lié à leurs migrati ons, attaché pour la vi e aux
orbes qu’ ils décrivent dans le désert, que cons erverait-il
de commun, désormais, av ec un passé, avec un foyer,
avec une femme et des enfant s qui sont, pour lui, aussi
morts que des morts ?
Des hommes qui ont vécu longtemps d’un grand
amour, puis en furent privés , se lassent parfois de leur
noblesse solitaire. Ils se r approchent humblement de la
vie, et, d’un amour médiocre , font leur bonheur. Ils ont
trouvé doux d’abdiquer, de se faire servil es, et d’entr er
dans la paix des choses. L’es clave fait son orgueil de la
braise du maître.
– Tiens, pr ends, dit parf ois le chef au captif.
C’est l’heure où l e maîtr e est bon pour l’ esclave à
cause de cett e rémission de t outes les fatigues, de t outes
les brûlures, à cause de cette en trée, côte à côte, dans la
fraîcheur. Et il lui accorde un ve rre de thé. Et le captif,
alourdi de reconnais sance, baiserait, pour ce verre de
112
thé, les genoux du maître. L’ esclave n’est jamais chargé
de chaî nes. Qu’il en a peu besoin ! Qu’il est fidèle !
Qu’il renie sagement en lu i le roi noir dépossédé : il
n’est plus qu’un captif heureux.
Un jour, pourt ant, on l e délivrera. Quand il sera trop
vieux pour valoir ou s a nourriture ou ses vêtements, on
lui accordera une liberté déme surée. Pendant trois jours,
il se proposera en vain de te nte en tente, chaque jour
plus f aible, et vers la fin du tr oisième jour, toujours
sagement , il se couchera s ur le sabl e. J’en ai vu ai nsi, à
Juby, mourir nus. Les Maures coudoyaient leur longue
agonie, mais sans cruauté, et les petits des Maures
jouaient près de l’épave sombre, et, à chaque aube,
couraient voir par jeu si el le remuai t encor e, mais s ans
rire du vieux serviteur. Cela était dans l’ordre naturel.
C’était comme si on lui eût dit : « Tu as bien travaillé,
tu as dr oit au s ommeil , va dormir. » Lui, toujours
allongé, éprouvait la fai m qui n’est qu’un vertige, mais
non l’injustice qui seule tour mente. Il se mêlait peu à
peu à l a terre. Séché par l e soleil et reçu par la t erre.
Trente années de travail, pui s ce droit au sommeil et à
la terre.
Le premier que je rencontra i, je ne l’entendis pas
gémir : mais il n’avait pas c ontre qui gémi r. Je devi nais
en lui une sorte d’ obscur consentement, celui du
montagnard perdu, à bout de forces, et qui se couche
113
dans la neige, s’enveloppe dans ses rêves et dans la
neige. Ce ne f ut pas s a souffrance qui me tourmenta. Je
n’y croyais guère. Mais, dans la mort d’un homme, un
monde inconnu meurt, et je me demandais quelles
étaient l es images qui sombr aient en lui. Quel les
plantati ons du S énégal, que lles vill es blanches du S ud-
Marocain s’enfonçaient peu à peu dans l’ oubli . Je ne
pouvais connaî tre si, dans cett e mass e noir e,
s’éteignaient simplement des s oucis misérables : le thé
à préparer, les bêtes à conduir e au puits… si s’endormait
une âme d’ esclave, ou si, ress uscité par une r emont ée
de souvenirs, l’ homme mour ait dans sa grandeur. L’os
dur du cr âne ét ait pour moi pareil à la vieille caisse aux
trésors. Je ne savais quelle s soies de couleur, quelles
images de fêtes, quels ves tiges tellement désuets ici,
tellement inutiles dans ce dé sert, y avaient échappé au
naufr age. Cette caisse était là, bouclée, et lourde. Je ne
savais quelle part du monde se défaisait dans l’homme
pendant le gigantesque somme il des derniers jours, se
défais ait dans cett e cons cience et cette chair qui , peu à
peu, r edevenaient nuit et racine.
– J’étais conduct eur de tr oupeaux, et je m’appelais
Mohammed…
Bark, captif noir, était le premier que je connus qui
ait résist é. Ce n’était rien que les Maur es euss ent vi olé
114
sa liberté, l’eussent fait, en un jour, plus nu sur terre
qu’un nouveau-né. Il est des tempêtes de Dieu qui
ravagent ainsi , en une heur e, les moissons d’ un homme.
Mais, plus pr ofondément que dans ses bi ens, l es Maures
le menaçaient dans son person nage. Et Bark n’abdiquait
pas, alors que tant d’autres captifs eussent laissé si bien
mourir en eux un pauvre conducteur de bêtes, qui
besognait toute l’année pour gagner son pain !
Bark ne s’installait pas da ns la servitude comme on
s’installe, las d’attendre, da ns un médiocre bonheur. Il
ne voul ait pas f aire ses joie s d’esclave des bontés du
maîtr e d’esclaves. Il cons ervait au Mohammed absent
cette mai son que ce M ohammed avait habitée dans sa
poitrine. Cette maison triste d’être vide, mais que nul
autre n’habiterait. Bark re ssemblait à ce gardien blanchi
qui, dans les herbes des all ées et l’ennui du silence,
meurt de fidélité.
Il ne disait pas : « Je suis Mohammed ben
Lhaoussin », mais : « Je m’appelais Mohammed »,
rêvant au j our où ce per sonnage oublié ressusciterait,
chass ant par s a seule r ésurrection, l’ apparence de
l’esclave. Parfois, dans le s ilence de la nuit, tous ses
souvenirs lui étaient rendus, avec la plénitude d’un
chant d’enfance. « Au milieu de la nuit, nous racontait
notre interprète maure, au m ilieu de la nuit, il a parlé de
Marrakech, et il a pleuré. » Nul n’échappe dans la
115
solitude à ces retours. L’autr e se réveillait en lui, sans
prévenir, s’étir ait dans s es propres membres , cher chait
la femme contre son flanc, dans ce désert où nulle
femme jamais n’approcha. Ba rk écoutait chanter l’eau
des f ontaines , là où null e fontaine ne coul a jamais. E t
Bark, les yeux fer més, cr oyait habiter une mai son
blanche, assise chaque nuit s ous l a même ét oile, l à où
les hommes habitent des maison s de bur e et pour suivent
le vent . C hargé de ses vieill es tendr esses
myst érieusement vivifi ées, co mme si leur pôle eût été
proche, Bark venait à moi. Il voulait me dire qu’il était
prêt, que toutes ses tendresses étaient prêt es, et qu’ il
n’avait pl us, pour l es distri buer, qu’à rentrer chez lui. Et
il suffirait d’un signe de mo i. Et Ba rk sou riait,
m’indiquait le truc, je n’y avais sans doute pas songé
encore :
– C’est demain l e courri er… Tu me caches dans
l’avion pour Agadir…
– Pauvre vieux Bark !
Car nous vivi ons en dissi dence, comment
l’eussions-nous ai dé à f uir ? Les Maures, le lendemai n,
auraient vengé par Dieu sa it quel massacre le vol et
l’injure. J’avais bien tenté de l’achet er, ai dé par l es
mécaniciens de l’escale, La ubergue, Marchal, Abgrall,
mais les Maures ne rencontr ent pas tous les jours des
Européens en quête d’un esclave. Ils en abusent.
116
– C’est vingt mille francs.
– Tu te fous de nous ?
– Regarde-moi ces bras forts qu’il a…
Et des mois passèrent ainsi.
Enfin les prétentions des Maur es baiss èrent, et, ai dé
par des amis de France auxquels j’avais écrit, je me vis
en mes ure d’achet er le vieux B ark.
Ce furent de beaux pour parler s. Ils dur èrent huit
jours. Nous les passions, a ssis en rond, sur le sable,
quinze Maur es et moi. Un ami du pr opriétaire et qui
était aussi le mien, Zin Ou ld Rhattari, un brigand,
m’aidait en s ecret :
– Vends- le, tu le perdr as quand même, lu i disait-il
sur mes cons eils. Il est malade. Le mal ne se voit pas
d’abord, mais il est dedans. Un jour vient, tout à coup,
où l’on gonfle. Vends-le vite au Français.
J’avais promis une commi ssion à un autre bandit,
Raggi, s’il m’aidait à conclur e l’achat, et Raggi tentait
le propri étaire :
– Avec l’argent tu achèteras des chameaux, des
fusils et des balles. Tu pourr as ainsi partir en rezzou et
faire la guerre aux Français. Ainsi, tu ramèneras d’Atar
trois ou quatr e esclaves tout neufs . Liquide ce vieux-là.
117
Et l’on me vendit Bar k. Je l’enfer mai à clef pour six
jours dans notre baraque, car s’il avait erré au-dehors
avant le passage de l’avion, les Maures l’eussent repris
et revendu plus loin.
Mais je le libér ai de s on état d’es clave. Ce f ut
encore une belle cér émoni e. Le marabout vint, l’ ancien
propriétaire et I brahim, le caïd de Juby. Ces tr ois
pirates, qui lui eussent volon tiers coupé la tête, à vingt
mètres du mur du fort, pour le seul plaisir de me jouer
un tour, l’embr assèr ent chaudement, et si gnèrent un
acte offi ciel.
– Maintenant, tu es notr e fils.
C’était aussi le mien, selon la loi.
Et Bark embrassa tous ses pères.
Il vécut dans notre ba raque une douce captivité
jusqu’à l’heure du départ. Il se faisait décrire vingt fois
par jour le f acile voyage : il descendr ait d’avion à
Agadir, et on lui remettrait, dans cette esca le, un billet
d’autocar pour Marrakech. Ba rk jouait à l’homme libre,
comme un enfant joue à l’ explorateur : cette démarche
vers la vie, cet autocar, ce s foules, ces villes qu’il allait
revoir…
Laubergue vint me trouve r au nom de Marchal et
d’Abgrall. Il ne fallait pas que Bar k crevât de fai m en
118
débarquant. Ils me donnaient mille francs pour l ui ;
Bark pourrait ainsi ch ercher du travail.
Et je pensais à ces vieilles dames des bonnes œuvres
qui « font la charité », donne nt vingt francs et exi gent la
reconnaissance. Laubergue , Marchal, Abgrall,
mécaniciens d’avions, en d onnaient mille, ne faisaient
pas la charit é, exi geaient encore moi ns de
reconnaissance. Ils n’agissaient pas non plus par pitié,
comme ces mêmes vieilles dames qui rêvent au
bonheur. Ils contribuaient simp lemen t à rendre à un
homme sa di gnité d’homme. Ils savai ent trop bi en,
comme moi-même, qu’une fo is passée l’ivresse du
retour , la pr emière amie fidèle qui viendrait au-devant
de Bark, serait la misère, et qu’il peinerait avant trois
mois quelque part sur les vo ies de chemin de fer, à
déraciner des traverses. Il serait moins heureux qu’au
désert chez nous. Mais il ava it le droit d’être lui-même
parmi les siens.
– All ons, vi eux. B ark, va et sois un homme.
L’avion vibrait, prêt à pa rtir. Bark se penchait une
dernière fois vers l’imm ense désolation de Cap Juby.
Devant l’avion deux cents Maures s’étaient groupés
pour bien voir quel visage prend un esclave aux portes
de la vie. Ils le ré cupéreraient un peu pl us loin en cas de
panne.
Et nous faisions des sign es d’adieu à notre nouveau-
119
né de cinquante ans, un peu tr oublés de le hasarder vers
le monde.
– Adi eu, Bar k !
– Non.
– Comment : non ?
– Non. Je suis Mohammed ben L haoussi n.
Nous eûmes pour la derniè re fois des nouvelles de
lui par l’Arabe Abdallah, qui, sur notre demande,
assista Bark à Agadir.
L’autocar partait le soir seulement, Bark disposait
ainsi d’une jour née. Il erra d’ abord si longtemps, et sans
dire un mot, dans la petite ville, qu’Abdallah le devina
inquiet et s’émut :
– Qu’y a-t-il ?
– Rien…
Bark, trop au lar ge dans ses vacances s oudaines, ne
sentait pas encore sa résurre ction. Il éprouvait bien un
bonheur sourd, mais il n’y avait guère de différence,
hormis ce bonheur, entre le Bark d’hier et le Bark
d’aujourd’hui. Il partageait pourtant désormais, à
égalité, ce soleil av ec les autres hommes , et le droit de
s’asseoir ici, sous cette to nnelle de café arabe. Il s’y
assit. Il commanda du thé pour Abdallah et lui. C’était
120
son premier geste de seigneu r ; son pouvoir eût dû le
transfigurer. Mais le serv eur lui versa le thé san s
surprise, comme s i le gest e était or dinair e. Il ne s entait
pas, en versant ce thé, qu’il glorifiait un homme libre.
– Allons ailleurs, dit Bark.
Ils montèrent vers la Ka sbah, qui domine Agadir.
Les petites danseuses berb ères vinrent à eux. Elles
montraient tant de douceur apprivoisée que Bark crut
qu’il allait revivre : c’étaien t elles qui, sans le savoir,
l’accueilleraient dans la vie. L’ayant pris par la main,
elles lui offrirent donc le thé, gentiment, mais comme
elles l’eussent off ert à t out autre. B ark voul ut raconter
sa résurrection. Elle s rire nt doucement. Elles étaient
contentes pour lui, puisqu’il était content. Il ajouta pou r
les émerveiller : « Je suis Mohammed ben Lhaoussin. »
Mais cel a ne les s urprit guère. Tous les hommes ont un
nom, et beaucoup reviennen t de tellement loin…
Il entraîna encore Abdallah vers la ville. Il erra
devant les échoppes juives, re garda la mer, songea qu’il
pouvait marcher à son gré dans n’importe quelle
direction, qu’il était libre… Mais cette liberté lui parut
amèr e : elle l ui découvr ait surtout à quel point il
manquait de liens avec le monde.
Alors, comme un enfant pa ssait, Bark lui caressa
doucement la joue. L’enfant sourit. Ce n’était pas un
121
fils de maître que l’on flatte . C’était un enf ant fai ble à
qui Bark accordait une caress e. Et qui souriait. Et cet
enfant réveill a Bark, et B ark se devi na un peu pl us
important sur terre, à cause d’un enf ant fai ble qui l ui
avait dû de s ourire. Il commençait d’ entrevoir quelque
chose et marchait maintenant à grands pas.
– Que cherches-tu ? demandait Abdallah.
– Rien, répondait Bark.
Mais quand il buta, au dé tour d’une rue, sur un
groupe d’enfants qui jouaient, il s’arrêta. C’était ici. Il
les regarda en silence. Puis , s’étant écart é vers l es
échoppes juives, il revint le s bras chargés de présents.
Abdallah s’irritait :
– Imbécile, garde ton argent !
Mais Bark n’écoutait plus . Gravement, il fit signe à
chacun. Et les petites mains se tendirent vers les jouets
et les br acelets et l es babo uches cousues d’or. Et chaque
enfant, quand il tenait bien so n trésor, fuyait, sauvage.
Les autr es enf ants d’Agadi r, appr enant la nouvelle,
accoururent vers lui : Bark les chaussa de babouches
d’or. Et dans les envir ons d’Agadi r, d’autr es enfant s,
touchés à leur tour par cette rume ur, se levèrent et
montèrent avec des cris vers le Dieu noir et,
cramponnés à ses vieux vêtement s d’ esclave,
réclamèr ent leur dû. B ark se ruinait.
122
Abdallah le crut « fou de jo ie ». Mais je crois qu’il
ne s’ agissait pas, pour Bark, de faire partager un trop-
plein de j oie.
Il possédait, puisqu’il était libre, le s biens essentiels,
le droit de se faire aimer, de marcher vers le Nord ou le
Sud et de gagner son pai n par s on travail. À quoi bon
cet argent… Al ors qu’il éprouvait, comme on éprouve
une f aim pr ofonde, le besoi n d’être un homme parmi les
hommes, lié aux hommes. Les danseuses d’Agadir
s’étaient montrées tendres po ur le vieux B ark, mais il
avait pris congé d’elles sa ns effort, comme il était
venu ; elles n’avaient pas be soin de lui. Ce serveur de
l’échoppe arabe, ces passant s dans les rues, tous
respectaient en lui l’h omme libre, partageaient avec lui
leur soleil à égalité, mais aucun n’avait montré non plus
qu’il eût besoi n de l ui. Il était libre, mais infiniment,
jusqu’ à ne pl us se sentir pes er sur terre. Il lui manquait
ce poids des relations humain es qui entr ave la mar che,
ces larmes, ces adieux, ces re proches, ces joies, tout ce
qu’un homme caresse ou déc hire chaque fois qu’il
ébauche un geste, ces mille liens qui l’attachent aux
autres, et le rendent lourd. Mais sur Bark pesaient déjà
mille espérances…
Et le règne de Bark comme nçait dans cette gloire du
soleil couchant sur Agadir, dans cette fraîcheur qui si
longtemps avait été pour lui la seule douceur à attendre,
123
la seule établ e. Et comme ap prochait l’heure du départ,
Bark s’avançait, bai gné de cette marée d’enfants,
comme autr efois de s es brebis, creusant s on pr emier
sillage dans le monde. Il rentrerait, demain, dans la
misère des siens, responsabl e de plus de vies que ses
vieux bras n’en sauraient peut -être nourrir, mais déjà il
pesait i ci de s on vrai poids. Comme un archange tr op
léger pour vi vre de la vie des hommes, mais qui eût
triché, qui eût cousu du plom b dans s a ceinture, Bar k
faisait des pas difficiles, tiré vers le sol par mille
enfants, qui avaient tellement besoin de babouches d’or.
VII
Tel est l e désert. Un Cor an, qui n’est qu’une règl e
de jeu, en change le sable en Empire. Au fond d’un
Sahara qui serait vide, se joue une pièce secrète, qui
remue les passions des hommes . La vraie vie du dés ert
n’est pas faite d’exodes de tr ibus à la recher che d’ une
herbe à paître, mais du jeu qui s’y joue encore. Quelle
différence de matière entre le sable soumis et l’autre !
Et n’en est-il pas ainsi pour tous les hommes ? En face
de ce dés ert transfiguré je me souviens de s jeux de mon
enfance, du parc s ombre et doré que nous avions peuplé
de di eux, du r oyaume s ans limites que nous tirions de
124
ce kil omètre carr é jamais enti èrement connu, j amais
entièrement fouillé. Nous formions une civilisation
close, où les pas avai ent un goût, où les choses avaient
un sens qui n’ét aient per mis dans aucune autre. Que
reste-t-il lorsque, devenu ho mme, on vit sous d’autres
lois, du parc pl ein d’ ombr e de l’enfance, magique,
glacé, brûlant, dont maintenant, lorsque l’on y revient,
on longe avec une sorte de désesp oir, de l’extérieur, le
petit mur de pierres grises, s’ étonnant de trouver fermée
dans une encei nte aus si étroite, une pr ovince dont on
avait f ait son i nfini, et comp renant que dans cet infini
on ne r entrera jamais plus, car c’ est dans le jeu, et non
dans le parc, qu’il faudrait rentrer.
Mais il n’est plus de diss idence. Cap Juby, Cisneros,
Puert o-Cansado, l a Saguet -El-Hamr a, Dor a, Smarr a, il
n’est plus de mystère. Les ho rizons vers lesquels nous
avons couru se sont éteint s l’un après l’autre, comme
ces insectes qui perdent leurs couleurs une fois pris au
piège des mains tièdes. Mais cel ui qui les pours uivait
n’était pas le jouet d’une illusion. Nous ne nous
trompi ons pas, quand nous courions ces découvertes.
Le Sultan des Milles et une Nuits non plus, qui
poursuivait une matière si subtile, que ses belles
captives , une à une, s’ éteignaient à l ’aube dans s es bras,
ayant perdu, à peine touchées, l’or de leurs ailes . Nous
nous sommes nourris de la magie des s ables, d’ autres
peut- être y cr euseront leur s puits de pétr ole, et
125
s’enri chiront de l eurs mar chandis es. Mais ils ser ont
venus tr op tard. Car les palmeraies interdites, ou la
poudr e vierge des c oquillages, nous ont livré leur part la
plus pr écieus e : elles n’ offraient qu’ une heur e de
ferveur, et c’est nou s qui l’avons vécue.
* * *
Le désert ? Il m’a été donné de l’aborder un jour par
le cœur. Au cour s d’un rai d vers l’Indochine, en 1935,
je me suis retrouvé en Égyp te, sur les confins de la
Libye, pr is dans l es sables comme dans une glu, et j’ ai
cru en mourir. Voici l’histoire.
126
VII
Au centr e du dés ert
I
En abordant la Méditerr anée j’ai rencontré des
nuages bas. Je suis de scendu à vingt mètres. Les
averses s’écrasen t contre le pare-brise et la me r semble
fumer. Je fais de grands ef forts pour apercevoir quelque
chose et ne point tampo nner un mât de navire.
Mon mécanicien, André Prévot, m’allume des
cigarettes.
– Café…
Il dis paraît à l ’arrière de l’avion et revient avec le
thermos. Je bois. Je donn e de temps en temps des
chiquenaudes à la manette de s gaz pour bien maintenir
deux mille cent tours. Je balaie d’ un coup d’œil mes
cadrans : mes sujets sont ob éissants, chaque aiguille est
bien à sa place. Je jette un coup d’œil sur la mer qui,
sous la pluie, dégage des vapeurs, comme une grande
bassine chaude. Si j’étais en hydravion, je regretterais
127
qu’elle soit si « creuse ». Mais je suis en avion. Creuse
ou non je ne puis m’y po ser. Et cela me procur e,
j’ignor e pour quoi, un abs urde s entiment de sécurit é. La
mer fait partie d’ un monde qu i n’est pas le mien. La
panne, ici, ne me concerne pas, ne me menace même
pas : je ne suis poin t gréé pour la mer.
Après une heur e trente de vol l a pluie s’ apaise. L es
nuages s ont t oujours tr ès bas, mais la l umière les
traverse déjà comme un gra nd sourire. J’admire cette
lente préparation du beau temp s. Je devi ne, sur ma têt e,
une faible épaisseur de co ton blanc. J’oblique pour
éviter un grain : il n’est plus nécessaire d’en traverser le
cœur. Et voi ci la premi ère déchir ure…
J’ai pr essenti cell e-ci sans la voir car j’aperçois en
face de moi, sur la mer, une longue traînée couleur de
prairie, une sorte d’oasis d’un vert lumineux et pr ofond,
pareil à celui de ces champs d’orge qui me pinçaient l e
cœur, dans le Sud-Marocain , quand je remontais du
Sénégal après trois mille kilo mètres de sable. Ici aussi
j’ai le sentiment d’aborder un e province habitable, et je
goûte une gaît é légère. J e me ret ourne ver s Prévot :
– C’est fi ni, ça va bien !
– Oui, ça va bien…
Tuni s. Pendant l e plei n d’essence, je signe des
128
papiers. Mais à l’instant où je quitte le bureau j’entends
comme un « Plouf ! » de plongeon. Un de ces bruits
sourds, sans écho. Je me rapp elle à l’instant même avoir
entendu un bruit semblabl e : une explosion dans un
garage. Deux hommes étaient morts de cette toux
rauque. Je me retourne vers la route qui longe la piste :
un peu de pous sière fume, deux voitur es rapi des se s ont
tamponnées, prises tout à coup dans l’immobilité
comme dans les gl aces. Des hommes courent vers elles ,
d’autres courent à nous :
– Téléphonez… Un méd ecin… La tête…
J’éprouve un serrement au cœ ur. La fatalité, dans la
calme lumière du soir, vient de réussir un coup de main.
Une beauté ravagée, une intelli gence, ou une vie… Les
pirates ainsi ont cheminé dans le désert, et personne n’a
entendu l eur pas élastique s ur le s able. Ç’ a été, dans l e
campement, la courte rumeur de la razzia. Puis tout est
retombé dans le silence doré. La même paix, le même
silence… Quelqu’ un près de moi parle d’ une f racture du
crâne. Je ne veux rien savo ir de ce fr ont inert e et
sangl ant, je t ourne le dos à l a route et r ejoins mon
avion. Mais je cons erve au cœur une impr ession d e
menace. Et ce bruit-là je le reconnaîtrai tout à l’heure.
Quand j e raclerai mon pl ateau noir à deux cent
soixante-dix kilomètres-heure je reconnaîtrai la même
toux rauque : le même « han » ! du destin, qui nous
129
attendait au rendez-vous.
En route pour Benghazi.
II
En r oute. Deux heur es de jour encore. J’ai déjà
renoncé à mes lunettes noires quand j’aborde la
Tripolitaine. Et le sable se dore. Dieu que cette planète
est donc déserte ! Une fois de plus, les fleuves, les
ombr ages et les habit ations des hommes m’ y parais sent
dus à des conj onctions d’heureux hasar d. Quelle part de
roc et de sable !
Mais t out cela m’ est étr anger, je vis dans le domaine
du vol . Je sens venir la nui t où l’ on s’enfer me comme
dans un temple. Où l’on s’enf erme, aux secr ets de rites
essentiels, dans une méditatio n sans secours. Tout ce
monde prof ane s’ efface déjà et va dispar aître. Tout ce
paysage est encore nourri de lumière bl onde, mais
quelque chos e déj à s’en évapo re. Et je ne connais rien,
je dis : rien, qui vaille cette heure-là. Et ceux-là me
comprennent bien, qui ont su bi l’inexplicable amour du
vol.
Je renonce donc peu à peu au soleil. Je renonce aux
grandes surfaces dorées qu i m’eussent acc ueilli en cas
130
de panne… Je renonce aux re pères qui m’eussent gui dé.
Je renonce aux profils des mont agnes s ur le ci el qui
m’eussent évité les écueils. J’entre dans la nuit. Je
navigue. Je n’ai pl us pour moi que l es étoil es…
Cette mort du monde se fait lentement. Et c’est peu
à peu que me manque la lumièr e. La ter re et le ci el se
confondent peu à peu. Cette terr e monte et semble se
répandre comme une vapeur. Les pr emiers astr es
tremblent comme dans une eau verte. Il faudra attendre
longtemps encore pour qu’ils se changent en diamants
durs. Il me faudra attendr e longt emps encore pour
assist er aux j eux silenci eux des étoil es filantes. Au
cœur de cert aines nuits, j’ai vu tant de flammèches
courir qu’il me sembl ait que s oufflait un gr and vent
parmi les étoiles.
Prévot fait les essais des la mpes fixes et des lampes
de s ecours. Nous entourons les ampoule s de pap ier
rouge.
– Encore une épaisseur…
Il ajoute une couche nouvelle , touche un contact. La
lumière est encor e trop cl aire. Ell e voil erait, comme
chez le photographe, la pâ le image du monde extérieur.
Elle détruirait cette pulpe lé gère qui, la nuit parfois,
s’attache encore aux choses. Cette nuit s’est faite. Mais
ce n’est pas encore la vraie vie. Un croissant de lune
subsist e. Prévot s’ enfonce vers l’arrière et revient avec
131
un sandwich. Je grignote une grappe de raisin. Je n’ai
pas faim. Je n’ai ni faim ni soif. Je ne ressens aucune
fatigue, il me semble que je piloterais ainsi pendant dix
années.
La lune est morte.
Benghazi s’annonce dans la nuit noire. Benghazi
repose au fond d’une obscur ité si profonde qu’elle ne
s’orne d’aucun halo. J’ai aperçu la ville quand je
l’atteignais. Je cher chais le terrain, mais voici que son
balisage rouge s’allume . Les feux découpent un
rectangle noir . Je vire. La lumi ère d’un phare br aqué
vers le ci el mont e droit comme un j et d’incendi e, pivote
et trace s ur le terr ain une r oute d’or. Je vire encore pour
bien observer les obstacles. L’équipement nocturne de
cette escale est admir able. Je réduis et commence ma
plongée comme dans l’eau noire.
Il est 23 heur es local es quand j’ atterris. Je r oule ver s
le phare. Offici ers et sol dats les pl us court ois du monde
passent de l’ombr e à la lumièr e dure du project eur, t our
à tour vi sibles et invisi bles. On me pr end mes papier s,
on commence l e plein d’ essence. M on passage ser a
réglé en vingt mi nutes.
– Fait es un vir age et pass ez au-dessus de nous, sinon
nous ignorerions si le déco llage s’est bien terminé.
132
En route.
Je roule sur cett e rout e d’or, vers une tr ouée s ans
obstacles . Mon avi on, type « Simoun », décoll e sa
surcharge bien avant d’ avoir épui sé l’ aire disponible.
Le projecteur me suit et je suis gêné pour vir er. Enfin, il
me lâche, on a deviné qu’il m’ éblouissait. Je fais demi-
tour à la verti cale, lor sque le pr ojecteur me frappe de
nouveau au visage, mais à peine m’a-t-il touché, il me
fuit et dirige ailleurs sa lon gue flûte d’or. Je sens, sous
ces ménagements, une extrême courtoisie. Et
maintenant je vire enco re vers le désert.
Les météos de Paris, Tunis et Benghazi m’ont
annoncé un vent arrière de tr ente à quarante kilomètres-
heure. Je compt e sur tr ois cents kilomètres-heure de
croisièr e. Je mets le cap s ur le milieu du segment de
droite qui joint Alexandrie au Caire. J’éviterai ainsi les
zones interdites de la cô te et, malgré les dérives
inconnues que je subirai, je serai accroché, soit à ma
droite, soit à ma gauche, par les feux de l’une ou l’autre
de ces villes ou, plus génér alement, par ceux de la
vallée du Nil. Je navi guerai trois heures vi ngt si le vent
n’a point vari é. Trois heur es quarante- cinq s’il a fai bli.
Et je commence à absorber mille cinquante kilomètres
de dés ert.
Plus de lune. Un bit ume noir qui s’ est dil até
jusqu’aux étoiles. Je n’aper cevrai pas un feu, je ne
133
bénéficierai d’aucun repère , faut e de radio j e ne
recevr ai pas un si gne de l’ homme avant le Nil. Je ne
tente même pas d’obser ver autr e chos e que mon
compas et mon Sperr y. Je ne m’intéresse plus à rien,
sinon à la lente période de respira tion, sur l’éc ran
sombr e de l’i nstrument, d’ une étr oite ligne de radi um.
Quand P révot se dépl ace, je corrige doucement les
variations du centrage. Je m’ élève à deux mille là où les
vents, m’a-t-on signalé, sont favorables. À longs
intervalles j’allume une lampe pour obser ver les
cadrans-moteur qui ne sont pas tous lumineux, mais la
majeure partie du temps je m’ enferme bien dans l e noir,
parmi mes mi nuscules constel lations qui répandent la
même l umière minérale que les ét oiles, la même
lumière inus able et secr ète, et qui parlent le même
langage. Moi aussi, comme les astronomes, je lis un
livre de mécanique céleste. Moi aussi je me sens
studi eux et pur. Tout s ’est ét eint dans le monde
extérieur. Il y a P révot qu i s’endort, après avoir bien
résisté, et je goûte mieux ma solitude. Il y a le doux
grondement du moteur et, en face de moi, sur la planche
de bor d, tout es ces étoiles calmes.
Je médite cependant. Nous ne bénéfici ons poi nt de
la lune et nous sommes privés de r adio. Aucun lien, si
ténu soit-il, ne nous liera pl us au monde jusqu’à ce que
nous donnions du front contre le filet de lumière du Nil.
Nous sommes hors de tout, et notre moteur seul nous
134
suspend et nous fait durer dans ce bitume. Nous
traversons la grande vallée noire des contes de fées,
celle de l’épreuve. Ici poi nt de s ecours . Ici poi nt de
pardon pour l es erreurs. Nous sommes livrés à la
discréti on de Di eu.
Un rai de lumière filtre d’un joint du standard
électrique. Je réveille Prévot pour qu’il l’éteigne. Prévot
remue dans l ’ombr e comm e un ours, s’ébroue,
s’avance. Il s’absorbe da ns je ne sais quelle
combinai son de mouchoir s et de papier noir. Mon r ai de
lumière a dispar u. Il for mait cass ure dans ce monde. I l
n’était point de la même qua lité que la pâle et lointaine
lumière du radium. C’ était une lumièr e de boît e de nuit
et non une l umière d’ étoile. Mais surt out il
m’éblouissait, effaçait les autres lueurs.
Trois heur es de vol . Une cl arté qui me paraît vive
jaillit sur ma droite. Je re garde. Un long sillage
lumineux s’accroche à la la mpe de bout d’aile, qui,
jusque-l à, m’ était demeur ée invisible. C’ est une l ueur
intermittente, tantôt appuyée, tantôt effacée : voici que
je rentre dans un nuage. C’est lui qui réfléchit ma
lampe. À pr oximité de mes repèr es j’euss e préf éré un
ciel pur. L’ail e s’éclair e sous le halo. La lumière
s’inst alle, et s e fixe, et r ayonne, et forme là-bas un
bouquet rose. Des remous profonds me basculent. Je
navigue quel que part dans le vent d’un cumulus dont je
135
ne connais pas l’épaisseur. Je m’élève jusqu’à deux
mille cinq et n’ém erge pas. Je re descends à mille
mètres. Le bouquet de fleu rs est toujours présent,
immobil e et de pl us en pl us écl atant . Bon. Ç a va. T ant
pis. Je pense à autre chose. On verr a bien quand on en
sortir a. Mais je n’ aime pas cett e lumière de mauvai se
auberge.
Je cal cule : « Ici je dans e un peu, et c’est normal,
mais j’ai subi des remous tout le long de ma route
malgré le ciel pur et l’ altitude. Le vent n’est point
calmé, et je dois dépasser la vitesse de trois cents
kilomèt res-heure. » Après tout, je ne sais rien de bien
précis, j’essaierai de me re pérer quand je sortirai du
nuage.
Et l’on en s ort. Le bouquet s’ est br usquement
évanoui. C’est sa di sparition qui m’annonce
l’événement . Je regar de vers l’avant et j’aper çois,
autant que l’on peut rien ap ercevoir, une étroite vallée
de ciel et le mur du pr ocha in cumulus. Le bouquet déjà
s’est ranimé.
Je ne sortirai plus de ce tte glu, sauf pour quelques
secondes. Ap rès tro is heures trente de vol elle
commence à m’inqui éter, car je me rapproche du Nil si
j’avance comme je l’imagin e. Je pourrai peut-être
l’apercevoir, avec un peu de chance, à travers les
couloirs, mais ils ne sont guère nombreux. Je n’ose pas
136
descendr e encor e : si, par hasar d, je suis moins rapi de
que j e ne le cr ois, je s urvole encore des terres élevées.
Je n’éprouve toujours aucune inquiétude, je crains
simpl ement de ris quer une pe rte de temps. Mais je fixe
une limit e à ma s érénité : quatr e heur es qui nze de vol .
Après cette durée, même par ven t nul, et le vent nul est
improbable, j’aurais dépas sé la vallée du Nil.
Quand je par viens aux fr anges du nuage, le bouquet
lance des feux à éclip ses de plus en pl us pr écipit és, puis
s’éteint d’un coup. Je n’ aime pas ces communications
chiffrées avec l es démons de la nuit .
Une étoile verte émerge devant moi, rayonnante
comme un phare. Est-ce une étoile ou est- ce un phar e ?
Je n’ai me pas non plus cett e clarté surnaturelle, cet ast re
de roi mage, cett e invit ation dangereus e.
Prévot s’ est réveillé et éclaire les cadr ans-moteur . Je
les repousse, lui et sa lamp e. Je vi ens d’ aborder cet te
faille entre deux nuages, et j’en profite pour regarder
sous moi . Prévot s e rendort.
Il n’y a d’ailleurs rien à regarder.
Quatre heures cinq de vol. Prévot est v enu s’asseoir
auprès de moi :
– On devrait arriver au Caire…
– Je pens e bien…
137
– Est- ce une ét oile ça, ou un phar e ?
J’ai réduit un peu mon mote ur, c’est sans doute ce
qui a réveillé Prévot. Il es t sensible à toutes les
variations des bruits du vo l. Je commence une descente
lente, pour me glisser s ous la masse des nuages.
Je viens de consulter ma ca rte. De toute façon j’ai
abordé les cotes O : je ne risque rien. Je descends
toujours et vire pl ein nor d. Ainsi je recevrai, dans mes
fenêtres, les feux des ville s. Je les ai sans doute
dépassées, elles m’apparaîtr ont donc à gauche. Je vole
maintenant sous les cumulus. Mais je longe un autre
nuage qui descend plus bas su r ma gauche. Je vire pour
ne pas me lai sser pr endre dans son filet, je fais du Nord-
Nord-Est.
Ce nuage descend indubitabl ement plus bas , et me
masque tout l’horizon. Je n’ose plus perdre d’altitude.
J’ai att eint la cote 400 de mo n altimètre, mais j’ignore
ici la pression. Prévot se pench e. Je lu i crie : « Je vais
filer jusqu’à la mer, j’achè verai de descendre en mer,
pour ne pas emboutir… »
Rien ne prouve d’ailleurs que j e n’ai point déj à
dérivé en mer. L’obscurité sous ce nuage est très
exactement impénétrable. Je me serre contre ma
fenêtr e. J’essaie de lire s ous moi. J ’essaie de découvri r
des feux, des signes. Je suis un homme qui fouille des
cendres. Je suis un homme qui s’efforce de retrouver les
138
braises de l a vie au f ond d’ un âtr e.
– Un phare marin !
Nous l’avons vu en même temps ce piège à écli pse !
Quelle folie ! Où était-il ce phare fantôme, cette
invention de la nuit ? Car c’ est à la seconde même où
Prévot et moi nous nous pench ions pour l e retrouver , à
trois cent s mètr es sous nos ailes, que brusquement…
– Ah !
Je cr ois bien n’ avoir rien dit d’autre. J e crois bien
n’avoir rien ress enti d’ autre qu’ un f ormidable
craquement qui ébranla notr e monde sur ses bases. À
deux cent soixante -dix kilomèt res-heure nous avons
embouti le sol.
Je cr ois bien ne r ien avoi r attendu d’ autre, pour l e
centième de s econde qui suiv ait, que la grande étoile
pourpre de l’explos ion où nous allions tous les deux
nous confondre. Ni Prévot ni moi n’avons ressenti la
moindre émotion. Je n’ observais en moi qu’ une attente
démesurée, l’attente de cett e étoile resplendissante où
nous devions , dans la se conde même, nous évanouir.
Mais il n’y eut point d’ét oile pour pre. Il y eut une s orte
de tremblement de terre qui ravagea notre cabine,
arrachant les fenêtres, expédia nt des tôles à cent mètr es,
remplissant jusqu’à nos entr ailles de son grondement.
L’avion vibr ait comme un cout eau plant é de loi n dans
139
le bois dur. Et nous étions brassés par cett e col ère. Une
seconde, deux seco ndes… L’avion t rembl ait touj ours et
j’attendais avec une impati ence monstrueuse, que ses
provisi ons d’éner gie le f issent éclater comme une
grenade. Mais les secousses souterraines se
prolongeaient sans aboutir à l’éruption définitive. Et je
ne compr enais rien à cet i nvisible tr avail. J e ne
comprenais ni ce tremblement, ni cett e colère, ni ce
délai interminable… ci nq secondes, six secondes… Et,
brusquement, nous éprouvâ mes une sensation de
rotati on, un choc qui pr ojeta encore par la fenêtre nos
cigarettes, pulvérisant l’aile droite, puis rien. Rien
qu’une immobilité glacée. Je criais à Prévot :
– Saut ez vite !
Il criait en même temps :
– Le feu !
Et déjà nous avions bascul é par la fenêtre arrachée.
Nous étions debout à vingt mè tres. Je disais à Prévot :
– Point de mal ?
Il me répondait :
– Point de mal !
Mais il se frottait le genou.
Je lui disais :
– Tâtez-vous, remuez, ju rez-moi que vous n’avez
140
rien de cassé…
Et il me répondait :
– Ce n’est rien, c’est la pompe de secours…
Moi, je pensais qu’il allait s’écr ouler br usquement,
ouvert de la tête au nombril, mais il me répétait, les
yeux fixes :
– C’est la pompe de secours !…
Moi, j e pensais : l e voilà fou, il va danser…
Mais, détournant enfin son regard de l’avion qui,
désormais, était sau vé du feu, il me regarda et reprit :
– Ce n’est rien, c’est la pompe de secour s qui m’a
accroché au genou.
III
Il est inexplicable que nous soyons vivants. Je
remonte, ma lampe électrique à la main, les traces de
l’avion sur le s ol. À deux ce nt cinquant e mètres de s on
point d’arrêt nous retrouvons déjà des ferrailles tordues
et des tôles dont, tout le long de son par cours, il a
éclaboussé le sable. Nous saurons, quand viendra le
jour, que nous avons tamponné presque
141
tangenti ellement une pent e douce au s ommet d’ un
plateau désert. Au point d’im pact un trou dans le sable
ressembl e à cel ui d’un soc de charrue. L’avion, sans
culbuter, a fait s on chemi n sur le ventre avec une colère
et des mouvements de queue de r eptile. À deux cent
soixante-dix kilomètres-heu re il a rampé. Nous devons
sans doute notr e vie à ces pierres noir es et rondes , qui
roulent li brement sur l e sable et qui ont f ormé plat eau à
billes.
Prévot débranche les accumul ateurs pour éviter un
incendie tardif par court-circu it. Je me suis ad ossé au
moteur et je réfléchis : j’ai pu subir, en altitude, pendant
quatre heures quinze, un ven t de cinquante kilomètres-
heure, j’étais en effet secoué . Mais, s’il a varié depuis
les prévisions, j’ignore tout de la directi on qu’il a pr ise.
Je me situe donc dans un car ré de quatr e cent s
kilomètres de côté.
Prévot vi ent s’asseoir à côt é de moi, et il me dit :
– C’est extraordinaire d’être vivants…
Je ne lui réponds rien et je n’éprouve aucune joie. Il
m’est venu une petite idée qui fait son chemin dans ma
tête et me t ourmente déjà l égèrement.
Je prie Prévot d’allume r sa lampe pour former
repère, et je m’en vais dr oit devant moi, ma l ampe
électrique à la main. Avec attention je rega rde le sol.
142
J’avance lentement, je fais un large demi-cercl e, je
change plusieurs fois d’ orientation. Je f ouille toujours
le sol comme si je chercha is une bague égarée. Tout à
l’heure ainsi je cherchais la braise. J’avance toujours
dans l’obscurité, penché sur le disque blanc que je
promène. C’est bien ça… c’ est bi en ça… Je r emonte
lentement vers l’ avion. J e m’ass ois près de la cabi ne et
je médit e. Je cherchais une rais on d’ espér er et ne l’ ai
point trouvée. J e cher chais un signe offert par la vie, et
la vie ne m’a point fait signe.
– Prévot, je n’ ai pas vu un seul brin d’ herbe…
Prévot se tait, je ne sais pas s’il m’a compris. Nous
en reparlerons au lever du ri deau, quand viendra le jour.
J’épr ouve seul ement une gr ande lassitude, je pense :
« À quatre cents kilomètres pr ès, dans le désert !… »
Soudai n je saute sur mes pi eds :
– L’eau !
Réservoirs d’ess ence, r éservoirs d’ huile sont crevés .
Nos r éserves d’ eau le s ont aussi. Le sabl e a tout bu.
Nous retrouvons un demi-litr e de café au fond d’un
thermos pulvérisé, un quart de litre de vin blanc au fond
d’un autre. Nous filtrons ces liquides et nous les
mélangeons. Nous retr ouvons aussi un peu de raisin et
une orange. Mais je calcu le : « En cinq heur es de
marche, sous le so leil, dans le dés ert, on épuis e ça… »
143
Nous nous installons dans la cabine pour attendre le
jour. Je m’allonge, je vais dormir. Je fais en
m’endormant le bilan de notre aventure : nous ignorons
tout de notre position. Nous n’avons pas un litre de
liquide. Si nous sommes situés à peu pr ès sur l a ligne
droite, on nous retrouvera en huit jour s, nous ne
pouvons guère espérer mieux, et il sera trop tard. Si
nous avons dérivé en travers, on nous trouvera en six
mois . Il ne f aut pas compte r sur les avions : ils nous
rechercheront sur trois mille kilomètres.
– Ah ! c’ est dommage… me dit Pr évot.
– Pour quoi ?
– On pouvait si bi en en fini r d’un coup !…
Mais il ne f aut pas abdi quer si vit e. Prévot et moi
nous nous ressaisissons. Il ne faut pas perd re la chance,
aussi faible qu’elle soit, d’un sauvet age miraculeux par
voie des airs. Il ne faut pas , non pl us, rest er sur place, et
manquer peut- être l’oasis proche. Nous mar cherons
aujourd’hui t out le jour. Et nous reviendrons à not re
appareil. Et nous inscrirons , avant de partir, notre
programme en gr andes maju scules sur le sable.
Je me suis donc roulé en boule et je vai s dormir
jusqu’ à l’aube. Et je suis t rès heur eux de m’ endormi r.
Ma fatigue m’enveloppe d’une multiple présence. Je ne
suis pas seul dans le dés ert, mon demi-sommeil est
144
peuplé de voix, de s ouvenirs et de confidences
chuchotées. Je n’ai pas soif encore, je me sens bien, je
me li vre au s ommeil comme à l ’aventure. La r éalité
perd du t errain devant l e rêve…
Ah ! ce f ut bien di fférent quand vint le jour !
IV
J’ai beaucoup aimé le Sahara . J’ai passé des nuits en
dissidence. Je me suis ré veillé dans cette étendue
blonde où le vent a marqué sa houle comme sur la mer.
J’y ai attendu des secours en dormant s ous mon ail e,
mais ce n’était point comparable.
Nous marchons au versant de colli nes cour bes. L e
sol est composé de s able en tièrement recouvert d’une
seule couche de cailloux brilla nts et noirs. On dirait des
écailles de métal, et tous les dômes qui nous entourent
brillent comme des armures. Nous sommes tombés dans
un monde minér al. Nous sommes enfermés dans un
paysage de fer.
La pr emière crêt e franchi e, plus loin s’annonce une
autre crêt e sembl able, brill ante et noire. Nous mar chons
en racl ant la t erre de nos pi eds, pour i nscrire un fil
conducteur, afin de reveni r plus tard. Nous avançons
145
face au soleil. C’es t contre toute logique que j’ai décidé
de fai re du pl ein Est, car tout m’incite à cr oire que j’ ai
franchi le Nil : la météo, mo n temps de vol. Mais j’ai
fait une courte tentative vers l’Ouest et j’ ai éprouvé un
malaise que je ne me suis point expliqué, j’ai alors
remis l’Ouest à demain. Et j’ ai provisoirement sacrifié
le Nor d qui cependant mène à l a mer . Trois jours plus
tard, quand nous décideron s, dans un demi-délire,
d’abandonner définitivement notre appareil et de
marcher droit devant nous jusqu’ à la chute, c’est encore
vers l’Est que nous partirons. Plus exactement vers
l’Est-Nord-Est. Et ceci encor e contre toute raison, de
même que contre tout espoir . Et nous découvrirons, une
fois sauvés, qu’aucune autr e direction ne nous eût
permis de revenir, car vers le Nord, trop épuisés, nous
n’eussions pas non pl us atte int la mer. Aussi absurde
que cel a me par aisse, il me s emble aujour d’hui que,
faute d’ aucune indication qui pût peser sur notre choix,
j’ai choisi cette direction po ur la seule r aison qu’ elle
avait sauvé mon ami Guillaumet dans les Andes, où je
l’ai tant cherché. Elle était devenue, pour moi,
confusément, l a directi on de la vi e.
Après cinq heur es de marche l e pays age change.
Une ri vière de s able s emble couler dans une vallée et
nous empr untons ce f ond de vallée. Nous mar chons à
grands pas, il nous f aut alle r le pl us loin possibl e et
revenir avant l a nuit, si nous n’avons rien découvert. Et
146
tout à coup je stoppe :
– Prévot.
– Quoi ?
– Les traces…
Depui s combien de temps avons -nous oublié de
laisser derrière nous un sillage ? Si nous ne le
retrouvons pas, c’est la mort.
Nous f aisons demi-tour, ma is en obli quant sur la
droite. L orsque nous s erons ass ez loi n, nous vir erons
perpendi culairement à not re direction premi ère, et nous
recouperons nos traces, là où nous les marquions
encore.
Ayant renoué ce fil nous r epartons. La chal eur
monte, et, avec elle, naissent les mirages. Mais ce ne
sont encore que des mirage s élémentaires. De grands
lacs se forment, et s’évano uissent quand nous avançons.
Nous décidons de franchir la vallée de s able, et de f aire
l’escalade du dôme l e plus él evé afi n d’obser ver
l’horizon. Nous marchons déjà depuis six heures. Nous
avons dû, à grandes enjamb ées, totaliser trente-cinq
kilomèt res. Nous sommes par venus au faîte de cette
croupe noire, où nous nous asseyons en silence. Notre
vallée de sabl e, à nos pieds , débouche dans un dés ert de
sable sans pierres, dont l’éclatante lumière blanche
brûle les yeux. À pert e de vue c’ est le vide. Mais , à
147
l’horizon, des jeux de lumi ère composent des mirages
déjà plus troubl ants. F orteresses et minarets, masses
géométri ques à li gnes ver ticales. J ’observe aussi une
grande t ache noi re qui simule la végétation, mais elle
est surplombée par le dernier de ces nuages qui se sont
dissous dans le jour et qui vont renaître ce s oir. Ce n’ est
que l’ ombr e d’un cumulus .
Il est inutile d’ avancer plus, cette t entative ne
conduit null e part. Il faut rejoindre notr e avion, cet te
balise rouge et blanche qui, peut-être, sera repérée par
les camarades . Bien que j e ne f onde poi nt d’es poir sur
ces recherches, elles m’appa raissen t comme la seule
chance de salut. Mais surtout nous avons laissé là-bas
nos dernières gouttes de liqui de, et déj à il nous f aut
absolument les boire. Il nous faut revenir pour vivre.
Nous sommes pri sonniers de ce cercle de fer : la courte
autonomi e de notr e soif.
Mais qu’il est difficile de faire demi-tour quand on
marcherait peut- être vers l a vie ! Au- delà des mir ages,
l’horizon est peut-être riche de cités véritables, de
canaux d’eau douce et de prairi es. Je sais que j’ai r aison
de faire demi-t our. Et j’ai , cependant , l’impr ession de
sombrer, quand je donne ce terrible coup de barre.
Nous nous sommes couchés au près de l’avion. Nous
avons parcouru plus de soixan te kilomètres. Nous avons
148
épuisé nos liquides. Nous n’avons rien reconnu vers
l’Est et aucun camarade n’a survolé ce territoire.
Combien de temps résister ons-nous ? Nous avons déjà
tellement soif…
Nous avons bâti un grand bûcher , en empr untant
quelques débris à l’aile pul vérisée. Nous avons préparé
l’essence et les tôles de ma gnési um qui donnent un dur
éclat blanc. Nous avons a ttendu que la nuit fût bien
noire pour allumer notre incendi e… M ais où s ont les
hommes ?
Maint enant l a flamme monte. R eligieus ement nous
regardons brûler notre fanal dans le désert. Nous
regar dons res plendir dans la nuit notr e silenci eux et
rayonnant message. Et je pense que s’il emporte un
appel déjà pathétique, il emporte aussi beaucoup
d’amour. Nous demandons à boir e, mais nous
demandons aussi à communiq uer. Qu’un autre feu
s’allume dans l a nuit , les hommes seuls di sposent du
feu, qu’ils nous répondent !
Je revois les yeux de ma f emme. Je ne verrai rien de
plus que ces yeux. Ils interrogen t. Je revois les yeux de
tous ceux qui , peut- être, tiennent à moi. Et ces yeux
interrogent. Toute une as semblée de regards me
reproche mon silence. Je ré ponds ! Je réponds ! Je
réponds de t outes mes f orces, je ne puis jeter, dans la
nuit, de flamme pl us rayonnant e !
149
J’ai f ait ce que j ’ai pu. No us avons fait ce que nous
avons pu : soixante kilomè tres pres que s ans boi re.
Maint enant nous ne boi rons pl us. Est-ce notre f aute si
nous ne pouvons pas attend re bien longt emps ? Nous
serions restés là, si sageme nt, à téter nos gour des. Mais
dès la seconde où j’ai aspi ré le fond du gobelet d’étain,
une horloge s’ est mise en ma rche. Dès la seconde où
j’ai sucé la dernière gout te, j’ai commencé à descendre
une pent e. Qu’ y puis -je si le temps m’emporte comme
un fleuve ? Prévot pleur e. Je lui tape sur l’épaule. Je lui
dis, pour le cons oler :
– Si on est fout us, on est f outus.
Il me répond :
– Si vous croyez que c’es t sur moi que je pleure…
Eh ! bien sûr, j’ai déjà découvert cette évidence.
Rien n’est intolérable. J’ apprendrai demain, et après-
demain, que rien décidément n’ est intolérable. Je ne
crois qu’à demi au supplice. Je me suis déjà fait cette
réflexion. J’ai cru un jour me noyer, emprisonné dans
une cabine, et je n’ai pas beaucoup souffert, j’ai cru
parfois me casser la figure et cela ne m’a point paru un
événement considérable. Ici non plus je ne connaîtrai
guère l’angoisse. Demain j’ apprendrai là-dessus des
choses plus étranges encore. Et Dieu sait si, malgré
150
mon gr and feu, j ’ai renoncé à me fair e entendr e des
hommes !…
« Si vous croyez que c’est sur moi… » Oui, oui,
voilà qui est intolérable. Chaque fois que je revois ces
yeux qui attendent, je re ssens une brûlure. L’envie
soudaine me prend de me lever et de courir droit devant
moi. Là-bas on cr ie au secours, on fait naufrage !
C’est un étr ange renvers ement des rôles, mais j’ ai
toujours pens é qu’il en ét ait ainsi. Cependant j’avais
besoin de Prévot pour en être tout à fait assuré. Eh bien,
Prévot ne connaîtra point n on plus cette angoisse devant
la mort dont on nous reba t les oreilles. Mais il est
quelque chose qu’il ne suppor te pas, ni moi non plus.
Ah ! J’accepte bien de m’endormir, de m’endormir
ou pour l a nuit ou pour des siècles. Si je m’ endors j e ne
sais point la différence. Et puis quelle pai x ! Mais ces
cris que l’on va pousser là -bas, ces grandes flammes de
désespoir… j e n’en supporte pas l ’image. Je ne pui s pas
me croiser les bras devan t ces naufrages ! Chaque
seconde de silence assassine un peu ceux que j’aime. Et
une grande rage chemine en moi : pourquoi ces chaînes
qui m’empêchent d’arriver à te mps et de secourir ceux
qui s ombrent ? Pourquoi notre i ncendi e ne porte-t-il pas
notre cri au bout du m onde ? Patience !… Nous
arrivons !… Nous arri vons !… Nous sommes les
sauveteurs !
151
Le magnésium est consumé et notre feu rougit. Il
n’y a pl us ici qu’ un tas de braise sur lequel, penchés,
nous nous réchauffons. Fi ni not re gr and mess age
lumineux. Qu’a-t-il mis en marche dans le monde ?
Eh ! je sais bien qu’il n’ a rien mis en mar che. Il
s’agissait là d’une prière qui n’a pu être entendue.
C’est bi en. J’irai dormi r.
V
Au petit jour, nous avons recueilli sur les ailes, en
les ess uyant avec un chif fon, un fond de verre de rosée
mêlée de peinture et d’hu ile. C’était écœurant, mais
nous l’ avons bu. F aute de mieux nous aurons au moins
mouillé nos lèvres. Après ce festin, Prévot me dit :
– Il y a heureusement le revolver.
Je me sens brusquement agre ssif, et je me retourne
vers lui avec une m échante hostilité. Je ne haïrais rien
autant, en ce moment- ci, qu’ une effusion sentimentale.
J’ai un extrême besoin de considérer que tout est
simpl e. Il est simple de naître. Et si mple de gr andir. Et
simpl e de mourir de soif.
152
Et du coin de l’œil j’observ e Prévot , prêt à le bles ser
si c’est nécess aire, pour qu’il se tais e. Mais Prévot m’a
parlé avec tranquillité. Il a traité une question
d’hygiène, il a abordé ce sujet comme il m’eût dit : « Il
faudr ait nous laver l es mains . » Alors nous s ommes
d’accord. J’ai déj à médité hi er en apercevant la gaine de
cuir. Mes réflexions étai ent raisonnables et non
pathétiques. Il n’y a que le social qui soit pathétique.
Notre impuissance à rassurer ceux dont nous sommes
responsables. Et non le revolver.
On ne nous cherche toujours pas, ou, plus
exactement, on nous cher che sans doute ailleurs.
Probablement en Arabie. Nous n’entendrons d’ailleurs
aucun avion avant demain, quand nous aurons déjà
abandonné le nôtre. Cet uniqu e passage, si lointain,
nous laissera alors indiffér ents. Points noirs mêlés à
mille points noirs dans le désert, nous ne pourrons
prétendre être aperçus. Rien n’est exact des réflexions
que l’on m’attribuera sur ce supplice. Je ne subirai
aucun supplice. Les sauveteur s me paraîtront circuler
dans un autre univers.
Il faut quinze jours de recherches pour retrouver
dans le désert un avion dont on ne sait rien, à trois mille
kilomèt res pr ès : or l’on nous cher che pr obablement de
la Tripolitaine à la Perse. Cependant, aujourd’hui
153
encore, je me réserve cett e maigre chance, puisqu’il
n’en est point d’autre. E t, changeant de tactique, je
décide de m’en aller seul en exploration. Prévot
préparera un feu et l’all umera en cas de visite, mais
nous ne serons pas visit és.
Je m’en vais donc, et je ne sais même pas si j’aurai
la force de revenir. Il me revient à la mémoire ce que je
sais du désert de Libye. Il subsiste, dans le Sahara,
40 % d’ humi dité, quand ell e tombe i ci à 18 %. Et la vi e
s’évapore comme une vape ur. Les B édoui ns, l es
voyageurs, les officiers coloni aux, enseignent que l’on
tient dix-neuf heures sans boi re. Après vingt heures les
yeux se remplissent de lumi ère et la fin commence : la
marche de la soif est foudroyante.
Mais ce vent du Nor d-Est, ce vent anor mal qui nous
a trompés, qui, à l’opposé de toute prévision, nous a
cloués sur ce plateau, ma intenant sans doute nous
prolonge. Mais quel délai nous accordera-t-il avant
l’heur e des pr emières lumières ?
Je m’en vais donc, mais il me semble que je
m’embarque en canoë sur l’océan.
Et cependant, grâce à l’aur ore, ce décor me semble
moins funèbre. Et je mar che d’ abord les mai ns dans les
poches, en maraudeur. Hier soir nous avons tendu des
collets à l’orifi ce de quel ques ter riers myst érieux, et l e
braconni er en moi s e réveill e. Je m’ en vais d’ abord
154
vérifier les pièges : ils s ont vides.
Je ne boirai donc point de sang. À vrai dire je ne
l’espérais pas.
Si je ne suis guère déçu, pa r contre, je suis intrigué.
De quoi vivent-ils ces animaux, dans le désert ? Ce sont
sans dout e des « fénechs » ou r enards des sables , peti ts
carnivores gr os comme des lapi ns et or nés d’énormes
oreilles. Je ne résiste pas à mon désir et je suis les traces
de l’un d’eux. Elles m’entr aînent vers une étroite rivière
de sabl e où t ous les pas s’ impri ment en clair. J’ admire
la jolie palme que forment tro is do igts en éventail.
J’imagine mon ami trottant doucement à l’aube, et
léchant la rosée sur les pierres. Ici les traces s’espacent :
mon fénech a couru. Ici un compagnon est venu le
rejoindre et il s ont trott é côte à côt e. J’assist e ainsi avec
une joi e bizarr e à cett e prom enade matinale . J’aime ces
signes de la vie. Et j’oubli e un peu que j’ai soif…
Enfin j’aborde les garde- manger de mes renards. Il
émer ge ici au r as du s able, tous les cent mètr es, un
minuscule arbuste sec de la taille d’une soupière et aux
tiges chargées de petits esca rgots dorés. Le fénech, à
l’aube, va aux provisions. Et je me heurt e ici à un gr and
myst ère nat urel.
Mon fénech ne s’arrête pas à tous les arbustes. Il en
est, char gés d’ escargots, qu’il dédai gne. Il en est dont il
fait le tour avec une visi ble circonspection. Il en est
155
qu’il aborde, mais sans les rava ger. Il en retire deux ou
trois coquilles, puis il change de restaurant.
Joue-t -il à ne pas apaiser sa fai m d’un seul coup,
pour prendre un plaisir pl us dur able à sa pr omenade
matinale ? Je ne le cr ois pas. Son j eu coï ncide trop bi en
avec une tacti que i ndispensable. Si le fénech s e
rassasiait des pr oduits du premier arbuste, il le
dépouillerait, en deux ou trois repas, de sa charge
vivante. Et ainsi, d’arbuste en arbuste, il anéantirait son
élevage. Mais le fénech se garde bien de gêner
l’ensemencement. Non seulem ent il s’adresse, pour un
seul repas, à une centaine de ces touffes brunes, mais il
ne prélève jamais deux coqu illes voisines sur la même
branche. Tout se passe comm e s’il avait la cons cience
du ris que. S’il se rass asiait sans pr écauti on, il n’y aurait
plus d’ escargots. S’il n’y avait poi nt d’escargots, il n’ y
aurait point de fénechs.
Les traces me ramènent au terrier. Le fénech est là
qui m’écout e sans doute, ép ouvanté par le grondement
de mon pas. Et je lui dis : « Mon petit renard, je suis
foutu, mais c’est curieux, cela ne m’a pas empêché de
m’int éresser à t on humeur … »
Et je reste là à rêver et il me semble que l’on
s’adapt e à tout. L’ idée qu’i l mourr a peut- être trent e ans
plus tard ne gât e pas l es joies d’un homme. Trente ans,
trois j ours… c’ est une question de perspective.
156
Mais il faut oublier certaines images …
Maintenant je poursuis ma route et déj à, avec la
fatigue, quel que chos e en moi s e transf orme. L es
mirages, s’il n’ y en a poi nt, je l es invente…
– Ohé !
J’ai levé les bras en criant, mais cet homme qui
gesticulai t n’ét ait qu’un r ocher noir . Tout s’ anime déjà
dans le désert . J’ai voul u réveiller ce Bédouin qui
dormait et il s’est changé en tronc d’arbre noir. En tronc
d’arbre ? Cette présence me surprend et je me penche.
Je veux soulever une bran che brisée : elle est de
marbre ! Je me redresse et je rega rde autour de moi ;
j’aper çois d’ autres ma rbres noirs. Une forêt
antédiluvienne jonche le sol de ses fûts brisés. Elle s’est
écroulée comme une cathédrale , voilà cent mille ans,
sous un ouragan de genès e. Et l es siècl es ont r oulé
jusqu’à moi ces tronçons de colonnes géantes polis
comme des pi èces d’aci er, pétrifi és, vitrifi és, coul eur
d’encre. Je disti ngue enco re le nœud des branches,
j’aperçois les torsions de la vie, je comp te les anneaux
du tr onc. Cette f orêt, qui fut pl eine d’ oiseaux et de
musique, a été frappée de malé diction et changée en sel.
Et je sens que ce paysage m’est hostile. Plus noires que
cette armure de f er des coll ines, ces épaves solennell es
me re fusent. Qu’ai-je à faire ici, moi, vivant, parmi ces
157
marbres incorruptibles ? Moi, périssable, moi, dont le
corps se dissoudra, qu’ ai-je à fair e ici dans l’éternit é ?
Depuis hier j’ai déjà parcou ru près de quatre-vingts
kilomètres. Je dois sans doute à la soif ce vertige. Ou au
soleil. Il brille sur ces fûts qui semblent glacés d’huile.
Il brille sur cette carapace unive rselle. Il n’y a plus ici
ni sable ni renar ds. Il n’y a plus i ci qu’une immense
enclume. Et je marche s ur cett e enclume. E t je sens ,
dans ma tête, le soleil retentir. Ah ! là-bas…
– Ohé ! Ohé !
– Il n’ y a rien l à-bas, ne t’ agite pas, c’est le délire.
Je me parle ai nsi à moi -même, car j’ai besoin de
faire appel à ma raison. Il m’es t si difficile de refuser c e
que je vois. Il m’est si diffi cile de ne pas courir vers
cette caravane en marche… là… t u vois !
– Imbécile, tu sais bien qu e c’est toi qui l’inventes…
– Alors ri en au monde n’est véritabl e…
Rien n’ est vérit able sinon cette croix à vingt
kilomètres de moi sur la colline. Cette croix ou ce
phare…
Mais ce n’est pas la direction de la mer. Alors c’est
une croix. Toute la nuit j’ai étudié la carte. Mon travail
était inutile, puisque j’ignorai s ma position. Mais je me
158
penchais sur tous les sign es qui m’indi quaient la
présence de l’homme. Et, qu elque part, j’ai découvert
un petit cercle surmonté d’une croix semblable. Je me
suis reporté à la légende et j’y ai lu : « Établissement
religi eux. » À côté de l a croix j’ai vu un poi nt noir. J e
me suis reporté encore à la lé gende, et j’y ai lu : « Puits
permanent. » J’ai reçu un gr and choc au cœur et j’ai
relu tout haut : « Puits pe rmanent… Puits permanent…
Puits permanent ! » Ali-Baba et ses trésors, est-ce que
ça compte en r egard d’ un puits permanent ? Un peu
plus loin j’ai r emarqué deux cer cles bl ancs. J’ai l u sur
la légende : « Puits temporai re. » C’était déjà moins
beau. Puis tout autour il n’y avait plus rien. Rien.
Le voil à mon établiss ement r eligieux ! Les moi nes
ont dr essé une gr ande croi x sur la colli ne pour appeler
les naufragés ! Et je n ’ai qu’à ma rcher vers elle. Et je
n’ai qu’à courir vers ces domini cains…
– Mais il n’y a que des mona stères coptes en Libye.
– … Vers ces domini cains studieux. Ils possèdent
une bell e cui sine fraîche aux carreaux rouges et, dans la
cour, une merveilleuse pompe rouillée. Sous la pompe
rouillée, sous la pompe rouillé e, vous l’auriez deviné…
sous la pompe rouillée c’est le puits permanent ! Ah !
ça va êtr e une f ête là- bas quand je vais sonner à la
porte, quand je vais tirer sur la grande cloche…
– Imbécile, tu décris une maison de Provence où il
159
n’y a d’ai lleurs poi nt de cl oche.
– … Quand je vais tirer sur la gr ande cl oche ! Le
portier l èvera l es bras au ciel et me cri era : « Vous êtes
un envoyé du Seigneur ! » et il appellera tous les
moines. Et ils se précipite ront. Et ils me fêteront
comme un enfant pauvre. Et ils me pouss eront vers la
cuisine. Et ils me diront : « Une seconde, une seconde,
mon fils… nous courons jusq u’au puits permanent… »
Et moi, je tremblerai de bonheur…
Mais non, je ne veux pas pl eurer, pour la seule
raison qu’il n’ y a plus de croix s ur la colli ne.
Les promesses de l’Ouest ne sont que mensonges.
J’ai vir é plein Nor d.
Le Nord est rempli , lui, au moins pa r le chant de la
mer.
Ah ! cett e crête franchie, l’ horizon s ’étale. Voici l a
plus belle cité du monde.
– Tu sais bien que c’est un mirage…
Je sais très bien que c’es t un mi rage. On ne me
trompe pas, moi ! Mais s’il me plaît, à moi, de
m’enf oncer vers un mirage ? S’il me pl aît, à moi,
d’espér er ? S’il me pl aît d’ aimer cet te vill e crénel ée et
toute pavoisée de soleil ? S’il me plaît de marcher tout
160
droit, à pas agiles, puisque je ne sens pl us ma f atigue,
puisque je suis heur eux… Prévot et son revol ver,
laissez-moi rire ! Je pr éfère mon ivresse. Je suis ivre. Je
meurs de soif !
Le crépuscule m’a dégrisé. Je me suis arrêté
brusquement, effrayé de me sentir si loin. Au
crépuscule le mirage meurt. L’horizon s’est déshabillé
de s a pompe, de s es pal ais, de s es vêt ements
sacerdotaux. C’est un horizon de désert.
– Tu es bien avancé ! La nuit va te prendre, tu
devras attendre le jour, et demain tes traces seront
effacées et tu ne seras plus nulle part.
– Alors autant marcher enco re droit devant moi… À
quoi bon faire encore demi -tour ? Je ne veux plus
donner ce coup de barre quand peut-êtr e j’allais ouvrir,
quand j’ouvrais les bras sur la mer…
– Où as-tu vu la mer ? Tu ne l’atteindras d’ailleurs
jamais. T rois cent s kilomètres sans dout e t’en séparent.
Et Prévot guette près du Simoun ! Et il a, peut-être, été
aperçu par une caravane…
Oui, je vais revenir, mais je vais d’abord appeler les
hommes :
– Ohé !
Cette planète, bon Dieu, elle est cependant habitée…
161
– Ohé ! l es hommes !…
Je m’enr oue. Je n’ ai pl us de voi x. Je me s ens
ridicule de crier ainsi… Je lance une fois encore :
– Les hommes !
Ça rend un son emphatique et prétentieux.
Et je fais demi-tour.
Après deux heures de marche, j’ai aperçu l es
flammes que Pr évot, qui s’ épouvantait de me croire
perdu, jette vers le ciel. Ah !… cela m’est tellement
indif férent…
Encore une heure de marc he… Encore cinq cents
mètres. Encore cent mè tres. Encore cinquante.
– Ah !
Je me suis arrêté stupéfait. La joie va m’inonder le
cœur et j ’en conti ens la vi olence. Prévot, ill uminé par le
brasier, cause avec deux Ar abes adossés au moteur. Il
ne m’a pas encore aperçu. Il est trop occupé par sa
propre joie. Ah ! si j’avai s attendu comme l ui… je serais
déjà délivré ! Je crie joyeusement :
– Ohé !
Les deux Bédouins sursau tent et me regardent.
Prévot les quitte et s’avanc e seul au-devant de moi.
162
J’ouvre l es bras. Prévot me r etient par le coude, j’allais
donc tomber ? Je lui dis :
– Enfin, ça y est !
– Quoi ?
– Les Arabes !
– Quels Arabes ?
– Les Arabes qui sont là, avec vous !…
Prévot me regarde drôlemen t, et j’ai l’impression
qu’il me confi e, à contr e-cœur, un lourd secr et :
– Il n’ y a point d’Arabes…
Sans doute, cette fois , je vais pleurer.
VI
On vit ici dix-neuf heures sans eau, et qu’avons-
nous bu depuis hi er soir ? Quelques gouttes de rosée à
l’aube ! Mais le vent de Nord-Est règne toujours et
ralentit un peu notre évapor ation. Cet écran favorise
encore dans le ciel les haut es constructions de nuages.
Ah ! s’ils dérivaient jusqu’ à nous, s’ il pouvait pleuvoi r !
Mais il ne pleut jama is dans le désert.
– Prévot, découpons en triangl es un parachut e. Nous
163
fixerons ces panneaux au sol a vec des pierres. Et si le
vent n’a pas tourné , à l’aube, nous recueillerons la rosée
dans un des r éservoirs d’ essence, en t ordant nos linges.
Nous avons aligné les six panneaux blancs sous les
étoiles. Prévot a démantelé un réservoir. Nous n’avons
plus qu’à attendre le jour.
Prévot, dans l es débris, a découvert une or ange
miraculeuse. Nous nous la partageons. J’en suis
bouleversé, et cependant c’es t peu de chose quand il
nous faudrait vingt litres d’eau.
Couché près de notre feu no cturne je regarde ce fruit
lumineux et je me dis : « Les hommes ne savent pas ce
qu’est une or ange… » Je me dis aus si : « Nous sommes
condamnés et encore une fois cette certitude ne me
frustr e pas de mon plaisi r. Cett e demi- orange que je
serre dans la main m’apport e une des pl us gr andes j oies
de ma vi e… » Je m’all onge su r le dos, je suce mon fruit,
je compte les étoiles fila ntes. Me voici, pour une
minute, infiniment heureux. Et je me dis encore : « Le
monde dans l’ordre duquel nous vivons, on ne peut pas
le deviner si l’on n’y est pas enfer mé soi- même. » Je
comprends aujourd’hui seulem ent la cigarette et le
verre de rhum du condamné. Je ne conceva is pas qu’il
accept ât cett e misère. Et cep endant il y prend beaucoup
de plaisi r. On imagine ce t homme courageux s’il sourit.
Mais il sourit de boire son rh um. On ne sait pas qu’il a
164
changé de perspective et qu’ il a fait, de cette dernière
heure, une vie humaine.
Nous avons recueilli une énorme quantité d’eau :
deux litres peut-être. Fini e la soif ! Nous sommes
sauvés, nous allons boire !
Je puis e dans mon rés ervoir le cont enu d’un gobel et
d’étain, mais cette eau est d’un beau vert-jaune, et, dès
la première gorgée, je lui tr ouve un goût si effroyable,
que, malgré la soif qui me tourmente, avant d’achever
cette gorgée, je reprends ma respiration. Je boirais
cependant de la boue, mais ce goût de métal
empoisonné est plus fort que ma soi f.
Je regarde Pr évot qui tour ne en rond les yeux au sol,
comme s’il cherchait attent ivement quelque chose.
Soudai n il s’incli ne et vom it, sans s’interrompre de
tourner en rond. Trente se condes plus tard, c’est mon
tour. Je suis pris de telle s convul sions que je rends à
genoux, les doigts enfoncés da ns le sable. Nous ne nous
parlons pas, et , dur ant un quart d’ heure, nous
demeur ons ai nsi secoués, ne rendant plus qu’ un peu de
bile.
C’est fini. Je ne r essens pl us qu’une l ointaine
nausée. Mais nous avons pe rdu notre dernier espoir.
165
J’ignore si notre échec est dû à un enduit du parachute
ou au dépôt de tétrachl orure de carbone qui entartre le
réservoir. Il nous eût fallu un autre récipient ou d’autres
linges.
Alors , dépêchons- nous ! Il fait j our. En r oute ! Nous
allons f uir ce plat eau maudit, et marcher à gr ands pas,
droit devant nous , jusqu’ à la chut e. C’est l’ exemple de
Guillaumet dans les Andes que je suis : je pense
beaucoup à lui depuis hier . J’enfreins la consigne
formelle qui est de demeur er aupr ès de l’ épave. On n e
nous cherchera plus ici.
Encor e une f ois nous découvrons que nous ne
sommes pas les naufragés. Le s naufragés, ce sont ceux
qui attendent ! Ceux que m enace notre silence. Ceux
qui sont déjà déchirés par un e abominable erreur. On ne
peut pas ne pas courir vers eux. Guillaumet aussi, au
retour des Andes, m’a raconté qu’il courait vers les
naufragés ! Ceci est une vérité universelle.
– Si j’ étais s eul au monde, me di t Prévot, je me
coucherais.
Et nous marchons droit devant nous vers l’Est-Nord-
Est. Si le Nil a été franchi nous nous enfonçons, à
chaque pas, plus profondé ment, dans l’épaisseur du
désert d’Arabie.
166
De cette journée-là, je ne me souviens plus. Je ne
me s ouviens que de ma hâte . Ma hât e vers n’impor te
quoi, vers ma chute. Je me rappelle aussi avoir marché
en regardant la t erre, j’étais écœur é par les mirages . De
temps en temps, nous avons re ctifié à la boussole notre
direction. Nous nous sommes aussi étendus parfois pour
souffler un peu. J’ai aussi jeté quel que part mon
caoutchouc que je conservais pour la nuit. Je ne sais
rien de plus. Mes souvenirs ne se renouent qu’avec la
fraîcheur du soir. Mo i aus si j’étais comme du s able, et
tout, en moi , s’est effacé.
Nous décidons, au coucher du soleil, de camper. J e
sais bi en que nous devri ons mar cher encore : cette nuit
sans eau nous achèvera. Ma is nous avons emporté avec
nous les panneaux de toile du parachut e. Si l e poison ne
vient pas de l’enduit il se pourr ait que, demain mati n,
nous puissions boire. Il faut étendre nos pièges à rosée,
une fois encore, sous les étoiles.
Mais au Nord, le ciel est ce soir pur de nuages. Mais
le vent a changé de goût. Il a aussi changé de direction.
Nous sommes frôlés déjà par le souffle chaud du désert.
C’est le réveil du fauve ! Je le sens qui nous lèche les
mains et le visage.
Mais si je marche encore je ne ferai pas dix
kilomètres. Depuis trois jour s, sans boire, j’en ai
couvert plus de cent quatre-vingts…
167
Mais, à l’instant de faire halte :
– Je vous jure que c’est un l ac, me di t Prévot.
– Vous êt es fou !
– À cette heure-ci, au crépus cule, cela peut-il être un
mirage ?
Je ne réponds rien. J’ai renoncé, depuis l ongtemps, à
croire mes yeux. Ce n’est pas un mirage, peut-être, mai s
alors, c’ est une invention de notre folie. Comment
Prévot croit-il encore ?
Prévot s ’obstine :
– C’est à vingt mi nutes, je vais aller voir…
Cet entêtement m’irrite :
– Allez voir, allez prendre l’air… c’est excellent
pour la santé. Mais s’il exis te, votre lac, il est salé,
sachez-le bien. Salé ou non, il est au diable. Et par-
dessus t out il n’ existe pas.
Prévot, les yeux fixes, s’é loigne déjà. Je les connais,
ces attr actions s ouveraines ! Et moi je pense : « Il y a
aussi des somnambul es qui vont se jeter droit sous les
locomotives. » Je sais que Pr évot ne reviendra pas. Ce
vertige du vide l e prendra et il ne pourr a plus fai re
demi-t our. Et il tomber a un pe u plus loin. Et il mourr a
de son côté et moi du mien. Et tout cel a a si peu
d’importance !…
168
Je n’estime pas d’un très bon augure cette
indifférence qui m’est venue. À demi noyé, j’ai ressenti
la même paix. Mais j’en prof ite pour écrire une lettre
posthume, à pl at ventre s ur des pi erres. M a lettre est
très belle. Tr ès di gne. J’ y prodigue de s ages cons eils.
J’éprouve à la relire un vagu e plaisir de vanit é. On dir a
d’elle : « Voilà une admira ble lettr e post hume ! Quel
dommage qu’il soit mort ! »
Je voudrais aussi connaître où j’en suis. J’essaie de
former de la salive : depu is combien d’heures n’ai-je
point craché ? Je n’ai pl us de s alive. Si je gar de la
bouche fermée, une matière gluant e scelle mes l èvres.
Elle sèche et forme, au-d ehors, un bourrelet dur.
Cependant, je réussis enco re mes tentatives de
déglutition. Et mes yeux ne se remplissent point encore
de lumières. Quand ce radieux s pectacl e me ser a offert,
c’est que j’en aur ai pour deux heures.
Il fait nuit. La lune a gr ossi depuis l’autre nuit.
Prévot ne revient pas. Je su is allongé sur l e dos et je
mûri s ces évi dences. J e retrouve en moi une vi eille
impression. Je cherche à me la définir. Je suis… Je
suis… Je suis embarqué ! Je me rend ais en Amé rique du
Sud, je m’ét ais étendu ai nsi sur l e pont s upérieur. La
pointe du mât se promenait de long en large, très
lentement, parmi les étoiles. Il manque ici un mât, mais
je suis embarqué quand même, ver s une des tinati on qui
169
ne dépend plus de mes efforts. Des négriers m’ont jeté,
lié, sur un navire.
Je songe à Pr évot qui ne r evient pas. J e ne l ’ai pas
entendu se plai ndre une s eule fois. C’est tr ès bien. Il
m’eût été insupportable d’ente ndre geindre. Prévot est
un homme.
Ah ! À ci nq cents mètr es de moi le voilà qui agite sa
lampe ! Il a per du ses tr aces ! Je n’ai pas de lampe pour
lui répondre, je me lè ve, je crie, mais il n’entend pas…
Une seconde lampe s’all ume à deux cents mètres d e
la sienne, une troisième la mpe. Bon Dieu, c’est une
battue et l’on me cherche !
Je crie :
– Ohé !
Mais on ne m’entend pas.
Les trois lampes poursuiven t leurs signaux d’appel.
Je ne suis pas fou, ce soir. Je me se ns bien. Je suis
en paix. Je regarde avec atte ntion. Il y a troi s lampes à
cinq cents mètres.
– Ohé !
Mais on ne m’ entend toujours pas.
Alors je suis pris d’une courte panique. La seule que
je connaî trai. Ah ! je puis encore courir : « Attendez…
170
Attendez… » Ils vont faire demi-tour ! Ils vont
s’éloigner, chercher ailleurs, et moi je vais tomber ! Je
vais tomber sur le seuil de la vie, quand il était des bras
pour me recevoi r !…
– Ohé ! Ohé !
– Ohé !
Ils m’ont entendu. Je suffoq ue, je suffoque mais je
cours encore. Je cours dans la direction de la voix :
« Ohé ! » j’aperçois Prévot et je tombe.
– Ah ! Quand j’ ai aper çu toutes ces lampes ! …
– Quelles lampes ?
C’est exact, il est seul.
Cette fois-ci je n’éprouv e aucun désespoir, mais une
sourde colère.
– Et votre lac ?
– Il s’éloignait quand j’ avançais. Et j’ai mar ché vers
lui pendant une demi-heure. Après une demi-heure il
était trop loin. Je suis revenu. Mais je suis sûr
maintenant que c’est un lac…
– Vous êtes f ou, abs olume nt fou. Ah ! pour quoi
avez-vous fait cela ?… Pourquoi ?
Qu’a-t-il fait ? Pourquoi l’a- t-il fait ? Je pleurerais
d’indignation, et j’ignore pourquoi je suis indigné. Et
171
Prévot m’explique d’une voix qui s’étrangle :
– J’aurais tant voul u trouver à boire… Vos lèvres
sont tellement blanches !
Ah ! Ma col ère tombe… J e pass e ma mai n sur mo n
front, comme si je me réveillais, et je me sens triste. Et
je raconte doucement :
– J’ai vu, comme je vous vois, j’ ai vu cl airement,
sans erreur pos sible, tr ois lumières… Je vous dis que j e
les ai vues, Prévot !
Prévot s e tait d’ abord :
– Eh oui, avoue-t- il enfin, ça va mal.
La terre rayonne vite sous cette atmosphère sans
vapeur d’eau. Il fait déjà tr ès froid. Je me lève et je
marche. Mais bientôt je su is pris d’ un ins upportabl e
trembl ement . Mon sang déshydr até circul e très mal, et
un froid glacial me pénètr e, qui n’ est pas s eulement le
froid de la nuit. Mes mâchoir es claquent et tout mon
corps est agité de soubr esauts. J e ne pui s plus me ser vir
d’une lampe électrique t ant ma main la secoue. Je n’ai
jamais ét é sensi ble au fr oid, et cependant j e vais mourir
de froid, quel étr ange effet de la soi f !
J’ai laissé tomber mon ca outchouc quelque part, las
de le porter dans l a chal eur. Et le vent peu à peu empire.
Et je découvr e que dans le dés ert il n’est poi nt de
refuge… Le désert est lisse comme un marb re. Il n e
172
forme point d’ombre pendant le jour, et la nuit il vous
livre tout nu au vent. Pas un arbre, pas une haie, pas une
pierre qui m’eût abrité. Le vent me char ge comme une
cavalerie en terrain découvert. Je tourne en rond pour le
fuir. Je me couche et je me relève. Couché ou debout je
suis exposé à ce f ouet de glace. J e ne puis courir, j e n’ai
plus de forces, je ne puis fuir les assassi ns et je tombe à
genoux, la tête dans les mains, sous le sabre !
Je m’ en rends compt e un peu pl us tard ; je me s uis
relevé, et je mar che dr oit devant moi, touj ours
grelottant ! Où s uis-je ? Ah ! je viens de parti r,
j’entends Prévot ! Ce sont s es appels qui m’ont
réveillé…
Je revi ens ver s lui, touj ours agité par ce
trembl ement , par ce hoquet de tout le cor ps. Et je me
dis : « Ce n’est pas le froid . C’est autre chose. C’est la
fin. » Je me suis déjà trop déshydraté. J’a i tant marché,
avant-hier, et hier quand j’allais seul.
Cela me peine de finir par le fr oid. Je préfér erais
mes mir ages i ntérieurs. C ette cr oix, ces Arabes , ces
lampes. Après tout, cela co mmençait à m’intéresser. Je
n’aime pas êtr e flagellé comme un es clave…
Me voici encore à genoux.
Nous avons emporté un pe u de phar maci e. Cent
grammes d’éther pur, cent grammes d’alcool à 90 et un
173
flacon d’iode. J’essaie de boire deux ou trois gorgées
d’éther pur. C’est comme si j’avalais des couteaux. Puis
un peu d’alcool à 90, mais cela me f erme l a gorge.
Je creuse une fosse dans le sable, je m’y couche, et
je me recouvre de sable. Mon vi sage s eul émer ge.
Prévot a découver t des bri ndilles et allume un feu dont
les fl ammes ser ont vite taries. Prévot ref use de
s’enterrer sous l e sable. Il préf ère battre la s emelle. Il a
tort.
Ma gorge demeure serrée, c’est mauvais signe, et
cependant je me sens mieux. Je me sens calme. Je me
sens cal me au-delà de t oute espérance. Je m’en vais
malgré moi en voyage, li goté sur le pont de mon
vaisseau de négriers sous le s étoiles. Mais je ne suis
peut-être pas très mal heureux…
Je ne sens plus le froid, à condition de ne pas remuer
un mus cle. Al ors, j’oubli e mon cor ps endor mi sous le
sable. Je ne bougerai plus, et ainsi je ne souffrirai plus
jamais. D’ailleurs véritablemen t, l’on souffre si peu… Il
y a, der rière t ous ces tour ments, l ’orchestr ation de l a
fatigue et du délire. Et tout se change en livre d’images,
en conte de fées un peu crue l… Tout à l’heure, l e vent
me chassait à courre et, pour le fuir, je tournais en rond
comme une bête. Puis j’ai eu du mal à resp irer : un
genou m’écrasait la poitrine. Un genou. Et je me
débattais contr e le poids de l’ ange. Je ne fus jamais seu l
174
dans l e désert. M aintenant qu e je ne crois plus en ce qui
m’entoure, je me retire chez moi, je ferme les yeux et je
ne r emue pl us un cil. Tout ce torr ent d’images
m’emporte, je le sens, vers un songe tranquille : les
fleuves se calment dans l’épaisseur de la me r.
Adieu, vous que j ’aimais. Ce n’ est poi nt ma faute si
le corps humain ne peut r ésister trois jours sans boi re.
Je ne me croyai s pas pris onnier ainsi des f ontaines. J e
ne soupçonnais pas une aussi courte autonomie. On
croit que l’homme peut s’ en all er droit devant s oi. On
croit que l’homme est libre… On ne voit pas la corde
qui le rattache au puits, qui le r attache, comme un
cordon ombilical, au ventre de la terre. S’il fait un pas
de pl us, il meurt .
À part votre souffrance, je ne regrette rien. Tout
compte fait, j’ai eu la meille ure par t. Si je rentr ais, je
recommencer ais. J ’ai bes oin de vi vre. Dans les vill es, il
n’y a plus de vie humaine.
Il ne s ’agit poi nt ici d’ aviat ion. L’avion, ce n’ est pas
une fin, c’est un moyen. Ce n’est pas pour l’avion que
l’on ris que sa vi e. Ce n’ est pas non plus pour sa char rue
que le paysan laboure. Mais , par l’avion, on quitte les
villes et leurs comptables, et l’on retrouve une vérité
paysanne.
On fait un travail d’homme et l’on connaît des
soucis d’homme. On est en contact avec le vent, avec
175
les étoiles, avec la nuit, avec le sable, avec la mer. On
ruse avec les forces naturelle s. On attend l’aube comme
le jardinier attend le prin temps. On attend l’escale
comme une terre promise, et l’on cherche sa vérité dans
les étoiles.
Je ne me plai ndrai pas. Depuis trois jours, j’ai
marché, j’ai eu soif, j’ai suivi des pistes dans le sable,
j’ai f ait de l a rosée mon es pérance. J’ ai cher ché à
joindre mon espèce, dont j’avai s oublié où elle logeait
sur la terre. Et c e sont là des s oucis de vi vants. Je n e
puis pas ne pas l es juger pl us importants que l e choix, l e
soir, d’un music-hall.
Je ne comprends plus ces populations des trains de
banlieue, ces hommes qui se croient des hommes , et qui
cependant sont réduits, par une pression qu’ils ne
sentent pas, comme les four mis, à l’ usage qui en est
fait. De quoi remplissent-ils , quand ils sont libres, leurs
absurdes petits dimanches ?
Une fois , en R ussie, j’ai ent endu jouer du Mozart
dans une usine. Je l’ai écrit. J’ai reçu deux cents lettres
d’inj ures. Je n’ en veux pas à ceux qui préfèrent le
beuglant. Ils ne connaissent point d’autre chant. J’en
veux au tenancier du beuglan t. Je n’aime pas que l’on
abîme les hommes.
176
Moi je s uis heureux dans mon mét ier. Je me sens
paysan des escales. Dans le train de banlieue, je sens
mon agonie bien autrement qu’i ci ! Ici, tout compte fait,
quel luxe !…
Je ne regrette rien. J’ai joué, j’ai perdu. C’est dans
l’ordre de mon méti er. Mais, t out de même, j e l’ai
respiré, le vent de la mer.
Ceux qui l’ont goûté une fo is n’oublient pas cette
nourrit ure. N’est-ce pas , mes camarades ? Et il ne s’agit
pas de vivre dangereusemen t. Cette formule est
prétentieus e. Les toréador s ne me plais ent guère. C e
n’est pas le danger que j’ aime. J e sais ce que j’ai me.
C’est l a vie.
Il me semble que le ciel va blanchi r. Je sors un br as
du sable. J’ai un panneau à por tée de la main, je le tâte,
mais il reste sec. Attendons . La rosée se dépose à
l’aube. Mais l’aube blanch it sans mouiller nos linges.
Alors mes réfl exions s’embr ouillent un peu et j e
m’entends dire : « Il y a ici un cœur sec… un cœur s ec…
un cœur sec qui ne s ait poi nt former de larmes !… »
– En route, Pr évot ! Nos gorges ne se sont pas
fermées : encore il faut marcher.
177
VII
Il souffle ce vent d’Ouest qui sèche l’homme en dix-
neuf heures. M on oes ophage n’ est pas fermé encor e,
mais il est dur et douloureux. J’y devine quelque chose
qui racl e. Bientôt commencer a cette toux, que l’on m’a
décrite, et que j’attends. Ma langue me gêne. Mais le
plus grave est que j’aperçois déjà des taches brillantes.
Quand elles se changeront en flammes, je me coucherai.
Nous marchons vi te. Nous profitons de la fraîcheur
du petit jour. Nous s avons bien qu’au gr and sol eil,
comme l’on dit, nous ne marcherons plus. Au grand
soleil …
Nous n’avons pas le droit de trans pirer. Ni mêm e
celui d’at tendr e. Cette fr aîcheur n’est qu’une fraîcheur à
dix-huit pour cent d’humidité . Ce vent qui souffle vient
du dés ert. Et, s ous cett e caresse menteus e et tendr e,
notre sang s’évapore.
Nous avons mangé un peu de raisin le premier jour.
Depuis trois jours, une demi -orange et une moitié de
madeleine. Avec quelle sa live eussions-nous mâché
notre nourriture ? Mais je n’éprouve aucune faim, je
n’éprouve que la soif. Et il me semble que désormais,
plus que la soif, j’éprouve le s effets de la soif. Cette
178
gorge dure. Cette langue de pl âtre. Ce racl ement et cet
affreux goût dans la bouche . Ces sensations-là sont
nouvell es pour moi. Sans d oute l’eau les guérirait-elle,
mais je n’ai point de souv enirs qui leur associent ce
remède. La soif devient de pl us en plus une maladie et
de moins en moins un désir.
Il me s emble que les f ontaines et les fruits m’offr ent
déjà des images moins dé chirantes. J ’oubli e le
rayonnement de l’orange, comme il me semble avoir
oublié mes t endresses. Déjà peut- être j’oubli e tout.
Nous nous s ommes assis, mais il f aut reparti r. Nous
renonçons aux longues étapes. Après cinq cents mètres
de marche nous croulons de fatigue. Et j’éprouve une
grande joie à m’ét endre. Mais il faut repartir.
Le paysage change. Les pi erres s’espacent. Nous
marchons mai ntenant s ur du sable. À deux kilomèt res
devant nous, des dunes. Su r ces dunes quelques taches
de végét ation bas se. À l’armure d’ acier, je préfère l e
sable. C’est le désert blond. C’est le Sahara. Je crois le
reconnaître…
Maintenant nous nous épuisons en deux cents
mètres.
– Nous allons marcher t out de même, au moi ns
jusqu’à ces arbustes.
C’est une limite extrême. Nous vérifi erons en
179
voiture, lors que nous remont erons nos traces, huit jours
plus t ard, pour chercher le Simoun, que cette dernière
tentative fut de quatre-vingt s kilomètres. J’en ai donc
déjà couvert près de deux cents. Comment poursuivrais-
je ?
Hier, je mar chais sans es poir. Aujourd’hui, ces mots
ont perdu leur s ens. Auj ourd’hui, nous mar chons parce
que nous marchons. Ainsi le s bœufs sans doute, au
labour. Je rêvais hier à de s paradis d’orangers. Mais
aujourd’hui, il n’ est plus, pour moi, de paradis. J e ne
crois plus à l’exis tence des oranges.
Je ne découvre plus rien en moi, sinon une grande
sécher esse de cœur. Je vais tomber et ne connais point
le désespoir. J e n’ai même pa s de peine. Je le regrette :
le chagrin me semblerait d oux comme l’eau. On a pitié
de soi et l’on s e plaint comme un ami. M ais je n’ ai plus
d’ami au monde.
Quand on me retr ouver a, les yeux br ûlés, on
imaginera que j’ai beaucoup appelé et beaucoup
souffert. Mais les élans, mais les regrets, mais les
tendres souffrances, ce sont encore des richesses. Et
moi je n’ai plus de richesse s. Les fraîches jeunes filles,
au soir de leur premier amou r, connaiss ent le chagrin et
pleur ent. Le chagri n est li é aux frémissement s de l a vie.
Et moi je n’ai plus de chagrin…
Le désert , c’est moi. Je ne forme plus de s alive, mais
180
je ne f orme pl us, non pl us, les images douces vers
lesquelles j’aurais pu gémir. Le soleil a séché en moi la
source des larmes.
Et cependant, qu’ai-je aper çu ? Un s ouffle d’ espoir a
passé sur moi comme une risée sur la mer. Quel est le
signe qui vient d’ alerter mon i nstinct avant de fr apper
ma conscience ? Rien n’a c hangé, et cependant tout a
changé. Cette nappe de sable, ces tertres et ces légères
plaques de verdure ne comp osent pl us un pays age, mais
une s cène. Une s cène vide e ncore, mais toute préparée.
Je regarde Prév ot. Il e st frappé du même étonnement
que moi, mais il ne comp rend pas non pl us ce qu’i l
éprouve.
Je vous jure qu’il va se passer quel que chos e…
Je vous jure que l e désert s’est animé. Je vous jure
que cett e absence, que ce s ilence sont tout à coup plus
émouvants qu’un tumulte de place publique…
Nous s ommes s auvés, il y a des traces dans l e
sable !…
Ah ! nous avi ons perdu la piste de l’espèce humaine,
nous étions retranchés d’ avec la tribu, nous nous étions
retrouvés seuls au monde, oubliés par une migration
universelle, et voici que no us découvrons, imprimés
dans le sable, les pieds mir aculeux de l’homme.
181
– Ici, Prévot, deux homm es se sont séparés…
– Ici, un chameau s’est agenouillé…
– Ici…
Et cependant, nous ne so mmes point sauvés encore.
Il ne nous suffit pas d’atte ndre. Dans quel ques heur es,
on ne pourra plus nous secour ir. La marche de la soif,
une fois la toux commencée, est trop rapide. Et notre
gorge…
Mais je crois en cette caravane, qui se balance
quelque part, dans le dés ert.
Nous avons donc marché enco re, et tout à coup j’ai
entendu le chant du coq. Guillaumet m’avait dit :
« Vers la fin, j’ent endais des coqs dans les Andes .
J’entendais aussi des chemins de fer… »
Je me s ouviens de s on récit à l’instant même où le
coq chante et je me dis : « Ce sont mes yeux qui m’ont
trompé d’abord. C’est sans doute l’effet de la soif. Mes
oreilles ont mieux résisté… » Mais Prévot m’a saisi par
le bras :
– Vous avez entendu ?
– Quoi ?
– Le coq !
182
– Alors… Alors…
Alors , bien sûr, imbécile, c’est la vie…
J’ai eu une der nière hall ucination : celle de trois
chiens qui se poursuivaient. Prévot, qui regardait aussi,
n’a rien vu. M ais nous s ommes deux à tendre les bras
vers ce Bédouin. Nous sommes deux à us er vers lui t out
le souffle de nos poitrines. Nous s ommes deux à rir e de
bonheur !…
Mais nos voix ne port ent pas à trente mètr es. Nos
cordes vocales sont déjà sè ches. Nous nous parlions
tout bas l’un à l’ autre, et nous ne l’avi ons même pas
remarqué !
Mais ce Bédouin et son cha meau, qui viennent de se
démasquer de derrière le te rtre, voilà que lentement,
lentement, ils s’éloignent. Peut- être cet homme est -il
seul. Un démon cr uel nous l’ a montré et le ret ire…
Et nous ne pourrions plus courir !
Un autre Arabe apparaît de profil sur la dune. Nous
hurlons, mais t out bas. Al ors, nous agitons les bras et
nous avons l’impression de remplir le ciel de signaux
immenses. Mais ce B édouin r egarde toujours ver s la
droite…
Et voici que, sans hâte, il a amor cé un quart de t our.
À la seconde même où il se pr ésentera de f ace, tout sera
accompli. À la seconde même où il regar dera vers nous,
183
il aur a déjà effacé en nous la s oif, la mort et les
mirages. Il a amorcé un quart de tour qui, déjà, change
le monde. Par un mouvement de son s eul buste, par l a
promenade de son s eul regard, il crée la vie, et il me
paraît sembl able à un di eu…
C’est un miracl e… Il marche vers nous sur le sable,
comme un dieu sur la mer…
L’Arabe nous a simplement regardés. Il a pressé,
des mains, su r nos épaules, et nous lui avons obéi. Nous
nous s ommes ét endus. Il n’y a plus ici ni races, ni
langages, ni di visions… Il y a ce nomade pauvre qui a
posé sur nos épaules des mains d’archange.
Nous avons att endu, l e front dans l e sable. Et
maintenant, nous buvons à plat ventre, la tête dans la
bassine, comme des veaux. Le Bédouin s’en effraye et
nous oblige, à chaque instant, à nous interrompre. Mais
dès qu’il nous lâche, nous re plongeons tout notre visage
dans l’eau.
L’eau !
Eau, t u n’as ni goût, ni c ouleur, ni arôme, on ne peut
pas te définir, on t e goût e, sans te connaître. Tu n’es pas
nécessaire à la vie : tu es la vie. Tu nous pénètres d’un
plaisir qui ne s’ expli que poi nt par les sens . Avec t oi
rentrent en nous tous les pou voirs auxquels nous avions
184
renoncé. Par ta gr âce, s’ ouvrent en nous tout es les
sources taries de notre cœur.
Tu es la plus grande riche sse qui soit au monde, et
tu es aussi la plus délicate, toi si pure au ventre de la
terre. On peut mourir sur une source d’eau
magnési enne. On peut mourir à deux pas d’un lac d’eau
salée. On peut mourir ma lgré deux litres de rosée qui
retiennent en suspens quelque s sels. Tu n’acceptes point
de mélange, tu ne support es point d’altération, tu es une
ombrageuse divi nité…
Mais tu répands en nous un bonheur infiniment
simple.
Quant à toi qui nous sauves, Bédouin de Libye, tu
t’effaceras cependant à jamais de ma mémoire. Je ne
me souviendrai jamais de t on visage. Tu es l’Homme et
tu m’apparais avec le visage de tous les hommes à la
fois. Tu ne nous as jamais dévisagés et déjà tu nous as
reconnus. Tu es le frère bien-a imé. Et, à mon tour, je te
reconnaîtrai dans tous les hommes.
Tu m’apparais baigné de noblesse et de
bienveill ance, gr and sei gneur qui as le pouvoir de
donner à boire. Tous mes amis , tous mes ennemis en toi
marchent vers moi, et je n’ai plus un seul ennemi au
monde.
185
VIII
Les hommes
I
Une foi s de pl us, j’ai côt oyé une vérité que je n’ ai
pas comprise. Je me suis cru perdu, j ’ai cru toucher le
fond du déses poir et, une f ois le renoncement accepté,
j’ai connu la paix. Il semble à ces heures -là que l’on se
découvre soi-même et qu e l’on devienne son propre
ami. Plus rien ne saurait pr évaloir contr e un s entiment
de plénit ude qui s atisfait en nou s je ne sais quel besoin
essentiel que nous ne nous connai ssions pas.
Bonnafous, j’imagine, qui s’ usait à courir le vent, a
connu cette sérénité. Guillau met aussi dans sa neige.
Comment oublierais-je moi- même, qu’enfoui dans le
sable jusqu’à la nuque, et le ntement égorgé par la soif,
j’ai eu si chaud au cœur s ous ma pèlerine d’étoiles ?
Comment favoriser en no us cette sorte de
délivrance ? Tout est par adoxal chez l’homme, on le
sait bi en. On as sure le pai n de cel ui-là pour l ui
186
permettre de créer et il s’endort, le conquérant
victorieux s’amollit, le g énéreux, si on l’enrichit,
devient ladr e. Que nous import ent l es doctri nes
politiques qui prétendent ép anouir les hommes, si nous
ne connaissons d’abord qu el type d’homme elles
épanouir ont. Qui va naîtr e ? Nous ne sommes pas un
cheptel à l’engrais, et l’apparition d’un Pascal pauvre
pèse plus lourd que la nais sance de quelques anonymes
prospèr es.
L’ess entiel, nous ne s avons pas le pr évoir. Chacun
de nous a connu les joies les plus chaudes là où rien ne
les promettait. Elles nous ont laissé une telle nostalgie
que nous regr ettons j usqu’à nos misères, si nos misères
les ont permises. Nous avons tous goûté, en retrouvant
des camarades, l’enchantemen t des mauvais souvenirs.
Que s avons-nous , sinon qu’il est des conditi ons
inconnues qui nous fertilisent ? Où loge la vérité de
l’homme ?
La vérité, ce n’est point ce qui s e démontre. Si dans
ce terrain, et non dans un autre, les orangers
développent de solides racines et se chargent de fruits,
ce terrain-là c’ est la vér ité des or angers. Si cette
religi on, si cett e cultur e, si cette échell e des valeurs, si
cette forme d’activité et no n telles autres, favorisent
dans l’ homme cett e plénitude, déli vrent en lui un gr and
seigneur qui s’ignorait, c’ est que cette échelle des
187
valeurs, cett e culture, cett e forme d’activi té, sont la
vérité de l’homme. L a logique ? Qu’ elle se débr ouille
pour rendre compte de la vie.
Tout au long de ce li vre j’ai cit é quel ques-uns de
ceux qui ont obéi, semb le-t-il, à une vocation
souver aine, qui ont choisi le désert ou la li gne, comme
d’autres eussent choisi l e monast ère ; mais j’ai t rahi
mon but si j’ai paru vous engager à admirer d’abord les
hommes . Ce qui est admir able d’abord, c’est le terrai n
qui les a fondés.
Les vocations sans doute jouent un rôle. Les uns
s’enf erment dans leurs bouti ques. D’autres font leur
chemin, impérieusement, dans une direction
nécessaire : nous retrouvons en germe dans l’hist oire de
leur enfance les élans qui expliquer ont l eur destinée.
Mais l’Histoire, lue après co up, fait illusion. Ces élans-
là nous les retrouverions chez presque tous. Nous avons
tous connu des boutiquiers qui, au cours de quelque nuit
de naufr age ou d’incendi e, se sont révélés plus gr ands
qu’eux-mêmes. Ils ne se mépr ennent point sur la qualité
de leur plénit ude : cet ince ndie rest era l a nuit de leur
vie. Mais, faute d’occasions nouvell es, faute de t errain
favor able, f aute de r eligion exi geante, il s se sont
rendor mis sans avoir cru en l eur propre gr andeur.
Certes les vocati ons ai dent l’homme à s e délivrer : mais
188
il est également nécessaire de délivrer les vocations.
Nuits aériennes, nuits du désert… ce s ont là des
occasions rares, qui ne s’o ffrent pas à tous les hommes.
Et cependant, quand l es circonst ances les animent, il s
montr ent tous les mêmes bes oins. Je ne m’écart e point
de mon sujet si j e racont e une nuit d’Es pagne qui, l à-
dessus, m’a i nstruit. J’ ai trop parlé de quel ques- uns et
j’aimer ais parler de t ous.
C’était sur le front de M adrid que je visitais en
report er. Je dî nais ce so ir-là au fond d’un abri
souterrain, à la table d’un jeune capitaine.
II
Nous causions quand le té léphone a sonné. Un long
dialogue s’est engagé : il s’ agit d’une attaque locale
dont le P. C. communique l’ ordre, une att aque absur de
et désespérée qui doit enl ever, dans cet te banli eue
ouvrière, quelques maisons c hangées en forteresses de
ciment. Le capitaine hausse les épaules et revient à
nous : « Les premier s d’entre nous, dit-il, qui se
montr eront… », puis il pous se deux verres de cognac
vers un sergent, qui se trouve ici, et vers moi :
– Tu sors le premie r, av ec moi, dit-il au sergent.
189
Bois et va dormir.
Le sergent est allé dormir . Autour de cette table,
nous s ommes une dizai ne à veil ler. Dans cette pi èce
bien calfatée, dont nulle lumièr e ne filtre, la clarté est si
dure que je cli gne des yeux. J’ai glissé un regard, il y a
cinq mi nutes , à travers une meurtri ère. Ayant enl evé le
chiffon qui masquait l’ouvertu re, j’ai aperçu, engl outies
sous un clair de l une qui r épandait une lumière d’abîme,
des ruines de maisons hant ées. Quand j’ ai remis en
place le chiffon il m’a semblé essuyer le rayon de lune
comme une coul ée d’ huile. Et je cons erve mai ntenant
dans les yeux l’i mage de forteresses glauques.
Ces sol dats sans dout e ne reviendr ont pas, mais ils
se taisent, par pudeur. Cet as saut est dans l’ordre. On
puise dans une provision d’ hommes. On pui se dans un
grenier à gr ains. On j ette une poi gnée de grai ns pour l es
semailles.
Et nous buvons notr e cognac. Sur ma dr oite, on
dispute une partie d’éche cs. Sur ma gauche, on
plaisante. Où suis-je ? Un homme, à demi iv re, fait son
entrée. Il caresse une bar be hirsute et roul e sur nous des
yeux tendres. Son regard glisse sur le cognac, se
détourne, revi ent au cognac, vir e, suppli ant, s ur le
capitaine. Le capitaine rit tout bas. L’homme, touché
par l’espoir, rit aussi. Un rire léger gagne les
spect ateurs. L e capitai ne recu le doucement la bouteille,
190
le regard de l’homme joue le désespoir, et un j eu puéril
s’amorce ainsi, une sorte de ballet silencieux qui, à
traver s l’épaiss e fumée des cigar ettes, l’usur e de l a nuit
blanche, l’image de l’attaque prochaine, tient du rêve.
Et nous j ouons, enf ermés bi en au chaud dans la cale
de notre navire, cependant qu ’au-dehors re doublent des
explosions s emblables à des coups de mer.
Ces hommes se décaperont tout à l’heure de leur
sueur , de leur al cool, de l’ encrassement de leur attente
dans les eaux régales de la nu it de guerre. Je les sens si
près d’ être purifi és. Mais i ls dans ent encor e aussi loi n
qu’ils le peuvent dans er le ballet de l’ivrogne et de la
bouteille. Ils la poursuivent aussi loin qu’on peut la
pours uivre, cette partie d’ échecs. Ils font durer la vie
tant qu’ils peuvent. Mais ils ont réglé un réveille-matin
qui trône sur une étagère. Cette sonnerie retentira donc.
Alors ces hommes s e dres seront, s’étirer ont et
boucleront leur ceinturon. Le capitaine alors décrochera
son revolver. L’ivrogne alors dessoulera. Alors tous ils
empr unteront, sans trop s e hâter, ce corridor qui mont e
en pent e douce j usqu’à un re ctangle bleu de lune. Ils
diront quel que chose de simpl e comme : « Sacrée
attaque… » ou : « Il fait fr oid ! » Puis ils plongeront.
L’heure venue, j’assistai au réveil du sergent. Il
dormait allongé sur un lit de fer, dans l es décombr es
d’une cave. Et je le regard ais dormir. Il me semblait
191
connaître le goût de ce so mmeil non angoiss é, mais
tellement heureux. Il me rappelait cette première
journée de Li bye, au cour s de laquelle Prév ot et moi,
échoués sans eau et condamn és, nous avons pu, avant
d’éprouver une soif trop vive, dormir une fois, une
seule, deux heures durant. J’ avais eu le sentiment en
m’endormant d’user d’un po uvoir admirable celui d e
refuser le monde pr ésent. Propriét aire d’ un corps qui
me laissait encore en paix, rien ne distingua plus pour
moi, une fois que j’eus enf oui mon vis age dans mes
bras, ma nuit d’une nuit heur euse.
Ainsi l e sergent reposait -il, r oulé en boul e, sans
forme humai ne, et, quand ceux qui vinr ent le réveill er
eurent allumé une bougie et l’eurent fixée sur le goulot
d’une bouteille, je ne distinguai rien d’abord qui
émergeât du tas informe, sinon des godillots.
D’énormes godillots cloués, ferrés, des godillots de
journalier ou de docker.
Cet homme était chaussé d’in struments de travail, et
tout, sur son cor ps, n’était qu ’instruments cartouchières,
revol vers, bret elles de cuir , ceinturon. Il portait le bât,
le collier, tout le harnachemen t du cheval de labour. On
voit au fond des c aves, au Maroc, des meules tirées par
des chevaux aveugles. Ici, da ns la lueur tremblante et
rougeâtre de la bo ugie, on réveilla it aussi un cheval
aveugle afin qu’il tirât sa meule.
192
– Hep ! Sergent !
Il remua lentement, montrant son visage encore
endormi et baragouinant je ne sais quoi. M ais il revi nt
au mur ne voulant point se réveiller, se renfonçant dans
les profondeurs du sommeil comme dans la pai x d’un
ventr e mater nel, comme s ous des eaux profondes, se
retenant des poi ngs qu’il ouvr ait et fermait, à je ne sais
quelles algues noires. Il fa llut bien lui dénouer les
doigts. Nous nous assîmes sur son lit, l’un de nous
passa doucement son bras de rrière son cou, et souleva
cette lourde tête en souriant. Et ce fut comme, dans la
bonne chaleur de l’étable, la douceur de che vaux qui se
caressent l’encol ure. « Eh ! compagnon ! » Je n’ ai rien
vu dans ma vi e de plus tendre . Le sergent fit un dernier
effort pour rent rer dans ses s onges heur eux, pour
refuser notre univers de dy namite, d’épuisement et de
nuit glacée ; mais trop tard . Quelque chose s’imposait
qui venait du dehors. Ai nsi la cloche du collège, le
dimanche, réveille lentement l’enfant puni. Il avait
oublié le pupitre, le tableau noi r et le pens um. Il r êvait
aux jeux dans la campagne ; en vain. La cloche sonn e
toujours et le ramène, inex orable, dans l’injustice des
hommes . Semblable à l ui, le sergent reprenait peu à peu
à son compt e ce corps us é par la fatigue, ce corps dont
il ne voulait pas, et qui, dans le froid du réveil,
connaîtrait avant peu ces tris tes douleurs aux jointures,
puis le poids du harnachem ent, puis cette course
193
pesante, et la mor t. Non tant la mort que la glu de ce
sang où l’on tr empe s es mai ns pour se relever, cette
respiration difficile, cette glac e autour ; non tant la mort
que l’inconfort de mourir. Et je songeais toujours, le
regar dant, à la dés olation de mon pr opre r éveil, à cette
repris e en char ge de la soi f, du soleil, du sable, à cette
reprise en charge de la vie, ce rêve que l’on ne choisit
pas.
Mais le voilà debout, qui no us regarde droit dans l es
yeux :
– C’est l’heure ?
C’est i ci que l’ homme a pparaît. C’est ici qu’il
échappe aux prévisions de la logique : le sergent
souriait ! Quelle est donc cette tentation ? Je me
souvi ens d’une nuit de Pari s où Mermoz et moi ayant
fêté, avec quelques amis, je ne sais quel anniversaire,
nous nous sommes retrouvés au petit jour au seuil d’un
bar, écœurés d’avoir tant parl é, d’ avoir t ant bu, d’ être
inutilement si las. Mais comme le ciel déjà se faisait
pâle, Mermoz brusqu ement me serra le bras, e t si fo rt
que j e sentis s es ongl es. « Tu vois, c’est l’heure où à
Dakar… » C’était l’heure où les mécanos s e frottent les
yeux, et retir ent l es hous ses d’hélices, où le pil ote va
consulter la météo, où la terre n’est plus peuplée que de
camarades. Déjà le ciel se colo rait, déjà l’on préparait la
194
fête mais pour d’ autres, déj à l’on tendait la nappe d’un
festin dont nous ne s erions point les conviv es. D’autres
courrai ent leur risque…
« Ici quelle saleté… », acheva Mermoz.
Et toi, sergent, à quel ba nquet étais-tu convié qui
valût de mourir ?
J’avais reçu déjà tes co nfidences. Tu m’avais
raconté ton histoire : petit comptable quelque part à
Barcelone, tu y alignais autr efois des chiff res sans te
préoccuper beaucoup des divi sions de ton pays. Mais
un camarade s’engagea, puis un second, puis un
troisième, et tu subis a vec surprise une étrange
transformation : tes occupations, peu à peu,
t’apparurent futiles. Tes plai sirs, tes soucis, ton petit
confort, tout cel a était d’ un autr e âge. Là ne résidait
point l’i mportant. Vint enfin la nouvelle de la mort de
l’un d’ entre vous, tué du côté de Malaga. Il ne s’agissait
point d’ un ami que tu euss es pu désirer venger. Quant à
la politique elle ne t’avait ja mais troublé. Et cependant
cette nouvelle passa sur vous, sur vos étroites destinées,
comme un coup de vent de mer. Un camarade t’a
regar dé ce mati n-là :
– On y va ?
– On y va.
195
Et vous y êtes « allés ».
Il m’est venu quelques images pour m’expliquer
cette vérité que tu n’as pa s su traduire en mots mais
dont l’évidence t’a gouverné.
Quand passent les canards sauvages à l’époque des
migrations, ils provoquent de curieuses ma rées su r les
territoi res qu’ils domi nent. Les canards domesti ques,
comme attirés par le grand vol triangulaire, amorcent
un bond inhabile. L’appel sau vage a réveillé en eux je
ne sais quel vestige sauvage. Et voilà les canards de la
ferme changés pour une minut e en oiseaux migr ateurs.
Voilà que dans cette petite tête dure où circulaient
d’humbles images de mare, de vers, de poulailler, se
développent les étendues co ntinentales, le goût des
vents du large, et la géog raphie des mers. L’amiral
ignor ait que s a cervelle fût ass ez vaste pour cont enir
tant de merveilles, mais le voilà qui bat des ailes,
mépris e le grain, mépris e les ver s et veut devenir canard
sauvage.
Mais je revoyais surtout me s gazelles : j’ai élevé des
gazelles à Juby. Nous avon s tous, là-bas, élevé des
gazelles. Nous les enferm ions dans une maison de
treillage, en plein air, car il faut aux gazelles l’eau
courante des vents , et rien, au tant qu’elles, n’est fragile.
Capt urées jeunes , elles vi vent cependant et br outent
dans votre main. Elles se la issent caresser, et plongent
196
leur mus eau humi de dans l e creux de l a paume. Et on
les croit apprivoisées. On croit les avoir abritées du
chagrin inconnu qui éteint sans bruit les gazelles et leur
fait la mort la plus tendre… Mais vient le jour où vous
les retrouvez, pesant de le urs pet ites cornes, contr e
l’encl os, dans l a dir ection du désert . Elles s ont
aimantées. Elles ne savent pa s qu’elles vous fuient. Le
lait que vous leur apportez, elles viennent le boire. Elles
se laissent encore caresse r, elles enfoncent plus
tendrement encore leur mu seau dans vot re paume…
Mais à peine les lâchez-vous, vous découvrez qu’après
un s emblant de gal op heur eux, el les s ont ramenées
contre le treillage. Et si vo us n’intervenez plus, elles
demeur ent là, n’ essayant même pas de lutter contre la
barrièr e, mais pes ant simpl ement contre elle, la nuque
basse, de leurs petites cornes, jusqu’à mourir. Est-ce la
saison des amours, ou le si mple besoi n d’un gr and
galop à per dre hal eine ? Ell es l’ignorent. Leurs yeux ne
s’étaient pas ouverts enco re, quand on vous les a
capturées . Elles ignor ent tout de la libert é dans les
sables, comme de l’odeur du mâ le. Mais vous êtes bien
plus intelligents qu ’elles. Ce qu’elles cherchent vous le
savez, c’ est l’ét endue qui le s accomplira. Elles veulent
devenir gazelles et danser le ur danse. À cent trente
kilomèt res à l’ heure, ell es veul ent connaît re la f uite
rectiligne, coupée de brusqu es jaillissements, comme si,
çà et là, des fl ammes s’ échappai ent du s able. Peu
197
importent les chacals, si la vérité des gazelles est de
goûter la peur , qui les cont raint seul e à s e surpass er et
tire d’elles les plus hautes vo ltiges ! Qu’importe le lion
si la vérité des gazelles est d’être ouvertes d’un coup de
griffe dans le soleil ! Vous les regardez et vous songez
les voilà prises de nostalgie. La nostalgie, c’est le dés ir
d’on ne sait quoi … Il exi ste, l’obj et du désir, mais il
n’est poi nt de mot s pour l e dire.
Et à nous, que nous manque-t-il ?
Que trouvais-tu ici, serg ent, qui t’apportât le
sentiment de ne plus tr ahir ta destinée ? Peut-être ce
bras fraternel qui souleva ta tête endormie, peut-être ce
sourir e tendr e qui ne pl aignait pas, mais partageait ?
« Eh ! camarade… » Plaindre, c’est encore être deux.
C’est encore être divisé. Ma is il existe une altitude des
relations où la reconnaissance comme la pitié perdent
leur sens. C’est là que l’ on res pire comme un pris onnier
délivré.
Nous avons connu cette union quand nous
franchiss ions, par équi pe de deux avions, un Rio de Oro
insoumis encore. Je n’ai jamais entendu le naufragé
remercier son sauveteur. Le plus souvent, même, nous
nous i nsultions , pendant l’ épuisant transbor dement d’ un
avion à l’autre, des sacs de po ste : « Sal aud ! si j’ai eu
la panne, c’est ta faute, av ec ta rage de voler à deux
198
milles, en plein dans les courants contraires ! Si tu
m’avais suivi pl us bas, nous ser ions déj à à P ort-
Étienne ! » et l’autre qui offrait sa vie se découvrait
honteux d’être un salaud. De quoi d’ailleurs l’eussions-
nous remerci é ? Il avait dr oit lui aussi à notre vie. Nous
étions l es br anches d’ un même arbre. Et j’ét ais
orgueilleux de toi, qui me sauvais !
Pour quoi t’aur ait-il plai nt, ser gent, cel ui qui t e
préparait pour la mort ? Vous preniez ce ri sque les uns
pour les autres. On découvr e à cette minute-là cette
unité qui n’a pl us besoin de l angage. J’ai compris ton
départ. Si tu ét ais pauvr e à B arcelone, s eul peut -être
après l e travail, si ton cor ps même n’avait poi nt de
refuge, tu éprouvais ici le sentiment de t’accomplir, tu
rejoignais l’universel ; voici que t oi, le pari a, tu ét ais
reçu par l’amour.
Je me moque bien de conna ître s’ils étaient sincères
ou non, logiques ou non, les grands mots des politiciens
qui t’ ont peut-êtr e ensemencé. S’ils ont pr is sur toi,
comme peuvent germer des semences, c’est qu’ils
répondai ent à t es besoi ns. Tu es s eul juge. Ce s ont les
terres qui savent re connaître le blé.
199
III
Liés à nos frères par un bu t commun et qui se situe
en dehors de nous, alors se ulement nous respirons et
l’expéri ence nous montre qu’ai mer ce n’ est point nous
regar der l’un l’ autre mais regar der ensemble dans l a
même directi on. Il n’es t de camarades que s’ils
s’unissent dans la même co rdée, vers le même sommet
en quoi ils se r etrouvent . Sinon pour quoi, au si ècle
même du confort, éprouverions -nous une joie si pleine
à partager nos derniers vivres dans le désert ? Que
valent là-contre les prévisio ns des sociologues ? À tous
ceux d’entre nous qui ont connu la grande joie des
dépannages sahariens, tout au tre plaisir a par u futil e.
C’est peut-être pourquoi le monde d’aujourd’hui
commence de craquer autour de nous. Chacun s’exalte
pour des religi ons qui l ui promettent cett e plénitude.
Tous, sous les mots contradic toires, nous exprimons les
mêmes élans . Nous nous divis ons sur des mét hodes qui
sont les fruits de nos rais onnements, non su r les buts :
ils sont les mêmes.
Dès lors, ne nous étonno ns pas. Celui qui ne
soupçonnait pas l’incon nu endormi en lui, mais l’a senti
se réveiller une s eule fois da ns une cave d’anarchiste à
Barcelone, à cause du s acrifice, de l’entr’aide, d’une
200
image rigide de la justice, celui-là ne connaîtra plus
qu’une vérité : la vérité des anarchistes. Et celui qui
aura une fois mont é la gar de pour protéger un peuple de
petites nonnes agenouillée s, épouvantées, dans les
monastères d’Espagne, celui- là mourra pour l’Église.
Si vous aviez objecté à Me rmoz, quand il plongeai t
vers le versant chilien des An des, avec sa victoire dans
le cœur, qu’il se trompait, qu’une lettre de marchand,
peut- être, ne val ait pas l e risque de sa vie, Mermoz eût
ri de vous. La vérité, c’es t l’homme qui naissait en lui
quand il passait les Andes.
Si vous voul ez convaincr e de l’horreur de l a guerr e
celui qui ne r efuse pas la gu erre, ne le traitez point de
barbar e : cher chez à l e comp rendre avant de le juger.
Considér ez cet off icier du Sud qui commandait, lor s
de la guerre du Rif, un po ste avancé, pl anté en coin
entre deux mont agnes di ssident es. Il recevait, un s oir,
des parlementaires descendus du massif de l’Ouest. Et
l’on buvait le thé, comme il se doit, quand la fusillade
éclata. L es tribus du massi f de l’E st attaquai ent le poste.
Au capitaine qui les expuls ait pour combattre, les
parlementaires ennemis répondirent : « Nous sommes
tes hôt es aujour d’hui. Dieu ne permet pas qu’ on
t’abandonne… » Ils se joi gnirent donc à ses hommes,
sauvèrent le poste, puis regrimpèrent dans leur nid
d’aigle.
201
Mais la veille du jour où, à leur tour, ils se préparent
à l’assaillir, ils envoient des ambassadeurs au
capitaine :
– L’autre soir, nous t’avons aidé…
– C’est vrai…
– Nous avons brûlé pour toi trois cents cartouches…
– C’est vrai.
– Il serait juste de nous les rendre.
Et le capitaine, grand seigne ur, ne peut expl oiter un
avantage qu’il tirerait de leur noblesse. Il leur rend les
cartouches dont on usera contre lui.
La vérité pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un
homme. Quand celui-là qui a connu cette dignité des
rapports, cette loyauté dans le jeu, ce don mutuel d’une
estime qui engage la vie, co mpare cette élévation, qui
lui fut permise, à la médiocr e bonhomie du démagogue
qui eût exprimé sa fraternité aux mêmes Arabes par de
grandes claques sur les épaul es, les eût flatt és mais en
même temps humiliés, celui- là n’éprouvera à votre
égard, si vous rais onnez contre lui, qu ’une pitié un peu
méprisante. Et c’est lui qui aura raison.
Mais vous aurez ég alement raison de haïr la guerre.
Pour compr endre l’homme et ses besoins, pour le
202
connaître dans ce qu’il a d’essentiel, il ne faut pas
oppos er l’une à l’ autre l’évidence de vos vérités. Oui,
vous avez raison. Vous avez tous raison. La logique
démontr e tout. Il a r aison celui-là même qui rej ette les
malheurs du monde su r les bossus. Si nous déclarons la
guerr e aux bos sus, nous apprendr ons vi te à nous
exalter. Nous vengerons les cr imes des bossus. Et ce rtes
les bossus aussi com mettent des cri mes.
Il faut, pour essayer de dé gager cet ess entiel, oubli er
un i nstant les divisi ons, qui , une foi s admi ses,
entraînent tout un Coran de vérités inébranlables et le
fanatisme qui en découle. On peut ranger les hommes
en hommes de dr oite et en hommes de gauche, en
bossus et en non bossus, en fascistes et en démocrat es,
et ces di stincti ons sont ina ttaquables. Mais la vérité,
vous le savez, c’est ce qui si mplifi e le monde et non ce
qui crée le chaos. La vérité , c’est le langage qui dégage
l’uni versel. Newt on n’ a poi nt « découver t » une loi
longtemps dissimulée à la façon d’une solution de
rébus , Newt on a eff ectué une opération créatrice. Il a
fondé un langage d’homme qui pût exprimer à la fois la
chute de la pomme dans un pr é ou l’ascension du soleil.
La vérité, ce n’est point ce qui se démontr e, c’est ce qui
simplifie.
À quoi bon dis cuter les idéologi es ? Si t outes se
démontr ent, t outes aussi s’opposent, et de t elles
203
discus sions f ont dés espérer du s alut de l’homme. Al ors
que l’homme, partout, auto ur de nous, expose les
mêmes besoins.
Nous voulons êtr e délivrés. Celui qui donne un coup
de pioche veut connaître un sens à son coup de pioche.
Et le coup de pioche du bagnard, qui humilie le
bagnard, n’est point le même que le coup de pioche du
prospecteur, qui gr andit l e prospecteur. L e bagne ne
réside point là où des coups de pioche sont donnés. Il
n’est pas d’horreur matérielle. Le bagne réside là où des
coups de pi oche sont donnés qui n’ont point de s ens,
qui ne relient pas cel ui qui les donne à la communaut é
des hommes .
Et nous voulons nous évader du bagne.
Il est deux cents millions d’hommes, en Europe, qui
n’ont point de sens et voudraient naître. L’industrie les
a arrachés au langage des lignées paysannes et les a
enfer més dans ces ghettos énormes qui res semblent à
des gares de triage encombr ées de rames de wagons
noirs. Du fond des cit és ouvri ères, ils voudr aient être
réveillés.
Il en est d’ autres, pris dans l’engr enage de t ous les
métiers, auxquels sont inte rdites les joies du pionnier,
les joies religieuses, les joies du savant. On a cru que
204
pour l es grandir il suffi sait de les vêtir, de l es nourri r,
de répondr e à tous leur s bes oins. Et l’on a peu à peu
fondé en eux le petit bour geois de Courteline, le
politicien de village, le technicien fermé à la vie
intérieure. Si on les instruit bien, on ne les cultive plus.
Il se for me une piètr e opinion sur la cult ure celui qui
croit qu ’elle repose sur la mémo ire de formules. Un
mauvais élève du cours de S péciales en sait plus long
sur la nature et sur ses lois que Des cartes et Pas cal. E st-
il capable des mêmes démarches de l’esprit ?
Tous, pl us ou moi ns conf usément, éprouvent le
besoin de naître. Mais il es t des solutions qui trompent.
Certes on peut animer les hommes, en les habillant
d’uniformes. Alors ils chant eront leur s canti ques de
guerr e et rompr ont leur pain entr e camar ades. Ils aur ont
retrouvé ce qu’ils cherchent, le goût de l’universel.
Mais du pai n qui l eur est of fert, ils vont mour ir.
On peut dét errer les idoles de bois et ress usciter l es
vieux mythes qui ont, tant bien que mal, fait leur
preuve, on peut res susciter les mysti ques d e
Pangermanis me, ou d’E mpire romain. On peut eni vrer
les Allemands de l’ivress e d’être Allemands et
compatri otes de Beet hoven. On peut en s aouler
jusqu’au soutier. C’est, certes, plus facile que de tirer
du soutier un Beethoven.
205
Mais de telles i doles sont des idoles carnivor es.
Celui qui meurt pour le progrès des connaissances ou la
guéris on des mal adies, celui-là ser t la vi e, en même
temps qu’il meurt. Il est peut -être beau de mourir pour
l’expansion d’un terri toire, mais la guerre d’aujourd’hui
détruit ce qu’elle prétend favo riser. Il ne s’agit plus
aujourd’hui de s acrifier un peu de s ang pour vivifier
toute la r ace. Une guerr e, depuis qu’elle se traite avec
l’avion et l’hypérite, n’ est plus qu’une chirurgie
sanglante. Chacun s’installe à l’ abri d’ un mur de
ciment, chacun, faute de mieu x, lance, nuit après nui t,
des escadrilles qui torpillent l’ autre dans ses entrailles,
font sauter ses centres vita ux, paralysent sa production
et ses échanges. La vi ctoire est à qui pour rira le der nier.
Et les deux adversaires pourrissent ensemble.
Dans un monde devenu déser t, nous avions soif de
retrouver des camarades : le goût du pai n rompu entr e
camarades nous a fait accepter les valeurs de guerre.
Mais nous n’avons pas besoin de la guerre pour trouver
la chaleur des épaules voisines dans une course vers le
même but. La guerre nous trompe. La haine n’ajoute
rien à l’exaltation de la course.
Pour quoi nous haïr ? Nous s ommes solidaires,
emportés par la même plan ète, équipage d’un même
navire. Et s’il est bon que de s civilisations s’opposent
206
pour f avoriser des synthès es nouvell es, il est
monstrueux qu’elles s’entredévorent.
Puisqu’il suffit, po ur nous délivrer, de nous aider à
prendre conscience d’un bu t qui nous r elie les uns aux
autres, autant l e cher cher là où il nous unit tous. Le
chirurgien qui passe l a visite n’écout e pas les pl aintes
de celui qu’il ausculte à tr avers celui-là, c’est l’homme
qu’il cherche à guérir. Le chirurgien parle un l angage
universel. De même le physi cien quand il médite ces
équations pres que divines pa r lesquelles il saisit à la
fois et l’ atome et la nébuleus e. Et ainsi jusqu’au simple
berger. Car celui-là qui ve ille modestement quelques
moutons sous les étoiles, s’il prend conscience de son
rôle, s e découvre pl us qu’un s erviteur . Il est une
sentinelle. Et chaque sentine lle est responsable de tout
l’empire.
Croyez-vous que ce berge r-là ne souhaite pas de
prendre cons cience ? J’ai visité s ur le front de M adrid
une école installée à cinq cents mètres des tranchées,
derrière un petit mur de pier res, sur une colline. Un
caporal y enseignait la bo tanique. Démont ant de s es
mains les fragiles organes d’ un coquelicot, il attirait à
lui des pèlerins barbus qui se dégageaient de leur boue
tout aut our, et mont aient vers lui, malgré les obus, en
pèlerinage. Une fois rangés autour du caporal, ils
207
l’écoutaient, assis en taille ur, le menton au poing. Ils
fronçaient les sourcils, se rraient les dents, ils ne
comprenaient pas grand’chose à la leçon, mais on leur
avait dit : « Vous êtes des br utes, vous sortez à peine de
vos tanières, il faut rattraper l’humanité ! » et ils se
hâtaient de leurs pas lour ds pour l a rejoi ndre.
Quand nous pr endrons cons cience de notr e rôl e,
même le pl us effacé, al ors seulement nous serons
heureux. Alors seulement no us pourrons vi vre en pai x
et mourir en paix, car ce qu i donne un sens à la vie
donne un sens à la mort.
Elle est si douce quand elle est dans l’ ordre des
choses, quand le vieux paysa n de Provence, au terme de
son règne, remet en dépôt à ses fils son lot de chèvres et
d’oliviers, afin qu’ils le tr ansmettent, à l eur tour , aux
fils de leurs fils. On ne meurt qu’à demi dans une lignée
paysanne. Chaque existence craque à son tour comme
une coss e et livre ses gr aines.
J’ai coudoyé, une fois, troi s paysans, face au lit de
mort de l eur mèr e. Et certes , c’était doul oureux. Pour la
seconde fois, ét ait tranché le cordon ombilical. Pour la
seconde fois, un nœud s e défaisait : celui qui lie une
génération à l’autre. Ces trois fils se découvr aient seul s,
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ayant tout à apprendre, priv és d’une table familiale où
se réunir aux jours de fête, privés du pôle en qui ils se
retrouvaient tous. Mais je d écouvrais aussi, dans cette
ruptur e, que la vie peut êt re donnée pour la seconde
fois. Ces fils, eux aussi, à leur tour, se feraient têtes de
file, points de ra ssemblement et patriarches, jusqu’à
l’heure où ils passeraient, à leur tour, le commandement
à cette portée de petits qui jouaient dans la cour.
Je regar dais la mère, cett e vieille paysanne au visage
paisi ble et dur, aux l èvres serrées, ce vis age changé en
masque de pierre. Et j’y reco nnaissais le visage des fils.
Ce masque avait servi à imprim er le leur. Ce corps avait
servi à impri mer ces cor ps, ces beaux exemplair es
d’hommes. Et maintenant, e lle reposait brisée, mais
comme une gangue dont on a retiré le fruit. À leur tour,
fils et filles, de leur cha ir, imprimeraient des petits
d’hommes. On ne mour ait pas dans la ferme. La mè re
est morte, vive la mère !
Douloureuse, oui, mais te llement simple cette image
de la lignée, abandonnant un e à une, sur son chemin,
ses belles dépouilles à cheveux blancs, marchant vers je
ne sais quell e vérité, à travers ses métamorphoses.
C’est pour quoi, ce même so ir, la cloche des morts
du petit village de campagne me parut cha rgée, non de
déses poir, mais d’ une allégress e discrète et tendre. Elle
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qui cél ébrait de l a même voi x les ent errements et l es
baptêmes, annonçait une fois encore le passage d’une
génération à l’autre. Et l’ on n’éprouvait qu’une grande
paix à entendre chanter ces fiançailles d’une pauvre
vieille et de la terre.
Ce qui se transmettait ainsi de génération en
génération, avec le lent progrès d’une croissance
d’arbre, c’ét ait la vie mai s c’était aussi la cons cience.
Quelle myst érieuse ascension ! D’une lave en f usion,
d’une pâte d’ étoile, d’une cellule vivante germée par
miracl e nous sommes is sus, et, peu à peu, nous nous
sommes élevés jusqu’à écr ire de s cantates et à peser des
voies lactées.
La mère n’avait point seulem ent transmis la vie elle
avait, à ses fils, enseigné un langage, elle leur avait
confié le bagage si lent ement accumulé au cours des
siècles, le patrimoine spiritu el qu’ elle avait elle- même
reçu en dépôt, ce pe tit lot de traditions , de concepts et
de mythes qui constitue tout e la différence qui sépare
Newton ou Shakespeare de la brute des caver nes.
Ce que nous sentons quan d nous avons faim, de
cette faim qui poussait les so ldats d’Espagne sous le tir
vers la leçon de botanique , qui poussa Mermoz vers
l’Atlanti que Sud, qui pousse l’autre vers son poème,
c’est que la genèse n’est poi nt achevée et qu’il nous
210
faut prendre conscience de nous -mêmes et de l’univers.
Il nous f aut, dans la nuit, lancer des passerelles. Seuls
l’ignorent ceux qui font l eur sagesse d’une indifférence
qu’ils croient égoïste ; mais tout dément cette sagesse-
là ! Camarades, mes cama rades, je vous prends à
témoin : quand nous somm es-nous sentis heureux ?
IV
Et voi ci que j e me s ouviens, dans la dernière page
de ce livre, de ces bure aucrates vieillis qui nous
servirent de cort ège, à l ’aube du pr emier cour rier,
quand nous nous préparions à muer en hommes, ayant
eu la chance d’être désigné s. Ils étaient pourt ant
sembl ables à nous, mais ne connaissai ent poi nt qu’ ils
avaient faim.
Il en est trop qu’ on laisse dormir.
Il y a quelques années, au cours d’un long voyage en
chemin de f er, j’ai voul u visiter la patrie en marche où
je m’enfermais pour trois jo urs, prisonni er pour trois
jours de ce br uit de galets roulés par la mer , et je me
suis levé. J’ai traversé vers une heure du matin le train
dans toute sa longueur. Les sleepings étaient vides. Les
211
voitures de première étaient vides.
Mais les voit ures de t roisième abrit aient des
centaines d’ouvriers polona is congédiés de France et
qui r egagnai ent leur P ologne. Et je remont ais les
couloirs en enjambant des corps. Je m’arrêtai pour
regar der. Debout sous les ve illeuses, j’apercevais dans
ce wagon sans divisions, et qui ressemblait à une
chambrée, qui sentait la ca serne ou le commis sariat,
toute une popul ation conf use et bar atée par l es
mouvements du rapide. Tout un peuple enfoncé dans
les mauvais songes et qu i regagnait sa misère. De
grosses têtes rasées roulaient s ur le bois des banquett es.
Hommes, femmes, enfants, to us se retournaient de
droite à gauche, comme atta qués par tous ces br uits,
toutes ces secouss es qui l es menaçai ent dans leur oubl i.
Ils n’avaient point trouv é l’hospitalité d’un bon
sommeil.
Et voici qu’ils me sembla ient avoi r à demi perd u
qualité humaine, ballottés d’un bout de l’Europe à
l’autre par les courants é conomiques, a rrachés à la
petite maison du Nord, au mi nuscule jardin, aux trois
pots de géranium que j’avais remarqu és autrefois à la
fenêtre des mineurs polonais . Ils n’avaient rassemblé
que les ustensil es de cui sine, les couvert ures et les
rideaux, dans des paquets mal ficelés et crevés de
herni es. Mais tout ce qu’il s avai ent caressé ou char mé,
212
tout ce qu’ils avai ent r éussi à appri voiser en quatr e ou
cinq années de séjour en Fran ce, le chat, l e chien et l e
géranium, ils avaient dû les sacrifier et ils
n’emportaient avec eux que ces batteries de cuisine.
Un enfant tétait une mère si lasse qu’elle paraissait
endormie. La vie se transmet tait dans l’absurde et le
désordre de ce voyage. Je regardai le père. Un crâne
pesant et nu comme une pier re. Un cor ps plié dans
l’inconfortable sommeil, empri sonné dans l es
vêtement s de tr avail, fait de bos ses et de cr eux.
L’homme était pareil à un tas de glaise. Ainsi, la nuit,
des épaves qui n’ont plus de forme, pè sent sur les bancs
des halles. Et je pensai le problème ne réside point dans
cette misère, dans cett e saleté, ni dans cette lai deur.
Mais ce même homme et cette même f emme se sont
connus un jour et l’homme a souri s ans dout e à la
femme : il lui a, sans doute, ap rès le travail, apporté des
fleurs. Timide et gauche, il tremblait peut-être de se
voir dédaigné. Mais la femme, par coquetterie naturelle,
la femme sûre de sa grâc e se plais ait peut- être à
l’inqui éter. Et l’autre qui n’ est plus auj ourd’hui qu’ une
machine à piocher ou à cogner , éprouvait ai nsi dans s on
cœur l’angoisse délicieuse. Le mystère, c’est qu’ils
soient devenus ces paquets de glaise. Dans quel moule
terrible ont-ils pas sé, mar qués par l ui comme par une
machine à emboutir ? Un an imal vieilli conserve sa
grâce. P ourquoi cett e bel le ar gile humaine est-ell e
213
abîmée ?
Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont l e
sommeil était tr ouble comme un mauvais lieu. Il flottait
un br uit vague fai t de ronf lement s rauques, de pl aintes
obscures, du raclement des god illots de ceux qui, brisés
d’un côté, es sayai ent l’autre. Et t oujours en s ourdine cet
intarissable accompagnement de galets retournés par la
mer.
Je m’ assis en f ace d’un coupl e. Entre l’homme et la
femme, l ’enfant, t ant bien que mal , avait f ait son cr eux,
et il dormait. Mais il se retour na dans le sommeil, et son
visage m’apparut sous la ve illeuse. Ah ! quel adorable
visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit
doré. Il était né de ces lour des hardes cette réussite de
charme et de grâce. Je me penchai sur ce fron t lisse , sur
cette douce moue des l èvres, et je me di s : voi ci un
visage de musicien, voici Mo zart enfant, voici une belle
promesse de la vie. Les petits princes des légendes
n’étaient point diff érents de lui : protégé, entouré,
cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par
mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous
les j ardiniers qui s’émeuvent. On isol e la rose, on
cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de
jardinier pour les hommes . Mozart enfant s era marqué
comme l es autr es par la m achine à emboutir. Mozart
fera ses plus haut es joi es de musi que pourri e, dans la
214
puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné.
Et je regagnai mon wagon. Je me disais : ces gens
ne souf frent guèr e de l eur sort. E t ce n’es t poi nt la
charité ici qui me tourment e. Il ne s’agit point de
s’attendrir sur une plaie ét ernellement rouverte. Ceux
qui la portent ne la senten t pas. C’est quelque chose
comme l ’espèce humaine et non l’indi vidu qui est
blessé ici, qui est lésé. J e ne cr ois guèr e à l a pitié. Ce
qui me t ourment e, c’est le poi nt de vue du jardini er. Ce
qui me t ourment e, ce n’ est poi nt cett e misère, dans
laquelle, après tout, on s’insta lle aussi bien que dans la
paresse. Des générations d’Or ientaux vivent dans la
crass e et s’y plais ent. Ce qui me tourmente, les s oupes
populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente,
ce ne s ont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur.
C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart
assassiné.
* * *
Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer
l’Homme.
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216
Table
I. La ligne ………………………………………………………. 8
II. Les camarades ……………………………………………. 32
III. L’avion ……………………………………………………… 54
IV. L’avion et la planète …………………………………… 59
V. Oasis ………………………………………………………… 75
VI. Dans l e désert …………………………………………….. 84
VII. Au cent re du dés ert…………………………………… 127
VIII. Les hommes …………………………………………….. 186
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218
Cet ouvr age est l e 46ème publié
dans la collection Classi ques du 20ème siècle
par la Bibliothèque élec tronique du Québec.
La Bibliothèque élect ronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
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Acest articol: Antoine de Saint-Exupéry [623070] (ID: 623070)
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