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Héros, jeunesse et apprentissage dans quelques romans
du XIXe siècle : Chateaubriand, René, 1802 – Stendhal,
Le Rouge et le Noir, 1830 – Musset, La Confession d’un
enfant du siècle, 1836 – Balzac, Illusions perdues,
1837/1843 – Flaubert, L’Éducation sentimentale,
Histoire d’un jeune homme, 1869
Y ao Raphaël Kouassi
T o cite this version:
Y ao Raphaël Kouassi. Héros, jeunesse et apprentissage dans quelques romans du XIXe siècle :
Chateaubriand, René, 1802 – Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830 – Musset, La Confession d’un
enfant du siècle, 1836 – Balzac, Illusions perdues, 1837/1843 – Flaubert, L’Éducation sentimentale,
Histoire d’un jeune homme, 1869. Littératures. Université Blaise Pascal – Clermont-F errand II, 2011.
F rançais. NNT : 2011CLF20020. tel-01702676
UNIVERSITE DE CLERMONT –FERRAND II – BLAISE PASCAL
U.F.R. LETTRES, LANGUES ET SCIENCES HUMAINES
ECOLE DOCTORALE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DEPARTEMENT DE FRANÇAIS
________________________________________________________________
Discipline : LITTERATURE FRANCAISE
THESE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE CLERMONT -FERRAND II
Titre :
HEROS DE JEUNESSE ET APPRENTISSAGE DANS
QUELQUES ROMANS DU XIXe siècle
Chateaubriand, René, 1802
Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830
Musset, La Confession d’un enfant du siècle, 1836
Balzac, Illusions perdues, 1837/1843
Flaubert, L’Education sentimentale, Histoire d’un jeune homme, 1869
Présentée et soutenue publiquement par
M. KOUASSI Yao Raphaël
Directeur de Thèse :
Pr Pascale AURAIX-JONCHIERE
Membres du jury :
Pr Gérard Peylet, Université de Bordeaux 3, Bordeaux, Président
Pr Pascale Auraix -Jonchière, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II, Directrice
François Bruno Traoré, Maître de Conférences, Université de Cocody, Abidjan, Rapporteur
Pr Philippe Antoine, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II, Examinateur
________________________________________________________________
Date de soutenance : 25 novembre 2011
Numéro national
Copyright Tome I
2
3
DEDICACE
A Madame Pascale Auraix-Jonchière,
qui a guidé avec une rigueur patiente et méthodique ces pas qui se voulaient certes
alertes, mais de néophyte, nous exprimons notre gratitude et notre considération profondes.
Au Professeur Emérite Alain Montandon, j’exprime mon dévouement respectueux.
A l’administration et aux autres doctorants de l’Université Blaise Pascal, précieux
compagnons d’un parcours initiatique, ma reconnaissance vous est renouvelée ici.
Aux dignes Maîtres dont la convivialité, l’estime et l’encouragement demeurent pour
moi, depuis mes premiers pas à l’Université jusqu’à ce jour, des repères sensibles et vitaux de
re-création et donc de leitmotiv. L’usage admis dans ces pages ne peut me permettre de me
livrer à une tâche – qui serait fastidieuse d’énumération. Je me permettrais, toutefois, de
nomme
r les Professeurs Germain KOUASSI KOUAME et Jean-Marie KOUAKOU, des
Universités de Bouaké et d’Abidjan, qui m’ont couvert de soins particuliers et envers qui je
me sens redevable à plus d’un titre.
A mes parents, qui m’ont communiqué cette soif inextinguible des sources pures ; vous
m’avez
offert cette unique occasion d’exister que j’essaie de faire fructifier au mieux !
Tchica
ya U’Tamsi disait de son père qu’il a dû être certainement fier de lui – lui qui le
donnait
pour perdu, avec le destin de poète ; relation qu’il n’a malheureusement pas pu
verbaliser. Vis-à-vis de mon père, je crois utile d’exprimer la même dette morale ; c’est
sûrement le de
stin propre à une certaine semence !
A mon épouse et à mes enfants, surtout à ma fille venue la dernière et sur qui est portée
toute l’attention – puisque parée de promesses divines ; soyez éclairés par les faibles lueurs de
ces
années de sacrifice qui nous donnent autrement la Dignité et la Considération, à l’aune de
la mythologie humaine.
4
Epigrap he
« Une œuvre d’art est d’un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle,
telle qu’elle a été conçue par l’auteur, à travers la configuration des effets qu’elle produit sur
l’intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi, l’auteur crée-t-il une forme achevée,
afin
qu’elle soit goûtée et comprise telle qu’il l’a voulue. Mais d’un autre côté, réagissant à la
constellation des stimuli, en essayant d’apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque
consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des
tendances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au
fond, une forme est esthétiquement valable, justement dans la mesure où elle peut-être
envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété
d’aspects et de résonnances, sans jamais cesser d’être elle-même. […]. En ce premier sens,
toute œuvre d’art, alors même qu’elle est forme achevée et « close » dans sa perfection
d’organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu’elle peut-être interprétée
de différentes façons, sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d’une œuvre
d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une
perspective originale. »
Umberto Eco, L’Œuvre ouverte , Paris, Seuil, 1965, p. 17.
5
Sommaire
INTRODUCTION 6
PREMIERE PARTIE : LE ROMAN DE FORMATION DANS LA LITTERATURE FRANCAISE DU XIXE SIECLE 26
1. LES ORIGINES DU ROMAN DE FORMATION 27
1.1. LITTERATURE ET SOCIETE ROMANTIQUE 27
1.2. LES INFLUENCES PRE -ROMANTIQUES FRANÇAIS ES 53
1.3. LES SOURCES EUROPEENNES DU ROMAN DE FORMATION 63
2. LES CARACTERISTIQUES DU ROMAN DE FORMATION : DE CHATEAUBRIAND A FLAUBERT 77
2.1. NOTIONS D ’HEROÏSME ET DE JEUNES SE 77
2.2. UN SIECLE DE REMISE EN QUESTION 92
DEUXIEME PARTIE : HEROS DE JEUNESSE ET PROCESSUS DE FORMATION DANS LA FONCTIONNALITE DE S
RECITS 253
1. LE SYSTEME DES PERSONNAGES 254
1.1. AUTOUR DU PERSONNAGE DANS LE ROMAN DE FORMATION 254
1.2. TYPOLOGIE 261
1.3. LES HEROS DU ROMAN DE FORMATION 301
1.4. L’INFLUENCE DU SENTIMENT AMOUREUX DANS LA FORMATION DU HEROS 337
2. LA SPATIALITE ROMANESQUE 352
2.1. UNE ORGANISATION DES RECITS EN TABLEAUX 352
3. L’ORGANISATION ACTAN CIELLE DU RECIT 381
3.1. ORGANISATION DES RECI TS 381
3.2. ETAPES DU PROCESSUS DE FORMATION 385
TROISIEME PARTIE : ECRITURE ROMANESQUE, ESTHETIQUE ET IDEOLOG IE 400
3.1. LA REPRESENTATION DU REEL ET DE SES ENJEUX 401
3.2. L’ECRITURE DU MOI 460
4. APPROCHE IDEOLOGIQUE DES ŒUVRES 486
4.1. UNE ASPIRATION AU CHANGEMENT DE L’ORDRE SOCIAL ET DES VALEURS 486
4.2. LE REFUS D’UNE EDUCATION SOCIALE CONVENTIONNELLE 506
CONCLUSION 551
BIBLIOGRAPHIE 560
INDEX DES NOMS PROPR ES 583
INDEX DES ŒUVRES 590
TABLE DES MATIERES 595
6
INTRODUCTION
7
« Etudiez notre littérature contemporaine, vous
verrez en elle tous les effets de la névrose qui agitent notre siècle ; elle est le produit direct de
nos in
quiétudes, de nos recherches âpres, de nos paniques, de ce malaise général qu’éprouvent
nos sociétés aveugles en face d’un avenir inconnu. », Emile Zola, Mes Haines , 1866.
Grand siècle de l’optimisme rationaliste, de la philosophie critique, de la foi dans le
progrès, dans la force de l’esprit, dans l’idée de liberté et de bonheur, le siècle des Lumières
s’achève théoriquement vers 1800, sur une série d’inquiétudes existentielles et
d’interrogations sur la notion de « sujet » ou de « moi », très sensibles, notamment dans la
li
ttérature romanesque et autobiographique. Le siècle qui naît en ce moment a toutes les
raisons de se reconnaître les caractéristiques d’un grand siècle, parce qu’il situe la société
romantique, avec l’avènement du Consulat1 – 1799-1804 –, dans une période qui connaîtra
par
la suite de nombreux bouleversements. Du fait de son instabilité constitutionnelle et
politique, le XIXe siècle apparaît comme une période de renouvellement et de crises qui
consacrent une énorme fragilité de tout et de tous. Ce siècle hérite cependant des engagements
idéologiques et sociaux des philosophes des Lumières, mais aussi des promesses suscitées par
la Révolution de 1789 qui ouvre une ère de mutations intellectuelles et d’évolutions sociales.
Au lendemain de la Révolution de 1789, la première génération des écrivains du XIXe
siècle va reprendre à son compte ces questionnements sur le sujet, sur un ton souvent
passionné et parfois dramatique. L’individu, dans sa singularité psychologique et sociale,
devient le centre de la réflexion et de l’écriture2. Après la chute de Napoléon Ier, toute une
génération de jeunes gens se trouve contrainte d’abandonner ses rêves de changement
politique ; aussi manifeste-t-elle un dégoût clairement exprimé envers la société réactionnaire
de la
Restauration3, puis envers celles de la Monarchie de Juillet4 et de la IIe République5.
1 . Régime politique de la France issu du coup d’Etat du 18 brumaire an VIII et au cours duquel la société et les
questions politiques sont sujettes à des réformes. Il prit fin lorsque Napoléon Bonaparte, alors premier consul, se
fit proclamer empereur.
2 . La littérature entre dans une ère nouvelle – elle est intime et s’intéresse aux affectations de l’âme – qui
privilégie l’examen de soi au détriment du regard de la littérature du XVIIIe siècle qui est social, collectif et
extérieur à l’individu.
3 . Première Restauration – avr. 1814-mars 1815 – et régime politique de la France sous lequel régna Louis
XVIII.
8
L’art et la littérature s’imprègnent des mutations et des grands courants d’inspiration qui
structurent le siècle. Le XIXe siècle littéraire connaît un renouvellement de l’inspiration et de
l’expression qui contribue à donner une orientation nouvelle à l’esthétique dans la création.
Le besoin de vérité apparaît comme une exigence du siècle, à travers la littérature qui porte
l’aspiration de l’homme et de l’état social nouveaux engendrés par la Révolution de 1789.
Pour J.-P. Richard :
La cr
éation littéraire apparaît désormais comme une expérience, ou même comme une pratique
de soi, comme un exercice d’appréhension et de genèse au cours duquel un écrivain tente d’à la
fois se saisir et se construire.6
Entre euphorie et bouleversements, la souffrance du peuple et les événements socio-
politiques suscitent une matière littéraire nouvelle, caractéristique de la relation actuelle de
l’écrivain avec la société et l’art. Cette phase de re-définition d’une nouvelle identité de
l’écrivain est marquée par les nouvelles tensions et aspirations de l’individu qui
s’accommodent mal des clichés et rigidités formelles dont ils avaient hérité des siècles
précédents. A cela, il faut ajouter une volonté de liberté qui, après avoir gagné l’esprit du
siècle – grâce à la Révolution –, innerve le domaine intellectuel. Ce nouveau profil de
l’éc
rivain prend son ancrage à l’orée du XIXe siècle, aux dires d’Alain Montandon :
Il
est bien établi que c’est à la fin du XVIIIe siècle que l’existence même de l’artiste devient
critique et problématique. Son statut change : il n’est plus l’artisan au service d’une cour
aristocratique dont il embellit l’existence, mais un individu qui prend conscience de ses vertus
et de son génie propres et qui revendique la liberté d’une création autonome ne devant rien
qu’à elle-même.7
Ces nouvelles aspirations ont pour conséquence d’engendrer un esprit nouveau, un art
renouvelé qui entend œuvrer à l’émergence de formes différentes, d’inspirations inédites qui
placent l’individu au centre de toutes les préoccupations. L’imagination réhabilitée au
4 . Régime monarchique constitutionnel instauré en France – 1830/1848 et dont le souverain est Louis-Philippe
Ier.
5 . Régime politique de la France du 25 févr. 1848 au 2 déc. 1852.
6 . J.- Pierre Richard, Littérature et sensation. Stendhal et Flaubert , Paris, Seuil, coll. « Essai », 1990, p. 15.
7 . Alain Montandon, « Le roman romantique de la formation de l’artiste », in Revue de la Société des Etudes
romantiques n°54 , Paris, CDU et CEDES, 1986, p. 24.
9
détriment de la raison8 cultive désormais tous les champs de la création artistique et s’impose
comme l’élément essentiel qui guide la réflexion et la relation de l’homme à Dieu, à la
société, à la création, ainsi qu’à lui-même : on parle alors de Romantisme. Le XIXe sièc le est
essentiellement caractérisé par cette forte émergence de l’individualité, cette quête effrénée de
l’ailleurs qui met le moi aux prises avec les « labyrinthes d’une subjectivité problématique »,
selon
le mot d’Alain Montandon. L’artiste romantique naît ainsi avec le siècle dans lequel il
prend une place prépondérante qui s’apparente comme ici, à une élection divine : « L’être
artist
e de l’homme romantique apparaît comme une prédestination non souhaitée, un destin
que celui-ci subit passivement avant que de pouvoir (éventuellement) devenir ce qu’il est et
prendre en mains ce mystérieux destin. »9
Au-delà du mythe associé à l’éclosion du romantisme, il se présente, avant tout,
comme un mouvement de pensées qui traverse tout le siècle, avec des fortunes diverses. Pour
Claude Millet, les préceptes et caractéristiques du romantisme élaborés,10 il est utile d’en
établir les grands moments. Pour elle, en effet, on distingue «un romantisme du Consulat et de
l’Empire, un romantisme de la Restauration, puis de la monarchie de juillet, et enfin de
l’après-1848-1851, chacun ayant sa couleur propre. »11 Au début du siècle, le romantisme est
de coloration « mélancolique et spiritualiste ». Fortement dominé par une crise des
conscienc
es, de l’art et de la religion, il initie des voies nouvelles à l’instabilité et au trouble
de l’individu. Avec René, Chateaubriand s’illustre comme chantre de ce premier romantisme
qui privilégie essais et récits, tendance que Germaine de Staël reprend dans une espèce d’écho
nuancé, dans son exil suisse, notamment à Coppet. Dans son œuvre présentée comme le fruit
d’une collaboration d’auteurs, devenus plus ou moins célèbres, comme A. W. Von Schlegel,
Constant, Sismondi, Bonstetten, elle entend introduire, grâce à un « romantisme libéral et
déiste », des fondements à la culture française par « un art roman – médiéval et chrétien,
8 A la raison considérée comme maîtresse au XVIIIe siècle, l’imagination est opposée comme « reine des
facultés ».
9 Alain Montandon, op. cit., p. 28.
10 « C’est dans la clarté de cette évidence que s’est résolu l’apparent paradoxe sur lequel repose le romantisme,
qui postule à la fois à l’historicité des œuvres et leur singularité, qui exalte en lui-même un mouvement collectif
et se donne pour première réclamation l’indépendance de l’artiste et l’autonomie de l’œuvre : c’est dans la libre
singularité d’un geste créateur qui dote chaque œuvre de ses lois de fonctionnement propres que la littérature a le
plus de chances d’exprimer en profondeur son époque, et d’en découvrir les principes, parce que l’écrivain ou
l’artiste, ou le génie, se définit par sa capacité à être une incarnation de la société actuelle, dans ses aspirations
profondes. », Claude Millet, Le Romantisme , Paris, Livre de Poche, 2007, p. 14.
11 Ibid., p. 15.
10
indigène, enraciné. »12 Le romantisme de la Restauration favorise la figure des Mages en
poésie, la veine fantastique dans le domaine narratif ; c’est un romantisme « frénétique,
rêve
ur, mélancolique, prophétique et fantaisiste », assez provocateur, aux dires de Claude
Millet ;
il intègre également la réalité prosaïque qu’il traite avec ironie. Lamartine, Vigny et
Hugo
rivalisent de génie en poésie, quand Musset, Sainte-Beuve, Nodier et Jules Janin leur
emboîtent le pas au niveau de la prose. Assez offensifs et plus engagés, les romantiques de
cette période s’organisent, ouvrent des salons libéraux – celui de Delécluse, et des cénacles
autour de Nod
ier et de Hugo -, puis ils fondent des revues telles Le Conservateur littéraire des
frères Hugo, La Muse et Le Globe.
L’échec de la révolution de 1830 est à la base d’un fort désenchantement que les
romantiques entendent traduire dans leurs œuvres. De plus en plus, la désaffection, la
marginalisation – à l’instar des « jeunes France » et la remise en cause systématique de
l’hérita
ge social et esthétique se font jour. L’illusion apportée par le bref avènement de la
deuxième République en 1848, n’aura été que feu de paille, au regard des attentes, de plus en
plus pressantes, d’individus lassés par les pérégrinations d’une histoire au cours insaisissable .
Le romantisme résiste donc et devient, par-delà cette période et même dans le dernier tiers du
siècle, le mode d’expression littéraire le plus courant, même chez des auteurs qui prétendent
le combattre. L’analyse de Claude Millet souligne à ce sujet :
A
bien des égards, le classicisme survivra au romantisme, de manière dégradée, dans les
normes académiques des institutions et des gens de bon goût. En tout cas, ils ont coexisté, et en
1864 le dernier manifeste du romantisme, le William Shakespeare de Victor Hugo, le prend
toujours pour cible vivante, non sans raison. Enfin, le romantisme n’est pas mort avec
l’apparition de nouveaux mouvements qui, tels le réalisme de Courbet et de Champfleury vers
1850, le Parnasse des années 1860-1870 ou toutes les avant-gardes qui se multiplient à partir de
1870, entendent le concurrencer ou le supplanter.13
Plus qu’une esthétique simple, le romantisme devient un moyen, une voie par laquelle
l’individu et l’écrivain tentent de trouver une solution à l’étouffement et à la vacuité de leur
existence. L’ère et le modèle napoléoniens auront été trop courts, assimilables à un mirage ; or
il e
st indispensable de trouver une alternative au malaise social et au tourment existentiel
d’une jeunesse plus que jamais désorientée. Dans le même temps, la faillite des idéologies et
12 Ibid., p. 15.
13 Ibid., p. 18.
11
cette crise d’une condition humaine en quête d’identité sont alimentées par la division et la
hiérarchisation des classes sociales. Dans un tel contexte, toute ambition héroïque est vouée à
l’échec et seule, demeure l’aspiration à la tranquillité d’un ailleurs qui suppose le départ vers
Paris ou l’inverse. On le voit, le lien entre la société romantique et le roman de formation ou
d’apprentissage est étroit, dans la mesure où le texte est une invite au schéma réaliste ou
stylisé d’un environnement marqué par de nombreux bouleversements.
Quelle peut être la condition et le rôle de l’écrivain dans une société post-
révolutionnaire et romantique ? Comme le jeune-homme soumis à la pression d’un siècle qui
ne
lui est pas favorable, l’écrivain et le romancier en particulier se trouve engagé dans une
quête de survie, par le moyen de l’écriture. Sur le plan social, politique et littéraire, le
romancier doit lutter pour échapper à la défaite, à la capitulation devant un monde qui
l’étouffe. Les tendances littéraires romantique, réaliste et naturaliste apportent à l’écriture
romanesque, une nouvelle vitalité qui lui assigne la mission de dénoncer les travers sociaux et
de donner à voir des exemples de jeunes héros qui s’arrachent à leur condition première pour
devenir des êtres-acteurs de leur destin, des modèles de personnes qui aspirent légitimement à
une liberté, qui a pour eux le sens de la réalisation de soi dans une société qui les avait
disqualifiés au départ.
En somme, ce contexte de tensions sociale et politique est exprimé par une littérature
dont l’enga
gement consiste à faire évoluer le personnage, notamment le personnage de
jeunesse encore attaché à des rêves dans une société où tout est et reste à reconstruire.
Comment s’affirmer donc, se construire un destin lorsqu’on ne s’éprouve soi-même que
comme une énigme, une préoccupation existentielle et un malaise ?
Eta
blir l’identité du héros de jeunesse, c’est interroger sur le plan purement
diachronique l’évolution de cette notion, considérée de longue date comme correspondant à
une figure emblématique de la société. En effet, dans une perspective purement légendaire, le
héros, plutôt « Héros », à l’exemple d’Ulysse, d’Hector, d’Achille ou du chevalier dans le
roman
arthurien, est l’auteur d’exploits glorieux, toujours porté au triomphe. Tout en
incarnant les grandes valeurs de probité, de beauté physique et de générosité, il se distingue
comme le protecteur du peuple dont il assume, en partie, les intérêts et la garde. Au fil du
temps, cette auréole prestigieuse, qui faisait du héros un demi-dieu, est remplacée par une
image moins mythique du héros, ramené à un individu au destin exceptionnel, par sa capacité
à lutter et à vaincre les adversités les plus périlleuses. Toutes les œuvres de fiction consacrent
12
cette figure et ce profil du héros qui sort de la légende pour revêtir une tunique humaine.
Construit sur le modèle de la singularité et des traits distinctifs de caractère, le héros alimente
l’œuvre littéraire, en tant que créature de fiction. Il est ici, un être de papier résultant :
d’u
n processus dynamique de construction qui met en œuvre toute une série de données
textuelles : son apparence physique, par qui et comment il est focalisé ; ce qu’il focalise lui-
même et comment ; le cadre temporel et spatial ; les oppositions thématiques, […].14
La figure qui est donnée le plus souvent à ce personnage qui a vocation à focaliser la
sympathie, est celle de jeune en pleine croissance ou évolution. Le jeune héros au centre du
roman de formation n’est donc qu’un personnage de fiction, protagoniste de l’action qu’il lui
revient de mener. Or dans notre corpus, si ce personnage est conscient de sa valeur et happé
par les ressorts de l’ambition, il ne demeure pas moins que des facteurs d’ordre familial,
socio-politique ou idéologique, en tout cas extérieurs se présentent à lui comme un écran, un
facteu
r inhibiteur. C’est en conséquence de ces obstacles qu’il ressent comme un appel
intérieur d’infléchir son destin dans le sens de ses plus inattendues aspirations et de ses
rêves.15 Cet appel à transcender à tout prix sa condition en vue de triompher de l’adversité
fait du protagoniste un personnage au destin exceptionnel ; toute chose qui fait dire à G.
Lukac
s que « l’état du héros est devenu de la sorte polémique et problématique ; il ne
constit
ue plus la forme naturelle de l’existence dans la sphère des essences, mais un effort
pour s’élever au dessus de ce qui est purement humain, masse ou instincts ».16 Le roman
présente alors des héros masculins, tout comme des héros de sexe féminin – notamment avec
les œuvr
es de George Sand. Cependant, notre corpus présente uniquement des héros
masculins que sont : René, Octave, Julien, Lucien et Frédéric.
L
es romantiques perçoivent un lien consubstantiel entre le héros et la notion de
jeunesse, jeunesse dont ils font l’une des ses plus évidentes caractéristiques. Dans la
perception des romantiques, le héros a le sentiment de ne pas être maître de son destin ; il a
conscienc
e d’être « né trop tard dans un monde trop vieux », selon le mot de Musset. Refus
14 Vincent Jouve, cité par Hendrik Van Gorp, D. Delabastita et alii, Dictionnaire des termes littéraires , Paris,
Honoré Champion, coll. « Champion Classique », 2005, p. 362.
15Il n’est pas abusif de remonter jusqu’à la mythologie antique, période au cours de laquelle le personnage, le
héros est considéré comme un demi-dieu, un homme divinisé en raison de ses exploits. Cette vision
traditionnelle et celle à travers laquelle se reconnaît le XIXe siècle font du héros, un personnage énergique,
engagé dans l’action et en quête permanente d’une amélioration de l’existant et de son être.
16 G. Lukas, La Théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », Ed. Denoël, 1968, p. 35.
13
des limites, soif de liberté, besoin et exigence d’auto-détermination fondent son caractère
qu’il entend élever au dessus des contraintes sociale et politique. Même s’il confine à l’échec
ou est marqué par une conscience illusoire, G. Lukas estime qu’il incarne une lutte traduisant
la « métaphore du refus d’abandonner, de rester attaché à sa condition première dont il est peu
fier ».17 Il apparaît que le héros de jeunesse emprunte et participe d’une réflexion et d’une
tradition sur l’héroïsme, développant des capacités chaque fois renouvelées, s’engageant dans
des expériences qui suscitent chez le personnage la volonté d’accéder au statut de « Héros ».
Le héros de jeunesse se définit un univers qui emprunte à cet esprit de « héros d’exception » ;
mie
ux, l’on observe une interaction entre roman romantique, héros de jeunesse et roman de
formation.
Au-delà des notions d’héroïsme et de jeunesse, celle de formation nous renvoie
inévitablement à la notion d’apprentissage dont la manifestation au XIXe siècle est inspirée et
se reconnaît en même temps comme héritière du Bildungsroman avec comme modèle, Les
Années d’apprentissage de Wilhelm Meister – 1794-1796 – de l’Allemand Goethe. Le roman
de
formation18 dont le XIXe siècle français adopte le principe, à travers quelques écrivains, en
est tributaire. Cette formation implique un processus d’apprentissage, une acquisition de
connaissances et au final, l’observation d’un résultat, fonction – ou non – des attentes de la
raison
qui a motivé la formation. Découverte du monde sur les plans physique, sentimental,
psychologique et moral, la formation donne d’observer le parcours, l’itinéraire initiatique d’un
jeune homme qui se heurte, avec une volonté incorruptible, aux dures réalités de la société,
une société contrastée, castratrice et réactionnaire qui n’offre à sa jeunesse aucun idéal.
Hendrick Van Gorp définit le roman de formation comme
Un type de roman qui dépeint l’épanouissement intérieur d’un personnage, de l’enfance à la
maturité. Cet épanouissement adopte plusieurs formes, qui donnent lieu à autant de sous-
genres : l’« Entwicklungsroman » – le développement d’un personnage – ; l’
« Erziehunghroman » – l’éducation ou apprentissage, le « Künstlerroman » – la formation
artistique. Le « Bildungsroman » – la formation sociale » est le mode accompli du genre ; il
17 Ibid., p. 114.
18 « La trame romanesque repose sur le devenir d’un personnage ; celui-ci découvre son identité, non pas à
l’issue d’une victoire sur l’univers, mais en essayant au contraire de se réconcilier avec ce dernier, en une sorte
d’harmonie inédite, expression de l’imaginaire auctorial.», Hendrik Van Gorp et alii, Dictionnaire des termes
littéraires , Paris, Honoré Champion, 2005, p. 425.
14
souligne le poids du milieu : le contexte socio-culturel, la famille, les amis ou relations, le vécu
sentimental ou autre ».19
Le roman de formation embrasse, comme on le voit, l’être dans son intégralité et
entend retracer un itinéraire de vie complet. Julien Sorel, Lucien Chardon, Frédéric Moreau et
les autres héros de notre corpus s’engagent sans hésiter dans une société dont chaque auteur
est un chroniqueur. Initiation, ascension sociale, éveil de la conscience à la réalité d’un monde
parfois hostile, désillusion, déniaisement, le roman de formation proclame ce qu’il croit être la
vérité. A travers ce roman, le héros s’engage dans la « conquête d’une position sociale,
l’initiation à un monde qui n’est pas seulement celui des adultes, mais un monde nouveau et
inconnu ».20 Est-on fondé à considérer le roman de formation comme un roman de l’illusion,
de l’échec ou de la médiocrité ? Tout porte à le penser, si l’on note par exemple l’option de
Flaube
rt dans L’Education sentimentale, de relater le conflit entre la réalité et le rêve. De plus,
Julien Sorel perd la vie à cause de ses illusions qu’une condamnation à la peine capitale vient
dissiper. René, quant à lui, souffre de son incapacité à incarner ses rêves d’impossible
conservation du passé et d’éternité. Face au jeune Lucien Chardon, puis à Rubempré, qui rêve
d’une vie mondaine, se dresse une nature étourdie que persécute un désir de l’instantané et de
réussite presque aveugle. Octave et Brigitte, dans La Confession d’un enfant du siècle,
incarnent plus ce destin emblématique du peuple blessé par les événements de 1793 et 1814,
et pour qui, rêve, illusions et médiocrité se résument à ce mot : « Tout ce qui était n’est plus ;
tout ce
qui sera n’est pas encore ».21
Le roman de formation entend construire, mieux, bâtir un destin dans un processus
logique d’évolution et d’ascension sociale. Pour Alain Montandon, ce roman « représente la
formation succ
essive jusqu’à un certain degré d’achèvement [et] met l’intérêt central non dans
le but, mais dans le parcours en train de s’accomplir ».22 Avec ce roman, nous sommes donc
en présence de destins en devenir, d’ambitions et potentialités en quête d’actualisation.
Certainement, cette caractéristique dynamique de la construction d’un profil – qui sollicite
abondamm
ent l’imagination du lecteur, est de loin ce qui donne au roman de formation toutes
ses qualités esthétiques et enchanteresses. Dans la logique de la trame, s’inscrivent intérêt,
19 Hendrik Van Gorp, D. Delabastita et alii, op. cit., p. 425.
20 Jacques Bony, Lire le roman, Paris, Armand Colin, 2005, p. 140.
21 Musset, La Confession d’un enfant du siècle , Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 42.
22 Alain Montandon, Le Roman au XVIIIe siècle en Eur ope, Paris, PUF, 1999, p. 356.
15
fonctions conative et participative que lui reconnaissent F. R.-Theuret23, met en scène un
protagoniste dont le caractère se construit au fur et à mesure de l’évolution de l’intrigue. Cette
lutte du héros en vue d’une adaptation sociale harmonieuse, qui prend l’allure d’une ou de
plusieurs épreuves initiatiques dans les domaines de l’amour, de l’intégration sociale, de la
conquête d’un savoir-faire et d’un savoir-être, le projette dans la recherche continue de ses
marques ; ce qui a valu, après 1870, de confondre roman de formation et de « socialisation ».
Telle
que décrite, la formation est, à tout point de vue un processus d’apprentissage défini
comme une période d’acquisition de connaissances et au final, l’observation d’un résultat –
fonction ou non – des attentes de la raison qui a motivé la formation. Découverte du monde
sur les pl
ans sentimental, physique, psychologique et moral ; expérimentation des mœurs et de
la nature
humaine, lutte en vue d’une réalisation parfaite de soi structurent, motivent et
propulsent l’apprenti dans les méandres d’une société d’intérêts contrastés, castratrice et
réactionnaire qui est un véritable frein à l’éclosion de la jeunesse. Le protagoniste est
cependant convaincu de sa logique qui ne renonce pas, pour autant, à sa quête à laquelle il
finit par donner une portée homérique.
Le roman de formation, également appelé roman d’éducation, laisse penser à un
processus évolutif dans lequel s’inscrit le jeune homme pris pour modèle. Le cheminement de
la vie du héros part de la ferme volonté de devenir adulte ; aussi se sépare-t-il de son univers
d’enfan
ce qui lui assurait une certaine sécurité. La période de la jeunesse correspond à une
maturité qui se traduit par le rapprochement du jeune homme de l’objet qu’est la réussite dan s
la vie, réussir pour s’assumer et devenir autonome. Cette formation le rattache aux valeurs de
la société ou l’en éloigne, selon les modèles qu’il se donne ou ses ambitions raisonnables ou
démesurées. Il faut s’adapter par l’action, être initié à la vie pour passer à l’âge adulte et
assumer ses responsabilités à chaque niveau.
L’une des caractéristiques fondamentales du roman de formation se situe au niveau
des classes sociales dont il fait la promotion. En effet, le héros de jeunesse est arraché aux
entrailles des classes ouvrières : classes de basse extraction marquées par la misère, la
souffran
ce quotidienne, l’exclusion, et tourmentées par de fortes ambitions de réalisation que
compromettent les barrières sociales visibles et invisibles. C’est certainement cette principale
23 « Le roman de formation met en scène un protagoniste dont le caractère n’est pas fixé dès les premières pages,
mais qui se transforme et se façonne devant nous. L’intrigue est centrée sur le héros – le narrateur ne rapporte
que les événements qui le touchent et, globalement linéaire, suit l’ordre de la vie. », Françoise Rullier-Theuret,
Les Genres narratifs , Paris, Ellipses, coll. « Thèmes & études », 2006, p. 9.
16
caractéristique qui crée d’emblée la sympathie et le parti pris du lecteur pour le protagoniste,
dès l’entame du contrat de lecture. Julien Sorel ou Lucien Chardon ne laissent point
indifférent tout lecteur ayant un minimum de sensibilité pour des cas de pauvreté ou
d’enfance désespérée. On les suit dans leur situation, puis dans les balbutiements de départ,
pendant la formulation de leurs ambitions, comme lors des débuts de concrétisation partielle
de la quête ; mais, aussi et surtout, parc e qu’ils incarnent toute cette jeunesse à la croisée des
chemins dans l’univers tourmenté du XIXe siècle, ils méritent la passion qu’ils déchaînent
dans leurs tentatives d’insertion sociale. Musset en rend d’ailleurs témoignage dans
l’introduction de La Confession d’un enfant du siècle :
Un sentiment de malaise inexprimable commença donc à fermenter dans tous les
cœurs jeunes. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de
toute espèce, à l’oisiveté et à l’ennui, les jeunes gens voyaient se retirer d’eux les
vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras. […]. Les mœurs des
étudiants et des artistes, ces mœurs si libres, si belles, si pleines de jeunesse, se
ressentirent du changement universel.24
Le roman de formation s’apparente ainsi à tout un projet de portée sociale dont le but
d’intégrer l’individu et le jeune en particulier dans une société instable, ayant tendance à
exclure les plus défavorisés, épousent les contours d’un militantisme social. On a pu dire
également que les bourgeois, cette classe montante au XIXe siècle, dont la promotion sociale
se construit au mépris des barrières de la naissance, ont eu une place de choix dans le roman
de formation. En effet, en partie à l’origine de la Révolution de 1789 – qualifiée de révolution
bourgeoise, possesseurs du capital qui devient la nouvelle norme sociale -, leur parcours prend
l’allure
de couronnement d’une lutte de positionnement social qui peut servir d’exemple au
jeune héros en devenir. Quoique caricaturés dans certaines œuvres – Messieurs Dambreuse et
Roque
dans L’Education sentimentale ou Valenod dans Le Rouge et le Noir , il ne demeure
pas moins qu’ils suscitent une certaine convoitise chez les héros.
Le XVIIIe siècle apporte au roman une touche de rationalité philosophique et critique
que le préromantisme de J-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, de Benjamin Constant et
de Mme de Staël adoucit. La succession des sensibilités littéraires dont le XIXe siècle
enregistre l’expression génère une esthétique totalement nouvelle. Romantisme nervalien,
24 Musset, op. cit., pp. 34-35.
17
Parnasse de Théophile Gauthier, Réalisme balzacien, Naturalisme zolien, Symbolisme
baudelairien apportent au roman, une nature singulière. Ce roman est reconnu pour exercer sa
créativité dans l’invention des personnages de fiction, mais également de situations narratives
et de points de vue inédits sur l’espace et le temps social. La critique le dit apprécié de la
bourgeoisie dont il est souvent le miroir des comportements et ambitions, favorisé par le
développement de l’alphabétisation et de la presse – où il paraît en feuilletons et ouvert à
l’évocation de réalités qui étaient restées jusque-là dans les « bas-fonds », les marges de la
litté
rature.
Le roman, tel qu’il se donne à voir au XIXe siècle, montre que les écrivains ne peuvent
se tenir à l’écart d’un engagement social, politique et littéraire. Ils choisissent en toute
objectivité d’exprimer « publiquement » leurs plus intimes convictions parce que sensibles à
une même souffrance et à une même impuissance face à la société. A l’instar du cadre qu’il
crée et rend favorable à l’expression du bouleversement du corps social et politique, ce roman
dont il est question est surtout le lien, le terrain d’expérimentation des idéologies dont on peut
considérer le roman de formation d’origine allemande comme l’une des manifestations.
Dès 1802, Chateaubriand énonce dans René « le Mal du siècle de la génération
maudite de l’après Révolution » et permet à plusieurs générations d’écrivains de s’interroger
sur
leur devenir dans une société de plus en plus hostile. Perçu comme un « vague des
passions
» par Chateaubriand, ce mal apparaît à Musset comme un « sentiment de malaise
inexplic
able » et une « maladie morale abominable » ; en somme, un sentiment d’impuissanc e
devant les événements de l’histoire collective que sont essentiellement l’effondrement de
l’Ancien Régime, les traumatismes révolutionnaires successifs et les guerres sanglantes de
l’Empire25.
La réflexion sur « héros de jeunesse et apprentissage dans quelques romans français du
XIXe
siècle » nous offre l’occasion d’aborder ce type de préoccupations, dès lors que celles-ci
sont liées à la question du mal du siècle entendue comme un rêve d’héroïsme malheureusement
condamné à la marginalité, la nostalgie d’une jeunesse sacrifiée, angoissée par la montée
prématurée de la flétrissure, le dégoût de l’existence. Est-il possible, dans un tel contexte de
penser l’avenir ? S’engager à le faire oblige à réfléchir à la notion protéiforme d’héroïsme telle
qu’el
le se décline par exemple dans René de Chateaubriand (1802), Le Rouge et le Noir de
25 . Régime politique de la France – de mai 1804 à avril 1814 – établi par Napoléon Ier.
18
Stendhal (1830), La Confession d’un enfant du siècle de Musset (1836), Illusions perdues de
Balzac (1837-1843) et L’Education sentimentale de Flaubert (1869).
Au XIXe siècle, la notion d’héroïsme est encore attachée à la signification traditionnelle
que la littérature et le roman en particulier lui attribuent – comme signalé plus haut.
L’h
éroïsme se reconnaît à la définition de toute attitude caractérisée par un engagement dans
l’action, quelle qu’elle soit. Le siècle romantique et les auteurs dont les textes servent de
support à notre étude ajoutent à ces dimensions, celles du personnage décidé à infléchir son
destin dans le sens de ses convictions personnelles, des ambitions qui le happent et d’un idéal
de vie non négociables, aux moyens desquels il entend se réaliser au sein de cette société. Quel
sens revêt le mot jeunesse au cours de ce siècle ? Dans la perception de ce siècle, la jeunesse
corre
spond à un état mental et physique, à la lisière de l’enfance et à l’orée de l’âge d’homme,
périodes d’autant plus sensibles que la seconde est généralement déterminée par la première,
pour une large part. Cette jeunesse qui doit se réaliser dans le contexte trouble et encore
marqué par quelques résistances conservatrices, est présentée à partir de l’itinéraire d’un héros
jeune, inexpérimenté, parfois naïf, parce que confondant rêve et réalité, amené, à l’occasion de
rencontres successives et de circonstances diverses, à acquérir une expérience et à « former »
sa personnalité sur le plan sentimental, social, intellectuel, moral ou culturel. La réalité parfois
insupportable et frustrante à laquelle le jeune héros26 est confronté dans le processus de la
formation, l’inscrit dans une logique d’échec et le laisse désenchanté et terriblement
impuissant. Alors qu’il aspire à un changement de l’ordre social dont il rejette les valeurs, le
jeune héros en situation de formation est à la fois incompris et marginalisé par son propre fait
et celui de la société. Est-il possible qu’un individu qui incarne le changement en arrive à
provoquer une mutation soudaine de la société pour la conformer aux attentes d’une jeunesse
qui ignore – naïveté ?! – l’immutabilité27 des codes ?
Toujours est-il que le roman de formation apparaît comme un récit dont les héros rêvent
le changement auquel ils aspirent profondément. Ce schéma du roman de formation était déjà à
26 . « Au lieu que le roman en général mène son héros jusqu’à ce moment final de vérité où il se retrouve – et le
lecteur avec lui – sur toute son existence, où celle-ci se « transforme en destin » et prend un sens désormais
irrévocable, le roman de formation s’arrête en quelque sorte à mi-chemin. De l’enfance ou de l’adolescence, il ne
conduit pas son héros jusqu’à la fin de sa vie, mais seulement jusqu’au terme de sa jeunesse : au moment où il
devient adulte, parvient à la maturité, trouve sa place dans la société et arrête sa vision du monde. », Bernard
Lortholary, Préface des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister , Paris, Gallimard, 2003, p. 12.
27 . Au XIXe siècle, tout comme dans l’Ancien Régime – 1515/1789 –, la société demeure subdivisée en classes
sociales fortement hiérarchisées. Les classes privilégiées se conservent dans l’observation de codes fondés sur
les principes immuables, admis constitutionnellement et contre lesquels la volonté d’un individu ou de toute une
classe est impuissante.
19
l’œuvre dans Le Paysan parvenu de Marivaux depuis le XVIIIe siècle. Lorsqu’il apparaît chez
plusieurs auteurs comme un récit – mais il existe une diversité de déclinaisons – qui propose un
dé
roulement chronologique qui suit l’itinéraire d’un héros dans un espace géographique, social
ou historique, nous avons affaire à un roman de formation dont l’identité est spécifiquement
rattachée au XIXe siècle. Ce roman, qui comporte fréquemment des « scènes obligées » dites
« scènes d’initiation » et des personnages initiateurs ou initiatrices28, est celui dont nous
reconnaissons l’expression dans René, Le Rouge et Noir , La Confession d’un enfant du siècle ,
Illusions perdues et L’Education sentimentale.
Différentes motivations ont présidé au choix de la période du XIXe siècle, du sujet, du
genre romanesque et de sa forme spécifique qu’est le roman de formation, des auteurs et des
textes. Pour ce qui est du courant esthétique et littéraire romantique, il nous a plu de nous
intéresser à ce mouvement parce qu’il s’approprie le genre romanesque que la critique dit être
au plus haut de sa consécration. Mais c’est surtout parce que la littérature romantique et le
roman de formation en particulier promeuvent les valeurs de l’individualité et de la liberté, le
sentiment et la passion de l’engagement politique contre le malaise de l’individu dans la
société, sa mélancolie, son repli sur soi. Dans un tel contexte, de quel type peut être l’héroïsme
du personnage de jeunesse, comment et en quels termes peut se traduire sa formation ?
Ce sujet nous offre l’occasion d’aborder conjointement l’étude de l’itinéraire initiatique
et de la quête de soi du jeune dans la société romantique, les marques d’une histoire collective
– sociale – et individuelle – intimiste et autobiographique – traduite par la littérature à travers
ses
enjeux et ses débats, les raisons et les formes du succès ou de l’échec du processus de
formation dans le difficile contexte de conservatisme résiduel, de malaise social et politique.
Dans une littérature romanesque où l’on donne à voir de manière expressive la lutte de
l’individu en vue de s’affirmer et de se réaliser, les auteurs montrent que tous les moyens sont
bons pour échapper à l’inertie et aux conséquences du bouleversement des structures sociales
et politiques. A notre sens, le roman de formation est ainsi fort approprié à l’observation du
parcours d’un personnage placé dans un tel contexte. Par rapport à de telles préoccupations,
Chateaubriand avec René, Stendhal à travers Le Rouge et le Noir , Musset et La Confession
d’un enfant du siècle, Balzac dans Illusions perdues , Flaubert par le moyen de L’Education
sentimentale, nous sont apparus comme étant les auteurs et les textes les plus à même de
28 . La différence de genre entre ces deux types de personnages est établie dans la mesure où les initiateurs sont
en général des personnes qui font office de mentor et de maîtres à penser, alors que les initiatrices interviennent
plus spécifiquement dans le domaine de l’expérience amoureuse qui « déniaise » le jeune héros.
20
figurer la thématique et la problématique du héros de jeunesse et de sa formation dans le
roman.
En dehors du traitement spécifique29 que fait Flaubert du roman de formation, où le
parcours du personnage est inversé de Paris à la province, l’ensemble des autres textes de
l’étude inscrit le jeune héros30 dans une logique actantielle évolutive où, dans une société qui
ne lui est pas particulièrement favorable, tout reste à construire, à commencer par soi. Il faut
devenir adulte, mais également réussir dans la vie, en dépit d’une hérédité chargée31. Récits
fictifs, romans du moi ou autobiographiques ? Tout l’intérêt de l’étude réside dans cette
préocc
upation.
Au XIXe siècle, les romanciers s’abandonnent aux appels incessants d’une expression
de leur intériorité. Le mélange entre la distance spatio-temporelle de celui du personnage ou de
l’auteur racontant sa vie, le point de vue adopté, intérieur ou extérieur, objectif ou subjectif et
le choix de l’information laissent peu de place au réalisme dont se réclame le roman
d’influence réaliste et naturaliste. Avec les bouleversements de la Révolution de 1789,
l’individu solitaire et déboussolé est en quête de valeurs personnelles et sociales nouvelles, un
objectif qu’il lui paraît pouvoir atteindre par le recours à l’autobiographie ou à cette re-écriture
de soi qu’autorise une introspection.
Tous ces présupposés nous ont amené à la formulation d’une série de préoccupations,
autant d’orientations principales de l’étude de la question du héros de jeunesse et de sa
formation dans le roman du XIXe siècle. De quel type de roman s’agit-il, quelles en sont la
place et l’importance dans le siècle ? Que dit-il des mœurs romantiques et quel parti prend-il
entre
la critique et l’apologie ? Quelle est la signification littéraire de la notion de formation, de
quel t
ype de formation s’agit-il et lequel de ses aspects privilégie-t-elle ? Qu’est-ce qu’un héros
et
quelle est l’identité du jeune héros mis en situation de formation ? S’engage-t-il par le fait
d’une
volonté personnelle ou suscitée par la condition sociale de départ, ou à cause de
l’organisation sociale et des frustrations éventuelles qu’il peut subir ? Quelles sont les
caractéristiques de son milieu d’origine, en quoi les ressorts sociaux fondent-ils l’engagement
du héros et à quel type de réalisation aspire-t- il – physique, intellectuelle, psychologique,
spirituelle, morale, matérielle, professionnelle ou sociale ? Quel est l’itinéraire du personnage
29 . Dans L’Education sentimentale , le romancier parodie le roman d’apprentissage en amenant l’archétype du
personnage romantique qu’il fait de Frédéric Moreau à effectuer le « chemin » à l’envers.
30 . Naïf, mais parcouru d’ambitions, allant d’un espace à l’autre.
31 . Ses valeurs personnelles, son identité et sa relation objective au monde.
21
engagé dans le processus de la formation – a-t-il les moyens de parvenir à ses fins et son
parc
ours connaît-il une réussite ou aboutit-il à un échec ?
Le
s réponses à ces questionnements seront fondées sur une analyse qui se nourrit,
surtout des apports de la sémiotique et de la psychocritique. Tandis que la première se
préoccupe d’identifier dans le texte les structures qui l’organisent et les signes qui le
manifestent et en révèlent le sens, la seconde, qui emprunte l’essentiel de sa théorie à la
psychanalyse32 appliquée à la littérature, offre les moyens d’interroger, d’explorer l’enfance ou
la jeunesse pour comprendre l’actualité des personnages mis en scène.
Le héros de jeunesse, donné à voir dans le roman de formation au XIXe siècle, est un
personnage révolutionnaire et c’est la thèse qui nous paraît la plus significative. Par son origine
modeste, son hérédité chargée et ses contradictions – généralement intelligent, mais naïf,
manife
stant à la fois de l’amour et du dégoût à l’égard de sa condition –, ce héros d’un type
nouveau,
est donc le symbole de la résistance vaine à une société soustraite à toute perfection.
Tout est désillusion, individus, société et valeurs, tout serait corruptible, seul le sursis étant réel
pour l’être englué dans le malaise.
Toute la difficulté réside dans la tentative de cerner le héros de jeunesse, tant il est
évanescent et donc impossible à saisir et à attacher à une valeur. En outre, le héros qu’il
importe d’appréhender dans le processus de formation et au-delà, est en constante mutation. Il
n’est jamais définitivement installé dans une condition, parce qu’il est en devenir, emporté par
un réel qui n’est à son tour fondé sur aucune certitude.
Une autre des préoccupations, et non des moindres, a été d’interroger la recherche sur
un plan purement diachronique, en vue d’établir une corrélation possible entre les voies déjà
initiées sur la question de formation et de héros de jeunesse. De toute évidence, nous avons été
frappé par une quantité impressionnante de travaux consacrés à ces cinq auteurs qui, à eux
seuls, ont laissé une importante partie des plus précieuses productions littéraires au XIXe siècle
et à la postérité. Ces travaux de recherche tentent de cerner la quintessence des œuvres et des
auteurs, en vue d’en dégager les principaux traits qui sont inscrits dans leurs productions,
l’œuvre n’étant qu’un métalangage investissant des signifiés pluriels. Approches thématique,
esthétique, narratologique, topographique, socio-historique, anthropologique, humaniste, bref,
des études importantes ont permis de relever de grandes richesses reconnues aux œuvres
32 . La psychanalyse est celle qui adapte ses concepts et son discours à la littérature, par les propres soins de
Freud, de Jung et de Lacan qui le continuent.
22
d’auteurs dont le génie a été consacré par l’humanité de longue date. Cependant, des dizaines,
voire des centaines de thèses que nous avons consultées reprennent rarement une perspective
de la formation ou de l’apprentissage dans l’articulation où nous entendons inscrire nos
investigations. Au surplus, les thèmes de l’ambition ou de l’énergie ont été souvent traités à
partir de certaines des œuvres, notamment dans Illusions perdues et Le Rouge et le Noir, celle
d’une jeunesse désabusée ou à la croisée des chemins, les approches narratologique et
autobiographique, avec La Confession d’un enfant du siècle , ou encore les dimensions spatiale
et/ou temporelle des œuvres ont été visitées et revisitées par d’éminents chercheurs. Nos
investigations ne nous ont malheureusement pas permis d’identifier une étude qui s’intéresse
de façon systématique à la question de l’apprentissage d’une part, à celle de héros de jeunesse
d’autre part. Mieux, l’association des deux notions et leur articulation dynamique semblent
n’avoir jamais fait l’objet d’aucune approche explicite. Sans affirmer pour autant que nous
sommes absolument en terrain vierge, nos propos visent à dire que nos efforts d’investigation
se sont heurtés à un champ de référence qui nous a offert une courte perspective. Ce qui
pourrait expliquer de nombreux engagements que nous avons pris d’orienter l’analyse sur des
pistes que nous estimons esthétiquement et théoriquement cohérentes. En tout état de cause, là
où nous avons cru percevoir quelque similitude ou des nuances aspectuelles touchant à notre
sujet, nous n’avons pas hésité à y frotter notre analyse.
Pour saisir ce personnage héroïque de jeunesse dans le roman de formation du XIXe
siècle, nous avons organisé l’étude en trois séquences. La première est intitulée « société
romanti
que et roman de formation au XIXe siècle », la seconde s’articule autour de l’héroïsme
et du « processus de formation dans la fonctionnalité des récits » et la troisième est une
tentative de privilégier les faits d’écriture et la dimension idéologique des textes.
La première partie de notre travail tente en effet de mettre en exergue deux dimensions
fondamentales du roman. Il s’agit de cerner l’origine du genre romanesque à partir d’une
perspective esthétique et diachronique. Cela nous a amené à nous interroger sur le genre de
façon générale, ses occurrences et ses métamorphoses au cours du siècle ; ses inflexions, sa
variation
dynamique ou dialectique par rapport à l’évolution tourmentée du XIXe siècle. Nous
essayons de montrer qu’il devient le genre de référence qui finit par supplanter toute la création
littéraire. S’il offre par ses caractéristiques plastique et fictionnelle, sa labilité, des capacités
infinies de création qui se prêtent à merveille à l’évolution de personnages romantiques
résolument déterminés par l’instinct, la spontanéité, l’énergie de la jeunesse, l’ambition ou le
23
mal du siècle, il est également le médium idéal pour la quête et l’apprentissage dont les auteurs
font le tropisme dans le roman de formation. En outre, il est montré dans cette partie, une
évolution dynamique de l’esthétique du roman de formation sur la période de notre étude qui
s’étend de 1800 environ, aux années 1870 : de Chateaubriand à Flaubert. A cet effet, nous
avons e
ssayé d’identifier des traits de caractère, des identifiants qui militent en faveur de
critères prototypiques par rapport au héros d’apprentissage. Y a-t-il convergence ou divergence
entre
ces traits ? Mieux, quels sont les critères d’identification récurrents qui permettent
d’asseoir
une physionomie homogène ? Ce sont quelques questions auxquelles cette partie
essaie
de répondre.
Au-delà ou après toutes ces préoccupations, il nous est apparu nécessaire d’interroger le
support physique de cet apprentissage que représentent l’histoire et la société. Napoléon y
occupe une énorme place, de son vivant, comme après sa capitulation et sa mort. La période est
traversée par la succession frénétique de régimes politiques qui imposent au siècle les
sinuosités d’une histoire mouvante au sein de laquelle, déséquilibre moral, discriminations
sociales liées aux origines, déchaînement de passions broient les destins – y compris ceux du
héros
d’apprentissage, cependant paré des plus beaux atours qui font de lui, le meilleur
candidat à la quête de réalisation au sein de cet univers infernal. Notre objectif global est
d’asseoir dans cette partie, le cadre théorique de notre travail.
La deuxième partie de notre travail s’attache à interroger le corpus en vue d’en faire
ressortir la nature de l’apprentissage et les formes dans lesquelles il s’opère, notamment, à
travers la riche couche relationnelle entre protagonistes, par la fréquentation des espaces
fragmentés en lieux de quête, au moyen de passages de rites ou rituels divers, comment le
héros de jeunesse intègre véritablement le processus par lequel on entend mesurer l’étape finale
de la quête. Ici, nous interrogeons les catégories romanesques, la narratologie, le récit par
rapport à leur influence sur le projet d’apprentissage. Ces préoccupations nous conduisent à
formuler et à répondre à quelques questions dont l’essentiel se résume en ceci : quels profils les
romanc
iers donnent-ils à leurs personnages et quelles conséquences cela entraîne-t-il au niveau
de l’apprentissage ? Reçoivent-ils de l’aide ou au contraire, sont-ils objets d’une adversité
quelconque
dans leur évolution ? Y a-t-il un comportement, un type de relation, une catégorie
de personnes, des caractères appropriés, des atouts personnels ou extérieurs, un adjuvant
quelconque qui privilégient ou accélèrent la quête de soi ? Les mêmes causes et/ou
environnements engendrent-ils les mêmes résultats ou chaque protagoniste a-t-il un résultat,
24
une fortune personnelle ? Quelle est la part de l’histoire et de la société sur l’évolution de
l’ « impétrant » ? Influence-t-il ou incline-t-il la quête dans un sens ou dans l’autre ? Dans cette
partie
, nous nous focalisons essentiellement, comme signifié dans l’intitulé, sur le contenu des
œuvres du corpus que nous nous sommes obligé à citer abondamment, afin de restituer ce que
nous croyons être authentiques dans ces processus initiatique qui portent les germes de projets
de réalisation sociale.
La troisième partie, intitulée « L’écriture romanesque : esthétique et idéologie », est
consa
crée à la conceptualisation des phénomènes théorisés dans la première partie, observés et
décrits dans le seconde. Pour nous, en effet, il s’agit d’interroger les textes, les auteurs eux-
mêmes – au travers de leur vie, expériences, projets et aspirations diverses –, pour ressortir les
enjeux
idéologiques qu’on peut lire ou formuler à partir de leurs œuvres. Il nous est apparu
indispensable de systématiser dans cette partie, un certain nombre d’approches ou même
d’insister sur des catégories qui fondent, à notre sens, le paradigme de la quête de soi. Nous
tentons ainsi de participer à la mise en place d’une esthétique du roman d’apprentissage à partir
des éléments de corpus que notre approche nous a permis d’isoler ou de mettre en exergue. Il
est vrai que nos tentatives ont donné lieu à des perspectives éparses, quelquefois mêmes
croisées, ayant abouti à la dégradation du protagoniste ou à une impasse ; cependant, les efforts
ont été
la plupart du temps, l’expression convergente du souci de la quête figurée comme but,
projet d’une vie. Nous entendons par là, lire au-delà du visible, les connotations que cachent
l’approche didactique de la formation, l’épreuve, le caractère, l’esthétique et ce qu’ils appellent
ou induisent. Pour ce qui est de l’idéologie des œuvres, la question de la dimension secrète que
renferme toute œuvre de l’esprit, depuis sa conception, jusqu’à sa distribution, en passant par
sa structuration, et ses manifestations – intrigues, récits – a de tout temps interpelé tout lecteur
att
entif. Chateaubriand, Stendhal, Balzac, Musset et Flaubert avaient des convictions
profondes, ont assuré pour certains des responsabilités politiques, administratives et sociales,
pour d’autres, des tâches professionnelles, une vie d’artistes et sans plus. En tout état de cause,
leur état d’acteur social, d’intellectuels d’une époque, mieux d’artistes, est inhérent à
l’expression d’une croyance, d’une vision, d’un espoir, d’un désaccord, bref, d’une position
quelconque vis-à-vis des hommes, de la société, de l’histoire et de Dieu. Nous nous
demandons, à partir de notre compréhension du corpus, s’ils ont un discours réactionnaire ou
révolutionnaire par rapport à l’époque ; s’ils affichent de l’optimisme ou du pessimisme vis-à-
vis du siècle, des pratiques qui ont cours, de l’avenir ; quels démarches et enseignements peut-
25
on tirer des destins contrastés de héros portant tous et tout l’espoir de générations en quête
d’intégration sociale et de bien-être au sens le plus générique des termes ? Quelles natures de
procès à partir de ces jugements axiologiques ? C’est aussi dans la troisième partie que nous
avons a
ccumulé sous forme de schémas récapitulatifs, la sommation de la quête, puisqu’en tout
état de cause, cette partie fait le bilan du processus d’apprentissage dans les cinq œuvres du
corpus que sont René de Chateaubriand, Le Rouge et le Noir de Stendhal, La Confession d’un
enfant du siècle de Musset, Illusions perdues de Balzac et L’Education sentimentale de
Flaubert.
26
PREMIERE PARTIE : LE ROMAN DE
FORMATION DANS LA LITTERATURE
FRANCAISE DU XIXe SIECLE
27
1. LES ORIGINES DU ROMAN DE FORMATION
1.1. Littérature et société romantique
Dans l’histoire de la littérature française, le XIXe siècle est marqué par la
manifestation de différentes courants parmi lesquelles le Romantisme. Au début du siècle, des
écrivains comme Victor Hugo, Théophile Gautier, Nerval, Dumas, Vigny, Lamartine et
Jacques Michelet donnent à cette influence qui se définit progressivement une identité1 tous
ses traits caractéristiques. La société romantique se reconnaît à l’existence de classes unies
dans l’intention de contribuer au bonheur de chacune d’elle. Déjà dès après la Révolution de
1789 dont l’un des acquis a été la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, l’homme,
dans son individualité, revendique le droit à l’existence et aspire à la réalisation d’un destin
exceptionnel.
Ce siècle est considéré comme une ère bourgeoise ; cette classe, qui détient les moyens
de produ
ction et qui a foi en le capitalisme, travaille pour le bien-être social. Mais ce
dynamisme économique qui est le résultat de tant d’efforts et d’investissements financiers ne
semble profiter qu’à la bourgeoisie, classe dominante, au détriment de la classe ouvrière.
Une figure majeure de cette société romantique, à savoir Chateaubriand, estime que la
société nouvelle qui s’instaure après la Révolution française de 1789, appelle en conséquence
une littérature nouvelle inspirée des littératures anglaise et allemande. Certes, le roman joue
un rôle important dans le rayonnement de la littérature romantique ; mais d’autres formes
d’expre
ssion comme la poésie, le théâtre et la nouvelle se signalent. Toutes ont cependant une
inspiration qui place au centre de ses préoccupations, l’individu et ses sentiments. Vu que la
société bourgeoise ne serait pas favorable à la réalisation des attentes personnelles, des désirs
et des ambitions de celui-ci, les intellectuels et les écrivains lui recherchent une consolation
dans la nature rustique et exotique. Le rêve et l’imagination, qui sont les constantes de la
littérature romantique, apparaissent comme l’expression de la vérité intérieure. Cette vérité est
confrontée au mal de vivre, au Mal du siècle qui fait des hommes de lettres, des personnes
condamnées à l’immobilisme social et qui, constamment, éprouvent un profond sentiment de
mélancolie et d’angoisse.
1 Les premières manifestations du Romantisme ont lieu en Allemagne et Angleterre dès la fin du XVIIe siècle.
En France autour de Mme de Staël et de Chateaubriand, la notion s’impose dans la littérature et traduit les
aspirations d’un siècle d’écrivains marqués par rapport à leur environnement.
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Dans un tel contexte, la réaction de la littérature est assimilée à un réflexe de survie
auquel l’on a donné le nom de « foi romantique ». Il s’agit d’un vouloir – vivre qui ressemble
parfois
à de l’obstination, à une irrationalité. En réalité, comme c’est le cas de Julien Sorel
dans Le Rouge et le Noir et de Lucien de Rubempré dans Illusions perdues, il faut se battre
pour s’affirmer socialement ou renoncer à être.
La littérature de ce contexte romantique est dominée par le roman qui s’épanouit en
privilégiant le moi2. Il oscille entre réalisme et imaginaire et donne à voir des personnages
d’un type nouveau caractérisés par un engagement à nul autre pareil.
Au XIXe siècle, le roman prend la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. […] Le roman réaliste
prend pour sujet les individus dans leur rapport problématique au monde contemporain,
accordant à tous les hommes la force morale et les qualités humaines que le roman pré-
moderne et l’épopée réservaient aux héros d’exception.3
René de Chateaubriand, Le Rouge et le Noir de Stendhal, La Confession d’un enfant
du siècle de Musset, Illusions perdues de Balzac et L’Education sentimentale de Flaubert sont
autant de textes romanesques caractéristiques de la littérature romantique dont chaque héros
se définit une identité au gré des péripéties de l’existence, des expériences vécues à travers
différentes aventures. Examinons maintenant les traits les plus évidents de ces romans de
formation de l’époque romantique.
1.1.1. Place aux sentiments
Dans toutes les approches littéraires de la notion de sentiment, il y a une commune
perception de l’idée que la sensibilité intervient dans la compréhension de ce qu’est le
sentiment. Au XIXe siècle, la littérature et le roman en particulier accordent une place
importante aux sentiments. A cette époque, le sentiment, la sensibilité est avant tout une
disposition, un état d’âme, une manière de sentir qui se traduit par des émotions douces, des
2 «…Les meilleurs romans du début du siècle appartiennent à ce genre : René (1802), Oberman (1804), Adolphe
(1816; écrit en 1807) ; mais aussi Volupté, de Sainte-Beuve (1834), Confessions d’un enfant du siècle , de Musset
(1836), Dominique , de Fromentin (1862); enfin, dans le dernier quart du siècle, Jules Vallès, Huysmans à partir
de Là-, Léon Bloy, avec Le Désespéré , Barrès, dans Le Culte du moi (1888-1891), transposent leur aventure
personnelle dans le registre de la fiction, comme un nouveau mal du siècle, qui répond à celui de René »., Jean-
Yves Tadié, Introduction à la vie littéraire du XIXe siècle , Edition Armand Colin, collection Agora, 2004, p. 25.
3 Françoise Rullier-Theuret, op. cit., p. 9.
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rapports affectifs entretenus avec la famille, les amis, l’humanité. Les écrivains sont tous
sensibles au malaise historique occasionné par la chute de Napoléon après laquelle il n’est
plus possible, pour tous et pour les jeunes de cette époque en particulier, d’entrer dans la
légende, à la suite de cette héroïque figure. Bien plus grave, tous les hommes de lettres,
ballotés par les secousses des nombreux bouleversements politiques qui ont ouvert la porte de
l’immobilisme social, sont en proie au Mal du siècle .
L’écrivain, à la fois sacralisé et maudit, doit s’adapter à cette société bourgeoise, en
adopter les codes ou se constituer en marge de celle- ci ; dans tous les cas, il doit agir, voir e
réagir4, mais il ne peut se soustraire à l’influence d’un milieu qu’il éprouve, ressent jusqu’au
plus profond de son être. A travers un regard d’ensemble sur le siècle, il apparaît clairement
que le Romantisme est un mouvement littéraire qui accorde une place de choix à la sensibilité,
à l’expression des sentiments, du Moi. Odéliane dit, en substance que le Romantisme se
caractérise par une opposition au Clacissisme antique, païen et méridional en ce qu’il permet
que la Raison, si chère aux classiques, soit remplacée par l’émotion et la sensibilité.5 En
somme, le Romantisme renonce à la raison et donne droit au sentiment dans le triomphe de la
sensibilité. Il s’agit là d’une forme de liberté que s’approprie le roman qui choisit de porter
son attention sur ce qu’il ya de plus « vrai » en l’homme. Au sortir d’un siècle rationaliste,
l’homme
et le héros romantique choisissent de cultiver la sensibilité et de l’imposer au
monde. Dans le roman en particulier, place est faite aux sentiments : « le roman porte son
att
ention sur l’individu (le moi), recherche le dépaysement spatial (goût pour l’exotisme),
temporel (goût pour l’histoire), social (intérêt pour le peuple) et religieux (goût pour le
mysticisme) »6.
La sensibilité et la souffrance engendrées par une société bouleversée par une querelle
politique, le sentiment d’un mal-être, sont autant de dispositions qui permettent à l’écrivain de
ressentir le tragique d’une condition humaine qui n’est pas que la sienne, mais également celle
4 Comme leurs prédécesseurs du siècle précédent, les écrivains évoluent dans une société qui n’est pas définie
selon leur goût et qui cherche à les réduire à sa discipline. Au XIXe siècle, agir ne semble pas suffisant pour
affranchir l’écrivain ; à toutes les contraintes qui s’imposent à lui et pour échapper à sa dissolution, il ne lui reste
que la possibilité de réagir contre tout ce qui le presse : la fuite du temps, la solitude, la souffrance, le chagrin, la
mort…
5 Odéliane, Le Romantisme littéraire , juillet 2007.
6 Le héros romantique porte une puissante charge sentimentale qui rythme sa relation aux autres et à la vie. Sa
réussite intellectuelle, professionnelle et même sociale semble articuler sur ses succès ou ses déboires en amour.
Aucun des héros de notre corpus ne semble échapper à cette fatalité qui lui est consubstantielle.
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du peuple tout entier7. L’amour, la haine, la solitude, la tristesse, la difficulté de vivre, sont
des états affectifs et émotionnels ressentis par les écrivains et qu’ils font percevoir par leurs
personnages, non pas pour les présenter comme les sources de leur souffrance, mais ce contre
quoi ils doivent lutter pour s’affirmer et s’arracher à leur condition première. Même si l’on
n’est pas aimé, il faut lutter pour l’être ; si l’on n’a pas d’ami, il faut se donner des moyens
d’en
avoir ; de même, faut-il vaincre la solitude et le sort qui condamnent un être à
n’appart
enir qu’à une condition sociale. Les exemples que nous en donnent Julien Sorel dans
Le Rouge et le Noir et Lucien Chardon, dans Illusions perdues , sont caractéristiques de la
volonté des écrivains de s’affirmer dans un monde où tout est à conquérir, à commencer par la
liberté d’être. Très tôt, le jeune Sorel s’intéresse à la lecture dont il a conscience qu’elle lui
permettra d’acquérir les connaissances indispensables à sa réussite sociale, dût-il s’opposer à
la volonté de son père qui voulait l’intéresser au métier de charpentier. Plus tard, alors qu’ils
passent les ultimes moments d’une agréable soirée en compagnie de Mme de Rênal, une
première fois, puis une seconde, ponctuée par une grande brutalité, il lui prend la main,
marquant ainsi sa ferme volonté de conquérir celle qui incarne les valeurs de cette classe
dominante. D’autre part, Lucien Chardon offre à l’analyse, l’image de cet être qui refuse de
s’assimiler à une condition de basse extraction dont il est pourtant le pur produit. Ses efforts
incessants d’appartenir d’abord à la haute société d’Angoulême et de s’octroyer un nom de
noblesse, ensuite sont symptomatiques de la volonté obstinée des personnes de cette condition
de refuser un destin dont ils ne peuvent souffrir indéfiniment la cruauté.
En somme, les sentiments prévalent dans les textes romanesques au détriment de tout
rationalisme. C’est l’une des caractéristiques majeures du roman de formation qui donne à
voir bien des transformations sentimentales, qu’elles soient réussies ou marquées par le sceau
de l’échec8. A la réflexion, les personnages, prédestinés à l’échec sont dans une logique où
l’échec sentimental entraîne l’échec social, compromettant ainsi tous leurs efforts et
ambitions.
7 « La convergence des formes littéraires à travers le XIXe siècle livre les éléments d’une psychologie du moi,
dans laquelle, par delà les différences de générations, Rimbaud rejoint Chateaubriand, dans laquelle aussi
l’écrivain exprime les sentiments d’une vaste famille de lecteurs : « Insensé, toi qui crois que je ne suis pas
toi ! » s’écrit Hugo (Les Contemplations, Préface), et : « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! »
(Baudelaire, Les Fleurs du mal , Au lecteur), Jean-Yves Tadié, Introduction à la vie littéraire du XIXe siècle,
Paris, Armand Colin, 2004, p. 29.
8 L’aventure sentimentale constitue une étape charnière dans le processus initiatique du héros d’apprentissage.
Avec des fortunes diverses, ils y passent tous : une, deux ou plusieurs femmes constituent le passage obligé en
amour jalonné de succès pour les uns (Julien Sorel) et pour les autres d’échec (Fréderic Moreau).
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1.1.2. La mélancolie d’un e génération
L’histoire littéraire française du XIXe siècle se ressent de commentaires relatifs à la
génération romantique caractérisée par une souffrance permanente à laquelle l’on a donné le
nom de mélancolie. Celle-ci est pour de nombreux théoriciens de la littérature, un sentiment
de profonde angoisse et de malaise appelé « Mal du siècle ». L a condition de l’écrivain est
assujettie à cette mélancolie qu’il exprime comme pour l’exorciser. Au plan politique, le XIXe
siècle est une période très mouvementée. La fin du siècle des Lumières est marquée par le
grand bain de sang de 1789. Le peuple se révolte contre l’impôt imposé par Louis XVI. En
1793, le Roi, symbole suprême de l’Ancien Régime est exécuté. Au même moment, la France
est attaquée par l’Angleterre et l’Autriche au cours d’une guerre qui durera deux ans (1793-
1795). C’est dans un tel contexte que naît le XIXe siècle.
Dès 1804 et ce jusqu’à la fin de la IIIe République marquée par celle du siècle (1900),
plusieurs régimes se succèdent en France. Tous ont pour ambition d’apporter au peuple, un
bien-être marqué par le développement social et un bonheur individuel. En lieu et place de
cette aspiration optimiste, la génération romantique est soumise à des épreuves très rudes,
ballotée entre l’enthousiasme et les catastrophes, dominée par la souffrance. Le peuple et les
écrivains qui en sont le porte-parole ont le sentiment d’être trahis par une époque dont ils
attendaient beaucoup ; tous expriment une grande colère et une révolte, ainsi que leurs
désillu
sions marquées par des échecs comme celui de la Révolution de 18309. Toute la
génération romantique est sujette à la mélancolie, parce qu’elle voit ses rêves d’ « enfants du
siècle » brisés. L’individu est entre la solitude et la mélancolie ; en amour, il est également
entre
le souvenir de jours heureux passés en compagnie de l’être aimé et le désespoir ; au plan
social
et collectif, l’on oscille entre incertitude et révolte, entre conservatisme et révolutions
illusoires. Frédéric Moreau, dans L’Education sentimentale de Flaubert campe à merveille ce
rôle avec une génération d’amis, tous désorientés et écartelés par les luttes sociales, les
affrontements de classes et la précarité de situations…10
9 1830 marque la fin du règne de Charles X qui, en instaurant la monarchie de droit divin a fini par museler les
libertés de pensée et d’action. L’insurrection populaire qui a raison de son pouvoir ne débouchera pas sur la
grande victoire espérée, elle n’apportera rien plus qu’un « roi aux français », Louis-Philipe Premier, avec la
promesse d’un assouplissement du pouvoir.
10 Fréderic Moreau, Deslauriers, Sénécal, Dusardier… sont les « fils » et acteurs socio-historiques de cette
époque.
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Dans Adolphe (1816) de Benjamin Constant, les premières manifestations de cette
mélancolie s’expriment. Mélancolie ou mal de vivre, ennui ou spleen, ce « Mal de vivre »
réduit l’individu à une impossibilité de s’extérioriser. Dans la vie en société comme dans la
littérature, la personne et le personnage ne parviennent ni à jouir ni à pleurer ; cette confusion
de sentiments traduit un mal ressenti dans l’Europe entière, notamment par les âmes
passionnées que l’on trouve en majorité dans les rangs de la jeunesse. Chateaubriand,
Stendhal, Musset, Balzac et Flaubert, au temps de leur jeunesse, ont vécu ce mal rongeur
qu’ils évoquent dans leurs œuvres. Pour tous, la tourmente révolutionnaire de 1789 passée,
l’Epopée napoléonienne qui naît, se développe et se termine dans le sang est le signe d’un
échec ; l’espoir d’un grand bonheur et la gloire des Grandes figures de l’Histoire, s’en sont
allés avec tous les rêves de réussite et de grandeur. Il y a un refus d’espérer parce que la
mélancolie de cette génération n’autorise pas un tel engagement. Comment pourrait-il en être
autrement ? Julien Sorel et Frédéric Moreau, de même que les autres héros de notre corpus,
ont un i
tinéraire romanesque qui fait d’eux des figures emblématiques de l’échec et de la
négation de l’espoir en quelque réussite sentimentale ou que ce soit sociale.
Si donc
, la société et ses « avancées » ne peuvent donner de consolation face à la
douleur de vivre
, au malaise existentiel, au mal causé par le bourgeois, perçu comme hostile à
la réalisation des désirs et des ambitions – antagonisme douloureux constituant le fameux
«
mal du siècle » -, il est impératif de rechercher l’apaisement et le réconfort au sein de la
nature, qu’elle soit proche ou exotique. Ce terreau se fertilise par là-même de rêves et
d’imagination qui apparaissent comme la vérité la plus intime de l’individu. Le voyage
devient dès lors cette vérité humaine de la quête de réalisation de soi. Le héros – personnage
en devenir portant sur lui l’espoir de l’humanité – emprunte cet itinéraire implacable dans la
perspec
tive, non seulement de se réaliser, mais aussi et surtout de figurer les aspirations les
plus profondes des auteurs. L’écho permanent entre le personnage romantique et la société
dont il n’est que la parfaite copie est rendu ici par Jean-Yves Tadié : «le moi, se
métamorphose
en héros ou cherche à se perdre dans la nature, rencontre les autres : peut-être
même la re
lation à autrui fonde-t-elle toute démarche individuelle »11.
Cette instabilité de la personnalité, ces bouleversements constants de la vie politique et
sociale du XIXe siècle, cet appel intimiste au rêve et à l’imagination ; cette quête d’un ailleurs
innommable
et ces vagues de sentiments qui sont le lot quotidien de l’écrivain ou de
11 Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 65.
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l’individu – appelé désormais à être un paria dans sa propre société – engendrent des
tendanc
es romanesques variées.
1.1.3. Plasticité et variété du genre romanesque
Lorsqu’il naît au Moyen Age (en 1150), le roman ( romanz) désigne la langue parlée
vernaculaire ( lingua romana ), avant de faire allusion au texte. Il passe à la fin du bas Moyen
Age par l’étape où il « s’applique à une œuvre narrative, en vers d’abord, puis en prose ; on
appe
lle ainsi toutes les œuvres démarquées des textes latins, qu’il s’agisse de conte ou
d’autres récits en langue vulgaire »12. Le genre connaît, toutefois, une évolution dans le temps
pour épouser une identité plus ou moins marquée au XIXe siècle.
Au XVIe et au XVIIe siècle, le mot désigne plus précisément une œuvre d’imagination en prose, assez
longue et peu réaliste. […] le roman « prémoderne » (Pavel Thomas, La Pensée du roman , Paris,
Gallimard, 2003) marqué par l’idéalisme et le triomphe de l’imagination s’accommode d’une esthétique
où l’invraisemblance trouve largement sa place »13. « Au XIXe siècle, le roman prend la forme qu’on lui
connaît aujourd’hui. […]. Le roman réaliste prend pour sujet les individus dans leur rapport
problématique au monde contemporain, accordant à tous les hommes la force morale et les qualités
humaines que le roman prémoderne et l’épopée réservaient aux héros d’exception.14Plus tard, « la
description totale de la société telle que l’envisage Balzac, passe par un recensement de tous les types
sociaux »15.
Ce postulat posé, il demeure cependant constant que l’esthétique romanesque a des
caractéristiques fondamentales qui la distinguent des autres formes d’expression littéraire que
sont la poésie ou le théâtre. En effet, il est assimilé par Michel Raimond à « une fiction
rusée »16, Bernard Valette utilise quant à lui, les expressions « aventures d’idées » ou
« littératures d’idées »17pour démarquer le roman tant de la poésie que du théâtre dont
l’essence du texte est inscrite dans la mise en scène du langage. Autrement dit, avec le roman,
12 Françoise Rullier-Theuret, Les Genres narratifs , Paris, Edition Ellipses, Collection « Thèmes et études »,
2006, p. 8.
13 Françoise Rullier-Theuret , ibid., p. 8.
14 Françoise Rullier-Theuret , ibid., p. 9.
15 Ibid., p. 14.
16 Michel Raimond, Le Roman , Paris, Armand Colin, 2000, p. 5.
17 Bernard Valette, Le Roman , Paris, Armand Colin, 2005, p. 6.
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nous avons une exploitation abondante de la fiction18 ; tendance qui, selon Bernard Valette, se
ressent des liens originels que le roman entretient avec la légende, le mythe ou l’épopée :
Aventures imaginaires, personnages irréels, intrigues fictives : le discours du roman se situe
dans l’irréel dont il partage l’espace symbolique avec la légende, le mythe et l’épopée.19
A partir de cette caractéristique de l’esthétique romanesque consistant à explorer et à
investir le champ de ces formes historiques, il s’instaure une longue confusion des contenus
entre légende, mythe, épopée et roman, qui exploitent indifféremment la vie privée et celle
des collectivités, les valeurs religieuses et profanes et les drames à l’échelle de la société.
Pendant longtemps, les critiques ont dû établir un parallèle entre épopée et roman, car : « Pour
certains, le roman serait un avatar du récit épique, situé à un niveau familier et en quelque
sorte laïcisé ».20 La volonté marquée des romanciers d’opérer une nette différence de nature
entre ces formes d’expression littéraire surgit par l’instauration dans l’intrigue romanesque du
burlesque et de la dimension fortement ironique des textes. Don Quichotte , Gargantua ou
Pantagruel le montrent bien au XVIe siècle. Cependant, le genre tarde à gagner
reconnaissance et notoriété. Caractérisé de « genre batard », c ’est avec De Foe et
Richardson21 qu’il est véritablement réhabilité. Bernard Valette note que c’est avec eux que
« le roman devient sérieux, la vie privée, la psychologie individuelle, les activités des classes
laborieuses supplantent progressivement les hauts faits des héros de l’épopée et ouvrent la
voie à la fiction bourgeoise du XIXe siècle ».22 Cette approche a le mérite de dégager des
champs de prédilection au roman tout en lui retraçant une orientation diachronique évolutive
avec le temps.
18 « Contrairement à d’autres genres littéraires, […] le roman se définit et se délimite moins à partir de ses
marques formelles qu’à travers son signifié, traditionnellement associé à l’idée de fiction », ibid., p. 6.
19 Ibid., p. 6.
20 Ibid., p. 7.
21 Il est d'usage de dire que Robinson Crusoe , écrit par Daniel Defoe en 1719, est le premier roman anglais ;
suivent ensuite les autres œuvres fictionnelles de Defoe : Captain Singleton en 1720, Moll Flanders et Colonel
Jack en 1722, Roxana en 1724. Si l'on voit déjà une étude du rapport entre individu et société dans les romans de
Defoe, ce thème se retrouve dans l'œuvre de Richardson. En 1740 paraît Pamela. Qui s’inspire abondamment de
l’esthétique novatrice de Defoe, http://cle.enslsh.fr/87028190/0/fiche___pagelibre/&RH=CDL_ANG000000#p7 ;
du 20 juillet 2009. Le premier livre de Defoe, est un récit riche et complexe qui retrace en parallèle les aventures
et le développement spirituel, social et économique d’un individu. Roman d’éducation et d’imagination
prodigieuse, ce livre a séduit Rousseau qui le recommande comme seule lecture utile à Emile. Il n’est pas,
expansif d’y voir la naissance et la consécration du genre romanesque.
22 Bernard Valette, op. cit., p. 7.
35
Les analystes n’ont pas toujours partagé cette genèse supposée du roman. Bakhtine,
par exemple, développe des thèses différentes. Dans cette définition, il donne une orientation
génétique totalement située aux antipodes de celle qu’on a attribuée au roman. Pour lui,
La polyphonie, le plurilinguisme, la polyculturalité du roman rattacheraient celui-ci au
dialogisme socratique, non à la dégradation du discours épique. La satire ne serait donc pas un
des maillons de la longue chaîne qui conduit de l’univers des dieux et des surhommes au
réalisme trivial de la littérature moderne. Il s’agirait bien d’un genre autonome, né du peuple,
enraciné dans le folklore, les formes festives, marginales où s’expriment le rire carnavalesque
et le plurivocalisme des groupes rejetés par les institutions. Dès ses origines, le roman apparaît
ainsi comme organiquement critique à l’égard du savoir, de l’autorité et du langage officiel lui-
même.23
Tout en y décelant des germes du « dialogisme socratique », Bakhtine confère une
origine plus authentique et plus noble – en ce qu’il est une création, une invention du génie
humain et non une déviation, encore moins une dégénérescence d’un genre – au roman. Il en
fait une entité autonome, née du drame social, fait de la logique des rapports, des héritages
et/ou acquis spirituel et matériel et de la diversité des modes d’expression qu’empruntent les
individus en société. Aussi, la notoriété et la popularité du roman seraient-elles dues à cette
capacité ontologique qu’il a eu très tôt de subvertir l’ordre des choses et de se poser comme
l’œil d’une certaine critique qui devint officielle avec le temps ! Attaché aux valeurs les plus
humbles et aux mœurs les plus marginales, le roman gagne ainsi le cœur et obtient, par-delà,
l’onction du plus grand nombre ; d’où « la polyphonie, le plurilinguisme et la polyculturalité »
dont il se pare dans son esthétique devenue de plus en plus complexe au fil des siècles. Le
romancier est en définitive le maître d’un jeu dont il finit par rendre le lecteur complice. Car
c’est bien lui qui est l’artisan de l’œuvre à laquelle il communique son génie créateur, sa
science artistique, loin de toute confidence avec le lecteur. Cependant, de façon générale,
entre le romancier et le lecteur s’édifie une forme de « contrat » basé sur une espèce de secret
de polichinelle, ainsi qu’en pense Michel Raimond : « le roman est une œuvre de mauvaise
foi : le romancier donne pour vrai ce qu’il sait pertinemment être faux ; et le lecteur feint de
prendre pour vrai ce qu’il ne cesse jamais de savoir fictif ».24 Ce dernier y trouve son compte
à travers la thématique, l’intrigue, les scènes où il puise abondamment le regain d’espérance
23 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman , Paris, Gallimard, 1978, cité par B. Valette, op. cit., p. 7.
24 Michel Raimond, op. cit., p. 6.
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indispensable à l’optimisme lié à la condition humaine. Car, Bakhtine le disait plus haut, « né
du peuple, enraciné dans le folklore, les formes festives, marginales où s’expriment le rire
carnavalesque et le plurivocalisme des groupes rejetés par les institutions », le roman
représente un certain espoir, une certaine « planche de salut », l’unique occasion de rêve – et
donc de bonheur possible – pour les classes marginalisées.
Ainsi perçu à travers ses différentes formes qui sont loin de faire l’unanimité,25 le
roman se laisse définir par de nombreux spécialistes de la littérature, au nombre desquels, les
auteurs de dictionnaires, sont les plus nombreux. Nous reprenons à cet effet, cette synthèse de
Michel Raimond :
Pour Littré, le roman est « une histoire feinte, écrite en prose, où l’auteur cherche à exciter
l’intérêt par la peinture des passions, des mœurs, ou par la singularité des aventures ». Le
Larousse du XIXe siècle oppose le roman ancien, « un récit vrai ou faux », au roman moderne,
« récit en prose d’aventures imaginaires inventées et combinées pour intéresser le lecteur ».
Pour le Robert, le roman est « une œuvre d’imagination en prose, assez longue qui présente et
fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, nous fait connaître leur
psychologie, leur destin, leurs aventures ».26
Dès lors, le roman s’arroge une labilité qui n’a de limite que dans les profondeurs de
l’imaginaire. Voilà pourquoi au sortir du siècle des Lumières et à l’aube du XIXe siècle,
lorsque la raison cède du terrain à l’imagination, le roman atteint son apogée aux dires de
nombreux critiques : « L’âge d’or du roman se situe sans doute au XIXe sièc le, de Balzac à
Zola. Le genre se proposait alors d’être le miroir de toute l’époque, le romancier était
l’historien du présent, un docteur ès sciences sociales ».27 Si cette ambition a connu un
rayonnement, c’est bien grâce, en partie, aux sujets traités mais aussi et surtout à une certaine
satisfaction des attentes du lecteur. Le roman s’impose ainsi, à la fois, comme microcosme
d’une société traversée par les secousses socio-historiques de tous ordres, mais aussi, comme
25 « Un grand désarroi s’empare de l’esprit dès qu’il considère la variété des formes romanesques. Il faut
reconnaître qu’une grande incertitude pèse sur la notion même du roman », « avec Pierre et Jean de
Maupassant, l’auteur avait beau jeu de répliquer cette phrase, demeurée célèbre : « le critique qui, après Manon
Lescaut, Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Werther, Les Affinités électives, Clarisse Harlowe, Emile,
Candide, Cinq-Mars, René, Les Trois Mousquetaires, Mauprat, Le Père Goriot, La Cousine Bette, Colomba, Le
Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary, M. de Camors ,
L’Assommoir, Sapho, etc., ose encore écrire : “ ceci est un roman, et cela n’en est pas un“ me paraît doué d’une
perspicacité qui ressemble fort à de l’incompétence », ibid., p. 18.
26 Ibid., p. 19.
27 Ibid., p. 21.
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un espace idyllique dans le firmament duquel l’individu vient puiser les forces d’une
« rédemption » possible. Il supplée aux attentes non satisfaites du quotidien et crée, dès lors,
entre romancier et lecteur une complicité implicite qui nourrit de sa sève la création littéraire
qu’elle multiplie à l’infini. Voici en quoi consiste cette osmose entre individus et romanciers.
Il (le romancier) était conforté dans son ambition par le fait que tout le XIXe siècle était plein
de conflits dramatiques, qui étaient autant de sujets de roman : conflits de la bourgeoisie et de
l’aristocratie, de la pauvreté et de la richesse, du petit commerce et de la grande banque, du
capital et du travail. Conflits surtout du héros et du monde qu’il se proposait de conquérir.
Récits de l’affrontement des rêves de la jeunesse et des rigueurs du monde véritable, le roman
pouvait répondre aux besoins de romanesque en un temps où chacun pouvait concevoir des
espérances et espérer les réaliser.28
L’histoire, la coloration locale, les aspirations du moment ; les traits caractéristiques
des êtres et des choses, rêvés ou figurés dans une époque ou un lieu donné ; fantasmes et
hallucinations, bonheur et/ou malheur, révoltes ou abnégation, constituent la toile de fond du
romancier qui s’étend à l’infini et dont la prodigieuse exploitation aboutit à cette
caractéristique protéiforme qu’on reconnaît au roman. A cet effet, le romantisme a
nécessairement contribué à écrire de très belles pages de cette prodigieuse aventure du roman
au XIXe siècle. Privilégiant le moi, le romantisme favorise le développement du roman
personnel et psychologique tout en renouvelant le roman d’amour. Par son goût du vrai et de
l’histoire, il a entraîné l’essor du roman réaliste et historique. Les déterminants communs et
indiscutables chez Frédéric Moreau : L’Education sentimentale , L ucien Chardon ( Illusions
perdues), Julien Sorel (Le Rouge et le Noir ), Octave (La Confession d’un enfant du siècle ) et
René (René), ce sont leur origine roturière et l’ambition contagieuse et irrésistible de se
réaliser certes. Cependant, ils apparaissent comme un témoignage de l’histoire et de la société
dont ils ne sont que des produits pervertis ; chacun y voit son double, un frère, une condition,
bref, un écho de quelque ressentiment.
28 Ibid., p. 22.
38
1.1.4. Le Roman : de l ’Empire à la fin du second
Empire
1.1.4.1. Le Roman sous l’Empire et la Restauration
La période littéraire de cette époque est dominée par quatre formes de romans : le
roman d’a
nalyse, le roman d’intrigue sentimentale, le roman noir et le roman historique. Au
début du siècle, la génération qui a vécu la Révolution et qui en est encore marquée, fait
entendre un chant désolé. Chateaubriand avec René (1802), Senancour avec Oberman (1804)
et Benjamin constant avec Adolphe (1806-1816), donnent la mesure de cette détresse. Ces
récits traduisent déjà le chant d’un premier « mal du siècle » où s’exprime une aspiration
inacc
essible dans maints domaines. Y apparaissent cette « sensation » de béance entre ce que
l’on est et ce que l’on voudrait être, entre l’amour que l’on rêve et l’amour que l’on vit, entre
le désir de plénitude et le sentiment de l’inconsistance du monde »29, comme le souligne
Colette Becker. Si René, personnage éponyme de Chateaubriand, choisit, malgré lui, pour
exorciser son mal-être, l’exil où il se confie à Chactas, Adolphe lui, confie qu’il porte au fond
du cœur « un besoin de sensibilité » qui, « ne trouvant pas à se satisfaire », le détache
succe
ssivement de tous les objets qui attirent sa curiosité. Oberman renchérit en ces termes :
« il
y a une distance bien grande de mon cœur à l’amour qu’il a toujours désiré ; mais il y a
l’infini entre ce que je suis et ce que j’ai besoin d’être ». Le malaise de l’individu ne procède
plus du divorce entre lui et la société, il est l’émanation profonde du moi ; un moi écartelé et
insatiable,
portant en lui une « scission douloureuse », siège du deuil. Ces romans
introspec
tifs nés au début de l’Empire s’apparentent au roman d’analyse. Ici, par le jeu du
dédoublement analytique, les auteurs entendent communiquer au prix d’un lyrisme abondant,
le souffle des peines existentielles dont ils sont à la fois objets et porteurs. Adolphe est
parsemé d’apostrophes lyriques, tandis que René a été lu pour la première fois comme un
poème. Cet internement qui crée le repli sur soi est l’occasion idéale pour les personnages de
préférer la nature, les paysages bucoliques au sein desquels ils se recueillent à l’image de
René : « le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts »30. Senancour
fait vivre son personnage au sein des montagnes, des paysages glacés et sublimes où s’ouvrent
29 Colette Becker, Jean-Louis Cabanès, op. cit., p. 25.
30 Chateaubriand, Atala, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 180.
39
très souvent une « communication poétique » dans laquelle il y a « l’évocation de voix
féminines sur le lointain des eaux, [de] cors qui se répondent dans l’éloignement».31
Cette quête d’apaisement d’une âme assoiffée, à la recherche de quelque asile paisible
– la nature s’en faisant amante – répond parfaitement aux cris de douleurs existentielles des
écriva
ins de cette époque en proie au spleen, à la mélancolie : le grand sentiment du siècle
dont nous a
vons eu à démontrer les caractéristiques dans la section I de notre travail. Cela
justifie le fait que les œuvres de cette époque aient une dimension profondément poétique.
Cette écriture lyrique favorise, la montée d’une autre catégorie romanesque: le roman
d’intrigue sentimentale essentiellement incarné par les femmes. Le roman qui illustre le plus
cette esthétique romanesque est Corinne (1807), de Madame de Staël. Ce roman, qui raconte
une histoire d’amour impossible entre deux personnes qui s’aiment, Corinne et Lord Oswald,
traduit à merveille la façon dont les interdits sociaux et les barrières culturelles sont à la base
des déconvenues et des peines les plus cruelles dans l’aventure sentimentale. L’interdit
paternel mis en exergue par le roman est indissociable de l’obstacle dressé par la position
dominante d’une nation par rapport à une autre – l’Angleterre par rapport à l’Italie – et qui lui
impose
ses mœurs. L’Angleterre est réputée être une terre de liberté politique, cependant, elle
est le lieu « du conformisme moral qui n’admet d’autres vertus chez la femme que le retrait, la
pudeur et la discrétion ».
L’intérêt de ce roman pour cette époque est qu’il offre de multiples entrées : il est, en
eff
et, à la fois un roman sentimental, un roman politique et un roman de mœurs. Cette
dimension plurielle de Corinne lui confère un intérêt dans l’Europe tout entière et même au
delà. En cette période de début de l’Empire, il ya une accentuation de la situation d’insularité
de l’individu ; ce sentiment de déréliction qui l’envahit conduit les écrivains à accentuer l e
sublim
e pour le porter à une dimension purement ésotérique à travers le roman noir. En effet,
l’essayiste anglais Burke estime que « l’on éprouve une émotion esthétique intense et
paradoxale dans le spectacle des catastrophes, dans le vertige de l’illimité, dans la splendeur
de la nuit. L’horreur est mieux que belle, elle est sublime ». A partir de cette thèse,
l’esthétique romanesque va intégrer d’autres espaces comme le souterrain, les prisons, les
châteaux gothiques ; des personnages comme le brigand et le bandit. Nodier avec Jean Sbogar
(1818) et Hugo avec Han d’Islande (1823), célèbrent ce type de personnages que la violence,
le crime et le grotesque fascinent. Nodier va jusqu’à dire en 1823 que ces deux roman s
31 Colette Becker, Jean-Louis Cabanès, op. cit., pp. 25- 26.
40
marquent « le triomphe du roman frénétique ». Il écrit également Smarra et Les Démons de la
nuit (1828) et La Fée aux miettes (1832), où il donne une dimension extraordinaire au rêve et
à la folie comme moyens et /ou réponses pour sortir de la cloison oppressante de la vie.32
1.1.4.2. L’étape de 1830
Après l’épique lutte des Trois Glorieuses (27-28-29 juillet 1830), Charles X est chassé
du pouvoir sous l’insurrection populaire, au profit de Louis Philippe Ier. C’est l’espoir pour les
intellectuels en général et pour les écrivains en particulier d’être dégagés de l’ordre clérical,
du totalitarisme et autres abus sociaux où les avait placés Louis X33. Cette fin de la
Restauration correspond également à l’époque de la grande influence du romancier anglais
Walter Scott sur la production littéraire française en général. La jeune génération d’écrivains,
le plus souvent, nés avec le siècle, se tourne vers le roman inspiré du romancier anglais.
Vigny (1797-1863), Balzac (1799-1850), Victor Hugo (1802-1882), sont des plus émérites
parmi eux. Cette fin de siècle est également le moment où le roman réaliste prend le relais du
roman historique, aussi bien avec Le Rouge et le Noir (Stendhal), qu’avec La Peau de
chagrin (Balzac, 1831) et les scènes de la vie privée (1830; œuvre écrite en réalité en 1829).
Avec L
e Rouge et le Noir Stendhal pointe du doigt l’ordre clérical que Charles X fait
peser sur la France, avec à la clé une surveillance religieuse et policière intolérable. Cette
dénonciation du pouvoir de l’aristocratie est également étendue à celle non moins arbitraire de
la célébration de l’argent et du paraître qu’incarnent des personnages comme M. de Rênal (le
maire de Verrières) ou M. de La Mole. Quand en 1831 Balzac écrit La Peau de chagrin , il
fustige la bourgeoisie dont il dira qu’elle est le « confiscateur » de la Révolution de juillet.
C’e
st le début d’une remise en cause, d’un réalisme de la part des écrivains dont l’attitude
semble porter sur la dénonciation des tares et des abus sociaux. La période attise le
désenchantement d’une jeunesse jusque-là bercée par le suc d’un romantisme décadent – qui
va chercher à s’organiser et à se mobiliser contre la bourgeoisie pour laquelle elle a une sainte
32 Ce désir de rêve et de folie peut être lu comme un exutoire face aux cris de détresse d’une société qui n’a pas
de réponse à ses attentes, tant sous l’Empire que sous la Restauration.
33« La nouvelle loi, dite du double vote, permit aux électeurs les plus riches de voter deux fois (1820). Les
émigrés dont les biens avaient été vendus comme biens nationaux furent indemnisés. Le clergé prit le contrôle de
l’Université et les professeurs libéraux furent suspendus. L’Union du Trône et de l’Autel vit la collaboration
étroite du gouvernement et du clergé. Enfin le 25 juillet 1830, Charles X publia quatre ordonnances. L’une
suspendait la liberté de la presse ; une autre accordait le droit de vote aux seuls pr opriétaires fonciers», Christine
Lauvergnat-Gagnière, et al. , Précis de littérature française , Paris, Armand Colin, 2005, p. 202.
41
horreur. Quoique d’horizons idéologiques différents, Nerval, Gautier et Petrus Borel forment
« un petit cénacle » sur la base de cette haine pour le bourgeois34. Ce désenchantement
généralisé suscite de nombreuses œuvres, chez Théophile Gautier, il se métamorphose en
« esthétisme amoralisant », tandis que chez Musset, il est le fait d’une nostalgie de la perte de
l’éner
gie, de l’annonce d’un crépuscule préfigurant la fin d’une époque et le début d’une
autre. « Le « mal du siècle » deviendra [alors] cette angoisse du transitoire chez un sujet qui
ne trouve ni en lui-même, ni hors de lui aucune prise, aucune certitude pour donner un sens à
sa vie », dira Balzac.
1.1.4.3. Le second Empire et la production romanesque
Contexte historique
Régime dictatorial né à la suite du coup d’Etat du 2 décembre 1851 et instauré
officiellement le 10 décembre 1852, le second Empire restreint considérablement la liberté
d’opinion. Certes ce Régime assurera une prospérité économique et un rayonnement à la
France (Exposition Universelle, 1855, historiques travaux de Haussmann à Paris). Mais il
affirme sa fidélité aux traditions du premier Empire en menant des guerres extérieures : guerre
de C
rimée (1854-1855), guerre d’Italie (1859), expédition de la Syrie, de Chine et du
Mexique (1861-1867). Ces deux dernières expéditions s’avèrent infructueuses, faisant le lit de
la défaite ultérieure contre la Prusse – défaite consommée à Sedan – le 4 Septembre 1870.
C’e
st la date à laquelle sombre le second Empire avec l’incarcération de son inspirateur :
l’Empere
ur Bonaparte III. Au plus fort de cet affaiblissement de l’Empire, les catholiques sont
passés à la résistance, l’opposition parlementaire s’est reformée et les mouvements
révolutionnaires se sont ligués. Une année avant la capitulation, soit en 1869, le monarque est
contraint de passer d’un Empire autoritaire à un Empire parlementaire.
Le contexte de la création littéraire
34 Acteurs principaux de la bohême romantique, ils créent les « jeunes Frances », promoteurs d’un romantisme
frénétique, sanglant et terrifient dans lequel figures fantastiques et de vampires sont à l’œuvre. On y a vu un
pendant du roman gothique anglais. Entre autres objectifs, la critique leur reconnaît une grande liberté
artistique et une volonté affichée de choquer la bourgeoisie. (Confère Carolle Narteau, Irène Nouailhac, Les
grands mouvements littéraires du XIXe siècle , Librio, 2009).
42
Au début du règne de Louis Napoléon, on cherche à gêner les audaces artistiques et
intellectuelles. Certains écrivains (Hugo, Edgar Quinet) ont été exilés, d’autres ont été
poursuivis en justice ; c’est le cas de Flaubert, les Goncourt et Baudelaire, ou destitués de
leurs
chaires à l’université, à l’exemple de Renan et de Michelet. Cependant, l’esprit
scientifique et révolutionnaire du positivisme de l’époque, organisé par des philosophes
comme Auguste Comte (1798-1857, cours de philosophie positive), Hyppolite Taine (1828-
1893, philosophie de l’art) et Ernest Renan, triomphe. Ainsi, l’esprit de la science qui
préconise l’étude exclusive des faits gagne les intellectuels, les écrivains également. Cette
réhabilitation « établit le prestige de la science, préconise l’étude exclusive des faits, restaure
l’idée de progrès, […] ranime la foi en la nature humaine et la raison et se propose d’organiser
scientifiquement le gouvernement et l’avenir de l’humanité »35.
Cette séquence de l’histoire va correspondre à une autre phase de bouillonnement
psychologique et d’intenses activités intellectuelles, notamment en peinture, en poésie, en
sciences et en philosophie. C’est seulement au niveau de la production romanesque que l’on
observe une légère baisse des activités. En effet, comme si les écrivains étaient épuisés par les
nombreuses péripéties et autres frasques qui marquent la vie politique, ils vont marquer un
léger coup d’arrêt dans la production romanesque. Cette séquence de l’histoire consacre, par
ailleurs, la fin des illusions lyriques de bien de jeunes intellectuels comme Baudelaire,
Goncourt et Flaubert qui l’exprime ici à travers une lettre adressée à Maxime Ducamp, le 13
novembre 1879 : « c’est parce que les socialistes en sont à la vieille théorie qu’ils sont bêtes et
si fune
stes. La magie croit aux transformations immédiates par la vertu des formules,
absolument comme le socialisme ». Il apparaît alors une dissension entre ceux qui
revendiquent la paternité du réalisme (Duranty, Champfleury,…) et la nouvelle génération
regroupée autour de Baudelaire, Flaubert et Goncourt. Tandis que les premiers récusent une
esthétique ayant pour finalité l’art, les seconds postulent en faveur d’un art dont ils disent
qu’il doit trouver en lui-même sa fin.
Cependant un mythe de l’artiste se crée sous le second Empire qui l’isole de sa passion
de
créer tout en conservant son horreur pour le bourgeois et son refus de conformisme avec
l’esprit journa
listique36. En 1857, par un recueil d’articles dénommé « le réalisme »,
35 Pierre Brunel, Denis Huisman, Littérature française, des Origines à nos Jours , op. cit., p. 181.
36 L’échec de Lucien de Rubempré dans la carrière journalistique imputable aux intrigues pr opres à ce milieu
professionnel donné à voir, par Balzac, comme une véritable jungle, peut justifier amplement cette distance entre
les écrivains de cette époque et les journalistes.
43
Champfleury donne sa conception de l’art réaliste37. Cette querelle de l’esthétique littéraire
devenue de plus en plus ouverte, pousse les écrivains à s’inscrire dans une esthétique dite « du
juste milieu » ou du « médium ». Il s’agit pour ce faire d’écrire « avec simplicité » et de
privilégier « le prosaïsme », à l’instar de Rodolphe Bresdin ( Les Bourgeois de Molinchart ,
1855 et Le Violon de faïence , 1862).
Cependant, avec la mort de Balzac en 1850, le monde littéraire perd non seulement un
symbole de l’art réaliste, mais aussi toute une conception de l’esthétique romanesque. L’art
n’est plus cette symbiose entre les vertus « de l’imagination intuitive et le coup d’œil
analytique du médecin », formule chère à Balzac.
A la suite du réalisme et à la lisière du naturalisme, se situe un romancier de renom :
Flaubert.
Il s’illustre comme le chantre d’une écriture « sans interventionnisme » où l’écrivain
occupe une place semblable à celle de Dieu. Son roman influence ou est influencé par – c’est
selon
– le naturalisme zolien. En effet, l’année 1865 marque pour certains critiques la
naiss
ance du mouvement naturaliste. C’est l’année de publication par les frères Goncourt de
Germinie Lacerteux et de L’Introduction à la Médecine expérimentale par Claude Bernard.
Ces deux travaux majeurs dans la conception esthétique zolienne, vont fixer chez l’écrivain
les bases fondatrices de cette école. Inspiré par ces travaux en faveur desquels il va publier un
article (Le Salut Public , 1865) et un ouvrage ( Mes Haines , 1866), Zola va asseoir
définitivement sa conception du roman naturaliste. Lors qu’il écrit en 1879, Le Roman
expérimental – en guise de manifeste du roman naturaliste – la fin de l’Empire est déjà
survenue
, avec l’incarcération de Napoléon Bonaparte et l’instauration d’un régime
républicain dirigé par Charles Grévy.
Cette séquence historique (1800-1870) a connu de grands noms d’hommes de lettres
qui, à eux seuls, ont profondément modifié l’esthétique littéraire de fond en comble, donnant
naiss
ance à ce que l’on a appelé le roman moderne.
37 « L’art vrai, ce qu’on pourchasse aujourd’hui sous le nom de réalisme […], l’art simple, l’art qui consiste à
prendre des idées sans les faire danser sur la phrase […], l’art qui se fait modeste, l’art qui dédaigne les vains
ornements du style, l’art qui creuse et qui cherche la nature comme les ouvriers cherchent l’eau dans un puits
artésien, cet art qui est une utile réaction contre les faiseurs de ronsardisme, de gongorisme, cet art trouve partout
dans les gazettes, les revues, parmi les beaux esprits, les délicats, les maniérés, les faiseurs de mots, les
chercheurs d’épithètes, les architectes en antithèses, des adversaires aussi obstinés que les bourgeois dont je vous
ai donné le portrait. », Lettre à M. Ampère touchant la poésie p opulaire, Revue de Paris , 15 novembre 1853.
44
1.1.4.4. La naissance du roman moderne
Le XIXe siècle est entièrement dominé par le Romantisme, même si la création
romanesque a épousé par moments des aspects novateurs qui se sont éloignés peu à peu de la
doctrine de base. Nous avons tenté de montrer, au début de ce chapitre, comment les idées ont
évolué avec l’histoire, l’environnement social et international, les crises politique et sociale,
l’évolution de la pensée scientifique philosophique et artistique. L’une des certitudes de cette
époque a toujours été la constante évolution de la pensée et ses conséquences sur les œuvres
de l’esprit. Lorsque Louis Napoléon arrive au pouvoir en 1848, l’Empire et la Restauration
ont déjà laissé dans l’âme du peuple et, surtout dans celles des intellectuels, d’immenses
empreintes d’une insatisfaction généralisée liée aux injustices sociales, à la perte de confiance
dans les régimes et dans le politique en général, aux incertitudes et au doute qui se sont
emparés de la population qui rêvait d’un mieux-être depuis des décennies. Ce sentiment de
précarité, d’insatisfaction et de coercition amène les écrivains à se mettre, avec le temps, au
service d’une cause sociale orientant l’esthétique littéraire hors des frénésies lyrique et
idyllique d’un moi mélancolique et soucieux de se définir un asile physique et spirituel. Il
s’agit – et nous avons essayé de le montrer – de camper les rôles sociaux joués par l’individu,
d’être l’écho d’une situation de malaise à l’échelle de tous, et qui prend sa source dans la
société elle-même. A côté de ces préoccupations qui agitent le monde littéraire, la pensée
philosophique et scientifique évolue également. Les sciences expérimentales (Claude Bernard,
Buffon, Geoffroy Saint-Hilaire), la philosophie (Hyppolite Taine, Ernest Renan…) donnent
un coup d’accélérateur à ces disciplines. Influencés et séduits par la qualité et surtout les
vérités révélées par ces travaux, certains écrivains essaient de les appliquer – avec des
fortunes
diverses – dans le domaine littéraire. Ce sera le cas de Zola et de Balzac. Cependant,
s’il y
a bien un écrivain qui innove en matière d’esthétique romanesque et dont les
nombreuses appellations et qualifications, la reconnaissance par les critiques de l’œuvre et
l’influence sur la postérité lui assignent la paternité du roman moderne38 en France, c’est bien
Honoré de Balzac.
38 Sous l’influence de Walter Scott, l’esthétique romanesque est remaniée de fond en comble. Le détail, la
description, les petits faits sont au service d’une organisation rigoureuse de l’intrigue. Cette transformation
introduite dans la conception de l’écriture romanesque est reprise avec succès par Balzac qui, à travers la
Comédie Humaine va, le premier, y exceller en France.
45
Né une année avant le début du siècle, Balzac meurt un demi-siècle plus tard, c'est-à-
dire en 1850, donc avant le début du Second Empire. Surnommé « le travailleur infatigable »,
lui-même
a préféré s’appeler « le Napoléon des lettres ». Ces surnoms viennent de sa
puissa
nce de création, des ambitions presque démesurées qu’il s’assigne, mais aussi de la
variété et de la complexité des sujets qu’il aborde dans son œuvre. Comme le dit Pierre
Brunel, chez Balzac « l’imagination créatrice et l’observation minutieuse sont mêlées et
forment un tableau, d’une vérité frappante, de la société française moderne. »39 Cette
imagination prodigieuse, doublée d’une intense activité, va l’amener à écrire quatre vingt cinq
ouvrages sur cent trente sept qu’il avait promis à la postérité. Son ambition de réaliser un
roman total est partie d’une curiosité et d’un amour excessif qu’il a eus pour la philosophie et
les sciences naturelles dès son jeune âge. Après avoir lu de nombreux traités de médecine et
de sciences naturelles, il a formulé «le projet de concentrer dans quatre ouvrages de morale
politique, d’observation scientifique, de critique railleuse, tout ce qui concernait la vie
sociale analysée à fond » (Physiologie du Mariage). Il se base sur les fondements scientifiques
des re
cherches de Buffon et de Geoffroy Saint-Hilaire pour asseoir son projet d’écrire une
vaste fresque romanesque inédite du nom de « La Comédie Humaine ». D ès l’avant-propos à
La Comédie humaine, il dévoile le projet esthétique de cette entreprise dans l’univers de la
création littéraire :
La s
ociété ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant
d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre un soldat, un
ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’Etat, un commerçant, un
marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables
que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis,
etc. il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces sociales comme il y a des
espèces zoologiques.40
A côté de cette influence des sciences expérimentales, il y a également celle non moins
caractéristique de Walter Scott, l’autre père du roman moderne. Balzac a pour lui une grande
admiration liée à son habileté à mêler :
39 Pierre Brunel, Denis Huisman , op. cit., p. 158.
40 Colette Becker, Jean-Louis Cabanès, op. cit., p. 49
46
Les genres, les tons, les registres de langue ; réunissant à la fois le drame, le dialogue, le
portrait, le paysage et la description », faisant entrer « le merveilleux et le vrai, ces éléments de
l’Epopée et coudoyer la poésie par la familiarité des plus humbles langages41,
comme il le confie également dans l’Avant- propos de La Comédie Humaine . Ce que Hugo et
lui admirent en commun chez le romancier anglais, c’est sa capacité à faire « un roman
semblable à la vie, un roman dans lequel l’imaginaire se déroule en tableaux vrais et variés
comme se déroulent les événements de la vie ». Cependant, il donne une particularité à son
œuvre, en corrigeant ce qui constitue pour lui, le principal défaut de l’esthétique de Walter
Scott. Cela consiste à octroyer une place de choix à la peinture de la passion ainsi qu’à une
« histoire complète » dont il annonce implicitement les caractéristiques dans ces critiques
qu’il formule à l’endroit du romancier anglais : « il n’avait pas songé à relier l’une à l’autre
[les
œuvres] de manière à coordonner une histoire complète, dont chaque chapitre eût été un
roman, et chaque roman, une époque ». Et lorsqu’il annonce dans la Préface d’ Illusions
perdues : « Chaque roman n’est qu’un chapitre du grand roman de la société »42, il se dispose
déjà en faveur de la société à travers cette déclinaison, « la société française allait être
l’historien,
je ne devais être que le secrétaire ». C’est donc fort justement que Balzac met en
chantier cette vaste entreprise de La Comédie Humaine qu’il annonce comme «le tableau
exact des mœurs de notre société humaine » (prospectus de La Comédie Humaine ). Dans une
lettre adressée à Madame Hanska, le 26 Octobre 1834, il présente son projet à partir des trois
grands axes suivants :
Les «
études de mœurs », qui « représentent tous les effets sociaux sans que ni une situation de
la vie, ni une physionomie, ni un caractère d’homme ou de femme, ni une manière de vivre, ni
une profession, ni une zone sociale, ni un pays français, ni quoi que ce soit de l’enfance, de la
vieillesse, de l’âge mûr, de la politique, de la justice ait été oublié […]. Ce ne seront pas des
faits imaginaires : ce sera ce qui se passe partout ». Il peindra des « individus typisés » ; les
« études philosophiques », « car après les effets viendront les causes ». Il peindra des « types
individualisés » ; Les « études analytiques », « car après les effets et les causes doivent se
rechercher les principes. Les mœurs sont le spectacle, les causes sont les coulisses et les
machines. Les principes c’est l’auteur ».43
41 Avant-propos de La Comédie Humaine , Colette Becker et Jean-Louis Cabanès, op. cit., p. 51.
43 Colette Becker, Jean-Louis Cabanès, op. cit., p.p. 52-53
47
La critique lui reconnaît l’atteinte de cet objectif de créer l’illusion d’une société mise
en marche dans ses romans. Par la cohérence de sa production, le retour des personnages,
l’impression d’être dans un monde familier et de circuler d’un personnage à un autre, d’une
action à une autre, d’intrigue en intrigue ; au milieu de ce que Zola a qualifié « de société
compl
ète de quelque deux mille personnes », l’esthétique balzacienne reste conforme à
l’engagement du romancier de privilégier les faits de la vie contemporaine tels qu’ils se
présentent, au détriment des faits purement imaginaires, le caractère ordinaire de la réalité
décrite ; de donner une perspective encyclopédique – volonté de prendre en compte la totalité
de
la société, de tout voir, tout décrire – à Paris comme en province, dans tous les milieux,
toute
s les professions. C’est une grande tendance à la pluridisciplinarité qui a valu à l’auteur
d’être assimilé tour à tour à « un historien, un homme de science, un moraliste, un sociologue,
un peintre, un dramaturge ». Ce souci constant du romancier d’embrasser quantité de
domaines de réflexion renvoie à cette typologie qu’il impose à sa fresque romanesque :
Scène
de la vie privée ( Le Père Goriot , 1835) ; Scène de la vie de province ( Eugénie Grandet
1833, Le Lys dans la vallée, 1836) ; Scènes de la vie parisienne : La Cousine Bette (1846), Le
Cousin Pons (1847) ; Scène de la vie politique : Une ténébreuse affaire (1843) ; Scène de la vie
militaire : Les Chouans (1828) ; Scènes de la vie de campagne : Le Médecin de campagne
(1833), Le Curé de village (1841)… »44
A la vérité, cette classification n’a pas toujours été aisée à faire ; même par Balzac lui-
même.
De nombreuses œuvres ont soit chevauché cette classification, soit y sont entrées
difficilement.
L’œuvre de Balzac – dont la critique dit qu’elle est tout le roman – qui émane de cette
charpe
nte est immense, multiforme et profonde. Elle ne saurait être appréhendée, encore
moins étudiée dans ce bref exposé sur les caractéristiques du roman du XIXe siècle. Nous en
montrerons quelques aspects spécifiques qui portent les marques de l’innovation dans le
champ de l’esthétique romanesque de cette époque. Balzac, a voulu remplacer le roman
narratif par le roman dramatique, à l’instar de Walter Scott. Pour ce faire, il a eu recours à de
nombreuses structurations du récit dans lesquelles il a inventé autant de formes qu’il a créé de
personnages et de drames. La critique estime qu’avec Le Colonel Chabert , Le Curé de Tours ,
Eugénie Grandet , Balzac trouve sa formule du roman – fondée sur l’opposition entre un
44Ibid., p. 54.
48
avant et un après – qui s’articule autour de trois parties : « une lente et copieuse exposition qui
donne
les tenants et les aboutissants du drame ; le noyau du récit qui montre en action des
personnag
es d’abord présentés pendant quelques jours de leur vie puis une partie qui conduit
rapidement vers le dénouement en vertu de la force acquise »45.
Dans Le Curé de Tours il applique à merveille le retour en arrière. Dans la société des
« petites intrigues qui s’est mise en place », seul l’égoïsme triomphe, l’or, moteur de la
société, a remplacé les sentiments, il est le but de la vie et Eugénie Grandet en est la victime
dans sa relation avec son cousin dont elle est éperdument amoureuse et qu’elle croyait – au
mépris de
la morale – pouvoir épouser au prix de son or. La dénonciation de cette morale de
l’or revient également dans Gobseck (1829) : « la vie n’est-elle pas une machine à laquelle
l’argent imprime le mouvement ? […]. L’or est le spiritualisme de vos sociétés actuelles ».
Luc
ien Chardon ( Illusions perdues ) qui tente de faire carrière dans la littérature a un grand
besoin d’argent pour se confectionner une tenue correcte afin de pouvoir participer à la
première soirée mondaine d’Angoulême qui lui est offerte par les soins de madame Bargeton.
Par la suite, si sa mère, sa sœur ainsi que son beau frère le sauvent plusieurs fois en lui
envoyant leurs économies, en s’endettant pour l’aider à s’insérer dans la vie parisienne, il
revient appauvri, endetté et prêt à se donner la mort.
En somme, si la ville de Paris est un monstre dévorant, elle l’est plus parce que les
conditions d’équilibre intègrent forcément l’or (l’argent) comme denrée rare et
malheureusement irremplaçable. Colette Becker constate : « Balzac voit la société comme une
série
de cercles concentriques : petit peuple, petite bourgeoisie, grande bourgeoisie, où
l’arg
ent règne en maître, et, au centre l’aristocratie, sphère qu’il privilégie. »46
Il projette quelquefois ses personnages dans la capitale, les arrachant à leurs conditions
initiales d’existence. C’est le cas de Lucien Chardon et du jeune Rastignac. Ce dernier, qui
vient à Paris pour faire fortune, découvre les différentes sphères de la société : pauvre pension
Vauquer
de la rue Neuve Sainte-Geneviève ; riches hôtels particuliers des filles du Père
Goriot ;
salon de grandes dames dans l’aristocratie du faubourg Saint-Ge rmain. Ce jeu de
description qui est une présentation de l’espace de vie actuel du héros préfigure la complexité
des intrigues qui vont se nouer dans cet espace dont la configuration, en elle-même, porte les
germes du conflit social et du drame de la condition humaine. Balzac a également mis
45 Michel Raimond, Le Roman , Paris, Armand Colin, 2002, p. 106.
46 Colette Becker, J ean-Louis Cabanès, op. cit., pp. 55-56
49
ses ambitions, ses appétits, ses désirs, dans plusieurs de ses personnages (Rastignac, Nucingen,
Vautrin) […]. Le roman balzacien est porté, comme toute l’histoire avant 1848. Les bourgeois
même de Balzac ne sont pas encore bêtes et béats. Ils ont de l’âpreté, du génie, et Nucingen est
le napoléon des finances […] comme Popinot, cloueur de caisses, est fondateur d’un empire,
comme Grandet unit le charme du vieux français […] à l’invention, à l’intelligence, au
dynamisme de tout un monde libéré47.
Dans cet univers d’une création aux soins multiples ou exagérés pour le sens commun,
il ne perd guère de vue les détails, mêmes jusqu’aux choses les plus insignifiantes ; les ayant
lui-
même érigés en traits distinctifs du roman : « les détails constitueront désormais le mérite
des ouvr
ages improprement appelés roman » ( Scènes la vie privée, première édition). Son
approche
du détail comme nous l’avons déjà souligné dans l’exposition des traits
caractéristiques de l’esthétique balzacienne, vise l’aspect général (les traits communs), qui
« typifie et qui fait sens ». Dans la préface du Cabinet des antiques , Balzac réitère cette forme
de présentation générique, canonique de ses personnages, des caractères, des espaces, des
lieux ou des événements : « la littérature se sert du procédé qu’emploie la peinture, qui, pour
faire une belle figure, prend les mains de tel modèle, les pieds de tel autre, la poitrine de celui-
ci, les épaules de celui-là. L’affaire du peintre est de donner la vie à ces membres choisis et de
la rendre probable ».
Comme Stéphane Vachon, au sujet de sa modernité : « élaborant une dramaturgie
(parfois
épique) soumise aux obligations du genre romanesque, il peut, tout en conservant les
moyens et les ressources du roman historique et de l’illusion réaliste, étudier le moi, les faits
sociaux, les mœurs privées et publiques de sa propre époque, lourde de passé et grosse
d’avenir, d’un point de vue tout à la fois ethnologique, anthropologique, physiologique,
politique, psychologique, socio-économique, qui révolutionne la lecture du roman ». La
qualité de l’œuvre de Balzac reconnue par les critiques et toute la postérité littéraire
contemporaine, méritent que La Comédie humaine soit érigée, à juste titre, comme l’étape la
plus importante et la plus représentative de l’avènement du roman moderne. Cette voie toute
tracée de l’esthétique du roman moderne est celle que vont emprunter Zola, Flaubert et même
Stendhal, même si chacun y va de son génie.
47 Ibid., p. 56.
50
1.1.4.5. La pensée du roman
Selon Jacques Laurent, « un roman est une vie en trois cent pages ». Il s’apparente
pour ainsi dire à des tranches de vie. Pour Colette Becker, les traits caractéristiques qui
définissent le roman se résument comme suit :
Il s
’agit d’un récit de fiction avec personnages, alternance de scènes, de passages narratifs ou
descriptifs, de résumés, allant à travers des péripéties vers un dénouement. 48
A ces vagues de définitions ayant pour objectif de fixer la matérialité générique du
roman – longtemps sujet à divergences – Michel Raimond apporte sa contribution en ces
termes
:
aucun
autre genre littéraire ne permet d’entrer aussi avant dans les détails et dans la vérité
d’une existence. Avec les personnages de la fiction, le lecteur entretient des rapports affectifs,
de sympathie ou de répulsion. Le roman lui permet de prendre connaissance en quelques
heures de la totalité d’une vie, il lui permet de penser cette vie dans le temps, d’échapper à
cette contrainte qui pèse sur nous.49
Les rapports que le roman entretient avec la réalité restent ambigus. Le romancier peut
construire la charpente de son intrigue ou intégrer des données historiques, documentaires ;
faire
des allusions explicites à des faits de société connus. Cependant par le jeu de l’artifice
littéraire basé sur la fiction et l’imagination, il s’échappe subtilement à la maîtrise de
l’interprétation : « donnant l’impression du faux lorsqu’il dit la vérité, entraînant aux délices
de
la crédulité lorsqu’il cède à l’invraisemblance, le roman change d’aspect suivant les types
de lecteurs auxquels il s’adresse. Tandis que le romancier est celui dont le nom figure sur la
couverture du livre, on nomme narrateur celui qui, au sein de l’œuvre, raconte l’histoire 50».
Le propre du roman est donc d’installer le lecteur dans un univers de fiction et de
construire avec lui ce que l’on appelle « un contrat de lecture ». Le roman peut raconter
l’histoire de l’auteur qui l’écrit : on parle alors d’autobiographie. Lorsque l’écrivain ne se
dévoil
e pas – comme cela est le cas de tout temps d’ailleurs, la critique doit pouvoir opérer
48 Colette Becker, Jean-Louis Cabanès, op. cit., Avant- propos.
49 Michel Raimond, Le Roman , Paris, Armand Colin, 2002, p. 85.
50 Dictionnaire encyclopédique de la littérature française , op. cit., 27.
51
une analyse a posteriori pour découvrir les liens flagrants qui existent entre l’auteur et son
personnage auquel il confie son destin. De nombreux auteurs entretiennent cette équivoque, à
l’image de Musset avec La Confession d’un enfant du siècle , son unique roman considéré
comme l’œuvre qui rend témoignage de son aventure amoureuse avec George Sand. Le roman
est également perçu comme une arme de combat. En effet, avec l’évolution de l’histoire des
peuples, de la pensée, des contradictions multiples nées de la relation sociale entre les classes
– notamment de la dialectique entre classes favorisées et/ou privilégiées et classes
défavorisées et/ou dominées, classes dirigeantes et/ou dominantes et citoyens et/ou classes
opprimées, de l’incapacité pour l’individu en société de pouvoir réaliser ses rêves de légitime
aspiration au bonheur, l’art et avec lui, le roman sont apparus comme une arme de combat.
L’époque qui marque le rayonnement de cet engagement du roman dans la lutte pour le
« bonheur » de l’homme en société est le XIXe siècle51. Par la peinture de la société à travers
les personnages, leurs rôles, leurs vices, leurs qualités ; les fléaux, les mobiles qui
conditionnent à
l’action, le romancier s’adjuge une mission morale, un rôle de purificateur. En
effet, en mettant à l’index le vice, le mal, la tricherie, le vol, les rapports de coercition divers,
l’injustice en isolant des actes désespérés comme le recours à la mort (Julien Sorel, Le Rouge
et le Noir , Stendhal), l’isolement ou l’exil au sein d’une nature accueillante ( René,
Chateaubriand) ou le crime, Crime et châtiment , Dostoïevski (1866), le romancier espère la
purification de la cité, un juste retour aux valeurs sociales seules capables d’affranchir
l’homme des vicissitudes d’une existence déjà difficile à assumer.
Au XIXe siècle, la Révolution française a accru en chacun des citoyens des désirs
d’indépendance, de richesse, de pouvoir, aspirations que le nouvel ordre politique n’a pas
satisfaites. Les romanciers s’engagent dès lors dans les voies de la dénonciation. Abandonnant
l’auréole solitaire du personnage romantique, ils mettent l’individu dans une logique
d’affrontement avec la société, avec l’ordre politique et social. Cette caractéristique permet au
romancier d’assigner à son œuvre une aspiration à l’égalité, à l’équité et à la justice52. Les
51 C’est au XIXe siècle que se cristallise la lutte des classes incarnées par les royalistes, les monarchistes, les
républicains, les ouvriers, les paysans et surtout les bourgeois qui sont la nouvelle classe sociale émergente. Les
velléités de liberté au cours de ce siècle ouvrent les vannes de la revendication sociale qui entraîne la succession
de régimes différents. En littérature, le Réalisme et le Naturalisme apparaissent comme des courants de combat
dont l’objectif est de dénoncer les travers de cette société.
52 Le parti pris des intellectuels pour un militantisme social et politique rigoureusement tourné contre les
pouvoirs leur ont valu l’exile (Madame de Staël, Chateaubriand, Victor Hugo…). Cependant, avant la fin de la
première moitié du XIXe siècle, les écrivains épousent, bien malgré eux, les causes d’un militantisme
d’intégration sociale rendu incontournable par l’urgence qui habite les consciences collectives de parvenir à un
52
romans, qui paraissent figurer le mieux ces desseins de libération à l’échelle collective, sont le
roman réaliste et le roman naturaliste53. Dans leur fresque, Balzac ( La Comédie Humaine ) et
Zola (Le Roman expérimental ) traduisent éloquemment cette orientation de l’esthétique
romanesque au service des causes sociales et en faveur des « sans-voix », pour emprunter le
mot de Césaire54. Des thèmes aussi variés que l’or (l’argent), le vice, la prostitution,
l’adultère, Zola (La Curée , Nana, L’Assommoir ), Balzac ( Illusions perdues , Misère des
courtisanes ) ; la solitude, la misère, l’avarice, l’ambition, la quête du bonheur, les conflits
sociaux, la rigidité des codes entre les classes sociales… Balzac ( Illusions perdues , Le Père
Goriot, Le Colonel Chabert ), Zola (Germinal , La Curée ), inondent ces deux grandes fresques
de la Littérature française du XIXe siècle et traduisent éloquemment la thématique en vogue
dans les deux premières moitiés du siècle.
Et si, au XIXe siècle, le roman acquiert ses lettres de noblesse, cela est dû
principalement au fait qu’il prend en charge une réflexion sur l’histoire. Le traumatisme causé
successivement par la Révolution et l’Empire explique que l’on soit alors « dans un temps où
l’on ve
ut connaître et l’on cherche la source de tous les fleuves. » (Vigny, Préface à Cinq-
Mars). En définitive, le roman, qu’il soit roman de l’individu, social, d’anticipation ou
fresque55, est le creuset, l’isoloir conceptuel où se formulent les aspirations les plus intimes
des écrivains perçus comme les porte-paroles du peuple. Ce faisant, il traduit le rêve d’un
meilleur devenir, d’un ordre social amélioré, d’une quête de bonheur en société ; il se fait
l’écho
des préoccupations des couches les plus oubliées ; en somme, il s’érige en la résonance
de tous
les drames de la condition humaine.
ordre social plus humain. Mieux les romanciers font porter à leurs œuvres cette mission historique d’une volonté
de rédemption à l’échelle générale.
53 Voir les caractéristiques des romans réaliste et naturaliste à la section I, III, B.
54 « Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : Embrassez-moi sans crainte… Et si je ne sais que parler, c'est
pour vous que je parlerai». Et je lui dirais encore : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de
bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. », Aimé Césaire, Cahier d’un retour
au pays natal , Paris, Présence africaine, 1939. .
55 « La création romanesque, son équilibre, sa capacité à émouvoir, à emporter le lecteur, à lui faire vivre la
découverte qu’est la lecture, se jouent au XIXe siècle sur ces quatre invariants mis en œuvre par des créateurs
[…] soient – pour la possibilité même d’une présentation – quatre ensembles : les romans de l’individualisme,
qui mettent en évidence les particularités de chaque être ; les romans de la conscience sociale, qui donnent à
réfléchir sur les difficultés d’un groupe spécifique ; les romans de divertissement, qui s’attachent à faire rêver les
lecteurs ; et les romans fresques, qui combinent les richesses des catégories précédentes », Patrick Bertier,
Michel Jarrety, Histoire de la France littéraire, Modernités XIXe-XXe siècles, PUF, 2006, p. 6.
53
1.2. Les influences pré-romantiques françaises
L’histoire de la littérature française retient de grands noms sous le Consulat, l’Empire
et les premières années de la Restauration. Ce qui est caractéristique au cours de cette période,
c’est qu’elle marque une rupture d’avec le siècle des Lumières, en même temps qu’elle se
situe en deçà du Romantisme. Pour Pierre Brunel, « cette période se distingue surtout par le
rôle charnière qu’elle a joué entre le siècle des Lumières et le romantisme qu’elle annonce.»56
Cette séquence historique probatoire à l’avènement du romantisme est celle que l’on a
nommée le préromantisme. Cette expression qu’on s’est accordé à reconnaître comme
marquant une période et non un courant ou une école littéraire, a été longtemps combattue.
Yves Stalloni se fait l’écho de nombre d’écrivains et de critiques choqués par ce terme:
D’abord parce que le mot et la réalité qu’il recouvre sont absents de la plupart des histoires
littéraires, ce qui tendrait à prouver sinon sa non-pertinence du moins son caractère
problématique dans la description diachronique des faits littéraires. Ensuite, parce que le
concept, s’il est accepté, ne peut en aucun cas, prétendre recouvrir une école57 constituée, pas
même un « mouvement58 », à peine un espace chronologique – la période qui précède le
romantisme –, qualité qui ne suffit pas à constituer une esthétique homogène et identifiable.59
Certains écrivains, comme Alexandre Minski, estiment qu’il est mieux, pour désigner
cette séquence de l’histoire, de parler de « postclassicisme » ou encore de l’assimiler à la
« germination progressive du romantisme ».
56 Pierre Brunel, Denis Huisman, op. cit., p. 146.
57« « L’école » répond à un concept statique qui renvoie à un groupe d’écrivains (ou d’artistes) qui perpétuen t
l’œuvre et l’esprit d’un « maître », ou qui présentent une analogie évidente sur le plan des conceptions ou des
méthodes. Les principes d’une école sont souvent exposés dans un manifeste qui en marque les temps forts […].
On citera la Pléiade, l’école parnassienne, l’École romane. Les écoles ont le plus souvent une vie relativement
courte ; elles peuvent cependant exercer une influence durable et féconde, lorsque les principes qu’elles
préconisent ont une portée révolutionnaire, au point de susciter un mouvement capable de se pr opager dans
différents pays. », Hendrik Van Gorp, et alii, Dictionnaire des termes littéraires , op. cit.
58 « Le « mouvement » renvoie, au sens large, à une tendance de l’histoire culturelle à laquelle est corrélée
l’histoire littéraire. Contrairement au « courant », qui suppose une large dynamique souterraine (ou « structure
profonde ») annonçant un renouveau discernable dans la « structure de surface » par un certain nombre de
symptômes (p. ex. l’apparition de nouveaux genres), le mouvement est un processus de dével oppement conscient
et limité dans le temps. Il se cristallise autour d’un groupe de personnes et se manifeste par un certain nombre de
caractéristiques typiques (d’où les appellations « romantic movement » en Angleterre, et « Sturm und Drang » en
Allemagne ». Hendrik Van Gorp, et alii, ibid.
59 Yves Stalloni, Ecoles et courants littéraires , Paris, Armand Colin, 2007, p. 72.
54
Le mot préromantisme est employé pour la première fois par un certain Daniel Mornet
en 1909 pour désigner ce temps incertain qui succède aux Lumières et qui précède le
romantisme. Alexandre Minski est convaincu qu’ « on peut alors considérer l’invention du
préroma
ntisme comme une tentative de relégitimation du romantisme en montrant son
caractère éminemment national puisqu’il plonge ses origines dans un XVIIIe siècle français
qu’on ne peut soupçonner, lui, d’être soumis à influence étrangère »60, pour créer les
conditions idéologiques d’appropriation du courant romantique par les écrivains français. On
sait
par ailleurs qu’il persistait à l’époque une querelle entre certains barons de l’université
tels Lemaître, Faguet et Brunetière – viscéralement attachés au classicisme – et les écrivains
de
l’époque qui, eux, s’inscrivaient dans une logique d’évolution esthétique. Sorti de ces
querelles liées à sa pertinence, politiquement et culturellement rattaché à la Révolution de
1789, le préromantisme se reconnaît grâce aux traits dominants suivants :
la pr
omotion de la sensibilité et des formes littéraires qui en découlent, la remise en cause des
principes esthétiques du classicisme, la reconnaissance des spécificités nationales en matière
d’art, le recours à l’histoire pour expliquer l’évolution du monde, la vocation sociale et
politique de l’écrivain.61
Toutes choses que Philippe Van Thieghem, réitère ici :
je co
ntinue à désigner par ce terme, d’une façon à la fois plus précise et plus générale,
l’expression littéraire de curiosités, de goûts, de sentiments, d’idées, par lesquels, à l’étranger
parfois et plus nettement qu’en France, un grand nombre d’écrivains du XVIIIe siècle et des
premières années du XIXe siècle tranchent sur leurs prédécesseurs et leurs contemporains, et
sont intermédiaires entre la littérature classique et la littérature romantique.62
Dans cette veine d’expression littéraire, l’on retient les noms de Rousseau, de Diderot
et de Bernardin de Saint-Pierre, pour ne citer que les plus en vue. Rousseau écrit La Nouvelle
Héloïse (1761) avec un succès retentissant, puis Les Confessions (1782-1789), qui s’articulent
autour de nouvelles orientations de la pensée comme le sentiment de la nature, l’expression du
moi, la priorité donnée au cœur, l’exaltation de l’émotion, l’insatisfaction mélancolique. Cette
60 Alexandre Minski, Le Préromantisme , Paris, Armand Colin, 1988, p.5. Cité par Yves Stalloni dans Ecoles et
courants littéraires , p. 73.
61 Yves Stalloni, op. cit., p. 74.
62 Philippe Van Thieghem, Le Préromantisme , Etudes d’histoire littéraire et française , SFELT, 1947, t. II, p. V.
55
innovation dans l’esthétique littéraire va avoir une forte influence sur tous les écrivains de sa
génération et sur celles à venir. Des nombreux disciples qui ont essayé de pérenniser son
œuvre, le plus méritant est sans nul doute Bernardin de Saint-Pierre avec Paul et Virginie
(1788), roman qualifié de larmoyant et annonciateur des effusions lyriques à venir. Cette
période du préromantisme, fécondatrice du romantisme, a été subdivisée en trois grandes
phases : la fin de l’Ancien Régime (1770-1789), la période révolutionnaire (1789-1799), le
Consulat et l’Empire (1799-1815). L’esprit philosophique hérité des Lumières continue et
aboutit à un engagement de l’homme de Lettres dans le combat social et politique. On parlera
alors d’écrivains engagés. L’écrivain est ici assimilé à « un apôtre » par qui l’on attend « la
vérité
» libératrice, pour employer le mot de Henri Berthaut. En France, de nombreux
écrivains s’illustrent dans cette écriture. Il s’agit, entre autres, de Louis Sébastien Mercier
(1740-1814), et Restif de la Bretonne. Les termes d’inspiration du romantisme naissant vont
être pour l’essentiel, la nature tourmentée, le lyrisme intérieur, les effets de la sensibilité. La
nature, siège du poète dépaysé dans son environnement de vie naturelle, va être un champ de
prédilection pour le poète :
on
s’appliquera à renouveler la description, en vers et surtout en prose, en la faisant plus
pittoresque, plus émouvante ; dans les jardins on supprima les profondes perspectives, les
grandes allées droites qui ne laissent rien à deviner ; on fit les allées sinueuses, on sema les
grottes, des roches, des ruines, des autels de rêverie, de pseudo-tombeaux ; on imagina pour les
romans des paysages incohérents et qui fissent peur. Les clairs de lune et les belles nuits
étoilées furent admis pour d’autres desseins que pour préparer une leçon d’anatomie ; on fit
gronder les tempêtes sur des châteaux écroulés ou sur des tombeaux déserts.63
La prédominance du sentiment sur la raison entraîne, comme une ruée de l’âme
enveloppée par une profonde sensibilité, dans le lyrisme intérieur où elle recherche le
réconfort, la consolation. On assiste alors « aux élans du cœur, [à la profusion] de l’émoi et de
l’émotion, [à] l’attendrissement et à l’exaltation, aux tourments de la passion et aux douleurs
de l’âme ». Tout ce « faisceau » de tendances qui gouverne désormais l’esthétique littéraire,
est celle que Pierre Martino retrace ici :
63 Pierre Martino, L’Epoque romantique en France , Boivin, 1944, p. 20 ; cité par Yves Stalloni, Ecoles et
courants littéraires , p. 79.
56
le besoin des émotions fortes, le besoin de la mélancolie, le besoin de la confession, un
certain « mal du siècle », la tentation du suicide, la rêverie délicieuse et sans objet, l’attrait
d’une religiosité sans dogme et sans grande foi, le goût des chimères sociales et morales…64
Par ses caractéristiques, le Préromantisme est quasiment conforme – à peu de chose
près
– au Romantisme. S’il précède le Romantisme, il ne l’annonce pas seulement, il contient
tous les facteurs qui attestent d’un changement dans les goûts et les mentalités : « l’individu
reconquie
rt ses droits, l’histoire devient le moteur privilégié du monde, l’universalité
esthétique du classicisme s’effondre », ajoute Yves Stalloni65. Cette nouvelle esthétique
qu’annoncent les précurseurs du romantisme influence toute l’Europe, y compris la France, où
d’éminentes personnalités de la société des lettres s’illustrent en première ligne.
1.2.1. De Jean- Jacques Rousseau à Bernardin de
Saint-Pierre
Jea
n-Jacques Rousseau naît en 1712 et Bernardin de Saint-Pierre, en 1737. Rousseau,
identifié par certains critiques comme un philosophe atypique, occupe une place à part dans la
littérature du XVIIIe siècle. Il revendique lui-même cette originalité, non pas de son œuvre,
mais de toute sa personne, en tant qu’être singulier, différent des autres : « Je ne suis fait
c
omme aucun de ceux que j’ai vus, j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui
existent66 ». Autodidacte, plébéien, lecteur précoce et désordonné, être d’imagination et de
sensibilité, esprit indépendant et solitaire, fragile et romanesque, susceptible et orgueilleux,
l’auteur réunissait toutes les prédispositions physiques et mentales annonciatrices ou fertiles
pour le romantisme. Il a été prolifique et a laissé à la postérité une œuvre à la fois variée par la
quantité et la qualité des termes abordés que des domaines explorés. Dans cette production
variée, trois orientations sont à retenir : les discours et essais (les deux Discours adr essés à
l’académie de Dijon annonciateurs de nombreuses œuvres dont Lettre à D’Alembert sur les
spectacles et Lettre sur la musique ) ; le roman, avec un seul titre dont le retentissement fera
date, La Nouvelle Héloïse (1761), les œuvres autobiographiques, part considérable de l’œuvre,
à laquelle se rattachent les Lettres à M. de Malesherbes (1762), Les Dialogues et Rousseau
64 Op. cit., p. 21.
65 Yves Stalloni, o p. cit., p. 81.
66 J.-J. Rousseau, Les Confessions , 1782-1789, Préface.
57
juge de Jean-Jacques (1772-1776), Les Rêveries du promeneur solitaire (1777) et Les
Confessions (1882-1889), qui ont fondé le genre autobiographique en France. En dépit de sa
diversité, cette œuvre est fondée sur une cohérence de la pensée dont les grands principes
reposent sur « la supériorité de l’état de nature sur l’état social, la postulation de l’innocence
originelle, la nécessité du pacte social, la récusation de la Raison, la croyance en un Dieu
simple et bon conforme à la conscience et aux mouvements de l’instinct67 ».
Cette œuvre articulée autour d’un idéal de simplicité rustique, d’une sincérité modeste
empreinte d’une sensibilité délicate, ouvrait la voie aux thèmes majeurs du romantisme. La
Nouvelle Héloïse , considéré comme le plus grand roman du XVIIIe siècle, préfigure par la
thématique cette intuition avant-gardiste du romantisme. Julie d’Etanges habite au bord du lac
Léman et elle éprouve de l’amour pour son précepteur, Saint Preux, dont l’origine roturière
empêche qu’il l’épouse. Cette déchirure sentimentale née d’un amour impossible suit
l’itinéraire de ces personnages, durant toute leur existence et provoque un véritable drame
chez l’un comme chez l’autre. Lorsqu’ils finissent par se retrouver, Julie est sur le lit de mort
où elle obtient, avant le voyage éternel, la promesse par son amant de veiller sur ses deux
enfants qu’elle a fini par avoir dans un mariage de raison avec Monsieur de Wolmar. Dans
cette œuvre, déjà novatrice pour ce siècle, Rousseau célèbre la nature en se livrant à une
peinture et à une exaltation lyrique de celle-ci. Le lac de Genève, les montagnes du Valais, le
jardin de Clarens organisé par Julie, permettent des variations sur les thèmes du bonheur
simple et rustique né de l’entente avec la nature. L’œuvre est aussi et surtout un hymne à la
passion amoureuse ; le sentiment qui unit Julie et Saint-Preux est assez fort et sincère pour
écha
pper à la laideur de l’adultère, pour survivre – avec quelques altérations – aux épreuves
du temps.
Ce livre d’une grande originalité pour l’époque, est conçu par lui-même, comme un
projet unique que la postérité a pu qualifier d’autobiographie. Il pose les fondements d’une
littérature du « moi » par l’étalage complaisant de la vie privée, l’exploration des débats
intim
es de la conscience et annonce « les déferlements lyriques du romantisme », pour
emplo
yer le mot de Christiane Lauvergnat-Gagnière ; et cette originalité, sa modestie n’en
souffre guère : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution
n’aura
point d’imitateur 68» .
67 Christine Lauvergnat-Gagnière et al., op. cit., p. 180.
68 J.-J. Rousseau, Livre I.
58
Epris d’abord de science et de mathématique, Bernardin de Saint-Pierre, qui ne doit sa
célébrité littéraire qu’à un seul livre ( Paul et Virginie tiré de son ouvrage Etudes sur la nature ,
1773), a été considéré très tôt comme le disciple de Rousseau, qu’il fréquente et admire.
L’histoire de Paul et Virginie est celle de deux adolescents qui ont grandi ensemble sur une
île, au sein d’une nature amante où ils ont développé des sentiments affectifs très purs et très
prononcés. Cette aventure, pleine de charme et de promesse pour des adolescents de quinze
ans, va malheureusement connaître un coup d’arrêt dû à une séparation brutale nécessitée par
un voyage que Virginie effectue en France sur l’insistance d’une tante. Trois années plus tard,
lorsque, étreints par une longue nostalgie, les deux amants doivent se retrouver, le bateau
chargé de ramener Virginie dans l’île chavire au moment d’accoster. Virginie est engloutie
par les flots sous les yeux de Paul qui, deux mois plus tard, mourra de chagrin. Ce livre qui
marque véritablement son époque en terme de succès – et ce dès sa parution – présente une
id
ylle touchante entre deux personnages simples et purs, préservés des corruptions de la
civilisation au sein d’une nature bienveillante, source de leur bonheur ; les héros sont alors
anim
és – avant la survenue du drame – d’une bonté et d’une sensibilité contagieuses qui, au-
delà
du siècle, vont toucher en cascade la jeune génération dans son ensemble. L’un des
principaux enseignements de ce livre, qui rejoint d’ailleurs celui de Rousseau, est que la
félicité trouve sa source dans la soumission à la nature, dans le rejet du monde civilisé, de la
théologie et du savoir, dans l’hymne à la sensibilité.
Ainsi, par la thématique (nature, rêve, sensibilité, simplicité de caractère), par le
traitement de l’intrigue (amour impossible, fâcheuse séparation des amants, attachement à un
idéal amoureux, nature confidente et siège du bonheur), Rousseau et Bernardin de Saint-
Pierre renouvellent le roman de fond en comble, en lui ouvrant les vannes d’une esthétique
nouvelle, dont ils auront été, à défaut d’être les précurseurs – les idéologues ayant jeté les
bases.
59
1.2.2. Les précurseurs de l’âge romantique :
Chateaubriand, Madame de Staël et Benjamin
Constant
La fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle sont fortement marqués par la
production des auteurs de l’émigration royaliste (Madame de Staël, Chateaubriand et plus tard
Hugo). En inventant le « mal du siècle », le plus notable d’entre eux, François René de
Chateaubriand, place son œuvre sous le signe du culte du moi, mais d’un moi souffrant d’être
au monde, inaugurant ainsi en France, dans le prolongement du rousseauisme, non le
romantisme,
mais la sensibilité romantique. Pour les besoins de notre analyse, prenons en
compte quelques approches définitionnelles de la notion de romantisme. Le Dictionnaire des
termes littéraires l’assimile « tantôt à un mouvement culturel délimité dans le temps, tantôt à
une théma
tique [ou] à un style, voire une façon de vivre. Dans son acception historique,
[poursuit-il], le romantisme désigne généralement l’association d’une production artistique et
d’un certain esprit du temps perceptible dès la fin du XVIIIe siècle. […]. On peut en dégager
les constantes suivantes : l’exaltation d’une évasion vers la nature et le passé, l’exotisme, les
sombres
mystères, le culte de l’émotivité et de la sensualité, le sentimentalisme […] ainsi que
le mal du siècle , l’attrait pour le mysticisme et la religion ; en art, l’originalité au lieu de
l’imitation
; la révolte contre la bourgeoisie bornée ; le sentiment de l’identité nationale et
l’intérê
t pour le folklore, le langage du peuple et des cultures primitives… ».
Dans
son récent ouvrage titré le romantisme, Gérard Gengembre propose une
approche définitionnelle historique de la notion :… «L’adjectif romantique, attesté en 1675,
est
synonyme de romanesque ; dérivé de « romant », forme du substantif « roman », ou récit
en lan
gue vulgaire, il désigne tout ce qui évoque le sentimentalisme et la fantaisie de ces
fictions. On l’utilise donc avec une nuance péjorative. Au XVIIe siècle, le sens évolue sous
l’influence de l’anglais romantic lui-même emprunté au français et qui existe depuis 1650,
mais qui signifie pittoresque.
En Angleterre, depuis 1708 et Shaftesbury, le champ sémantique de l’adjectif
romantic recouvre aussi les notions de romanesque, de beauté sauvage de la nature, de liberté.
On l’emploie alors en France pour qualifier un paysage, réel, peint ou organisé par un
jardinier […]. Letourneur expose en 1776 que « romantique » convient pour les « affections
60
tendres et mélancoliques » provoquées par les paysages qui « attachent les yeux et provoquent
l’imagination
». C’est, nous dit-il, dans ce dernier sens que « Rousseau l’utilise en 1777 dans
la Cinquiè
me Promenade des Rêveries du promeneur solitaire, publiées en1782 […]. Le mot
fait son entrée dans les conversations mondaines entre 1785 et 1798. Chateaubriand y a
recours dans son Essai sur les révolutions de1797. En 1798, le Dictionnaire de l’Académie
l’applique à « des lieux, des paysages qui rappellent à l’imagination les descriptions des
poèmes et des romans. Situation romantique. Aspect romantique » […]. En 1804, Senancour
décrit dans Oberman des paysages alpestres romantiques tout en mettant l’accent sur une
signification promise à un grand avenir, comme ici :
J
e passai près de quelques fleurs posées sur un mur à hauteur d’appui. Une jonquille était
fleurie. C’est la plus forte expression du désir : c’était le premier parfum de l’année. Je sentis
tout le bonheur destiné à l’homme. Cette indicible harmonie des êtres, le fantôme du monde fut
tout entier dans moi : jamais je n’éprouvai quelque chose de plus grand, et de si instantané. Je
ne saurai trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu me faire voir dans cette
fleur une beauté illimitée, l’expression, l’élégance, l’attitude d’une jeune femme heureuse et
simple dans toute la grâce et la splendeur de la saison d’aimer. Je ne concevrai point cette
puissance, cette immensité que rien n’exprimera, cette forme que rien ne contiendra, cette idée
d’un monde meilleur, que l’on sent et que la nature n’aurait pas fait ; cette lueur céleste que
nous croyons saisir, qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n’est qu’une ombre
indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme. 69
Le romantique désigne l’effet produit par un paysage, l’accord établi avec la
sensibilité, plus encore que le paysage lui-même, comme le dit Gérard Gengembre : « le
romane
sque séduit les imaginations vives et fleuries ; le romantique suffit seul aux âmes
profondes,
à la véritable sensibilité 70». Mot, concept, élan du cœur et de l’âme, attitudes ou
rapport au monde, à la création et au créateur ; aspirations, sensibilité, le romantisme qui a
traversé
usages, périodes et péripéties, trouve un écho dans la littérature en ce début du XIXe
siècle. La vie de François René de Chateaubriand est intimement associée à l’émergence de
cette nouvelle esthétique à laquelle les esprits de l’époque adhèrent d’abord, pour exprimer le
souci de trouver un exutoire à l’esprit et à l’âme épuisés de supporter les affres du quotidien,
ensuite pour rompre avec l’idéologie et l’esthétique classiques qui avaient systématisé le
69 Senancour, Oberman , texte cité par Gérard Gengembre , Le Romantisme , Paris, Ellipses, 2008, p. 18.
70 Gérard Gengembre, Le Romantisme , Paris, Ellipses, 2008, p p. 4-5.
61
contour des œuvres de l’esprit dans des patrons rigides que les élans actuels du cœur et de la
raison ne pouvaient plus supporter. Par ailleurs, avec les Lumières, la foi a été reléguée au
second plan ; pis, l’idée de Dieu et de la foi chrétienne a été sérieusement édulcorée surtout,
dans les
milieux intellectuels. Dans leur nouvel élan, certains écrivains tentent de réhabiliter
cette foi chrétienne. Entre « la profession de foi du Vicaire Savoyard71 », (l’Emile, 1762, Jean-
Jacques Rousseau) et Le Génie du Christianisme (1800, Châteaubriand), se bâtit une
littérature religieuse et morale fondée sur la nature ou le retour aux valeurs catholiques.
Chateaubriand tente de démontrer la suprématie de l’art chrétien. Quand il publie Le Génie du
christianisme (1800), c’est en partie pour cette raison. De ce premier livre, il détache d’abor d
Atala (1801), puis René (1802), qui est considéré comme l’acte de naissance du premier
romantisme.
Comme l’écrit Yves Stalloni : « l’histoire d’ Atal a, reprenant le modèle de Paul et
Virginie, raconte les amours de deux sauvages dans un décor exotique. René, bible d’une
génération, invente le vague des passions et fonde le mal du siècle. Cette forte empreinte
romantique
des œuvres de Chateaubriand, amène toute la génération à venir, à manifester une
contamination
de l’affection de l’âme à l’image de René ou d’Atala. L’auteur s’en repent ici :
Si Re
né n’existait pas, je ne l’écrirais plus, s’il m’était possible de le détruire, je le détruirais :
il a infecté l’esprit d’une partie de la jeunesse, effet que je n’avais pu prévoir, car j’avais au
contraire voulu la corriger. 72
A ce mouvement naissant, l’on attache un certain nombre de fondements comme le
cosmopolitisme. La période des Lumières avait œuvré pour le décloisonnement des champs
de connaissance et surtout l’ouverture vers l’extérieur. Cette aspiration est accentuée et
traduite dans les faits par les échanges interculturels rendus possibles par les voyages où
Madame de Staël a excellé. Après un séjour en Suède, en Russie puis en Allemagne, elle
publie De l’Allemagne (1813), suite à l’influence de l’art romantique et des auteurs de renom
allemands – comme Goethe, Wilhelm Schlegel ou Schiller qui l’ont séduite. De nombreuses
œuvre
s, revues et périodiques étrangers sont traduits en français. C’est le cas de l’Ecossais
Ossian, des Allemands Schiller, du Suisse Gessner ; puis un peu plus tard des Anglais Young,
– considéré comme l’exemple du lyrisme poétique – Gray, Byron, Keats. Au surplus, elle
71 Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, « La Profession de foi du Vicaire Savoyard », chapitre 943-
1098, Paris, GF Flammarion, pp. 345- 409.
72 Mémoires d’Outre-tombe , II, 1, 11. Cité par Yves Stalloni, Ecoles et courants littéraires , op. cit., p. 77.
62
cultive cet esprit européen à travers son œuvre Corinne dont les protagonistes viennent, pour
Lord Oswald, d’Angleterre et pour Corinne, d’Italie. L’intrigue : l’échec d’un projet de
passi
on amoureuse, fait ressortir, notamment, l’influence de la différence de cultures sur les
aventures sentimentales. Dans ce roman de mœurs, mais aussi de la passion et de l’intériorité,
elle campe, comme elle le dit elle-même, « le sentiment douloureux de la destinée humaine ».
L’un des romanciers de cette époque dont l’œuvre a tout aussi bien figuré les traits du
romantisme naissant, est Benjamin Constant ( Adolphe, 1816). Adolphe est un roman
autobiographique qui raconte un amour impossible entre un jeune héros et une femme plus
âgée. L’œuvre peint les mouvements du cœur qui sont en lutte dans ce type de liaison où
effusions sentimentales, réticences morales, complexes sont au comble de leur expression.
Eléonore – c’est le nom de la femme – meurt, créant un profond remords chez le héros ; qui se
libère
cependant de cette relation devenue encombrante.
Les précurseurs du romantisme laissent ainsi par la thématique, la poétique, la vision,
l’engagement, un héritage colossal à la postérité qui n’en finit pas de s’émouvoir et surtout,
d’en pro
fiter. L’œuvre, immense par son étendue et riche par sa qualité, a été élaborée :
com
me des réponses à une question alors toute actuelle et toute politique : quelle culture pour
la société d’aujourd’hui, alors même qu’une simple reconduction de la culture d’hier est
impensable, puisque celle-ci est ruinée (Chateaubriand) ou rendue caduque par la Révolution
(Germaine de Staël) ? […]. Par là-même, les deux écrivains initiaient un mouvement qui ne
concernait pas la seule littérature, mais la littérature et les arts dans leur unité affirmée. […].
Plus de soixante ans après, ce qu’on peut tenir comme le dernier grand manifeste du
romantisme, l’essai de Victor Hugo William Shakespeare , le confirmera : le romantisme, que
Hugo préfère à l’époque appeler le XIXe siècle, déborde des questions esthétiques à strictement
parler, et a fortiori des seules questions littéraires, pour engager la totalité du système
symbolique de l’Humanité (l’art, la science, l’histoire, la religion, la politique, la langue, bref la
« civilisation »), en constituant celle-ci en espace dynamique et ouvert, dynamique parce que
ouvert.73
73 Claude Millet, Le Romantisme , Paris, Le Livre de poche, 2007, p. 34.
63
1.3. Les sources européennes du roman de
formation
La critique contemporaine est fortement départagée sur la variété lexicale employée
pour désigner les notions génériques qui tournent autour des questions de formation. Tantôt,
l’on emploie l’expression « roman d’éducation », tantôt il s’agit de « roman de formation » ou
enc
ore, l’on parle de « roman d’apprentissage », pour désigner une catégorie romanesque au
profil didactique. Dans ce travail, notre objectif n’est pas de ressusciter ce débat, mais de
propose
r une approche définitionnelle de ces trois différentes notions (éducation, formation et
apprentissage), puis d’interroger quelques travaux de critiques relatifs à ces types
romanesques, afin de nous guider dans le choix que nous avons fait de traiter la question
relative à l’apprentissage du héros de jeunesse au XIXe siècle. Le Dictionnaire des termes
littéraires nous dit de l’éducation qu’elle est :
l’ac
tion d’élever, de former un enfant, un jeune homme ; ensemble des habiletés intellectuelles
ou manuelles qui s’acquièrent ; ensemble des qualités morales qui se développent […].
L’éducation peut avoir pour objet de préparer à un métier, à une profession, on parle alors
d’éducation professionnelle. L’éducation prépare [également] à la connaissance et à la pratique
des usages du monde. Pour ce qui est de la formation, la même source nous apprend qu’elle est
l’action de former, d’instituer. La formation, [dit-on], recherche comme finalité le
développement de l’être ; le verbe former consiste à donner l’être et la forme (Dieu a formé
l’homme à son image). C’est faire contracter par une certaine éducation, de l’habileté, des
habitudes, des manières, des mœurs. Exemple : formes l’esprit, le cœur d’un jeune homme
(Bossuet) ; être dressé, élevé, instruit ; se dit des choses dont la forme devient plus parfaite,
plus prononcée, et des personnes elle-même ; et enfin [c’est le fait de] devenir plus habile, plus
parfait, de prendre de meilleures manières. Au total, toutes ces aptitudes apparaissent comme la
quête, l’objet de l’action de former, c'est-à-dire de la formation. Quant au mot apprentissage, il
signifie l’action d’apprendre un métier, mais en même temps, la période que l’on met à
apprendre un métier. Apprendre, c’est acquérir une connaissance, retenir dans sa mémoire ; ou
encore enseigner (apprendre à un autre les belles lettres) ; s’apprendre [enfin], c’est
s’enseigner à soi. 74
74 Dictionnaire des termes littéraires , op. cit., 2005.
64
Telles qu’exposées, ces différentes définitions ne laissent pas transparaître assez de
différences dans leur champ sémantique respectif. Au surplus, nous pouvons relever quelques
fines nuances que ces champs sémantiques nous autorisent à privilégier : on peut se demander
par e
xemple quelle est l’instance qui commande l’action de former ou d’éduquer, ou qui met
en apprentissage ; ou même s’il y a un ordre préférentiel dans la succession de ces différentes
acti
ons dans la vie de l’homme ; si ces actions peuvent s’effectuer concomitamment, l’une
aprè
s l’autre, ou si elles sont mutuellement exclusives ; peut-on prendre une action pour
l’a
utre ; quel serait le contenu de chaque action ? En tout état de cause, telles qu’exposées, ces
définitions
nous permettent de distinguer deux états différents d’un sujet (apprenant) : un état
A e
t un état B. Le sujet dans l’état de départ (A) est considéré comme déficitaire, souffrant
d’un manque, d’une insuffisance, d’une carence. Sa quête consiste à parvenir à un état B où sa
condition change et devient conforme aux attentes de sa réalisation qui consiste à combler le
déficit de départ, c'est-à-dire qu’il devient à même de refléter les finalités qui ont été assignées
à l’action (d’éduquer, de former ou d’apprendre).
Une des préoccupations supplémentaires qui peuvent surgir est de savoir quelle est
l’instance qui commande l’action (le destinateur) et, certainement en conséquence, qui en est
le bénéficiaire (destinataire). Le sujet social reçoit une éducation de la structure ou cellule
familiale, et/ou des structures professionnelles conçues à cet effet (écoles, églises, orphelinat,
couvent). L’éducation, dans son projet initial, ouvre sur des connaissances et aptitudes
générales. Quant à la formation et à l’apprentissage, ils désignent le plus souvent un processus
d’acquisition d’une spécialité professionnelle. C’est pour cela qu’à la fin de ce processus on
s’attend à une maturité plus grande puisqu’il est censé intervenir à un moment placé après les
années qui correspondent à celles de l’éducation. Julien Sorel ( Le Rouge et le Noir ), Octave
(La Confession d’un enfant du siècle ), René ( René), Frédéric Moreau ( L’Education
sentimentale ), Lucien Chardon ( Illusions perdues ), sont tous des jeunes hommes d’une
vingtaine d’années, ce qui les situe en dehors de la période d’éducation et les engage dans un
processus
de formation ou d’apprentissage ; d’où l’intérêt de privilégier l’itinéraire de
l’appre
ntissage qui est le leur dans les aventures que met en scène chaque ouvrage du corpus
que nous avons choisi. Pour remonter à la genèse du roman de formation, nous allons
interroger les sources allemande et britannique de cette esthétique romanesque.
65
1.3.1. L’Allemagne et le Bildungsroman de Goethe
L’histoire littéraire allemande ne fait pas une grande place au développement du genre
romanesque dans les formes et esthétiques telles qu’elle est développée en France ou en
Angleterre, sur la base des courants de pensées. Tout au plus, elle consacre son étude à des
types de romans regroupés autour des tonalités (sentimentale, didactique, édifiant,
humoristique, satirique), de leur forme (autobiographique, épistolaire, dialoguée, cyclique,
etc.) de leur registre littéraire (trivial, de colportage, grand public), ou encore de leurs sujets
(roman d’aventures, de brigands, de chevalerie, etc.)75. De toute cette classification
hétérogène, dans l’apparence, il émerge un type de texte romanesque qui a fini par s’imposer
comme le genre par excellence qui caractérise le roman allemand, c’est le roman « de
formation » ou d’ « éducation » dont l’exemple le plus achevé aux yeux de la critique est Les
Années d’apprentissage de Wilhelm Meister écrit par Goethe. Dans l’œuvre du romancier
allemand, le héros Wilhelm suit un itinéraire dans le but d’atteindre un point de réalisation,
d’accomplissement et donc d’achèvement de sa quête. Malheureusement ou heureusement –
c’est
selon – le héros ne parvient pas à atteindre ses objectifs tels qu’espérés par le lecteur. Il
parvient, au terme de sa jeunesse, investi de toutes les attentes du sens commun qui espère de
lui l’accomplissement du destin glorieux dont il porte les marques de l’insigne. C’est à ce
moment précis où les attentes sont énormes, que l’auteur invite le lecteur à refaire le voyage
retour avec lui, le laissant dans cette attente non satisfaite, comme pour créer cet effet de
distanc
iation qui caractérise d’ailleurs le théâtre allemand76. De cet apprentissage
« inachevé », cette réalisation interrompue au seuil de son accomplissement, vont partir des
préoccupations, nombreuses, qui ont toujours amené la critique à systématiser l’esthétique du
roman de formation en fonction des critères endogènes à la littérature allemande. S’il existe
une grande variété77 de romans de formation au regard des critères de la critique allemande,
75 Voir la classification de Bernard Lortholary, Préface de Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister,
Paris, Gallimard, 1999.
76 La «distanciation» (Verfremdung), concept à la frontière de l'esthétique et du politique, introduit par Brecht,
vise, par des nombreux procédés didactiques, à amener le spectateur à prendre ses distances à l'égard du
caractère illusoire de la réalité construite et à dével opper son esprit critique.
77 « La série de ces romans de formation influencés par celui de Goethe commence avec le Sternbald de Tieck
(1798), qui sera suivi de son Godwi (1801), avec l’ Hypérion de Hölderlin (1797-99), la Lucinde de Schlegel
(1799) et le Florentin de Dorothea Veit (1801). Moins nettement et à sa manière, qui est plus post-baroque que
romantique dans l’acception allemande, Jean Paul ressortit aussi à cette influence, avec Titan (1800-03) et L’Age
ingrat (1804-05) : mais sa Loge invisible (1793) et son Hesperus (1795) anticipaient déjà le succès du genre. La
série se poursuit avec de grands poètes – et moindres romanciers – comme Eichendorff ( Pressentiment et temps
66
trois d’entre eux semblent l’emporter sur les autres : il s’agit de l’ Entwick lungsroman , de
l’Erziehungsroman et du Bildungsroman , comme signalé dans l’introduction.
Dans la classification lorthalarienne du roman de formation est assimilé au « roman
d’évolution
», c'est-à-dire à un roman qui « ferait une part moindre à l’action de la culture
environnante sur son héros » et le roman de la littérature française à même de l’illustrer est
Les Confessions de Rousseau […]. Dans une autre étude de Denis Pernot consacrée au
genre, ce dernier remonte à la racine du terme et affirme que :
conf
ormément à la signification usuelle du terme « entwicklung », que le français rend sans
difficulté par « formation », « croissance » ou « développement », M. Gerhard entend
rassembler sous la détermination d’ « Entwicklungsroman » des œuvres narratives
« envisageant le problème du conflit qui oppose l’individu au monde en cours, sa maturation
progressive et son développement intérieur dans le monde, quels que puissent en être le
principe et la finalité.78
La notion d’ Erzeihungsroman quant à elle, fait entrer dans un domaine qui jouxte celui
que circonscrivent les notions de Bildungsroman et d’Entwicklungsroman . Selon Denis
Pernot, cet isolement ne serait lié ni historiquement ni de façon logique aux définitions
antérieures, dont celle de Gerhard à laquelle nous avons fait allusion dans le développement
précédent, mais l’Erzeihungsroman est pertinent pour fixer :
une
frontière pragmatique au Bildungsroman . Le terme « Erzeihung » renvoie aux verbes
« erziehen » et « ziehen » qui désignent l’un et l’autre le fait de tirer. « Erziehen » fait très
clairement référence à l’activité pédagogique et se traduit en français par des verbes comme
« élever » ou « éduquer ». « Erziehen » a pour équivalent « éducation », « instruction » ou
encore « enseignement » tandis que le substantif « Erzieher » désigne le précepteur ou
l’éducateur. La notion d’ « Erzeihungsroman » « insinue que l’homme à éduquer subit
l’influence d’un précepteur, d’une école, d’une force, sinon d’une contrainte extérieure,
artificiellement instituée en vue d’un résultat à atteindre, 79
présent, en 1815, et, en 1826, ce délicieux roman de formation en miniature que sont les Scènes de la vie d’un
propre-à-rien) et comme Mörike ( Le peintre Nolten , 1832). », Bernard Lortholary, Préface à Les Années
d’apprentissage de Wilhelm Meister , Paris, Gallimard, 1999, p. 29.
78 Melita Gernard, Der Deutsche Entwicklungsroman bis zu Goethes « Wilhelm Meister », Halle, 1926, p. 1,
repris par Denis Pernot in Romantisme n° 76 (1992-II), p. 108.
79 François Jost , « La tradition du Bildungsroman », Comparative Literature , n° 21, 1969, p. 100 et 109.
67
et rassemble des textes narratifs qui entretiennent une forte relation pédagogique avec leur
lecteur. Comme l’indique C. Touaillon, elle a pour modèle germanique Lienhart Gertrud de
Pestalozzi, œuvre romanesque sous titrée « un livre pour le peuple », qui raconte la
moralisa
tion et la pacification d’une communauté rurale en mettant l’accent sur les
transformations extérieures qu’elle subit plutôt que sur l’évolution intérieure de ses
membres80. La narration de Pestalozzi se caractérise par l’insertion de longs discours
pédagogiques, placés en particulier dans la bouche du « seigneur du village » (autorité
politique) ou dans celle du pasteur (autorité morale) qui la seconde ; dans ce contexte, la voix
narra
toriale intervient très régulièrement au terme des différents épisodes (chapitres) pour en
tirer un enseignement, une leçon qui tient un rôle semblable à celui de la « moralité » du
fabuliste.
De
ce point de vue, une œuvre narrative comme Les Aventures de Télémaque de
Fénelon se présente bien comme un Erzeihungsroman, de même que l’ Emile, bien que la
dimension narrative de l’œuvre de Rousseau soit moins fermement assurée. » Le troisième
courant et certainement le mieux connu ou l’aspect le plus typique de cette identité générique
plurielle est sans nul doute le Bildungsroman. A l’origine, ce courant prendrait sa source dans
l’association d’un courant religieux séparatiste des religions chrétiennes orthodoxes
(catholicisme et calvinisme) et du courant humaniste des Lumières81. A la lumière de l’étude
faite par Bernard Lorthorary sur l’origine du genre, il ressort que c’est d’abord le traducteur le
plus fidèle de Shakespeare – Wieland ( L’Histoire d’Agathon , 1761, 1766,1767, 1794 – avec
des
versions plus longues et remaniées chaque fois) qui donne le premier un véritable roman
de formation à la postérité. Son héros, situé dans la Grèce antique, s’éprend de la culture de
l’Antiquité classique et de ses valeurs non chrétiennes. Il raconte, sur le mode du roman
d’aventures à nombreux épisodes, la longue formation de son héros et finalement, son
accession progressive à la maturité morale, esthétique et philosophique».82 Goethe a rendu un
grand hommage à cet auteur et s’est inspiré lui-même de son œuvre pour écrire Les Années
d’apprentissage de Wilhelm Meister . Dans cette œuvre, qui apparaît comme une véritable
80 Christine Touaillon, Realleexicon der Deutchen Literaturgeschiclhte , (1925-26) ; « Bildungsroman », p. 141.
et p. 109.
81 Le XVIIIe siècle voit se développer une forme de liberté perceptible dans la reconnaissance nouvelle de
l’individu, de son droit au bonheur, au plaisir, au luxe. Le débat sur cette question du « luxe » et l’apologie
ostentatoire de Voltaire dans Le Mondain 1736 sont symbolique de la tendance épicurienne d’un siècle pressé
d’oublier les bigoteries frileuses des dernières années de Louis XIV et de faire de l’homme le primat des
préoccupations.
82 Bernard Lortholary, op. cit.
68
« bible » pour la littérature allemande, Goethe écrit un roman sur le théâtre et surtout, sur la
vie du personnage (Wilhelm) dont l’apprentissage s’articule autour de la vocation théâtrale.
Le personnage a pour ambition de rénover et de recréer le théâtre allemand de fond en comble
avec pour tout atout sa vocation, sa passion et sa détermination – ne maîtrisant pas lui-même
l’art
dramatique. Cette expérience, qui est une aventure plus idéelle que pratique, l’éloigne de
cet objectif qui aurait pu constituer cependant l’objet de sa quête. Il sombre dans la désillusion
que l’auteur lui-même résume ainsi :
Jus
qu’en 1786 – Les débuts de Wilhelm Meister avaient reposé longtemps. Ils procédaient de
l’obscur ressentiment de cette grande vérité : que l’être humain voudrait souvent tenter ce pour
quoi les dons lui sont refusés par la nature, voudrait entreprendre et pratiquer ce dont il ne
pourra jamais acquérir le savoir-faire ; un sentiment intérieur l’avertit de s’abstenir, mais il ne
parvient pas à voir clair en lui-même et il est poussé sur une fausse voie vers un faux but, sans
savoir comment les choses se passent. A cela l’on peut rattacher ce qu’on a appelé
dilettantisme, erreur tendancieuse etc.83
Comment, à partir du survol de ce roman qui envahit à lui tout seul l’espace de la
production littéraire allemande : – « ainsi comment le plus célèbre des romans allemands de
notre époque, le tambour de Günter Grass, est-il salué par le meilleur essayiste de son pays ?
Par
un article enthousiaste qui s’intitule « Wilhelm Meister, version pour tambour 84 peut-il
nous permettre de remonter aux délimitations esthétiques du Bildungsroman ?
La longue et enrichissante étude que Denis Pernot a consacrée au Bildungsroman en
donne quelques caractéristiques ici. Le verbe « bilden » signifie « façonner » lo rsqu’il
s’applique à un objet et « former » quand il vise les facultés spirituelles ou intellectuelles de
l’être humain. Comme le rappelle F. Jost, les paradigmes esthétiques et pédagogiques du
champ sémantique de la Bildung sont étroitement articulés : «il est capital de rappeler la
significa
tion première de la Bildung. Jusqu’au XVIIIe siècle, le terme était synonyme de
« bild », « imago » ou « portrait ». « Bildung » (éducation, formation) au sens pédagogique du
mot, désigne le processus au terme duquel un être humain devient la réplique de son mentor,
modèle exemplaire auquel il finit par s’identifier.85 » La Bildung en vient donc à désigner le
83 Goethe, Les Annales , 1815, cité par Bernard Lortholary, op., cit.
84 Hans Magnus Enzensberger, Culture ou mise en conditi on ?, Julliard/Lettres Nouvelles, 1973, p p. 194-207,
cité par Bernard Lortholary, op. cit.
85 The « Bildungsroman » in Germany, England and France. Introduction to Comparative Literature, New York,
Pegasus, p. 135. Cité par Denis Pernot in Le Roman de socialisation – 1889-1914, Paris, PUF, 1998, p. 106.
69
« processus de développement spirituel, intellectuel, et moral qui amène un individu à prendre
conscience de son identité86 » ; une autre de ses spécificités, c’est le lien qu’elle établit entre
« l’autoréalisation » du particulier et « l’histoire globale de l’humanité ».
Toute cette approche étymologique du mot, permet de retenir selon Denis Pernot, de la
Bildung « qu’elle est un processus de formation qui conduit le particulier à l’universel dans un
mouvement de découverte de soi que médiatise le travail (bildung pratique) ou l’art (bildung
spéculative)87 » ; ce qui fait dire à Berman que « le bildungsroman » va se présenter comme
« une épreuve de l’étranger » et comme un « expérience de l’étrangeté 88».
Au total, le Bildungsroman est une forme romanesque qui repose sur la portée
exemplaire des expériences qu’elle raconte et qui acquiert une haute valeur morale :
« caractère autobiographique et fonctionnement didactique du Bildungsroman sont
étroitement
liés » pour employer l’expression de Denis Pernot. L’œuvre de Goethe en est une
parfaite illustration en ce qu’elle associe l’essentiel des caractéristiques déclinées ici et qu’elle
montre la formation humaine par palier (par degrés), par différentes figures et à différentes
époques de la vie.
1.3.1.1. Le roman de formation
Ce sous genre romanesque est un type de roman qui dépeint l’épanouissement
intérieur d’un personnage, de l’enfance à la maturité. Cet épanouissement adopte plusieurs
formes que la classification allemande traduit comme nous l’avons vu par
l’Entwichlungsroman (le développement d’un personnage), l’ Erzeihungsroman l’éducation
ou apprentissage, à l’exemple de L’Emile de Rousseau), le künstlerroman (la formation
artistique, Dergrüne Heinrich (1854-1880), G. Keller) et le Bildungsroman (la formation
sociale, L’Education sentimentale , 1869, Flaubert), considéré comme le mode accompli du
genre. Le roman de formation souligne le poids du milieu, le contexte socio-culturel, la
famille, les amis, les relations, le vécu sentimental. La trame romanesque repose sur le
devenir d’un personnage dont l’identité se construit, non pas à l’issue d’une victoire sur
l’univers, mais dans la réalisation d’une certaine harmonie, quelquefois inédite, que crée
86 Wilhelm Vosskamp : « La Bildung dans la tradition de la pensée ut opique », Philologique I, dir. M. Espagne
et M. Werner, Maison des sciences de l’homme, 1990, p.44, ibid., p. 106.
87 Antoine Berman, « Bildung et Bildungsroman » , in Le Temps de la réflexion , Paris, Gallimard, IV, 1983, pp.
143-145 et 145-146.
88 Ibid., p. 148-149.
70
l’expression de l’imaginaire auctorial. C’est un roman qui, par les caractéristiques de son
esthétique est très souvent autobiographique.
En France, le roman de formation a pu trouver un terrain fertile grâce à l’incertitude
engendrée par les péripéties sociales du XIXe siècle faites de guerres, de luttes d’émancipation
des classes défavorisées et du souci de la jeunesse de se définir un avenir socio-historique.
C’est ainsi que le roman de formation a pu faire du jeune homme défavorisé (venant
généralement de province), victime de mauvais maîtres et lourdement handicapé par l’origine
sociale, son personnage principal, de qui il tente d’obtenir la résolution de conflits nés entre
ses ori
gines, sa naïveté, ses généreuses dispositions et les dures réalités de la vie régie par des
codes et des clauses figées, non négociables. Au niveau du récit, le roman de formation se
caractérise par une aventure dans laquelle le jeune héros est amené, à l’occasion de rencontres
successives et de circonstances diverses, à acquérir une expérience et à « former » sa
personnalité, sur le plan sentimental, social, intellectuel ou culturel. Si le modèle du roman de
formation a toujours été – comme le laisse entendre la critique – Les Années d’apprentissage
de
Wilhelm Meister de Goethe, il est à noter que ce type de roman était déjà à l’œuvre dans le
champ romanesque européen avec un auteur comme Marivaux ( Le Paysan parvenu , 1734-
1735). Il structure partiellement de nombreux romans comme Le Rouge et le Noir (Sthendal,
1830), La Confession d’un enfant du siècle (Musset, 1836), Illusions perdues (Balzac, 1843),
L’Education sentimentale , (Flaubert, 1869), etc. Ces récits proposent un déroulement
chronologique qui suit l’itinéraire du héros dans un espace géographique, social ou
historique ; ils comportent fréquemment des « scènes obligées » dites « scènes d’initiation »
perpétr
ées par des personnes appelées initiateurs ou initiatrices. Au bout de leur trajectoire,
les héros
parviennent soit à un accomplissement à l’exemple de Jacob dans Le Paysan
parvenu, soit au contraire à la désillusion qu’accompagne la perte d’un idéal comme c’est le
ca
s de Lucien dans Illusions perdues et de Frédéric avec L’Education sentimentale . Avec le
désenchantement collectif de la société du X IXe siècle et, surtout, l’éclosion de l’esthétique
romanesque et du réalisme comme courant littéraire, le champ est tout indiqué pour exploiter
ce sous genre qui s’adapte à la sensibilité et au choix d’une infinité de formes.
71
1.3.1.2. Le roman d’apprentissage
On appelle « roman d’apprentissage », une œuvre fictive dont le héros est au début du
livre, jeune et sans expérience. Au cours du roman, il est confronté à différentes situations qui
vont le faire « grandir » et lui permettre d’acquérir maturité et personnalité. Le héros évolue
sociale
ment, moralement et intellectuellement, ainsi que dans sa vie affective. A la fin du
roman, il a acquis toutes sortes de connaissances qui font de lui un personnage averti et
aguerri. Ce parcours peut être assimilé à une aventure quelconque au départ, pour revêtir à la
fin, un niveau où le héros a atteint la connaissance supérieure ; grâce à ses connaissances et
avec
l’appui de bons conseillers. Le roman d’apprentissage se laisse également lire comme
une œuvre qui met en scène les apprentissages d’un héros dans le monde. A travers
épreuves, au milieu des vicissitudes, le héros fait l’expérience de soi, de ses désirs, de ses
limites. Souvent, l’apprentissage s’organise en fonction d’une quête, en vue d’un objet plus ou
moins idéal. Dans la littérature française, l’ancêtre du roman d’apprentissage est Le Conte du
Graal, roman inachevé de Chrétien de Troyes, qui suit le jeune Perceval à travers son
apprentissage chevaleresque, courtois et spirituel. Ce conte met en situation un personnage
qui, au début est ignorant de tout. Il vit comme un « sauvageon » entre une mère étouffante et
une na
ture déserte : « la Gaste forêt », il ne connaît même pas son nom, mais quelques deux
ce
nts pages plus loin, nous retrouvons un Perceval preux chevalier qui défend les opprimés,
adulé par le roi Arthur et déterminé à partir plus loin à la conquête du Graal. Il y a là, une
intention délibérée de la part de l’auteur de privilégier le parcours initiatique de son héros. Au
XVIe siècle, le Gargantua de Rabelais a été également classé au rang de roman
d’apprentissage, dans la mesure où le géant, instruit par de mauvais et de bons maîtres, fait
l’expérience du monde et parvient à une forme de sagesse humaniste. Au siècle suivant, le
roman de Fénelon, Les Aventures de Télémaque , sert aussi bien à la formation de son héros,
Télémaque, qu’à l’instruction de son destinataire, le jeune dauphin. Le roman d’apprentissage
prend ici la forme du roman didactique.
Cepe
ndant, c’est à partir du XVIIIe siècle que se développe vraiment le roman
d’apprentissage. L’Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage s’inscrit dans cette catégorie.
Par ailleurs, Les Egarements du cœur et de l’esprit de Crédillon fils, et plus encore le dialogue
romanesque qu’est La Philosophie dans le boudoir de Sade, initient leurs héros aux savoirs et
aux plaisirs du libertinage. Au milieu de cette production prodigieuse, se situe Candide,
72
Voltaire (1759). C’est l’histoire d’un jeune héros naïf et intègre qui fait son éducation
sentimentale et mondaine au moyen de diverses épreuves et rencontres. A la fin de l’histoire,
le jeune homme, guéri de sa candeur et de son optimisme s’est forgé une personnalité et une
philosophie.89Au XIXe siècle, le roman d’apprentissage fleurit – sous de nombreuses formes –
ave
c notamment L’Education sentimentale (Faubert, 1867), ainsi qu’avec Huysmans dans A
rebours (1884) ou Octave Mirbeau dans Le Jardin des supplices (1899) où l’éducation est
certes plus décadente. Bien souvent, l’apprentissage consiste dans l’ascension sociale d’un
jeune homme, à l’instar d’Eugène Rastignac dans Le Père Goriot (Balzac ,1834), Julien Sorel
dans Le Rouge et le Noir, ou Georges Duroy avec Bel- Ami de Maupassant. Dans le roman de
Balzac, Eugène Rastignac, le héros, doit être initié à la vie, il doit passer à l’âge adulte et
prendre ses responsabilités. C’est au départ un jeune homme naïf qui arrive de sa campagne et
débarque à Paris, il va devoir apprendre à vivre dans cette société. Rastignac se retrouve vite à
la croisée des chemins entre le vice et la vertu, il ne choisira qu’au terme d’un expérience dont
les étapes sont : une visite à Madame de Restaud qui l’initie aux secrets de l’adultère ; une
conve
rsation entre Madame Beauséant et Madame de Langeais qui lui fait découvrir la fausse
amitié ; une seconde visite à Madame de Beauséant qui lui révèle l’orgueil aristocratique ; une
ex
périence dans une maison de jeu qui lui montre la misère élégante ; l’arrestation de Vautrin,
la grande
ur et les dangers de la révolte dont se saisit Madame de Beauséant pour faire deux
discours qui finissent par enlever toute forme de « pureté à l’âme » de Rastignac. Ce que vit
Eugène, c’est le passage douloureux de l’enfance à l’âge adulte. Ce passage ne va pas sans
perte d’illusions, ce qui est d’autant plus difficile que la société propose une morale différente
de celle de la famille. Il est naturel qu’Eugène ne se connaisse qu’une fois Goriot mort et
enterré. La mort d’un père (ou de quelqu’un que nous avons chargé de jouer ce rôle), nous
coupe de nos racines et, en nous faisant adulte, nous investit d’une responsabilité, nous oblige
à lui succéder.
89 Voici comment Christiane Lauvergnat-Gagnière résume cette histoire « chassé du château de Thunder-Ten-
Tronk, en Wesphalie , pour avoir séduit Cunégonde, la fille du baron, le jeune Candide, formé à l’ Optimisme par
son maître le philos ophe Pangloss, va être jeté dans le théâtre du monde. Au hasard de ses voyages, il est acteur
de la guerre, spectateur du tremblement de terre de Lisbonne, soumis à la torture, confronté aux ut opies
américaines (l’Eldorado), à la vie dissolue et Paris, à l’ennui des Grands de Venise. Au terme de cet itinéraire, il
se retire près de Constantin ople en compagnie de Pangloss, son ancien maître, de Cunégonde, très enlaidie, et
d’autres compagnons de rencontre comme Martin, frère de Giroflée, Paquette, la vieille. Dans cette communauté
laborieuse, loin de l’agitation métaphysique, chacun se consacre à « cultiver [son] jardin », Christiane
Lauvergnat-Gagnière, et al., op. cit., p. 174.
73
1.3.1.3. Le roman d’éducation
Le roman d’éducation est un roman à visée didactique qui contient des variantes quant
à la présentation et à l’organisation du récit. Il intègre dans sa composition un jeune homme,
un parcours social et un initiateur. Le jeune homme est la figure nouvelle de la société depuis
la révolution bourgeoise et la relève des générations, de l’ardeur et de l’aptitude à vivre. Le
parcours social figure la société nouvelle qui se développe et se relève. L’initiateur est l’être
d’expérience et d’avenir qui déniaise, fournit des recettes, indique des chemins de traverse,
propose un pacte, trouve, plus ou moins, un écho dans la conscience du jeune homme, incarne
finalement ses tentations secrètes et l’aide à faire le bond de l’inconscience à la conscience, de
l’innocence à l’entreprise. Jeune homme, parcours social, initiateur ne sont pas des réalités
simplement rapprochées par artifice ou magie dans l’œuvre littéraire ; tous trois font partie
du rée
l. Et Pierre Barbéris d’ajouter :
L
e roman d’éducation est le roman de l’individu emporté, happé par un réel devenir, en même
temps que le roman des avortements ou chocs amortis successifs au travers desquels fait
naufrage une idée du monde, en même temps que peut-être, douloureusement, et au moins pour
le lecteur, s’en forge une nouvelle.90
La caractéristique principale de ce type de roman est l’articulation de l’intrigue sur le
processus de formation dans son déroulement. En effet, il s’agit de montrer comment le
protagoniste acquiert la connaissance, le contenu du programme éducatif. C’est un roman
fortement préoccupé de servir un contenu purement didactique et qui intègre, de ce point de
vue, les enfants comme cibles et/ou protagonistes. Télémaque (1699) de Fénelon et Le Voyage
de Cyrus (1727) de Ramsay – considéré comme une œuvre écrite en imitation de la
préc
édente en ont représenté pendant de nombreuses années les modèles, l’archétype. Ce
genre trouve son prolongement dans L’Emile de Rousseau et connaît un immense succès à la
fin du XVIIIe siècle en s’illustrant comme un champ nouveau d’éducation. Il répond à ces
caractéristiques que lui reconnaît Alain Montandon :
Rom
an à contenu déterminé, il développe l’exploitation didactique d’une pédagogie. Le
contenu optimiste, la croyance au progrès, à l’éducation, à la perfectibilité, à la transmission
90 Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac , Paris, Artaud, 1973.
74
d’une culture et de ses valeurs sont caractéristiques de ce genre typiquement
« aufklärerisch ».91
Il s’opère chez l’apprenant comme une « croissance organique », selon le mot d’Alain
Monta
ndon ; croissance indispensable pour s’accommoder de la vie à travers ses attentes
immédiates .
C’est un roman qui contribue à créer les conditions d’une socialisation réussie à
travers « un process » qu’il propose.
1.3.1.4. Le roman de l’illusion et de l’échec
En face du conquérant, on trouve au XIXe siècle, le héros prostré et résigné. Le roman de
formation oppose souvent les désillusions aux illusions. L’Education sentimentale n’est pas
seulement le roman d’un temps, c’est celui d’une vie. Flaubert suit de près le passage de
l’adolescence à la maturité, jusqu’aux migrations de la cinquantaine.92
L’Education sentimentale retrace les espoirs et les déboires d’une vie telle que celle de
tous les jours que nous vivons. Une vie sans phare ni artifice, une vie ordinaire où les
événements se succèdent dans leur ressemblance. Frédéric, héros présumé de départ, postule à
de hautes études à Paris – dans le but de parfaire et d’achever sa formation – et débarque dans
la ca
pitale en même temps que la femme dont il va être épris durant toute sa vie. Madame
Arnoux, car c’est d’elle qu’il s’agit, va anéantir tout effort d’action, toute virilité chez le héros
pendant toute la durée de l’intrigue, au nom d’un amour dont la consommation a été chaque
fois reportée aux calendes grecques. Les démarches vont succéder aux démarches, les visites
aux visites, les rencontres aux rencontres et les conversations aux conversations entre les deux
personnages, sans aboutissement. Bien des fois, au cours de ce récit, le narrateur donne
l’impression que la relation est prête de se nouer, notamment lors du dîner chez les Arnoux,
de la soirée à l’Alhambra, de la soirée à Saint-Cloud ou au bal masqué où la tension narrative
atteint des seuils critiques, tout prêts du dénouement attendu par le lecteur ; cependant,
l’éché
ance constamment remise ne se produira hélas jamais. En outre, Frédéric qui rêvait
d’une carrière d’avocat, ne fera que négligemment des études en droit pour ne plus s’attacher
du tout à une profession. Cette résignation du héros, cette indolence ou mieux, cette
impotence proverbiale qui l’amènent à traverser les événements, la vie et donc l’histoire sans
91 Alain Montandon, Le Roman au XVIIIe siècle en Eur ope, Paris, PUF, 1999, p. 355.
92 Michel Raimond, Le Roman , op. cit., p. 86.
75
s’attacher à quelque chose de significatif – femme, profession, engagement socio-politique –
dresse le
tableau d’une vie d’échec. Avec Frédéric « tout est en amorce d’aventures
possibles
» pour employer le mot de Michel Raimond. En définitive, c’est cette forme
d’indécision, ce manque d’engagement véritable dans l’action qui succèdent à un manque de
caractère et de détermination qui projettent le héros hors du but, à côté de la quête, faisant de
son apprentissage, un échec.
Le titre d’un roman de Huysmans, A vau-l’eau (1882), exprime bien cette absence
d’énergie, de ressort, d’élan conquérant qui caractérisent de nombreux personnages de roman
dans les dernières décennies du XIXe siècle. Tout se passe comme si l’indolence historique, le
désespoir d’une lutte sociale porteuse de changement, la mélancolie née du mal du siècle et du
vague des passions contaminaient de nombreuses générations qui, prises dans un sentiment de
déréliction, ne pouvaient véritablement s’engager dans l’action. Le relais de ce roman de
l’échec est assuré par de nombreux écrivains qui écrivent des romans relatifs à la vie manquée
de la femme. Flaubert ( Madame Bovary , 1857) écrit un modèle dans le genre. Ce roman
caractérisé de roman de l’adultère pose un problème moral aux ressorts à la fois individuel et
social.
En effet, Flaubert invite le lecteur à se faire une idée précise des chimères qui peuvent
naître dans l’esprit de personnes qui articulent leurs connaissances du domaine sentimental
par l’unique médiation de la lecture ; et qui y étouffent ainsi tous les appé tits récifs de leurs
corps en imaginations enflammées. Il s’agit de l’exemple d’Emma, nourrie d’intrigues
romanesques et romantiques dès sa tendre adolescence, réduite à une existence faite de
simples figurations, et brusquement entraînée dans les liens d’un mariage auquel elle n’a
guère été préparée. Son mari, Charles Bovary, personnage besogneux, à la limite de la
médiocrité, manquant de personnalité et donc d’autorité, laisse se fermenter les conditions
d’une lassitude vite éprouvée au sein de ce couple qui coule dans les abîmes de l’adultère.
Emma cède à la tentation et s’abandonne dans les bras de Rodolphe, consacrant ainsi « les
journées
d’amour de Rouen ». Tableau saisissant qui violente la morale d’une époque,
Madame Bovary n’en révèle pas moins les limites d’une certaine éducation traditionnelle, ou
même, les failles de l’institution sociale qu’est le mariage.
Flaubert lance par ce livre de la dénonciation, un avertissement et donne une leçon de
la vie. Par le canal de la création littéraire, il montre que l’adultère porte en lui les marques
d’un double échec, collectif – à l’échelle du couple – et individuel – au point de vue de
76
l’éthique. Maupassant et Zola écrivent tour à tour Une Vie (1833) et L’Assommoir (1877) pour
emboucher la trompette des romans relatifs à la vie manquée des femmes. Dans Une Vie,
Maupassant donne une durée de trente années à son histoire ; il raconte la vie de Jeanne qui
est e
n tout point assimilable à un échec. Découvrant tardivement l’amour, elle ne peut le vivre
dans le cadre du mariage où se mêlent désillusions et lassitudes d’un quotidien déprimant.
S’écoule ainsi le temps qui entraîne dans son cours, érosion et succession de malheurs, contre
lesquelles même la maternité ne peut lutter. La prise de conscience qui survient chez l’héroïne
est tardive : elle a accumulé un lourd passif intolérable qui fonde fatalement sa renonciation
au bonhe
ur. Plus que le drame de Jeanne, Une vie est le roman de la désillusion de toute
adolescente, depuis son couvent et ses rêveries de jeune fille jusqu’aux déceptions de l’épouse
et de la mère.
Le roman de l’échec, comme son nom l’indique, débouche généralement sur une issue
malheureuse ou un dénouement mitigé. Il donne à voir une lente progression de l’intrigue vers
la désagrégation, la déconstruction d’une vie, la dégradation des choses, des êtres, des
sentiments et quelquefois, la perte sociale du héros ou protagoniste.
77
2. LES CARACTERISTIQUES DU ROMAN DE
FORMATION : DE CHATEAUBRIAND A FLAUBERT
2.1. Notions d’Héroïsme et de jeunesse
2.1.1. Historicité littéraire de l’héroïsme
Dans une étude récente parue chez G. Flammarion, Christine Montalbetti93 fait la
synthèse de certains travaux sur la notion de personnage et de héros de roman. Nous allons
privilégier deux approches retenues par elle pour éclairer notre définition de la notion
d’héroïsme. Il s’agit des études de Philippe Hamon ( Texte et idéologie , 1984) et de Vincent
Jouve (« le héros et ses masques », Le Personnage romanesque , 1995).
L
e premier estime que le problème du héros, au sens restreint et précis auquel il
faudrait sans doute le prendre, c’est-à-dire au sens de « personnage mis en relief par des
moyens différentiels », relève à la fois de problèmes structuraux internes à l’œuvre (c’est le
personnage au portrait le plus riche, à l’action la plus déterminante, à l’apparition la plus
fréquente, etc.) et d’un effet de référence axiologique à des systèmes de valeurs (c’est le
personnage que le lecteur soupçonne d’assumer et d’incarner les valeurs idéologiques
« positives » d’une société – d’un narrateur – à un moment donné de son histoire). Dans le
pre
mier cas, le personnage-héros organise l’espace interne de l’œuvre en hiérarchisant la
population de ses personnages (il est « principal » par rapport à des figures secondaires) ; dans
le sec
ond cas, il renvoie à l’espace culturel de l’époque, sur lequel il est « branché » en
permanence et sert au lecteur de point de référence et de « discriminateur» idéologique (il est
« positif » par rapport à des personnages « négatifs »). Dans le premier cas, il organise et
hiérar
chise le « posé » de l’œuvre ; dans le second cas, il est certainement, dans la mesure où
il fa
vorise l’ « accommodation » du lecteur, un élément essentiel et fondamental de la lisibilité
du roman. Quant à Vincent Jouve, il propose une typologie des héros qui se construit en
quatre cases, à partir du croisement de deux distinctions : celle, déjà établie, qui sépare
protagonist
e et non protagoniste ; une seconde distinction, entre héros « convexe » et héros
« c
oncave », terminologie qui permet au critique de rendre compte du rapport du héros à
93 Christine Montalbetti, Le Personnage , Paris, GF Flammarion, 2003, pp. 151-153- 154.
78
l’exemplarité – rapport emphatique ou creux. Le héros « convexe », c’est-à-dire « bombé »,
« renflé », impose l’exemplarité par sa seule présence qui suffit à justifier le récit. Le héros
« concave » en revanche, ne renvoie qu’en creux à l’exemplarité de l’histoire. Sans être en
lui-même digne d’admiration, il est le médium par où l’histoire fait sens. Les deux traits
permanents du héros sont donc la singularité et l’exemplarité. Ces deux caractéristiques
pouvant se combiner selon différentes modalités, nous pouvons dresser une typologie des
héros.
L’exemplarité étant soit incarnée, soit impliquée par le héros (selon qu’il est
« convexe » ou « concave »), et le héros pouvant être ou non le protagoniste, on a quatre types
de hé
ros possibles. Le premier est le héros convexe protagoniste. C’est donc un personnage à
la conduite exemplaire et qui occupe le devant de la scène ; il s’agit du héros classique qui,
non seuleme
nt est, quantitativement, plus présent que les autres personnages, mais qui, en
outre, offre au public un miroir idéalisé. C’est, par exemple, Enée, d’Artagnan, ou encore
James Bond. Dans la mesure où il est au service de l’idéologie dominante qu’il fait triompher
par ses exploits, on peut le désigner sous le nom de « champion ». Le deuxième type est le
héros convexe non protagoniste. Il a toujours une conduite exemplaire, ce qui garantit son
caractère héroïque, mais il n’occupe plus le devant de la scène. C’est bien lui qui incarne les
valeurs sociales, mais il le fait discrètement. C’est Lévine dans Anna Karénine à qui on
pourrait donner le nom de « modèle ». Le troisième type est le héros concave protagoniste. Sa
conduite
est loin d’être exemplaire, mais il est le sujet d’une histoire qui, elle, est porteuse de
leçon. En outre, comme il occupe le devant de la scène, c’est lui qui focalise l’attention du
lecteur. C’est Bardamu dans Voyage au bout de la nuit ou Roquentin dans La Nausée . Le
terme de « cobaye » désignerait assez bien ce type de héros. Enfin, le quatrième et dernier
type est le héros concave non protagoniste. Il s’agit d’une figure de second plan dont le
comportement n’a en outre rien de particulièrement admirable. Si ce personnage mérite
malgré tout le nom de « héros », c’est que sa présence est la condition du sens de l’histoire. Il
en est ainsi du père Goriot que l’on peut désigner par le terme de « révélateur ».
Nous avons donc quatre types de héros : le champion , le modè le, le cobaye, le
révélateur . Les deux premiers sont plutôt au niveau de l’énonciateur ; les deux derniers plutôt
du c
ôté de l’énonciataire. Le champion et le modèle, dans la mesure où ils s’affirment
explicitement comme porteurs de valeurs, supposent un narrateur idéologiquement très
présent. Aussi s’inscrivent-ils dans une stratégie militante. Le cobaye et le révélateur , pour
79
leur part, renvoient à des narrateurs plus discrets dont les récits sont moins didactiques que
pédagogiques. Loin d’asséner leur vérité au lecteur, ils laissent ce dernier la déduire de lui-
même.
2.1.1.1. Typologie du héros dans la fiction romanesque
française
« Du latin heros, nom donné dans l’Antiquité à ceux qu’on disait fils d’un dieu et
d’une mortelle ou d’une déesse et d’un mortel. Par extension, celui qui se distingue par une
valeur extraordinaire ou des succès éclatants à la guerre. Tout homme qui se distingue par la
force de caractère, la grandeur d’âme, une haute vertu. Personnage principal d’un poème, d’un
roman, d’une pièce de théâtre. Le héros de roman, c’est le personnage principal à qui il arrive
des aventures extraordinaires ; il est également une personne et /ou un personnage qui à un
certa
in moment, attire sur lui, toute l’attention 94» ; (la convergence de tous les espoirs sur le
parcours qui le mène vers la réalisation d’un idéal individuel ou collectif, et qui porte en lui
les germes d’une libération, d’un affranchissement.) D’un point de vue diachronique, voici
comment le mot a évolué selon le Petit Robert :
Du latin hero
et du grec hêrôs, la mythologie et l’Antiquité le définissent comme un
demi-dieu. Nom donné dans Homère aux hommes d'un courage et d'un mérite supérieur,
favoris particuliers des dieux, et dans Hésiode à ceux qu'on disait fils d'un dieu et d'une
mortelle ou d'une déesse et d'un mortel. Il fallait, chez les Grecs, être mort pour être reconnu
héros, c’est-à-dire objet d’un culte (le mot héros, qui désigne un mort détenteur d’un potentiel
vital exceptionnel, est d’origine crétoise). Le terme "héros" s'applique à des êtres demi-
légendaires, appartenant à un lointain passé, mais considérés comme supérieurs et objets, à
l'instar des dieux, d'un culte spécial … Dans le Menon (81c), Platon, citant Pindare, considère
que les
héros sont ceux qui ont droit à une dernière vie privilégiée avant la délivrance finale
de l'âme. Plus tard, le mot a désigné ceux qui se distinguent par une valeur extraordinaire ou
des succès éclatants à la guerre. "Il semble que le héros est d'un seul métier, qui est celui de la
guerre, et que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou de l'épée, ou du
cabinet, ou de la cour " (La Bruyère) ; en définitive, il s’emploie pour tout homme qui se
94 Hendrik Van Gorp et alii, Dictionnaire des termes littéraires , Paris, Champion Classiques, 2005.
80
distingue par la force du caractère, la grandeur d'âme, une haute vertu. "On peut être héros
sans ravager la terre" (Boileau).
On distingue le héros épique du héros de roman.
Le héros épique, qui appartient à l’humanité supérieure, est porteur des valeurs de sa
communauté. Le personnage épique se réalise sous les traits d’un héros dont on chante les
exploits, il accomplit des prouesses, traverse des épreuves et combat toutes sortes
d’adversaires, humains et non humains. Il sort ainsi du commun, tout en restant semblable à
ses pairs (de la même filiation que lui). Achille et Patrocle se ressemblent ; seulement, le
premie
r est meilleur que le second. La gloire du héros est d’attacher ses exploits aux combats,
et donc à son courage. Ulysse est certes rusé, mais il est d’abord un combattant valeureux,
porteur des valeurs culturelles et morales fondamentales de sa société dont il est le type parfait
du chef. Il joue à cet effet un rôle symbolique en matérialisant dans sa personne – à travers ses
ex
ploits – les vertus de toute la communauté. Ce qui caractérise le héros épique, c’est son
enga
gement au service d’une quête collective ; il n’est jamais engagé seul, dans une conquête
individuelle ;
l’entreprise qui le porte à l’action reçoit toujours l’onction populaire, l’adhésion
communa
utaire.
Dans La Chanson de Roland , le héros (Roland) défend la suprématie des valeurs
chrétiennes où il s’inscrit une idéologie monarchique et impériale incarnée par Charlemagne,
destinataire de la victoire finale – suite à la perte du héros. Impliqué dans le système des
valeur
s aristocratique et héroïque, le héros est happé par l’action qui exclut toute forme de
transaction ou de compromis : Hector, resté seul face à Achille, refuse d’écouter les appels de
ses pa
rents pendant que les portes des murailles de Troie sont encore ouvertes ; il fait un choix
de pre
ux, en vue de rehausser même dans la mort, sa gloire dans la mémoire collective et dans
celle de la postérité. « Le héros épique est donc un personnage d’exception doté de qualités
qui ne ressemblent pas à celles de ses congénères, et qui souvent, transgresse les lois de sa
tribu95 ».
L’épopée, qui retrace la geste des héros épiques est ce genre narratif noble qui
fonctionne selon ce qu’Aristote appelle «le mode de la mimèsis supérieure » ; c'est-à-dire que
le héros
est un personnage qui appartient à la sphère la plus élevée de la société, il est de
95 Pavel Thomas, La Pensée du roman , Paris, Gallimard, « NRF essais » 2003, cité par Françoise Rullier-
Theuret, op. cit., p. 125.
81
l’entourage es grands (Achille – Agamemnon, Roland – Charlemagne) tout en bénéficiant de
la fa
miliarité des dieux, faveur que les rois n’ont pas. Achille et Ulysse sont de descendance
divine : Achille est le fils de la déesse Thétis et entretient par cette origine des liens étroits
avec
les forces surnaturelles et « l’épithète divin » lui est appliquée, D’Ulysse, Zeus
reconnaissant, dit ceci dans l’Odyssée : « Eh ! Comment donc oublierais-je jamais cet Ulysse
divin qui, sur tous les mortels, l’emporte et par l’esprit et par les sacrifices qu’il fait toujours
aux dieux ? ». Ainsi, le héros épique, en relation nécessaire avec la transcendance et en accord
avec les dieux (ou en communion avec les forces occultes : Soundjata), a-t-il des capacités
supérie
ures à celles des individus ordinaires, et on mesure la distance que franchit le roman
lorsque son personnage principal cesse d’être un héros épique pour revêtir la tunique du
simple mortel : il « cesse d’être un demi-dieu, un brave, et tombe dans le prosaïsme 96»
comme le dit Françoise Rullier-Theuret.
Le héros romanesque, « être de papier », encore appelé « vivant sans entrailles » selon
le mot de Paul Valéry, est le fruit de la construction verbale de l’écrivain ; c'est-à-dire un être
à la
limite « verbale » dont la psychologie est assumée par le double jeu de connivence
é
crivain-lecteur à travers un récit qui n’est qu’un fait de signes, d’ é criture.
Les romanciers, pour faire vivre leurs personnages, ont recours à des truchements divers : le
monologue intérieur, qui nous plonge dans l’intimité de leur conscience, ainsi que la forme du
discours indirect libre ; l’analyse psychologique ; l’indication d’un geste ou d’un
comportement et toutes les notations du behaviourisme ; la technique du point de vue qui laisse
subsister dans un personnage vu de biais de vastes pans d’ombre ; la correspondance entre le
monde intérieur et le monde extérieur, et toutes les ressources du « paysage état d’âme » ou du
milieu faisant corps avec le personnage. La force de ces êtres de papier, c’est d’incarner les
tendances profondes de leur temps, c’est d’en résumer en eux l’esprit et la sensibilité. Mais les
personnages des grands romans, s’ils expriment leur temps, contribuent aussi à le façonner à
leur image : ils servent de modèle à toute une génération97,
comme nous l’indique Michel Raimond.
En effet le héros du roman, qui est inspiré, du modèle du héros épique, n’a ni la même
dimension physique et spirituelle ni la même étoffe, encore moins la même fonction ou le
même rôle dans la diégèse. C’est un personnage, encore appelé protagoniste d’une œuvre
96 Françoise Rullier-Theuret, op. cit., p.126.
97 Michel Raimond, Le Roman , Paris, Armand Colin, 2002, p. 171.
82
littéraire qui, doté d’une originalité, d’un caractère atypique par rapport au sens commun, est
investi d’une « mission particulière » (conquête de la dignité ou en amour, réussite sociale,
lutte contre une situation défavorable : origines sociales, appartenance idéologique; surmontée
d’une posi
tion inconfortable) et qui en fait un être d’exception et perçu comme tel dont
l’aventure dans l’histoire va se faire au prix du caractère, de la détermination, de
l’engagement ou de la pusillanimité (démission). Le héros ici, comme le héros épique,
focalise tout l’intérêt du lecteur en ce qu’il apparaît dans le contexte particulier du livr e
comme le centre d’intérêt de l’intrigue. Jean Valjean, Julien Sorel, Octave ou René
provoquent ainsi « une étroite collaboration » entre le lecteur et « leurs personnes » (à travers
aventure
s, ressentiments, épreuves, sorts).
Selon les époques et en fonction des idéologies qui sous-tendent l’esthétique littéraire,
les héros changent de caractère, de carapace, de mission. Le XIXe siècle qui consacre la lutte
des classes (nobles, bourgeois, aristocrates, républicains, ouvriers, roturiers) fait porter des
valeurs indéniables aux héros romanesques qui vont figurer une autre dimension de la lutte
sociale, un autre aspect du comportement du citoyen au sein de cette effroyable machine.
Porteur d’espoir – parce que chargé d’ambitions, de prédispositions, d’atouts et d’idéal – le
héros
est lancé à l’assaut d’une société féroce où seuls la valeur de l’or, la ruse, la duplicité,
les conventions sociales articulées sur les avantages liés aux origines, la tricherie, l’instinct de
domination, l’appartenance ou non à une idéologie politique font force de loi et sont les
critères déterminants de la réussite ou de l’échec de l’individu. Aussi, au-delà de cet ordre qui
semble régir le fonctionnement de la société et des conventions habituellement observées, le
romancier amène son héros à revêtir la tunique d’un porteur d’eau, du porteur d’espoir dans la
perspective d’un changement qualitatif. C’est pour ses opinions socialistes qu’Etienne
Lantier, dans Germinal de Zola (Germinal, 1885), a été renvoyé de Lille où il travaillait avant
d’arriver à Montsou, comme porteur d’un changement qualitatif par rapport à la situation des
mineurs. A travers la grève dont il est l’un des principaux instigateurs et acteurs, il formule sa
volonté de voir triompher un nouvel ordre : « la mine doit être au mineur, comme la mer est
au
pêcheur, comme la terre est aux paysans. Entendez-vous ? La mine vous appartient, à vous
tous qui, depuis un siècle, l’avez payée de tant de sang et de misère 98! ». La portée et
l’implication collective à cette lutte lui confèrent une dimension épique – comme Zola le dira
98 Emile Zola, Germinal , Paris, GF Flammarion, 1885.
83
lui-même lors de la description de la procession – cependant non réalisable à cause des limites
humaines du héros qui, loin du héros légendaire, appartient à la condition humaine.
Certa
ines fois et, de façon régulière, le héros est engagé dans une quête individuelle,
même si celle-ci interpelle, sensibilise, recrée l’individu dans la tension existentielle qui le lie
à la société, aux hommes, à la vie et aux choses. A ce moment-là, le romancier et avec lui le
lecteur
– à travers le héros – projette l’espoir d’une libération partielle de la condition
humaine,
de l’individu aux prises avec les contradictions de l’existence ; ou à l’opposé, fait
éteindr
e cette velléité pour mettre à nu une situation irréversible. Julien Sorel se révolte contre
toutes les classes privilégiées (la bourgeoisie, l’aristocratie, la noblesse), mais aussi contre sa
propre condition roturière ; son action, quoique isolée, porte en elle les germes d’une
libéra
tion à la fois individuelle et collective, car pouvant susciter chez ceux de sa condition la
même conduite, la même voie. Stendhal ne fait pas aboutir son action, certainement pour faire
comprendre que la machine sociale constituée par des codes et modes de fonctionnement
étanches, ne saurait être déboulonnée à la moindre incartade liée à l’intrépidité d’un caractère,
encore moins dans une action individuelle ; en définitive, il montre que cette société n’est
qu’une
« broyeuse de destins », surtout de ceux à même de traduire les aspirations les plus
intimes et les plus fécondes du citoyen. Le héros ici n’est pas plus heureux qu’Octave99
(Musset, La Confession d’un enfant du siècle ) qui, ayant conçu de l’amour une perception
idéale, est en butte à la société, notamment contre les lois de la relation sentimentale qui
intègrent la dimension, certes pernicieuse, mais non négligeable de l’infidélité. Désabusé et
idéaliste, pour pouvoir s’insérer dans le moule social de la passion sentimentale, il est
incapa
ble d’aimer et donc d’être heureux en amour. L’auteur semble dire qu’il en va de
l’amour, comme de toute activité normative ayant des lois figées – l’infidélité pouvant être
l’une
de ses armatures – auxquelles il faut se conformer pour en tirer le meilleur profit ;
vouloir c
hanger cette donne, c’est essuyer la déconvenue où Octave est projeté. Nous
conclurons cette analyse sommaire sur le héros romanesque avec Claude Millet pour qui :
La f
iction romanesque et dramatique montre cependant comment le désir de réussir, l’ambition
individuelle se heurtent aux blocages d’une société en réalité fermée : ni Julien Sorel, ni
Antony, ni Lucien Chardon de Rubempré ne pourront finalement briser le mur qui sépare les
inclus des exclus. Car la société bourgeoise qui triomphe en ce premier XIXe siècle est, en
99 Musset, La Confession d’un enfant du siècle , 1836.
84
même temps qu’un « tourbillon » d’individus isolés, un ensemble hiérarchisé aux stratifications
étanches constitué de microcosmes privés, clos sur eux-mêmes dans la défense de leurs
intérêts.100
2.1.1.2. Le héros romantique
Le romantisme est un mouvement culturel complexe, touchant à tous les domaines de
l’art, qui se développe dans la première moitié du XIXe siècle. En dépit des rivalités d’intérêts
entre les nations à cette époque101, c’est un mouvement européen cohérent et aussi dynamique
et répandu que la Renaissance ou les Lumières. La sensibilité romantique s’articule autour du
moi. En effet, l’évolution de la civilisation semble mettre au second plan les grandes valeurs
collectives (religion, morale, sociale, famille). L’individu prend dès lors de plus en plus
conscience de son autonomie, de sa valeur propre qu’il va affirmer en marge de la société et
souvent contre elle. Le romantisme est précisément le mouvement typique de l’individualisme
où le moi devient un absolu. Dans son étude sur la littérature française, Christine Auvergnat-
Gagnière présente ainsi le romantique :
Sujet
de connaissance ou source du lyrisme, le moi romantique aspire toujours à dépasser les
limites qui lui sont imposées par les formes extérieures du monde. Son élan exalté se heurte
aux limites du monde réel ; l’aspiration à l’infini est le plus souvent déçue. C’est là l’origine du
« mal du siècle » que l’on trouvait déjà dans Le Werther de Goethe (1774) et dont
Chateaubriand présente l’image la plus populaire avec René (1802).102
Ce culte de l’individualisme replié sur l’intériorité ne l’empêche pas de s’ouvrir sur la
spiritualité qui apparaît comme l’énergie qui entraîne l’individu vers tout ce qui lui est
extérieur (la nature : image de l’infini, fusion et expansion du moi dans et avec le monde ;
comm
union entre l’homme et Dieu, principe vital de l’harmonie universelle). A ce
mouvement d’extraversion, répond un cheminement inverse d’introversion que Baudelaire
100 Claude Millet, Le Romantisme , Paris, Librairie Générale Française, 2007, p. 102.
101 Le XIXe siècle correspond à une agitation politique en Europe de façon générale, et en France de façon
particulière. Si la France étend sa suprématie – sous Napoléon – sur des pays comme l’Italie et l’Espagne ,
l’Angleterre est considérée comme « la reine des mers », à travers ses nombreuses conquêtes d’outre-mer ; il y a
la création du royaume de Belgique en 1830, à partir d’une scission insurrectionnelle de la Hollande, tandis que
l’URSS participe de cette stratégie continentale d’établir la paix – notamment en se joignant aux forces dites
alliées pour contraindre Napoléon à abdiquer en 1815.
102 Christine Auvergnat-Gagnière, op. cit., p. 214.
85
schématise en trois tendances : « intimité, spiritualité et aspiration à l’infini ». Appelé à
répondr
e de tout, le personnage romantique est sensible au rêve qui permet de franchir les
limites de la raison bornée « des philosophes » et l’aveuglement mesquin des bourgeois ;
l’amour
pour le voyage (Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), Lamartine,
Voyage en Orient (1835)103 ; l’histoire qui renouvelle l’âme du peuple en action (attachement
au Moyen Age) ; l’enfance et l’origine (lieu de vérité et de simplicité proche de la nature et du
rêve,
peuplés de contes et de légendes) ; la politique (bien qu’il se détourne de la société, le
romantiqu
e n’hésite pas à s’engager dans le combat politique au nom d’un idéalisme qui lui
présente l’image d’une fraternité retrouvée, à l’exemple des événements de l’époque :
indépenda
nce grecque, 1821 ; soulèvement en Italie, 1831 ; éveil des nationalités et
répressions en Pologne, 1831 ; Révolution de 1830 en France, toute chose qui irradie la
diégèse
de notre corpus. En outre, le héros romantique est épris de liberté et de Vérités : deux
consta
ntes qui apparaissent comme les vertus cardinales de toutes les postulations du courant,
l’essence même de la pensée romantique. Et ces déterminants qui fondent la philosophie
romantique vont être à la base du profil du héros romantique. Suivons ensemble cet entretien
mené par Musset :
Ce f
ut comme une dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu’on peut nommer
désenchantement, ou si l’on veut, désespérance, comme si l’humanité en léthargie avait été
crue morte par ceux qui lui tâtaient le pouls. De même que ce soldat à qui l’on demanda jadis :
A quoi crois- tu ? et qui le premier répondit : A moi ; ainsi la jeunesse de France, entendant
cette question, répondit la première : A rien. Dès lors il se forma comme deux camps : d’une
part, les esprits exaltés, souffrants, toutes les âmes expansives qui ont besoin de l’infini,
plièrent la tête en pleurant ; ils s’enveloppèrent de rêves maladifs, et l’on ne vit plus que de
frêles roseaux sur un océan d’amertume. D’une part, les hommes de chair restèrent debout,
inflexibles, au milieu des jouissances positives, et il ne leur prit d’autre souci que de compter
l’argent qu’ils avaient. Ce ne fut que sanglot et un éclat de rire, l’un venant de l’âme, et l’autre
du corps…104
Cette allégorie qui énonce clairement le contexte socio historique, le ferment qui
prépare à la naissance du personnage romantique, est annonciatrice du caractère du héros
103 Le titre originel et complet de cet ouvrage comprenant à l’origine quatre volumes est, Souvenirs ,
Impressions, Pensées et Paysages pendant un voyage en Orient – par Lamartine dont la critique a pu dire qu’il
était « Chateaubriand en vers ».
104 Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle , Paris, GF Flammarion, 1993, p. 37.
86
romantique qui est certes multiple. Apparaissent dans cette constellation à venir, deux
personnages de la mythologie romantique : le dandy et le bohème.
Le
dandysme est une attitude existentielle et esthétique déterminée au départ par un
idéal aristocratique de distinction et de raffinement recherché. Le dandysme prend naissance
en Angleterre au début du XIXe siècle au sein de l’aristocratie en butte à la bourgeoisie
d’affaires et au nivellement social que celle-ci entraîne. En France, la réaction similaire qui
s’observe va donner naissance à la bohème – classe ou groupe social – qui va développer de la
s
ympathie pour la société plébéienne, pour désigner plus tard, le symbole de la jeunesse
insouciante de certains écrivains romantiques (H. Murger, Scènes de la vie de bohème , 1848 ;
G. de Nerval, La Bohème galante , 1852). Le dandysme crée des types d’homme et d’artistes
façonnés sur la personnalité hors du commun de Georges Bryon Brummell (1778-1840). En
peu d’années, celui-ci prend les proportions d’une figure mythique : d’une part, il stupéfie ses
contempor
ains par son extravagance et sa suprême élégance vestimentaire, de l’autre, il prône
le dédain de la gloire et de l’argent, en affirmant ostensiblement la supériorité de l’art de
vivre. La fortune littéraire de Brummell se propage en France vers 1830. Balzac crée plusieurs
personnag
es de dandys (Rastignac, Lucien de Rubempré), tout en consacrant son Traité de la
vie élégante (1830) à l’analyse du phénomène ; de même Barbey d’Aurevilly ( Du Dandy sme
et de Georges Brummell , 1845) et Huysmans ( A Rebours , 1884) vont lui emboîter le pas. Il est
à retenir du dandy qu’il est un personnage qui cherche à faire de sa vie une sorte d’œuvre
artistique, dont les traits essentiels sont l’autosatisfaction, l’indifférence à l’égard des
problèmes soc
iaux, une vaste érudition et la manifestation d’une différence orgueilleuse à
l’égard des autres – les bourgeois en premier. On ne le dira jamais assez, le romantisme a
provoqué comme une fièvre des comportements et, la société entière, avec à sa tête les
écrivains eux-mêmes et surtout la jeunesse – leurs porte-voix et leurs porte-étendards – va être
comm
e sous l’hypnose d’un maître enchanteur. Le primat du moi105, première modalité
souveraine du sujet romantique, est célébré et recommandé par tous les auteurs romantiques,
comme dans cet article de journal où le philosophe Maine de Biran est convaincu que la
clairvoyance romantique habite en chacun des individus :
105 « Comme le dit Georges Gusdorf, « l’âge romantique […] est le temps de la première personne ». pour Jean-
Yves Tadié, le XIXe siècle tout entier parle à la première personne », de René au Culte du moi de Barrès.
L’identité romantique met en l’honneur le moi,… », Gérard Gengembre, Le Romantisme , Paris, Editions
Ellipses, 2008, p. 30.
87
C’est en nous-mêmes qu’il faut descendre, c’est dans l’intimité de la conscience qu’il faut
habiter, pour jouir de la vérité et atteindre à la réalité de toutes choses. Par l’acte seul de la
réflexion, par l’effort que fait l’homme qui s’arrache au monde extérieur pour s’étudier et se
connaître, il se dispose à recevoir et à saisir le vrai.106
On le voit, l’appel sonne comme une sensibilisation à une prise de conscience de ses
propres valeurs, des dispositions indispensables pour atteindre à une forme de félicité grâce à
cette opération « d’intériorisation », d’auto-réflexivité auscultatoire. En outre, le romantisme
– notion dynamique s’il en est- a revêtu d’innombrables significations. Quête de l’infini,
aspiration à un ailleurs en perpétuel déstabilisation, la posture romantique est inachèvement,
reconstruction et recherche de l’équilibre du moi. La création appelle et interroge par voie de
fait, toutes les occurrences et vertus de ce moi instable : être tout aussi bien projeté dans la
réali
té physique que dans l’ombre du rêve ou de la rêverie :
La
descente aux profondeurs de l’être, la confiance accordée aux révélations du songe, de la
folie, des vertiges et des extases, l’esprit du poète aux écoutes des dons du hasard, telles sont
les démarches qui apparentent les romantiques allemands à nos poètes actuels. Le héros
romantique nous apparaît comme un homme qui tente d’échapper aux données « objectives »
des sens et de la connaissance rationnelle, pour se livrer éperdument aux inspirations qui
surgissent des abîmes inconscients.107
Le personnage romantique tire donc ses attributs, sa dimension et son profil de toutes
ses caractéristiques reconnues au mouvement que l’on peut assimiler à une véritable
mythologie. Le héros romantique a cette particularité de refuser les limites, de toucher chaque
lecteur dans ce qu’il a de plus personnel ; la quête de l’amour est seule capable d’apaiser ses
souff
rances, mais conscient de son exigence et se connaissant versatile et inassouvissable, il
désire l’amour ardent, exalté jusqu’au mysticisme108. Leur prétendu amour du beau cache une
infirmité secrète. Ainsi, certains souffrent d’un désir de domination (Julien Sorel) qu’ils ne
satisfont pas parce qu’ils n’ont pas la force nécessaire ou d’autres sont souvent infidèles parce
qu’ils sont incapables d’aimer (Octave). Il reste entendu qu’au-delà ou à côté de tous ces
106 Maine de Biran, Journal, 25 novembre 1816. Cité par Gérard Gengembre , op. cit., p. 30.
107 Albert Béguin, « Les romantiques allemands et l’inconscient », Cahiers du Sud , mai-juin 1937. Cité par
Gérard Gengembre, op. cit., p. 33.
108 D’ailleurs la plupart des héros romantiques qui voulurent aimer en furent incapables : le sentiment chez eux,
tourne au platonisme le plus mince, devient une pure flamme intellectuelle ou se perd dans l’appétit grossier
(Frédéric-Madame Arnoux, Octave-Madame Pierson, ou Julien Madame de Rênal ; Julien-Mathilde de la Mole)
88
caractères, le héros romantique se caractérise par sa soif de liberté, son envie de n’être que
son propre arbitre, libéré des contraintes sociales et politiques.
Le
héros du roman d’apprentissage peut se concevoir comme une variante possible du
héros romantique. Celui-ci a les traits d’un homme jeune, voire un jeune homme
inexpérimenté, parfois naïf, confondant rêve et réalité, qui va se heurter, souvent
douloureusement aux dures réalités de la société dans laquelle il vit (Lucien de Rubempré
dans Illusions perdues ). Incompris et marginalisé, il se veut le chantre d’un changement en
profondeur de la société dont il rejette les valeurs. Cette société castratrice, réactionnaire et
codifiée qui n’offre à sa jeunesse aucun idéal de vie – comme le montre Musset dans le
passag
e de La Confession que nous avons cité – est cependant celle au sein de laquelle le
héros doit faire son apprentissage ; un apprentissage en tout point douloureux et malaisé. S’il
exist
e toutefois un réconfort, un adjuvant potentiel et /ou virtuel, pour le héros de jeunesse,
c’est
Napoléon Premier, qui était parvenu à faire souffler un idéal de liberté sur la vieille
Europe monarchique ou impériale et par qui la noblesse de titres, redevenue seule recevable
lors de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, avait été remplacée par la noblesse de
cœur, bien plus méritoire aux yeux de ces héros – la plupart d’origine roturière – à qui
Napoléon of
frait ou aurait offert – s’ils n’étaient nés trop tard – une chance de s’élever par
leur
seul mérite, dans la hiérarchie sociale. Sur ces bases (ces critères de distinction sociale),
le héros doit faire ses preuves. Au départ, il n’a rien, il n’est rien ! Il occupe le bas de l’échelle
sociale mais rêve de s’élever, afin d’atteindre les sommets. Il a pour atouts l’ambition,
l’audace et l’opportunisme qui lui feront profiter de la moindre des occasions de réussir
(Julien Sorel, Lucien Chardon) ; très vite, il se rendra compte que pour ce faire, les femmes
sont l’instrume
nt idéal ; le cynisme enfin, qui ne l’amène pas à être regardant sur les méthodes
à
employer pour parvenir à ses fins. Généralement de basse extraction sociale, le héros de
jeunesse a un itinéraire bien connu : celui de la province à Paris où se trouvent les clefs du
succè
s, les voies de sa réalisation. Son ambition est donc de « monter à Paris » : ce
microc
osme des expansions où peut seul éclore le rêve de réussite sociale. Une fois dans cet
univers vertigineux et dangereux pour tout nouveau venu, le héros réalise qu’il faut « un guide
ou mentor » pour l’initier aux secrets rouages de la capitale. A l’évidence, le héros
d’apprentissage est un « jeune loup » aux dents longues, à l’estomac et à la bourse vides
ce
rtes ; mais aux appétits aiguisés, capable de faire feu de tout bois et qui débarque à Paris
dans la quête de sa réalisation. Georges Duroy dans Bel Ami et Lucien Chardon dans Illusions
89
perdues, incarnent le profil de cette catégorie de héros ne disposant d’aucune ressource et
dont la présence à Paris est motivée par le souci de battre monnaie – seule destination où
portent, par
ailleurs, les rançons de la gloire.
2.1.1.3. Origines sociales et hérédité
Le romancier s’appuie sur les aventures individuelles, la société, le divertissement et la
relation qui unit l’homme aux choses, à la vie pour bâtir l’architecture de son histoire. Ce
faisant, il désire exercer nécessairement un attrait sur la conscience de son lecteur, à partir
d’un message précis, sous jacent ou à partir de plusieurs hypothèses possibles109 qu’il suscite,
comme nécessaire – par le truchement de la distanciation ou de tout autre technique narrative.
L’instan
ce qui porte l’action, l’actant ou personnage doit pouvoir figurer ces actions dans la
forme la meilleure, afin que celles-ci reflètent un pan de la réalité ou du possible. Or, le drame
social, pour qu’il intéresse le maximum de personnes, doit impliquer des acteurs au profil
sensible, en tant que représentant une catégorie sociale dont le lecteur se sent quelque part
solidaire.
Au XIXe siècle, la problématique majeure du roman est d’élaborer des hypothèses
d’intégration sociale d’une jeunesse désemparée par les nombreuses hésitations politiques
(ballotage entre différents régimes politiques), avec en prime, l’émergence toute fraîche de la
bourgeoisie qui érige les moyens de production (capital) – en plus de l’origine – comme un
critè
re supplémentaire d’accès à une vie décente. Lorsque les engourdissements et les
affectations diverses de l’âme embuée dans le vague des passions et la mélancolie d’un mal
du siècle qui n’en finit pas de persécuter les personnes sensibles cessent ou s’apaisent, les
écrivains, les jeunes, les lecteurs (consommateurs d’œuvres littéraires) et la société doivent
prendre leurs responsabilités consistant à s’assumer pleinement au sein de ce nouvel
environnement de vie. C’est donc le deuil dans l’âme ou dans le cœur, l’appel d’un ailleurs
(peu ou prou productif), les regrets d’un monde de rêve, de l’imagination et des phantasmes
afférents, que le nouvel appel retentit de satisfaire aux attentes d’une intégration sociale dans
des conditions plus complexes. Le romancier, faisant appel à l’histoire, à la société et aux
acteurs du présent, met en mouvement cette quête, devenue incontournable, de l’intégration
109 L’œuvre littéraire ne peut s’ouvrir à la perspective d’une lecture univoque. Le lecteur y découvre, en fonction
des outils dont il dispose, une pluralité de sens – quelquefois même – , échappant au projet secret de l’auteur.
90
sociale. Les masses sociales, le petit peuple : l’ouvrier, le pa ysan, le pauvre, le roturier, bref,
toutes les masses de basse extraction, sont plus que jamais cette cible privilégiée qui fait sens,
qui donne du limon : un limon fertilisant qui accroche par l’émotion, l’authenticité et les
justes
causes défendues. Ainsi – et cela rejoint notre champ d’étude choisi qui est le roman de
formation
– le héros est-il choisi au sein du peuple, souvent même et presque toujours, en
province
ignorant jusqu’aux codes de conduite de la nouvelle société incarnée par Paris où ses
rêves d’ascension sociale l’amènent tôt ou tard. Les héros du XIXe siècle prennent presque
tous leur départ des confins de la société. De souche paysanne pour la plupart, ouvrière pour
quelques-uns et roturière pour d’autres (Lucien Chardon est fils d’un apothicaire lugubre
décédé sans fortune), ils doivent s’élever et lutter contre les entraves qui commencent même
par leur environnement et leur nom de famille. Nombreux parmi eux sont de souche
paysanne : c’est le cas de Jacob ( Le Paysan parvenu , Marivaux), ou même de Julien Sorel
assimilé à un petit paysan (son père étant attaché au métier de bois). En tout état de cause, la
quasi-totalité des héros est issue de la province. Frédéric Moreau arrive de Nogent où se
trouve sa mère (seul parent en vie), pendant que Lucien Chardon est d’Angoulême et que
Julien Sorel débarque de Verrières. Quant à Georges Duroy, il est originaire de Castellan, près
de Rouen. Ces origines sont un indice de la situation économique des parents : Lucien
Char
don est l’émanation d’une famille plus que modeste et aux moyens de subsistance
presqu’inexistants ; à l’instar d’un Aristide Saccard ( La Curée, Zola, 1871) qui arrive à Paris
sans le moindre sou. Pris individuellement, tous les héros, mêmes ceux qui semblent aisés
(Frédéric Moreau), partent du handicap que constitue l’origine sociale, pour construire la
charpente de leurs ambitions. L’un attend la mort d’un parent, un droit de succession et
l’autre, la providence (Julien Sorel) pour s’arracher des entrailles pesantes de la pauvreté, de
la misère associée à cette vie de province et dans l’espoir de donner quelque relief à son
existence. Dans cette perspective, l’origine sociale s’apprécie comme un adjuvant moral dans
la quête initiatique du héros. Les déboires d’une vie difficile, sans espoir ; le maintien dans
une
existence cloisonnée pour cause de naissance et le peu de solution – à l’échelle collective
– qui semblent s’offrir à soi, sont, entre autres, les raisons qui propulsent le héros dans le
militantisme social et politique. Quand Lucien quitte Angoulême pou Paris, c’est dans la
perspective de devenir célèbre avec pour seule arme la poésie. Fréderic entend faire des
études de droit, gravir des échelons pour se retrouver un jour ministre pendant que Julien
91
Sorel s’arme d’ambitions pour défier les classes supérieures et surtout de la pauvreté et de sa
situation sociale.
Si quelquefois le héros souffre d’un problème d’hérédité qui le ronge (Aristide
Saccard, Maxime et Renée dans La Curée ) ou encore Julien Sorel, c’est véritablement Zola
qui construit toute sa fresque des Rougon-Macquart sous l’empire ou la double loi de
l’hérédité et de l’influence du milieu. Le romancier, ici (dans le roman expérimental)
développe une puissante loi génétique qui entraîne des tares sur de nombreuses générations,
devenant ainsi atavique, et les fait éclore au contact du milieu qui fonctionne comme un
catalyseur, une arme enzymatique dont l’emprise suscite et actualise la tare (vice) hébergée à
l’état
latent dans le corps du sujet-personnage. Les personnages ainsi construits, n’échappent
guère à cette loi fatale qui les enchaîne tôt ou tard dans le même comportement. Les Rougon-
Macquart ont un amour incompressible pour l’argent (l’or) qu’ils transmettent de génération
en génération. Quand Aristide arrive à Paris la première fois, il se met à l’esprit que pour
mieux traduire toute sa philosophie de la quête de l’or, il lui faut inventer un nom dont la
phonie rime avec les bruits de pièces d’argent. C’est ainsi qu’il associe le nom Saccard à son
prénom. Dans cet environnement clos du roman expérimental, les lois de la chair (l’amour)
déambulent d’une génération à une autre et sont également celles qui hantent le corps.
Maxime, fils de premier lit d’Aristide Saccard cocufie son père avec sa « mère » Renée dans
un rapport incestueux rendu fatal par l’influence d’une promiscuité intolérable entre les deux
individus ; laquelle promiscuité a prévalu dans Germinal où Etienne Lantier a fini par sortir
avec la Maheude devenue sa sœur de fait. Lorsque la chair se détracte, elle se soumet aux
injonctions de tous les esprits « affamés » et s’exhume dans l’infamie de la prostitution. Nana
(1880),
personnage éponyme, apparaît de ce point de vue comme l’un des modèles les plus
achevés qui prospère à Paris. L’origine assimilée aux tares ou à un défaut lié aux gènes se
révèle tôt ou tard sous l’influence du milieu pour ramener l’individu le plus correct aux appels
de l’or, de la chair et/ou de l’alcool (Coupeau), en accord avec les thèses de la fresque des
Rougon-Macquart telles que conçues par Zola.
92
2.2. Un siècle de remise en question
2.2.1. Un héritage pesant
Nous disons avec Gisèle Séginger que « le sens historique date d’hier. Et c’est peut-
être ce que le XIXe siècle a de meilleur ».110En effet, l’histoire est cette vaste étendue qui
enregistre la somme des activités humaines et dont le déroulement et les ressorts sont
immanents à toute destinée. Le littéraire, comme les autres artistes, y dépose son œuvre ;
l’homme poli
tique s’y positionne au service d’une quête de gestion de la société ; individus de
toute
s tendances et de toutes colorations subissent les empreintes de l’histoire qui finit par se
refermer sur tout destin. Michelet se fait témoin et est admiratif devant cette fatalité semblable
à une digue qui emporte l’humanité abandonnée au soin de sa fantaisie :
Rien
n’est plus beau à voir, que ce peuple avançant, sans loi, mais se donnant la main. Il
avance, il n’agit pas, il n’a pas besoin d’agir ; il avance, c’est assez : la simple vue de ce
mouvement immense fait tout reculer devant lui ; tout obstacle fuit, disparaît, toute résistance
s’efface. Qui songerait à tenir contre cette pacifique et formidable apparition d’un grand peuple
armé ?111
Ce qui est impressionnant dans cette relation entre l’homme et l’histoire, la sienne, est
cette pseudo confrontation dialectique que l’historien porte aux sillages du merveilleux ; et
qui pourtant conduit à un
e fatalité préjudiciable à l’individu porté à disparaître du sein de cette
« étendue ». Au surplus, le XIXe siècle s’inscrit dans ce mouvement général en héritant des
acquis du siècle précédent marqué par la prépondérance de la raison humaine dans les
sciences, arts et lettres, ainsi que de nombreux troubles socio-politiques. C’est ici que
commencent véritablement les agitations qui gagnent en amplification au XIXe siècle.
L’instabilité chronique du siècle vient, en effet, de l’héritage politique qui pèse lourdement
sur le fragile équilibre fraîchement imbibé de sang112 : sang versé aux fins de nourrir la paix et
110Gisèle Séginger, Flaubert une poétique de l’histoire , Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000,
p. 10.
111 Michelet, Histoire de la Révolution française , p. 403, cité par Gisèle Séginger, Ibid., p. 107.
112 «… L’attentat de Damiens contre le roi (1757) révèle l’imp opularité de la couronne. L’exécution de Calas
(1762), l’interdiction des jésuites et l’affaire des « parlements » […] achèvent de cristalliser la contestation. Le
ministre Choiseul, qui tente d’apaiser les esprits, est renvoyé en 1770, et les parlements sont supprimés l’année
suivante. […]. Louis XVI consent en 1789 à réunir les états généraux qui se transforment en Assemblée
constituante et obtiennent la capitulation du roi. Le 21 septembre 1792, dans une période de trouble, la
République est proclamée. La Révolution, animée de rêves généreux, sombre vite dans un désordre sanglant, la
93
la quiétude des individus, ainsi que la tranquillité de la société – principes érigés en règle d’or
dans
la marche de la vie communautaire. Ces faits, loin de perturber la foi en un devenir
meilleur, apparaissent aux yeux du peuple comme des actes de purification pour l’avènement
d’une société améliorée, projection de tous les rêves. Cependant que le pouvoir échoit aux
mains d’un aventurier talentueux, Napoléon Bonaparte, qui le prend par la force, au moyen du
coup d’Etat du 18 brumaire (1799). Cette virilité au service de la mère patrie vient après une
campagne victorieuse en Italie, annonciatrice de lendemains de glorieuses épopées qui
attendaient la France.
Si l’on déplore beaucoup de sang coulé pour la naissance de la République, une
instabilité politique et la poussée de l’indigence chez le plus grand nombre, le pouvoir, cette
fois-ci, vient de tomber dans des mains de fer d’un homme avec qui le rêve est permis.
Le corpus met en avant la toile de fond historique de l’intrigue qui est largement
marqué dans cet environnement par tous les espoirs mêlés de frayeur. Ainsi, René, à l’image
de Chateaubriand lui-même, est-il victime de dépaysement. Le projet romanesque est de
conduire sinon à la dénonciation d’un « père » castrateur, du moins, à l’irresponsabilité du
géniteur commun. René ne devient pas « la bible » de la jeunesse de cette époque seulement
parce
qu’il incarne la reproduction d’un certain affect généralisé chez cette tranche d’âge ;
mais a
ussi et surtout, à cause de ce qu’il est un acte de dénonciation d’un homicide généralisé
des individus par l’Etat. L’Etat devient anthropophage et crée les conditions de l’insularité et
donc d’une insécurité permanente. C’est un sentiment douloureux de répulsion paternelle
auquel Chateaubriand invite la jeunesse et que partage Jean-Claude Berchet :
Mais
Chateaubriand a beau situer sous la Régence une histoire écrite au lendemain de la
Terreur, il ne songe pas à faire un roman historique. Il subsiste au cœur du récit un non-dit que
tous les contemporains ont identifié. C’est bien entendu la Révolution qui est responsable du
malheur actuel : c’est elle qui exile, qui vide ou ferme les demeures ancestrales, qui impose
Terreur. Le roi est guillotiné en 1793… », Christiane Lauvergnat-Gagnière et al., op. cit., p. 154 ; à sa suite
d’importants hommes politiques comme Georges Danton, Hérault de Séchelles, Fabre d’Eglantine, Camille des
Moulins sont exécutés le 5avril 1794, http://www.histoire- en-ligne.com/spip.php?article=164 , du 6 novembre
2009.
Maximilien Robespierre, décrété hors la loi, est exécuté le 28 juillet 1794. Il fut amené en charrette sur la place
de la Révolution en compagnie de 21 de ses partisans, dont son frère et Saint-Just pour y être guillotiné. 71
personnes de plus seront exécutées le lendemain, essentiellement des membres de la Commune insurrectionnelle
de Paris, et 12 le surlendemain , http://fr.wikipedia.org/wiki/Ex%C3%A9cution_de_Maximilien_de_Robespierre ,
du 6 novembre 2009.
94
silence à la « cloche natale », qui bouleverse les cérémonies du culte avant de les interrompre,
qui atomise le corps social pour faire des métropoles modernes un véritable « désert » humain ;
c’est elle qui empêche René, comme Chateaubriand, de vivre leur jeunesse ; c’est elle qui les
persuade qu’ils sont venus au monde trop tard, pour être à jamais bannis de la société des
hommes. Incapable de découvrir de nouvelles racines, ou de se retremper dans une nouvelle
sève, le personnage de René se borne à murmurer la plainte des exilés de Babylone. Coupé de
son passé, il est aussi exclu du monde à venir, dans lequel le Tiers-Etat va désormais pouvoir
investir sa débordante énergie. Autour de lui règne une atmosphère de « fin de partie » […], le
chant des aristocraties défuntes.113
Dans La Confession d’un enfant du siècle , Musset se substitue à Chateaubriand et en
prolonge les idées. Sous un mode ironique à nul autre pareil, il campe avec un humour
caustique et une ironie tragique114 cette phase déferlante et hallucinatoire de l’histoire récente
qui voit s’éloigner le pouvoir de Napoléon avec des sentiments fort mitigés. Le peuple ahuri
et comme dépossédé de lui-même à travers ses moyens de réflexion est vite rattrapé par
l’histoire – départagé qu’il est entre nostalgie, regret et soulagement. Le règne de Napoléon
crée un tourbillon social jamais rêvé en France tout en se construisant à une vitesse qui
dépossède l’individu de toute faculté de réflexion. Il est passé tel un ouragan. Ruines,
cicatrices, deuils, espérances anéanties, destins brisés, familles disparues, sont quelques-uns
des souvenirs douloureusement exaltants qui émanent de cette ère de tumulte. L’intimité s’est
vidée au détriment des affaires pressantes de l’Etat, quand les vies devraient servir de
« cendre pour les hivernages à venir » – le mot est de Léopold Sédar Senghor.115
2.2.1.1. Le mythe napoléonien
Napoléon à lui seul constitue une légende au XIXe siècle, même de son vivant. Son
ombre plane sur la société et ses actions lui laissent des séquelles qui la traumatisent d’un
bout à l’autre du siècle. Musset naît en 1810, au moment où Napoléon est à cinq années de la
fin de son règne. Lorsqu’en 1836, il écrit La Confession d’un enfant du siècle , la France est
113 Jean-Claude Berchet, Introduction à René Les aventures du dernier Abencérage , Paris, Garnier-Flammarion,
1996, pp. 41-42.
114« Jamais il n’y eut tant de nuit sans sommeil que du temps de cet homme ; jamais on ne vit se pencher sur les
remparts des villes un tel peuple de mères désolées, jamais il n’y eut un tel silence autour de ceux qui parlaient
de mort. Et pourtant, jamais il n’y eut tant de joie, tant de vie, tant de fanfares guerrières dans tous les cœurs ;
jamais il n’y eut de soleils si purs que ceux qui séchèrent tout ce sang. », Musset, op. cit., pp. 26-27.
115 Léopold Sédar Senghor, “ Chaka“ in Ethiopiques , Paris, Présence Africaine, 1958.
95
sous le régime de la Restauration. L’œuvre, cependant, porte la marque indélébile de l’ère
napoléonienne dont la société et les individus subissent – à l’en croire – plus les effets de la
poli
tique et des actions qu’ils ne sentent le régime en cours. D’ailleurs, la portée universelle
qu’il entend donner à son œuvre se ressent de ce projet annoncé de traduire un malaise, une
indisposition causées chez les jeunes par la désorientation apportée par cet héritage devenu
encombrant parce qu’ayant ouvert la voie aux incertitudes les plus féroces de leur existence.
« L’immortel empereur »116est à la base de la tragédie d’un peuple chez qui il engendre
mutilations morales, terreur, fascination. Pour Musset,
Napoléon despote fut la dernière lueur de la lampe du despotisme ; il détruisit et parodia les rois,
comme Voltaire les livres saints. Et après lui, c’était la pierre de Saint-Hélène qui venait de tomber sur
l’ancien monde .117
L’artifice littéraire tente de mêler au drame du peuple une dimension ironique certes,
cependant il s’agit bien d’ironie tragique118 portant la détresse du peuple étouffé par
l’hypocrisie et anéanti par la peur, partagé qu’il était entre la soumission, l’exaltation,
résult
ant de l’émerveillement, et le désistement – à une fatalité sans merci.
C’
était l’air de ce ciel sans tache, où brillait tant de gloire, où resplendissait tant d’acier, que les
enfants respiraient alors. Ils savaient bien qu’ils étaient destinés aux hécatombes ; mais ils
croyaient Murat invulnérable, et on avait vu passer l’empereur sur un pont où sifflaient tant de
balles, qu’on ne savait s’il pouvait mourir. Et quand même on aurait dû mourir, qu’est-ce cela ?
La mort était si belle alors, si grande, si magnifique dans sa pourpre fumante !119
Bien au-delà de ces aspects tragiques du règne, c’est l’immense influence créée par
cette légende humaine sur le siècle, qui constitue la véritable mythologie napoléonienne. Cette
grande fascination s’étend à toutes les activités, tant le domaine de l’art que de la politique,
comme en témoigne ici, Gérard Gengembre :
Référ
ence, modèle, fantôme, personnage, mythe, Napoléon offre l’exemple idéal d’un destin
épique marqué par une ascension et une catastrophe saisissante, d’un trajet historique hors du
116 Musset, op. cit., p. 27.
117 Ibid., p. 33.
118 Ibid., p. 27.
119 Ibid., p. 27.
96
commun et de l’énergie, ce thème capital de la pensée romantique. Après Waterloo, contre une
légende noire forgée pour des raisons opposées par les milieux libéraux et royalistes, la légende
dorée se construit, née chez les victimes de l’ordre restauré et chez les nostalgiques.120
En sa mémoire, il est créé des chansons mêlant gloire et épopée121 dont l’objectif est
de pérenniser l’œuvre du roi qui aura fait trembler toute l’Europe, le Saint-siège122 y compris.
Ce mythe va s’amplifiant et épouse les contours d’hagiographies militaires avec Beauvais,
Parisot et Thiébault qui écrivent en 1817 Victoires et conquêtes des Français, puis par Las
Cases, qui sous la dictée d’un Napoléon soucieux de donner une perception glorieuse de ses
années de guerre, écrit le Mémorial de Saint-Hélène : véritable hymne qui « offre à la
jeunesse rom
antique l’image d’un Prométhée continuateur de la Révolution, dévoué à la juste
cause du bonheur des peuples et haï des rois»123. Il n’en fallait pas plus pour que la littérature
s’y mêle de bon cœur. Balzac, écrit Le Médecin de campagne (1832) dans lequel il lui
consacre un chapitre dénommé « Le Napoléon du peuple », Nerval imprègne sa poésie
d’images élogieuses de l’Empereur. Dumas connaît un énorme succès au théâtre avec sa pièce
Napoléon Bonaparte ou trente ans de l’histoire de France (1831), quand Hugo confère à
l’aventure de l’Empereur une dimension à la fois épique et de portée hautement politique, à
travers Les Orientales et L’Ode à la colonne (1830).
Qu’il suffise d’évoquer l’énorme séduction de l’Empereur sur le philosophe Hegel qui
consacre des pans entiers de son cours de philosophie de l’histoire124 à cet homme – qui aura
soumis
la quasi-totalité de l’Europe pour mesurer l’influence internationale de ce mythe sur le
monde des idées. Pour lui, Napoléon était « le grand homme », synonyme d’énergie et
d’actions qui donnent à l’histoire toute sa signifiance et sa portée. Faisant écho à cette
120 Gérard Gengembre, Le Romantisme , op. cit., p. 23.
121 « Dès 1818 (Le Champ d’asyle) les chansons de Béranger (Le Vieux Drapeau, le vieux sergent, Les souvenirs
du peuple : « On parlera de sa gloire / Sous la chaumière bien longtemps. / L’humble toit dans cinquante ans /
Ne connaîtra plus d’autres histoires ») enchantent le peuple et donnent au culte ses hymnes. », ibid., p. 23.
122 « Comme à l’approche d’une temp ête il passe dans les forêts un vent terrible qui fait frissonner tous les
arbres, à quoi succède un profond silence, ainsi Napoléon avait tout ébranlé en passant sur le monde ; les rois
avaient senti vaciller leur couronne, et, portant leur main à leur tête, ils n’y avaient trouvé que leurs cheveux
hérissés de terreur. Le pape avait fait trois cents lieux pour le bénir au nom de Dieu et lui poser son diadème ;
mais il le lui avait pris des mains. Ainsi tout avait tremblé dans cette forêt lugubre des [puissances] de la vieille
Europe ; puis le silence avait succédé.», Musset, op. cit., p. 32.
123 Gérard Gengembre, op. cit., p. 23.
124 « Dans son cours de 1830, sur la philos ophie de l’histoire universelle, Hegel analyse ainsi le grand homme
dans le devenir historique : […] l’Esprit en marche vers une nouvelle forme est l’âme interne de tous les
individus ; il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes porteront à la conscience. […]. Ces grands
hommes semblent obéir uniquement à leur passion, à leur caprice. Mais ce qu’ils veulent est universel », La
Raison dans l’histoire , trad. K. Papaioannou, UGE, 10/18, 1965, pp. 123-125, cité par Gisèle Séginger, op. cit.,
p. 77.
97
boulimie du siècle en faveur de l’Empereur français, Tolstoï dans Guerre et Paix (1865-
1869), réinvente ce mythe de l’inaccessibilité de l’homme-mirage – qu’est Napoléon conçu
dans une
perception métaphysique et présenté à son héros André. Vision que partage, à peu de
chose près, Stendhal dans La Chartreuse de Parme (1839) où Fabrice, faisant preuve d’un
héroïsme décalé, ne peut assumer sa prétendue ferme volonté de rencontrer et de parler à
l’Empereur.
Ainsi, durant les guerres de la Révolution et de l’Empire – de 1789 à 1815 – se
développent
le goût de l’action, le culte de l’énergie, la foi dans les aventures épiques. La
France pensait apporter à l’Europe un idéal de liberté et d’égalité. C’était une époque où les
qualités personnelles, le mérite et non plus le sang, les droits de naissance pouvaient conduire
aux plus hautes destinées : le père d’Alexandre Dumas, un mulâtre, fils d’une esclave de
Saint-Domingue, devint Général, comme le père de Victor Hugo, fils d’un menuisier. Ce
beau rêve d’ascension sociale liée au mérite est celui que Balzac et Stendhal communiquent à
leur héros respectif que sont Julien Sorel – sosie spirituel de Napoléon Bonaparte ? – et
Lucien Chardon résolument convaincu de la possibilité de triompher par l’arme déterminante
du mérite.
Cependant Waterloo met fin à ce rêve de construction d’une société meilleure, fondé e
sur les ruines de l’ancienne et le mérite, mythe longtemps incarné par Napoléon.
2.2.1.2. L’émergence de la bourgeoisie
La bourgeoisie est une catégorie sociale et un titre associé d'abord à la ville puis aux
commerçants et artisans. Ce terme est dérivé de « bourgeois » (l'habitant du bourg) et attesté
dès 1538 avec le sens d'« ensemble des habitants du bourg ». Il était apparu auparavant en
1007 sous la forme « bourgesie », correspondant au latin burgensia , au sens juridique de
citoyen ayant le droit d e cité, à l'opposé du simple « habitant », sens qui est resté vivant en
Suisse
(Robert, Dictionnaire historique de la langue française ). L'archétype de la bourgeoisie
médiévale était le propriétaire de moulin qui devint assez important dans l'économie locale
pour s'opposer au seigneur.
Au cours
des siècles suivants, le terme s'utilisa plutôt pour désigner les premiers
banquiers et les gens dont les activités se développaient dans le commerce et la finance. On a
même accusé la bourgeoisie d’avoir été à l'origine de la Révolution française. En effet, les
98
bourgeois voulaient une révolution politique, afin que leur classe trouve sa place dans la
société d'ordre ; de par sa naissance un bourgeois appartenait au tiers état, mais de par son
train de
vie, voire sa fortune, il se rapprochait de la noblesse un grand nombre de familles
appartenant à la noblesse de robe étaient d'ailleurs issues de la bourgeoisie, car elles avaient
les moyens d'acheter une charge anoblissante. Pouvait-il en être autrement quand on sait la
dimension historique de l’énergie que Napoléon vient de communiquer fraîchement à la
conscience du peuple ? La société épouse alors les contours d’une lut te profonde et sournoise
dans une perspective de triomphe de classe. Les personnages des intrigues romanesques
campent à souhait ces divisions mêlées de querelles au sein d’espaces non moins marqués par
les stigmates de ces conflits. Balzac présente Angoulême sous les traits de cet antagonisme
physique qui résulte des pesanteurs de ce drame qui sévit à l’échelle de toute la société
française de province.
Le faubourg de l’Houmeau devint donc une ville industrieuse et riche, une seconde Angoulême
que jalousa la ville haute où restèrent le Gouvernement, l’Evêché, la justice, l’aristocratie.
Ainsi, l’Houmeau, malgré son active et croissante puissance, ne fut qu’une annexe
d’Angoulême. En haut la Noblesse et le Pouvoir, en bas le commerce et l’Argent ; deux zones
sociales constamment ennemis en tout lieu ; aussi est-il difficile de deviner qui des deux villes
hait le plus sa rivale. La Restauration avait depuis neuf ans aggravé cet état de choses assez
calme sous l’Empire. La plupart des maisons du haut Angoulême sont habitées ou par des
familles nobles ou par d’antiques familles bourgeoises qui vivent de leurs revenus, et
composent une sorte de nation autochtone dans laquelle les étrangers ne sont jamais reçus.125
Dans la présentation des deux sociétés au sein desquelles se lit toute la philosophie qui
fonde la subdivision des classes, elle-même nourrie par le ferment de préjugés liberticides, se
trouvent exposés jeux d’ambitions, ridicule de la condition humaine, vanité et porosité des
prétentions de classe. Ce qui est valable en province l’est tout aussi à Paris, si ce n’est à un
niveau plus renforcé et donc davantage dégradant.
Le siècle et les individus subissent le poids du réel, un réel avilissant pour les uns et
valorisant pour les autres. Ce qui ne manque pas de susciter des ambitions, comme celles que
présentent Flaubert avec le Comte Dambreuse, devenu M. Dambreuse et Stendhal, à travers la
bourgeoisie de Verrières conduite par M. Valenod. L’importance relative accordée par les
auteurs à cette classe montante est, sans nul doute, l’esquisse d’une voie possible pour le petit
125 Balzac, op. cit., p. 86.
99
peuple de se réaliser. La famille Séchard et les Cointet dans Illusions perdues , le vieux Sorel
ou Fouqué avec Le Rouge et le Noir ou encore M. Dambreuse, au niveau de L’Education
sentimentale , sont un échantillon de ce fleuron de la bourgeoisie dont le profil fait plus envie
que pitié, sous la plume des romanciers.
En définitive, pendant le Second Empire, la bourgeoisie joue un rôle majeur dans la
Révolution industrielle ; elle s'y enrichit et prend du pouvoir au détriment de la noblesse,
déca
dente, depuis la Restauration (1830). Le Portrait de monsieur Bertin126 par Ingres, illustre
bien cette bourgeoisie montante, solide, sûre d'elle-même ; même si elle n’ a pas encore acquis
toutes les finesses qu’exige sa nouvelle condition. Il est vrai que les fortunes ne sont pas les
mêmes, comme celles du marquis-héros ruiné dans La Peau de chagrin (1831) de Balzac. Des
bourgeois tels que des banquiers ou des notaires s'enrichissent et éclipsent la noblesse ; titres
et honneurs ne
comptent plus.
2.2.1.3. Politique et société
On n’insistera jamais assez sur le lourd héritage politique que le XVIIIe siècle laisse à
la postérité. Cet héritage comporte, à n’en point douter, une énorme charge sociale dont les
manifestations se ressentent des stratifications actuelles au sein des classes. Dans l’ensemble,
le XIXe siècle apparaît en France comme un siècle d’agitation terrible qui ouvre la voie à de
nombreux changements d’ordre politique, économique, social et culturel. Le siècle est
parsemé de révolutions politiques (1815, 1830, 1848, 1871) qui mettent fin aux régimes
impériaux – Napoléon Ier, Na poléon III ; et monarchique, trois rois entre les deux Empires –
pour dé
boucher sur un régime républicain à la fin du siècle (1871). Le siècle connaît la
montée fulgurante de la bourgeoisie pendant qu’il consacre la misère des masses ouvrière et
paysanne.
Le siècle s’ouvre sur le coup d’Etat du 18 brumaire, an VIII (Novembre-décembre
1799), qui amène Napoléon Bonaparte au pouvoir. La Constitution du 22 frimaire an VIII
organise le pouvoir personnel de Bonaparte en accordant au premier Consul un rôle
prépondérant en matière législative. Proclamé consul à vie (1802), puis empereur (1804),
126 Le Portrait de monsieur Bertin est un tableau peint par Jean-Auguste-Dominique en 1832 et qui représente
Louis-François Bertin, directeur du Journal des Débats . Il est conservé au musée du Louvre. Ingres réalise avec
ce tableau l'archétype du portrait bourgeois qui influencera des peintres académiques comme Léon Bonnat, mais
aussi des peintres modernes comme Edgar Degas et Pablo Picasso. C'est une de ses œuvres les plus célèbres ,
http://fr.wikipedia.org/wiki/Portrait_de_monsieur_Bertin , du 7 novembre 2009.
100
Bonaparte gouverne alors en véritable despote et instaure un régime de pouvoir absolu qui
interdit le droit de grève et le droit syndical aux ouvriers. Au niveau international, même si la
victoire de Trafalgar (21 octobre 1805) fait de l’Angleterre la maîtresse des mers, Napoléon
remporte des victoires en battant successivement l’Autriche (1805), la Prusse (1806), la
Russie (1807), de nouveau l’Autriche (1809), et plus tard l’Espagne. Cette chevauchée est
brutalement
freinée à partir de 1812 (coup mortel de la Russie à l’Empire), puis à la défaite de
Waterloo (1815) suivie de la déportation de Napoléon à Saint-Hélène en Juin 1815. Sous
l’Empire, le Code civil est créé qui permet d’asseoir définitivement les conquêtes sociales de
la Révolution. L’activité économique est favorisée par la fondation de la Banque de France, la
création du franc germinal et le creusement du canal de Saint-Quentin. En 1808, Napoléon
organise l’université ; tels sont, entre autres, les plus importants acquis de l’Empire.
Arrivent alors au pouvoir, les Bourbons installés sur le trône par les alliés127 en 1814.
Louis XVIII, frère de Louis XVI et comte de province devient roi jus qu’en 1824, date de sa
mort, avant que le trône ne revienne, à son frère, le comte d’Artois qui prend le nom de
Charles X et qui règne jusqu’en 1830.
Notre corpus couvre cette période et même se place en deçà et au-delà de celle-ci. Par
l’intrigue romanesque, en effet, les auteurs tentent de donner un aperçu général de ces années
telles qu’elles ont été ressenties et vécues par la société d’une part ; d’autre part, ils évoquent
les a
ttentes, rêves et espoirs déçus, avec à la clé tout un cortège d’hypothèses – tels qu’en
donnent
les caractéristiques de l’esthétique romanesque. Balzac situe son histoire autour de
1820 et la commence ainsi : « En 1821, dans les premiers jours du mois de mai, David et
Luc
ien étaient près du vitrage de la cour au moment où vers deux heures, leurs quatre ou cinq
ouvriers quittèrent l’atelier pour aller dîner. »128 Par ailleurs, Stendhal commence la sienne
autour de 1830. Entre le début de l’intrigue et la venue de Julien Sorel à Paris, il se passe
environ deux années. A peu près une année plus tard, lorsqu’il assiste à la réunion secrète à
laquelle il est admis par les soins du Marquis de la Mole, Stendhal confie par la voix du
cardinal ce qui suit:
127 Après la catastr ophique campagne de Russie de 1812, l’Empire s’écroule. Cette défaite de Napoléon face à la
Russie amène certains alliés de l’Empire à changer de camps, comme les Prussiens. En 1813, les Autrichiens se
soulèvent également, malgré le mariage de Marie-Louise, et l’on enregistre la naissance de la dernière grande
coalition constituée des Anglais, Russes, Prussiens, Autrichiens : on appellera cette coalition, les « Alliés ». A la
fin du mois de mars 1814, les Alliés s’emparent de Paris, et au début du mois d’avril, après l’abdication de
Napoléon, un gouvernement provisoire se forme.
128 Balzac, op. cit., p. 80.
101
Oui, Monsieur, Rome ! reprit le cardinal avec fierté. Quelles que soient les plaisanteries plus ou
moins ingénieuses qui furent à la mode quand vous étiez jeune, je dirai hautement, en 1830,
que le clergé, guidé par Rome, parle seul au petit peuple.129
En dehors donc de René, que la fiction romanesque situe avant 1800, Illusions
perdues, Le Rouge et le Noir , La Confession d’un enfant du siècle ainsi que L’Education
sentimentale se focalisent essentiellement sur la période de la Restauration. Séquence
relativement calme de l’histoire au point de vue des joutes politiques, elle n’est pour autant
pas dépourvue d’activités. La fulgurante montée de la bourgeoisie, le rôle capital de la
religion catholique et donc du pape et de ses représentants,130 réaffirmés dans ces deux textes,
donnent un aperçu des activités qui agitent les individus et qui perturbent l’ordre ancien. C’est
également l’occasion de faire remarquer que cette réunion à laquelle participe Julien est
insurrectionnelle, donc traduit le ferment de mécontentement qui aboutit sans surprise à
l’insurrection de 1830. Sans faire le lit de cette fronde, les romanciers tentent de lui trouver
une justification, du reste au regard de l’histoire. En réalité, s’il existe de nombreuses causes
qui la légitiment, aux plans politique et social, apparaissent ces explications. Le 25 juillet
1830, Charles X publie quatre ordonnances dont deux suffisent à le détrôner : l’une suspend la
liberté
de presse, l’autre accorde le droit de vote aux seuls propriétaires fonciers – ce qui
élimine de la vie politique la haute bourgeoisie de l’industrie, de la banque et du commerce.
Aussi, la bourgeoisie se joint-elle au peuple de Paris qui avait pris l’initiative de la résistance
armée au régime. Au terme de trois jours de résistance et de combat (les 27, 28, 29 juillet), les
trois glorieuses, Charles X quitte le pouvoir pour se réfugier en Angleterre, puis en Autriche.
Voici comment le regard de Balzac reproduit dans le prisme littéraire une vision
sociologique ou anthropologique de la fatale survenue de cette rixe.
Il est facile de concevoir combien l’esprit de caste influe sur les sentiments qui divisent
Angoulême et l’Houmeau. Le commerce est riche, la Noblesse est généralement pauvre. L’une
se venge de l’autre par un mépris égal des deux côtés. La bourgeoisie d’Angoulême épouse
cette querelle. Le marchand de la haute ville dit d’un négociant du faubourg, avec un accent
indéfinissable : « C’est un homme de l’Houmeau ! » En dessinant la position de la noblesse en
France et lui donnant des espérances qui ne pouvaient se réaliser sans un bouleversement
général, la Restauration étendit la distance morale qui séparait, encore plus fortement que la
129 Stendhal, op. cit., p. 426.
130 En 1820, l e roi prend une loi qui confie le contrôle de l’université au clergé et les professeurs libéraux furent
suspendus. Cette union du trône et de l’autel vit la collaboration étroite du gouvernement et du clergé.
102
distance locale, Angoulême de l’Houmeau. La société noble, unie alors au gouvernement,
devint là plus exclusive qu’en tout autre lieu de la France. L’habitant de l’Houmeau
ressemblait assez à un paria. De là procédaient ces haines sourdes et profondes qui donnèrent
une effroyable unanimité à l’insurrection de 1830, et détruisirent les éléments d’un durable Etat
social en France. La morgue de la noblesse de cour désaffectionnait la bourgeoisie en en
froissant toutes les vanités.131
Vision allégorique, prémonition et essence pernicieuse d’un antagonisme rampant qui
gangrène le tissu socio-politique de l’Empire, de la province à l’échelle générale, c’est ce que
Balzac nous révèle dans ce passage. Les héros du corpus semblent échapper à ces tumultes
quoiqu’acteurs de premier plan. Témoins passifs pour la plupart, Frédéric en premier lieu, ils
subissent a
u demeurant, le contre coup malfaisant de ces désordres.
A côté de ce ferment social, se développe toute une activité intellectuelle et politique
dont l’évolution croisée contrevient fatalement à l’ordre. En effet, au début de l’année 1830,
le climat en France est électrique. L’opposition est chauffée à blanc par les maladresses du
pouvoir. L’Hiver 1829-1830 a été particulièrement rigoureux, les autres saisons plutôt
pluvieuses, s’ajoutant aux médiocres récoltes des années 1827 et 1828 et qui voient de
maigres récoltes à côté de prix élevés et du report du pouvoir d’achat sur le pain. L’économie
en France est morose ; ce qui provoque des errements de bandes miséreuses dans les
campa
gnes. En outre, des incendies d’origine inconnue, dont libéraux et ultras se rejettent
mutuellement la responsabilité, plongent la Normandie dans la peur. Sur le plan de
l’animation de la vie intellectuelle, Adolphe Thiers, Armand Carrel, François Auguste Mignet
et Auguste Sautel et, fondent un nouveau quotidien d’opposition, Le National dont le premier
numéro paraît le 3 janvier 1830. Le journal milite pour une monarchie parlementaire, et
évoque ouvertement « la Glorieuse Révolution » a nglaise de 1688, à l’issue de laquelle le roi
Jacques II, incapable de comprendre les aspirations de son peuple, a été remplacée par sa fille
Marie et l’époux de celle-ci, Guillaume d’Orange. D’autres journaux comme Le Globe et Le
Temps relaient ces attaques, de plus en plus ouvertes, contre le roi et le gouvernement, tandis
que Le Constitutionnel et Le Journal des débats défendent eux-aussi, mais avec plus de
mesure, les idées libérales. Voici dans quelles conditions, Charles X (1824-1830) voulant
rétablir la monarchie absolue de droit divin, dissout l’Assemblée Nationale en 1830 et
provoque une révolution (27-28-29 juillet) au cours de laquelle, artisans, étudiants, paysans,
131 Balzac, op. cit., p. 87.
103
bourgeois font front commun pour le destituer. L’Assemblée Nationale choisit Louis-Philippe
Ier – le dernier des Bourbon (le Duc d’Orléans) comme roi des Français ; le suffrage reste
censitaire, donc favorable aux riches ; le peuple et les Républicains restent dès lors furieux.
Sous le règne de ce dernier, on rétablit le drapeau tricolore et le cens fut remanié – à
la fin
de son régime on dénombrait deux cent quarante mille électeurs contre seulement cent
mille sous Charles X, de 1830 à 1848. Cependant, cette période connut ses moments de
trouble avec plusieurs insurrections républicaines de la petite bourgeoisie et des ouvriers (juin
1832, avril 1834 à Paris et à Lyon), qui menacèrent la monarchie de juillet. A partir de 1847,
les opposants réclamèrent une reforme électorale (abaissement du cens et suffrage universel).
Devant l’obstination du premier ministre Guizot et du roi à refuser la réforme, la révolution
éclate en février 1848. Le 24 février 1848, le peuple de Paris s’insurge et chasse Lou is-
Philippe Ier. Flaubert promenant son héros solitaire et transparent dans les rues de Paris à ce
moment précis, porte sur cette phase transitoire de l’histoire française – véritable épopée du
peuple – ce regard plein d’ironie, quoique peinte de façon fort somptueuse :
La
veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du
boulevard des Capucines avait changé les dispositions du peuple ; et pendant qu’aux tuileries
les aides de camp se succédaient, et que Molé, en train de faire un cabinet nouveau, ne revenait
pas, et que monsieur Thiers tâchait d’en composer un autre, et que le roi chicanait, hésitait, puis
donnait à Bugeaud le commandement général pour l’empêcher de s’en servir, l’insurrection,
comme dirigée par un seul bras, s’organisait formidablement. Des hommes d’une éloquence
frénétique haranguaient la foule au coin des rues ; d’autres dans les églises sonnaient le tocsin à
pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des cartouches ; les arbres des boulevards, les
vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs à gaz, tout fut arraché, renversé ; Paris, le matin,
était couvert de barricades. La résistance ne dura pas ; partout la garde nationale s’interposait ;
– si bien qu’à huit heures, le peuple, de bon gré ou de force, possédait cinq casernes, presque
toutes les mairies, les points stratégiques les plus sûrs. D’elle-même, sans secousses, la
monarchie se fondait dans une dissolution rapide, et on attaquait maintenant la poste du
Château d’Eau, pour délivrer cinquante prisonniers qui n’y étaient pas.132
Plus que le déroulement d’une insurrection réussie, c’est l’harmonie, la cohérence des
actions et leur succession qui impressionnent à première vue. Flaubert en donne une
organisation d’orfèvre, une structuration rigoureuse digne d’un ordre supérieur. L’illusion
132 Flaubert, op. cit., p. 355.
104
romanesque couve l’arrière plan d’une organisation méticuleuse, d’un profond consensus au
sein du peuple qui ne fait que dérouler un programme contre lequel le désordre ou les
précautions tardives du pouvoir sont inefficaces. Ces scènes sublimes, par leur caractère
épique, qui traduisent la force émanant de la détermination du peuple, restituent une vision
idéologique du romancier. Contre l’histoire et les hommes qui en sont les meneurs les –
politiques -, la volonté du peuple reste déterminante et insurclassable. Qu’on ne s’y trompe
pas ! Cela n’est pas une caution à quelque merveilleux présage pour le devenir du peuple chez
le romancier pour qui l’histoire se renouvelle dans une constante immuable : d’où cette
permanence du mouvement qui donne l’essence de la circularité de son récit construit autour
de personnages manquant de consistance, de volonté ou d’énergie – à l’instar de Frédéric ou
Cha
rles Bovary. Il s’en ouvre ici dans une lettre à Mademoiselle de Chantepie en date du 18
mai 1857 : « Le meilleur, pour moi, c’est celui qui agonise, parce qu’il va faire place à un
autre
»133. Cette conviction du doute quant à l’avènement d’un ordre meilleur avec le politique
et donc de l’histoire, caractérise l’homme de lettre toute sa vie durant.134
Les journées révolutionnaires de février et de Juin 1848, dont Frédéric et ses amis sont
témoins passifs ou acteurs135, aboutissent à l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte comme
Président de la République le 10 décembre 1848. Pour parvenir à ce poste, il est aidé par la
grande bourgeoisie, les ouvriers et les paysans, tous acquis à sa cause et comptant sur sa
capacité à endiguer la rageuse montée du socialisme qui a commencé à irradier toute la
société. Cependant, la promesse de rétablir les droits d’usage136 non tenue par le nouveau
Président, entraîne le succès des socialistes aux consultations législatives ; situation redoutée
par la
bourgeoisie et par Napoléon lui-même, qui, de peur de perdre le pouvoir aux
consultations présidentielles de 1852, a recours au coup d’Etat le 2 décembre 1851. Par ce
coup d’Etat, l’Assemblée législative est dissoute et l’on rédige une nouvelle constitution le 20
décembre, suite à un plébiscite du nouveau Président. Cette constitution est imitée de celle de
l’an VIII et établit un régime dictatorial contre lequel le peuple s’insurge aussitôt. Face à cette
résistance du peuple, le pouvoir oppose une répression sanglante qui voit des milliers de
personnes fusillées sans jugement, arrêtées ou déportées. Un an après le coup d’Etat, l’Empire
133 Flaubert, Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 18/5/57.
134 « Je crois comme vous, que la République bourgeoise peut s’établir. Son manque d’élévation, est peut-être
une garantie de solidité ? C’est la première fois que nous vivons sous un gouvernement qui n’a pas de principes.
L’ère du positivisme en politique va peut- être commencer ? », Flaubert, Lettre à G. Sand, 25/7/71.
135 Avantages fiscaux d’une importance de premier ordre au peuple dont le pouvoir d’achat s’est
considérablement dégradé.
136 Flaubert, op. cit., pp. 352-363.
105
est rétabli à la suite d’un nouveau plébiscite ; Louis Napoléon devient empereur sous le nom
de
Napoléon III. A partir de cette date, la France connaît un régime de dictature politique
jusqu’en 1860, et se transforme lentement à partir de cette date en Empire libéral – possible
gr
âce aux oppositions républicaine et ouvrière et aux divergences apparues chez les partisans
de l’Empire eux-mêmes. Le clergé s’indigne de la politique italienne de l’empereur, certains
industriels lui reprochent la conclusion d’un traité de libre-échange avec l’Angleterre. A partir
de ce moment-là, Napoléon fait des concessions et accorde le droit de grève aux ouvriers
(1864, il tolère les syndicats (1868), rend aux députés l’initiative des lois (1869). Cependant,
l’opposition connaît un constant progrès avec en prime les idées du socialisme révolutionnaire
qui se répand de plus en plus chez les ouvriers et qui provoque l’ébullition du front social
en1869 et en 1870. La troupe tire alors sur des mineurs en grève et tue plusieurs d’entre eux ;
les tenta
tives de l’empereur de fortifier son régime restent vaines et le 8 mai 1870, soixante
quinze mille Français contre quinze mille approuvent les réformes libérales initiées depuis
1860. Quatre mois plus tard, Napoléon III est fait prisonnier à Sedan et le 4 septembre 1870,
la troisième République est proclamée.
2.2.1.4. L’histoire et la pensée du XIXe siècle au regard du
corpus
Cela est un truisme de revenir sur le rapport objectif que les auteurs entretiennent avec
l’histoire dans la rédaction de leurs livres. On l’a montré avec Chateaubriand, Stendhal,
Balzac, Musset ou Flaubert. Chacun d’entre eux, par rapport à son expérience, à sa sensibilité,
à son génie et à son analyse, donne l’orientation qu’il estime idéale à son œuvre. L’histoire
connaît au XIXe siècle, ce regain d’importance, à nulle autre pareille, comme le confirme
Gisèle Séginger :
Le XI
Xe siècle est le siècle de l’histoire, non parce qu’il invente le récit des événements
historiques et l’étude du passé. […]. Mais parce que l’histoire prend, au XIXe siècle, une place
importante dans l’organisation des connaissances et des savoirs.137
Si tous les autres auteurs écrivent leur roman avant ou pendant la Restauration,
Flaubert quant à lui, écrit L’Education sentimentale en 1869, c'est-à-dire à trois décennies de
137 Gisèle Séginger, Flaubert une poétique de l’histoire , Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000,
p. 8.
106
la fin du siècle. Il est donc placé dans une position idéale pour porter une double réflexion
diachronique et synchronique sur le siècle finissant qui a, par ailleurs, connu l’essentiel de ses
révolutions.
Pour des historiens émérites comme Michelet, Quinet, Augustin Thierry – considérés
comme historiens de masse l’histoire conduit à une marche cohérente vers l’accomplissement
de la destinée humaine. En sa qualité d’écrivain romantique, Flaubert s’oppose à ce sacerdoce
qu’il assimile à un dogme effarant. L’illusion romanesque de L’Education sentimentale part
de 1815 à 1851 et campe les certitudes flaubertiennes quant à la marche de l’histoire et de la
politique. Il avait déjà prévenu – et nous l’avons mentionné plus haut – son but est de faire un
roman sur
rien ; en conformité avec son analyse d’un siècle parsemé de creux, fait
d’inconsta
nces dans lequel aucune activité humaine ne conduit à la grandeur. Pour lui en
effet, « De 1815, à 1851, les débats, les changements de majorité, les révolutions ont fait de
ces années une période de transition entre Ancien Régime du politique, où la politique au sens
moderne n’existait pas, et un nouveau régime dont l’avènement tarde trop ».138 – à l’instar
d’un Musset dénonçant l’écartèlement d’une jeunesse marquée par l’indétermination, déjà au
début de La Confession d’un enfant du siècle . Cela est une vérité universelle, le romancier
prend rarement la plume pour rendre compte de l’harmonie de la société et de son
fonctionnement. L’un des buts de l’œuvre d’art a toujours été, de fait, de dénoncer l’écart et
les travers qui existent entre une réalité et les attentes qui lui sont associées. Et personne
mieux que les écrivains du XIXe siècle, n’a mis de façon aussi forte, en lumière cette
déception liée à l’optimisme d’un peuple en soif de changements. La religion, Dieu, la
société, les hommes et les régimes politiques, l’histoire, tous ont manqué au rendez-vous du
bonheur humain dont les perceptions étaient cependant grandes au lendemain de la
Révolution de 1789 ; et même après l’avènement de la deuxième République. Flaubert est
consta
nt pour revenir sur le fait que l’histoire consacre l’anéantissement de l’aspiration
légitime de l’individu au bien-être. En effet, pour lui le but commun recherché par ou attribué
à la religion et au socialisme, annihile tout effort de liberté et contrevient de façon pernicieuse
et radicale à l’optimisme rattaché à la Révolution de 1789. L’homme, pense-t-il, est d’essence
libre et ne peut souffrir d’être rattaché au collectivisme outrancier et ravageur,
ontologiquement prisonnier des libertés, où l’appellent solidairement la religion et le
socialisme. La figure rassurante d’un personnage comme Sénécal, apôtre du socialisme, imbu
138 Ibid., p. 205.
107
des préceptes de la « sainte doctrine », est un indice de la montée du désordre causé contre le
principe de liberté en marche dans certaines consciences depuis la Révolution. Flaubert y voit
l’expression de la flétrissure et le caractère rétrograde du sens idéal qu’on est en droit
d’espérer de l’histoire. Au total, aucun acteur social n’est épargné dans cette vaste entreprise
de dénonciation qui renvoie tous dos à dos, dans un imbroglio ou un ordre ;
Le s
ac des châteaux de Neuilly et de Suresne, l’incendie des Batignolles, les troubles de Lyon,
tous les excès, tous les griefs, on les exagérait à présent, en y ajoutant la circulaire de Ledru-
Rollin, le cours forcé des billets de banque, la rente tombée à soixante francs, enfin, comme
iniquité suprême, comme dernier coup, comme surcroît d’horreur, l’impôt des quarante-cinq
centimes ! – Et, par-dessus tout cela, il y avait encore le Socialisme ! Bien que ces théories,
aussi neuves que le jeu d’oie, eussent été depuis quarante ans suffisamment débattues pour
emplir des bibliothèques, elles épouvantèrent les bourgeois, comme une grêle d’aérolithes ; et
on fut indigné, en vertu de cette haine que provoque l’avènement de toute idée parce que c’est
une idée, exécration dont elle tire plus tard sa gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours
au dessous d’elle, si médiocre qu’elle puisse être.
Alors, la Propriété monta dans les respects au niveau de la Religion et se confondit
avec Dieu. Les attaques qu’on lui portait parurent du sacrilège, presque de l’anthropophagie.
Malgré la législation la plus humaine qui fut jamais, le spectre de 93 reparut, et le couperet de
la guillotine vibra dans toutes les syllabes du mot République ; – ce qui n’empêchait pas qu’on
la méprisait pour sa faiblesse. La France, ne sentant plus de maître, se mit à crier d’effarement,
comme un aveugle sans bâton, comme un marmot qui a perdu sa bonne.139
C’est la description du parfait état de déséquilibre et de détresse d’un peuple tiraillé de
toutes parts, entre idéologies, pressions fiscales, matérielle et financière et options
courageuses vers un avenir plus radieux. Il est comme pris dans les fanges d’une histoire où le
laissent l’absence de direction, d’un guide digne de ce nom – en souvenir sans nul doute de la
grandeur et de l’influence napoléoniennes. Cette allégorie de la déconfiture et du désespoir
permet à Flaubert de déconstruire tous les discours et autres bonnes dispositions des acteurs à
créer les conditions d’une rédemption du peuple. Pis, ils sont pris au piège de leur propre
ridicule à travers langages et comportements, comme en témoignent ces analyses de Gisèle
Ség
inger :
139 Flaubert, op. cit., pp. 366-367.
108
Flaubert fragmente les discours politiques, les réduits soit au discours social soit aux topoï
politiques, soit à des allusions déracinées de leur contexte et qui, de ce fait, révèlent l’absurdité
de la parole politique. […]. Le roman discrédite la parole en mêlant propos futiles et slogans
pompeux, en évitant tout suivi dans les discussions. […]. La parole dévaluée de cette ère de
soupçon fait circuler des lieux communs, et sert de monnaie d’échange en quelque sorte dans
les relations de salon ou permet d’occuper une position comme on le voit au Club de
l’Intelligence que préside Sénécal.140
Au total, Flaubert, par l’activité, boucle le siècle en en donnant une image, sinon plus
piètre, à tout le moins tout aussi négative que celles que les autres romanciers ont montrées
plus en amont. Il est gagné par un pessimisme contagieux et généralisé à tout et à tous au sujet
du genre humain.
2.2.2. Le roman comme tableau de mœurs
De toutes les définitions que nous avons données du roman, il ressort que l’art
romanesque cerne deux instances principales que sont l’homme et la société. L’homme, en
tant qu’instance ou sujet (roman du moi ou de divertissement) et l’homme dans son rapport à
l’autre et aux choses (roman social ou roman fresque). La matière principale du roman se
trouve donc dans la problématique existentielle de l’homme, notamment dans ses rapports
dialectiques avec la création et le créateur. Envisager le roman comme tableau de mœurs,
c’est justement y déceler le drame humain tel qu’il se joue au quotidien, soit dans la solitude,
soit
collectivement ; en un espace unique, ou en plusieurs espaces à la fois ; autour d’une
préocc
upation précise ou de la somme des questions qui rythment la marche de l’humanité ;
dans
la félicité, le bonheur ou dans la misère la plus absolue, mêlée de douloureuses tristesses.
Bref,
il s’agit de promener « son miroir au bord du chemin » pour réfléchir dans le prisme de
l’esthétique littéraire, le drame de la condition humaine. Voici comment Patrick Berthier et
Michel Jarrety exposent cet univers des mœurs dans le roman :
Des v
ieillards bougons ou suaves, des amants éconduits ou triomphants, des assassins
coupables ou innocents, des héros enthousiastes ou fatigués, des histoires véridiques ou
invraisemblables, des phrases longues comme des fleuves ou vives comme des cascades, de s
personnages en quête d’auteurs, des écrivains à la recherche de leur personne ou du temps
140 Gisèle Séginger, op. cit., pp. 208-209.
109
perdu, des modèles de vertu et des abîmes de vice autant de figures, de visages, de caractères,
de formes qui attirent l’œil, séduisent l’ouïe, enchantent l’âme, marquent le corps, emportent le
lecteur, le spectateur, l’auditeur141
Le roman transpose en effet la vie des acteurs de la société dans l’univers
conventionnel du livre. L’homme qui est la charpente de cette construction est visité dans son
intériorité faite de doute et d’espoir, de certitude et d’incertitude, de foi et d’impiété; bref, de
tout
le drame existentiel dont il est le siège au quotidien. La conquête de l’être aimé (Julien-
Mathilde de la Mole) ; une séparation tragique (René-Amélie ; Julie-Saint-Preux ou Paul et
Virginie
) ; la proie d’un doute existentiel (Octave, Deslauriers), sont autant de sujets, et
d’autres
encore, qui minent l’homme et que le romancier se charge d’extérioriser dans son
œuvre. Heureusement que, comme nous le dit Alain Montandon, « l’œuvre d’art est un réel
nié, un ré
el transfiguré »142. Les mœurs se ressentent de la vie de tous les jours, des activités
dans lesquelles sont engagés héros et autres protagonistes du livre. Le personnage romanesque
est appelé à parcourir le processus de socialisation tel qu’il s’impose à l’individu. Lucien
arrête ses études en classe de troisième, Julien Sorel est battu par son père et ses frères,
Frédéric Moreau et Deslauriers tissent une amitié d’enfance qui dure toute une vie ; tous ces
héros aux
quels on associe René et Octave sont orphelins ou le deviennent. Ils ont des relations
de divers ordres : avec les personnes de leur environnement, des maîtres ou initiateurs, des
tuteurs
ou employeurs, des parents et amis de circonstance ; ils connaissent la joie et la
souffran
ce dans le domaine de la vie sentimentale, dans le cadre de la réalisation ou non d’un
projet de vie. En somme, le roman tente de reconstituer la société dans le prisme
microcosmique de la fiction littéraire. Le cours inexorable d’une histoire qui voit défiler
régimes et hommes politiques – à l’instar d’un XIXe sièc le français qui connaît à lui seul,
toutes les natures de régimes que la France ait jamais connus, ambitions et ruines, attentes et
déceptions, apparaît dans le roman comme une réalité aux lois implacables. Les villes,
généralement opposées aux campagnes, sont l’expression de cet antagonisme féroce entre
protagonistes qui exacerbe les passions, tout en reflétant le point focal des activités d’une
époque donnée. En cela, Paris, ville de toutes les ambitions et des curiosités les plus
démentielles, devient au XIXe siècle l’espace où s’expriment le mieux les mœurs
141 Patrick Berthier et Michel Jarrety , Histoire de la France littéraire , Tome 3, Paris, PUF, 2006, « Préface ».
142 Alain Montandon, « le roman romantique de la formation de l’artiste », Revue de la Société des Etudes
romantiques n° 54, Paris, C.D.U et SEDES, 1986, p. 32.
110
convergentes d’une aspiration au bonheur. Jeanine Guichardet nous donne un témoignage à
propos de la poétique balzacienne :
Paris
-personnage capable d’enfanter le romancier lui-même qui, à son tour, tel Dieu le père,
tire le limon parisien bien des créatures de La Comédie Humaine . Plus encore : parmi les
immenses pouvoirs qui lui sont conférés, peut-être Paris a-t-il celui de créer le lecteur
privilégié de Balzac,143
Les luttes sociales, la vie de couple, le triomphe de l’or, le culte de la malhonnêteté,
les belles amours, mais aussi celles déçues, l’espoir de réalisation d’un destin glorieux,
l’expression d’instinct de survie opposée à l’ostentation de quelque riche aristocrate ou
bourgeois ; tout s’apparente à cette curée qui aiguise toutes formes d’appétits. Dans le projet
de La Comédie Humaine , Balzac tente de reconstituer, comme nous l’avons montré, ce
tableau-fresque de la condition humaine. Zola, dresse un pendant avec Le Cycle des Rougon-
Marquard. On assiste dans ces deux projets comme dans la quasi-totalité des œuvres de cette
époque, à l’enchevêtrement de relations et d’intérêts croisés où fourmillent les termes de
l’amour, de l’argent, du mal, du bien, de la ville, de la campagne, de la nature, du bonheur, de
la mort, de la morale, et bien plus encore. On peut le dire avec force détails, le XIXe siècle a
été et reste le siècle qui donne au roman d’être le lieu d’exposition de toutes les mœurs de la
société.
143 Jeanine Guichardet, « Balzac-Mosaïque », in Cahiers Romantiques, n° 12, Clermont-Ferrand, Presses
Universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 279.
DEUXIEME PARTIE : HEROS DE
JEUNESSE ET PROCESSUS DE
FORMATION DANS LA
FONCTIONNALITE DES RECITS
254
1. LE SYSTEME DES PERSONNAGES
1.1. Autour du personnage dans le roman de
formation
1.1.1. Le personnage comme effet de sens
Le projet sans cesse rappelé de notre travail, est celui – pour les auteurs de romans de
formation
– d’investir pour le compte d’un personnage un projet de réalisation sociale,
morale,
intellectuelle, professionnelle, affective. Ce personnage est le plus souvent extrait de
la basse
classe ; provincial de préférence, à un stade initial, d’ «é quilibre» pour employer le
mot de Tzvetan Todorov1 – qui correspond au stade zéro ou de départ de la connaissance ou
de
l’apprentissage. Ce jeune qui part à sa propre conquête et à celle de la vie en faisant dans
les larmes, l’apprentissage de la société dont les facettes, très souvent opposées à sa
conception de néophyte2, de nouveau venu, est projeté – quelquefois de façon violente et
inattendue
– dans un long et complexe processus d’initiation3 dont l’issue, pas toujours
maîtrisée, peut même déboucher sur la disparition physique du protagoniste (Julien Sorel dans
Le Rouge et le Noir et Lucien Chardon dans les Illusions perdues ), la perte d’un idéal
(Frédéric Moreau dans L’Education sentimentale ) ou l’option pour un pis-aller, synonyme de
résignation (René, dans René). L’intérêt de l’intrigue provient très souvent de la tension
narrative que le narrateur entretient entre, d’une part, les appétits féroces, les désirs ardents
qui brûlent le héros en devenir – doté la plupart du temps d’excellentes dispositions et
apti
tudes physique, morale, intellectuelle –, et, d’autre part, de la qualité ou de l’éloignement
de
l’objet de la quête. C’est très souvent le cas dans le domaine de l’amour, où ces « héros »
1 Tzvetan Todorov, Qu’est-ce que le structuralisme ? , Paris, Editions du Seuil, Collection Points, 1968, Tome 2,
« Poétique », p. 82.
2 « Néophyte, candidat à l’initiation, c’est « la nouvelle plante » celle qui vient de germer du grain enfoui en
terre », Simone Vierne, Rite, Roman, Initiation , Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2000, p. 7.
3 « L’initiation est le commencement d’un état qui doit amener la graine, l’homme, à sa maturité, sa perfection.
Et, comme la graine, il doit d’abord mourir pour renaître. » Ce à quoi M. Eliade ajoute « on comprend
généralement par initiation, un ensemble de rites et d’enseignements oraux qui poursuit la modification radicale
du statut religieux et social du sujet à initier. Philos ophiquement parlant, l’initiation équivaut à une mutation
ontologique du régime existentiel. A la fin de ces épreuves, le né ophyte jouit d’une tout autre existence qu’avant
l’initiation : il est devenu autre […]. L’initiation introduit le novice à la fois dans la communauté humaine et
dans le monde des valeurs spirituelles. Il apprend les comportements, les techniques et les institutions des
adultes, mais aussi les mythes et les traditions sacrées de la tribu […]», Simone Vierne, ibid., pp. 7-8.
255
aux dents longues font la cour à des femmes, non seulement mariées, mais qui appartiennent à
des classes sociales très élevées et que la bienséance, à tous égards, devrait pouvoir éloigner
d’une telle « chute » : synonyme de victoire pour le héros, mais aussi et surtout pour la classe
sociale qu’il incarne sur celle à laquelle appartient sa nouvelle conquête. Julien s’emmourache
et conquiert le cœur de la noble et riche héritière qu’est Madame de Rênal, qui est de plus son
employeur ainsi que de Mademoiselle de la Mole, fille de son second employeur, le Marquis
de la Mole, influente et riche personnalité politique de l’époque4. De même, avec une beauté
angélique et une vocation à la poésie, Lucien Chardon, quoique habitant l’Houmeau
(faubourg dans la périphérie de la ville d’Angoulême) et d’origine presque roturière, arrive à
séduire et à être l’amant de Madame Louise de Bargeton, femme issue de la noblesse,
influente et respectée, chez qui se tiennent toutes les soirées mondaines de la ville.
Au XIXe siècle, le roman d’apprentissage gagne ses lettres de noblesse pour nombr e
de raisons, dont une retient surtout notre attention : la Révolution ayant bouleversé les
structures
sociales et rendu plus évident le conflit entre l’homme et la société – société où il
faut fa
ire son chemin par tous les moyens – les jeunes, à travers les personnages du roman de
formation, y sont projetés comme des ballons d’essai, pour se frotter aux nouvelles conditions
de vie qu’imposent les exigences de l’intégration sociale. Dans ce sens, ce parcours social du
jeune homme – figure nouvelle depuis la révolution bourgeoise – incarne les préoccupations
de
cette génération, ses aspirations et son ardeur à vouloir vivre dans cette société. Dans le
meilleur
des cas, le jeune en apprentissage trouve un initiateur (être d’expérience et d’avenir)
qui le déniaise. L’exemple le plus achevé est celui de Lucien Chardon dans Illusions perdues
(Balzac) qui est déniaisé tour à tour par Madame de Bargeton, D’Arthez et un peu plus tard
par l’abbé Carlos Herrera – qui est en réalité Vautrin5. Ces trois personnages connaîtront des
4 Le Marquis de la Mole était pair de France, riche pr opriétaire terrien et donc très influent à l’époque des faits.
5« Le cycle de Vautrin qui s’étend de 1819 (date à laquelle nous trouvons le forçat à la pension Vauquer) à
1845, époque où le chef de la Sûreté prit sa retraite, est dans la Comédie Humaine une charnière essentielle ou,
pour reprendre les termes de Balzac lui-même, « une espèce de colonne vertébrale ». Aucune figure n’exprime
avec une pareille intensité le fantastique où baigne tout le monde balzacien. Vautrin prend les dimensions d’un
mythe. Criminel, il devient le Crime lui-même, non « plus un homme, mais le type de toute une nation dégénéré,
d’un peuple sauvage et logique, brutal et souple… » Il est « un poème infernal », il est « l’archange déchu »,
l’image de Prométhée, du révolté éternel en lutte contre toutes les lois du monde et, finalement dans l’épreuve de
la douleur, vaincu par elles, réconcilié avec elles. […] Qu’il soit autrement plus cher à Balzac que les autres
[personnages], nous le sentons très vite : il y a une rédemption pour Vautrin […] Par sa volonté inflexible, par
cet instinct qui le pousse sans cesse à affronter et à vaincre, par son goût de la puissance pour elle-même, mais
aussi par ce besoin qu’il éprouve, en aimant, de créer, de modeler l’être aimé, Vautrin ressemble tr op à Balzac
pour que celui-ci, en dépit de toutes ses prudentes réserves d’ordre moral et politique, parvienne à nous faire
oublier que Vautrin reste « monstrueusement beau », beau comme « la poésie du mal ». Malgré ses forfaits,
256
ascensions sociales diverses : Madame de Bargeton née Louise Nègrepelisse deviendra après
son insta
llation à Paris et son veuvage, baronne puis comtesse du Chatelet (avec pour mari
député, le Baron du Chatelet) ; D’Arthez devient célèbre, riche et est élu député de la Droite
en 1830,
puis il se laissera conquérir par la Princesse de Cadignan dans Une Princesse
parisienne sous-titré Les Secrets de la Princesse Cadignan (1839) Vautrin quant à lui, sera le
chef de la Sûreté à Paris après avoir incarné tous les rôles sociaux où la puissance et la
domination du genre humain ont été ses principaux atouts. Au total, à partir de ce personnage
(jeune provincial) gagné par l’ambition et qui, au contact de la vie, des hommes et des
expériences, s’édifie, s’accommode de nouvelles exigences de la vie ou régresse, point la
volonté de l’auteur d’inscrire une revendication humaniste, sociale et historique dans laquelle
il entend confronter idées (Frédéric Moreau), principes (Julien Sorel), valeurs et rêves (René ,
Lucien, Octave) aux contraintes qu’imposent les contingences sociale et politique. Comment
prendre alors en charge – si l’on considère que la jeunesse est le « fardeau » de la société –
ce
s personnes, cette frange sociale avec une psychologie d’êtres incompris (René), séparés
(Octave) et trop souvent opprimés (Julien) ? Il importe, pour appréhender ces personnages de
notre corpus à l’intérieur des actions, dans l’exécution des rôles et leur intégration dans la
signifiance de l’intrigue d’à la fois les analyser comme effet de sens et comme fonction – d’en
avoir une approche définitionnelle privilégiant les modèles sémiotique et sémiologique
empruntée au système classificatoire de Philippe Hamon. En sémiotique narrative, la notion
de personnage est remplacée par les concepts d’actant, d’acteur et de rôle thématique. La
sémiotique privilégie trois niveaux d’analyse pour mieux appréhender le fonctionnement de
ces concepts : le niveau de la manifestation qui corre spond au texte tel qu’il se présente à la
lecture (l’histoire envisagée dans son déroulement linéaire), le niveau profond6 renvoie à la
structure élémentaire régissant l’univers sémantique du texte, et le niveau de surface qui
révèle la logique des actions mises en scène (composante narrative), mais aussi les
« contenus » (composante thématique).
L’acteur se situe au niveau de la manifestation et se définit comme l’instance chargée
d’assumer les actions dont le récit a besoin pour fonctionner. C’est l’exécutant, l’incarnation
anthropomorphe des rôles nécessaires au déroulement du récit. L’acteur est le concept qui se
Vautrin est secrètement justifié parce qu’il est fort», Dictionnaire des Personnages , « Le mythe de Vautrin »,
Paris, Robert Laffont, 2003, p. 995.
6 Le niveau profond du texte qui renvoie à la structure élémentaire régissant l’univers sémantique du texte, se
construit à la lecture. Notre analyse n’en tiendra pas compte, dans la mesure où ce niveau intervient peu ou prou
dans l’étude des personnages au regard du modèle sémiotique.
257
rapproche le plus de la notion traditionnelle de « personnage ». René porte le deuil de la
passion
amoureuse interdite et s’exile sur les îles américaines où il se confie à Chactas et au
père Souël, à travers un discours empreint de mélancolie. C’est lui que Hugo « charge » du
fardeau de cette passion incestueuse et du trouble psychologique et sentimental qui émane de
son avortement. Le personnage apparaît par ce fait-même comme un acteur, au sens
sémiotique du terme. Quant à l’actant, visible dans le niveau de surface, il apparaît comme
une notion construite par l’analyse consécutive à la lecture du texte. C’est un rôle nécessaire à
l’existence du récit (rôle que les acteurs ont pour fonction de prendre en charge). Selon la
classification greimassienne, les actants ou rôles actantiels sont au nombre de six, répartis de
la façon suivante : sujet-objet, opposant-adjuvant, destinateur-destinataire. Selon Greimas,
tout ré
cit se présente en effet, comme la quête d’un objet par un sujet : il peut s’agir d’une
quête
amoureuse (Frédéric et Madame Arnoux ; Octave et Brigitte), d’une quête de réalisation
de soi
(Lucien par la poésie, Julien par le mérite personnel) ou de la sublimation d’un trouble
existentiel (René).
Cette quête est freinée et/ou combattue par des opposants que le sujet affronte avec
l’aide d’adjuvant. Frédéric a pour opposant principal son manque de détermination, la
manifestation d’un caractère blasé. Lucien a pour lui son origine sociale, puis sa naïveté
maladive. Quant à Julien Sorel, il a pour adjuvant son orgueil, son intelligence ; René, lui, ne
peut compter sur le
s mœurs sociales et les vertus de l’univers sentimental. Ainsi, la quête a, en
outre, une origine encore appelée destinateur et une finalité qui, outre le sujet, peut concerner
différents personnages, les destinataires. Si Julien apparaît comme le principal destinateur-
destinataire de ses actes, Lucien lui a pour destinateurs et destinataires, outre lui-même, sa
mère et sa sœur, ainsi que son ami et beau-frère Séchard.
Une approche suivant le modèle sémiologique des personnages nous semble
également pertinent dans notre analyse des personnages du corpus. Vincent Jouve ouvre ce
chapitre sur cette analyse de Philippe Hamon :
Une
des premières tâches d’une théorie littéraire rigoureuse (« fonctionnelle » et
« immanente » pour reprendre les termes proposés par les formalistes russes) serait donc, sans
vouloir pour cela « remplacer » les approches traditionnelles de la question (priorité n’est pas
primauté), de faire précéder toute exégèse et tout commentaire d’un stade descriptif qui se
déplacerait à l’intérieur d’une stricte problématique sémiologique (ou sémiotique, comme on
voudra). Mais considérer a priori le personnage comme un signe, c'est-à-dire choisir un « point
258
de vue » qui conduit cet objet en l’intégrant au message défini lui-même comme une
communication, comme composé de signes linguistiques (au lieu de l’accepter comme donné
par une tradition critique et par une culture centrée sur la notion de personnage humain), cela
impliquera que l’analyse reste homogène à son projet et accepte toutes les conséquences
méthodologiques qu’il implique 7.
L’étude ainsi annoncée par Philippe Hamon propose trois champs d’analyse : l’être
(nom, dé
nomination et portrait), le faire (rôle et fonction), l’importance hiérarchique (statut et
valeur). L’être du personnage se décline à partir de son nom. C’est un élément qui suggère
l’individualité et qui crée l’effet de réel : Frédéric, René, Julien, Octave ou Lucien sont les
prénoms
de tous les jours qui peuplent le quotidien du narrateur et qui peuvent même susciter
« une orientation psychologique » de lecture. Mais le nom donné par un auteur à son
personnage est le plus souvent motivé et induit tout un programme narratif. A ce nom, sont
rattachés un corps (la beauté ou la laideur physique sont des traits toujours connotés et
apparaissent comme des armes dans le commerce du personnage avec la société et les
hommes) ; l’habit (le portrait vestimentaire est un indice non seulement de l’origine sociale et
culture
lle du personnage mais aussi de sa relation au paraître) ; la psychologie (attachée aux
modalités
de pouvoir, de savoir, de vouloir et de devoir, donne l’ouverture sur une « vie
intérieure » du personnage, elle constitue de ce fait, des motifs privilégiés de sympathie,
d’admiration ou de mépris du lecteur) ; une bibliographie (en faisant référence au passé et à
l’héré
dité, elle permet de conforter le vraisemblable psychologique du personnage et crée
l’effet de suspense par rapport au déroulement de l’intrigue.
La deuxième approche du statut sémiologique du personnage est relative au faire du
personnage. A ce propos, Vincent Jouve poursuit
L’étude des actions du personnage s’appuie sur les acquis de la sémiotique narrative. Du
modèle greimassien, Philippe Hamon retient les deux notions fondamentales de rôle
thématique (le personnage comme type psychologique ou social) et le rôle actantiel (le
personnage comme force agissante ou fondement de la dynamique narrative)8.
7 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage » in Poétique du récit , op. cit., p. 117, rapporté
par Vincent Jouve, La Poétique du roman , Paris, Armand Colin, 2006, p. 57.
8 Vincent Jouve, ibid., p. 60.
259
Ce sont les domaines d’action privilégiés par l’intrigue et qui sont appelés « axes
préférentiels » qui, pour l’essentiel, s’articulent autour des questions de sexe, d’origine
géographique, d’idéologie, d’argent. Les axes préférentiels dans l’œuvre sont décelables par
leur fréquence : quelles sont dans les romans, les actions les plus récurrentes ? Le thème de la
conquête
amoureuse : Le Rouge et le Noir , L’E ducation sentimentale , Illusions perdues ; ou
de la déception amoureuse : René, La Confession d’un enfant du siècle ; leur fonctionnalité :
quelle
s sont les actions les plus déterminantes ? (René se met en réclusion par rapport à la
société
et se laisse ronger par la mélancolie, la douleur de vivre, le vague des passions, Julien
fait deux conquêtes amoureuses inespérées et parvient à un certain couronnement
intellectuel), la synonymie : quelles sont les actions les plus facilement homologables ?
Apparaiss
ent ainsi la conquête féminine : Julien et Lucien ; l’échec en amour ou dans
l’ave
nture sentimentale : Octave et Frédéric ; l’« exil » sentimental ou affectif : René).
Ces
rôles, selon Philippe Hamon, sont à déterminer à partir de deux questions : quel
est le
programme narratif du personnage étudié (programme perceptible à travers son pouvoir,
son devoir, son vouloir et son savoir) ? ou encore quel est son rôle actantiel dans le
programm
e narratif des autres personnages et, en particulier, dans celui du protagoniste (est-il
opposant, adjuvant, objet, destinateur ou destinataire) ? A l’intérieur de l’œuvre littéraire, le
narra
teur procède à la distribution de rôles dans une hiérarchie qui pose les questions
fondamentales de savoir qui est personnage principal ou secondaire ou encore qui est le héros
de l’œuvre ? Préoccupation que Philippe Hamon traduit comme suit : « l’importance
hiéra
rchique pose le problème de hiérarchie entre les différents acteurs du récit, renvoyant
ainsi à la question – fort débattue – de héros ». Pour lui, les six paramètres suivants relevant
tous de
la « mise en texte » pe rmettent d’identifier l’héroïsme d’un personnage. Ces
paramètres se caractérisent par des traits différentiels identifiables par la qualification, la
distribution, l’autonomie et la fonctionnalité. Le critère de la distribution est relatif à la
quantité et à la nature des caractéristiques attribuées au personnage ; la distribution fait appel
au nombre
et aux lieux d’apparition du personnage dans le récit – Vautrin n’apparaît par
ex
emple qu’à la fin d’ Illusions perdues pour sauver le personnage principal (Lucien) du
suicide. L’autonomie prend en compte le type de relation que le personnage entretient avec
les a
utres personnages : est-il indépendant en tant qu’agissant seul ou s’appuie-t-il
260
fréquemment sur un ou d’autres personnages ?9 La fonctionnalité est cette dimension du
personnage qui lui permet ou non d’entreprendre les actions les plus décisives – sanctionnées
par le suc
cès ou l’échec – dans l’intrigue.
A c
es importantes caractéristiques (qualification, distribution, autonomie,
fonctionnalité), Philippe Hamon ajoute deux autres critères d’identification du personnage
principal (héros) qui sont : la p ré-désignation conventionnelle et le commentaire explicite du
narr
ateur. La pré-désignation conventionnelle fait apparaître un certain nombre de
caractéristiques liées au genre et/ou sous-genre étudié. Dans le cas du roman de formation qui
nous intéresse, l’auteur met en avant un jeune homme juste sorti de l’adolescence au début de
l’histoire de René, le héros a seize ans, novice dans maints domaines et il va faire son
apprentissage dans le roman. Les caractéristiques majeures qui lui sont rattachées sont celles
décrites plus haut : jeunesse, naïveté, pauvreté, origine modeste, ambition. Le commentaire
expli
cite du narrateur fait intervenir l’autorité de celui-ci sur le récit, afin d’imposer sans
ambiguïté le statut du personnage. Dans le roman de formation, nous avons les expressions
comme « notre homme », « notre héros », « le grand homme », « le jeune loup », etc. qui
contie
nnent toujours des charges sémantiques connotées ; Balzac et Flaubert s’en servent à
sati
été.
Entre autres méthodes d’analyse de textes, ces axes de lecture empruntés par Philippe
Hamon au schéma greimassien du modèle sémiotique et de l’analyse sémiologique du
personnage et exposé par Vincent Jouve dans La poétique du roman, nous serviront
énormément dans l’approche des textes de notre corpus. L’économie de cette approche est
contenue dans le schéma canonique suivant
9 Julien s’identifie comme un personnage d’une autonomie très forte dont le ressort psychologique et la
principale dynamique qui le poussent à l’action sont articulés autour de son orgueil de classe et de sa
détermination à triompher de la haine et de la suprématie des classes prétendument supérieures.
261
L’être
Le nom
Les dénominations
Le portrait
le corps
l’habit
le psychologique
le biographique
Le Faire
Les rôle s thématiques
Les rôles actanciels L’importance hiérarchique
La qualification
La distribution
L’autonomie
La fonctionnalité
La pré -désignation conventionnelle
Le commentaire explicite du
narrateur
1.2. Typologie
1.2.1. La gent féminine
L’un des principaux thèmes chers aux romanciers en particulier et à l’art de façon
générale, c’est l’amour et toutes les intrigues qui lui sont associées. Ce thème ou encore « rôle
thématique » – pour employer l’expression de Philippe Hamon – se déploie de façon quasi
permanente à l’intérieur de l’intrigue romanesque pour en donner presque toujours son ressort à l’action, action empruntée au réel auquel l’amour reste consubstantiellement lié. Musset
n’en dit pas moins dans La Confession d’un enfant du siècle :
L’amour, c’est la foi, c’est la religion du bonheur terrestre ; c’est le triangle lumineux placé à la
voûte de ce temple qu’on appelle le monde. Aimer, c’est marcher librement dans ce temple et
avoir à son côté un être capable de comprendre pourquoi une pensée, un mot, une fleur, font que vous vous arrêtez et que vous relevez la tête vers le triangle céleste
10 .
10 Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle , Paris, GF Flammarion, 1993, p. 68.
Le personnage
262
Ainsi les hommes marchent-ils dans la société tout comme les actants à l’intérieur des
œuvres littéraires ; et à leur côté, se trouve l’autre être intimement associé à eux et répondant
aux
mêmes aspirations, aux mêmes ressorts, aux réflexes identiques. Dans le roman de
formation, nos essais de définition des traits caractéristiques du héros ont conduit à établir la
femme comme cet adjuvant primordial et indispensable dans le processus d’apprentissage du
héros en ce qu’elle participe activement de la formation du héros, de son insertion sociale ou
de son échec, de son épanouissement et/ou de son inhibition. Même s’il lui arrive de prendre
de nombreux visages correspondant aux caractères humains (psychologie du vraisemblable),
et par conséquent de paraître sous de nombreuses formes, la femme demeure cette figure, cet
être irremplaçable, cette amante. Elle est la figure symbolique de l’ex istence humaine et par
extension du roman et ce, quelle que soit la période ou la séquence historique choisie, nous dit
Julien Gracq :
Ce q
ui m’intéresse surtout dans l’histoire de la littérature, ce sont les clivages, les filons, les
lignes de fracture qui traversent, en diagonale, en zigzag, au mépris des écoles, « des
influences » et des filiations officielles : chaînes souvent rompues des talents littéraires
singuliers qui se succèdent et qui apparaissent discontinuement, mais reviennent, aussi
différents entre eux et pourtant aussi mystérieusement liés que ces visages féminins, aux
résurgences chaque fois imprévisibles, dont l’amour révèle seul et fait saisir la conformité à un
type11.
Notre corpus se situe à l’intérieur du XIXe siècle, certes, mais il part du début du
siècle avec René (Chateaubriand, 1802), pour s’étendre jusqu’en 1869 (Flaubert, L’Education
sentimentale ) date à laquelle le régime politique et l’histoire de la France basculent
définitivement dans la démocratie dont le symbole est la République. Les cinq auteurs dont
nous avons choisi les œuvres (Chateaubriand, Musset, Balzac, Stendhal et Flaubert), se sont
exprimés dans des mouvements littéraires pas toujours semblables12. En effet, s’il est vrai que
le romantisme a structuré de façon générale la pensée créatrice de l’art au XIXe siècle, il est
tout aussi avéré que l’évolution de l’histoire a correspondu à celle non moins importante de
l’esthétique romanesque. En effet, au romantisme larmoyant et des rêves du siècle dont René
reste le prototype, ont succédé un romantisme social – plus impersonnel, le réalisme, le
11 Julien Gracq, En lisant, en écrivant , Paris, Corti, 1980, p. 282.
263
naturalisme dont le projet – nous l’avons montré – a été d’articuler la pensée autour et sur les
questi
ons pendantes de l’évolution de l’histoire, telles l’émergence de la bourgeoisie, le
bouleversement des codes et de la hiérarchie sociale, les nouvelles forces en jeu dans la lutte
en vue de l’insertion de l’individu au sein d’une société en crise, le nouveau type de « héros »
apte
à concourir dans ce nouvel environnement. Notre corpus intègre certes cette fluctuation
de la pensée au cours du siècle, cependant les « visages féminins » qui y apparaissent ont ceci
en commun qu’ils manifestent des similitudes typifiant la femme telle que connue ou telle que
représentée ou donnée à voir dans l’œuvre littéraire. Le siècle a évolué et avec lui, la pensée ;
néa
nmoins, le modèle du personnage féminin a gardé les mêmes traits, des spécificités
identiques.
1.2.1.1. – L’amante
A l’origine, l’amant signifiait celui ou celle qui a de l’amour pour une personne de
sexe opposé ; mais c’est aussi celui qui reçoit les faveurs d’une femme avec laquelle il n’est
pas mar
ié. Ce terme désigne donc deux personnes de sexes opposés qui s’aiment, mais
également, d’une part des personnes du même sexe et, d’autre part, par exemple, un e
personne avec laquelle un conjoint entretient des relations intimes en dehors du mariage. Pour
illustrer le visage des amantes dans notre corpus, nous allons voir les amantes occasionnelles,
les amantes attitrées et les amantes d’une vie.
Le roman de formation met le héros en relation avec quantité de personnes dont le rôle
est de susciter une action de laquelle peut se dégager une leçon de vie, une expérience sociale,
un élément d’édification personnelle. La femme dans cet univers d’initiation générale, joue un
rôle fondamental, notamment en tant qu’amante – même lorsqu’elle ne l’est que de façon
occ
asionnelle. Les amantes qu’on peut ainsi considérer sont celles qui apparaissent de façon
inopinée ou impromptue ; celles qui n’ont pas fait nécessairement l’objet d’une fréquentation
assidue
de la part du héros, telle Marco (La Confession d’un enfant du siècle ) qu’O ctave
rencontre la première fois à un bal et dont le commerce aboutit à un engagement de type
relationnel. Ce personnage, à la limite du mythe, présenté comme une femme italienne à
l’expérience de vie avérée, subjugue complètement le héros ; dans des proportions qu’il ne
s’était
jamais imaginées auparavant. Cette femme exerce plus qu’une espèce de magnétisme,
une fascination diabolique sur le personnage comme il en témoigne ici : Marco, comparée à
264
« un bel animal », rien qu’ « avec sa beauté, des fleurs et la peau bigarrée d’une bête féroce,
excite des battements de cœur, de la soif ; et fait vibrer une corde étrangère » [au] cœur
d’Oc
tave « qui voit rugir un autre [animal] dans ses entrailles », assomme le héros qui s’en
sort « pris de beauté comme de vin »13. Cette scène ressemble à une scène d’ensorcellement
en ce qu’elle perturbe tout le « système sentimental », les expériences et autres convictions du
héros
en amour. Elle rappelle le mythe du beau mystérieux14 à travers cette fascination quasi
diabolique qui fait perdre tous les sens et repères à Octave. Il est conquis par la séduction, la
supériorité et surtout par cette espèce de halo mystique que projette l’amante. Cette image de
l’amante que donne à voir le héros peut provenir de la brièveté de cette rencontre, de
l’étrangeté associée à la mise et aux manières de cette fée d’un soir ou encore à la rencontre
d’un type particulier de femme qu’il n’avait jamais imaginé de sa vie. Lorsque Frédéric
Moreau courtise Rosanette, il le fait en guise de substitution à Madame Arnoux, son amour
que le dépit de son incapacité à conquérir a momentanément rangé aux orties. Rosanette dont
le narrateur insiste sur le caractère naturel, offre l’image d’une personne « légère », qui
manque
d’esprit et dont l’unique préoccupation est tournée vers son propre bonheur. Elle a
cependant cet attachement et cet instinct de protection maternels qui font l’essence même de
la femme et dont Frédéric – obsédé par son amour pour Madame Arnoux – n’a
malheure
usement pas besoin. Certains critiques ont vu dans cette femme, le pendant féminin
de Frédéric – ce qui expliquerait l’échec de leur relation. Cette réaction qui survient lorsque
Fré
déric tente de se rendre à Paris à l’occasion de la bataille de Juin est illustrative de cet
instinct de conservation féminin : « Et si par hasard on te tue ! » ; on pourrait ajouter : que
deviendra
i-je ? Cette même image est celle qu’offre Coralie (actrice attitrée des opéras
parisiens) avec Lucien de Rubempré dans Illusions perdues. Lucien qui fait le voyage à Paris
avec Madame de Bargeton, dans le secret espoir d’y demeurer son amant, ne peut bénéficier
de cette faveur une fois dans la capitale. Il connaît un long moment de disette sentimentale qui
se solde par sa relation avec Coralie qui le choisit lors de la fameuse soirée « du Panorama
dramatique » ; elle ajoute à cette simplicité de caractère et à cette générosité maladive, une
abondante naïveté qui concourt à précipiter Lucien sur le chemin de la ruine sociale et de
l’abîme :
13 Alfred de Musset, ibid., pp. 124- 133.
14 Le mythe du beau mystérieux est une référence à Satan qui a la capacité d’à la fois séduire, en poussant au
péché, et « perdre l’âme », selon la conception judéo-chrétienne.
265
On joua. Lucien perdit tout son argent. Il fut emmené par Coralie, et les délices de l’amour lui
firent oublier les terribles émotions du jeu qui, plus tard, devrait trouver en lui une de ses
victimes […] Tout en marchant, il s’occupa de ce soin de Coralie, il y vit une preuve de cet
amour maternel que ces sortes de femmes mêlent à leur passion ;
et d’ajouter
Je l’aime, nous vivons ensemble comme mari et femme et je ne la quitterai jamais !15
Madame Dambreuse ( L’Education sentimentale ), fait également partie des amantes
dites occasionnelles, mais elle joue un rôle plus social car devant servir de support au héros
(Frédéric Moreau), dans son insertion dans cet univers impitoyable, insertion pour laquelle, il
faut né
cessairement passer par une femme. Les caractéristiques communes à ces amantes,
sont leur spontanéité, la simplicité de cœur et la promptitude dans l’engagement ; comme s’il
y
avait un souci de répondre à un appel ou à un manque latent et dévorateur (Coralie décide
de changer toute la garde-robe de Lucien au prix fort, Rosanette, Marco et la première citée
invitent et hébergent systématiquement leurs amants chez elles). Les amantes attitrées sont
des femmes reconnues de façon plus ou moins officielle – ayant une place au cœur de
l’intrig
ue et auxquelles le héros a eu à faire une cour assidue avant d’établir, dans le meilleur
des cas, une relation amicale ou amoureuse et qui dure dans le temps.
Si ces femmes ont en commun la tendresse, l’exaltation de la passion amoureuse et
bien d’autres inclinations du cœur, elles expriment leur attachement et manifestent
quelquefois cet amour de façon tout à fait différente. La relation qui lie Julien Sorel à
Mathilde de la Mole offre l’image de la confrontation de deux classes sociales, celle des
principes, des caractères, avant de glisser sur le terrain purement sentimental. Mathilde, fière
et orgueilleuse par la naissance, et par principe et/ou par acquis d’éducation, exige de voir en
Julien le héros capable d’aimer dans les dimensions épiques où elle conçoit l’amour. Elle en
devient possessive, exigeante, assommante, décapante pour aimer par la suite d’un amour
exacerbé, outrancier et quelquefois même déraisonné. Cet amour, véritable incarnation de la
fierté d’une classe, mais aussi résultat des lubies d’une jeune femme en quête de caractères
15 Balzac, op. cit.
266
inédits, engendre la douleur, la crainte, l’instabilité, le trouble, la fatigue, les déchirements
(larmes, disputes), causés par l’égoïsme, la méchanceté, le sadisme et le masochisme des
personnages.
L’exacerbation des caractères ici, rejoint bien ce que Freud révèle dans son étude sur
la se
xualité et la psychologie humaine : « L’homme a un instinct sadique, et la femme un
instinct masoc
histe, lesquels sont inconscients, donc incontrôlables ».16
En revanche, lorsqu’après ses multiples tests et phantasmes, elle est convaincue de son
amour, elle est prête à renoncer à tout ; mêmes aux fondements de tout ce qui fait sa fierté de
classe
et les exigences qui en découlent : sa noblesse, son droit à l’héritage, les avantages
d’une vie
matérielle sécurisée et tranquille, le droit à une certaine honorabilité liée à la
naissance et au mariage…Suivons ici quelques-unes de ses attitudes :
Assis
e sur le divan de la bibliothèque, immobile et la tête tournée du côté de Julien, elle était en
proie aux plus vives douleurs que l’orgueil et l’amour puissent faire éprouver à une âme
humaine. Dans quelle atroce démarche elle venait de tomber !
et, cette scène qui se passe un peu plus loin :
Ah !
pardon, mon ami, ajouta-telle en se jetant à ses genoux, méprise-moi si tu veux, mais
aime-moi, je ne puis plus vivre privée de ton amour. Et elle tomba tout à fait évanouie. La voilà
donc, cette orgueilleuse, à mes pieds ! se dit Julien. 17
Brigitte ( La Confession d’un enfant du siècle ), qui a vécu une expérience
traumatisante dès son jeune âge – mariage avorté –, cherche un équilibre et une consolation
a
vec Octave également victime d’une trahison sentimentale dont il ne se remet d’ailleurs
jamais dans l’œuvre. Dans le délire sentimental qui l’amène à consumer l’existence de
Brigitte sur qui il projette l’image de ses amours trompés, de ses mauvaises expériences
sentimentales et de son désespoir en amour, il crée les conditions d’une image piteuse,
déliquescente et insupportable d’amants ne regardant pas ensemble vers « le triangle céleste »,
pour employer le mot de Musset lui-même. En témoignent ces lignes du livre :
16 Sigmund Freud, Sexualité et psychologie en amour , http://www.evene.fr/tout/sexualite- et-psychologie- de-l-
amour, consulté le 24 octobre 2009.
17 Stendhal, Le Rouge et le Noir , Paris, GF Flammarion, 1964, p. 463.
267
J’ai beaucoup d’orgueil, mon enfant, et j’avais juré dans ma solitude que jamais un homme ne
me ferait souffrir une seconde fois ce que j’ai souffert alors. Je vous ai vu, et j’ai oublié mon
serment, mais non ma douleur. Il faut me traiter doucement ; si vous êtes malade, je le suis
aussi ; il faut avoir soin l’un de l’autre […]. Oui, lorsque vous me faites souffrir, je ne vois plus
en vous mon amant ; vous n’êtes plus qu’un enfant malade, défiant ou mutin, que je veux
soigner ou guérir pour retrouver celui que j’aime et que je veux toujours aimer ». Et, Octave de
réagir « Je la soulevai dans mes bras. – O mon unique amie ! m’écriai-je, ô ma maîtresse, ma
mère et ma sœur, demande aussi [des prières] pour moi que je puisse t’aimer comme tu le
mérites !18
Madame de Rênal, amour d’une vie pour Julien Sorel, madame Arnoux, muse
éternelle pour Frédéric Moreau et Amélie, idéal de la beauté morale et physique féminine
pour René, apparaissent comme des amantes dont l’impact sur les héros a traversé toute
l’œuvre (l’intrigue) et a déteint profondément sur tout le parcours de ceux-ci. Amélie et
madame Arnoux ont ceci en commun qu’elles n’ont pas succombé aux multiples tentations
qui se sont dressées devant elles. Amélie en était largement dispensée par les codes sociaux et
le surmoi qui ont créé ce blocage psychologique qui la conduit à choisir le couvent. Face à
l’expression de douleurs plaintives d’une âme qui souffre et qui pleure l’inaccessible, le
« double » perdu, l’amante oppose des arguments spirituels, chrétiens fondés sur la croyance
judéo-chrétienne de la rédemption. A la place d’un amour proscrit, elle exhorte son frère à la
sanctification (« sans laquelle nul ne verra Dieu »)19 opère par elle-même le sacrifice du
renoncement à la vie dans la perspective que leurs deux options puissent leur ouvrir les portes
du paradis : lieu de félicité éternelle, en guise de rattrapage à ce qui ne peut se faire ici. Ren é
idéalise l’image de l’amante, car la non consommation de l’amour qui demeure à l’état pur,
idéel, favorise la sublimation de l’être aimé. A côté de cette amante « éternelle », surgit le
visage de Marie Arnoux, image idéalisée à l’excès d’une femme « inaccessible » par le héros.
Ell
e se réfugie tour à tour dans la religion, le bon sens, la morale et surtout dans
l’incohérence, l’indétermination, les réserves, et les rêves. C’est précisément ce caractère
lunatique de la personnalité de madame Arnoux qui crée chez Frédéric les hésitations et
l’inertie.
18 Musset, op. cit., pp. 216-217.
19 « Recherchez la paix avec tous, et la sanctification sans laquelle nul ne verra le Seigneur », Hébreux 12 :14.
268
Il était empêché par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres,
lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela, son désir
redoublait. Mais la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement.20
A l’instar de Marie, mère de Jésus, Sainte parmi les saintes, selon les conceptions
judéo-chrétiennes, madame Arnoux offre une image immaculée, d’une espèce de déesse
incarnée dont le commerce s’apparente plus à un culte qu’à une volonté de conquête de la part
de Frédéric Moreau ; véritable prototype du héros flaubertien qui manque de volonté et qui ne
s’est jama
is imposé à son milieu. Pour comble, c’est l’image de cette femme qui va le hanter
durant toute la durée de l’intrigue, tant au niveau de ses relations sociale, sentimentale (avec
Rosanette, madame Dambreuse et Louise), que dans ses études, ses projets politique et de vie.
Cette image de l’amante est une image inhibitrice, accaparante et même aveuglante. Elle
participe de la déconstruction du héros et constitue de ce point de vue, un facteur sinon de
régression, à tout le moins de stagnation, en tant que ne fournissant aucun apprentissage.
Quant à madame de Rênal, femme vertueuse et croyante, elle est conquise par les
forces incompressibles de l’amour que lui dicte son cœur mis dans l’embarras à la suite des
assauts répétés de Julien Sorel. Elle devient tour à tour une mère, une amie, la source du
bonheur, la félicité. Aux combles des crises affective et psychologique nées de cette passion
amoureuse, elle ne tarde pas à lâcher :
Dis-lu
i (à monsieur Valenod) que je t’aime, mais non, ne prononce pas un tel blasphème, dis-
lui que je t’adore, que la vie n’a commencé pour moi que le jour où je t’ai vu ; que dans les
moments les plus fous de ma jeunesse, je n’avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois ;
que je t’ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus » ; ou
encore « je sens que j’aime mieux mes enfants parce qu’ils t’aiment.21
L’image de l’amante dans cette relation, c’est le don de sa personne et bien plus, de
tout ce qu’elle a de plus cher au monde : son âme, ses enfants, son mariage, sa réputation, son
ave
nir et donc toute sa relation à la société. Cette dépossession de soi-même au bénéfice de
l’être aimé est gouvernée par l’empire de la passion amoureuse dont elle donne une idée des
sacrifices qu’une amante peut consentir quand elle aime. Madame de Rênal apparaît ainsi
20 Gustave Flaubert, L’Education sentimentale , Paris, GF Flammarion, 1985, p. 261.
21 Stendhal, op. cit., pp. 146, 147.
269
comme un des personnages qui offrent l’image la plus sincère et la plus pure de l’amante dans
les œuvres du corpus ; un amour où l’on donne tout sans rien exiger en retour. Cet autre
ex
emple le montre bien :
Enter
rez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne ; ce sera peut-être un jour ma seule
ressource. Elle lui remit un étui à verre, en maroquin rouge, rempli d’or et de quelques
diamants.22
Lorsque Julien Sorel est condamné à mort – suite aux coups de pistolet qu’il tire sur
madame
de Rênal – l’option qu’elle prend de rester avec lui dans les derniers instants qui
préc
èdent son exécution, et sa mort qui suit celle du héros, trois jours après, sont des indices
incontestables de cette sincérité, de cet holocauste sentimental. Ce qui nous est donné à voir à
travers les nombreux visages des amantes que nous avons essayé de décrire dans notre corpus,
c’est
une image attachante de façon générale. L’amante recueille le héros, le réconforte,
donne un sens et de la vigueur à sa vie, le remotive moralement, le sort de son anonymat et le
replace sur la scène de l’action. Au sadisme d’Octave, répondrait certainement le masochisme
d’une Mathilde de la Mole.
A l’ine
rtie et à l’indétermination de Fréderic Moreau, l’on peut opposer la fougue,
l’orgueil et l’inflexible et démesurée passion de Julien. Aux empressements calculés et au
triomphe vaniteux de madame Dambreuse, on peut opposer les doux abandons maternels et la
sincère « abdication » d’une madame de Rênal ou l’aspiration paisible d’une Brigitte Pierson :
ell
e dont le cœur répondrait à l’attendrissement d’un cœur comme celui de Lucien de
Rubempré. En tout état de cause, l’amante apparaît comme la partenaire idéale (adjuvant et
même opposant quelquefois) qui amène le héros en cours d’apprentissage, à éprouver son
caractère, à se découvrir et à se former à la vie. Lucien, Julien (l’inflexible orgueilleux),
Octave et René versent à plusieurs reprises d’abondantes larmes parce qu’ils aiment. Cela est
également symbolique et symptomatique de ce qui s’opère en eux ; un déchirement intérieur
qui pré
figure la maturation de l’esprit, la confrontation à une expérience nouvelle, source
d’apprentissage. Face aux énigmes sentimentales que dressent mademoiselle de la Mole
devant Julien, celui-ci est obligé de se surpasser, de connaître le trouble, l’insomnie, la fatigue
en essuyant toutes formes d’affronts qui affinent son caractère et qui lui permettent d’aller au-
22 Gustave Flaubert, op. cit., p. 450.
270
delà des seuils de résistance qu’il s’était jamais cru capable de franchir. La typologie féminine
se nourrit également de l’apport des initiatrices.
1.2.1.2. – Les initiatrices
L’initiateur ou l’initiatrice, du latin initiator, est celui ou celle qui initie. Or initier,
c’est introduire à la connaissance et à la participation des mystères ; c’est aussi admettre
quelqu’un
dans une société, dans une compagnie ; ou encore faire admettre (nous l’avons
initié
parmi nous) ; mettre au fait d’une affaire, d’une science, d’un art. Convaincue de sa
volonté
d’introduire Lucien dans la haute société, Madame de Bargeton décide, outre de lui
apprendre toutes les bonnes manières qui conviennent à cette orientation, de l’initier à l’italien
et à l’Allemand :
Lucien
fut décidément un grand homme qu’elle voulut former ; elle imagina de lui apprendre
l’italien et l’allemand, de perfectionner ses manières23.
Madame de Bargeton née Louise Nègrepelisse transcende tout le corpus comme celle
à même de correspondre au mieux au profil de l’initiatrice. Ensuite, viennent Mesdames
Dambreuse et de Rênal, à un degré moindre. Toutes ces femmes recueillent les héros, leur
impriment ou tentent de leur imprimer une éducation, des manières, une conduite, un savoir-
faire et un savoir-être qui sont, à leurs yeux, les conditions indispensables au reflet de leur
propre image (Madame de Bargeton), ou les indices d’une culture de vie exigée dans le
nouveau milieu où ils sont appelés à évoluer désormais. Lorsque Louise de Nègrepelisse,
femme noble et distinguée dans la haute société angoumoisine, lasse de mener une existence
terne, sans rebondissement et lamentablement monotone, croise Lucien, ce jeune « poétriau »
de
l’Houmeau, qu’on lui présente suite aux éloges qui lui sont parvenus sur le compte du
personnage, elle le recueille et l’adoube telle une mère-poule qui recueille son poussin égaré.
Elle voulut voir le poète, cet ange ! elle en raffola, elle s’enthousiasma, elle en parla pendant
des heures entières […]. L’excessive beauté de Lucien, la timidité de ses manières, sa voix,
tout en lui saisit madame de Bargeton. Le poète était déjà la poésie24.
23 Honoré de Balzac, Illusions perdues , Paris, GF Flammarion, 1990, p. 104.
271
Ce saisissement frénétique qui s’empare des initiatrices, dès que les héros sont admis
dans leur intimité leur est quasiment commun. On a l’impression que cette espèce de coup de
foudre
précède tout engagement chez l’initiatrice. Madame Dambreuse ( L’Education
sentimentale ) est tout aussi saisie par cet enthousiasme de départ :
Leu
r liaison ne tarda pas à être une chose convenue, acceptée. Madame Dambreuse durant
l’hiver, traîna Frédéric dans le monde25.
En outre, – et c’est peut-être ce qui occasionne des ruptures rapides – les initiatrices
finisse
nt par être possessives de l’objet qu’elles entendent façonner, éduquer et former,
comme ici
Frédéric voulut partir pour Nogent, madame Dambreuse s’y opposa ; et il défaisait et refaisait
tour à tour ses paquets, selon les alternatives de la maladie26 (de monsieur Dambreuse).
Au total, l’initiatrice est protectrice, conseillère, pédagogue ; même si, confondant très
souvent
sentiment et « mission » initiatique, elle se laisse aller à des débordements et à des
accès de vengeance qui causent la perte du héros (à l’exemple de madame de Bargeton vis-à-
vis de Lucien Chardon). Madame de Rênal initie Julien aux vanités de la petite bourgeoisie de
Verrières et lui enseigne quelques manières de se tenir en société tout comme madame de
Bargeton qui entend façonner l’image de son idole de « poétriau » qu’est Lucien Chardon,
aux
convenances et exigences de sa future et nouvelle vie parisienne. Chez cette dernière, la
formation et/ou l’encadrement prend une allure de condescendance à peine voilée : « Madame
de B
argeton usa de toute son adresse pour établir chez elle son poète : non seulement, elle
l’exa
ltait outre mesure, mais elle le représentait comme un enfant sans fortune qu’elle voulait
placer ; elle le rapetissait pour le garder mais elle l’aimait plus qu’elle croyait pouvoir
aimer », et cette conviction l’amène à « enlever » Lucien qu’elle emmène avec elle (« dans sa
malle ») à Paris. Cependant, si madame Arnoux est une amante idéale, une initiatrice fidèle et
honnête, madame Dambreuse – censée servir d’adjuvant et/ou de tuteur dans le monde
capitaliste pour Frédéric – ou encore Louise Nègrepelisse qui enlève Lucien à son Houmeau
24 Ibid., pp. 99-100.
25 Stendhal, op. cit., p. 450.
26 Ibid., p. 452.
272
natal, montrent très vite leur attachement dénué de noblesse (de cœur), de conviction et de
sincérité. Tandis que Louise abandonne Lucien sur le pavé à Paris, madame Dambreuse, par
son esprit calculateur, égocentrique et intéressé, perd l’estime et la place qu’elle aurait pu
occuper auprès et dans la vie de Frédéric Moreau.
1.2.1.3. – La sœur
Il y a dans le corpus, deux personnes qui jouent ce rôle : Amélie ( René) et Eve
(Illusions perdues ) ; même si les liens fraternels entre mademoiselle Mathilde de La Mole et
le comte Norbert sont mentionnés, ils ne fonctionnent pas dans le schéma traditionnel d’une
fraternité susceptible d’intérêt, chacun menant sa vie à sa guise. Amélie et Eve se montrent
sous le
jour d’une candeur inestimable. L’image de ces deux femmes est idéalisée à l’excès :
Eve,
homonyme de la campagne d’Adam – l’ancêtre de l’humanité – dans le jardin d’Eden,
cré
ée à partir d’une des côtes de l’homme, aux fins de pallier la solitude dans laquelle Dieu l’a
placé, est synonyme de mère de toute l’humanité. C’est pour cette raison qu’en qualité de
sec
onde mère, elle s’échine, se voue de façon presque religieuse, toute sa vie durant, à se
sacrifier pour la gloire de son frère qui, à lui seul suffirait au bonheur de toute la famille. Cet
amour excessif (elle se marie pratiquement dans l’intérêt de son frère27) pour Lucien a
considérablement fragilisé et inhibé le caractère du héros. Comme une prémonition, le
narrateur avertit dès l’abord, aux premières heures des fréquentations prometteuses de
madame de Bargeton :
Lucien
chez madame de Bargeton, c’était pour Eve l’aurore de la fortune. La sainte créature,
elle ignorait que là où l’ambition commence, les naïfs sentiments cessent28.
Aux moments des difficultés financières et au plus profond du désespoir, Lucien,
s’appuie constamment sur elle pour rebondir. Et cette image du frère adoré, cette dévotion
qu’elle a pour son frère sont une espèce de leitmotiv qui pousse toujours le héros à l’action ;
Luc
ien abandonné par madame de Bargeton dans les rues de Paris, reçoit ici ses réconforts :
27 David Séchard à Eve Chardon : « Notre situation, car depuis longtemps je me suis mis au sein de votre famille,
m’oppresse si fort le cœur que j’ai consumé mes jours et mes nuits à chercher une occasion de fortune. […].
Nous souffrirons quelques années peut-être. […]. Votre douce et chère compagnie pourra seule me consoler
pendant ces longues épreuves, comme le désir de vous enrichir vous et Lucien me donnera de la constance et de
la ténacité. [….]. – J’avais deviné aussi lui dit Eve en l’interrompant», Balzac , op. cit., p. 147.
28 Honoré de Balzac , op. cit., p.99.
273
Madame de Bargeton est une femme sans âme ni cœur ; elle se devait toujours, même ne
t’aimant plus, de te protéger et de t’aider après t’avoir arraché de nos bras pour te jeter dans
cette affreuse mer parisienne […] je te voulais auprès de toi quelque femme dévouée, une
seconde moi-même ; mais maintenant que je te sais des amis qui continuent nos sentiments, me
voilà tranquille. Déploie tes ailes, mon beau génie aimé ! Tu seras notre gloire, comme tu es
déjà notre amour.29
A côté d’Eve, surgit une âme non moins angélique, celle d’Amélie que nous avons
répertoriée comme l’amante d’une vie. D’un tempérament très proche de celui de son frère
René, comme il en témoigne lui-même : « une douce complicité d’humeur et de goût
m’unissa
it étroitement à cette sœur30», elle affectionne le goût de la solitude, trouve son
plaisir dans les pensées graves et tendres. Elle sauve son frère qui songe à se suicider ;
cepe
ndant, elle le fait pour se réfugier au couvent. En outre, le jour même de sa profession,
déjà revêtue du voile qui symbolise son renoncement au monde, elle avoue à RE, sous la
forme d’un monologue et d’une prière, l’amour incestueux qu’elle lui a voué et auquel elle
cherche à échapper en se retranchant dans un cloître. Ce faisant, elle entend sauver le corps et
l’âme de son frère. Sous le couvert de l’amour fraternel et des soins maternels dans
l’éducation desquels elle a été élevée (ayant perdu leur mère à la naissance de son frère cadet
RE), elle a grandi en se sentant fortement attirée par son frère, répondant ainsi en secret aux
sentiments qu’il éprouvait lui-même pour elle. Cette fuite mêlée de dépression, ces longs
silences, ces angoisses permanentes des frères, proviennent surtout de cette incapacité à
franchir le seuil de leur intériorité en tombant amoureux l’un de l’autre et en consommant un
amour interdit entre frère et sœur. Et ce renfermement passionnel, ce surmoi outrageant –
mais ontol
ogique – créent le renoncement à la vie chez la sœur, le dépit et l’inertie à vie chez
le fr
ère qui est emporté par le « vague des passions ». Revisitons une scène de ce tableau qui
résume le drame existentiel de ces deux frères :
Quoi,
cher et trop cher René, mon souvenir s’effacera-t-il si promptement de ton cœur ? O mon
frère, si je m’arrache à vous dans le temps, c’est pour n’être pas séparée de vous dans
l’éternité31.
29 Honoré de Balzac , op. cit., pp. 246-247.
30 Chateaubriand, René, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 169.
31 Ibid., p. 186.
274
1.2.1.4. – L’épouse
Les héros dans le roman de formation intègrent un processus d’apprentissage qui ne
fait pas d’eux des responsables de famille. Etant généralement dans la fleur de l’âge lorsqu’ils
commencent leur processus d’initiation sociale, ils échappent aux charges – très souvent
secondes dans la vie d’un homme – du mariage, avec femmes et enfants. Même lorsqu’ils
trave
rsent toute une génération comme Frédéric Moreau, ils ne vivent tout au plus que des
moments de concubinage, plus ou moins prolongés, avec des amantes, échappant ainsi aux
responsabilités
et contraintes auxquelles une vie familiale de foyer les aurait contraints.
Fatalité ou déterminisme du héros d’apprentissage ? En tout état de cause, ce profil du héros
romanti
que n’est pas propre au corpus, Gabrielle Houbre pense qu’il constitue une
caractéristique consubstantielle à sa mission et/ou à son « élection ». Pis, le mariage du héros
pour elle, est un pacte de perdition qui signerait son arrêt de mort :
A ce
t univers chimérique, illuminé de tous les désirs de l’amour, s’oppose, tapis dans l’ombre,
à gauche de l’image et semblant comme le prolongement des réalités matérielles de l’existence
passée du jeune homme, la célébration d’un mariage. Celle-ci apparaît comme l’aboutissement
logique de la civilité amoureuse telle que l’entend la société au sein de laquelle le jeune homme
va prendre place. Ce mariage est mercantile, comme le sont presque tous les mariages au XIXe
siècle : par cette union raisonnée et calculée, qui rompt avec les espérances romantiques de
l’adolescence, notre héros vend son âme au diable et l’on reconnaît Méphistophélès,
surplombant la scène, qui verse l’or du contrat, contrat matrimonial symbolisé par la dot de la
mariée, mais aussi contrat avec lui, prince de l’enfer.32
Le mariage n’a donc jamais relevé de l’apanage du héros romantique.33 Activité à issue
maléfique ou pierre d’achoppement, dans tous les cas, l’univers de femmes-épouses dont on
parle dans ces chapitres ne concerne point de femme quelconque vivant dans un foyer créé par
un des jeunes « apprentis » du corpus.
Seulement, leur environnement est peuplé d’épouses qui tiennent la plupart du temps
des foyers, desquels ils reçoivent les premiers « soins » de préparation à l’entrée dans la vie
32 Gabrielle Houbre, « Les espaces parisiens de la civilité amoureuse dans la première moitié du XIXe siècle », in
Les Espaces de la civilité , Mont-de-Marsan, Editions Inter-universitaires-SPEC, 1995, p. 320.
33 «Cet incroyable dénouement court-circuite les frères ennemis que sont libertinage et passion romantique,
lesquels s’entendent au moins sur un point, le refus du mariage. », Bruno Viard, Lire les romantiques français ,
Paris, PUF, 2009, p. 131.
275
active. Mesdames de Rênal, Arnoux, de la Mole, de Bargeton sont ces dames qui, avec des
profils différents, et des rôles qui se recoupent par endroits, sont les épouses de ce corpus. Ces
femmes jouent chacune un rôle de mère de famille et de maîtresse de maison en essayant de
gérer au mieux les intérêts de la famille. Madame de la Mole est présentée par le narrateur
comme une femme d’un certain âge, dont les enfants déjà adolescents (Norbert et Mathilde de
la Mole)
, n’ont guère plus besoin de soin particulier. Rarement, elle intervient dans la vie du
couple qu’il nous est donné de voir, quoique son avis ai toujours été d’importance, comme par
exemple le souci qu’elle exprime et qui se traduit par l’acte de lui présenter Lucien à son
arrivée à L’Hôtel de la Mole.
Toutefois, cette femme manifeste une très grande sérénité liée à l’harmonie qu’on peut
aisément supposer dans sa relation de couple. Mesdames de Rênal et Arnoux sont les deux
épouses qui ont des enfants en bas-âge (trois pour la première et deux pour la seconde). Elles
ont en commun ce rôle de mère de famille qui consiste à éduquer et à prendre soin des
enfants. Ces enfants jouent un rôle prépondérant dans la relation qu’elles entretiennent avec
leur amant : madame Arnoux manque le rendez-vous qui est considéré comme celui au cours
duquel, F
rédéric et elle auraient pu consommer leur amour larvé depuis les premiers moments
de leur rencontre, à cause de la maladie de son fils. De même, lorsque madame de Rênal
manque de peu de perdre son enfant, à la suite de l’adultère qu’elle consomme avec Julien,
elle y voit immédiatement une manifestation de la sentence divine.
Une nuit, l’enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rênal vint le voir.
L’enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et ne pût reconnaître son père. Tout à coup,
madame de Rênal se jeta aux pieds de son mari […] Madame de Rênal tomba à genoux, à demi
évanouie, à embrasser ses genoux, à demi évanouie, en repoussant avec un mouvement
convulsif Julien qui voulait la secourir. Julien resta étonné. Voilà donc l’adultère.34
Et plus loin :
L’en
fer, disait-elle, l’enfer serait une grâce pour moi.35
34 Honoré de Balzac, op. cit., p. 139.
35 Ibid., p. 143.
276
Quant à madame Arnoux, elle a plus de chance dans sa molle confrontation avec
Frédéric Moreau et en profite pour lui faire une leçon de fidélité conjugale : Frédéric « Donc,
vous n’admettez pa
s qu’on puisse aimer une femme ? », madame Arnoux :
Qua
nd elle est à marier, on l’épouse ; lorsqu’elle appartient à un autre, on s’éloigne. », Frédéric
« Ainsi le bonheur est impossible ? », Madame Arnoux : « Non ! Mais on ne le trouve jamais
dans le mensonge, les inquiétudes et le remords », Frédéric « Qu’importe ! s’il est payé par des
joies sublimes », madame Arnoux : l’expérience est trop coûteuse. 36
L’épouse conserve ainsi l’image de la femme fidèle, exclusivement attachée à la
vertu, à la foi chrétienne et à son mari qu’elle n’entend cocufier sous aucun prétexte. Cet
attachement aux principes est rompu avec madame de Rênal dans sa relation avec Julien Sorel
pour bien des raisons. Mariée alors qu’elle avait seulement seize ans – sans avoir jamais
connu un
soupçon d’amour –, régulière dans le soin des enfants qu’elle suit au quotidien,
comme
principale activité domestique, elle a un contact plus régulier et plus intime avec le
héros dont la beauté et le caractère opiniâtre vont avoir raison des résistances et de l’écran
spirituel qu’elle lui oppose d’abord. Même si dans cette relation elle sacrifie ce qu’elle a de
plus cher,37 lorsqu’arrive l’heure des soupçons les plus irréductibles de la part de son mari,
elle arrive – par un de ces instincts de protection dont la femme a seule le secret – à construire
deux
plans ingénieux : l’organisation du départ du petit paysan du foyer conçu comme une
urgence en dépit de son attachement personnel au héros et donc de la difficulté liée à
l’exécution d’un tel projet, et le travail psychologique qu’elle fait auprès de son mari, afin d’à
la fois a
paiser sa fureur et détourner ses regards de Julien, principal mis en cause. Ce savant
stratagème digne de l’Ecole des femmes38, que madame de Rênal met au point, se déploie
comme suit :
J’en
reviens toujours à mon idée, dit madame de Rênal, il convient que Julien fasse un voyage.
Quelque talent qu’il ait en latin, ce n’est après tout qu’un paysan souvent grossier et manquant
de tact ; chaque jour, croyant être poli, il m’adresse des compliments exagérés et de mauvais
goût, qu’il apprend par cœur dans quelque roman.39
36 Stendhal, op. cit., p. 261.
37 Confère chapitre sur la gent féminine (II. 1-2-1).
38 Molière, L’Ecole des femmes , 1662.
39 Ibid., p. 159.
277
De toutes ces épouses du corpus, il n’y a que madame de Bargeton qui, n’ayant guère
d’enfant, plus libre d’esprit – avec une grande érudition et un mariage de raison et
d’arra
ngement et non d’amour et plus préoccupée à soigner une vie mondaine et à animer un
petit cénacle à Angoulême, qui échappe véritablement aux charges traditionnelles dévolues à
l’épouse dans cette société du XIXe siècle. Elles courent pour sauver les principaux intérêts
liés à la survie du couple : madame Arnoux courtise Frédéric dans le but d’obtenir un prêt de
quinze
mille francs pour éviter la faillite à son mari, somme qui ne sera jamais remboursée ;
madame de
la Mole s’acharne sur les préparatifs se rapportant à la décoration d’un de ses
parents qu’elle a minutieusement préparée et obtenue ; madame Arnoux accède à la vente
d’une
de leurs propriétés pour résoudre un problème ponctuel du foyer. En tout état de cause,
il nous semble que la vie d’épouse est bien résumée par cette affirmation de Stendhal :
«
Etrange effet du mariage, tel que l’a fait le XIXe siècle ! L’ennui de la vie matrimoniale fait
périr
l’amour sûrement, quand l’amour a précédé le mariage » et nous ajoutons, comme
lorsqu’il n’a pas été connu avant le mariage, comme ce fut le cas de madame de Rênal.
1.2.1.5. – La mère
Deux femmes qui retiennent notre attention en tant que mères dans le corpus : il s’agit
des
mères de certains des héros, ce sont mesdames Moreau et Chardon, toutes deux veuves et
qui ont à charge la réussite de leurs enfants. Veuve Moreau, dame de grande réputation dans
sa région, n’a connu l’expérience de la vie maritale qu’avant de prendre la grossesse de son
fils (Frédéric), son mari étant mort pendant cette période. Ce nonobstant, elle est restée d’une
dignité reconnue et appréciée de tous et a su dignement élever son fils pour qui elle prévoyait
comme toute bonne mère, une destinée glorieuse. Madame Chardon connaît une fortune bien
différente. Présentée comme le dernier rejeton d’une famille de noble du nom de de
Rubempré, elle hérite d’une situation, en tout point, nettement plus difficile. D’abord par le
mariage :
Il l’
épousa malgré leur commune pauvreté. Ses enfants, comme tous les enfants de l’amour,
eurent pour tout héritage la merveilleuse beauté de leur mère, présent si souvent fatal quand la
misère l’accompagne.40
40 Balzac, op., cit. p. 76.
278
D’une beauté exceptionnelle, altérée par la brusque disparition de son mari (lors d’un
voyage à Paris) et plongée dans les durs travaux qu’elle doit assumer pour la survie de la
famille (elle et ses deux enfants), elle est décrite comme une femme au courage et à la
discrétion inimitables. Cette situation est révélatrice du drame qui pèse sur la famille nucléaire
réduite à elle seule, dans sa quête de survie :
Le p
rix de la pharmacie lui permit de constituer trois cents francs de rente, somme insuffisante
pour sa propre existence […]. Elle et sa fille se vouèrent à des travaux mercenaires. La mère
gardait les femmes en couche41 ;
puis, la conséquence d’une telle situation est qu’elle est obligée de dissimuler son nom pour
amoindrir la honte sociale qui résulte d’une condition aussi humiliante :
Pou
r éviter à son fils le désagrément de voir sa mère dans un pareil abaissement de condition,
elle avait pris le nom de madame Charlotte.42
Enfin, quoique vivant dans cette extrême pauvreté, tout son espoir, ses efforts et ses
maigres moyens étaient pour le bénéfice de son fils Lucien : symbole de salut pour cette
famill
e ; en témoigne cette phrase :
Mada
me Chardon et sa fille Eve croyaient en Lucien comme la femme de Mahomet crut en son
mari ; leur dévouement à son avenir fut sans bornes.43
Ces deux mères, madame Moreau et madame Chardon, ont en commun d’être veuves,
d’avoir des garçons (Frédéric pour madame Moreau et Lucien pour madame Chardon) ; elles
se
préoccupent de l’avenir des enfants avec le même instinct de mère. L’Education
sentimentale s’ouvre sur un voyage que Frédéric vient d’effectuer sur ordre de sa mère au
Havre44 en vue de quérir des droits de succession devant lui permettre de continuer non
seulement ses études, mais aussi et surtout, de pouvoir mener une vie décente. Lucien
(Illusions perdues ) vit des sacrifices de sa mère épaulée par sa sœur ; sacrifices énormes qui
ne
rapportent pas grand-chose, mais dont elles sont obligées de se contenter et qu’elles
41 Balzac, op. cit., p. 77.
42 Ibid., p. 77.
43 Ibid., p. 77.
44 Flaubert, op. cit., p. 47.
279
mettent à la disposition du « fils prodige », afin de le porter au pinacle de la gloire. La mère
assume
ainsi un rôle parental irremplaçable, spécifique dans ses contours et permanente dans
sa nature.
A côté du large éventail de personnages féminins, coexistent des personnages
masculins dont l’influence sur l’intrigue, dans les œuvres du corpus, est tout aussi importante.
1.2.2. La gent masculine
1.2.2.1. – Les amis
L’ami est, selon le Littré, celui ou celle qui nous aime et que nous aimons. Il existe des
amis de cœur, des amis d’enfance ; l’ami se dit également d’un compagnon de plaisir, de
quelqu’un
qui a de l’attachement pour une autre, d’une personne liée par un intérêt de parti,
de coterie. Le héros de jeunesse sort de l’enfance et se présente, au moment de son
apprentissage, dans l’aurore ou l’éclat de son adolescence (de seize à vingt ans), se situant
ainsi dans une séquence de vie où généralement, les liens amicaux sont nombreux, variés et
cristallisent une grande attention. Le héros qui fait ses premiers pas dans la vie sociale
chemine naturellement avec des personnes – très souvent – de la même condition que lui, et
che
rchant également à se réaliser, à l’instar du protagoniste. Comme tels, ils sont amenés à
traverser des expériences communes (Desgenais et Octave, La Confession d’un enfant du
siècle ) ; à partager des joies et des peines (Julien et Fouqué, ou Julien et Le Comte Altamira
Le Rouge et le Noir ; Frédéric et Deslauriers, L’Education sentimentale ); à élaborer des projets
de vie (Lucien et David Séchard ou Lucien et Daniel D’Arthez, Illusions perdues ).
Dans L’Education sentimentale , le héros arrive de voyage et pendant qu’il est en tête
en tête avec sa mère, il est requis par son ami d’enfance, Deslauriers, – dont on nous dit que
madame More
au n’aimait guère l’amitié avec son fils – à l’appel duquel le héros ne peut
résis
ter, cependant. Dès cet instant, ce personnage apparaîtra de façon épisodique dans toute
l’œuvre, jus qu’au bilan d’une existence ratée qu’il fait avec Frédéric. C’est également ce type
d’attachement qu’on retrouve entre Julien Sorel et Fouqué qu’il consulte ou vient voir chaque
fois qu’il estime nécessaire de se confier à lui. Lorsque, dans Illusions perdues , Lucien revient
de Paris, après avoir contribué à ruiner et à causer la perte de son ami d’enfance et beau frère
David Séchard, ce dernier reste toujours solidaire du grand homme de Paris revenu bredouille
280
de leurs illusions communes. Cette longue amitié d’enfance qui sauve, qui est marquée très
souvent par le sceau de la fidélité et de l’attachement, peut faillir cependant ; c’est le cas dans
La
Confession d’un enfant du siècle , avec Octave que l’ami d’enfance cocufie et blesse en
duel, pour l’exposer ensuite à la ruine sentimentale d’où son esprit ne sortira plus
jamais : « l’homme que j’avais surpris auprès de ma maîtresse était un de mes amis les plus
intim
es45 ». Au nombre des rôles prépondérants que joue l’ami, notons son apport moral et
psychologique.
Deslauriers, fils d’un huissier de Nogent, ancien capitaine d’infanterie, d’origine plus
modeste que Frédéric Moreau, dont il est l’ami d’enfance, le condisciple de collège et de la
faculté de droit, a le profil de contradicteur de ce dernier, caractéristiques acquises grâce à une
intell
igence remarquable et à un courage résistant à tout épreuve lié à une terrible aigreur
contre la société résultant de ses origines modestes et des malheureuses expériences de la vie.
Par ce caractère, il parle sans ambages à Frédéric à qui il reproche l’ardent désir des
jouissances et une existence faite de recherche de plaisirs, dont lui-même, s’en trouvant privé,
devient la proie. Cette opposition des sentiments entre les deux personnages est l’expression
symbolique des conflits sociaux de l’époque. Deslauriers, instruit des conséquences tragiques
des inégalités sociales par une dure expérience de la vie, Frédéric les connaissant par intuition
et par bonté d’âme, manifestent une vue commune pour l’action. En voici une illustration
consécutive à une crise sentimentale survenue chez Frédéric à cause de l’éloignement
progressif et fatal de madame Arnoux :
Une a
ngoisse permanente l’étouffait. Il restait pendant des heures immobile, ou bien, il éclatait
en larmes ; et un jour qu’il n’avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit : – Mais,
saperlotte ! Qu’est-ce que tu as ? Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en crut rien. Devant
une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un homme
comme lui se laisser abattre, quelle sottise ! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c’est
perdre son temps. – Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande l’ancien. Garçon, toujours du
même ! Il me plaisait ! Voyons, fume une pipe, animal ! Secoue-toi un peu, tu me désoles » –
« C’est vrai » dit Frédéric « je suis fou !
Ce rôle d’adjuvant moral et psychologique incontournable dans la formation du héros,
pourrait être comparé à celui que joue Desgenais dans La Confession d’un enfant du siècle
45 Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle , Paris, GF Flammarion, 1993, p.46.
281
auprès d’Octave, ou que Daniel D’Arthez et ses amis du « cénacle 46» jouent auprès de Lucien
de Rubempré dans Illusions perdues. Impatient de réussir, mû par le génie précoce qu’on lui a
reconnu, mais aussi pris au piège de la sphère affairiste et immorale de Paris, puis de sa
naïveté provinciale et congénitale dont il a du mal à sortir, Lucien croit pouvoir brûler toutes
les étapes pour asseoir sa gloire dans l’univers complexe de Paris, où l’art et le talent sont
sujets aux intrigues les plus pernicieuses. Lorsqu’il est admis dans ce cercle de réflexion
composé de jeunes intellectuels futés et plus au fait des rigueurs de l’environnement parisien,
il les séduit, arrive à attirer leur sympathie et à bénéficier de leurs conseils, encadrement et
recommandations. Il va mener avec eux une véritable vie de partage, en dehors du soutien
moral, psychologique et intellectuel dont ils le couvrent.
Une f
ois admis parmi ces êtres d’élite et pris pour un égal, Lucien y présenta la poésie et la
beauté. Il y lut des sonnets qui furent admirés. On lui demandait un sonnet, comme il priait
Michel Chrestien de lui chanter une chanson. Dans le désert de Paris, Lucien trouva donc un
oasis rue des Quatre-Vents47.
Un autre pôle de cette amitié est celui qui s’appuie sur les confidences. Cela se vérifie
entre Frédéric et Deslauriers, d’une part, mais aussi et surtout entre Julien et ses amis qui, la
plupart du temps, sont occasionnels. En effet, s’il admire Geronimo pour ses qualités
artistiques, il s’attache les services du Prince Korasoff, pour sa vaste et savante culture,
notamment dans le domaine sentimental où il lui donne la fameuse recette48 qui permet au
héros de triompher de la résistance de mademoiselle Mathilde-Marguerite de la Mole. S’il y a
cependant quelqu’un qui marque Julien et dont la conversation avec lui préfigure le
dénouement de l’intrigue, c’est le Comte Altamira : un condamné à mort que Julien rencontre
lors du
bal de Retz à Paris et avec qui il partage les mêmes opinions sur le principe de l’utilité
de l’action49. Dans les œuvres du corpus, d’une manière générale, les amitiés se tissent, soit
46 Le cénacle dont parle Balzac ici est l’œuvre de sa pr opre invention, car à l’époque des faits, il n’existait en
France que les Cénacles animés par Nodier (1824) et Hugo (1826); il s’agit en fait d’un cercle de réflexion
d’amis « Ces neuf personnes composaient un Cénacle où l’estime et l’amitié faisaient régner la paix entre les
idées et les doctrines les plus Opposées […] Ils se communiquaient leurs travaux, et se consultaient avec
l’adorable bonne foi de la jeunesse ». Honoré de Balzac, op. cit., p.241.
47 Honoré de Balzac , op. cit., p.243.
48 Il s’agit des échanges épistolaires entre Julien et la maréchale de Fervaques, amie de la famille de la Mole et
femme influente de la société aristocratique parisienne. Le faisant, Julien détournait son attention de Mathilde
afin d’en susciter la jalousie et le regain d’intérêt dont il est en souffrance vis-à-vis d’e lle ; dispositions qui furent
couronnées de succès.
49 Stendhal, op. cit., p. 327-333.
282
autour d’un idéal commun ou d’un projet de vie (Frédéric-Deslauriers ; Julien-Le Comte
Altamira),
soit autour de la même condition sociale, des origines identiques (Lucien-David
Séchard, et Lucien-les membres du « cénacle »), soit autour de simples affinités (Julien-
Fouqué
). Ces déterminismes aussi divers soient-ils, fondent les liants de l’amitié tout en les
rendant indissociables et presque toujours résistants au temps et aux événements : Fouqué
vient voir J
ulien dans ses derniers jours en prison et se charge d’inhumer ses restes suite à son
exécution ; Frédéric et Deslauriers se retrouvent à l’aube de leur retraite pour faire le bilan
d’une
vie ratée. L’amitié se lie aussi par solidarité, par une commune expérience des
souffrances et/ou par affinité élective au cours de la vie. En Chactas et en le père Souël, René
fonde l’espoir de trouver les seuls confidents à même de comprendre le drame de son
existence : sa malheureuse expérience sentimentale avortée qui a tourné en une espèce de
damnation e
t d’errance spéculaire dont son existence tout entière est faite. Dans les conseils et
recommandations qu’il trouve auprès d’eux, la sagesse et la franchise le disputent à la
réprobation. En effet, en lieu et place de l’inextricable destin où les amours proscrits ont
plongé René, ses amis lui recommandent de la mesure, de la retenue ; le retour à une juste
proportion des c
hoses. Il s’agit de l’exposition de deux visions opposées de l’existence : l’une,
ce
lle de René, gouvernée par un attachement ankylosant à un passé sentimental ; et l’autre,
cell
es des deux vieillards, structurée par une conception empirique de la vie qui fait du
pragmatisme et du spirituel son champ de prédilection. L’interprétation par ces amis du héros
sonne comme un chant de délivrance :
Rien,
dit-il au frère d’Amélie, rien ne mérite, dans cette histoire, la pitié qu’on vous montre ici.
Je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît et qui s’est soustrait aux charges
de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries », dit le père Souël ; puis plus loin, Chactas
d’ajouter « oui, il faut que tu renonces à cette vie extraordinaire qui n’est pleine que de souci :
il n’y a de bonheur que dans les voies communes.50
1.2.2.2. – L’amant
Le héros de jeunesse se caractérise – on l’a dit souvent – par une beauté quelquefois
exc
eptionnelle. La vie sentimentale chez lui apparaît comme un moyen d’édification
participant de sa quête initiale de formation. Il est entre presque toujours une ou des aventures
50 Chateaubriand, op. cit., pp. 195- 196.
283
amoureuses qui, à défaut de se substituer complètement à sa quête de réalisation sociale, le
détournent de cet objectif pour l’en perdre ou le fragiliser considérablement. Nous pouvons
distinguer deux grandes catégories d’amants dans notre corpus : les amants sérieux et sincères
et
les amants désintéressés. Cette première catégorie d’amant est celle qui est liée à l’objet de
son amour par des transports sincères, un attachement incompressible et une attirance presque
maladive. Les rapports entre les deux protagonistes échappent à l’ordre ordinaire des choses
et sont gouvernés par les ressorts envahissants de l’amour. Frédéric Moreau n’a pas pu vivre
– ni pour lui-même, ni pour ses projets de vie –, tout le ramenant à l’omniprésence et au
souvenir
de Marie Arnoux. Octave de même a raté tous ses projets de vie à partir de la
première et malheureuse expérience en amour. Il donne à voir l’image d’un amant, certes
attaché, mais d’humeur difficile et lunatique ; bien plus, il a des penchants cruels.
Au souve
nir de Julien Sorel et de madame de Rênal ou de Mathilde de la Mole, il est
juste de dire que le héros ici est non seulement attachant, fervent, déterminé et transporté,
mais encore que le couple formé par Julien et madame de Rênal reste l’un des plus
sensationnels, des plus emblématiques et des plus symboliques parmi ceux que le corpus nous
donne à voir. Ces relations rendent à Julien toute la dimension de son être : sa basse origine
sociale,
la nécessité de triompher des classes supérieures qui couvrent les autres classes de
l’opprobre de leur mépris ; lui restituent toute son énergie à l’action, l’urgence morale de
réussi
r dans n’importe laquelle de ses entreprises de vie ; le souci de s’éduquer et de devenir
un érudit
; l’appel à un conformisme de vie (élégance, bonnes manières) ; mais aussi et surtout
d’aff
iner son caractère fait d’un orgueil intransigeant et d’une volonté inflexible René,
empesé, torturé et asservi par ses vains transports pour Amélie – sa sœur – abandonne tout et
se
réfugie dans un double exil : physique et intérieur. C’est un amant martyrisé et souffreteux
qui appa
raît sous le poids d’une relation trop tôt rompue, qui ne peut être sauvée par une
existence de compensation ou un simulacre de vie ; il en mourra. Les amants qui connaissent
ainsi
des fortunes diverses, présentent des visages et des réactions différents. C’est le plus
souvent par des larmes, la souffrance morale et psychologique (Frédéric, Julien), les troubles
de comportement (Julien, Octave et Lucien), que ces itinéraires de la formation se déroulent et
se vivent. Quand les amants sortent de cette espèce de brume existentielle, de cette opacité, ils
retrouvent comme une lucidité jamais recouvrée auparavant, donnant ainsi à apprécier la
tyrannie de l’expérience qu’ils viennent de traverser. Voici à ce propos, le renoncement de
Julien à une tentative qui visait à le sauv er :
284
Laissez-moi ma vie idéale. Vos petites tracasseries, vos détails de la vie réelle, plus ou moins
froissantes pour moi, me tireraient du ciel.51
Le héros de jeunesse aime certainement d’un amour sincère, quelquefois même, sans
bornes. Cependant, l’impossible réalisation de ses désirs aboutit bien des fois à une
suppléance, une espèce de pis-aller, par rapport à l’être aimé. Lorsque madame de Bargeton
abandonne Lucien de Rubempré dans les rues de Paris, au mépris de l’amour qu’elle avait
ressenti pour lui – dans un passé récent en province –, celui-ci se console dans les bras de la
jeune
et splendide artiste Coralie ; Frédéric en fera de même avec Rosannette d’abord, et
Mme Dambre
use, ensuite. C’est dans ce même élan qu’Octave se lie avec madame Pierson.
L’expérience ici est presque contre nature ; en ce sens qu’elle est perçue par les amants
comm
e une situation intermédiaire, un amour de circonstance, donc fragile, qui ne saurait
résister au temps. Si Lucien, dans ce cas de figure, a fini par s’attacher à Coralie, Frédéric
surtout, rompt très rapidement avec Rosannette et madame Dambreuse. Dans la relation, il
marque un désintérêt à la limite de l’égoïsme et même du sadisme. C’est lorsque l’enfant qui
naît de la relation entre Frédéric et Rosannette vient à mourir que ce dernier réalise
véritablement sa responsabilité dans le drame qui résulte de sa légèreté dans cette aventure
sentimentale. Cette image du désintérêt, de l’égoïsme qui fait des héros de piètres amants de
circonstance – est celle que montre à l’excès Octave, qui finit par perdre madame Pierson,
aprè
s l’avoir torturée de toutes les misères morales possibles. Après coup, voici comment il
revient à lui et à la réalité :
Et to
i, c’est à vingt-deux ans que tu restes seul sur la terre ! quand un amour noble et élevé,
quand la force de la jeunesse allaient peut-être faire de toi quelque chose52 !
Cette phase de la vie des amants peut être considérée comme une phase transitoire, un
apprentissage miniaturisé qui doit aboutir à la réalisation du grand amour : celui rêvé depuis et
qui tarde
à éclore, à se concrétiser.
51 Stendhal, op. cit., p. 521.
52 Alfred de Musset, op. cit., p. 298.
285
1.2.2.3. – Les initiateurs
L’initiateur déniaise le héros en lui donnant des armes morales et psychologiques, des
aptitudes et des connaissances dans un certain nombre de domaines de la vie (sentimental,
professionnel, art de vie). Le Marquis de la Mole crée les conditions d’une parfaite intégration
de Julien dans la nouvelle société où il est appelé à vivre désormais, en fouettant son orgueil
pour qu’il corrige son orthographe, en faisant prendre pour lui une place à l’opéra et en
l’initiant à la profession de secrétaire diplomatique. Les initiateurs appartiennent à un cercle
qui détient une connaissance ou qui possède des acquis qui échappent à l’entendement
commun. Pour partager cette existence, ce secret, il importe que le néophyte soit admis dans
leur estime ou qu’ils le cooptent expressément. Desgenais aime et admire Octave avec qui il a
une relation franche et désintéressée ; son souci de le voir triompher des misères où plonge la
vie senti
mentale, l’amène à l’initier à sa « théorie » de la « conduite humaine » en matière de
relation
entre l’homme et la femme. Cette théorie, il la croit infaillible, ce d’autant que
l’initiateur est dépositaire d’une science, d’un art de vie ; ou il croit en une religion, en une
prati
que ésotérique ou en quelque art secret, dont il cède – à l’occasion partie ou totalité, au
néoph
yte qui arrive et, en ce sens, rejoint le parcours initiatique du héros d’apprentissage.
Face à Octave, voici comment Desgenais ressource et redimensionne l’existence humaine,
telle qu’elle dérive de la relation sentimentale :
Il
y a là un grand secret, mon enfant, une clef à saisir. De quelques raisonnements qu’on puisse
étayer la débauche, on prouvera qu’elle est naturelle un jour, une heure, ce soir, mais non
demain, ni tous les jours. Il n’y a pas un peuple sur la terre qui n’ait considéré la femme, ou
comme la compagne et la consolation de l’homme, ou comme l’instrument sacré de la vie, et,
sous ces deux formes, qui ne l’ait honorée […] Et bien ! ni le travail ni l’étude n’ont pu te
guérir, mon ami. Oublie et apprends, voilà ta devise. Tu feuilletais des livres morts ; tu es trop
jeune pour les ruines. Regarde autour de toi ; le pâle troupeau des hommes t’environne. Les
yeux des sphinx étincellent au milieu des divins hiéroglyphes ; déchiffre le livre de vie !
Courage, écolier, lance-toi dans le Styx, le fleuve invulnérable, et que ses flots en deuil te
mènent à la mort ou à Dieu53.
Face à la dégénérescence des mœurs, au culte de la vertu – vain en amour – qui
ca
usent ruine et désespoir, voici la recette de Desgenais qui en cela même, initie Octave à un
53 Musset, op. cit., p. 114.
286
certain art de vie : celui fait de pragmatisme et d’un culte de l’existence à l’épicurienne54.
Dans Le Rouge et le Noir , Julien reçoit une véritable initiation à partir de trois expériences :
initia
tion à la vie de la haute société à Verrières, participation à une réunion secrète qui
prépare à une insurrection, puis séjour en Angleterre dans l’objectif affiché de recevoir une
formation préparant au métier de secrétaire diplomatique. Ces deux dernières expériences de
la vie du héros font du Marquis de la Mole, un initiateur. Et la cérémonie de remise de croix
procède bien de ce rituel initiatique qui garde une authenticité, en ce qu’elle n’apparaît
comme telle qu’après l’exécution des rites ignorés qu’elle fait subir à Julien (notamment à
travers toutes les activités auxquelles son séjour lui a donné droit en Angleterre).
Pas mal dit le Marquis en riant. Au reste, je parie, Monsieur l’homme profond, que vous n’avez
pas deviné ce que vous êtes allé faire en Angleterre […]. Vous êtes allé chercher la croix que
voilà, lui dit le marquis […]. Jusqu’à nouvel ordre, entendez-bien ceci : quand je verrai cette
croix, vous serez le fils cadet de mon ami le duc de Chaulnes, qui, sans s’en douter, est, depuis
six mois, employé dans la diplomatie.55
1.2.2.4. – Les formateurs
Le formateur est celui qui forme quelqu’un, ici le héros d’apprentissage. Le formateur
structure l’être, l’oriente et lui donne des caractéristiques particulières qui contribuent à
construire son profil. Les formateurs interviennent dans maints domaines de la vie et du
parcours du héros. Cependant, ceux que nous désignons comme tels ont une spécialité ou
jouent un rôle spécifique dans la formation du héros. Dans ce sens, ils initient ce dernier à la
connaissance d’une matière ou à l’approfondissement d’une discipline. Julien a pour
formateur le vieux chirurgien, cousin de son père, véritable père de substitution56, qui lui
54 « L'Épicurisme est une école philosophique fondée à Athènes par Épicure en 306 av. J.-C. Elle entrait en
concurrence avec l'autre grande pensée de l'époque, le stoïcisme, fondé en 301 av. J.- C. L'épicurisme est axé sur
la recherche d'un bonheur et d'une sagesse dont le but ultime est l'atteinte de l'ataraxie. C'est une doctrine
matérialiste et atomiste. Le but de l'épicurisme est d'arriver à un état de bonheur constant, une sérénité de l'esprit,
tout en bannissant toute forme de plaisir non utile (prolongé ou non). L'épicurisme professe que pour éviter la
souffrance il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires. Il ne prône donc nullement
la recherche effrénée du plaisir, comme beaucoup le pensent à tort » , http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89
picurisme, 10 octobre 2009.
55 Stendhal, op. cit., p. 315.
56 « Méprisé de tout le monde, comme un être faible, Julien avait adoré ce vieux chirurgien-major. Ce chirurgien
payait quelquefois au père Sorel la journée de son fils, et lui enseignait le latin et l’histoire, […]. En mourant, il
287
apprend le latin et l’histoire. Il lui laisse par la suite quantité de livres et de documents57 qui
influencent profondément la personnalité du personnage – l’inclinant fortement vers un amour
profond
pour Napoléon. Lorsque Julien est présenté au lecteur, cette phase de son
apprentissage est déjà achevée, si bien que le formateur n’est présenté que partiellement, tout
comme l’abbé Chélan – formateur de Julien pendant trois années –, dont le héros gagne
l’esti
me et l’amitié par l’apprentissage par cœur du nouveau testament en latin. De Lucien
Chardon, le narrateur parle en quelques lignes de sa formation au collège où il a été excellent
en poésie, en mentionnant le rôle joué par son proviseur lors de son arrivée et sa présentation
chez les Bargeton ; sans plus. Plus tard, lorsque pris dans les déboires de la vie parisienne, il
se pré
sente au « cénacle » de jeunes intellectuels dirigés par Daniel D’Arthez, il reçoit une
véritable leçon d’esthétique romanesque de la part de D’Arthez. Au bout d’une journée et au
prix de quelques fréquentations, il donne à Lucien une formation complète sur sa conception
de l’art poétique et romanesque – qui ajuste et affine les connaissances du poète
d’Ang
oulême. Suivons ici quelques extraits de ces séances :
Vou
s êtes dans une bonne voie […] mais votre œuvre est à remanier. Si vous voulez ne pas être
le singe de Walter Scott, il faut vous créer une manière différente, et vous l’avez imité […]
Entrez tout d’abord dans l’action. Prenez votre sujet tantôt en travers, tantôt par la queue ; enfin
variez vos plans, pour n’être jamais le même. Vous serez neuf tout en adaptant à l’histoire de
France la forme du drame dialogué de l’Ecossais58
Ce qui transparaît dans l’action du formateur, c’est le transfert de connaissances
fortement appuyées sur des aspects à la fois objectifs et subjectifs. Ainsi, comme on le voit, à
travers cette séance de formation, le formateur profite de l’occasion sous le prétexte de
communiquer et d’enseigner sa conception de l’esthétique romanesque – pour porter une
critique
à l’œuvre de Walter Scott. Cette option idéologique dépasse les seuls narrateurs et
héros pour mettre à l’index l’auteur lui-même. Il utilise en effet ce subterfuge pour dire sa
volonté de voir un art romanesque non conforme, à tout point de vue, à celui du romancie r
écossais dont la critique dit qu’il a révolutionné l’écriture romanesque de fond en comble.
Cette critique, qui apparaît comme une véritable mise au point, épouse la forme d’une
lui a légué sa croix de la Légion d’honneur, les arrérages de sa demi-solde et trente ou quarante volumes»,
Stendhal, op. cit., p. 39.
57 Les Confessions de Rousseau , Le recueil des bulletins de la grande armée et le Mémorial de Sainte-Hélène
constituaient le « coran » de Julien, en plus du nouveau testament écrit en latin.
58 Honoré de Balzac , op. cit., p.236.
288
querelle d’école, et in fine, celle d’une lutte de leadership entre, d’une part, Balzac59 – dont on
dit qu’il est le Water Scott français – et Walter Scott, et, d’autre part, entre la littérature
romane
sque française et l’esthétique romanesque anglaise – élaborée sur le modèle de Walter
Scott
. Et en faisant de Lucien – héros de jeunesse en formation – ou de Daniel D’Arthez
(le
ader d’opinion) – c’est la même chose – le pourfendeur de cette cause, il entend interpeller
la jeune
classe, héritière et/ou intéressée par l’écriture romanesque, à se disposer à concevoir
une esthétique qui l’emprunte aux caractéristiques locales de la société française, toutes
choses qui laissent transparaître un jacobinisme à peine voilé.
1.2.2.5. – L’époux
Les héros de jeunesse échappent à un destin marital qui aurait pu les stabiliser et les
mobiliser dans l’inaction, l’inertie. Leur désir de réalisation et d’expansion ne peut autoriser
une telle vie ; aussi, ne sont-ils tout au plus que des amants plus ou moins fidèles comme nous
l’avons vu.
Dans le corpus, les couples sont le plus souvent constitués par des personnes qui
entrent dans un réseau complexe d’actions qui débouchent sur une formation du héros en
devenir. Ainsi, les couples de la Mole, Dambreuse, de Rênal et Arnoux, donnent les époux du
même nom. Les époux ont cette caractéristique commune d’être déjà des personnes d’un
certain âge, ayant déjà fait leurs enfants et préoccupés uniquement de faire fructifier leurs
affaires, de gérer leurs activités. Leurs rôles au sein du couple ne sont pas portés au grand
jour ; il apparaît comme une volonté des auteurs, d’établir une certaine discrétion autour de
cet aspect de leur vie. Néanmoins, le marquis de la Mole et Monsieur Dambreuse offrent
l’image d’époux heureux et épanouis ; jouissant d’une grande considération et gérant de
gross
es fortunes et leur foyer avec toute la dextérité de personnes avisées, disposant de
nombreux agents et amis à leur service, prêts à intervenir dans n’importe lequel des domaines
d’activités. A côté de ces époux sans souci apparent, se dresse Jacques Arnoux – le vendeur
de faïence transformé en vendeur de tableaux –, époux ordinaire, homme peu brillant, habitué
à tra
nspirer dans de petites activités pour maintenir son commerce et l’équilibre de sa vie de
59 « Balzac a lui-même, et avec un certain succès, tenté d’appliquer ses principes en matière de critique en
fondant l’éphémère Revue parisienne , dont trois numéros paraissent en 1840. N’hésitant pas à critiquer Hugo en
pleine gloire, il a été l’un des premiers à découvrir le talent d’un Stendhal : l’article fameux qu’il consacre à la
Chartreuse de Parme comporte des reproches sur la composition [comme ici] et le style du roman mais ne font
oublier ni la chaleur des éloges ni la sincérité de l’admiration portée à son aîné. », in Histoire de la France
littéraire Tome 3, Patrick Berthier et Michel Jarrety, Paris, PUF, 2006, p.p.466-467.
289
couple. Il sait que Frédéric est l’amant de sa femme, et cela ne l’empêche guère de se lier
d’amitié avec lui ; il finit par partager, dans une espèce de consentement tacite, la même
femm
e (Rosanette) que Frédéric. Jacques Arnoux offre une image peu reluisante de l’époux, à
côté des deux premiers époux cités.
Il typifie le couple au revenu moyen à Paris, mais dont la volonté et les prétentions à la
gra
ndeur sont si fortes qu’ils finissent par se mettre dans des obligations morales qui les
astreignent fortement. Jacques Arnoux est obligé d’emprunter de l’argent à son rival Frédéric
pour éviter la chute, qui s’avérera irréversible cependant. Il doit sa seule gloire à la probité
morale de sa femme qui, en dépit des assauts de Frédéric, lui reste fidèle et lui évite l’image
de l’époux cocufié. M. de Rênal, maire de Verrières, est l’époux de province dans ce corpus.
Il a une situation matérielle confortable ponctuée d’une avarice digne d’Harpagon et, est
préoccupé de gérer une certaine supériorité doublée d’un confort de vie dans la petite ville où
il est en concurrence avec un certain M. Valenod. Quand il prend chez lui Julien Sorel comme
précepteur de ses enfants, c’est pour donner une plus haute distinction à sa renommée qu’il ne
veut voir entamée sous aucun prétexte par les « prétentions » du sieur Valenod. Ce sujet de
fierté et de distinction entraîne par ailleurs la crise la plus terrible qui survient dans la vie de
ce paisible couple. Julien séduit Mme de Rênal et en devient l’amant. Quand M. de Rênal
l’apprend, il est anéanti par la furie du mari cocufié, et en perd complètement la raison. Ses
agissements avertissent le lecteur de la profondeur de l’amour qu’il a pour son épouse certes,
mais aussi et surtout, de la dimension que peuvent revêtir les réactions d’un mari trompé :
Vou
s parlez là comme une sotte que vous êtes, s’écria M. de Rênal d’une voix terrible. Quel
bon sens peut-on espérer d’une femme ? Jamais vous ne prêtez attention à ce qui est
raisonnable ; comment sauriez-vous quelque chose ? votre nonchalance, votre paresse, ne vous
donnent d’activité que pour la chasse aux papillons, êtres faibles et que nous sommes
malheureux d’avoir dans nos familles.60 !
En effet, suite à la dénonciation des amants, M. de Rênal est devenu intraitable, torturé
à la fois par un désir de vengeance vis-à-vis tant de son épouse que de Julien. Il opère une
fouille systématique et complète de la maison, dans une agitation sans nom en vue de
rechercher des preuves supplémentaires de leur forfait. L’époux, intraitable sur la question de
60 Stendhal, op. cit., p. 156.
290
l’adultère, se calme peu à peu, après une savante argumentation61 de sa femme qui l’apaise,
quoique le laissant dans un doute partiel l’amour et la raison ayant une fois de plus
triomphé62. Les époux ne sont pas systématiquement les mêmes, ce qui aurait été surprenant
d’ailleurs, ils ont cependant en commun de préserver les intérêts de leur famille, de veiller à
préserver et à faire fructifier leurs patrimoines, en développant toute forme de réflexes
protectionnistes face à tout ce qui touche à l’honorabilité, aux intérêts et à la dignité.
1.2.2.6. – Le père
Géniteur originel de l’enfant, le père a un rôle important en tant que chef de famille
dans l’éducation de ce dernier ; surtout s’il est de sexe masculin, comme c’est le cas de nos
héros
ici. Frédéric Moreau et Lucien Chardon perdent très tôt leur père, Frédéric avant sa
naissance et Lucien dans sa tendre jeunesse ; il en est de même pour René. De tous « nos »
héros, J
ulien et Octave sont les deux seuls qui ont connu et vécu plus ou moins avec leur père.
En tout état de cause, tout se passe comme si, pour s’accomplir, le héros devait
nécessairement rompre le lien paternel ou maternel qui l’attache à l’affection familiale. Il est
ainsi appelé à partir à la rencontre des épreuves sans le contact desquelles, il ne peut se
réaliser. D’ailleurs entre ces parents et leur fils appelé à connaître un tel destin, l’affection n’a
pas toujours été au rendez-vous. Octave retourne chez son père seulement après qu’on lui a
annoncé le décès de ce dernier, de qui il a somme toute gardé un bon souvenir. C’est donc par
le témoignage du fils :
Il co
nnaissait ma vie, et mes désordres lui avaient donné plus d’une fois des motifs de plainte
ou de réprimande. Je ne le voyais guère qu’il me parlât de mon avenir, de ma jeunesse et de
mes folies. Ses conseils m’avaient souvent arraché à ma mauvaise destinée, et ils étaient d’une
grande force, car sa vie avait été, d’un bout à l’autre, un modèle de vertu, de calme et de
bonté.63
On a affaire à un père exemplaire dont les soins éducatifs n’ont pu donner au héros le
profil qu’il leur a destiné. En lieu et place d’une vie rangée, calme, rigoureusement orientée
61 Confère deuxième partie, chapitre 1, section 2, A) L’amante.
62 M. de Rênal aime non seulement son épouse d’un amour très fort, mais il est obligé de la ménager dans la
perspective de la vente imminente de terres à Besançon qui appartiennent à celle-ci.
63 Alfred de Musset, op. cit., p. 140.
291
vers des projets de vie et des objectifs nobles – tels que l’envisage la plupart des parents pour
leurs
fils – Octave a préféré une existence à la limite bohémienne, sans lendemain, cousue sur
le fil
et au gré de son inspiration, une vie lourdement gouvernée par les ressorts de l’amour –
ce domaine de toutes les incertitudes. Julien Sorel, interrogé sur l’image de son père, n’en dira
certainement pas autant. Le père Sorel, scieur de bois ou charpentier si l’on veut, est introduit
par le narrateur comme un homme doté d’une force herculéenne et d’un esprit calculateur
chez qui la brutalité et la négociation font bon ménage. Dans le traitement qu’il fait subir à
son fils, fait de brutalité et de méchanceté il fait perdre l’équilibre à Julien qui en chutant fait
tomber son ouvrage dans le ruisseau en contrebas – il s’apparente à un de ces paysans, rustres
et
limités chez qui seul le travail physique paye et dont l’amour paternel se conjugue avec la
violence et les réprimandes. Il existe un certain apparentement idéologique entre le père et le
fils au moins à deux niveaux. Dans les conditions qui sont faites à Julien pour travailler chez
les de Rênal, le père et le fils rejettent en commun l’éventualité pour lui de manger avec les
domestiques. En outre, les Sorel (père et fils) ont un esprit extrêmement calculateur et ne
ratent jamais la moindre occasion pour le prouver. Tous deux discutent jusqu’au centime près
du montant de la rémunération de Julien, pendant que ce dernier trouve une occasion de se
réjouir dans les montagnes, lorsqu’il arrive par un jeu de chantage à faire augmenter sa paie.
Là où ce caractère se manifeste comme un gros défaut, c’est au moment où, Julien, incarcéré
et attendant son jugement, reçoit la visite de son père. Comme unique préoccupation, celui-ci
cherche à savoir si Julien a fait des économies ; la réponse positive à cette question l’ayant
soulag
é, il n’est guère intéressé par la possibilité pour son fils d’échapper à la mort. Ce
caractère du personnage apparaît trop austère et par-dessus tout, inhumain et épouse plus le
contour de l’artifice de la fiction romanesque, que le caractère humain. Ces échanges entre le
père et le fils, que voici, campent le tableau de cette rencontre :
Pou
r achever de compléter sa pénible sensation, ce matin-là il éprouvait vivement le remords
de ne pas aimer son père […]. Julien était près du désespoir. Il ne savait comment renvoyer son
père […]. J’ai fait des économies ! s’écria t-il tout à coup. Ce mot de génie changea la
physionomie du vieillard et la position de Julien. – Comment dois-je en disposer […]. Le vieux
charpentier brûlait du désir de ne pas laisser échapper cet argent, dont il semblait que Julien
voulait laisser une partie à ses frères. Eh bien! le Seigneur m’a inspiré pour mon testament. Je
donnerai mille francs à chacun de mes frères et le reste à vous. – Fort bien, dit le vieillard, ce
reste m’est dû ; mais puisque Dieu vous a fait la grâce de toucher votre cœur, si vous voulez
292
mourir en bon chrétien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de votre
nourriture et de votre éducation que j’ai avancés, et auxquels vous ne songez pas…64
De cette entrevue, il ressort l’insensibilité et la cruauté d’un père qui, venu rencontrer
son fils sur le point d’être exécuté, ne manifeste aucun sentiment de compassion, encore
moins d’amour à son endroit. Il ne le plaint point, ne le ménage point ; bien au contraire, il lui
prése
nte son éducation entière et ses soins d’enfance comme une charge dont il doit
s’acquitter vis-à-vis de lui, son géniteur. Même au seuil de la mort, l’enfant constitue un
moyen pour avoir de l’argent ; l’argent, ce nouveau dieu qui surpasse tout et qui réglemente la
conduit
e de l’homme dans la société du XIXe siècle.
1.2.3. Les comportements sociaux
1.2.3.1. – Paraître en public
Le héros de jeunesse est un personnage à la recherche de ses repères ; comme tel, il ne
s’acc
omplit qu’au contact du monde, de la société et des autres. En allant à l’autre, est-il mû
par un souci de conformisme (port vestimentaire, conformité idéologique, adoption d’un style
classique) ou d’affectation d’une différence par rapport à lui ? En fonction du lieu (bals, salles
à
manger et de réception, opéras, cercles d’échanges) et des publics (camarades, amis,
collègues, gens de même condition) quelles sont les contraintes qui s’imposent au héros ? En
tant que
principal actant dans l’œuvre romanesque, le héros se distingue par de nombreuses
caractéristiques dont celle de prendre en charge d’actions qui contribuent à lui conférer son
identité. S’il médite en effet, à propos d’une vie à soi, privée, où il est censé vivre son
intériorité, il est le plus souvent porté à s’extérioriser dans l’action où se croisent et se jouent à
la fois les destins à travers idées, faits, jugements, aussi divers les uns que les autres. Lucien, à
l’Hôtel Bargeton est à la fois adulé pour sa beauté – atout dont on lui fera également l’éloge à
l’Opé
ra à Paris – et ses succès en poésie, mais aussi et surtout, moqué pour ses basses origines
sociales,
objet de curiosité et d’interrogations de la part des femmes de la haute société
angoumoisine qui voient d’un mauvais œil la relation entre le poète et sa bienfaitrice. Il
n’empêche, le héros de jeunesse ne peut appartenir à un seul espace – happé qu’il est par le
64 Stendhal, op. cit., pp. 544-545.
293
destin, encore moins agir pour contenter une catégorie sociale ; il est chevillé à une existence
qui le porte
dans une aventure qui est celle de l’apprentissage. Et ces milieux de
l’apprentissage doivent leurs richesses aux caractéristiques singulières qu’ils présentent.
1.2.3.1.1. – Art de vie et contraintes vestimentaires
La tenue vestimentaire distingue en société, impose ou disqualifie une physionomie et
contribue ainsi à asseoir un préjugé favorable ou défavorable à l’individu. Le XIXe siècle,
siècle de dandys – société ayant érigé son existence en art de vie – donne dans une
ima
gination frénétique et extravagante originellement associée à l’essence romantique, et a
recours à toutes formes de toilettes pour séduire. Pour Rose Fortassier, les écrivains eux-
mêmes, presque dans leur ensemble, sont férus de modes vestimentaires avant de
communiquer ce souci de distinction sociale, à leurs héros :
Le m
ariage morganatique de l’écrivain et de la mode s’est probablement scellé outre-Manche,
le jour où le prince des poètes, Byron, dit qu’il enviait la gloire du roi des dandys, Brummell, et
qu’il eût mieux aimé être Brummell que Napoléon, deux illustres exilés comme lui. Byron,
Brummell, les deux noms franchissent en même temps le Channel ; […]. En France, dandys et
écrivains n’avaient guère eu l’occasion de se rencontrer, et l’on imagine mal Racine jaloux de
Lauzun, Voltaire du beau duc de Richelieu, ou Lamartine du charmant d’Orsay. Il ne fallait pas
moins que Balzac pour comprendre Byron, donner à l’élégance ses lettres de noblesse, inviter
l’écrivain à prendre soin de son apparence. […] : redingote à brandebourgs de Gautier,
redingote à jupe de Barbey d’Aurevilly, veston de dandy à la boutonnière fleurie de Proust,
loden à cape écossaise de Gide. Que certaines prétentions à l’élégance n’aient pas été
couronnées de succès, peu importe !65
L’ « impeccable Brummell »66 séduit et fait des émules au sein de la société « pensante » du
XIXe
siècle, le poète Byron en premier. Il n’en fallait pas plus pour qu’en France, il y ait
comme une contagion de la mode ; phénomène dynamique qui appelle un réajustement de
tous les temps,
dans sa dimension individuelle et collective. Les romantiques en ont fait, dès
lors, une focalisation. En effet, dans une société de rupture où toutes quêtes à
l’épanouissement semblent vaines, le soin corporel, sorte d’appel à l’autocélébration, à
l’élection affective de son égo, rejoint ontologiquement l’essence individualiste du
65 Rose Fortassier, Les Ecrivains français et la mode , Paris, PUF, 1998, pp.5-6.
66 Ibid., p. 45.
294
romantisme. Balzac donne un fort écho à ce penchant et se voit appelé indifféremment « pape
de la modiphilie » ou « modimane »67 par Rose Fortassier et cerne toute son activité littéraire
des notions de mode et de beauté. Ses Scènes de la vie privée et Traité de la vie élégante68 en
sont un témoignage. Musset est aussi gagné par l’influence magnétique du phénomène et
« invente à son image le dandy Mardoche, qu’il nous présente à sa toilette, raffinant sur la
cravate comme Brummell».69 La mode gagne donc l’esprit du siècle et étend son influence
jusque dans les âmes lucides et « avant-gardistes » que sont celles des écrivains. D’où, le soin
qu’ils accordent au « paraître en public » qui impose toujours une exigence de conformité par
rapport à un minimum de règles sociales admises soit par le sens commun, soit par le milieu
qui vous accueille. Dans cet exemple, véritable témoignage historique, les écrivains dans leur
ensemble se laissent séduire par la philosophie du « paraître » qui s’apparente plus à une
quête matérielle, futile, liée au quotidien et donc dépourvue de grandeur ; eux dont les
missions
et vocation premières sont de « résister », en critiquant et en analysant la société,
afin de lui suggérer des options froides et responsables.
Dès lors,
l’on comprend mieux le souci d’élégance dont témoignent leurs personnages.
Quand Julien Sorel arrive de Verrières – suite aux soupçons d’adultère devenus de plus en
plus ré
pandus et insupportables chez les de Rênal – pour faire son éducation au sein de la
haute
société, son accoutrement, ses manières, ses connaissances, qui avaient ébloui la petite
ville sont inopérants à Paris. C’est donc la preuve que paraître en public suppose que l’on
obéisse à un code hors duquel on devient ridicule. A Paris, on définit les normes, la mode : les
toilettes
sont au goût du jour, les mentalités dans l’esprit du siècle. Quand Julien y arrive,
comme la plupart de ceux qui empruntent ce chemin de la province à la capitale, il se
dépouille de tout : son érudition latine et chrétienne, ses affectations paysanne et rurale, ses
scrupules
provinciaux pour revêtir une nouvelle tunique, celle qui le rend apte à intégrer la
société nouvelle, l’espace nouveau de vie qu’est Paris. Il lit presque tous les ouvrages
susceptibles de combler le gap intellectuel qui le sépare des autres, et en tire les éléments qui
font le ferment de sa personnalité. Passée cette transformation d’état que crée le changement
de lieu, il s’ensuit que le déplacement du héros en public intervient généralement pour
67 Ibid., p. 43 ; 54.
68 « Mais un véritable écrivain, […], l’a compris que personne, Barbey d’Aurevilly. Dans un article du Pays (22
juin 1853), il salue l’édition originale qui vient de paraître du Traité de la vie élégante . Il souligne que cet
ouvrage “ inaugure peut-être dans la littérature française du XIXe siècle un genre particulier qui a son nom
depuis longtemps en Angleterre (la littérature fashionable ou de high life) et qui, n’existant pas en France, y
débute grâce à Balzac par un chef-d’œuvre“, ibid., p. 58.
69 Ibid., p. 63.
295
répondre à un appel, à une exigence ou pour satisfaire à une invitation. En tout état de cause,
pour le héros admis dans la quasi-totalité de ces espaces, l’art, la danse et les échanges (sur la
politique, la littérature, la pensée du siècle) l’emportent sur tout. Ainsi, dans la hiérarchie
même de ces environnements, se trouvent les critères propres qui satisfont à leur
fonctionnement. Lucien Chardon aux portes de l’Hôtel Bargeton, a recours à toutes les
ressources vestimentaires qu’il estime appropriées pour l’occasion
Eve
sortit quelques louis du trésor pour aller acheter à Lucien des souliers fins chez le meilleur
bottier d’Angoulême, un habillement neuf chez le plus célèbre des tailleurs. Elle lui garnit sa
meilleure chemise d’un jabot qu’elle blanchit et plissa elle-même.70
Or, ces soins qui paraissent exquis à Angoulême ne peuvent résister à Paris, où l’on est
plus exigeant qu’en province ; aussi, Lucien a-t-il recours à d’autres ressources vestimentaires
pour pouvoir pénétrer cette société parisienne. C’est à ces généreux soins que s’active la belle
et convoitée actrice Coralie, quand elle lui accorde cet asile sentimental71 inespéré sur les
bords de la Seine :
Cor
alie avait baigné, peigné, coiffé, habillé Lucien ; elle lui avait envoyé chercher douze belles
chemises, douze cravates, douze mouchoirs chez Colliau, une douzaine de gants dans une boîte
de cèdre.72
Paris offre une multitude de possibilités et incline à des comportements qui peuvent
diverger d’un lieu à un autre, d’une expérience à une autre, d’un individu à l’individu suivant.
Cette métamorphose de Julien se passe de commentaire :
Un j
our Julien revenait de la charmante terre de Villequier, sur les bords de la Seine, que M. de
la Mole voyait avec intérêt […]. Julien était un dandy maintenant, et comprenait l’art de vivre à
Paris.73
70 Honoré de Balzac , op. cit., p.101.
71 Lucien Chardon porté par les rêves et les ambitions d’une réalisation possible à Paris – dans les malles de
Madame de Bargeton, son amante et protectrice – y est abandonné par celle-ci qui court à d’autres projets.
Lorsqu’aux abois, il est « choisi » par Coralie, superbe actrice en vogue dans le Paris de l’époque, il se console
de cette réhabilitation.
72 Ibid., p. 329.
73 Stendhal, op. cit., p. 317.
296
Les auteurs, on l’a vu, font de terribles efforts pour soigner leur profil physique
comme pour attester de leur appartenance à la mouvance romantique « qui érige en puissance
la Fantaisie, [et qui] ne pourra que sympathiser avec la mode »74, aux dires de Rose Fortassier.
A ce propos, il est reconnu à Balzac d’avoir fait des efforts héroïques en direction de la mode
à travers l’usage de pommades, de parfums et de sa légendaire et grosse canne de Suisse. Ce
choix de vêtements ou de profil qui sied au mieux pour refléter la personnalité des individus,
habite la quasi-totalité des auteurs, comme on l’observe également chez Flaubert. En effet,
Frédéric Moreau a un gros souci de l’élégance vestimentaire comme tous ceux qui, habités par
la fièvre de la réussite sociale ou éprouvant de l’amour pour une femme dans ce siècle, se font
la contrainte morale de soigner leurs toilettes. Lorsqu’il revient de la campagne où il a dû se
réfugier pour des soucis pécuniaires, Frédéric se met à la mode et devient un dandy de Paris :
Frédér
ic ne cessera de lier la question vestimentaire à la réussite mondaine ou amoureuse, au
point de s’exiler dans sa province aussi longtemps que, ruiné, il ne peut paraître devant Mme
Arnoux ou Mme Dambreuse qu’avec “des gants bleuis du bout, un chapeau gras et la même
redingote pendant un an“. Et, à peine reçu l’argent du trimestre ou escompté celui d’un
héritage, il se précipite chez le chapelier, le bottier, le marchand de cannes et chez le fameux
Pomadère, émule des Staub et des Buisson balzaciens, où il commande d’un coup trois
pantalons, deux habits, une pelisse de fourrure et cinq gilets.75
Le personnage prend toutes ces dispositions vestimentaires, avant de s’en aller voir
Mme Arnoux et de paraître au salon Dambreuse. Aussi, si « le vêtement est un stimulant du
rêve
romantique »76, selon le mot de Rose Fortassier, irrigue-t-il l’esprit et l’œuvre des
romanciers.77 Ce qui est remarquable dans la conception de l’esprit vestimentaire de cette
époque, c’est l’unanimité qui semble être de mise au niveau de tous les auteurs.
Au total, Paris impose et expose à un art de vie qui, au-delà d’un habillement
conforme aux mœurs du milieu, requiert des traits de distinction tant au niveau intellectuel
qu’au niveau d’un savoir-être et d’un savoir-vivre. Frédéric Moreau et Deslauriers sont des
hommes cultivés (juristes de formation), ils sont imbattables dans les questions relatives au
74 Rose Fortassier, op. cit., p. 6.
75 Ibid., p. 98.
76 Ibid., p. 6.
77 « A Balzac, Flaubert reprend le motif du jeune homme pauvre à qui manquent, pour faire la conquête des
femmes et des salons, un chapeau à coiffe propre, des chaussures qui n’aient pas recueilli la boue des rues, des
gants frais, et du linge, toujours du linge. », ibid, p. 97.
297
droit, à la philosophie, à l’art et à bien d’autres domaines de connaissance comme l’histoire,
l’économie. Julien triomphe à Paris par sa prodigieuse mémoire, l’originalité de ses prises de
position et l’exubérance d’une certaine fierté de classe mêlée d’un orgueil excentrique – qui
cré
ent une certaine admiration78 pour sa personne. Lucien à Paris, fait également éclore ses
talents naturels qu’il actualise à travers la poésie et le journalisme ; et outre sa légendaire
bea
uté, ces dons lui sont également reconnus. Les différentes attitudes des héros de jeunesse
en public nous font dire qu’ils ont une aptitude extraordinaire à l’apprentissage et épousent
sans peine les courants de pensée en vogue de leur temps. Les rencontres en public se
caractérisent aussi par des échanges ; c’est l’exemple que donnent Julien Sorel et le Comte
Altamira –
un condamné à mort – dont les idées fascinent et influencent le cours du destin du
héros.
1.2.3.2. – Etre en privé
L’ « être en privé » du héros ramène au repli sur soi, à cette intériorité où il se retrouve
dans l’introspection pour aller et/ou repartir à l’assaut de sa quête. C’est un moment de bilan
et de résolutions qui réarment ou désarment le héros qui se retrouve seul face à sa conscience,
en dehors de toute présence gênante et où il peut se consacrer exclusivement à sa propre
personne. Octave et René sont les plus solitaires parmi les héros du corpus ; choix ou
contraint
es de la vie ? Toujours est-il que René, crucifié par ses aspirations sentimentales non
assouvie
s, se refugie dans la solitude, le repli sur soi pour « étouffer les sanglots » continus
d’une existence infernale :
Mon
chagrin était devenu une occupation qui remplissait tous mes moments : tant mon cœur
est naturellement pétri d’ennui et de misère79 !
Octave qui n’est pas loin de vivre une vie similaire, exagère tout aussi bien son repli
sur soi, pour méditer sur l’objet de sa passion amoureuse, ce qui induit chez lui une vie
monotone, sans relief, qui l’enfonce dans une attitude anti-sociale et terriblement malveillante
vis-à-vis de son amant dont il empoisonne l’existence. René meurt de mélancolie, quand
78 A la préoccupation de Mlle Mathil de de la Mole de savoir pourquoi son père donne la croix à Julien au
détriment de son frère – le Comte Norbert de la Mole – les deux premiers cités sont d’accord pour reconnaître à
Julien, la profondeur de son caractère, le sens de l’imagination et un mérite certain.
79 Chateaubriand, René, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 192.
298
Octave perd madame Pierson à cause des caprices d’un amour tyrannique, sadique et
traumatisant qu’il lui inflige. C’est aussi en privé que l’esprit se forge pour les combats de la
vie. Julien Sorel est inflexible dans l’action parce que toutes ses relations avec les autres
protagonistes procèdent d’un calcul et d’une planification sérieuse grâce à sa capacité de
méditation sur les faits et réactions de tous ceux avec qui il entretient des rapports de quelque
nature que ce soit. Déjà à Verrières, dans ses relations avec le couple de Rênal, il a tiré profit
de cette forte intériorité80. Julien est, comme possédé par une espèce de susceptibilité rageuse
et tellement extravertie, qu’elle est connue de tout son entourage ; c’est ce qui fait le
fondement
de son orgueil et son caractère. Cependant, de façon générale, les héros
apparaissent tous traumatisés dans leur isolement par leurs amants pour qui ils font l’essentiel
de leur plan de vie. Frédéric n’a pas de vie privée qui ne prenne en compte les spéculations
morale et psychologique intégrant fortement la truculente personnalité de madame Arnoux,
qui apparaît comme le début et la fin de toute entreprise. La vie en privé est aussi l’occasion
des troubles (moral et psychologique), des mises au point, des hypothèses, des résolutions
(même si elles ne sont pas appliquées), de l’engourdissement contemplatif. Voici comment
Julien anticipe la suite qu’il réserve au sentiment déclaré de mademoiselle de la Mole :
Julien
cherchait à ne pas exagérer cette singulière amitié. Il la comparaît à un commerce armé
[…]. Julien avait compris que se laisser offenser impunément une seule fois par cette fille si
hautaine, c’était tout perdre. Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que ce soit de prime
abord, en défendant les justes droits de mon orgueil, qu’en repoussant les marques de mépris
dont serait suivi le moindre abandon de ce que je dois à ma dignité personnelle ? 81
Julien apparaît comme un personnage méthodique, appliqué, dont les soins de la
relation à autrui témoignent d’une grande rigueur. Sa conduite avec ses employeurs – sur le
plan profe
ssionnel, à Verrières comme à Paris, ses quatorze mois passés au séminaire de
Besançon, n’ont jamais souffert la moindre ambiguïté et sont gérées avec une rigueur
arithmétique. C’est une personne méthodique qui dégage un sens très élevé de responsabilité
et de dignité.
80 Calculateur, méfiant a priori, et prêt à donner réponse à tout, il n’a jamais été surpris par quelque disposition
en sa faveur (lorsque Mme de Rênal consent à lui donner de l’argent en guise de reconnaissance pour la qualité
de son enseignement par exemple), ou contre lui (il anticipe la nouvelle de sa dénonciation auprès de M. de
Rênal et se méfie au moment des fouilles intempestives orchestrées par celui- ci ; prêt à refuser qu’il le touche).
81 Stendhal, op. cit., p. 343.
299
Comme ici, la forte personnalité de Julien lui permet de conserver une ligne d e
conduite qu’il se fixe d’avance grâce à son caractère il n’en va pas de même pour les autres
héros, dont Frédéric et surtout Lucien. Ce dernier est exclusivement porté sur l’idée de gloire
et de jouissance. Préoccupé par l’immédiate éclosion de ses talents, il s’accroche à
l’éphémère, offrant l’image d’un être extraverti qui manque de tact et d’analyse par rapport
aux hommes et à la société. Il est le produit de la naïveté provinciale que Paris n’a pas réussi à
transformer, par manque d’une forte personnalité et d’un sens pertinent d’analyse. En effet,
Lucien arrive sur le théâtre parisien à la recherche d’une gloire littéraire que son Angoulême
natale ne peut lui offrir. Ses premiers contacts avec le monde des lettres et de la librairie
laissent entrevoir son potentiel talent et les perspectives qui se présentent à lui. Cependant,
rongé par l’appât du gain rapide et préoccupé de paraître aux yeux de la société parisienne, il
s’attache les amitiés de personnes superficielles et malhonnêtes dont l’objectif est de traire les
talents naissants, afin de les conditionner à une dépendance des plus cruelles.
Lucien s’essaie au journalisme où il triomphe, par le biais de quelques articles de
journaux – le premier, d’une originalité saisissante étant consacré à Coralie, celle qui
deviendr
a sa muse. Ramené à la raison de façon quasi permanente par d’Arthez et son groupe,
il ne peut résister au factice appel de la congrégation des journalistes et à la jouissance de
quelque miette de bonheur qu’il croit lire dans ce sort éphémère. Lucien est encouragé et
ramolli par sa douce et belle compagne dont l’atout essentiel, au-delà de la beauté, est d’être
actrice. Sa vie privée entière lui est consacrée qui s’exalte dans cette conduite insouciante des
bonheurs sans lendemain, trahissant la certitude d’Alain Montandon selon laquelle : « Le
héros
d’apprentissage discerne une continuité dans la diversité des expériences et une
progressivité de sa vie grâce à l’introspection, la réflexivité que les jeux de miroirs et d’échos
rendent possible».82 Les petites tentatives qu’il fait de revenir au groupe de d’Arthez, donc de
se remettre dans le sens de la marche, sont noyées par ses propres faiblesses et la voix de
Coralie qui sonne comme sa conscience. C’est à ce moment précis que le personnage
balzacien opère le mauvais choix dont il va être victime toute sa vie durant. Affaibli par les
soins et conseils maternels de Coralie, incapable d’analyse objective et de choix courageux, il
s’enterre dans ce pis-aller d’existence sans projection et finit par s’étioler seul, telle la rose
dont la durée de vie est circonscrite dans le cours d’une journée. Toute la vie du provincial
semble résumée dans cette page que le narrateur lui consacre :
82 Alain Montandon, Le Roman au XVIIIe siècle en Eur ope, Paris, PUF, 1999, p. 357.
300
Ainsi, par la bénédiction du hasard, aucun enseignement ne manquait à Lucien sur la pente du
précipice où il devait tomber. D’Arthez avait mis le poète dans la noble voie du travail en
réveillant le sentiment sous lequel disparaissent les obstacles. Lousteau lui-même avait essayé
de l’éloigner par une pensée égoïste, en lui dépeignant le journalisme et la littérature sous leur
vrai jour. Lucien n’a pas voulu croire à tant de corruptions cachées ; […]. Au lieu d’être saisi
d’horreur à l’aspect du cœur même de cette corruption parisienne si bien qualifiée par Blücher,
il jouissait avec ivresse de cette société spirituelle. […]. Puis il savourait les premières délices
de la richesse, il était sous le charme du luxe, sous l’empire de la bonne chair ; ses instincts
capricieux se réveillaient, il buvait pour la première fois des vins d’élite, il faisait connaissance
avec les mets exquis de la haute cuisine ; […]. Enfin cette Coralie qu’il venait de rendre
heureuse par quelques phrases, […], était d’ailleurs la plus jolie, la plus belle actrice de Paris.
Le Cénacle, ce ciel de l’intelligence noble dut succomber sous une tentation si complète. […].
Le succès de son article et la conquête de Coralie étaient deux triomphes à tourner une tête
moins jeune que la sienne.83
Ce tableau, dont l’objectif est de peindre les premiers moments de bonheur de Lucien
à Paris, restitue la simplicité d’un esprit qui n’ira jamais au-delà des impressions que ces
moments fugaces créent dans son imagination. L’état d’âme du moment de Lucien le
conditionne à ses choix futures et à sa conduite sociale ; toute chose qui le perd dans cette
"jungle " de
s intérêts qu’est la capitale. Aveuglé par l’écume d’une gloire espérée, il se
contente des premières lueurs à travers la consommation avide et sans arrière-pensées des
prémices. Ce handicap ne lui permet pas de profiter de sa relation avec Mme de Bargeton84
dans son espoir de rattacher la particule nobiliaire à son nom. En effet, avant leur dernière
confrontation – par Mme d’Espard interposée – où leurs relations vont définitivement
s’effond
re, Lucien dispose de suffisamment de temps pour réfléchir et arrêter des décisions
qui auraient pu lui être avantageuses. Cependant, inapte aux cogitations , et faible devant les
acquis du moment, il crée les conditions d’une rupture définitive d’avec cette femme,
synonyme, entre autres, de renonciation à sa postulation à la noblesse et donc au nom « de
Rubempré », de son exil définitif sur le théâtre parisien et de sa volonté de réussir sans l’aide
de que
lqu’un.
83 Balzac, op. cit., p. 323.
84 Ibid., pp. 396-397.
301
1.3. Les héros du roman de formation
1.3.1. Nécessité d’ une ascension sociale
1.3.1.1. Une origine sociale chargée
La toile de fond socio-historique de notre corpus se ressent fortement de cette
séquence saisissante que Musset expose au début de son œuvre :
Pen
dant les guerres de l’Empire, tandis que les maris et les frères étaient en Allemagne, les
mères inquiètes avaient mis au monde une génération ardente, pâle, nerveuse. Conçus entre
deux batailles, élevées dans les collèges aux roulements des tambours, des milliers d’enfants se
regardaient entre eux d’un œil sombre, en essayant leurs muscles chétifs. De temps en temps,
leurs pères ensanglantés apparaissaient, les soulevaient sur leurs poitrines chamarrées d’or,
puis les déposaient à terre et remontaient à cheval.85
Le contexte de naissance et d’évolution de ces générations est tout simplement une
tragédie avec l’absence du père, la solitude de la mère et des enfants dont le drame, plus
complexe, est doublé de leur maintien dans les internats. Cette existence qui n’a d’autre
conséquence que de les rendre tous « ardents, pâles et nerveux », donne à cette génération une
origine déjà chargée. C’est justement cette origine que le romancier exploite dans son œuvre
pour donner à son héros d’apprentissage les armes de la conquête d’une société dans laquelle
il se lance avec de gros handicaps de départ. C’est une quête de soi, une aventure dans le
monde, un cycle d’apprentissage au long cours qui s’impose à lui par rapport à une situation
de manque, à une carence, une insuffisance à combler. Ces enfants du siècle, jetés dans la
gueule de cette société, sont l’émanation de toutes les couches les plus basses que sont : le
monde pa
ysan, le secteur ouvrier et des secteurs informels . Tout bien pesé, le roman de
formation met en scène un personnage d’une origine sociale complexe, de naissance
quelquefois obscure et/ou d’enfance pénible qui doit affronter la vie. Charles Deslauriers dans
L’Education sentimentale est un cas typique de cette enfance douloureuse :
Le p
ère de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démissionnaire en 1818, était venu se
marier à Nogent, et, avec l’argent de la dot, avait acheté une charge d’huissier, suffisant à peine
pour le faire vivre. Aigri par de longues injustices, souffrant de ses vieilles blessures, et
toujours regrettant l’Empereur, il dégorgeait sur son entourage les colères qui l’étouffaient. Peu
85 Alfred de Musset, op. cit., p. 26.
302
d’enfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère,
quand elle tâchait de s’interposer, était rudoyée comme lui. Enfin le capitaine le plaça dans son
étude, et tout le long du jour, il le tenait courbé sur son pupitre à copier des actes, ce qui rendit
l’épaule droite visiblement plus forte que l’autre86.
Dans d’autres cas, comme celui de Lucien Chardon, c’est une autre forme de misère
qui caractérise l’enfance. Premier fils d’une famille dont le père fut apothicaire, il doit
survivre avec sa sœur et leur mère dans des conditions d’existence pénibles. Cette pauvre
dame (madame Chardon) se ruine pratiquement (moralement et physiquement), s’échine au
quotidien pour pouvoir élever ses enfants. Cette persécution morale ne suffit pas pour
interpeller Lucien, qui, habitué à une certaine forme de paresse, ou ne sachant quoi faire, se
trouve être la véritable charge et donc le problème essentiel de cette famille aux ressources
inexistantes. Sa dévotion pour la poésie rejoint l’amour de Julien Sorel pour les livres et son
horreur pour les travaux physiques dans lesquels sont engagés son père et ses frères. Ces deux
personnes croient pouvoir réussir en dehors des activités et de l’univers parentaux. Leurs
rêves ont toujours été de pouvoir bénéficier d’une circonstance qui crée les conditions de leur
ascension sociale, qui commence par l’abandon du cocon familial. Ainsi donc, pour tous les
héros du corpus, l’origine sociale c onstituant un handicap, représentant un référent humiliant
qui condamne à végéter dans une existence obscure, sans éclat, marquée par l’anonymat il
s’impose l’impérieuse nécessité de la surmonter. Ce passé obscur, ce présent incertain et cet
avenir de tous les espoirs représentent pour ces jeunes héros, les contextes moral et physique
de leur réalisation :
Tr
ois éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un
passé à jamais détruit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles de l’absolutisme ;
devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et entre ces deux
mondes… quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent de la jeune
Amérique87
Le narrateur donne une dimension allégorique à ce parcours ou quête de la jeune
génération, qui est à la fois moral et physique. C’est l’émanation profonde d’une aspiration au
changement, à la réalisation fondée sur les « ruines » et « les fossiles de l’absolutisme », et
86 Gustave Flaubert, op. cit., p. 59.
87 Alfred de Musset, op. cit., p.31.
303
donc résolument tournée vers la liberté et la république. C’est au prix de cette traversée en
tous points assimilable aux efforts nécessaires pour traverser « l’océan » que se dessinent les
trait
s de cette délivrance. Autrement dit, le rêve au bonheur, la quête de bien-être des
générations présentes sont largement subordonnés à un engagement fait d’efforts, de
persévérance et d’espoir. Cette réalité conjoncturelle fait du héros un être d’ambition.
1.3.1.2. – L’ambition : être, devenir adulte et réussir
dans la vie
Alors il s’assit sur un monde en ruine une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants des gouttes
d’un sang brûlant qui avaient inondé la terre ; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre
[…]. Quand les enfants parlaient de gloire, on leur disait : faites-vous prêtres88, quand ils
parlaient d’ambition : faites-vous prêtres, d’espérance, d’amour, de force, de vie : faites-vous
prêtres89
Comment s’affranchir d’une telle conviction, d’une fatalité si contraignante qui est
par essence opposée à la projection dynamique dont l’esprit du jeune se caractérise ? Au-delà
ou
en deçà de cet itinéraire obligé, ces jeunes gens incarnés par nos héros, rêvent à de
nombreuses autres postulations socio-professionnelles qu’ils estiment capables de figurer
leurs attentes, pendant ou après la formation dans les collèges et lycées, ils rêvent de changer
de conditions de vie, de réaliser quelque chose dans leur vie, à partir d’un modèle ou d’un
idéal.
Il y a d’abord les premières aspirations d’enfance ou de tendre jeunesse, ensuite les
options plus objectives qui surviennent aux moments de l’adolescence et de l’âge adulte.
Julien est d’abord fasciné par la profession militaire : «des chevaux qu’il vit attacher le
rendire
nt fou de l’état militaire », puis « Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon ; il
annonça
le projet de se faire prêtre et on le vit constamment, dans la scie de son père, occupé
à apprendre par cœur une bible latine que le curé lui avait prêtée»90
Lucien et son ami David Séchard désirent être, pour le premier, un homme de science
– en souvenir de son père qui lui a communiqué l’amour et l’intérêt pour la discipline – et
pour le se
cond, poète avec des aptitudes très tôt décelées chez lui. Cependant, les réalités de la
vie vont inverser les rôles chez les deux amis. Frédéric et son ami Deslauriers ne font pas
88 Sous la Restauration, être prêtre est bien plus gratifiant qu’être soldat. L’époque impériale est terminée, et avec
elle, ses avantages ; d’où l’incertitude et l’écartèlement où se trouve Julien qui est pris d’embarras entre les deux
options.
89 Ibid., pp. 28-29.
90 Stendhal, op. cit., pp. 44- 45.
304
moins. Epris de lectures dès leur jeune âge, ils nourrissent de nobles ambitions quant à leur
avenir. Frédéric « ambitionnait d’être un jour le Walter Scott de la France », tandis que
Deslauriers « méditait un vaste programme de philosophie, qui aurait les applications les plus
lointaines». Et au-delà de l’ambition, c’est la récurrence avec laquelle on y revient, doublée de
la force et de la place qu’on lui assigne dans son existence, qui interpelle. Voici comment les
deux amis vivent ces chimères d’adolescence :
Ils
causaient de tout cela, pendant les recréations, dans la cour, en face de l’inscription morale
peinte sous l’horloge ; ils en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de Saint-Louis ; ils en
rêvaient dans le dortoir […] ils en parlaient interminablement91.
Le rêve épouse ici un caractère obsessionnel en ce qu’il assiège les consciences des
personnes qui font ces projections. L’autre dimension de la vie qui est associée à ces
ambitions professionnelles, est la réussite sociale et matérielle, qui rime avec l’aisance
financière et une vie faite d’insouciance et de jouissances de tous ordres, comme sait bien
l’imaginer une conscience d’adolescent. Le premier pas à franchir dans cet escalier qui porte
au pinacle de la gloire, c’est de « monter à Paris ». Eve Chardon fait écho à cette aspiration de
son fr
ère véritable secret de polichinelle – dans la conversation qui précède sa demande en
maria
ge par David Séchard : « Peut-être un jour ira-t-il [Lucien] à Paris, le seul théâtre où il
puiss
e se produire, et où ses talents seront appréciés et rétribués.92 ». Le départ pour Paris,
condition sine qua non pour réussir, sonne également d’une même cloche à l’oreille du héros
de Stendhal : «alors il songea it avec délices qu’un jour il serait présenté aux jolies femmes de
Paris, il saura attirer leur attention par quelque action d’éclat. Pourquoi ne serait-il pas aimé
d’une d’entre elles, comme Napoléon, pauvre encore, avait été aimé de la brillante Madam e
de Beauharnais ? ». 93
L’amour, le grand sujet, l’ultime aboutissement, hante avec délice tous les esprits qui
l’associent comme le sel, à la soupe. S’il ne désarme pas dès le départ (René et Octave), il
orne la vie, embellit le succès, s’apparente au succès lui-même, et requiert toute une stratégie,
impulse les rêves les plus enflammés : début d’une sublimation de l’existence elle-même.
L
ucien part déjà de son Angoulême natal avec une amante inespérée : madame de Bargeton ;
Deslaurier
s fait de la conquête de madame Dambreuse, épouse du riche bourgeois du même
91 Gustave Flaubert, op. cit., p. 60.
92 Honoré de Balzac , op. cit., p. 145.
93 Stendhal, op. cit., p. 45.
305
nom, un défi auquel Frédéric doit s’astreindre94, une fois à Paris ; puis revenant à leur rêve
commun de
jouissance, il est concupiscent :
Puis
ils reviendraient à Paris, ils travailleraient ensemble, ne se quitteraient pas ; et comme
délassement à leurs travaux, ils auraient des amours de princesses dans des boudoirs de satin,
ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres95
Par ailleurs, bien après, pendant ou même avant ces heureuses perspectives, la réussite
qui rime avec la puissance financière est un atout indispensable à la somme de félicités qu’ils
rêvent. L’idée de la fortune, seule capable de sortir des basses conditions de vie décrites plus
haut, hante tous les esprits, avec une intensité presqu’égale. Ainsi, de Julien Sorel, cette mise
au point expressive du narrateur :
Qui e
ût pu deviner que cette figure de jeune fille, si pâle et si douce, cachait la résolution
inébranlable de s’exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune ! ». Sur la même
lancée, Lucien et son ami David Séchard s’organisent : « Tous deux, l’esprit gros de plusieurs
fortunes, ils possédaient cette haute intelligence […]. Durant une de ces conversations où,
pressés par le défaut d’argent qui leur liait les mains, ils ruminaient, comme tous les jeunes
gens, les moyens de réaliser une prompte fortune en secouant les arbres déjà dépouillés par les
premiers venus sans en obtenir un fruit96
Cette aspiration légitime à la fortune est pour certains de nos héros, le sésame qui donne accès
à toutes les gloires : devenir et être adulte, réussir dans la vie, c’est donc accéder à la gloire,
quoique ce
la en coûte. L’une des marques les plus expressives de cette ardente volonté
d’atteindre à la gloire est contenue dans l’expression « jeune ambitieux » dont Lucien et
Jul
ien sont indifféremment affublés.
1.3.1.3. L’aspiration au bonheur et à la liberté
Le bonheur est certes pluriel, en ce qu’il varie d’un individu à un autre. Il
s’appréhende cependant comme un état heureux, de pleine satisfaction et de jouissance, selon
94Deslauriers à Frédéric, en guise de recommandation avant son départ pour Paris : « Arrange-toi pour lui plaire,
et à sa femme aussi, deviens son amant » (cela sera une prémonition puisque plus tard, ce vœu va se réaliser).
95 Gustave Flaubert, op. cit., pp. 60-61.
96 Honoré de Balzac , op. cit. p.78.
306
Le Littré. Cette satisfaction peut être d’ordre moral ou matériel ; elle peut s’étendre sur le
temps ou
être limitée, élargie à un groupe de personnes ou restreinte à un seul individu.
Toujours est-il que l’on envisage le bonheur pour soi et ensuite, pour les autres. Le héros qui
prend son envol dans un contexte socio-politique qui lui est défavorable doit vaincre les
obstacles de sa naissance et de son origine sociale, surmonter les handicaps divers de
complexe, de nom, de culture pour se projeter dans la perspective du bonheur auquel la liberté
est étroitement attachée. L’Empire et la Restauration ne semblent pas contribuer à réunir les
conditions d’une existence heureuse, cependant, l’optimisme qui caractérise la raison humaine
autorise c
ette postulation, même si les héros ne le sont pas toujours.
Selon le Littré, la liberté s’entend au sens large, comme la possibilité d’aller et venir,
d’exprimer son opinion, d’action au sens de faire éclore un talent, de concourir en vue d’avoir
les mêmes chances de réussite sociale. Dans ce sens, quitter la province, abandonner les siens
pour se retrouver à Paris où se jouent presque tous les destins, est une des marches les plus
importantes dans la conquête de cette liberté. En sus, il y a une liberté de type individuel qui
s’entend d’un double élargissement du cadre familial et des obstacles de sa propre intériorité,
dans la quête de sa propre réalisation. Frédéric Moreau se libère de la contrainte d’une mère
qui lui impose d’épouser mademoiselle Roque, la fille de leur voisin ; toutes les raisons
ava
ncées pour combler les attentes du personnage à ce sujet, ont été vaines. De même, cette
liberté d’échapper aux injonctions familiales est obtenue par Julien Sorel – certes avec un peu
plus de
chance – qui, abhorrant le travail de charpentier que son père exerce, est comme
délivré par la proposition de M. de Rênal de le choisir comme précepteur de ses enfants. Cette
occasion était d’ailleurs fortement attendue par le héros en ce que, s’étant déterminé à devenir
militaire ou prêtre, il attendait une opportunité pour sortir du gîte familial. La liberté physique
une fois obtenue doit nécessairement s’accompagner d’une liberté d’action qui prend sa
source dans les profondes aspirations de l’individu, lesquelles sont l’émanation ou la
manife
station de sa personnalité. L’attitude de René et d’Octave ouvre à cet égard deux
hypothèses que voici : soit ils n’ont pu vaincre les amarres de leur conscience affective pour
vivre c
ette liberté en amour et dans la vie, soit, ils ont choisi la voie d’une liberté qui les aura
arrachés aux conceptions du sens commun en amour – en tout état de cause, ils ont opté pour
des solutions extrêmes97 dans ce domaine. L’environnement actualise également cette quête
97 Après les échecs successifs de René (à formuler son projet d’amour incestueux avec sa sœur Amélie, et à le
consommer) et d’Octave (qui travestit toute sa vie sentimentale par les récriminations faites au premier et
infidèle amour de sa vie) dans leurs premières expériences sentimentales, ils prennent tous deux des positions
307
de liberté. En réussissant les deux plus grands exploits de sa vie : se rendre à l’hôtel Bargeton
d’abord,
et ensuite à Paris avec la « Reine » d’Angoulême en position de favori, Lucien se
défait d’une existence étriquée, mesquine et soumise à une vision caricaturée et figée de la
société, et se projette au devant d’une vie plus ouverte, plus souple et plus prometteuse où les
libertés sont plus grandes et susceptibles de déboucher sur le bonheur.
Il existe, une grande propension pour la liberté chez le héros de jeunesse, qui est un
personnage appelé à s’édifier et donc à s’exposer à une somme d’expériences considérables,
diversement réparties dans l’espace et le temps. N’en pouvant plus de soutenir les souvenirs
atroces liés à sa sœur Amélie, René choisit le voyage comme source de compensation et la
nature comme ressource de régénération, rejoignant en cela une des caractéristiques
fondatrices98 du romantisme, tout en annonçant le postulat de Baudelaire : « Homme libre, tu
chérir
as la mer ». Le héros est donc emporté dans un ballet permanent, comme Octave qui
voya
ge entre Paris et la banlieue tout en partageant des moments précieux avec son ami et
initiateur Desgenais, à la campagne comme à l’occasion de bals et dîners divers. L’idée de
mouvement, de déplacement, associée à la littérature est ainsi largement exploitée dans le
corpus. Frédéric voyage quand il veut et comme il veut ainsi que Deslauriers ou même Julien
Sorel, qui dans le cadre de sa fonction, est appelé à effectuer d’importants déplacements (sur
les domaines du Marquis, comme en Angleterre et en province). Dans le cadre général de
leurs activités, les héros peuvent aller et venir sans entraves. Cependant, se libèrent-ils
seulement de leurs conditions sociales de départ pour atteindre à la liberté dans les dimensions
souhaitées ? Lucien reste dépendant de madame Bargeton, à la fois parce qu’il espère son
amour e
t parce qu’il est dépendant financièrement et moralement d’elle. Cette dépendance à
la fois pécuniaire et sentimentale crée un blocage qui ne voit son dénouement qu’à la
malheureuse fin de ce cruel engagement. D’ailleurs, cette espèce de couverture maternelle99 à
Paris est un indice des causes qui font de Lucien un homme sans décision, « emmailloté » par
extrêmes : René rongé par cette douleur suffocante et qui happe, se refuse à tout projet de vie ; tandis qu’ Octave,
traversé par les fibres du mal né des stigmates de la trahison, est persécuté et persécute à son tour, d’un sadisme
sans nom, celle dont il fait la projection de toute la femme. Toujours est-il que leur existence ne peut plus
s’embarrasser d’autre projet que ces funestes amertumes et résolutions où les laisse la femme.
98 « La quête de l’ailleurs dans le temps (Moyen Age) ou dans l’espace (orientalisme) », nous dit Bruno VIARD,
fait partie, « des sept hypostases du romantisme », Bruno VIARD, Lire les romantiques français , Paris, PUF,
2009, p. 10.
99 Quand Coralie recueille Lucien en difficulté à Paris, abandonné de Louise Nègrepelisse, aux prises avec les
pires ennuis de l’existence (en butte aux problèmes financiers et à la reconnaissance de ses talents), elle lui offre
l’asile qu’une mère doit à un enfant tout en lui prodiguant des conseils d’usage dans le monde infernal de Paris.
308
un double féminin sans lequel il ne peut fonctionner. Or, cette liberté individuelle participe
grandement de la quête du bonheur.
Le bonheur constitue l’objectif auquel tous désirent aboutir. Il est ce mirage, cette
incandescence et ce couronnement vers lequel tend toute destinée humaine. Les héros de
jeunesse s’arrachent à une origine modeste, à une existence atrophiée, sous le double signe du
manque et de l’espérance et se projettent dans l’action afin de satisfaire leurs désirs. Pour ces
jeunes gens, ambition et bonheur se complètent, le bonheur n’étant rien moins que la
conséquence de l’ambition réalisée. Ce moment inespéré et omniprésent dans les esprits,
fonde les espoirs de Lucien Chardon et de David Séchard :
Depuis
environ trois ans, les deux amis avaient donc confondu leur destinée si brillante dans
l’avenir […]. Cinq heures sonnaient, mais les deux amis n’avaient ni faim, ni soif ; leur vie leur
était un rêve d’or, ils avaient tous les héros de la terre à leurs pieds, ils apercevaient ce coin
d’horizon bleuâtre indiqué du doigt par l’espérance à ceux dont la vie est orageuse, et auxquels
sa voie de sirène dit : « allez, volez, vous échapperez au malheur par cet espace d’or, d’argent
ou d’azur. 100
C’est ainsi que fermente cet ardent désir de bonheur chez les deux amis qui portent
cet espoir commun, en se figurant ces moments de félicité sous les mêmes aspects – que rend
par
un allégorisme savant l’œil avisé du narrateur –, comme pour dire que ce rêve les habite et
les hante
tout au long de leur communion ; rêve dont ils ne sauraient douter (« vous
écha
pperez au malheur ») et, comme tout rêve, ces aspirations ne connaissent guère de bornes.
Le
bonheur d’une vie est également conçu autour de la réalisation de la conquête amoureuse.
René et Octave sont incapables d’être heureux faute d’avoir réalisé leur idéal dans le domaine
sentimental : l’un pleurant la séparation physique, spirituelle et symbolique d’avec l’être aimé
et pa
r voie de conséquence, son infortune existentielle (René) ; l’autre, Octave, avil i et
perverti par l’expérience traumatisante d’une déception amoureuse et incapable de croire en
une quelconque aventure sentimentale. Lucien regarde le bonheur comme ce point
d’accomplissement où gloire poétique, renommée sociale, réussite le comblent de richesse et
où il
gagne l’amour presque inespéré de sa Naïs et d’une vie de famille plus heureuse. Cette
quête du bonheur a une dimension collective que Frédéric, Deslauriers et Julien n’ont pas.
Frédéric a certes une attente fiévreuse du bonheur : « Il trouvait que le bonheur mérité par
100 Honoré de Balzac , op. cit., pp. 82-83.
309
l’excellence de son âme tardait à venir101 » ; cependant, sa mère, qui n’attend pas
nécessairement de revenu du fils, est écartée des plans de vie de ce dernier. Deslauriers, qui
perd sa mère et qui maintient pendant quelque temps des rapports orageux avec son père, est
tout aussi abandonné à lui-même dans cette aventure solitaire. Quant à Julien Sorel, il
constitue un cas typique. Il mène en effet plusieurs combats dont la finalité est son triomphe
personnel. Dès son enfance, le départ du toit familial a été pour lui d’abord une source de joie
immense – lui permettant d’échapper à la brutalité et à l’incompréhension d’un père irascible.
Pa
r ailleurs, Julien, miné par une conscience de classe trop forte, mêlée d’un complex e
d’infériorité rongeur, cristallise tous les ressentiments de la classe roturière et sa conception
du bonheur consiste en la possibilité de triompher du mépris des classes supérieures, de
parvenir à s’imposer par la force du travail et du mérite. C’est à la limite un combat solitaire
qu’il mène au nom de tous ceux de sa condition, comme il le dira lors de son procès. Quête de
liberté et de bonheur participent du même principe d’affranchissement, la liberté pouvant être
conçue comme le lit du bonheur, qui lui-même se laisse appréhender comme l’usage positivé
de cette liberté.
1.3.2. Les caractéristiques des héros de formation
Le portrait du héros de formation se dessine sous la plume du romancier qui lui donne
des traits dont le but est de typifier un genre social. Cet agrégat qui fait du personnage un
héros le donne à voir comme le produit d’une société, l’émanation d’un contexte familial et
culturel, le fruit d’une éducation scolaire et spirituelle qui forgent en lui des armes, certes
limitées, mais suffisantes pour le hisser à la dimension d’une lutte de conquête, d’une volonté
de triompher par rapport à lui-même, aux autres et à la société.
1.3.2.1. – Une conscience de classe et une sublimation de
l’existence
Si certains héros s’arrachent d’heureuses enfances ou connaissent une origine
relativement moins obscure (bourgeoisie locale, situation d’héritage avantageuse), la plupart
sont en butte à cette origine sociale modeste que nous n’avons eu de cesse de montrer, et
101 Gustave Flaubert, op. cit., p. 48.
310
trainent comme un boulet cet anonymat couplé de la dégénérescence de toutes ces classes
sociales dont ils ne sont que des représentants. C’est de la dynamique résultant de ce couple
dialectique que naît la crise de conscience chez le héros.
L’énergie qui porte à l’action est suscitée de multiples façons. Le héros du roman de
formation naît et se développe dans un environnement où toute l’impuissance de sa condition
l’accompagne dans les moindres expériences de l’enfance. La vie sociale, l’environnement
scolaire, les activités ou l’ensemble des espaces, lui rappellent sa condition sociale, la tragédie
et la dégénérescence qui l’accompagnent. Le témoignage de l’acte fondateur de l’amitié entre
Frédéric et Deslauriers est éloquent à ce sujet :
Cepen
dant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse, une sourde malveillance
l’entourait. Mais un domestique, une fois, l’ayant appelé enfant de gueux, en pleine cour des
Moyens, il lui sauta à la gorge et l’aurait tué, sans trois maîtres d’études qui intervinrent102.
Ces scènes, fréquentes, qui rythment l’enfance des héros, obligent, au-delà de la
frustration, à une solide conscience de classe qui appelle nécessairement à l’action. Interpellé
par cette injustice, Frédéric se sent tout de suite solidaire de cette scène d’humiliation. Ce
sentiment de compassion fédère des énergies qui vont construire maints projets de
dépassement de soi et de sa classe ; en vue de mieux partir à l’assaut de la vie, une vie qui
vous est, a
priori, désavantageuse. C’est donc la porte ouverte aux ambitions les plus
démesurées, comme nous l’avons déjà montré et dont nous rappellerons certains aspects dans
la deuxième partie de ce chapitre. Les faits et les expériences de vie sont, avec Julien Sorel et
Lucien Chardon, révélateurs à plus d’un titre : tous deux ont le malheur d’être nourris à la
douloureuse
sève des expériences malheureuses qui jalonnent leur enfance. Julien se refuse au
difficile travail du bois auquel son père semble avoir destiné toute la famille. Ce travail, à la
limite insoutenable pour sa constitution morphologique – peu apte aux travaux de force – est à
ses
yeux la manifestation de l’accentuation de la pauvreté et de l’anonymat où cette famille
est fatalement appelée à végéter. La conscience de classe est chez Julien, une représentation
structurante ; elle alimente toute sa ré flexion, forge son caractère et lui sert d’indicateur, de
leitmotiv de tous les instants. Le caractère intrépide et incorruptible du personnage est
fortement assis sur cette distinction de classes et surtout sur sa volonté inébranlable de ne rien
céder à une classe supérieure. Lorsqu’il contraint M. de Rênal à lui accorder, en plus de son
102 Gustave Flaubert, op. cit., p. 60.
311
traitement déjà arrêté, un appointement de cinquante francs par mois, il considère cela comme
une victoire des pauvres sur les riches :
Le Ma
ire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches de la
terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l’agiter, malgré la violence de ses
mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il eût
oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille.103
Julien prend sur lui le parti des défavorisés, des faibles et crée dans son esprit comme
un antagonisme de classes permanent entre lui et les représentants de toutes ces classes
aisées ; et ceci dans toutes les formes de relations qu’il entretient avec elles (en amour, sur les
plans professionnel, social, intellectuel et culturel). A côté de cet étalon d’énergie, figure
Lucien Chardon qui, inapte lui-même à aider au travail domestique ou de quelque nature que
ce soit, alourdit au quotidien ses propres peines ainsi que celles de sa famille :
Lucien
, fatigué de boire à la grossière coupe de la misère, était sur le point de prendre un de ces
partis extrêmes auxquels on se décide à vingt ans.104
Cette situation pénible d’où le sort son ami d’enfance et futur beau-frère, David
Séchard, est le prélude à cette forte amitié, de circonstance et de raison – bien qu’ayant existé
au
collège au départ – qui dessine le futur du héros, porté vers l’avant, à la recherche de la
gloi
re et de la fortune.
N’y a-t-il véritablement rien de grand qui se construit sans rêve et/ou sans passion ?
Pour re
prendre le mot du philosophe105. L’enfance et l’adolescence, pourrait-on dire, sont des
étapes de la projection du possible à l’infini. Les rêves d’une vie d’enfance se cristallisent
103 Stendhal, op. cit., p. 87.
104 Honoré de Balzac , op. cit., p. 77.
105 « Rien de grand ne s’est fait sans passion », Hegel, La raison dans l’histoire , Hatier, p. 56. Cette formule
célèbre n’est pas pr opre à Hegel – on en trouve des formulations voisines chez Rousseau ainsi que chez Kant.
Cependant, elle marque une rupture avec la rude tradition stoïcienne, déjà tempérée par Descartes (« toutes les
passions sont naturelles »). Pour le stoïcisme, la maîtrise de nos passions, voire la répression de tous nos désirs,
sont la condition sine qua non de la sagesse et donc du bonheur. Pour Hegel, pour les romantiques en général,
c’est une erreur de concevoir l’homme réel, mais aussi l’homme idéal, comme un pur esprit dénué d’appétits ou
de sentiments. Nous n’agirions pas si nous n’étions pas motivés par quelque chose de viscéral qui nous anime et
nous commande souvent à notre insu. Or il ne faut pas le déplorer ; car nos excès, nos sentiments exclusifs,
contribuent à dynamiter l’histoire, mais dans un sens qui n’est pas donné par la passion. C’est ce que Hegel
nomme la « ruse de la raison ». Les hommes agissent dans la fièvre de leurs passions, mais au bout du compte,
c’est la raison qui poursuit un but et qui oriente leurs choix. La raison est le principe qui rend l’histoire
intelligible. Mais ce sont les passions qui lui fournissent son énergie créatrice, http://lewebpedagogique.com/
philosophie-bac/ , 7 octobre 2009.
312
autour de quelques projets qui se figent à l’âge du bouillonnement psychologique, –
l’adolesce
nce – et fondent les meilleures félicités au monde. Dans chaque vie, ce qui porte le
plus à
l’action est sans nul doute cet appel, cette dynamique irrésistible qui conduit vers une
fin lumineuse, cet espoir idéel qui habite en chacun de nous, énergie vitale que le romancier
utilise, exacerbe ou appauvrit dans son personnage. Le héros de jeunesse est, à cet effet,
porteur de vertus et se distingue par la force de l’idéal de vie dont il alimente sa quête et son
devenir et qu’il sublime à l’occasion. La situation Frédéric Moreau, qui entend devenir
ministre avant même d’entamer ses études de droit – faisant écho en cela, à un vœu formulé
par
sa mère en est une illustration parfaite. Comme lui, tous les autres s’échappent de
l’univers étriqué et oppressant de l’enfance et se projettent dans une existence aux dimensions
exagérées, faite de bonheur et d’agréments de tous ordres. Aussi l’heureuse existence se
confond-elle avec une vie sentimentale réussie ; et ceux qui n’y arrivent pas comme René et
Octave prennent des partis non négociables qui les rendent à jamais non sociables. De René,
ce témoignage d’un cœur contrit et d’une âme perdue : « Enfin, ne pouvant trouver de remède
à c
ette blessure de mon cœur, qui n’était nulle part et qui était partout, je résolus de quitter la
vie106 ». Ici, l’absence d’Amélie se double de cette vacuité dont est faite l’aspiration et qui
crée cet univers sacré et complexe du « vague des passions » où se réfugient toutes les âmes
en de
uil, comme pour la plupart des personnages du romantisme naissant. Octave, pendant
romantique de René, fait de l’amour cette exaltation enflammée où s’épuisent les discours et
les certitudes les mieux élaborés :
Quan
t à moi, je ne concevais pas qu’on fît autre chose que d’aimer ; et lorsqu’on me parlait
d’une autre occupation, je ne répondais pas. Ma passion pour ma maîtresse avait été comme
sauvage, et toute ma vie en ressentait je ne sais quoi de monacal et de farouche.107
Le héros réduit l’existence entière et toutes les activités s’y rattachant à l’acte d’aimer.
« Aimer », « occupation », « passion » et « vie » se confondent dans la même connotation,
orientent et donn
ent sens à sa vie. L’emploi de la négation « ne … pas » (2 fois) dans la même
phrase, est un indice du caractère univoque de la passion amoureuse dans la vie de ce dernier.
Cette vie « monacale » et « farouche » qu’o n peut ainsi résumer : vivre, aimer et mourir, était
tout à
fait consacrée à sa maîtresse. Toutes ces restrictions servent le culte voué à l’amour par
106 Chateaubriand, op. cit., p. 181.
107 Alfred de Musset, op. cit., p. 57.
313
le héros qui fait de l’objet de cette quête ainsi que la quête elle-même, la dualité qui induit
toute idée de sublimation de la vie. Cette vie heureuse, parsemée d’agréments et de
jouissance, commence d’abord par la femme, qu’accompagnent les honneurs suscités par la
richesse et le positionnement socio-professionnel.
Frédéric Moreau, en devenant ministre, donc, en se hissant au sommet de la hiérarchie
socio-professionnelle par le rêve, ambitionne de connaître la gloire suprême, celle de tous les
instants et de toutes les dimensions : là où l’on prend toutes les décisions qui régulent la vie
des a
utres et où l’aisance matérielle va de pair avec l’ataraxie et la quiétude. Ici, plus que
l’exercice de la fonction elle-même, c’est le rêve qui est exaltant et qui illumine la conscience
du personnage de toutes les merveilles supposées à cette fonction, qui lui confère un caractère
sublime. Ce contour idéel et idéal du devenir, cette rêverie qui projette le héros dans l’avenir,
fonde le déterminisme à l’action. Quoique plus vague chez Julien Sorel, la sublimation de
l’existence consiste en la réalisation de cet exploit fusionnel, où se lisent la forte personnalité
et des exploits dignes de la légende napoléonienne. Encore à Verrières et plus à Paris, il s’est
toujours représenté cet itinéraire social similaire à celui de Napoléon108. Son leitmotiv préféré
qui lui revient chaque fois qu’il veut faiblir devant l’action : « aux armes », correspond à cette
fixa
tion de la figure emblématique et historique de Napoléon comme aspiration suprême
susceptible d’anoblir son existence.
Les héros, on l’a dit, s’arrachent des entrailles de la société roturière, et échappent sur
les chevaux de l’ambition pour se projeter dans les méandres du rêve. Au moyen de cette
existence sublimée, ils vont à la conquête de ce devenir, lieu idéal d’accomplissement. Certes
ils renc
ontrent de nombreuses entraves, mais disposent de quelques atouts précieux.
108 « Napoléon Bonaparte né le 15 août 1769 à Ajaccio, en Corse ; mort le 5 mai 1821 sur l'île Sainte-Hélène fut
général, Premier consul, puis empereur des Français. Il fut un conquérant de l'Eur ope continentale. Objet dès son
vivant d'une légende dorée comme d'une légende noire, il a acquis une notoriété aujourd'hui universelle pour son
génie militaire (victoires d'Arcole , Rivoli, Pyramides , Marengo, Austerlitz , Iéna, Friedland , Wagram, La
Moskova) et politique, mais aussi pour son régime autoritaire, et pour ses incessantes campagnes (voulues ou
non) coûteuses en vies humaines, soldées par de lourdes défaites finales en Espagne, en Russie et à Waterloo, et
par sa mort en exil à Sainte-Hélène sous la garde des Anglais, confère, première partie : Le mythe napoléonien.
Il dirige la France à partir de la fin de l’année 1799 ; il est d'abord Premier Consul du 10 novembre 1799 au
18 mai 1804 puis Empereur des Français, sous le nom de Napoléon Ier, du 18 mai 1804 au 11 avril 1814, puis du
20 mars au 22 juin 1815 », http://fr.wikipedia.org/wiki/Napol%C3%A9on_Ier , 8 octobre 2009.
314
1.3.2.2. La jeunesse
L’une des principales caractéristiques du héros du roman de formation est son jeune
âge. La jeunesse est ce temps de la vie qui est compris entre l’enfance et l’âge adulte. Elle
correspond à cette généreuse période que l’on nomme le printemps de la vie et à cet épisode
d’insouciance où le jeune se croit la force physique et morale de tout faire. C’est un passage
caractérisé par un bouillonnement psychologique, une révolte naturelle contre la pesanteur des
autorités, familiale, sociale et de quelque ordre que ce soit. Le jeune, généralement comparé à
l’adolescent, est rebelle vis-à-vis des normes, justicier par essence et volontairement
généreux. Le politique en fait son cheval de bataille, les parents, un cas de souci, de fierté ou
de désolation, la société, une préoccupation par rapport à l’avenir. René avait seize ans à la
mort de son père ; Deslauriers, quinze, au moment où son ami Frédéric Moreau, a dix-huit
ans, e
t vient d’être reçu bachelier ; Julien et Octave en ont dix-neuf, pendant que Lucien
compt
e vingt ans et son ami David Séchard, vingt et un. On a ainsi affaire à des adolescents
ou de tout jeunes hommes qui sortent à peine du lycée pour les uns et du cocon familial pour
les autres, et qui sont mis sur la scène pour faire leur apprentissage. A quoi appelle cet âge ?
Quelle
influence peut avoir cette caractéristique sur le processus d’apprentissage ?
L’adolescence est l’âge où l’on s’octroie les premières libertés de la vie. C’est une période
faite d’agitation, de fréquentations et où l’amitié prend un sens presque sacré. Lucien et David
Séchard, Frédéric et Deslauriers, Octave et Desgenais, en sont des couples illustratifs ; seul
Julien
Sorel n’a pas de véritable ami – son unique confident est Fouqué avec qui il n’a pas de
vérita
bles rapports, d’échange fréquent et d’influence mutuelle. Le fait d’être des
condisciples, de la même condition et de grandir ensemble, apporte des liens affectifs presque
naturels qui se nouent le long des années et qui finissent par générer une ou des visions
communes de l’existence. C’est également l’épisode de la vie où l’on a de la fougue et où l’on
ne recule devant rien. C’est une fougue à la fois physique et morale. Devant la force
herculéenne de Deslauriers ou de David Séchard, les morphologies pâle et fluette de Lucien
ou de Julien ne valent que par la qualité morale et les idées des individus. En tout état de
cause, l’adolescence se ressent d’une aspiration maladive à la justice, à l’ordre social et prend
sur elle de conduire quelque projet humanitaire à son terme. C’est le début d’engagements
divers d’une existence non encore minée par les affres de l’empirisme et qui résume à souhait
cette maxime : « si jeunesse savait et si vieillesse pouvait » ; maxime en laquelle se trouvent
315
les limites d’un tel engagement sur le sentier de l’inexpérience : cet espace idyllique de
projec
tion dans l’action. Tous les héros impropre ainsi, dès cette tendre jeunesse, de jouer de
très grands rôles au sein de la société, oubliant de fait, les handicaps de départ. L’écho des
souvenirs de cette jeunesse nous parvient ici par le biais de René :
Jeune, je cultivais les Muses ; il n’y a rien de plus poétique, dans la fraîcheur de ses passions,
qu’un cœur de seize années. Le matin de la vie est comme le matin du jour, plein de pureté,
d’images et d’harmonies.109
Insouciance, rêves mêlés de passion dont la fraîcheur l’emprunte à la « pureté » d’une
existence faite « d’images et d’harmonies », voilà comment la jeunesse vit et exprime son
rapport aux choses et à la vie. Dans cet univers des conceptions paradisiaques de l’existence
se construit le héros, qui lui, a une mission presque ontologique qui le porte aux nues, sous
une charge quasi fatale.
1.3.2.3. L’éducation
L’éducation est le double fait de la famille et des structures formelle et informelle de
formation. Elle se définit, selon le Littré, comme l’ensemble des habiletés intellectuelles ou
manuelles qui s’acquièrent, et l’ensemble des qualités morales qui se développent. La plupart
des héros la reçoivent d’un seul parent (Frédéric, René, Octave, Lucien) : Frédéric et Lucien
la re
çoivent de leur mère, tandis qu’Octave, Julien et René la reçoivent de leur père ; Julien
d’ailleur
s, dont le narrateur ne donne aucune information sur la mère. Telle qu’elle se fait, elle
est une éducation de classe, articulée autour des valeurs morales qui font une grande place et
un point d’honneur à la dignité humaine. Lorsque Deslauriers réagit violemment à l’insulte de
l’un de ses condisciples, il le fait en réaction contre la volonté de ce dernier de mettre à mal sa
dignité d’homme à travers l’offense qui est faite à ses origines ; car l’on préfère se sentir
pauvre
plutôt que de vous l’entendre dire par quelqu’un d’autre. Ce même élan de
conservation de classe, c’est celui que brandissent le père Sorel et son fils lorsqu’ils
repoussent l’éventualité pour Julien de manger avec les domestiques chez les de Rênal.
Lucien, est éduqué dans le besoin et la nécessité qui rongent sa mère et sa sœur, occupées à
109 Chateaubriand, op. cit., p. 170.
316
trouver à la famille de quoi survivre ; à la différence d’un Frédéric Moreau qui, à la maison
comme
à l’école, ne connaît guère la souffrance matérielle, encore moins l’indigence :
Fréd
éric possédait dans sa console toutes sortes de prévisions, des choses recherchées, un
nécessaire de toilette, par exemple. Il aimait à dormir tard le matin, à regarder les hirondelles, à
lire des pièces de théâtre, et, regrettant les douceurs de la maison, il trouvait rude la vie de
collège.110
C’est donc une éducation qui se fait dans la rareté et, quelques rares fois, dans
l’abondance comme, ici, chez les Moreau. Cette éducation à la limite soyeuse et dorée, est
tout le contraire chez les Deslauriers ou chez les Sorel, où ces jeunes gens subissent la rage
quotidienne de parents inutilement fougueux et brutaux. On comprend dès lors, qu’entre
autres raisons, celles relatives à cet environnement austère et coercitif du cadre familial soit à
l’origine de la volonté des héros – surtout Julien Sorel – d’embrasser des carrières différentes
de
celles de leurs pères et de quitter, le plus vite qu’ils peuvent, le gîte familial. A côté ou en
plus de cette éducation des parents, il y a celle non moins importante de l’école où la quasi-
totalité des enfants reçoivent l’éducation scolaire. Lucien Chardon et David Séchard y passent
leur enfance, de même que Frédéric Moreau et Charles Deslauriers. C’est un espace où se
développe la passion des études : Lucien est épris de sciences, tandis que David cultive un
amour
sans bornes pour la poésie ; tout comme Deslauriers – élève brillant qui devient un
cha
ntre de la philosophie, à côté de son ami et condisciple Frédéric qui, lui, s’éprend d’études
de poésie et d’art. L’école suscite et fait naître des vocations dans la jeunesse des individus,
mais ne limite pas forcément l’énorme potentialité professionnelle qui s’offre au héros en
apprentissage ; c’est d’ailleurs le cas de tous les héros du corpus qui, une fois formés,
s’orientent
dans des secteurs d’activité non visés dès le départ111. Octave, résume ses
souvenirs scolaires en une aventure vite passée de laquelle il est à retenir qu’elle lui permet de
s’engager dans des études supérieures où il étudie des disciplines aussi diverses que le droit,
110 Gustave Flaubert, op. cit., p. 59.
111 Deslauriers qui se destinait à la philos ophie, devient juriste ; Lucien abandonne les sciences au profit de
David Séchard et devient lui-même poète, comme prétendait l’être David ; seul Frédéric qui fait de sa vie une
spéculation sentimentale liée à l’amour pour Mme Arnoux, végète, sans s’accrocher à une activité
professionnelle précise.
317
la médecine. L’éducation informelle fait irruption à côté de ces espaces plus ou moins
réguliers de formation que sont la maison et l’école.
René, puis Julien sont les deux personnages qui empruntent, bien malgré eux, cette
voie. René s’éduque aux côtés de ses parents (père, frère et sœur) et le narrateur ne donne pas
de contenu à la qualité de la formation qu’il a reçue. Julien, en revanche, est nourri dès le
départ à la sève d’un enseignement que lui prodiguent les soins d’un ami de son père,
chirurgien major dans l’armée, et donc ancien militaire de son état. Il complète cette
éducation par les cours théologiques de base reçus de l’abbé Chélan qui développe chez lui le
goût de l’ordre ; d’où l’éternel écartèlement du personnage entre l’armée et l’église.
L’
éducation reçue par le héros du roman d’apprentissage est plurielle, tant dans la forme
(scolaire, informelle, familiale) que dans le fond (religieux, philosophique, scientifique). Ceci
considéré, ces éducations ont toutes la vocation de préparer le héros à assumer les charges de
sa condition : celle qui consiste, entre autres, à aller à la conquête de son actualisation sociale.
1.3.2
.4. La naïveté et l’ignorance
L’état de naïveté est assimilé à celui de la simplicité de l’esprit, à l’état d’un homme
dont la crédulité se fait sans recul, sans analyse profonde. Cet état est le plus souvent
consécutif ou imputable à une situation d’ignorance que traduit une absence de connaissance
ou d’appui empirique. Le Dictionnaire encyclopédique nous dit de la naïveté qu’elle est l’état
d’une personne qui retrace simplement la vérité, la nature, sans artifice, sans effort ; qui est
inspiré
par le sentiment, qui dit sa pensée sans détour ; qui dit par un excès de simplicité, ce
qu’il aura
it intérêt à cacher ; qui n’est pas pénétrant et qui ne comprend pas ce que tout le
monde c
omprend. Quant à l’ignorance, elle est la situation de quelqu’un qui ignore quelque
chose ; qui a un défaut de connaissance, un manque de savoir ou d’instruction. La naïveté et
l’ignorance sont donc deux états de l’homme qui apparaissent comme l’expression d’un
manque, d’une insuffisance de savoir, de savoir-être, de savoir vivre qui exposent, par
conséquent, l’individu dans son rapport à la société et aux autres.
Nous venons de montrer que le héros du roman de formation a pour principale
caractéristique la jeunesse. Celle-ci se traduit par le manque général d’expériences dans de
nombreuses matières de la vie qui constituent d’ailleurs le vaste champ d’apprentissage dans
lequel il est amené à opérer sa quête. Dans le corpus, la forte énergie qui caractérise ces héros,
318
la mission symbolique ou charge sociale qu’ils portent et l’origine de basse extraction, les
exposent tous à ces défauts presque originels.
Dans l’apprentissage de l’amour, tous exposent un caractère spontan é, marqué par une
absence totale de savoir-faire liée à leur naïveté et à leur ignorance dans le domaine. Tous
manifestent un empressement, quelquefois, à la limite de la grivoiserie, à l’exemple des
différentes scènes qu’offre Lucien Chardon auprès de sa Naïs adorée, à l’hôtel de Bargeton, à
Angoulême : « Il trouva cette femme plutôt maigrie que maigre, amoureuse sans amour,
maladive mal
gré sa force ; ses défauts, que ses manières exagéraient, lui plurent, car les
jeunes g
ens commencent par aimer l’exagération, ce mensonge des belles âmes112 », ou
encore, « Lucien était trop jeune pour analyser sa maîtresse, il se désespéra naïvement car elle
ouvrit la campagne pendant laquelle les femmes font battre en brèche des scrupules plus ou
moins ingénieusement fortifiés. »113
Dans ses premières relations avec cette femme emblématique de la société
aristocratique angoumoisine, caractérisée par l’hôtel de Bargeton – qu’Eve Chardon appelle
«
le sanctuaire aristocratique »114 Lucien est transporté par un enthousiasme et une fausse
perception des choses et des discours auxquels il donne des interprétations tout aussi erronées.
Le narrateur omniscient projette la conscience du héros au lecteur. Il y est d’abord fait
mention du violent contraste que dégage l’héroïne. En effet, les oppositions entre « amaigrie
et maigre », « amoureuse et sans amour » et « maladive malgré sa force » expriment une
certaine détresse du personnage. Les efforts qu’elle fait en vue de paraître sous ses plus beaux
jours sont trahis par la désintégration physique qui résulte d’un manque d’affection, l’état
physique étant le corrélat de l’état d’âme. « Un seul être vous manque, et tout est
dépeuplé »115, dit le poète. Pour restituer une certaine dignité dans cette détresse exprimée par
le déséquilibre entre la disette du corps et le simulacre de confort moral de Louise de
Bargeton, le narrateur fait le culte de l’art de la dissimulation et du savoir-être.
C’est sans nul doute cet art de vie qui a raison de la naïveté de Lucien dont
l’inexpérience apparaît comme le gros handicap qui empêche de profiter de ces moments de
faiblesse exprimés par l’héroïne. Le narrateur justifie ce blocage par l’emploi des expressions
112 Honoré de Balzac , op. cit., p.101.
113 Ibid., p. 103.
114 « L’entraînement de la méditation avait donné à Lucien l’habitude de s’accouder aussitôt qu’il était assis,
[…] ; Eve lui défendit de se laisser aller dans “le sanctuaire aristocratique“ à des mouvements sans gêne. »,
Balzac, op. cit., p. 99.
115 Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques , “L’isolement“, 1820.
319
« jeunes gens », « trop jeune », « naïvement », expression d’un manque de maturité du
personnage en amour. Ce jeu d’une vision tronquée ou d’une perception faussée et, par
conséquent, exagérée de la maîtresse, gouverne toute la relation qui lie le héros à son idole
qui, dès lors, assoit une stratégie pour imposer et faire subir à son jeune et inexpérimenté
amant, tous les caprices de son art de vie. Cependant, tombant elle-même sous le coup de la
beauté physique du jeune poète, elle initie quelques actions en sa faveur dont il ne peut
malheureusement profiter, à l’instar de cette scène de la page 103, occasion au cours de
laquelle elle invite implicitement Lucien, tenant compte de la tragique expérience
sentimentale qu’elle a vécue116, à se donner plus de chance de concrétiser leur amour : « elle
ouvrit la c
ampagne pendant laquelle les femmes font battre en brèche des scrupules plus ou
moins ingénieusement fortifiés. » Ces quelques rares moments d’ouverture – faiblesse ou
tactique
féminine – ne profitent pas à Lucien qui, trop jeune pour comprendre ces artifices
fémi
nins de l’univers sentimental, « se désespéra naïvement ». Ici, la naïveté du personnage
l’entra
îne dans le sens opposé de ses aspirations et d’une logique de situation. Comme pour
vérifier la maxime judéo-chrétienne, Lucien « périt117 ». C’est ce sort que connaît également
Frédéric Moreau auprès de madame Arnoux qui se fait insistante sur sa volonté de voir en son
amant les ailes d’un orateur puissant dont l’action influerait sur la société de son époque, tout
en lui conférant grandeur et gloire. La naïveté du personnage, sa pusillanimité et sa
transparence, vont cependant l’éloigner d’un tel plan de vie ou d’une simple volonté de s’y
inscrire ; s’imaginant simplement, par le rêve, incarner de tels personnages historiques. Ainsi,
alors que
son amante lui indique les voies à emprunter, les dispositions à prendre pour
triompher d’elle, le héros s’en abstient à cause d’une naïveté causée par sa double ignorance
en amour et de la femme. Dans leur conquête faite d’apprentissages de la nouvelle société à
laquelle ils aspirent, l’ignorance des manières, des codes et autres principes de vie, la
simplic
ité d’une culture en vigueur en province, l’excès de scrupules chez les héros du roman
de formation, fondent chez eux, une approche naïve de la réalité et des situations qu’ils
rencontrent.
Lucien se méprend sur la complexité d’un contenu de non recevoir que madame de
Bargeton oppose à sa volonté de voir admettre son ami David Séchard à l’hôtel de Bargeton,
tout comme Julien Sorel qui, pour la première fois à Paris, est ébloui par tout ce qu’il voit –
116 Mme de Bargeton souffre de la mort précoce d’un jeune officier qu’elle a eu à peine le temps d’aimer et dont
l’amour, non consommé, produit sur elle un deuil nostalgique dont elle est l’élégiaque expression.
117 « Mon peuple périt, faute de connaissance » , Osée : 4-6.
320
des choses les plus laides aux plus insignifiantes, en passant par les réactions qui causaient
chez lui, toutes formes de susceptibilités. « Quelle architecture magnifique ! […]. Jamais la
mode et
le beau n’ont été aussi loin l’un de l’autre. […]. Julien s’arrêta ébahi au milieu de la
cour.118». Trouble et stupéfaction se mêlent et sont traduits par l’exclamation et l’attitude du
héros devant ce que l’œil avisé du narrateur présente comme insignifiant, tant la naïveté
trompe les se
ns, fausse le jugement et provoque une attitude de balourdise.
La naïveté ou l’ignorance qui la gouverne, sont ce que les initiateurs et amis de René
ou d’Octave leur reprochent dans leurs confrontations visant à les ramener de leur désillusion
sentimentale. Chactas et le père Souël, tout comme Desgenais, reprochent à leurs amis René et
Octave leur naïveté liée à l’ignorance de l’amour et des principes qui gouvernent la vie et
l’univers sentimental ; le père Souël à René :
Rien, dit-il au frère d’Amélie, rien ne mérite, dans cette histoire, la pitié qu’on vous montre ici.
Je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît et qui s’est soustrait aux charges
de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries119. » « – Octave, me dit-il, d’après tout ce qui se
passe en vous, je vois que vous croyez à l’amour tel que les romanciers et les poètes le
représentent ; vous croyez en un mot, à ce qui se dit ici-bas et non à ce qui s’y fait.120
Ces deux interventions reprochent à la fois le manque de maturité et la naïveté que
provoque l’ignorance des personnages.
1.3.2.5. La religiosité des personnages
La religiosité se dit d’un sentiment de scrupule religieux, d’une disposition religieuse
ou d’une manifestation de sentiment religieux. De tous les héros du corpus, Julien Sorel, est
celui qui a une fréquentation assidue de l’institution chrétienne où il manifeste l’intention de
servir Dieu : d’abord auprès de l’abbé Chélan à Verrières, où il commence par étudier et
apprendr
e par cœur le Nouveau Testament en latin ; ensuite, à Besançon, au séminaire, où il
passe
quatorze mois ; puis à Paris, lorsqu’il est employé chez le Marquis de la Mole, il prend
des c
ours au séminaire et rend de nombreuses visites à des jansénistes. Cependant, toutes ces
118 Stendhal, op. cit., p. 274.
119 Chateaubriand, op. cit., p. 195.
120 Alfred de Musset, op. cit., p. 61.
321
fréquentations ne donnent pas une foi chrétienne à Julien, qui assimile la religion à tout autre
chose :
L’abbé Pirard l’avait mené dans plusieurs sociétés de jansénistes. Julien fut étonné ; l’idée de la
religion était invinciblement liée dans son esprit à celle d’hypocrisie et d’espoir de gagner de
l’argent.121
Pour Julien, cette carrière devait lui permettre d’atteindre un objectif de réalisation
sociale, de bien-être et non l’exercice de la foi chrétienne en tant que telle. D’ailleurs le
caractère du personnage (belliqueux et susceptible à l’excès, violent), est un témoignage de ce
que ses nombreuses fréquentations de l’église n’ont pu modifier sa foi ; l’acte extrême qu’il
ac
complit dans cette logique d’impiété est le coup de fusil qu’il tire sur la personne de
madame de Rênal. Dans la même veine, Octave ou René ne s’inscrivent pas dans une logique
relationnelle
avec un être suprême. René côtoie la religion chrétienne à cause de ou grâce à –
c’e
st selon – sa sœur et amante Amélie, mais s’en éloigne dès lors que son projet de vie avec
ce
tte dernière est dissipé. Quant à Octave, c’est au moment où il est en pleine crise
sentimentale qu’il invoque Dieu pour lui exprimer son désarroi et les perspectives de
réconfort possible : « Je saisis une vieille bible qui était sur ma table, et l’ouvris au hasard. –
réponds-
moi, toi, livre de Dieu ; lui dis-je, sachons un peu quel est ton avis122 ». Cet acte qui
exprime à la fois la détresse, le trouble intérieur et l’athéisme (« je l’ouvris au hasard,
« réponds-moi »), indique que le personnage ne manifeste aucun sentiment de religiosité,
encore moins de foi chrétienne ; pas plus qu’il ne le fait, lorsqu’il se réfère, confus, aux
prières
de Brigitte son amante, en vue d’en espérer une guérison de son âme affectée par les
troubles de la déception amoureuse. A un niveau plus large, Julien Sorel fait l’expérience au
séminaire, à Besançon, de l’hypocrisie et de la perfidie qui animent prêtres et séminaristes,
qui affichent tous un simulacre de foi leur permettant de maintenir l’ordre sous des dehors
saints et irréprochables. En réalité, ce sont des âmes souffrantes et hypocrites qui sont mues
par des intérêts personnels et pécuniaires et dont l’action est plus que nuisible à l’ordre social.
Les héros connaissent de nombreuses aventures où, aux prises avec des réalités diverses, ils
s’enfoncent dans des voies de résolution qui s’offrent à eux, sans plus. Leur rapport à un être
suprême, n’est ni évident ni prégnant.
121 Stendhal, op. cit., p. 300.
122 Alfred de Musset, op. cit., p. 77.
322
1.3.2.6. Les atouts intellectuels
L’une des armes les plus fortes du héros de jeunesse est certainement ses qualités et
atouts intellectuels, qui peuvent être définis comme l’ensemble des habiletés et connaissances
se déclinant en savoir savant, savoir-faire, savoir être qui gouvernent l’univers culturel et un
mode de raisonnement cohérent du protagoniste. Tous les héros – à une exception près,
repré
sentée par René – disposent de qualités intellectuelles indéniables ou de fortes
potentialité
s à l’apprentissage. Frédéric, Deslauriers, Octave et David Séchard obtiennent le
baccalauréat et s’engagent dans des études supérieures sans trop de difficultés. Des qualités
exceptionnelles sont reconnues à Deslauriers qui obtient le baccalauréat à seize ans, avec, à
son actif, de nombreux prix glanés au lycée ; tout comme Lucien Chardon dont les prix en
poésie lui
valent d’être présenté à madame de Bargeton. Le problème pour le héros de
jeunesse est moins l’atout intellectuel que sa volonté d’actualiser ce pan prodigieux de sa
personne qui demeure à l’état latent. Lorsque Frédéric Moreau, ankylosé par son amour pour
madame Arnoux, se refuse aux exigences des études et qu’il échoue à son examen final, il se
remet à travailler d’arrache-pied pour le réussir. Tout comme Julien Sorel, qui sent un gouffre
entre les bornes de son éducation, et l’étendue de la culture des personnes de la capitale – dont
l’a
rchétype est Mademoiselle de la Mole va se livrer à un exercice effroyable de lecture et
d’activités intellectuelles. Le héros du roman de formation n’a pas de déficience
intellectuelle ; il a, au surplus, une insuffisance d’instruction qu’il c omble très rapidement,
selon les besoins de la cause et du moment. Octave n’est pas intéressé par une aventure
intellectuelle – lui qui définit le but de la vie comme essentiellement déterminé par l’amour –
; il est viscéralement attaché au culte de la vie sentimentale. En cela, il est tout à fait le
contraire d’un Lucien de Rubempré, qui rêve de devenir une gloire de la poésie française et
qui s’investit à cors et à cris pour se faire une place dans cet univers étoilé de la poésie. Ce qui
pose problème avec Lucien, c’est moins les qualités intellectuelles on lui reconnaît un talent
certain en littérature et même dans le journalisme où il dévie de façon circonstancielle – que
sa
capacité à s’imposer ou à intégrer un environnement perverti par l’affairisme pernicieux
des éditeurs et propriétaires de la presse. L’arme que l’auteur donne ici aux héros – la qualité
d’intelle
ctuel est un précieux instrument de combat pour son insertion sociale. Les principes
d’inégalités sociales basés sur l’arbitraire de la naissance, et donc des classes, se trouvent en
difficulté devant le mérite qui apparaît, dès lors, comme le principal atout dont dispose cette
323
classe pour s’affranchir de sa condition et espérer jouer un rôle de premier plan au sein de
cette nouvelle société. C’est donc à dessein et pour donner un écho à cette conviction
généralement partagée par un grand nombre d’intellectuels de l’époque que les romanciers
dotent leur héros de cette qualité utile à leur accomplissement. Chateaubriand en fait grand
écho dans ses Mémoires d’Outre-Tombe :
A
mesure que l’instruction descend dans les classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie
secrète qui ronge l’ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des
fortunes, a pu se supporter tant qu’elle a été cachée ; mais aussitôt que cette disproportion a été
généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez si vous le pouvez, les fictions
aristocratiques : essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura lire et ne croira plus, lorsqu’il
possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à
toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière
ressource, il vous le faudra tuer.123
Le témoignage de cet éminent intellectuel, grande Figure de l’histoire française s’il y
en a – à l’époque où s’écrivaient de façon générale les œuvres du corpus, est un sérieux
indicateur d’une approche de l’instruction comme source de nivèlement social ; dont la
quali
fication est indispensable pour la quête de soi.
1.3.3. Les apports de la pédagogie romantique
Dans son importante étude consacrée au romantisme, Georges Gusdorf annonce la
notion comme une entreprise historique nouvelle, aux nombreuses dimensions :
L’âg
e romantique, au point de vue psychologique, moral, esthétique et religieux, est le temps
de la première personne, le temps du je, qui peut-être couplé avec le tu, et qui, associé à
d’autres je, qui peut constituer un nous, dont la revendication donne à l’espace social et
politique des colorations nouvelles. L’expérience humaine s’organise autour de cette
préoccupation dont dépendent le bonheur ou le malheur, la santé ou la maladie de celui qui se
donne pour tâche majeure la prise en charge de sa vie personnelle, foyer des significations et
des valeurs naturelles et surnaturelles124.
123 Jacques Bony , Lire le romantisme , op. cit., p. 10.
124 Georges Gusdorf, Le romantisme , Paris, Editions Payot et Rivages, 1993, t. II, p. 7.
324
Perçu comme tel, le romantisme peut-il être générateur d’une activité pédagogique ?
Si
oui, comment et en quels termes s’énonce-t-elle ? Quelle place le héros de jeuness e
occupe
rait-il dans cette pédagogie ?
1.3
.3.1. Générosité et don de soi
Dans les relations qui unissent Frédéric à Deslauriers ou David Séchard à Lucien,
toutes les scènes se vivent d’une générosité qu’accompagne un extraordinaire don de soi. Sur
les bancs de l’école, Frédéric, dont les conditions matérielles d’existence sont excellentes,
n’hésite pas à aider son ami, tout comme dans la vie active lorsque celui-ci le sollicite pour un
prêt. Mieux, les deux amis partagent l’appartement de Frédéric pour un temps et chaque fois
que besoin est. C’est une relation harmonieuse faite de franchise et d’échanges
(connaissances, aides financières). Frédéric élargit cette générosité au couple Arnoux auquel il
prête et abandonne la forte somme de quinze mille livres. C’est une amitié similaire qui est
reflété par David Séchard et Lucien Chardon dont la relation dès l’enfance constitue une
véritable disposition :
Dans
cette amitié déjà vieille, l’un des deux aimait avec idolâtrie, et c’était David. Aussi
Lucien commandait-il en femme qui se sait aimée. David obéissait avec plaisir. La beauté
physique de son ami comportait une supériorité qu’il acceptait en se trouvant lourd et
commun.125
Le premier propose au second une place dans sa fabrique de papier pour le sauver de
sa détresse – il le fait prote avec quarante francs comme revenu mensuel. Mieux, plus tard,
lorsque
Lucien est à Paris, il ne vit que grâce à son ami d’enfance, devenu entre temps son
beau-frère, et il finit par le faire endetter lourdement. La relation entre ces deux personnages
est un exemple de liens affectifs purement mus par le don de soi et la générosité de David
envers son ami d’enfance et beau-frère, Lucien.
Desgenais rêve à son tour de ramener Octave sur la voie classique de l’aventure
sentimentale, de le guérir par ce fait de son amour blessé tout en se disposant pour cela, à
imag
iner toutes formes d’échanges, de rencontres et d’actes de générosité quelquefois à la
limite de l’absurde – comme cette amante de Desgenais qu’il expédie dans sa chambre avec
125 Honoré de Balzac , op. cit., p. 82.
325
pour ordre de faire l’amour avec elle, comme il lui a reconnu une beauté exceptionnelle. Cette
générosité part d’une simple exhortation à tirer le meilleur parti d’une existence flétrie par la
dégénérescence des mœurs, au partage de tout ce que l’on a de plus cher : du matériel, à la
femm
e qu’on aime. C’est une surabondance de don de soi qui peut choquer le sens commun
habitué à une possession jalouse de l’être aimé. Ces moments de partage et d’échanges se
vivent également au cours de soirées préparées à cet effet, comme ici, entre Octave et ses
amis :
Les compagnons de Desgenais étaient des jeunes gens de la [première distinction] ; bon
nombre étaient artistes. Nous passions quelquefois ensemble des soirées délicieuses, sous
prétexte de faire des libertins […]. Que de fois l’un de nous, au moment où les flacons se
débouchaient, tenait à la main un volume de Lamartine et lisait d’une voix émue ! Il fallait voir
alors comme toute pensée disparaissait ! Les heures s’envolaient pendant ce temps- là ; et quand
nous nous mettions à table, les singuliers libertins que nous faisions ! Nous ne disions mot, et
nous avions les larmes dans les yeux.126
C’est une ambiance de retrouvailles entre amis et au cours desquelles chacun partage
un pan de la vie de l’autre et où tous communient aux expériences similaires de joie et de
tristesse par un don de soi et une générosité sans pareils. Célébration et culte rendu à une
jeunesse à laquelle Musset a consacré l’essentiel de son œuvre. Pour Bruno Viard, « Musset
passa pour le poète de la jeunesse : les vieux sont ridicules dans sa poésie comme dans son
théâtre.
Seuls les jeunes sont réellement vivants»127 Cette délicieuse expérience de groupe
qu’il rapporte dans le corpus est celle que vit Lucien avec le « Cénacle » de Daniel d’Arthez à
Pa
ris. Celle-ci débouche sur cette solidarité agissante qui a consisté à sauver Lucien des périls
de la pauvreté ainsi que des pièges de la vie sociale et professionnelle à Paris.
La générosité s’entend également de la ferme volonté et de la détermination d’une
personne à donner de l’assiduité dans l’effort, le courage au travail ou à une tâche : on parle
alors de
générosité dans l’effort. C’est ce à quoi tous les héros ou presque s’adonnent pour
surmonter les obstacles de l’apprentissage. Lorsque Julien arrive à Paris, ses réflexes de
provincial – naïveté, susceptibilité, nervosité, balourdise, inculture – le mettent violemment
aux
prises avec les us et coutumes de la capitale et de son nouvel environnement de vie.
Cependant, appelé à s’intégrer dans ce milieu et à y poursuivre sa quête, il travaille dur pour
126 Alfred de Musset, op. cit., p. 119.
127 Bruno Viard, op. cit., p. 128.
326
combler les lacunes, nombreuses, et s’impose – à la surprise générale – dans cet univers
impit
oyable, comme l’un des personnages les plus appréciés sur les plans moral, intellectuel
et physique. C’est le cas de Lucien de Rubempré qui, généreux dans l’effort et soucieux de
poursuivre la gloire, adapte son talent aux divers domaines auxquels il s’intéresse
(journalisme, poésie, roman) à partir de ce défi de départ :
Les lè
vres du provincial avaient été touchées d’un charbon ardent, et la parole du travailleur
parisien trouva dans le cerveau du poète d’Angoulême une terre préparée. Lucien se mit à
refondre son œuvre.128
Comme lui, lorsque Frédéric échoue pour excès de paresse, il se remet rapidement au
travail pour achever ses études de droit. A quelque exception près, les héros sont généreux de
cœur et dans l’effort et sont naturellement portés vers un don de soi dans leur relation avec les
autres protagonistes.
1.3.3.2. Une bonne foi manifeste
Le héros romantique est revêtu de cette simplicité de cœur et d’esprit propre à ses
origines (modestes) et consubstantielle à son âge (jeune). Il est à la limite de l’innocence et de
la naïveté, de la générosité et du don de soi, caractères si déterminants pour en faire un être de
bonne foi. I
l adhère à l’expérience, à l’action, comme emporté par le singulier mouvement des
choses. Octave et René s’engluent dans les fanges du sentiment amoureux et de l’image de
leurs amantes auxquels ils vouent un culte à la limite du délire et du sacré. Ils y mettent tant
de bonne foi qu’ils finissent par s’exclure de la vie ordinaire à partir de la perte de ce qui
constitue à leurs yeux, l’idéal. Cette bonne foi en amour, va plus loin pour s’attacher à
l’homme et aux relations humaines.
Lucien Chardon providentiellement sauvé par madame de Bargeton d’une situation
sociale désespérée, s’y fie en amour comme dans la vie où il pense – conformément aux
promesses pa
r elle faites – qu’elle lui procure aventure sentimentale et gloire. Lorsqu’à Paris
elle l’abandonne sur la chaussée, au moment même où il n’y a pas encore esquissé ses
premiers pas, sa désillusion et sa perte sont à la hauteur de cette bonne foi manifeste, sans
arrière-pensée, qu’il a placée dans sa bienfaitrice des premières heures. Le courrier larmoyant
128 Honoré de Balzac , op. cit., p. 238.
327
qui résulte de cette cruelle aventure porte les amères stigmates d’une âme trempée de bonne
foi, de naïveté et d’ignorance qui butte contre la trahison de la femme qu’il a tant désirée et
avec qui il a rêvé quelque grand bonheur ! C’est un condensé de réquisitoires, de douleur, de
chag
rin, d’amertumes et de cruelles déceptions ; auxquels s’attache encore un mince espoir de
retour
– signe patent de la naïveté du héros :
A
pr
ès les belles espérances que votre doigt m’a montrées dans le ciel, j’aperçois les réalités de
la misère dans la boue de Paris. Pendant que vous irez, brillante et adorée, à travers les
grandeurs de ce monde, sur le seuil duquel vous m’avez amené, je greloterai dans le misérable
grenier où vous m’avez jeté. Mais peut-être un remords viendra-t-il vous saisir au sein des fêtes
et des plaisirs, peut-être penserez-vous à l’enfant que vous avez plongé dans un abîme.129
Ce discours s’appuie lourdement sur un fond de méprise et de duperie lié à la bonne
foi exagérée et sans commune mesure du héros, qui est abusé par la perfidie de celle qui
l’aiguillonne pour le perdre ensuite. Il émane de ce douloureux cri du cœur, l’étendue du
drame né de la détresse d’un esprit innocent, malheureusement emprunt d’une bonne foi que
l’expérience ne peut suffire à ébranler – il tend encore la main à celle qui vient de le
congédier
à l’instant. Le héros du roman de formation s’engage dans la relation humaine sans
calcul et sans arrière pensée, il s’y accroche avec une foi inébranlable et une confiance totale
qui vient du fait de son âge et de son manque d’expérience, qui, malheureusement, lui causent
très souvent de nombreux ennuis à l’instar de Lucien Chardon dans cet exemple.
1.3.3.3. Vertus et rêves
La vertu désigne la force morale, le courage ; elle est une ferme disposition de l’âme à
fuir le
mal et à faire le bien, l’ensemble des actions qui relèvent de la probité morale ou des
bonnes mœurs. Quant au rêve, il peut désigner la réalisation d’une aventure – merveilleuse ou
malheureuse
– dans un monde immatériel, mais il désigne également l’aspiration à un bien-
être,
à un avenir radieux ou au bonheur – ce qui nous préoccupe ici. Les héros du roman de
jeunesse
rêvent grand, ce qui les pousse à se lancer dans l’action au moyen de laquelle ils
comptent
parvenir à leur but. Comment, en conséquence, concilier, dans un monde asservi par
la sécheresse des cœurs et la course effrénée vers les moyens illicites de réalisation sociale et
129 Honoré de Balzac , op. cit., p. 216.
328
d’enrichissement, cette aspiration de l’actualisation de soi ? Peut-on raisonnablement faire de
la place à l’éthique, ou à la vertu dans un tel environnement ?
La
vertu serait-elle une limite au rêve ? Ou comment s’influencent-ils mutuellement ?
La société enseigne la vertu et la brandit comme code de fonctionnement indispensable pour
l’exercice des bonnes mœurs. Elle se décline en maintes nuances et/ou applications : civilité
(mora
le, éthique), honnêteté, générosité ; ce qui l’apparente aux bonnes dispositions envers
autrui e
t aux pratiques sociales exemplaires – à l’exemple des dix commandements de la
Bibl
e130 – représente une application de la vertu. Le héros de jeunesse ne construit pas
forcément sa personnalité en fonction des exigences de la vertu, pressé qu’il est par
l’environnement qui le tire désespérément vers l’objectif, c'est-à-dire le rêve qui illumine et
donne sens à tous ses efforts. Il est constamment habité par un manque de sérénité que lui
impose sa haute mission et obligé bien des fois de ne pas faire le choix de ses méthodes, c’est
l’avertissement que le narrateur donne sur le compte de Lucien Chardon :
Lu
cien avait au plus haut degré le caractère gascon, hardi, brave, aventureux, qui s’exagère le
bien et amoindrit le mal, qui ne recule point devant une faute s’il y a profit, et qui se moque du
vice s’il s’en fait un marchepied. Ces dispositions d’ambitieux étaient alors comprimées par les
belles illusions de la jeunesse, par l’ardeur qui le portait vers les nobles moyens que les
hommes amoureux de gloire emploient avant les autres.131
L’ambition, forme de rêves comprimés, happe les destins et aveugle le héros dont il
fait par ailleurs « un marchepied » ; seule la réalisation de l’objectif compte, faisant sienne la
maxime de Machiavel, selon laquelle « la fin justifie les moyens ». Ici, le rêve subvertit la
vertu ; tout comme dans le domaine sentimental où les héros voient en la femme de position
sociale élevée, un moyen incontestable d’ascension et donc de rapprochement de leur objectif.
Dans toutes ses relations avec les femmes de sa vie (madame de Rênal et mademoiselle de la
Mole), les premiers soucis de Julien Sorel ont toujours été de briser le mythe de la classe
sociale, avant de chercher à savoir s’il peut les aimer ; mieux, s’inspirant de l’exemple de
Napoléon132, il est convaincu qu’une femme de haute position sociale – fût-elle mariée, à
l’ex
emple de madame de Rênal – est le meilleur des adjuvants à l’ascension sociale. Comme
130 Dans la conception judéo-chrétienne, les Dix Commandements de Dieu (selon la Bible) sont inscrits dans
Exode 20 : 1-17.
131 Honoré de Balzac , op. cit., p.82.
132 Mme de Beauharnais, femme distinguée et admirée, veuve d’un général de la République du même nom mort
sur l’échafaud le 23 juillet 1789, a été pendant de nombreuses années la maîtresse de Napoléon Bonaparte.
329
lui, Frédéric Moreau et Lucien Chardon courtisent tour à tour madame Arnoux et madame
Dambreuse, puis madame de Bargeton. Frédéric fait même de la conquête de madame
Dambreuse une arme d’ascension sociale. L’amour et surtout l’adultère sont un des moyens
les plus sûrs dans lesquels les héros croient comme capables de les affranchir de leur
condition tout en les rapprochant de leur rêve.
Dans sa confrontation personnelle avec les classes sociales aisées, Julien exerce une
pression constante faite de chantages larvés, d’intransigeance, de menaces, d’humeurs
désagréables pour exiger et obtenir par moments ce qu’il veut, ou faire triompher sa
personnalité. Cette pratique ne tient pas toujours compte de la vertu, comme lorsqu’il oblige
M. de Rênal à lui consentir cinquante francs de supplément mensuel sur son traitement ; elle
est e
ssentiellement fondée sur les ambitions et la sadique volonté du personnage de
« torturer », comme il peut, les riches ; en témoigne ce fragment d’échanges
Il ar
riva que Julien, effectivement fou de colère, s’écria : – Je sais où aller, Monsieur, en sortant
de chez vous. A ce mot, M. de Rênal vit Julien installé chez M. Valenod. – Eh bien ! Monsieur,
lui dit-il enfin avec un soupir et de l’air dont il eût appelé le chirurgien pour l’opération la plus
douloureuse, j’accède à votre demande. A compter d’après-demain, qui est le premier du mois,
je vous donne cinquante francs par mois.133
1.3.3.4. Courage et détermination
Le courage et la détermination sont les fondements majeurs et incontournables qui
permettent à l’individu d’atteindre un objectif sérieux, de réaliser une ambition ou de
conquérir un laurier. Ces deux atouts sont, en effet, deux variantes de la persévérance qui
triomphe toujours de la résistance, tout en couronnant les efforts. Quelques héros du corpus
s’y distinguent particulièrement, tandis que d’autres ont le « souffle court » et cèdent très
rapidement par rapport aux épreuves, nombreuses, qui jalonnent le parcours. La plupart sont
certes courageux, mais manquent de détermination. Julien est courageux, ainsi que David
Séchard, Deslauriers et même Lucien pour ce qui est du domaine des lettres. En témoigne
cette ouverture sur les projets de départ formulés par Lucien et David Séchard :
133 Stendhal, op. cit., p. 85.
330
Depuis environ trois ans, les deux amis avaient confondu leur destinée si brillante dans
l’avenir. Ils lisaient les grandes œuvres qui apparurent depuis la paix sur l’horizon littéraire et
scientifique, les ouvrages de Schiller, de Goethe, de lord Byron, de Walter Scott, de Jean-Paul,
de Berzelius, de Davy, de Cuvier, de Lamartine, etc. Ils s’échauffaient à ces grands foyers, ils
s’essayaient en des œuvres avortées ou prises, quittées et reprises avec ardeur. Ils travaillaient
continuellement sans lasser les inépuisables forces de la jeunesse.134
Ils s’investissent tous à fond dans les domaines de leur compétence : Julien, qui
cumul
e les complexes, veut relever tous les défis qui se présentent à lui, et travaille en
conséquence (comme au séminaire à Besançon où très rapidement, il a corrigé ses lacunes
pour être
un des meilleurs pensionnaires ou même lorsqu’il est au service du Marquis de la
Mole à Paris). Chez lui, le défi nourrit le courage et la détermination, tout en justifiant
l’engagement sans recul ni défaillance ; et dans toutes les activités du personnage, ce sont ces
const
antes qui gouvernent et nourrissent son engagement. Lorsqu’il est aux prises avec la
résistance pendant la conquête féminine, sa ferme résistance, ses stratégies et son triomphe,
sont l’émanation de la détermination et du courage qui lui est attaché. Du courage et de la
détermination, c’est ce que Frédéric et Deslauriers manifestent pour finir leur examen de fin
d’études supérieures :
Ces
images fulguraient, comme des phares, à l’horizon de sa vie. Son esprit excité, devint plus
leste et plus fort. Jusqu’au mois d’août, il s’enferma, et fut reçu à son dernier examen.
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le deuxième à la fin de
décembre et le troisième en février, s’étonnait de son ardeur […]. Quant à lui, il ambitionnait
toujours une chaire à l’école de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d’une façon si
remarquable, qu’elle lui valut les compliments des professeurs. Frédéric passa la sienne trois
jours après.135
Les héros arrivent, couronnés, au bout de l’effort, par le courage et la détermination.
1.3.3.5. La simplicité et la foi en l’homme et en la société
La simplicité, selon le Littré, est la qualité de ce qui n’est pas compliqué, de ce qui est
sans faste, sans recherche, sans apprêt ; caractère d’innocence sans déguisement et sans
malice; c
rédulité trop grande, niaiserie. Telle que définie, la simplicité se laisse donc
134 Honoré de Balzac , op. cit., p. 82.
135 Flaubert, op. cit., p. 139.
331
appréhender comme une disposition de départ, de la nature humaine et qui conditionne
l’homme à manifester une foi dans la société et ses semblables. C’est parce que les héros se
convainquent qu’ils ont en leurs prochains et en la société, des supports dans leur formation
qu’ils mettent en avant une volonté inébranlable, moteur de l’action. Julien Sorel, qui cherche
une
méthode pour séduire mademoiselle de la Mole, a recours au prince Korasoff ami qu’il a
rencontré lors de son séjour londonien – dont les préceptes aboutissent. D’autres personnages
et
non des moindres exercent par ailleurs cette fascination sur la personne de Julien, qui
s’attache à eux : il s’agit du comte Altamira, personnage intransigeant et passionné qu’il
renc
ontre dans le milieu janséniste, du Marquis de la Mole, son employeur à Paris, ainsi que
de l’abbé Pirard, celui qui l’a recommandé auprès du Marquis, et dont il fait son « second
père
». Au nombre de ceux en qui Julien place sa confiance et sa foi, figure Fouqué qui est le
confident permanent du personnage. Ces personnages constituent le cercle d’individus en
lequel Julien Sorel a confiance, qu’il consulte occasionnellement, et qui lui permettent de
résoudre
ses problèmes sociaux et individuels. Ils constituent d’ailleurs l’essentiel de son
horizon social, méfiant et dubitatif qu’il est sur le commerce de toute autre personne. Dans
Illusions perdues , Lucien Chardon se montre plus simple et mieux préparé à s’ouvrir à
l’homme et à la société. Il est dès le départ adoubé par les soins maternel et fraternel que lui
prodiguent son ami et ses parents, et où se développe un grand foyer d’affection, de simplicité
de cœur, mais aussi et surtout, de naïveté.
Par la suite, il intègre la société par le biais de madame de Bargeton qui l’abandonne,
une fois à Paris. Il reste cependant convaincu que son talent seul peut le porter au sommet de
la gloi
re, négligeant en cela les sages conseils de ses amis. Lucien est dubitatif ou peu enclin à
avoir foi en l’homme, là où il estime que la société, seul juge et faiseur de talents, est capable
de le juger et de le hisser au pinacle de la gloire. Il est victime d’un arbitrage mitigé et d’un
jugement simpliste dans son rapport à l’homme et à la société, ce qui le déstabilise
profondément dans sa quête. La société, support d’évolution de l’individu, est le lieu par
excellence où se projettent les talents ou les personnalités en devenir : Deslauriers et Frédéric
sont c
onvaincus que madame Dambreuse peut constituer ce moyen d’ascension sociale auquel
toute personne de basse naissance aspire pour s’affranchir de sa condition. L’un (Deslauriers)
se voit chercheur et l’autre (Frédéric) s’imagine Ministre, dans la perspective de ce commerce
qu’ils rêvent fructueux. C’est un exemple de simplicité dans la conception de l’existence qui
permet, à partir de la foi dans un individu, de gravir les marches du succès social pour
332
atteindre le poste de son choix. Une lecture possible de la désaffection de René et d’Octave
par rapport à la vie qu’ils ont résumée en la possibilité unique de vivre leur passion
amoureuse – est la trop grande simplicité faite d’une foi maladive en l’homme et en la
société – les forts relents romantiques qui les caractérisent, nous conforte dans cette
ana
lyse136.
1.3.4. Un héros atypique
Le héros du roman de formation est l’émanation du héros romantique qui est au
confluent d’une énorme charge de postulations. Exilé au milieu d’un monde où il a du mal à
retrouver ses marques, il s’isole dans une solitude existentielle à partir de laquelle son âme est
en communion, tant avec la nature qu’avec la société dont il porte par moments le deuil. Son
expérience sociale est articulée autour d’un besoin d’ascension, certes sociale, mais aussi et
surtout, personnelle. Il propage ainsi de nombreuses vertus et est le siège d’inconstances
multiples liées à la précarité des états de la condition humaine dont la sienne résulte.
1.3.4.1. – La solitude, le génie et le malheur
Balancé par les multiples oscillations du vague des passions, rongé par la mélancolie,
mais mu par un désir irrépressible de réalisation, le héros du roman de formation a le malheur
d’avoir un génie qui ne peut être – la plupart du temps – géré que dans la solitude. Pour
prendre
ses repères par rapport à la société qu’il va devoir affronter bientôt, Julien Sorel
s’appuie sur la nature :
Ju
lien, debout, sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les cigales
chantaient dans le champ au dessous du rocher, quand elles se taisaient, tout était silence autour
de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-
dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles
immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements
136 Le « moi » romantique est à la fois profondément tourné sur lui-même (introverti) et préoccupé de cette
glorieuse destinée de l’homme où la fusion amoureuse avec l’objet aimé transcende toute forme d’appel ou de cri
extérieur à l’âme. Aussi, aspire-t-il à la fusion des destins avec l’être aimé, au détriment de soi ; à l’exemple d’un
Musset direct : « J’aime, et pour un baiser je donne mon génie », Nuit d’août, 1841.
333
tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement. C’était la
destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne137 ?
Cet isolement s’apparente à une élection au cours de laquelle le néophyte reçoit,
comme par un rituel, les attributs du héros en devenir ; elle se passe dans la solitude, au sein
d’une na
ture joyeuse et enchanteresse (« les cigales chantaient », « ciel embrasé par un soleil
d’août », « décrivant en silence des cercles immenses ») : amante du héros romantique avec
lequel les éléments sont en parfaite harmonie. L’idée de mouvement et donc d’action, est
intimement associée à ce paysage complice où par « ses mouvements tranquilles et
puissants »
, « l’oiseau de proie » renvoie et rappelle grâce à l’assimilation métaphorique par
la force, la majesté et la noblesse, « la destinée de Napoléon », à laquelle le héros aspire de
toute son âme. Sa position privilégiée dans l’espace est indicateur de la prémonition qui se
dégage à travers ce rôle central où le personnage s’identifie à un véritable chef d’orchestre
présidant à la mise en concert de toutes ces forces de la nature, dont il contrôle ne serait-ce
que pour un temps – les rouages. Ce passage démontre, à lui seul la noblesse qui caractérise
l’as
piration des héros du roman de formation à un destin glorieux, mais aussi les limites d’une
telle ambition. Et ce recueillement qui se fait dans la solitude est la marque du génie
incompris et solitaire, tout autant qu’il est symbole de malheur, puisque asocial138. Le héros
s’engage cependant avec toute la hargne que lui dicte sa mission de triompher des adversités.
Ainsi, chaque expérience qu’il affronte, donne une dimension nouvelle à sa quête en
faisant sa spécificité. Dans le domaine sentimental, il ressent également cette solitude dans la
quête a
moureuse : Octave et René chantent, dans la mélancolie, leur détresse sentimentale aux
yeux
d’une humanité incapable de trouver un remède efficace qui puisse les guérir des
traumatismes d’une aspiration avortée. Cet amour impossible à réaliser est le siège du
malheur, pas moins que ne l’est l’avortement de l’éclosion du talent de Lucien de Rubempré
ou encore, l’existence médiocre et tout à fait minable – comparée au génie des personnages –
qui est
réservée à Charles Deslauriers, à David Séchard ou même à Frédéric Moreau. Julien
Sorel qui connaît un début de triomphe, tant à Verrières qu’à Paris, est trop seul – trop
introverti
et outrancièrement solitaire – pour que son génie ne s’arrêtât pas à quelque
malheur
! Il typifie, et avec lui les autres, le héros du roman de formation qui a certes du
137 Stendhal, op. cit., p. 87.
138 Comme pour recourir à la fameuse image de Baudelaire comparant le poète à l’albatros, le héros de jeunesse
est comme lui, engagé dans un univers qui le nie et où il entend cependant, jouer les premiers rôles ; d’où, sa
solitude et son malheur, d’à la fois être incompris et combattu.
334
génie, mais dont l’ascension, par le fait d’un événement quelconque survenant en cours de
route, reste inachevée.
1.3.4.2. La quête des modèles
La jeunesse est friande de modèles, et agit essentiellement selon un principe
d’imitation. Dès lors, le modèle génère l’ambition, en ce qu’il constitue un support de
stimulation et de projection. Que d’écrivains, de poètes, de philosophes ou d’illustres savants
n’ont-ils pas été perçus comme ceux à qui un personnage devait ressembler ! Napoléon, nous
le disions
plus haut, est le modèle achevé de Julien Sorel, qui trouve également dans le
personnage d’Altamira – lui qui revendique le plaisir d’assumer l’acte criminel comme une
expression de sa condition d’homme, un modèle social à imiter. Dans leurs quêtes de
modèles, Frédéric et Deslauriers se focalisent sur ces images tirées de leurs lectures :
Les im
ages que ces lectures amenaient à son esprit l’obsédaient si fort, qu’il éprouvait le besoin
de les reproduire. Il (Frédéric) ambitionnait d’être un jour le Walter Scott de la France.139
Les modèles font naître le rêve et l’ambition, et donnent de l’énergie au héros.
Monsieur Dambreuse, anciennement comte, devenu libéral par l’ambition et le succès,
entraîne à sa suite l’admiration de Frédéric et de Deslauriers, pour qui il est un modèle de
réussite sociale à imiter. Combien de fois Lucien de Rubempré ne s’est-il pas non plus
retrouvé lui aussi, illustre poète et/ou romancier français – lui qui a si bien singé la poésie
d’André
de Chénier140 et l’esthétique romanesque de Walter Scott – aux dires de Daniel
d’Arthez
? En amour, comme dans la vie de tous les jours, les héros cherchent à s’identifier
aux
modèles adulés, anciennes gloires ou figures historiques. Mathilde de la Mole rêve d’un
héros chevaleresque, à l’image de son grand-père, comme époux, ce qu’elle « poussera »
Jul
ien à mimer. Au total, avec les modèles auxquels aspirent les héros, le lecteur a une vision
plus claire des mobiles et de certaines attitudes de ce dernier à l’intérieur de l’intrigue
romanesque.
139 Flaubert, op. cit., p. 60.
140 « Il annonça d’une voix troublée que, pour ne tromper l’attente de personne, il allait lire les chefs-d’œuvre
récemment retrouvés d’un grand poète inconnu. Quoique les poésies d’André de Chénier eussent été publiées
dès 1819, personne, à Angoulême, n’avait encore entendu parler d’André de Chénier. », Balzac , op. cit., p. 130.
335
1.3.4.3. – Une destinée singulière
Tout comme le poète qui s’est longtemps réclamé une auréole mystique, le héros de
jeunesse bénéficie d’une destinée singulière, sans commune mesure avec les autres
personnages de l’œuvre. Il est lui aussi un élu, et comme tel, son existence emprunte un
itinéraire particulier. René et Octave s’affranchissent des dogmes de concession en amour et
préfèrent se mutiler, et même se mutiner, chacun dans sa réclusion : le premier dans de
sombres
et vaines lamentations qui le poussent à un ostracisme par rapport à la vie. Et le
second voue d’abord un culte exacerbé à l’amour, pour ensuite refuser de rien faire à cause de
la déception qui a résulté de ce culte. Leur vie durant, les héros vont errer à la recherche d’un
équilibre moral et psychologique. Ce destin n’est pas très loin de celui de Frédéric Moreau,
dont l’amour pour madame Arnoux transcende le simple jeu de la passion pour se muer en
une espèce d’affectation spirituelle pour cette muse qui le hante et le dénature en déteignant
négativement sur sa vie entière. Frédéric, intelligent et même courageux à l’occasion, investit
toute son âme dans ce chaste amour qui lui glisse entre les mains comme une épreuve
sisyphienne et qui lui plante la semence de l’échec né du manque d’ambition pour une vie : la
sienne.
Les héros se suivent et se ressemblent ; et donnent à voir en l’amour, le moyen par
lequel il
s chutent ou ne peuvent franchir l’obstacle de l’excellence. Lucien est d’abord visité
par des aspects de ce prodigieux destin ; lui qui, vivant dans son Houmeau habituel, n’avait
jamais song
é qu’un jour, son destin pût rencontrer celui, majestueux, de la femme la plus
prestigieuse d’Angoulême. Cependant, cette fortune de départ cède le pas à l’échec, une fois à
Pa
ris.
Mais au milieu d’eux, Julien Sorel ne connaît pas l’échec sentimental et sa vie est plus
riche en actions d’éclat. En effet, il est celui qui arrive à s’intégrer dans tous les milieux : en
tant que
militaire (à Verrières) ; au séminaire où il assimile facilement et se distingue de ses
coreli
gionnaires (à Besançon) ; de même que dans l’univers aristocratique du Marquis de la
Mole (à
Paris). Julien réussit cette fulgurante percée de toutes les sociétés qu’il affronte
certes ; cependant, cette même destinée singulière interrompt le cours de sa prodigieuse
aventure qui se transforme alors en cauchemar. Le héros de jeunesse donne ainsi à voir la
plupart du temps un destin abrégé, fait de souffrances atroces et dont le cours s’éloigne des
destinées habituelles. Nul n’est épargné là-dessus : David et Deslauriers, deux individus ayant
en commun le génie et la fougue dans l’action, sont sclérosés, flétris par les expériences
336
douloureuses qu’ils affrontent et ne peuvent aller loin dans l’aventure professionnelle. Ce
cheminement prodigieux préfigure le cours et le dénouement de leur destin dans le processus
d’apprentissage.
1.3.4.4. – Un besoin irrépressible de découverte
Le héros du roman de formation, qui est l’émanation d’une société provinciale en règle
gén
érale, affronte un monde dont il n’a pas connaissance. C’est un monde de ses rêves, des
idées folles d’enfance et d’adolescence qu’il s’est construites au fil des années et des histoires
lues ou qu’on lui a racontées. Dès lors qu’il est en âge d’aller à l’assaut de ce monde, le
besoin – longtemps comprimé se fait pressant chez lui de découvrir ce monde ; mais
égaleme
nt, cette découverte chez le héros est d’ordre scientifique et se pose en termes de
satisfaction des attentes de connaissance, de culture et de savoirs. Ces questions lancinantes se
posent chez lui, comme une urgence, une nécessité de compensation pour aller à l’assaut du
monde nouveau symbolisé par le Paris des normes, de toutes les normes. Comme pour toute
grande activité d’initiation, il existe des rituels de départ qu’il ne faut surtout pas manquer ; ce
sont
eux qui préparent en affinant, les dispositions du néophyte à la quête. Verrières et
Angoulême dessillent Julien et Lucien et leur accordent comme une onction, une forme de
purification, pour la suite de leur parcours initiatique. Annonçant à Julien la nouvelle de leur
départ à Paris, Naïs ajoute ce commentaire :
On n
e se trouve à l’aise qu’avec ses pairs, partout ailleurs on souffre. D’ailleurs Paris, capitale
du monde intellectuel, est le théâtre de vos succès ! franchissez promptement l’espace qui vous
en sépare ! Ne laissez pas vos idées se rancir en province, communiquer promptement avec les
grands hommes qui représenteront le XIXe siècle. Rapprochez-vous de la cour et du pouvoir.
Ni les distinctions ni les dignités ne viennent trouver le talent qui s’étiole dans une petite
ville.141
Cette exhortation de la marraine à son filleul, qui souligne l’intérêt absolu de Pari s
dans l’éclosion de toute personnalité, suscite chez le héros un double sentiment de curiosité,
donc d’attrait, et de possibilité de réalisation de soi. Paris est donc le lieu de la quête, c’est
l’espace de la découverte des autres et de soi-même. Mais aussi, celui de la culture et de la
141 Balzac, op. cit., p. 177.
337
connaissance vraie, opératoire, qui assure reconnaissance et prestige. C’est la raison pour
laquelle tous finissent par y converger pour étancher la soif de connaissance, d’une part, et le
souci de se réaliser d’autre part.
1.4. L’influence du sentiment amoureux dans
la formation du héros
Les œuvres du corpus sont parsemées d’histoires d’amour et d’aventures sentimentales
diverses dont les colorations, aussi distinctes soient-elles, donnent à l’univers sentimental
cette unique force dont l’emprise sur l’activité humaine est fatale. Elle tue l’activité dans
l’œuf, bloque l’engagement dans une forme embryonnaire, ralentit le talent, abrège le destin
le plus
prometteur et annihile toute forme d’héroïsme ou au contraire la vivifie. Les ambitions
se construisent autour de l’amante et pour elle elles en tirent leur substance et leur raison
d’être
. Provoqué, fatal, corrélant ou contrevenant au processus de formation, l’amour se
répand telle la myrrhe sur les protagonistes de toutes conditions, faisant des uns, des heureux,
des autres des malheureux ; de certains autres des égarés puis de bien d’autres enco re, des
clairvoyants ou des experts. Toutes ces facettes du héros sont les variantes d’une même
réalité : la condition humaine soumise aux implacables et tyranniques lois de l’amour ; force
supérie
ure, s’il en est, l’amour balise tous les comportements.
1.4.1. L’idéal amoureux
L’amour procède d’une élection affective et pourrait donc se passer a priori d’un
idéal – étant lui-même déjà l’idéal. Il apparaît cependant des circonstances où, à côté d’une
option qu’on désire ardemment d’une personne que l’on désire, s’en trouve une autre, sorte de
pis-aller (Frédéric-Rosanette//Frédéric-Mme Arnoux ; ou Lucien-Coralie//Lucien-Mme de
Bar
geton), qui ne comble certes pas toutes les attentes, mais dont le héros se contente de
façon circonstancielle.
Tous les héros sont comme transportés par la forte emprise du sentiment amoureux qui
étreint chacun d’entre eux dans sa sphère de croissance. Ils sont tous adolescents, c'est-à-dire
qu’ils sont à l’âge de maturation de l’amour et, qui plus est, ont, pour certains, des traits d’une
338
qualité bouleversante. Cette sensibilité excessive qu’ils développent rencontre ainsi, fort
justement, l’appel des femmes qui mettent à leur tour, en concert ce champ lumineux de la
relation humaine. Le romantisme place le moi au centre de ses préoccupations tout en en
faisant à la fois le sujet et l’objet ; cependant, « le moi restauré s’ouvre au monde », pour
empl
oyer le mot de Georges Gusdorf, cherchant un asile possible – qu’offre souventes fois et
partie
llement certes, l’être aimé. S’arrachant « au vague des passions » et s’adossant à
l’amante
nature et à l’imagination, mère de toutes les espérances, le sujet romantique accorde
tout aussi bien une place à l’amour : cette volupté délicieuse du corps qui apaise – pour un
temps –
l’âme dans cette quête de l’absolu. Les héros de notre corpus dont le profil est le plus
proche du personnage romantique, sont Octave et René. Ces deux personnages vouent un
culte immodéré à la passion amoureuse dont ils font le but d’une vie : « Dans quelque lieu que
je fusse,
quelque occupation que je m’imposasse, je ne pouvais penser qu’aux femmes ; la vue
d’une
femme me faisait trembler. Que de fois je me suis relevé, la nuit, baigné de sueur, pour
coller ma bouche sur mes murailles, me sentant prêt à suffoquer !142 », confie Octave qui,
dans un entretient cité, soutient qu’il ne peut « comprendre qu’on fasse autre chose que
d’aim
er. »
Cette adoration n’est pas seulement consacrée à l’amour, mais aussi, à l’objet sur
lequel il porte :
Quan
d le matin, au lieu de me trouver seul, j’entendais la voix de ma sœur, j’éprouvais un
tressaillement de joie et de bonheur. Amélie avait reçu de la nature quelque chose de divin ;
son âme avait les mêmes grâces innocentes que son corps ; la douceur de ses sentiments était
infinie ; il n’y avait rien que de suave et d’un peu rêveur dans son esprit ; on eût dit que son
cœur, sa pensée et sa voix soupiraient comme de concert ; elle tenait de la femme la timidité
de l’amour, et de l’ange la pureté et la mélodie.143
Ces deux conceptions de l’amour et de l’être aimé en font une idéalisation qui pousse
inexorablement vers l’adoration et la passion, possibles grâce à une sublimation de ces
réalités. Octave et René adorent tous deux l’amour ainsi que les personnes aimées ; ils perdent
tout
bon sens et n’espèrent plus en rien lorsque ces femmes, par des circonstances bien
différentes, viennent à leur échapper.
142 Alfred de Musset, op. cit., p. 80.
143 Chateaubriand, op. cit., p. 183.
339
Lucien Chardon est, quant à lui, en attente d’une opportunité qui lui permette
d’actualiser ses talents poétiques lorsque la providence lui fait rencontrer Louise de Bargeton.
Elle s’éprend d’emblée de lui et réciproquement. Il naît alors entre eux, un amour puissant et
dévastateur qui inclinent aux injonctions les plus fortes : Louise contrevient à toutes les règles
de biensé
ance de l’aristocratie locale d’Angoulême, tandis que Lucien, après avoir été
conseillé et contraint de substituer le nom de son père (Chardon) à celui de sa mère (de
Rubempré), vient habiter Angoulême, quittant par là-même l’Houmeau de son enfance. Cet
amour se poursuit sur le théâtre parisien où il n’est malheureusement pas consommé, tout
comme celui qui hante, toute la vie durant, Frédéric Moreau dans sa relation avec madame
Arnoux. Frédéric qui découvre cette femme alors qu’il vient juste d’être reçu bachelier – il a
alors dix
-huit ans, lui témoigne une admiration qui se mue par la suite en un amour
paralysant. Malheureusement, cet amour qui s’étend le long d’une vie entière n’est pas
consommé. De l’ombre de ces amours inaccessibles, émanent ces douleurs et cette
pusillanimité qui envahissent toute une vie : de René à Frédéric, en passant par Lucien, l’on a
l’amer dégoût de ce sentiment d’une existence infructueuse, ennuyeuse et perpétuellement
écartelées entre le désespoir et l’action, la ruine et le maintien ou le suicide et la vie. Les
amours non consommés ont un relent et un impact si forts sur l’existence et le comportement
des protagonistes, qu’ils finissent par être la base de l’échec de la vie de ceux-ci.
Julien Sorel constitue un type de personnage à part entière en matière de vie
sentimentale dans les romans du corpus. Rêvant déjà de conquérir une femme de la haute
société – à l’instar de Napoléon144 – pour assurer sa fortune ou son ascension sociale, sa
relation avec les femmes est bâtie autour d’une force et d’une volonté de puissance et de
stratégie que nulle adversité ne peut arrêter ou même freiner. Il conquiert la douce et prude
épouse de Monsieur de Rênal à qui il fait découvrir l’amour et avec ce sentiment, toutes les
pires et délicieuses formes que son empire exerce sur la condition humaine :
C’est qu’il y avait des jours où elle avait l’illusion de l’aimer comme son enfant […]. Un
instant après, elle l’admirait comme son maître. Son génie allait jusqu’à l’effrayer ; elle croyait
apercevoir plus nettement chaque jour le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait
pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu. – vivrai-je assez longtemps pour te voir
144 « Dès sa première enfance, il avait eu des moments d’exaltation. Alors il songeait avec délices qu’un jour il
serait présenté aux jolies femmes de Paris, il saurait attirer leur attention par quelque action d’éclat. Pourquoi ne
serait-il pas aimé de l’une d’elles, comme Bonaparte, pauvre encore, avait été aimé de la brillante Mme de
Beauharnais ? », Stendhal, op. cit., p. 45.
340
dans ta gloire ? disait-elle à Julien, la place est faite pour un grand homme ; la monarchie, la
religion en ont besoin.145
C’est cette puissante force que Julien exerce sur ses conquêtes amoureuses, qui
finissent par être subjuguées par le jeune abbé qui, chaque fois, est perçu tantôt comme héros
militaire (Napoléon), tantôt comme personnalité politique (Richelieu) et, parfois même,
régnant sur l’ordre catholique (le Pape). Mathilde de la Mole est également sensible à cet
héroïsme de caractère, à cette supériorité humaine qu’elle pense lire dans le personnage, et se
résout en conséquence, à lui accorder ses faveurs, au détriment de tous ses admirateurs auss i
beaux et aussi riches les uns que les autres. Dans cette expérience, surgissent la force et la
puissance de l’idéal amoureux qui se refuse, bien des fois, à obéir aux injonctions de la raison
humaine. Lucien règne par la terreur sur ses conquêtes féminines à l’instar de Napoléon
Bonaparte146, son idole. C’est cette puissance redoutable du personnage qui fascine Mathilde
de la Mole et qui la pousse à vouloir sacrifier son nom de famille et à vivre dans l’oubli et
l’ignominie où ses parents consentiraient à les mettre (elle, son mari : Julien et leur enfant à
naître
). Au total, par leur engagement auprès de Julien, de toutes les autorités administrative,
religieuse et judiciaire, dans la perspective de le sauver de la peine de mort, et au regard des
scènes qui suivent l’exécution du héros (Mathilde enterre seule la tête de Julien, tandis que
Madame de Rênal meurt trois jours après), ces deux femmes portent à une dimension sacrée,
la qualité et l’intensité de leur amour.
1.4.1.1. – Amour et défi
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’amour qui doit être communion, entente
parfaite, union des cœurs et de l’esprit, symbiose de deux êtres, débouche quelquefois et
presque inéluctablement sur des mésententes. La préoccupation qui s’ensuit est de savoir
145 Stendhal, op. cit., p. 122.
146 Dans un courrier adressé à une de ses amies intimes, alors qu’elle vient de recevoir la demande en mariage de
Napoléon Bonaparte, voici la confidence mêlée de crainte qu’exprime justement Mme de Beauharnais : «
J’admire le courage du général , […]. Je suis enrayée, je l’avoue, de l’empire qu’il semble vouloir exercer sur tout
ce qui l’entoure. Son regard scrutateur a quelque chose de singulier qui ne s’explique pas, mais qui impose
même à nos directeurs : jugez s’il doit intimider une femme ! Enfin, ce qui devrait me plaire, la force d’une
passion dont il parle avec une énergie qui ne me permet pas de douter de sa sincérité, c’est précisément ce qui
arrête le consentement que je suis souvent prête à donner. Ayant passé la première jeunesse, puis-je espérer de
conserver longtemps cette tendresse violente, qui, chez le général, ressemble à un accès de délire ? »,
http://napoleonbonaparte.wordpress.com , du 9 octobre 2009. (Larousse XIXe siècle).
341
comment aimer et défier à la fois ou encore comment arriver à défier un être que l’on aime ou
de qui l’on attend l’amour. Le défi peut désigner l’état d’esprit du héros dans son engagement
personnel pour réussir dans une entreprise ; ou se situer dans la perspective d’une
confrontation
consécutive à une provocation : c’est le schéma cornélien de l’amour. Dans
notre c
orpus, on trouve çà et là des tableaux miniaturisés de cette « confrontation » entre deux
amoureux, qui s’apparente à cette lutte au terme de laquelle le triomphe pour l’amoureux,
n’est que plus rehaussé. A ses débuts avec madame de Bargeton, Lucien s’arme d’une
détermination et d’une hardiesse dignes d’un don juanisme éprouvé ; il entend de la sorte
trouver c
hez sa muse une réaction positive par rapport à sa requête. Malheureusement, Louise,
prise de scrupules divers liés à son âge d’une part, à son statut de femme mariée de l’autre, et
tenant compte de la réaction de sa société ainsi que de l’indisposition où pourrait les placer un
tel amour, joue le jeu de la simple séduction et de la protectrice. Par cette attitude, elle brise
des élans fort chaleureux chez Lucien qui paie avec d’abondantes larmes de factices
consolations et de résignation. Julien Sorel est le prototype du héros qui, après avoir ciblé « sa
proie », la défie d’abord, pour se défier lui-même, ensuite, dans cette aventure où il met toutes
ses forces, son âme, son orgueil auquel il associe la double dimension de la classe sociale et
de l’amour propre, comme dans cette confrontation physique avec Mme de Rênal :
Cette main se retira bien vite ; mais Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne
retirât pas cette main quand il la touchait. L’idée d’un devoir à accomplir, et d’un ridicule ou
plutôt d’un sentiment d’infériorité à encourir si l’on n’y parvenait pas, éloigna sur- le-champ
tout plaisir de son cœur. Ses regards le lendemain, quand il revit Mme de Rênal, étaient
singuliers ; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre147 .
Voici comment par endroits, il s’arme pour vaincre la femme qu’il aime. Cependant,
une fois la conquête achevée, la relation entre les deux amants est faite d’une évaluation de
tous les instants comme ici :
Mais
toi, du moins mon Julien, s’écriait-elle dans d’autres moments, es-tu heureux ? Trouves-
tu que je t’aime assez ? La méfiance et l’orgueil souffrant de Julien, qui avait surtout besoin
d’un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d’un sacrifice si grand, si indubitable et
147 Stendhal, op. cit., p. 73.
342
fait à chaque instant. Il adorait Mme de Rênal. Elle a beau être noble et moi fils d’un ouvrier,
elle m’aime.148
Dans sa relation avec Mathilde de la Mole, Julien n’oublie aucune des méthodes de
province qui par le passé, lui ont valu considération, amour et crainte de la part de Mme de
Rênal. Lorsqu’il croit avoir cerné la psychologie de Mathilde essentiellement alimentée
d’orgueil et bâtie autour d’une recherche ardente d’actions d’éclat, il se donne les moyens de
la courtiser par une visite de nuit dont il détient le secret depuis sa province natale. Il brave
pour cela toutes les contraintes périlleuses de l’entreprise et sur la demande de cette dernière,
consent à lui rendre une visite nocturne, paré de toutes sortes d’armes :
Il
alla prendre l’immense échelle, attendit cinq minutes pour laisser le temps à un contre ordre,
et à une heure cinq minutes posa l’échelle contre la fenêtre de Mathilde. Il monta doucement le
pistolet à la main, étonné de n’être pas attaqué. […]. – Vous voilà, Monsieur, lui dit Mathilde
avec beaucoup d’émotion ; je suis vos mouvements depuis une heure. […]. Qu’avez-vous dans
la poche de côté de votre habit ? lui dit Mathilde, enchantée de trouver un sujet de
conversation. […]. – J’ai toutes sortes d’armes et de pistolets, répondit Julien, non moins
content d’avoir quelque chose à dire.149
Julien est de tous les héros, certainement celui qui adore les défis. Il s’était imposé ces
mêmes visites nocturnes pleines de danger et de sacrifices à Verrières dans sa relation avec
Mme de Rênal ; visite dont la de rnière, après quatorze mois de présence au séminaire, s’est
soldée par des tires à l’arme qu’il a dû essuyer avant de s’enfuir en direction de Paris.
1.4.2. L’invitation au rêve et à la sublimation
de l’existence
Les œuvres du corpus confèrent une dimension éblouissante à l’amour. Avec René,
l’amour est présenté comme une déesse à laquelle l’âme sensible du héros doit rendre un
culte, un hymne sacré. Il y exerce cette foi sacrée dont le zèle est à la mesure de la déception
qui découle de son incapacité à triompher dans cette matière. Dans La Confession d’un enfant
du siècle Octave fait une apologie de l’amour, qu’il considère comme la légitime aspiration
148 Ibid., p. 142.
149 Ibid., p. 398.
343
de tout individu de raison, tout en lui attribuant une foi illimitée. Il rêve d’en assouvir son âme
et d’y trouver une forme de repos céleste. Les deux héros font de l’amour cette odyssée
extraordinaire qui enlève à l’existence ses ennuis, brise les tabous sociaux, et permet aux
individus de communier dans la même expérience de l’exaltation d’une vie et de la félicité.
Faisant allusion à Amélie, René implore Dieu :
O Dieu
! si tu m’avais donné une femme selon mes désirs ; si, comme à notre premier père, tu
m’eusses amené par la main une Eve tirée de toi-même. Beauté céleste, je me serais prosterné
devant toi ; puis, te prenant dans mes bras, j’aurais prié l’Eternel de te donner le reste de ma
vie.150
Cette invocation est saisissante par l’allégorie rendue dans cette forme d’hypotypose
qui crée l’impression que la scène se déroule au moment où le héros expose son état d’âme lié
à ses aspirations : la femme désirée et obtenue suffit pour combler l’homme. Faire passer la
scène
devant soi recrée dans l’imagination de RE, comme dans celle du lecteur, les vives
émotions qu’il entrevoit. Pour lui, c’est Dieu qui donne à l’amour sa consistance physique
hors de laquelle, les amoureux ne peuvent exister. Cet amour dans lequel se résume toute
l’existence d’Octave, se laisse ainsi admirer :
Je
n’avais connu de la vie que l’amour, du monde que ma maîtresse, et n’en voulait savoir
autre chose151.
Tels que présentés par les narrateurs, l’amour et la femme aimée sont sublimés à
l’excès : ils résument l’essentiel des activités humaines. Il suffirait à la rigueur pour l’individu
de
connaître et d’aimer une femme à fond, pour ne plus espérer quoi que ce soit de
l’existence : voilà ce qui fait de l’amour un rêve et une postulation sublimée. Au-delà de cette
perspe
ctive, l’amour permet de rompre la distance entre les classes sociales et de fondre les
destins en un seul faisceau – confusion momentanée et/ou durable de deux existences, à
l’orig
ine, appelées à s’ignorer152. L’amour, ainsi perçu, supprime les clichés insurmontables
150 Chateaubriand, op. cit., p. 181.
151 Alfred de Musset, op. cit., p. 55.
152 Lucien et madame de Bargeton, cultivent grâce à la poésie, mais aussi et surtout, à l’amour qu’ils ressentent
mutuellement l’un pour l’autre, des relations presqu’impossibles entre la classe roturière du héros et l’aristocratie
dont madame de Bargeton est la fine fleur à Angoulême. En outre, Julien Sorel, de souche ouvrière, affole et
conquiert par l’amour Mme de Rênal et mademoiselle de la Mole – hautes figures de l’aristocratie française du
XIXe siècle.
344
de classe et d’origine sociale, ramène l’homme à sa nature originelle, et le rend capable de
communier avec tous, sans distinction, dans la même expérience de plaisir et de bonheur.
Cette vérité humaine permet au héros de se projeter dans le rêve, dans une confusion de
destins possibles à partir de la conquête amoureuse, l’amour devenant ainsi un moyen et un
but.
1.4.3. Les fortunes de l’amour
Ces femmes dont vous me parlez sont donc bien insensibles ? – Non mais sourdes quand il le
faut. Elle se tenait debout. Il se sentait perdu comme un homme tombé au fond d’un abîme, qui
sait qu’on ne le secourra pas et qu’il doit mourir […]. Il voulait être fort, et allégea son cœur en
dénigrant Mme Arnoux par des épithètes injurieuses. – C’est une imbécile, une dinde, une
brute, n’y pensons plus !153
Dans cette conversation que Frédéric a avec Mme Arnoux, il se dégage la nette
impression que son sort est scellé par l’imperméabilité de son entreprise, imputable à la
résistance morale de son amante ; d’où la vulgarité née de la rage et du dépit qui en découlent.
Le
héros de roman, à l’image de Frédéric Moreau, vit presque toujours une ou des histoires
d’amour. L’action qui le porte est parsemée d’aventures qui intègrent à coup sûr la randonnée
sentimentale qui participe de sa quête de se réaliser.
1.4.3.1. Joie et exaltation du succès en amour
La plupart des héros entrent en scène avec un attachement sentimental ou intègrent un
environnement qui actualise très rapidement le sentiment amoureux : Frédéric Moreau aime
Mme Arnoux
, David Séchard adore Eve Chardon qu’il épouse par la suite, tout comme
Lucien Chardon s’éprend d’amour pour Mme de Bargeton. Toutes ces personnes connaissent
des fortunes différentes dans la relation sentimentale. En dépit de ces quêtes qui n’aboutissent
pas toujours au résultat escompté, le succès en amour s’illustre comme un des buts de
l’apprentissage du héros de jeunesse. On est appelé à méditer sur cette proclamation
d’Octave :
153 Flaubert, op. cit., p. 262.
345
Celui qui, par une fraîche matinée, dans la force de la jeunesse, est sorti un jour à pas lents,
tandis qu’une main adorée fermait sur lui la porte secrète ; qui a marché sans savoir où,
regardant les bois et les plaines ; qui a traversé une place sans entendre qu’on lui parlait ; qui
s’est assis dans un lieu solitaire, riant et pleurant sans raison ; qui a posé ses mains sur son
visage pour y respirer un reste de parfum ; qui a oublié tout à coup ce qu’il avait fait sur terre
jusqu’alors ; qui a parlé aux arbres de la route et aux oiseaux qu’il voyait passer ; qui enfin, au
milieu des hommes, s’est montré un joyeux insensé, puis qui est tombé à genoux et qui en a
remercié Dieu, celui-là mourra sans se plaindre : il a eu la femme qu’il aimait.154
Cet hymne est l’expression d’un tableau lyrique de l’amour romantique. Conduit sur le
mode de l’impersonnel, l’expérience a valeur d’exemple en ce qu’elle s’étend à toute la
condition masculine désignée par le pronom personnel « il » et ses variantes. De fait, le
narr
ateur part de son expérience personnelle, le succès auprès de Brigitte, pour étendre son
bonheur sous cette forme déclamatoire à l’humanité. Bruno Viard le connaît bien qui affirme
que « Musset devient intéressant quand il se dédouble ».155 Comme le sujet romantique en a
l’habitude, Octave se désigne comme centre d’une représentation allégorique par laquelle son
expérience personnelle couvre l’étendue de la condition humaine. Ainsi, l’amour fait-il naître
délire et synesthésie par ce pouvoir extraordinaire qu’il a d’engendrer ce concert harmonieux
entre l’homme, son environnement, la création et le créateur. Il contiendrait donc cett e
luminescence initiatique, cette capacité d’envoûtement qui octroie à l’homme toute sa raison
de vivre et son retour à une rédemption parfaite. Par le succès amoureux, la nature est
subvertie, une force supérieure de conquête est communiquée à l’homme ; il finit par oublier
son pa
ssé, dominer tout et renaître à la vie par le retour à sa relation à Dieu. Aux dires de
Musset, la réussite en amour justifie l’engagement d’une vie, et c’est d’ailleurs cette
philosophie qu’il cultive à travers son personnage Octave qui ne pût se construire une
perspective d’action en dehors du champ sentimental. Mieux, cet exemple nous ramène à
quelque témoignage sur la vie de l’auteur :
Le
théâtre l’occupait beaucoup, mais il passait vite de la salle aux coulisses et des coulisses à
l’alcôve. […]. Et les filles ! Des prostituées, des grisettes, des actrices, de nobles dames : il
parcourait toute l’étendue sociale, alternant les jeux les plus innocents et les plus scabreux.
Sans doute est-il mort de la syphilis comme Baudelaire.156
154 Musset, op. cit., p. 184.
155 Bruno Viard, op. cit., p. 124.
156 Ibid., p. 126.
346
Quant à Julien Sorel, il vit deux aventures amoureuses exceptionnelles, riches et
fécondes : la première avec Mme de Rênal, qu’il courtise avec succès à Verrières, et la
seconde
, avec Mademoiselle Mathilde de la Mole qui atteint des sommets épiques. Julien
Sorel entre chez le couple de Rênal à dix-neuf ans, presque timide, profondément complexé
par ses origines et foncièrement opposé aux classes aisées pour lesquelles il a une sainte
horreur. Son commerce avec toute la maisonnée s’en ressent et il peine à s’entendre avec ses
employeurs dont M. de Rênal le père de famille, qu’il assimile « au chef » des classes
supérieures qui exploitent les plus pauvres. Cette susceptibilité maladive et chronique retarde
d’abord sa relation personnelle avec l’épouse de son employeur. Très vite cependant, naît une
passionnante et délirante histoire d’amour entre ces deux personnes qui, auparavant ne
connaissaient rien de cette aventure humaine, Mme de Rênal s’étant mariée à seize ans et
Julien, encore en pleine adolescence. C’est également cette virginité que présente plus tard
Mathilde
de la Mole à Paris. La virginité de ces personnages qui ne s’étaient représenté
l’amour que dans l’esprit, crée des ressources infinies de félicité. Et même si Julien Sorel,
personnage bourré de complexes, s’assigne ces conquêtes plus par devoir que par amour157,
une fois conquise, chacune de ces femmes provoque en lui d’intenses troubles émotionnels
qui rompent avec les habitudes de sécheresse de cœur du héros. Les narrateurs présentent dans
les détails, ces épanchements que la promiscuité des amoureux, donc la régularité de leur
relation, rendent truculents :
Je d
onnerais mille fois ma vie pour savoir ce qui peut être le plus utile, répondit Julien : jamais
je ne t’ai tant aimée, mon cher ange, ou plutôt, de cet instant seulement, je commence à
t’adorer comme tu mérites de l’être. Que deviendrai-je sans toi, et avec la conscience que tu es
malheureuse par moi ! […]. Et moi s’écria-t-elle en se levant et prenant la tête de Julien entre
ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t’aimerai-je comme un frère ?
Est-il en mon pouvoir de t’aimer comme un frère ? Julien fondait en larmes. – Je t’obéirai, dit-
il en tombant à ses pieds, je t’obéirai, quoi que tu ordonnes ; c’est tout ce qui me reste à
faire.158»
157 Julien Sorel est convaincu que dans sa relation personnelle avec les classes supérieures, la conquête des
femmes issues de ces classes est une victoire à rechercher et à infliger à leur dédaigneuse prétention de
supériorité.
158 Stendhal, op. cit., pp.140-141.
347
Toutes ces scènes entre les amoureux sont empreintes d’émotions fortes et traduisent
éloquemment l’intensité de leurs sentiments ; Julien passe ainsi de la position de précepteur
des
enfants de Rênal, à celle de l’amant de Mme de Rênal. Les amours du héros prospèrent
pour s’étendre plus tard sur le théâtre parisien où la rencontre et la conquête de Mathilde de la
Mole lui donne comme un apogée dans l’univers sentimental159. Or, cet amour est l’un des
plus exaltés de tout le corpus. Il commence de la sorte, par la déclaration d’amour de Mathilde
suivie de la réponse de Julien :
–
Votre départ m’oblige à parler. Il serait au dessus de mes forces de ne plus vous voir. Enfin
moi, s’écria-t-il tout à coup, la passion étant trop forte pour être contenue, moi, pauvre paysan,
j’ai donc une déclaration d’amour d’une grande dame !160
Cet enthousiasme ne se limite pas à cette simple réaction : « il errait à l’aventure dans
le jar
din, fou de bonheur161 » ; avant de s’engager, comme à Verrières, au sein de la nature,
afin de savourer sa victoire, « Il monta à cheval et chercha les endroits les plus solitaires
d’une des forêts solitaires de Paris […]. Peu à peu le bonheur de Julien augmenta à mesure
qu’il s’é
loigna162 ». Ainsi présentées, les expériences sentimentales des héros sont
nombreuses et ne sont guère similaires ; cependant, là où l’amour s’empare des protagonistes,
les réa
ctions ne sont pas loin d’être les mêmes. Octave, sorti de la douloureuse expérience de
trahison de sa maîtresse, rencontre et tombe sous le charme d’une Italienne du nom de Marco,
pour la première fois à un bal. Plus qu’un coup de foudre, c’est un véritable envoûtement – à
en croire le héros – qui suit cette rencontre :
O
Dieu
! m’écriai-je, comment cela est-il possible ? O monstre superbe ! O beau reptile,
comme tu enlaces ! comme tu ondoies, douce couleuvre, avec peau souple et tachetée ! comme
ton cousin le serpent t’a appris à te rouler autour de l’arbre de vie, avec la pomme dans les
lèvres !163
159 Noble de naissance, élevée dans la dignité d’une lignée prospère, cultivée et destinée à perpétuer le noble nom
des de la Mole, Mathilde passe pour être une des jeunes filles les plus distinguées du Paris noble, de ses salons et
de ces espaces les plus prisés ; et qui plus est, est courtisée par tous les jeunes à l’avenir prometteur au sein de la
société française. En règle générale et au regard des valeurs en circulation dans la société de cette époque, sa
classe et celle de Julien – roturier – ne peuvent autoriser un tel amour.
160 Ibid., p. 361.
161 Ibid., p. 383.
162 Ibid., p. 383.
163 Alfred de Musset, op. cit., p. 125.
348
Le héros présent par la réaction, un état d’âme assiégé par les pouvoirs ensorcelants de
la femme – abondance de points d’exclamation et d’interrogation, interjections redoublées,
champ sémantique de l’envoûtement, tout est convoqué ici, et donne à voir l’image du beau
mystérieux164. Joie, exaltation, bonheur suivent le succès amoureux, or les fortunes de
l’amour – nous l’avons montré – sont diverses ; comme lorsqu’elles débouchent sur l’échec
par e
xemple.
1.4.3.2. Souffrance, douleur et amertume de l ’échec
amoureux
O Dieu ! O Dieu ! voilà une femme qui parle d’amour et qui me trompe […]. Posséder une
femme pour moi, c’était aimer ; or, je ne songeais qu’aux femmes, et je ne croyais plus à la
possibilité d’un véritable amour. Toutes ces souffrances m’inspiraient comme une sorte de
rage165,
se lamente Octave.
Les aventures amoureuses qui se soldent par l’échec se présentent comme une
expérience complexe, difficile à vivre et qui suscite souffrance, douleur et amertume. Dans le
roman de formation, de nombreux héros arpentent les sinueuses voies de l’échec amoureux
qui les maintient dans les fanges d’une existence faite de soupirs, de gémissements et/ou de
désaffections terribles. Cette souffrance peut s’étendre sur une vie entière : c’est ce que vivent
Re
né et Octave qui se considèrent comme des damnés en amour. Toute leur vie s’en ressent,
qui se résume, pour René, en une autoflagellation et, pour Octave, en une souffrance suivie
d’un penchant morbide de persécution de la femme. La douleur et l’amertume ne peuvent plus
les amener ni à aimer ni à faire d’autres projets de vie ; d’où l’errance existentielle où
plonge
nt ceux de nos héros qui ont certainement les traits les plus proches de ceux des
romantiques166. Résumons par la voix de René, ce tourment imputable à l’échec amoureux et
au mal du siècle :
164 Satan est appelé le beau mystérieux à cause de sa capacité d’à la fois séduire et perdre l’âme.
165 Ibid., pp. 78-79.
166 René et Octave inaugurent pour le premier, l’ère romantique en France en tant que prototype du personnage
romantique ; et pour le second, en tant que prolongement ou écho d’une existence faite de mélancolie, de vague
des passions…embuée d’une déréliction insurmontable.
349
Tout m’échappait à la fois, l’amitié, le monde, la retraite. J’avais essayé de tout, et tout m’avait
été fatal. Repoussé par la société, abandonné d’Amélie, quand la solitude vint à me manquer,
que me restait- il ? C’était la dernière planche sur laquelle j’avais espéré me sauver, et je la
sen
tais encore s’enfoncer dans l’abîme!167
Cependant à côté de cette position extrême du personnage désabusé, il existe une
détresse surmontable.
1.4.3.2.1. Une détresse maîtris ée
Frédéric Moreau et Lucien de Rubempré sont tous deux victimes d’aventures
amoureuses qui se soldent par un échec. Frédéric, qui ne se dessille pas durant toute l’intrigue,
subit le contre coup d’un manque de caractère doublé d’une permanente inexpérience en
amour – dans son odyssée sentimentale avec Mme Arnoux qui dure dix-huit années, sans
conc
rétisation. Souffrances permanentes, abondantes larmes versées, fatigues, projets avortés,
manque de courage et d’enthousiasme sont le lot quotidien du héros qui y ensevelit tout projet
sérieux de vie. Mêmes les quelques rares occasions de compensation qu’il obtient avec
Rosanette et Mme Dambreuse lui laissent un arrière goût nostalgique de la femme qui le
ramène toujours à l’image déifiée de celle qui incarne ses désirs: Mme Arnoux. Quant à
Lucien de Rubempré, il est plus ou moins victime de malchance, mais aussi de naïveté.
L’environnement de province lui est d’abord préjudiciable ; puis, Paris l’expose ensuite à une
conc
urrence contre laquelle il n’a pas les armes168. C’est le cœur contrit, l’âme abattue et une
rage à peine contenue qu’il expose dans les courriers et autres réactions qu’il manifeste suite à
cette trahison qui le projette dans les bras de Coralie – un pis-aller de classe par la beauté et le
talent artistique.
1.4.3.2.2. Naissance de la haine
L’amour se conjugue avec le bonheur, la joie et les épanchements divers dont nous
venons de décrire un échantillon plus haut. Comment peut-il alors engendrer la haine ? Si
167 Chateaubriand, op. cit., p.181.
168 Louise de Bargeton recueille Lucien Chardon du sein de l’Houmeau faubourg précaire angoumoisin – où les
mœurs de sa société lui interdisent toute aventure amoureuse avec son amant d’origine roturière. Lorsqu’elle
l’embarque à Paris dans le secret espoir de consommer cet amour, l’environnement déjoue les plans de vie
qu’elle s’y est projeté : nouveaux défis liés aux exigences de sa société qui revêt d’autres dimensions à Paris,
nouvelles ambitions et une Option définitive de Louise viennent mettre brutalement fin à cette aventure.
350
l’amour débouche sur la haine, à quel moment cela e st-il envisageable ? Certaines sagesses
populaires admettent que les sentiments humains sont comme une pièce de monnaie dont
l’endroit est l’amour et l’envers, la haine. Tout comme dans l’utilisation de la monnaie, c’est
dans sa manipulation que l’une ou l’autre face se présente à vous ; ainsi en va-t-il des
senti
ments qui sont susceptibles d’engendrer amour et/ou haine. Lucien tombe amoureux de
Louise de Bargeton qui elle-même, n’est pas insensible à la beauté du héros. Cependant, par
des concours de circonstances divers, cet amour n’est guère consommé et éternellement remis
dans le temps pour se dénouer d’une façon désavantageuse pour le héros qui ne peut, dès lors,
retenir larmes, amertumes, souffrance et haine pour sa dulcinée. Expérience douloureuse dan s
la quête du héros qui s’énonce comme le premier chant des Illusion perdue dans le processus
de son apprentissage. Cette scène du désaveu qui motive les sentiments du héros se produit
dans les rues de Paris :
Il f
ut facile à Lucien de voir, au geste des deux fats, qu’ils complimentaient Mme de Bargeton
sur sa métamorphose. Mme d’Espard pétillait de grâce et de santé : ainsi son indisposition était
un prétexte pour ne pas recevoir Lucien, puisqu’elle ne remettait pas son dîner à un autre jour.
Le poète furieux s’approcha de la calèche, alla lentement, et, quand il fut en vue des deux
femmes, il les salua : Mme de Bargeton ne voulut pas le voir, la marquise le lorgna et ne
répondit pas à son salut. La réprobation de l’aristocratie parisienne n’était pas comme celle des
souverains d’Angoulême : […]. La calèche passa. La rage, le désir de vengeance s’emparèrent
de cet homme dédaigné : s’il avait tenu Mme de Bargeton, il l’aurait égorgée ; il se fit
Fouquier-Tinville pour se donner la jouissance d’envoyer Mme d’Espard à l’échafaud…169
Lucien est ramené sur terre de ses prétentions amoureuses où la fortune l’avait placé
depuis Angoulême. Il réalise pour la première fois que Louise a changé définitivement de
société et partant, de décision à son endroit. Leur amour qui s’achève ainsi, avant même
d’avoir véritablement commencé, produit l’effroi et le mécontentement qui transparaissent
dans ce passage. Le dépit, à l’instar de celui d’Octave, naît, suite à l’infidélité en amour, qui
défait toute une conception de la vie. Octave erre, de tous côtés, englué par le deuil
sentimental qui laisse sur l’âme et le cœur des langueurs sensibles dans ses impuissantes
récriminations, qui se traduisent bientôt par une haine féroce de la femme, et par-delà,
l’amour :
169 Honoré de Balzac , op. cit., pp. 212-213.
351
Voir, savoir, douter, fureter, m’inquiéter et me rendre misérable, passer les jours l’oreille au
guet de la nuit et me noyer de larmes, me répéter que j’en mourrais de douleur et croire que
j’en avais sujet, sentir l’isolement et la faiblesse déraciner l’espoir dans mon cœur, m’imaginer
que j’épiais, tandis que je n’écoutais dans l’ombre que le battement de mon pouls fiévreux ;
rebattre sans fin ces phrases plates qui courent partout : « La vie est un songe. » « Il n’y a rien
de stable ici-bas » ; maudire, enfin blasphémer Dieu en moi, par ma misère et mon caprice :
voilà quelle était ma jouissance, la chère occupation pour laquelle je renonçais à l’amour, à
l’air du ciel, à la liberté !170
Ce cri du cœur du héros consécutif à une tentative avortée de croire à nouveau à la vie
dont il dit qu’elle se résume à l’acte d’aimer, irradie tout l’être et le donne à voir comme un
sujet cartésien, miné par le doute et la faiblesse absolue qui le maintiennent dans les liens de
l’inertie. L’amour, doux et beau sentiment qui crée chez l’homme la félicité, la joie de vivre
un trésor de bien-être illimité est aussi à même de générer ce dégoût des mœurs, cette lente et
irrémédiable résolution d’abandonner toute activité et de plonger dans les fanges d’une vie
faite de gémissements éternels pour attendre la mort, comme le fait d’Octave.
170 Alfred de Musset, op. cit., p. 268.
352
2. LA SPATIALITE ROMANESQUE
Les romanciers ont inventé maintes figures de l’espace protecteur et rassurant ; ils ont montré
l’alternance de l’espace du repos et de l’espace du mouvement. Ils ont inventé des figures de
l’espace du bonheur : celui de la marche, de la promenade, celui du refuge, de l’abri.171
Bref, tous les lieux figurant l’espace dans l’œuvre littéraire, concourent à définir une
architecture d’ensemble et une signifiance intelligible de l’œuvre. La quête du héros de
jeunesse se fait dans l’espace et le temps, notamment sur de nombreux théâtres et scènes où
l’itinéraire prend le sens d’un passage obligé pour le néophyte. Il s’y frotte à nombre
d’expériences dont l’aboutissement est de lui conférer, chaque fois, une nouvelle dimension
capitalisable dans la suite du processus. La topographie d’ensemble du corpus procède d’une
organisation rigoureuse qui part des univers de l’enfance et de l’adolescence, lieux de
délivrance des premiers soins éducationnels et donc de l’éveil à la vie – aux cadres plus
ouverts e
t plus contraignants, en tant qu’imposant des normes de fonctionnement particulières
et révolutionnaires par rapport à la culture des autres environnements préalablement visités et
connus du héros. De tous ces lieux urbains, Paris apparaît comme le sommet : celui des
mystèr
es et du dépaysement.
2.1. Une organisation des récits en tableaux
De nombreux récits consacrés à l’espace, font une description tour à tour somptueuse,
suggestive, elliptique, contrastée, ouverte ou close des lieux du corpus. Ceux-ci, divers dans
leur occurrence : milieu familial, faubourg, quartiers divers, bois, campagne, jardins, salons,
ville, provinc
e, église, Paris, obéissent à une architecture dont la parfaite organisation répond
à une double exigence structurelle et idéologique. Dans leur succession et/ou énumération, ces
univers semblent donner lieu à un inventaire rendu indispensable par les principes de la
formation, qui repose sur un itinéraire que le héros doit emprunter. En réalité, l’évocation
d’un lieu, son intégration (organisé ou suggéré) dans le récit, requiert une architecture
miniaturisée par rapport à l’esthétique romanesque : l’ensemble des lieux évoqués dans le
roman
se dissémine en tableaux d’actions, de mœurs et/ou d’expression du drame de la
171 Michel Raimond, Le roman , Paris, Armand Colin, 2002, p. 166.
353
condition humaine. Ces lieux, épars, affichant des caractéristiques très diverses, échappent
quelquefois à une catégorie maîtrisée de la description et s’offrent au lecteur sous les formes
dont nous retenons l’essentiel, dans les chapitres qui suivent.
2.1.1. Le milieu familial
Quoique peu décrit dans les œuvres du corpus, le milieu familial est tout de même
représenté. C’est un espace de l’activité privée, qui a pour fonction de préparer le héros dans
sa tendre enfance et de le porter à l’adolescence – apte à affronter la vie. Comme tel, il est un
lieu
clos où chaque famille s’organise pour vivre et aller à l’assaut du monde. Il se donne à
voir, à l’origine, comme un lieu de resserrement des liens par le partage de sa situation
sociale : Lucien Chardon est présenté au sein de « l’enclos » familial comme dans un
environne
ment de misère atroce qui inspire la pitié tout en suscitant des frissons nés de
l’extrême pauvreté de condition, comme en témoigne l’atmosphère de cette cour :
L
a pauvre veuve vendit la pharmacie, située dans la Grande-Rue de l’Houmeau, principal
faubourg d’Angoulême […]. Cette pauvre famille demeurait à l’Houmeau dans un logement
loué pour une très modique somme par le successeur de M. Chardon, et situé au fond d’une
cour intérieure, au-dessus du laboratoire. Lucien y occupait une misérable chambre de
mansarde.172
Dans cette description, on est frappé par la localisation du quartier : un faubourg.
C’est
à l’intérieur de ce faubourg qu’habitent les Chardon dont la situation matérielle et
financière laisse à désirer. En effet, le champ lexical de la récession et du manque contenu
dans les expressions « pauvre veuve », pauvre famille », « modique somme », restitue leur
état de
misère. Lucien, personnage central bénéficiant de tous les soins de la part des siens, ne
vit qu’à l’étroit dans cette situation nécessitée par une dépendance de tous les jours que rend
évidente, la vente de la pharmacie, le « logement loué » et le positionnement de la nouvelle
habitation dont l’accès passe par le biais d’autres habitants. Certes, tous ces détails dévoilent
les conditions misérables dans lesquelles vivent le héros et sa famille, mais aussi et surtout, ils
informent sur les conditions particulières d’origine du héros qui doit partir de là pour aller à
l’assaut du monde. A côté de cette présentation, se trouve celle, moins nette, de la famille
172 Honoré de Balzac , op. cit., p. 77.
354
Sorel. C’est l’espace professionnel « le long du Doubs , sur le chemin du hallage » où le père
Sorel « habitant des montagnes », tient « une scie à eau173 » qui accueille le lecteur, la
description n’allant d’ailleurs pas plus loin. Ce lieu de travail où la famille Sorel passe
l’essentiel de son temps renferme presque tout l’intérêt de celle- ci ; la maison, évoquée au
passage, ne figure que comme espace de relais et de repos ; il y a donc une focalisation de
l’intérê
t familial dans ce seul lieu situé à la périphérie de Verrières. René présente, dans
l’œuvre éponyme de Chateaubriand, le toit familial presque dans une situation géographique
similaire : « Chaque automne, je revenais au château paternel, situé au milieu des forêts, près
d’un lac
, dans une province reculée ». Cependant, le souvenir le plus intéressant qui reste au
héros de cet environnement est sa quête solitaire au sein de la nature et ses promenades dans
ces espaces d’enfance, accompagné de sa sœur Amélie : « J’allais m’asseoir à l’écart, pour
c
ontempler la nue fugitive, ou entendre tomber la pluie sur le feuillage […]. Nous aimions à
gravir les coteaux ensemble à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la chute des
feuilles.174 Cette évocation crée une certaine symbiose entre la nature, le paysage et le héros :
marques précieuses et indélébiles d’une éducation champêtre et bucolique qui favorise
l’évasion et la communion entre l’état d’âme du héros romantique et son environnement.
Ainsi, l’univers familial est le creuset où se construit l’image de la société et des autres ; il est
un li
eu fondateur et fécondateur de la mythologie personnelle du héros qu’il dessille,
« dépucelle », façonne et offre à la société. L’espace familial permet cette fusion entre
l’homme et la nature – thème cher aux romantiques – dont Balzac ne prive guère son héros :
J’
étais accoudé à ma fenêtre, et je regardais un peuplier maigre et solitaire qui se balançait dans
le jardin. Je réfléchissais à tous ces états divers et délibérais d’en prendre un. […]. Il me sembla
tout à coup que je sentais la terre se mouvoir, et que la force sourde et invisible qui l’entraîne
dans l’espace se rendait saisissable à mes sens ; je la voyais monter dans le ciel ; il me semblait
que j’étais comme un navire ; le peuplier que j’avais devant les yeux me paraissait comme un
mât de vaisseau ; je me levai en étendant les bras.175
Le narrateur homodiégétique établit une convergence entre les aspirations de son âme
et les éléments du paysage qui l’entoure : interaction fécondatrice qui donne naissance au rêve
et
prédispose à l’action. Symboliquement, le milieu familial renvoie à une spatialisation
173 Stendhal, op. cit., p. 36- 37.
174 Chateaubriand, op. cit., p. 167.
175 Alfred de Musset, op. cit., pp. 54- 55.
355
dynamique de la quête du héros, en tant que ferment originel des ambitions dont il contribue,
par ailleurs, à l’éclosion. La famille, c’est aussi le lieu où l’on reçoit ses amis ; comme à
Nogent où F
rédéric reçoit les amis de la famille de son retour de Paris, ou Deslauriers à table.
Cet espace, composé d’un jardin avec des arbres, est celui qui, par sa contexture, se
rapproche le plus des espaces des classes aisées que les héros sont amenés à fréquenter plus
tard (châteaux, hôtels, résidences), faisant de la famille de Frédéric une famille qui entretient
une certaine aisance locale. L’espace de vie du héros est donc un indice de la qualité de vie de
celui-ci ; ainsi en est-il des autres personnages du corpus, comme les familles de la Mole, de
Rênal, de Bargeton, Dambreuse dont l’environnement de vie, plus vaste plus sain et plus
agréable, préfigure l’harmonie et une meilleure qualité de vie. En tout état de cause, que
l’espace familial soit un lieu étroit ou vaste, agréable ou piteux ; en ville ou à la campagne, il
est l
e lieu des apprentissages primaires et de l’éclosion de la personnalité du héros.
2.1.2. Le milieu social
La vie obéit à une exigence de socialisation qui est inhérente à toute existence
humaine. L’individu qui prend son essor dans la cellule familiale est appelé à franchir ce seuil
minimal pour appréhender l’environnement du voisinage, tel Frédéric Moreau, avec la famille
Roque, ou les habitants de l’Houmeau et les Chardon avec ceux d’Angoulême. Lorsque le
héros sort « du couvent » familial, de façon générale, c’est l’institution scolaire qui
l’accueille. Une fois formé, et même pendant la formation, il est recueilli par une forme
d’aimant social constitué par la chaîne des relations (amis et camarades).
2.1.2.1. Les cercles d’amis
Les milieux familial et scolaire, les institutions formelle et informelle de la formation,
cèdent le pas ou débouchent inexorablement sur la création de cercles d’amis. Plus que
l’amitié elle-même, en tant que nature de relation humaine, ce sont les lieux de manifestation
de ces amitiés qu’il importe d’analyser. Ces lieux partent des paysages bucolique ou
champêtre à la ville ; René, Julien Sorel ou Octave expérimentent cette forme d’amitié
circonsc
rite à la campagne. René, déjà jeune, se recueille au sein de cette nature qu’il dit
356
pouvoir correspondre à son état d’âme qu’il donne à voir, comme étant « d’humeur
impé
tueuse », avec un « caractère inégal ». Là , il reçoit ses amis :
Je r
assemblais autour de moi mes jeunes compagnons ; puis les abandonnant tout à coup,
j’allais m’asseoir à l’écart, pour contempler la nue fugitive, ou entendre la pluie tomber sur le
feuillage.176
Ce qui caractérise ce genre de rassemblement est le manque de partage véritable et de
compatibilité entre les amis, qui se traduit par l’expression d’un sentiment de différence
orgueilleuse du personnage romantique – d’ailleurs à l’œuvre dans la relation que Frédéric
Morea
u entretient avec ses amis à Paris. Lorsque Octave et ses amis se retrouvent à la
campagne, ils sont guidés par une idée de partage plus noble, faite d’une communion plus
significative : « Desgenais avait organisé à sa maison de campagne une réunion de jeunes
gens.
Les meilleurs vins, une table splendide, le jeu, la danse, les courses à cheval, rien n’y
manquait»177
A partir de cet endroit, les amis évoquent les autres cadres de leur fréquentation, dont
la maison de Desgenais à Paris, lieu d’une seconde trahison de la maîtresse d’Octave, son
sofa. Ces milieux sont ceux de joyeuses retrouvailles, qui représentent les lieux de formation à
la vie. Les personnages créent un microcosme où, au-delà de l’oubli et de l’insouciance
apparente, ils se livrent à des échanges constructifs. Au cours de ces échanges, chacun fait
prévaloir sa conception sur des thèmes chers à la jeunesse : la femme, l’ambition, l’or,
l’évolut
ion sociale et historique, le bien, le mal. Desgenais tente, dans l’arrière plan de ces
rencontres, de ramener Octave à une conception plus pragmatique de la femme dans la
relation amoureuse. Frédéric Moreau entretient également des rapports suivis avec un cercle
d’amis qui se retrouve, souvent, comme il était de mode à l’époque ; c’est également un lieu
penda
nt de celui où Desgenais festoie avec ses amis : « Avant de partir en vacances, il
(Fré
déric) eut l’idée d’un pique-nique, pour clore les réunions de samedi. »178. Le syntagme
nominal « les réunions de samedi » nous informe sur la régularité de ces rencontres qui est
hebdomadaire
. Ce sont de ces rencontres au cours desquelles on refait toujours le monde, par
la vision à la fois idyllique et acerbe de gens qui, n’étant pas aux affaires, n’ont que la théorie
176 Chateaubriand, op. cit., p. 169.
177 Honoré de Balzac , op. cit., p. 97.
178 Gustave Flaubert, op. cit., pp. 139-140.
357
comme support argumentatif. Cependant, au-delà de ces échanges qui, en apparence, sont loin
d’influer sur le cours des événements, ceux-ci sont le reflet de la vitalité intellectuelle d’une
époque de désillusion et de contestation sociales. D’autre part, formes miniaturisées des
banquets et autres sociétés secrètes, c’est la résultante de ces rencontres informelles qui
aboutira
à la fermentation de la contestation sociale et aux révolutions de 1830 et de 1848,
auxquelles d’ailleurs certains amis de Frédéric prennent part. Aussi insignifiants soient-ils, ces
espaces fonctionnent comme ceux de l’idéologie positive, capable de bouleverser l’ordre
social, au bénéfice d’un ordre meilleur, pour le bonheur du peuple et influencent par ce fait-
même, les espa
ces du pouvoir.
2.1.2.2. L’environnement socio -professionnel
L’environnement socio-professionnel est constitué de l’ensemble des activités sociale
et professionnelle des héros. Les activités sociales mettent directement le héros en relation
avec la société dans toutes ses composantes, tandis que l’environnement professionnel est le
lieu restreint de l’activité professionnelle. Julien Sorel travaille d’abord à Verrières au château
des de Rênal, en qualité de précepteur des enfants, puis à Paris à l’Hôtel de la Mole, en tant
que secrétaire chargé de gérer les affaires du Marquis. Ces deux environnements sont
étroitement liés à l’univers des familles desquelles il ne se détache guère ; seul
l’aména
gement confère à chaque lieu, l’utilité et la fonction qui s’y exerce. A Paris,
contrairement à Verrières, les espaces sont clairement identifiés et délimités : Julien a son
bureau
près de la bibliothèque de l’hôtel ; il y passe le plus clair de son temps, dans la
réda
ction des courriers du Marquis, la méditation, le recueillement, et surtout la lecture, qui
lui assure une formation ardue. Il y joue à tisser les stratégies dans la confrontation amoureuse
faite de défiances entre lui et mademoiselle Mathilde de la Mole. L’Hôtel de la Mole qui se
prête également aux réceptions lors des soirées où l’on ne se rend pas au spectacle est
également un espace de sociabilité où les amis et autres personnalités de renom viennent
échanger et partager de bons moments, faits d’échanges intellectuel, culturel, sur la société,
l’art,
l’histoire et tous les autres sujets d’intérêt. Cet espace fonctionne comme celui des
petites mesquineries, de la médisance ; mais aussi de l’évaluation intellectuelle des invi tés, de
leur sens de raffinement, tout en se posant en arbitre de toutes les activités de Paris et de la
Fran
ce : il est même comparable à un microcosme du monde et de ses représentations. Dans
358
Illusions perdues , le narrateur a recours à bien d’autres espaces, tels la fabrique de papier de
David Séchard où il fait un grand détour ou l’environnement professionnel des éditeurs et des
journalistes à Paris. Ce sont tous de hauts espaces à enjeux énormes, où se joue le destin de s
hommes honnêtes qui désirent gagner leur vie au prix du courage et de l’honnêteté. Ils
fonctionnent – surtout les deux derniers – comme les espaces de la combine, de la tricherie,
des
calculs mesquins et du vol. Quand David Séchard découvre la technique de fabrication du
papier pour laquelle il a investi intelligence, force, fortune et l’essentiel de son temps, il est
traqué et en est dépossédé de la façon la plus malhonnête, par les frères Quointet. Son ami
Lucien de Rubempré, n’est pas mieux logé à Paris, où il est victime de la rapacité des éditeurs
et autres journalistes qui l’empêchent – au prix d’un calcul mesquin – de tirer avantage de ses
talents li
ttéraire et journalistique. L’environnement professionnel est un espace de la
malhonnêteté où seuls les intérêts guident les comportements, les ambitions et les actions.
2.1.3. L’environnement social
L’environnement social est constitué des amis, du milieu professionnel, des rencontres
organisée
s par des connaissances ou des personnes qu’on n’est pas obligé de connaître. De la
province à Paris, les héros ont l’occasion de côtoyer assez de personnes, d’avoir quantité de
relations humaines, ce qui fonde une couche assez significative de leurs réseaux relationnels.
Pour L
ucien, la porte d’entrée dans le monde commence par le franchissement du seuil de
l’Houmeau et son accueil dans la locale et glorieuse société aristocratique d’Angoulême dont
la personnalité la plus marquante, madame de Bargeton, s’érige en marraine et acteur
principal de la scène d’admission. Ce sont deux espaces appartenant à la même sphère
géographique, mais séparés physiquement et idéologiquement. D’un côté, l’Houmeau où la
pauvreté, la misère et les gémissements émanant des souffrances quotidiennes couvent en
permanence ; et de l’autre, la ville d’An goulême géographiquement située en hauteur, abritant
les classes aisées qui manifestent une suffisance et une insolence égales à leur position sociale
et de classe. En vue de faire son apprentissage (pré-apprentissage), avant la grande randonnée
parisienne, Lucien y est admis, d’abord, par élection affective et méritoire, ensuite par raison
supposée179. C’est ce type de société que Julien Sorel intègre à Verrières, avant son admission
179 Mme de Bargeton admet Lucien dans le cercle très fermé de l’aristocratie angoumoisine pour ses talents et
par affection pour lui d’abord ; ensuite, elle entend lui servir de marraine dans son ascension sociale et
359
à Besançon (séminaire), puis à Paris. C’est une société à cheval entre le puritanisme
aristocratique et de noblesse en vigueur à Paris et les conceptions primaire et paysanne des
sociétés roturières. Elle se targue de connaissances, de manières et de coutumes supérieures,
mais qui en réalité, sont désuètes, peu au goût du jour, ressassées depuis de nombreuses
générations et défiant même par endroits, la mode ; et se présente comme juge souverain de
toutes
les activités provinciales pour lesquelles son onction est une norme. Voici comment
Julien Sorel dont la culture se limite seulement à de vastes textes de latin (dont le Nouveau
Testament de cette traduction) – reçu au sein de cette société, est couvert de gloire :
Un
No
uveau Testament se rencontra comme par enchantement dans les mains du savant
membre de deux académies. Sur la réponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au hasard.
Il récita : sa mémoire se trouva fidèle, et ce prodige fut admiré par la bruyante énergie de la fin
d’un dîner. […]. Julien reçut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dîner. Ce jeune homme
fait honneur au département, s’écriaient tous à la fois les convives fort égayés. Ils allèrent
jusqu’à parler d’une pension votée sur les fonds communaux, pour le mettre à même de
continuer ses études à Paris180.
Par ces bribes de connaissances qui ne peuvent suffire pour engager une discussion
sérieuse, même chez les de Rênal, Lucien triomphe au sein de la société aristocratique de
Verrières : « il se trouvait tout aristocrate en ce moment ». C’est aussi une société qui a l’art
de proje
ter un spectre de domination, né du complexe de supériorité sans borne qu’elle affiche
vis-à-vis des classes inférieures qui tombent, malgré elles, sous son charme. Maîtresse dans le
jugement, elle valide ou fait échec à toutes formes d’action au sein de la société : Julien est
admi
ré et son génie magnifié à Verrières, quand Lucien est rejeté et Louise de Bargeton
discréditée à Angoulême pour ce que l’aristocratie angoumoisine considère comme une
fantaisie contraire aux mœurs de sa culture de classe ; et en un instant, l’information qui porte
le sce
au de l’infamie, se répand comme une traînée de poudre :
En
un moment, chacun sut que Lucien avait été surpris aux genoux de Naïs. […] Le soir, la
société afflua chez Amélie ; car le soir, les versions les plus exagérées circulaient dans
l’Angoulême noble, où chaque acteur avait imité Stanislas. Femmes et hommes étaient
impatients de connaître la vérité. Les femmes qui se voilaient la face en criant le plus au
professionnelle, quoiqu’à la vérité, à côté du talent, le héros présente des qualités physiques exceptionnelles
susceptibles d’en faire un amant à vie, – peut-être.
180 Stendhal, op. cit., pp. 168-169.
360
scandale, à la perversité, étaient précisément Amélie, Zéphirine, Fifine, Lolotte, […]. Elle est
d’autant plus à plaindre, qu’elle se donne en ridicule affreux ; car elle pourrait être la mère de
M. Lulu (Lucien), comme l’appelait Jacques.181.
L’existence en province est ainsi minée par la suspicion et la mesquinerie qui obligent
à des convenances strictes auxquelles l’individu ne peut déroger, sous peine d’être proscrit. La
rumeur seule suffit pour discréditer et déshonorer la personne la mieux estimée :
Mme
de Bargeton ne pouvait pas mettre le pied hors de chez elle sans que la ville sût où elle
allait. Se promener seule avec Lucien hors de la ville était une démarche décisive : il aurait été
dangereux de s’enfermer avec lui chez elle. Si Lucien était resté après minuit chez Mme de
Bargeton, sans y être en compagnie, on en aurait glosé le lendemain. Ainsi, au-dedans comme
au dehors, Mme de Bargeton vivait toujours en public. Ces détails peignent toute la province :
les fautes y sont ou avouées ou impossibles.182 .
Cet écho de l’impossible faute en province se répand jusqu’à Verrières – comme pour
donner r
aison à Balzac – où l’infidélité conjugale de Mme de Rênal est dénoncée par les
société
s bourgeoise et aristocratique.
Paris offre, à côté de ces sociétés stéréotypées, un environnement où les médisances
ont leurs limites, où le déshonneur n’est pas fille de suspicion et où les vies ne sont pas aussi
liées les unes aux autres qu’en province. Dans la société de Frédéric Moreau, tous connaissent
plus ou moins l’amour du héros pour Mme Arnoux : Rosanette (qui, courtisée par Frédéric, dit
ne
pas vouloir se contenter des restes de Mme Arnoux), ensuite Mme Dambreuse (qui ironise
d’ailleurs sur le ridicule de cet amour) ; ainsi en est-il de tous les amis et familiers du héros.
Ce
pendant, il n’existe guère cette censure morale qui, en province, aurait pu faire jaser toute
la communauté. Cela se justifie, en outre, lorsque Lucien courtise et emménage avec la
célèbre et belle Coralie, au su et au vu de tous, sans que cela ne scandalise personne. S’il y a
cependant une caractéristique commune à tous ces espaces – de province comme à Paris c’est
leur
porosité : aucune information ne peut résister au charme du secret ; tout s’évapore dans
l’instant
même où l’acte est posé. Par ailleurs, tous ces espaces manifestent un faible pour les
qualités humaines telles le génie, les bonnes aptitudes intellectuelles et de connaissances, ainsi
181 Honoré de Balzac , op. cit., pp. 168-169.
182 Ibid., p. 165.
361
que l’originalité et la profondeur des personnages. Et c’est à l’aune de ces distinctions que les
héros arrivent à s’imposer dans les milieux respectifs de leur apprentissage.
2.1.4. Les lieux de formation
2.1.4.1. L’Ecole
Le corpus n’insiste guère sur cette étape de la formation des héros. Tout au plus, y est-
il fait allusion. Le lecteur n’est pas entraîné par la description, dans les méandres des lieux de
formation de base. Le narrateur rappelle ou informe sur la qualité d’élève qu’a été un Lucien
Chardon, ou les excellents résultats d’un garçon comme Charles Deslauriers. Dans
L’Education sentimentale , il est fait un clin d’œil à l’environnement des études secondaires de
Frédéric Moreau et de son ami (Charles Deslauriers). C’est un espace visiblement marqué par
une éducation de classe perceptible dans le différend qui oppose Deslauriers à ses
condisciples – différend rappelé dans le chapitre II consacré au système des personnages (les
ami
s) et fondé sur les injures « de fils de gueux », à lui faites par des camarades de classe.
C’e
st un indice de la transposition des discours de famille et d’apprentissage dans l’espace
scolaire par les enfants et de ce que l’école n’est rien moins qu’un espace de formation à la
société à travers ses stratifications et ses inégalités. Les enfants, nourris à la sève de grands
discours, tant à la maison que dans les programmes de cours, font de l’espace scolaire un lieu
de discrimination de base, et donc d’apprentissage des inégalités sociales. Les élèves qui
sortent de cet espace sont plus ou moins préparés à intégrer les rôles sociaux préalablement
définis à leur profil dans les autres lieux – notamment, professionnel – de la vie. Or, le héros
est
appelé à jouer un rôle prépondérant au sein de la société ; c’est pour cette raison qu’il est
le plus souve
nt isolé et caractérisé par un avantage de départ qui fonde les raisons d’un
itinéraire singulier183 dans l’intrigue romanesque. Le milieu scolaire et l’école préparent ainsi
« les produits » à intégrer et à influencer la société.
183 L’intelligence : Charles Deslauriers, l’endurance : Frédéric Moreau, l’ambition : Julien Sorel, le génie :
Lucien Chardon.
362
2.1.4.2. L’université
Frédéric Moreau, Charles Deslauriers, David Séchard et Octave font des études
supérieures et reviennent de l’université avec des fortunes différentes. Les deux premiers cités
finissent par des thèses de doctorat en droit, tandis que les diplômes qu’obtiennent les deux
autres ne sont pas précisés. Il est donné au lecteur de juger l’évolution des produits de
l’enseignement supérieur certainement, mais pas l’espace lui-même, puisque, il est peu ou
prou évoqué dans les différents récits. Au demeurant, c’est un lieu qui n’influence peut-être
pas la société comme le sens commun aurait pu s’attendre à ce qu’il le fasse, car considéré
comme le sommet de la formation intellectuelle. Pour preuve, les produits qui en sortent
échouent tous dans la vie active, ce qui pose le problème idéologique de l’opportunité de faire
des études dans cette prestigieuse institution enviée de tous. Octave se livre au libertinage et à
l’impossibilité de construire une vie stable, David Séchard échoue dans la fabrique familiale à
Angoulême, tandis que Frédéric et Deslauriers se retrouvent au soir de leur vie avec l’amer
souvenir d’une existence bâclée, consacrée à ne rien faire. Certainement, l’université devrait
se borner aux activités intellectuelles dont le corollaire est, entre autres, la culture d’une
certaine prise de conscience en vue de la transformation positive de la société ! – comme
relevé
dans la partie réservée au « cercle des amis », dans ce chapitre.
2.1
.4.3. Le Séminaire
Le Littré présente le séminaire comme une maison ecclésiastique où l’on prépare, dans
chaque diocèse, les jeunes clercs à la prêtrise, le petit séminaire désignant une école
secondaire ecclésiastique et le temps qu’on doit y passer pour être admis aux ordres. De tous
les héros du corpus, celui qui fréquente le séminaire est Julien Sorel qui, dès sa tendre
jeunesse, s’est épris de l’ordre et du métier des armes : deux postulations entre lesquelles il
reste
écartelé jusqu’à la fin de l’intrigue. On assimile cet espace à l’ordre, c'est-à-dire qu’il
confère le sacrement de l’église qui donne le pouvoir de remplir les fonctions ecclésiastiques.
Julien Sorel est attiré par la religion, dans le souci d’une réalisation personnelle qui naît suite
à cette méditation :
363
Quand Bonaparte fit parler de lui, la France avait peur d’être envahie ; le mérite militaire était
nécessaire et à la mode. Aujourd’hui, on voit des prêtres de quarante ans avoir cent mille francs
d’appointements, c'est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de Napoléon. Il leur
faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de paix, si bonne tête, si honnête homme,
jusqu’ici, si vieux, qui se déshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il
faut être prêtre.184
Julien, pris d’ambition, fait un calcul très simple basé sur la rentabilité du métier de
prêtre qu’il impute aux avantages pécuniaires et d’influence qu’il confère : d’où un tropisme
pour
l’ordre. S’il commence son apprentissage à Verrières, celui-ci se poursuit à Besançon
(après sa disgrâce auprès du couple de Rênal) et à Paris, où il est appelé à devenir le secrétaire
du Marquis de la Mole. C’est réellement à Besançon qu’il reçoit, pendant quatorze mois, une
formation très intense au séminaire. Cet espace est décrit par le narrateur comme des plus
austères et surtout, comme un endroit où l’hypocrisie se repaît de simulacres et de fumisteries
de tous ordres. L’accueil du séminaire fut pour Julien une épreuve difficile où, pour une des
rares fois, il perd toutes ses forces et presque la raison :
Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte ; il approcha lentement ; ses jambes semblaient se
dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir ! […]. Julien ne put
supporter ce regard ; étendant la main comme pour se soutenir, il tomba tout de son long sur le
plancher.185
Julien, qui avait ardemment désiré l’ordre, se trouve pris de vertige et d’un fort
sentiment de répulsion à son arrivée dans le sanctuaire. Il l’assimile d’abord à « l’enfer sur la
terre » qui signe son immobilisme et donc son arrêt de mort, ce qui se traduit par: « il
tomba… »
. Cette scène témoigne de ce que Julien n’a pas été suffisamment préparé à intégrer
le sé
minaire par lequel il devrait nécessairement passer pourtant – au regard de son ambition
de
départ d’intégrer l’ordre. Espace et accueil donnent une image terrifiante du lieu de la
formation, comparé aux récents espaces de vie du héros, habitué depuis un certain temps au
confort et à un certain prestige. C’est donc un espace de la déconvenue ou de la déchéance
que le
héros affronte, dans le but de réaliser sa quête. Il est fortement marqué par l’opposition
entre jésuites (d’obédience catholique) et jansénistes (sensibles au protestantisme),
184 Stendhal, op. cit., p. 46.
185 Ibid., pp. 197-198-199.
364
fonctionnant, par ce fait-même, comme une représentation miniaturisée de la querelle qui
sévit entre ces deux idéologies de la religion judéo-chrétienne. C’est réellement dans cet
environnement de la foi supposée, où la culture de l’amour à l’échelle de l’humanité devrait
trouver ses sources186, que Julien Sorel rencontre la laideur et l’hypocrisie. D’abord, les
prêtres chargés de donner la formation représentent, plus que des agents de renseignement,
des tortionnaires de l’âme et de l’esprit des pensionnaires dont ils surveillent, épient et
punissent les agissements, selon qu’ils estiment qu’ils ne sont pas conformes aux normes en
vigueur lesquelles normes sont outrancièrement faites de subjectivité et d’arbitraire, ou qu’ils
interceptent une correspondance quelconque du pensionnaire.
De plus, et peut-être pour cela, les pensionnaires eux-mêmes vivent dans une véritable
mutilation spirituelle, qui consiste à s’appareiller toutes formes de simulacres séduisants pour
continuer, à bénéficier de la clémence des maîtres et à jouir d’un minimum de privilège
communautaire sensible dans le maintien de l’harmonie du groupe. Julien, recommandé par
l’abbé Chélan, ami personnel de l’abbé Pirard, directeur du séminaire, bénéficie de conditions
favorables en obtenant une bourse et une chambre (le numéro 103) plus commode que celle
de ses congénères. Ici, cependant, il expérimente la haine, la jalousie, la solitude, l’isolement,
l’ostracisme imputables à la différence orgueilleuse et au retrait où il s’est placé dès son
arrivée dans cet espace conventionné. Il triomphe de cet espace et de ses pratiques à la limite
de celles qui ont cours dans une prison – comme la prémonition le lui a fait dire à son arrivée
sur les
lieux – et obtient de succéder en qualité de répétiteur, à l’abbé Chas-Bernard : « Avant
de pa
rtir, je veux faire quelque chose pour vous ; […]. Je vous fais répétiteur pour le Nouveau
et l’A
ncien Testament. »187
Le séminaire est également l’espace à partir duquel Julien fait deux rencontres
décisives : celle de Fouqué, qui découvre avec déception qu’au séminaire sévit l’idéologie
libéra
le – à travers la vente des numéros du Const itutionnel188 ; puis, celle plus symbolique et
186 La foi judéo-chrétienne repose, entre autres, sur l’amour à l’échelle de l’humanité, manifesté par Christ à
travers son innocente mort à la croix ; mort par laquelle il rachète le péché de l’humanité. La Bible asserte que le
plus grand des dix commandements est : « Aimez-vous les uns les autres » (« je vous donne un commandement
nouveau : Aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres ».
Jean 13 : 34 ), Version Louis Segond.
187 Ibid., p. 227.
188 Le Constitutionnel est un quotidien politique français, fondé à Paris pendant le s Cent-Jours par Fouché sous le
titre L'Indépendant ; il ne prendra son titre définitif que sous la Seconde Restauration. Organe de ralliement des
libéraux, des bonapartistes et des anticléricaux, il est supprimé cinq fois et reparaît à chaque fois sous des titres
différents, dont Le Constitutionnel , http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Constitutionnel , 13 octobre 2009.
365
moins agréable de Mme de Rênal – qui en perd connaissance à la cathédrale de Besançon189.
Au total, cet espace de la formation à l’ordre constitue une étape charnière pour Julien qui, à
partir d’une soif de connaissance dont il a seul le secret, d’un optimisme imbattable et surtout,
convaincu d’un destin supérieur, transcende des obstacles de ce parcours initiatique jonché
d’embûches et jette désormais son dévolu sur Paris.
2.1.5. L’espace rustique et l’opposition entre
ville et campagne
2.1.5.1. La province
La plupart des héros de notre corpus sont adossés à une province d’où ils prennent
tous leur départ. C’est l’espace de leur naissance et celui où ont lieu les premiers soins de leur
formation réalisée, tant dans les institutions formelle (collèges, lycées…) qu’informelle
(formateurs bénévoles, parents ou cercle familial). Nogent pour Frédéric Moreau et Charles
Deslauriers, Angoulême pour Lucien Chardon, Verrières puis Besançon pour Julien Sorel,
constituent ces espaces de l’enfance. Si René et Octave viennent en province, c’est plus dans
la banlieue parisienne où le lecteur n’est pas mis en contact avec une société organisée et où
les mœurs sont relativement plus proches de celles de la capitale. Il existe cependant des
caractéristiques communes à ces espaces que sont les bois, les futaies, les plaines et autres
coteaux qui favorisent de longues marches,à l’instar de celles auxquelles se livrent Octave en
compagnie de Brigitte ou Julien Sorel à proximité de Mesdames Derville et de Rênal. Les
premiers cités consacrent à ces lieux des moments inoubliables dignes des amoureux
romantiques qu’ils typifient, à merveille, au sein de cette nature amante. De jour comme de
nuit, ces promenades durent et prennent des formes où bonheur physique et allégresse de
l’âme se mêlent, bien des fois, au doux concert d’une nature complice :
Lo
rsque par un beau clair de lune, nous traversions lentement la forêt, nous nous sentions pris
tous les deux d’une mélancolie profonde. Brigitte me regardait avec pitié ; nous allions nous
189 Julien accompagne, sur ordre de l’abbé Pirard, l’abbé Chas-Bernard à la fête du Corpus Domini (la Fête-
Dieu) à la cathédrale de Besançon, pour sa première sortie depuis qu’il est au séminaire. Et c’est là, qu’arrivé en
retard, il découvre impromptu Mme de Rênal qui perd connaissance au moment même où le culte vient à
commencer.
366
asseoir sur une roche qui dominait une gorge déserte. Nous y passions des heures entières ; ses
yeux à demi voilés plongeaient dans mon cœur à travers les miens, puis elle les reportait sur la
nature, sur le ciel et sur la vallée. […]. Pour gagner cette roche, il fallait faire deux lieues dans
les bois ; autant pour revenir, cela faisait quatre. Brigitte n’avait peur ni de la fatigue ni de la
nuit. Nous partions à onze heures du soir pour ne rentrer quelquefois qu’au matin.190
La campagne est témoin de cette marche, véritable activité qui se substitue à l’activité
professionnelle chez les amants. Excellente activité romantique où, dans la solitude des cœurs
et le rapprochement physique, se nouent nombre d’intrigues sentimentales, la marche, est l’un
des supports que Julien Sorel utilise pour créer le rapprochement intimiste que l’immobilité
ou la résidence n’auraient pu favoriser entre lui et Mme de Rênal. C’est à l’occasion des
confidences à Vergy où la famille passe les vacances, que commence cette activité :
Dès l’ar
rivée de Mme Derville, il sembla à Julien qu’elle était son amie ; il se hâta de lui
montrer le point de vue que l’on a de l’extrémité de la nouvelle allée sous les grands noyers ;
dans le fait, il est égal, si ce n’est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d’Italie peuvent offrir
de plus admirable. Si l’on monte la côte rapide qui commence à quelques pas de là, on arrive
bientôt à de grands précipices bordés par des bois de chênes, qui s’avancent presque sur la
rivière. C’est sur les sommets de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux, libre, et même
quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur
admiration pour ces aspects sublimes. – c’est pour moi comme de la musique de Mozart, disait
Mme Derville.191
Le narrateur présente des aspects panoramiques somptueux de cette nature qui ouvre
son sein à la félicité de ces trois personnes unies par une communion d’extase, liée à l’intérêt
qu’elles trouvent dans le partage de ces moments. La nature a ce pouvoir éblouissant et
merveilleux qui innerve puissamment les sens de Mme Derville, au point de l’amener à
percevoir dans son harmonie, des notes de la musique de Mozart. Au-delà de cette activité
traditionnelle et romantique de la marche qu’offre la province, l’on a la structure générale de
l’espace et les mœurs qui y ont cours. Généralement, la province offre dans sa configuration,
un espace principal ou central sur lequel se greffent des espaces satellites qui gravitent par
l’activité, autour de ce centre. Ce flux perpétuel, c’est ce qui s’observe entre Vergy rattachée à
Verr
ières qui, elle-même est chevillée à Besançon, tout comme l’Houmeau se trouve être
190 Alfred de Musset, op. cit., pp. 211-212.
191 Stendhal, op. cit., p. 74.
367
l’appendice d’Angoulême. Tel un fleuve et ses confluents, ces espaces se déversent par
l’activité et les mœurs dans la ville dont ils dépendent et réciproquement: Mme de Rênal fait
venir une parente de Besançon où elle-même se rend à l’église au moment où Julien y fait ses
années de séminaire.
Ces espaces de la province sont adossés aux mêmes mœurs qui définissent le socle
commun de vie en société. Il y règne – où qu’on se situe en province – la même stratification
sociale des classes articulée autour d’une subdivision en deux groupes diamétralement
opposés : la classe aisée comprenant l’aristocratie, la noblesse, la bourgeoisie et affiliés
(roy
alistes, légitimistes, libéraux), ainsi que les roturiers : paysans, ouvriers, ménagères. Les
premie
rs, unis au sein d’un cercle très fermé, vivent dans la ville avec tous les privilèges et
préjugés favorables, quand les roturiers sont obligés de se contenter des bourgades, des
faubourgs et autres maisons de fortune où ils sont aux prises avec la misère et les préjugés
défavorables de tous les jours. C’est l’opposition entre l’espace de l’abondance – celui des
classes
supérieures – et l’espace de la disette, du manque et des soupirs – celui où croupissent
les c
lasses défavorisées. Ici également, sévissent nombre de suspicions nées des complexes de
supériorité et d’infériorité engendrés par sa condition de vie, abondamment nourris par la
haine, le mépris, les moqueries, la mesquinerie et tous les bas sentiments qui sont le fait de
petites gens, d’une existence passable. Quand Lucien commence à être l’habitué des de
Bargeton, cette nouvelle envahit comme un spasme fétide tout Angoulême avec autant de
prismes déformés que d’intérêts qu’on croyait pouvoir tirer ou préserver de cette aventure.
Enfin, les choses arrivèrent à un tel point que Louise avait fait diner Lucien avec elle dans la
semaine précédente, en tiers avec M. de Bargeton. Malgré cette précaution, toute la ville sut le
fait et le tint pour si exorbitant que chacun se demanda s’il était vrai. Ce fut une rumeur
affreuse. A plusieurs, la société parut à la veille d’un bouleversement. D’autres s’écrièrent :
voilà le fruit des doctrines libérales. Le jaloux du Châtelet apprit alors que Mme Charlotte, qui
gardait les femmes en couches, était Mme Chardon, mère du Chateaubriand de l’Houmeau,
disait-il. Cette expression passa pour un bon mot. Mme de Chandour accourut la première chez
Mme de Bargeton. « Savez-vous, chère Naïs, ce dont tout Angoulême parle ? lui dit-elle, ce
poétriau a pour mère Mme Charlotte qui gardait il y a deux mois ma belle-sœur en couches.192
La province est un espace de la rumeur contagieuse, où les faits les plus insignifiants
sont grossis à l’infini, même lorsqu’ils touchent à l’intimité d’une personne, comme c’est le
192 Honoré de Balzac , op. cit., p. 104.
368
cas ici. Basée sur de vieux clichés, cette solidarité frénétique et maladive de classe, colporte
tout en extrapolant, des jugements approximatifs sur les mœurs et la vie en généra l – en
province où son appréciation est souveraine. Les héros du roman de formation prennent leur
départ ici, au sein de cet environnement caractérisé par une éducation. Cette éducation est
façonnée et inclinée par les injustices sociales occasionnées par les intérêts de classes, les
préjugés et autres pratiques sectaires et ségrégationnistes à l’œuvre au sein des classes aisées
depuis de nombreuses générations et, exhibées en règles d’or. C’est d’ici et à partir de ce
lourd handicap des origines que les héros se préparent à franchir le seuil de l’agglomération
de rêve qu’est Paris.
2.1.5.2. Paris
Dans notre chapitre consacré au rêve et aux ambitions des héros, tous les itinéraires
psychologiques de ceux-ci connaissent leur aboutissement à Paris. En effet, Paris est figurée
comme l’espace de la grande croisade où convergent toutes les nobles ambitions, quelle que
fût leur origine. Frédéric Moreau et Charles Deslauriers voient leur avenir se profiler sous
leurs yeux, à Paris, tandis qu’ils sont encore au collège à Nogent ; David Séchard et Lucien
Cha
rdon, quoique minés par une misère atroce qui semble irréversible, prédisent leur bonheur
futur dans la capitale où la gloire attend Lucien ; quant à Julien Sorel, sa foi inébranlable
d’être associé tôt ou tard à des événements d’importance capitale ayant pour théâtre Paris, se
concrétise à la suite de sa formation au Séminaire de Besançon :
Julien
ne vit en cela que la petitesse d’esprit d’un bourgeois de campagne. Il allait enfin
paraître sur le théâtre des grandes choses. Le bonheur d’aller à Paris, qu’il se figurait peuplé de
gens d’esprit fort intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l’évêque de Besançon et que
l’évêque d’Agde, éclipsait tout à ses yeux.193
Aller à Paris correspond ainsi à une mutation topographique qui s’accompagne
tragiquement d’un bouleversement du cadastre social et moral dans lequel le héros a jusque là
vécu. Longtemps persécuté par l’instinct d’assouvissement de ce désir, il attend l’heure de son
accomplissement comme la première étape d’une longue chaîne de parcours. De cette façon,
le monde se déverse à Paris où tous se donnent rendez-vous :
193 Stendhal, op. cit., p. 245.
369
Tous les chemins des provinces profondes n’en finiront pas de drainer vers Paris tous ceux qui,
modelés par une séculaire attraction centralisatrice et fascinés par l’exemple admirable et
mortel de Napoléon, viendront y tenter leur chance, y triompher ou sombrer.194
La capitale se présente ainsi comme l’unique chance de l’éclosion de soi à travers ses
ambitions. Cependant, si le héros pense qu’à Paris se trouve la « vraie vie », une fois dans
l’espace, il est doublement frappé par le contraste de son dépaysement, d’une part, et la
vacuité de ses ambitions de l’autre. Confronté aux réalités de ses nouvelles conditions de vie
et de travail, Julien Sorel décrypte du premier coup ses insuffisances et les ajustements
indispensables pour son maintien à l’instar de Lucien qui réalise – après avoir été congédié
par L
ouise de Bargeton – que cette ville vertigineuse qui tourbillonne à une allure suffocante
ex
ige une adaptation dans laquelle l’argent joue un rôle de premier plan. Tout, partout, vous
attire, mais exige de l’argent, comme le Palais Royal où Lucien se défend de partir par excès
de sagesse ; ou encore plus dramatique, la chambre « humide et froide » dans laquelle il ne
peut «
user de bois ni de lumière195 », qu’il se contente d’habiter pour gérer ses moindres
moyens de subsistance. Si au départ, la perspective de réaliser ses ambitions personnelles et
de s’inviter la gloire guident les héros de jeunesse, une fois à Paris, la vie et l’espace
s’élargissent démesurément à leurs yeux, les étouffent dans leur expansion et les astreignent à
revoir leurs aspirations dans les limites d’un réalisme étriqué. Paris est donc un espace de la
perte de repères qui pousse à une métamorphose de tous : Louise de Bargeton y perd ses
bonnes int
entions de parrainer Lucien sur le chemin de la gloire, Frédéric Moreau abandonne
ses ambitions professionnelles pour s’engager aux basques et à la tyrannie d’un hypothétique
amour, Julien Sorel se déniaise progressivement de ses illusions intellectuelles et certitudes
provinciales pour se mettre au goût d’une société impitoyable et sélective, à tous les niveaux.
C’est donc un espace qui tourmente le héros de jeunesse à qui il ne reste d’autre choix que d’y
forcer son apprentissage. De ce point de vue, Paris apparaît comme une étape fondamentale
d’initiation dans le processus du devenir du héros. Dans son organisation physique en effet,
elle s’apparente à une énigme à déchiffrer dans laquelle nous conduit Jeannine Guichardet :
194 Philippe Berthier, Préface de Illusions perdues , Paris, Flammarion, 1990, p. 13.
195 Honoré de Balzac , op. cit., p. 223.
370
Entre la rue de l’Echelle (dont il ne gravira pas les échelons) et la rue de la lune (qu’il n’aura
pas décrochée) s’inscrivent les chemins jalonnés d’ Illusions perdues , de Lucien en pays
parisien.196
Dans leur appellation, les espaces incarnent la métaphore de l’ascension. Mieux, il s’y
trouve une allégorie de la victoire contenue dans l’heureux aboutissement de quelque quête
glorieuse. Sont-ce la matérialisation physique des difficultés du néophyte, où l’invitation à se
transcender dans l’action et à espérer un changement possible de sa situation ? En tout état de
cause, Lucien n’arrive pas à pénétrer l’énigme de ces espaces, encore moins à les maîtriser. Il
vogue entre la rue des Quatre Vents, lieu des bibliothèques et des cabinets de lecture où
« plane la grande ombre tutélaire de J. Jacques Rousseau »197 génie auquel il a eu la grâce
d’être comparé – et la rue de la Harpe qui réunit le monde de la librairie.
Dès le
départ, le protagoniste est tenu à l’écart des espaces de la félicité aristocratique.
Paradoxe ou ironie du sort quand on sait que sa venue à la capitale est fondée sur la
perspective de vaincre les obstacles qui obstruaient son entrée dans le grand monde ? Ses
brèves
apparitions dans le milieu qui surviennent suite aux invitations occasionnées par son
éphémère réussite dans le domaine journalistique, se soldent toujours par une incapacité à
vaincre les adversités. En définitive Paris, comme Angoulême, demeure imprenable,
inaccessible dans ce qu’elle a d’essentiel à Lucien, il n’en jouit que des faces comparables au
verni, à la superficialité. Pour Jeannine Guichardet, le sort a conduit Lucien dans des espaces
de la perdition tels que la « rue Bondy, dans l’étincelant appartement aménagé pour Florine
par son vieux protecteur selon les derniers caprices de la mode », ou aux « fameuses
“Galeries-de-Bois“198, où l’esprit mercantile, fin et lunatique des imprimeurs, soutient-elle en
substance, vous enlève jusqu’à l’objectivité du jugement.
Quant à Frédéric et à Julien, les deux autres héros qui viennent habiter Paris, leur
situation est moins complexe. Julien habite l’hôtel de la Mole implanté dans le quartier huppé
du faubourg Saint-Germain, tandis que Frédéric aménage au gré de ses désirs dans une ville
où il n’a, en vérité, jamais été confronté à un sérieux problème d’argent. Mais en règle
générale, Paris se confond avec un espace de la perte de l’identité du héros en ce qu’il crée le
déséquilibre et le déracinement ; ses « lumières factices éblouissent les yeux du trop charmant
196 Jeannine Guichardet, Balzac-Mosaïque , Cahier Romantique n° 12, Clermont-Ferrand, Presses universitaires
Blaise Pascal, 2007, p. 319.
197 Balzac, op. cit., p. 105.
198 Jeannine Guichardet, op. cit., p. 321.
371
néophyte »199, cependant en quête de stabilité avant la grande chevauchée de l’entrée dans le
grand monde. C’est peut-être pour cette raison que le recours à la solidarité est de mise ici –
surtout au sein des classes démunies, mais aussi et surtout que l’espace se prête à la
prostitution.200 Deslauriers et le couple Arnoux se voient prêté – la somme de quinze mille
fra
ncs (15000 f) par Frédéric, quand le Cénacle vient ponctuellement au secours de Lucien en
difficultés financières.
L’apprentissage de la vie est un exercice de tous les temps, il part des lieux qu’on
fréquente, à commencer par ceux qu’on habite, avant de s’ouvrir à la société entière. Paris est
en pleine mutation et en mouvement, tout comme la génération en cours, qui est à la
recherche d’un équilibre social et moral au sein d’une histoire secouée par des agitations et
des incertitudes. Il est aisé de se convaincre que le changement d’espace ; mieux l’installation
à
Paris ou le choix d’un quartier à l’intérieur de cette ville, est loin d’être un indice de
rapprochement de la quête ; même si, comme l’apôtre Paul dans les saintes écritures, par ce
spectac
le physique, le néophyte est convaincu de ce que les choses anciennes sont revêtues du
couvert de la caducité.201
S’il demeure ici au moins une satisfaction, c’est qu’en règle générale, comme prémuni
des potentialités de base, le héros arrive à actualiser au sein de cet espace souverain, ses
connaissances, qu’il ajuste, raffine, corrige et rend compétitives par rapport aux exigences du
milieu. Julien s’impose par son acharnement au travail, aidé de son orgueil qui ne peut
souffrir la bassesse et l’incapacité, Frédéric finit par obtenir son doctorat en droit et Lucien
s’illustre par la qualité de sa plume comme une virtuose dans le domaine des lettres ; grâce
aux
diverses motivations et autres contraintes imposées par le milieu parisien. Cependant,
nous le disions plus haut, Paris entraîne le « bouleversement moral dans lequel le héros avait
jusque-là vécu », en s’illustrant comme l’espace des rapaces et de la malhonnêteté où seuls les
intérêts guident les comportements. C’est ici que l’on est convaincu que le seul talent est peu
de chose à côté des conditions requises pour asseoir une gloire dans n’importe laquelle des
activités artistiques. Le mécénat et le parrainage sont une exigence qui conditionne aux
succès, que le narrateur démontre à travers les sombres arcanes des éditeurs, des hommes de
presse et autres parrains d’artistes : véritables sangsues, imposteurs et spéculateurs éhontés et
199 Ibid., p. 320.
200 « Il (Lucien) n’y perd pas seulement son âme, ses amis les plus chers qu’il trahit malgré ses remords, mais
encore, il y prostitue son talent de poète », ibid., p. 321.
201 « Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées ; voici, toutes
choses sont devenues nouvelles », 2 Corinthiens 5 : 17, traduction Louis Segond.
372
destructeurs de talents. Lorsque, dans la rivalité à Lucien, Camusot enlève son soutien à
Coralie ; elle s’effondre du pinacle où elle était placée pour toucher au fond de l’abîme, et ne
devient plus
jamais cette actrice que le tout Paris avait alors adorée avec tant d’éloges et de
flatteries. Tout comme les ambitions de Lucien qui sont arrêtées et redimensionnées aux
proportions congrues des intérêts des éditeurs et autres rédacteurs en chef de journaux, ou
même pa
r Mesdames de Bargeton et d’Espard. Voici comment, pris dans ce labyrinthe du jeu
des intérêts, Lucien finit par périr de façon irrévocable :
Mme
d’Espard et Mme de Bargeton attendaient la conversion de Lucien pour faire demander
au ministre par Châtelet, disaient-elles, l’ordonnance tant désirée sur le changement de nom202.
Lucien avait promis de dédier ses Marguerites à la marquise d’Espard, qui paraissait très
flattée d’une distinction que les auteurs ont rendue rare depuis qu’ils sont devenus un pouvoir.
Quand Lucien allait le soir chez Dauriat et demandait où en était son livre, le libraire lui
opposait d’excellentes raisons pour retarder la mise sous presse. Dauriat avait telle ou telle
opération en train qui lui prenait tout son temps, on allait publier un nouveau volume de
Canalis contre lequel il ne fallait pas se heurter, les secondes Méditations de M. de Lamartine
étaient sous presse, et deux importants recueils de poésie ne devaient pas se rencontrer, l’auteur
devait d’ailleurs se fier à l’habileté de son libraire. Cependant les besoins de Lucien devenaient
si pressants, qu’il eut recours à Finot qui lui fit quelques avances sur des articles. Quand le soir,
à souper, le poète-journaliste expliquait sa situation à ses amis les viveurs203, ils noyaient ses
scrupules dans des flots de Champagne glacé de plaisanteries. Les dettes ! il n’y a pas
d’homme fort sans dettes !204
Paris, cet univers des rêves et de la mutation, cette « Mecque de l’ambition
littéraire205 », cet assemblage de populations aux intérêts et à la moralité si divergents, ce
champ impitoyable où la fortune ne sourit qu’aux personnes de bonne naissance ou élues par
202 Lucien, né Chardon, du nom de son défunt père apothicaire, ne pouvait raisonnablement s’ouvrir les portes de
la gloire avec cette origine roturière dans une société où la naissance, plus que le mérite, donne droit à la
promotion. Voyant en lui toutes les potentialités d’un avenir prometteur, Louise de Bargeton l’avait convaincu
depuis Angoulême d’oblitérer ce patronyme compromettant, par celui plus prestigieux de sa mère – de
Rubempré – qui a le mérite d’appartenir à la noblesse. Cette transformation nobiliaire du nom, qui n’aura jamais
lieu, est ici soumise à chantage.
203 « A cette époque florissait une société de jeunes gens riches ou pauvres, tous désœuvrés, appelés viveurs, et
qui vivaient en effet avec une incroyable insouciance, intrépides mangeurs, buveurs plus intrépides encore. Tous
bourreaux d’argent et mêlant les plus rudes plaisanteries à cette existence, non pas folle, mais enragée, ils ne
reculaient devant aucune impossibilité, […]. Travailleuse, cette belle jeunesse voulait le pouvoir et le plaisir ;
artiste, elle voulait des trésors ; oisive, elle voulait animer ses passions ; de toute manière elle voulait une place,
et la politique ne lui en faisait nulle part. Les viveurs étaient des gens presque tous doués de facultés éminente »,
Balzac, op. cit., p. 399.
204 Ibid., pp. 400-401.
205 Philippe Berthier, Préface à Illusions perdues , Paris, Flammarion, 1990, p. 16.
373
quelque bonne volonté est l’espace où s’éteignent, après s’être ravivées, de nombreuses
ambitions des héros de jeunesse, transfuges provinciaux en quête de repères et de réalisation.
C’est
un espace de déséquilibre, de perte de repères, qui impose une adaptation rapide
et radicale, synonyme de rupture d’avec son passé. Paris est également ce macro-espace qui
renferme tous les lieux de divertissement et de sociabilités joyeuses que sont les théâtres,
l’opéra, les salons, les Tuileries ; capacité qui lui permet de concentrer sur le même théâtre,
tout
le drame d’une vie. Dans les faits, ces micro-espaces satellitaires constituent des
exutoires qui concentrent les activités intellectuelles, de loisir et de divertissement si chers à
l’épanouissement de l’individu en société.
2.1.5.3. – Les espaces de sociabilité joyeuse
Le XIXe siècle qui voit l’éclosion du romantisme est aussi le siècle de la floraison des
espaces conventionnels de sociabilité. De la province à Paris, nous assistons à une
superposition d’espaces clos et ouverts, d’espaces symboliques qui constituent le théâtre
topographique de l’intrigue romanesque. Tous ces espaces s’effilochent en « une multitude de
lieux fragmentés »206 le mot est de Gabrielle Houbre – où se déroule l’apprentissage du héros
en devenir. Espaces clos et espaces ouverts sont le générique par lequel l’on peut opérer une
tentative de classification de ces lieux scéniques qu’irrigue l’intrigue romanesque. Dans cette
approche où nous entendons identifier les plus significatifs des espaces de sociabilité joyeuse,
il est utile de faire un clin d’œil à Gabrielle Houbre :
Par
espace clos, c'est-à-dire tout espace délimité par une enceinte matérielle, temporaire ou
non, je songe principalement aux lieux d’habitation, qu’il s’agisse de l’hôtel particulier d’une
grande famille aristocratique du faubourg Saint-Germain, du garni sommaire du jeune
bourgeois pour l’instant étudiant et logeant rue Saint-Jacques, ou même encore de la maison
close. Je pense aussi aux lieux de loisirs et de divertissement, nombreux et variés, tels que
l’Opéra, les théâtres, les salles de concert, les jardins publics, le Palais-Royal, les restaurants,
etc.207
206 Gabrielle Houbre, « Les espaces parisiens de la civilité amoureuse dans la première moitié du XIXe siècle »,
in Les Espaces de la civilité , Mont-de-Marsan, Editions Inter-universitaires-SPEC, 1995, p. 313.
207 Ibid., p. 312.
374
Ils font partie des espaces clos dans l’univers de la topographie romanesque et
convoient, à ce titre, une série de restrictions morales qui s’apparentent au code de savoir-
vivre. C’est l’un des espaces clos les plus répandus en ce sens qu’on en trouve des pendant s
en province, à l’instar du salon que tient Mme Bargeton à Angoulême et qui voit Lucien faire
ses premiers pas dans le grand monde. De tous les espaces de sociabilité de cette nature, le
salon est certainement le plus intime en ce qu’il expose sans cloison, les invités d’un soir, en
un lieu unique.
L’entrée dans la grande société, objet des rêves multiples d’adolescent du héros,
commence au seuil de ce lieu des convenances assimilable à une confrérie : « La société
policé
e des salons se nourrit du respect des convenances et veille, surtout dans sa composante
féminine à leur maintien. »208 Lucien l’expérimente à ses dépens lorsqu’il franchit les
premières marches des allées menant vers les sphères aristocratiques. Il n’en n’a pas d’abord
l’éducation, encore moins les manières et les astuces qui auraient pu le prémunir de bien de
pièges.
Dimunié de ces handicaps de départ, comme tout provincial, il bénéficie de la
généreuse complicité de sa protectrice Louise de Bageton. Cependant, ni la virtuosité du poète
ni les soins savants de Louise, encore moins sa couverture, ne purent assurer le triomphe au
néophyte débutant ; preuve que l’espace du salon est autonome dans son mode de
fonctionne
ment. Ce refus motivé du héros d’apprentissage dans le salon aristocratique
d’Angoulême se révèle comme la représentation microcosmique des difficultés et de
l’imperméabilité des sphères de la réussite dont Paris donne à voir les faces les plus hideuses
et complexes. De surcroît, lorsqu’il est opposé à la volonté de Lucien de voir admettre son
ami David Séchard dans cet espace, le narrateur est averti comme par un indice d’inviolabilité
de cette aire aristocratique. Cependant, le rejet par l’aristocratie provinciale ne saurait
constituer un frein au destin du héros d’apprentissage qui atterrit un peu plus tard sur le
théâtre parisien où l’attendent des salons autrement plus organisés. Ici, ces espaces prennent
d’autres ampleurs. Ils réunissent la crème de la société autour d’un certain nombre de sujets
d’intérêt certes, mais ils ne cessent d’être un espace conventionnel, d’exercice de styles et
d’expositions de la conception aristocratique de la vie.
208 Ibid., p. 326.
375
Le chapitre II de Le Rouge et le Noir , intitulé « entrée dans le monde », commence par
cette citation qui traduit le souci de Stendhal de résumer les difficultés et limites dans la
relation du héros d’apprentissage au monde de ses rêves :
Sou
venir ridicule et touchant : le premier salon où à dix huit ans l’on a paru seul et sans appui !
le regard d’une femme suffisait pour m’intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais
gauche. Je me faisais de tout les idées les plus fausses ; ou je voyais dans un homme un ennemi
parce qu’il m’avait regardé d’un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de m a
timidité, qu’un beau jour était beau ! 209
Lorsque Julien s’accommode des pratiques à l’œuvre dans les salons, il les tourne à
son profit. Le néophyte les utilise pour s’affranchir d’abord des préjugés et des méchancetés
dont il est victime de la part du petit groupe de jeunes aristocrates mené par le Marquis de
Croisenoix, fiancé de Mathilde de la Mole. Ensuite, et pour asseoir les thèses esthétiques d’un
apprentissage réussi, Julien se saisit de cette institution qu’est le salon pour se revaloriser et
ridiculiser, d’une part ses adversaires, et d’autre part, pour torturer Mathilde de la Mole sur le
plan sentimental.210 Julien triomphe ainsi de l’art des pratiques de salon à Paris, Frédéric y
arrive aussi dans ses rares confrontations avec la société chez M. Dambreuse par son
intelligence et sa vaste connaissance des sujets de son temps. Quant à Lucien, poursuivant sa
malheureuse fortune, il devient une personne à la fois adulée et méprisée dans les salons de
Paris : aimé et adulé pour ses talents d’écrivain-journaliste, il est rejeté et ramené aux
“douloureux“ souvenirs de ses origines roturières lorsqu’il renonce définitivement à Louise de
Bargeton.
En somme, le héros d’apprentissage réussit à son examen de passage dans les salons
au XIXe siècle.
Paris renferme de nombreux espaces symboliques de la quête, mais aussi et surtout de
la perte, comme nous le signalions tantôt. Des espaces repartis tant dans leur hétérogénéité
morphologique que de fonction, conduisant par l’activité à bien des formes d’édification ou à
quelque tourment. Le théâtre, espace par excellence de la reproduction des scènes de la vie
humaine, est un espace de figuration, de rêve où par le miroir croisé de la mise en scène de la
209 Stendhal, op. cit., p. 274.
210 Ibid., pp. 322-323.
376
vie, l’on se prolonge dans les personnag es-acteurs. Du XVIIIe au XIXe siècle, la perception du
théâtre change et avec elle, la dramaturgie :
Le m
ouvement des Lumières a soulevé en France et en Europe des débats artistiques et
idéologiques, qui trouvent leur synthèse, au tournant du XIXe siècle, dans le "romantisme". Le
théâtre joue un rôle majeur dans cette évolution : Alors que les sciences et la technique triomphent
partout dans le monde, le romantisme, comme par réaction, exalte l’émotion plutôt que la raison. Il
prétend se libérer de toute règle (et surtout des règles "classiques" issues de la Renaissance) et
cherche à transcender les limites physiques de l'humanité pour rejoindre un idéal spirituel, proche
de sa "nature originelle" – supposée parfaite – telle que l’a développée Jean-Jacques Rousseau. Le
romantisme exalte le mystère et le fantastique. Il cherche l'évasion et le ravissement dans le rêve,
le morbide et le sublime, l'exotisme et le passé. Ce mouvement se place dans un contexte artistique
particulier : la société mondaine invente les concepts de l’"artiste génial" et du "poète maudit" et
consomme la rupture définitive entre "l'art" et "l'artisanat". L'époque toute entière est dans
l'exagération, l'exaltation, l'intensité à tout prix.211
Les théâtres sont donc un lieu d’échos permanent du romantisme où depuis la Préface
à Cromwell ,212 le drame romantique de Hugo, l’imagination et le rêve apportent aux scènes
une saveur nouvelle propre à refléter le goût et les attentes de la nouvelle génération.
Cependant, le corpus n’insiste pas sur ce lieu de culture comme un endroit indispensable dans
la quête des héros de jeunesse. En effet, leur pratique des maisons de théâtre est inexistante ou
tout au plus superficielle. Au surplus, leur fréquentation de ce lieu tient plus d’une option de
loisir conçue dans le récit, plus comme une pause descriptive, qu’une opportunité capitale
d’édification dans le processus d’apprentissage. Aussi, loin d’apparaître comme un élément de
décor dans la topographie d’ensemble, le théâtre n’en relève pas moins comme une de ses
fragmentations secondaires. Avec Lucien, nous avons une forte incursion dans cet espace
conçu comme exutoire poétique et/ou littérai re :
211 http://www.theatrons.com/theatre-xix.php , 12 octobre 2009.
212 « Dans son théâtre, Hugo manifeste le désir de supplanter l’ancienne tragédie au profit d’un genre neuf qui
fait monter sur scène la société contemporaine. Dans la « Préface » de Cromwell , il Oppose à la tragédie
classique le drame romantique où se mêlent le grotesque et le sublime. Il met en scène des individus maudits,
rejetés par la société, qui, comme Didier dans Marion Delorme , poursuit seul sa « sombre route », ou poussé
« d’un souffle impétueux, d’un destin insensé » comme Hernani. Le drame romantique, enfin, donne à voir le
peuple : « Le peuple, valet des grands seigneurs, et amoureux, dans sa misère et dans son abjection, de la seule
figure qui, au milieu de cette société écoulée, représente pour lui, dans un divin rayonnement, l’autorité, la
charité et la fécondité, ce serait Ruy Blas » (Préface de Ruy Blas), Christiane Lauvergnat-Gagnière et alii, op.
cit., p. 222.
377
Lucien apprit que son ami futur (Etienne Lousteau) était rédacteur d’un petit journal, où il faisait
des articles sur les livres nouveaux, et rendait compte des pièces jouées à l’Ambigu-Comique, à la
Gaîté, au Panorama-Dramatique. […]. Mais Lucien, soumis bientôt à d’immenses désirs, se trouva
sans force contre les séductions des affiches de spectacle. Le théâtre-Français, le Vaudeville, les
Variétés, l’Opéra-comique, où il allait au parterre, lui enlevèrent une soixantaine de francs. […].
Quel étudiant pouvait résister au bonheur de voir Talma dans les rôles qu’il a illustrés ? Le théâtre,
ce premier amour de tous les esprits poétiques, fascina Lucien.213
Quant à Julien, s’il a fait quelques tours au théâtre, ce fut bien pour accompagner les
de la Mole que d’y rechercher lui-même un sujet utile d’accomplissement ; lui qui place
toute
s ses actions sous le mode de l’utilité. Frédéric dont le programme de vie obéissait
uniquement « au principe d’agitation et de hasard »214, selon le mot de Claudine Gothot-
Merch, ne pouvait être un habitué à ce type d’espace. Pour Octave et René, leur parti pris pour
une existence plus ou moins éloignée des villes, n’a pu favoriser la fréquentation de ces lieux
d’épanouissement romantique du XIXe siècle.
Au XIXe siècle, l’opéra en France connaît deux périodes importantes. Après la
Révolution, il est fortement influencé par des compositeurs étrangers, en particulier les
Italiens. Avec le temps, il se met en place un style national qui connaît son apogée dans le
« grand opéra » et dont les variantes se composent d’opéras-comiques et d’opérettes dans la
seconde moitié du siècle. Les héros d’apprentissage ne font pas plus à l’opéra que ce qu’ils
font au théâtre où ils brillent par une absence rendue certainement nécessaire par les choix
esthétiques des auteurs. Les trois (Frédéric, Lucien et Julien) qui ont une présence plus
continue dans la capitale, seul espace où l’on compte des opéras, y ont des présences – pour
les deux
derniers toutes circonstancielles. L’on retrouve Julien Sorel ivre de bonheur à la suite
de « sa victoire » sur Mathilde de la Mole, dans leur confrontation amoureuse, à l’opéra en
train de savourer la voix de Geronimo, sans plus ; ou encore, lorsque peu avant cet air de
triomphe,
il en fait une étape stratégique dans cette même quête qui l’agite vis-à vis de
Mathilde : « La musique des Français ennuyait Mathilde à la mort, et cependant julien, qui se
faisait un
devoir d’assister à la sortie de l’Opéra, remarqua qu’elle s’y faisait mener le plus
souvent qu’elle pouvait. »215 L’opéra n’est donc pas dans la configuration des lieux dont la
dynamique pédagogique de la dialectique du manque (ignorance) et de la quête (savoir ou
213 Balzac, op. cit., pp. 222- 224.
214 Claudine Gothot-Merch, op. cit., p. 25.
215 Stendhal, op. cit., p. 359.
378
connaissance) est établie. En revanche, Lucien, dont le dépaysement est l’un des thèmes clé
de l’œuvre de Balzac, y fait une première apparition qui lui renvoie une image fort indigeste
du provincial, image dont il souffrira longtemps dans son commerce avec la société
parisienne. Au-delà d’attitudes pour le moins naïves qui indisposent Mmes de Bargeton,
d’Espard et tous ceux qui sont témoins de cette scène, et informent sur les origines du
candidat à la gloire littéraire, Lucien reçoit comme le baptême de la damnation – aux dires de
Phil
ippe Berthier – au cours de cette soirée :
L
or
s de la soirée de son exclusion inaugurale à l’Opéra, contemplant les logettes pourpre et or
où la ruche aristocratique étale son miel savoureux, tout en écoutant sans comprendre l’Enfer
de Salieri (car ce soir-là, comme par hasard, on joue Les Danaïdes , et Lucien, naïvement, de se
laisser absorber par la splendeur du cinquième acte : lui aussi aura un cinquième acte, non
moins infernal, quoique moins décoratif – « heureux ceux qui trouvent l’Enfer ici-b as ! », et
« l’étrange gouffre » parisien n’aura rien à envier pour lui au supplice du barathre sans fond
imparti sur la scène aux filles de Danaos), il s’était écrié : « Voilà donc mon royaume ! Voilà le
monde que je dois dompter ! »216, c'est-à-dire qu’il avait cédé sans partage au vertige auquel,
sur la montagne où la Malin le tentait, Jésus s’était arraché.217
La découverte et la première fréquentation de l’Opéra par Lucien est une étape
cruciale pour le héros en devenir, en ce qu’il contient les germes prémonitoires de sa perte sur
le théâtre parisien. Symboliquement connoté, cet espace le conduit malgré lui, à actualiser au
vu des Danaïdes , des idées enfouies qui scellent fatalement son sort – par la parole proclamée.
En
outre, et pour comble de malheur, Lucien a mal apprécié la portée de ce moment fatal de
sa présence à l’Opéra qui aura consacré tout le stratagème de son reniement savamment
orchestré par Du Châtelet, son rival. Dès ce soir même, Louise, pressée par sa cousine Mme
d’Espard qui l’oblige à quitter le spectacle avant terme à cause du ridicule de Lucien, renonce
à lui, tandis que le tout Paris, présent dans cette enceinte est informé des origines roturières et
des prétentions du héros de province – qui se sera fait passer pour un temps, M. de Rubempré,
en témoig
ne ce passage :
L’h
omme grave et le jeune fat apprirent bientôt à l’altière marquise que le garçon de noce
endimanché qu’elle avait le malheur d’admettre dans sa loge ne se nommait plus M. de
Rubempré qu’un juif n’a de nom de baptême. Lucien était le fils d’un apothicaire nommé
216 Balzac, op. cit., p. 210.
217 Philippe Berthier, op. cit., pp. 28-29.
379
Chardon. M. de Rastignac, très au fait des affaires d’Angoulême, avait fait déjà rire deux loges
aux dépens de cette espèce de momie que la marquise nommait sa cousine, […].
Quand les deux femmes furent montées à bord de leur voiture et qu’elle roula par la rue de
Richelieu vers le faubourg Saint-Honoré, la marquise dit avec un ton de colère déguisée : « Ma
chère enfant, à quoi pensez-vous ? mais attendez donc que le fils d’un apothicaire soit
réellement célèbre avant de vous y intéresser. […]. Ce garçon n’est ni votre fils ni votre amant,
n’est-ce pas ? » . […]. « Eh bien, reprit la marquise qui prit l’expression des yeux de sa cousine
pour une réponse, laissez-le là, je vous en conjure.218
Cette scène de l’opéra voit la double déchéance des deux amants d’Angoulême :
Louise
de Bargeton et Lucien Chardon alias de Rubempré. Les dispositions protectrices mises
en œuvre en province, qui n’ont pu profiter aux protagonistes, sont celles qui échouent, à
peine arrivés à Paris. Si, Louise s’en sort par la haute protection de sa cousine la marquise
d’Espard à laquelle s’ajoutent les soins précieux de Du Chatelet, Lucien, contraint de rester
seul par la cruelle nécessité où se trouve Louise de se maintenir sur le théâtre parisien,
commence à partir de ce même soir à souffrir les affres de l’abandon et de la méchanceté de
cette société. Au total, l’opéra s’énonce ainsi comme le pendant du salon angoumoisin à
l’entrée duquel Lucien s’est vu opposé une fin de non recevoir. Ces deux espaces procèdent
d’un même mode de fonctionnement en ce qu’ils veillent pour empêcher l’intrusion de corps
étranger en leur sein : ils s’apparentent ainsi aux hauts lieux de la protection jalouse des
mœurs aristocr
atiques.
Tout le ridicule de cette scène qui enveloppe toute l’intrigue en donnant le fond
ironique à cette l’histoire, c’est la méprise dans laquelle se trouve Lucien de faire une cour
porteuse à une société qui aura arrêté, sans qu’il s’en doutât le moins du monde, son arrêt de
« mort » symbolique.
En définitive, il n’y a que Lucien et Julien qui fréquentent de façon plus ou moins rare,
et avec des fortunes diverses, les espaces de sociabilité joyeuse concentrés pour la majorité à
Paris. Lucien va au théâtre à la recherche d’un complément de formation lié à son statut
d’étudiant-assimilé, mais aussi dans un souci de se créer le chemin de la gloire comme
lorsqu’il se retrouve dans des salons en présence de journalistes, de patrons de presse et
d’hommes politiques. Ces espaces qui exigent mais qui apportent un minimum de culture sont
recommandés par Le Marquis de La Mole à Julien dans les premiers moments de son séjour à
218 Balzac, op. cit., pp. 208- 209.
380
Paris. Cependant, celui-ci n’y accorde pas plus d’importance qu’il n’en accorde aux
événements dont il ne commande pas lui-même la motivation.
Guidé pa
r la stratégie et toujours prêt à tirer quelque avantage de toutes les situations
qui se présentent à lui, Julien utilise ces espaces – surtout le salon comme adjuvants dans la
rec
herche de sa reconnaissance par l’aristocratie parisienne familière à la famille de la Mole.
Mieux, par son savoir-faire et son savoir-être, il force crainte et admiration au sein de cet
univers clivé en renvoyant dos à dos ses détracteurs et ses défenseurs. C’est à ce jeu qu’il en
impose dans l’admiration, tant au père de famille qu’à la charmante et distinguée Mathilde de
la Mole que tout le Paris de la jeune aristocratie rêve d’épouser. Tout bien pesé, c’est
véritablement dans l’espace du salon que Julien réussit à démontrer son succès dans le
processus d’apprentissage de la vie et donc qu’il arrive au sommet de sa quête de réalisation.
381
3. L’ORGANISATION ACTAN CIELLE DU RÉCIT
3.1. Organisation des récits
Le récit est construit autour du schéma classique de la quête partant d’une situation
initiale vers une situation finale. Entre l’état de départ traduisant une étape d’insuffisance, de
carence, d’imperfection et l’issue de la quête, se déploie l’intrigue qui est la somme des actes
visant à combler ce déséquilibre. Le roman d’apprentissage offre différents parcours
initiatiques aux issues pas toujours similaires.
Au départ, les protagonistes baignent dans une espèce de quiétude reconnaissable à
travers le contexte de vie de l’enfance et de la tendre adolescence. Cet environnement global
d’existence est caractérisé par deux réalités persistantes qui font la toile de fond de l’intrigue.
Il s’agit du fond politico-historique de l’époque des événements, ainsi que la logique qui
gouverne les rapports sociaux. L’histoire du XIXe siècle, nous l’avons déjà dit, est
caractérisée par une constante instabilité sensible dans le changement intempestif de régimes
politiques. En outre, il existe un malaise social, véritable gangrène de la société lisible dans la
nette
scission entre classes privilégiées réunies au sein de la grande famille de l’aristocratie, et
classes pauvres constituées par des personnes confondues dans la masse besogneuse des petits
emplois et métiers. Le malaise vient de l’impossibilité pour des personnes d’origine roturière
d’accéder à une classe avantageuse, certes, mais aussi et surtout des préjugés et de la haine
que ces deux sociétés, se regardant en chien de faïence, se vouent mutuellement. C’est donc
dans cet environnement de conflit latent et de handicaps que le héros d’apprentissage est
présenté dans les premiers moments de son existence, si ce n’est, au moment où, du sein du
réseau affectif familial, il fait ses premiers pas dans l’éducation. L’organisation du récit est
toujours centrée sur cette étape fondamentale de départ qui s’apparente à la préparation du
néophyte avant l’étape de la quête. Cet état de l’ « ancien homme » est généralement à
l’œuvre dans les tout premiers chapitres des livres du corpus. La première partie de
L’Education sentimentale , ainsi que celle de Illusions perdues rétablissent ces formes
embryonnaires de la quête. Julien passe par une série d’épreuves dans cette phase – il s’agit,
notamment, de
formation en langue latine, de brèves initiations à l’aristocratie de province, à
la vie militaire, à la théologie ; le tout couronné par la passion amoureuse qu’il découvre avec
Mme de
Rênal. Dans le livre de Balzac, la première partie correspond à celle qui décrit les
difficiles débuts de Lucien qui n’a d’autre richesse que son ambition. En proie à la misère
382
quotidienne, il est récupéré par la providence quand Mme de Bargeton le jette sur le théâtre
angoumoisin de l’aristocratie locale. Dans ces deux ouvrages, la première partie se referme
sur cette forme de toilette symbolique qui consacre la mort de l’être ancien au profit d’un
corps nouveau apte à l’apprentissage. Simone Vierne parle de « changer de peau »,219 là où M.
Eliade parle de « mort initiatique comme moyen d’abolir la Création et l’Histoire, de dé livrer
de tous les échecs et de tous les “péchés“, c'est-à-dire, en fin de compte, l’usure inséparable
de la condition humaine. »220
Dans les autres livres du corpus qui n’obéissent pas à cette même structuration, se
trouvent néanmoins exprimées toutes ces imperfections de départ qui portent la souillure et les
insuffisances de l’enfance qui sont consubstantielles à la nature du néophyte. René fait
l’expérience de la perte d’un être cher à travers la mort de son père, tout comme Octave. Le
héros de Chateaubriand prolonge sa purification dans les bains du voyage, avant d’être exposé
aux choix décisifs qui vont déterminer son avenir ; quand Octave est martyrisé par la trahison
en amour, exposé aux lucres d’une existence errante, avant d’être précipité en campagne où il
est ramené à une autre forme d’existence et d’expériences hors de la grande société, après le
traumatisme causé par le décès de son père. Ainsi, les récits s’organisent-ils le plus souvent
autour de cette exposition de la situation de départ. Même lorsqu’il commence par l’intrigue,
l’auteur procède à une forme de flash-back pour situer le lecteur sur les motivations et autres
liens qui expliquent le niveau de la quête où se situe le récit au moment où le livre commence.
Flaubert livre son héros en pleine action, dans une mobilité constante qui lui permet de
retrouver l’objet de sa quête avant la fin de la première partie, non sans avoir rappelé le passé,
l’origine et les mobiles du personnage. La première partie du récit dans le roman
d’apprentissage peut donc être identifiée à une exposition de l’état du néophyte ayant subi une
forme de toilette primaire, mieux elle a pour but de livrer le héros sur le terrain de la quête,
apte à affronter les étapes de sa réalisation. Ces différentes ressources humaines jetées dans
l’arène, épousent cette allégorie du fusil accroché au mur au début du récit, qui doive servir à
la fin et les interrogations qu’elle suscite – métaphores utilisées par Umberto Eco.221
219 Simone Vierne, op. cit., p. 117.
220 Mircea Eliade, Forgerons et Alchimistes , p. 162. Cité par Simone Vierne, op. cit., p. 117.
221 « Jurij Lotman, dans La Culture et l’explosion , reprend la fameuse recommandation de Tchékhov, selon
laquelle, si, dans un récit ou un drame, on montre au début un fusil accroché au mur, avant la fin, ce fusil devra
tirer. Lotman nous laisse comprendre que le vrai problème n’est pas de savoir si le fusil tirera vraiment. C’est
justement de ne pas savoir s’il tirera ou non qui confère de la signification à l’intrigue », Umberto Eco, De la
littérature , Paris, Grasset, 2003, pp. 24- 25.
383
L’achèvement de la phase préparatoire coïncide avec la deuxième articulation du récit
qui ouvre sur le terrain de l’apprentissage. Le titre de la deuxième partie de Illusions perdues
fait écho au début de la deuxième partie de Le Rouge et le Noir par le contenu, en ce qu’ils
marquent tous deux l’entrée des héros dans l’univers parisien : lieu figuré du niveau le plus
élevé
de la quête. Si l’accès à la dimension supérieure du processus est le fait d’un détonateur,
le processus lui-même se met en place à partir d’événements particuliers qui créent le déclic
ou sursaut du myste. Chez René, l’apprentissage de soi commence à partir de la séparation
d’avec sa sœur. C’est à ce moment-là qu’il commence à s’interroger sur l’objet de ses
tourments, et donc à se découvrir.
Dans l’environnement paisible de la campagne où s’est retiré Octave, c’est la
rencontre avec Brigitte qui initie chez le héros un nouvel élan de conquête féminine – option
pour laque
lle il se croyait incapable désormais. Il s’engage donc pour une seconde chance, et
se donne ainsi une perspective nouvelle avec d’autres dispositions psychologiques. Le récit
est bâti sur le mode d’un parallélisme en ce sens que Brigitte et Octave offrent le même visage
de la douloureuse expérience de l’échec amoureux, l’un étant le pendant de l’autre sexe en
matière d’expérience sentimentale. Cette mention a pour rôle, entre autres, de créer les
conditions idoines d’un rachat du protagoniste pour qui, sont mises en place les circonstances
d’un retour vers soi : prélude à une quête d’utilité.222
Dans la plupart des cas, les récits retracent la mobilité constante des héros dont la
présence dans tel ou tel espace obéit à une ou des étapes du processus. Ils sont quelquefois
structurés dans une suite de ruptures faites de départs, de retour, de nouveaux départs et
marquent
comme une ligne brisée de leur existence. René, Frédéric, Julien et même Octave
connaissent à des variances près ces déplacements intempestifs.
Il est intéressant de noter que René est un flash-back sur les événements qui ont
occasionné son exil en Amérique, doublé de l’humeur noire qu’on lui connaît. De la sorte, le
narr
ateur revient sur les malheureuses circonstances d’une existence très tôt flétrie par la
disparition de ses deux parents, son humeur solitaire et angoissée et l’intolérable séparation
d’avec sa sœur. Dans cette perspective, l’œuvre rejoint La Confession d’un enfant du siècle
dont le récit stagne et n’évolue pas en termes de découvertes de nouveaux horizons, de
222 Exposé à la tyrannie d’un amour trompé, Octave décide de revenir à une vie plus tranquille suite au décès de
son père ; son retrait à la campagne en est la conséquence. Le rejeter sur le terrain affectif recréerait les
conditions de cette instabilité si ce terrain est «à risques » ; ce qu’à première vue le profil de Brigitte semble
exclure.
384
nouvelles expériences pour les héros. Leur quête commence et s’arrête au premier désespoir
né de leurs premiers rapports affectifs. La quantité de justifications fournies permet de
privilégier, entre autres, trois éléments importants : l’histoire jette l’homme hors du monde,
Dieu ne
peut octroyer la solution à la souffrance de l’individu qui recherche vainement une
consolation auprès de la femme. Le constat fait, les héros se laissent aller dans une espèce de
désespoir et végètent dans cet état, sans volonté réelle de changement.
En dehors de cette aventure figée par les conceptions esthétiques, voire idéologiques
des auteurs, les héros des autres livres sont dans une logique de progression, de recherche
d’amélioration de leur profil dans toutes les situations qu’ils rencontrent. Le Rouge et le Noir
et Illusions perdues propulsent leurs néophytes sur la ville de Paris au sein d’activités
assimilables à des rites de passation. Lucien est de la sorte dans nombre de milieux
mondains et professionnels: théâtres, opéra, salons, bibliothèques, librairies, maisons de
presse, tout
comme Julien Sorel, qui, à quelques exceptions près trouve l’essentiel de ces
commodités chez son employeur. Admis et adulés chez certaines femmes et dans nombre de
milieux, ils sont rejetés par d’autres tout en se voyant fermer les portes à l’entrée de certains
autres groupes d’intérêt.
Avec Lucien, Balzac expose deux options : d’une part, le protagoniste est victime de la
méchanc
eté et de la fermeté des hommes et de la société ; de l’autre, il est incapable de
prendre
l’option idéale pour sortir gagnant des oppositions. Le cas de Julien qui tranche avec
tous, est largement dynamique et édifiant. Le récit obéit à une logique de progression dans le
processus d’apprentissage. Les épreuves se succèdent et ne représentent rien moins que
l’occasion pour le héros d’actualiser son excellente capacité d’adaptation. Développement de
sa culture personnelle, d’une probité exemplaire ; soins apportés à sa personne, évolution
quali
tative de profil, construction d’une personnalité remarquable par sa singularité, succès en
amour sont quelques avantages tirés de cette phase enrichissante du processus d’apprentissage
de Julien ; toutes choses qui suscitent admiration et estime de la part du narrateur. Cette phase
de l’a
pprentissage correspond à une phase ascensionnelle du processus, et l’organisation
interne de chaque roman dépend de l’esthétique individuelle des romanciers. En tout état de
cause, toutes les ressources du récit sont convoquées : récits de paroles (discours narrativisés,
transposés, indi
rect libre, rapporté ou immédiat), de pensées (psycho-récit : présentation par
un narr
ateur omniscient, monologue narrativisé, monologue autonome) ; la pluralité de
focali
sation (focalisation zéro, interne, externe) ; temps du récit (le moment ou la vitesse de la
385
narration) ; la fréquence, l’ordre, l’espace et la description223 sont investis dans leurs
modalités les plus diverses dans chacune ou toutes ces œuvres. Y apparaissent intrigues,
tableaux de mœurs, faits banals du quotidien, luttes politiques et historiques, tous convoyant
les ressorts de l’histoire dont l’arrière-plan ou toile de fond qui rend intelligible la cohérence
de cette structure est la lutte d’intérêts, poussant les plus forts à écraser les plus faibles tout en
les empêchant d’accéder au bien-être. Cette situation est si bien entretenue par la charpente
des récits, qu’elle finit par déboucher sur une logique de disparition symbolique de chacun des
héros : c’est une véritable deus ex machina . René et Julien meurent, Lucien est sauvé de
justesse au bord du suicide, quand Frédéric et Octave signent leur retrait du théâtre social pour
se réfugier dans une espèce d’intimité où l’apprentissage cesse de fait – désistement ou
résign
ation ? Toutefois, ces fins malheureuses sont ainsi corrélées par ces dires d’Umberto
Eco :
La fonction des récits « immodifiables » est justement celles- ci : contre notre désir de changer
le destin, ils nous font toucher du doigt l’impossibilité de le changer. Et ce faisant, quelle que
soit l’histoire qu’ils racontent, ils racontent aussi la nôtre, et c’est pourquoi nous les lisons et
les aimons. Leur sévère leçon « répressive », nous en avons besoin. […]. Les récits « déjà
faits » nous apprennent à mourir.224
3.2. Etapes du processus de formation
3.2.1. Les ruptures d’avec le milieu d’origine
Le processus de formation intègre un vaste champ d’activités qui se déroulent sur
plusieurs théâtres, ce qui implique une mobilité constante du héros dont celle d’avec le milieu
d’origine. A un moment donné de son parcours, le héros est appelé à partir, pour répondre à
de nouvelles exigences de sa personnalité en devenir. Il quitte un espace devenu trop étroit et
inadapté pour sa quête. Lorsque Frédéric Moreau et Charles Deslauriers quittent Nogent, c’est
pour effectuer des études supérieures à Paris ; mais aussi, ils y figurent l’éventualité de la
réali
sation de leurs ambitions de jeunesse. Ils répondent donc à cette nécessité de partir tout
223 Vincent Jouve, op. cit., pp. 28-44.
224 Umberto Eco, De la littérature , Paris, Grasset, 2003, p. 26.
386
en rompant les liens affectifs qui les unissent à leurs parents, à l’exemple de Mme Moreau225
qui n’a de relation que celle qu’elle entretient avec son fils. Ce départ, qui répond à la quête
d’un idéal, est ce que s’offre Lucien de Rubempré, généreusement et providentiellement
tombé dans les grâces de Mme de Bargeton qui l’emmène à Paris où il doit s’anoblir par la
gloire littéraire. Aussi logique qu’elle apparaît, cette séparation crée tout de même des
ressentiments dans sa famille – sa sœur Eve et sa mère –, qui est écartelée entre les afflictions
causé
es par un départ souhaité et le désir de voir aboutir cette aventure de toutes les
incertitudes à Paris. On fait ainsi dans les larmes, les adieux à un passé et à tout ce qui s’y
rattache, les exigences du parcours initiatique imposant ces sacrifices, car :
Le l
ieu sacré, hors de l’espace courant, et la purification ont ceci de commun qu’elles
impliquent, pour le futur initié, une rupture avec le monde profane – qu’il s’agisse de l’univers
maternel ou du passé personnel du myste. Et cette séparation est plutôt un arrachement.226
Cette exigence est bien celle qui s’impose à Julien qui, en partant de Verrières, avait
symboliquement achevé sa formation dans cet espace devenu exigu pour sa quête. Le
séminaire à Besançon et, par-delà, Paris, sont les nouveaux théâtres d’une ou de nouvelles
attentes qui résonnent avec plus d’impératifs que les avantages et autres privilèges
sentimentaux ou matériels, étriqués, qui ne peuvent plus suffire pour combler la propension de
la personnalité du héros à actualiser ses ambitions. Lorsque celui-ci abandonne son milieu
d’origine, il opte pour cette rupture, en vue de répondre à une poussée élective qui débouche
inexorablement sur des dimensions supérieures du processus de l’apprentissage. C’est un
appel qui trouve son écho dans l’espace emblématique de Paris, la ville étalon où se mesurent
toutes les compétences et où se jouent les destins. Il n’empêche, les derniers moments de
séparation entre d’une part Julien et Mme de Rênal227 et, d’autre part, entre l’Abbé Pirard et
lui ont été des plus émouvants : Mme Arnoux perdant l’amour de sa vie et Julien, le père
providentie
l de substitution.
225 Flaubert, op. cit., p. 154.
226 Simone Vierne, Rite, roman, initiation , Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2000, p. 21.
227 « Que m’importe, pensa-t-elle, ce qui peut arriver dans vingt-quatre heures, quand Julien sera parti ? Tout ne
sera-t-il pas alors pour moi horreur et remords ? Elle avait comme une idée vague de quitter la vie, mais
qu’importe ! […] ; et se jetant dans les bras de Julien, en le serrant d’un mouvement convulsif : Ah ! mourir ,
mourir ainsi ! s’écriait-elle en le couvrant de baisers ;… », Stendhal, op. cit., p. 255.
387
Dès qu’on dépasse le seuil du toit familial, on est en relation avec la société au sein de
laquelle se tissent quantité de relations. René se noue d’amitié avec le père Souël et Chactas
lorsqu’il part pour l’Amérique. Dans sa situation, il survient une rupture symbolique entre son
espace de naissance et lui par la séparation physique qui s’établit entre son père et lui d’une
part et sa sœur Amélie et lui, de l’autre. Ces espaces d’accueil offrent tous des expériences
nouvelles indispensables et ou consubstantielles à la maturation spirituelle, morale et
intellectuelle du héros. Cependant, si le départ du gîte familial s’est jusque-là fondé sur des
raisons de quête en apparence ordinaires : études (Frédéric), actualisation de don (Lucien) ou
raison de
service (Julien), les différents voyages sont d’un autre ordre. Ces déplacements
prennent dès le départ, une connotation plus symbolique, en ce qu’ils sont consécutifs à des
événements majeurs qui constituent le socle du récit.
René est l’histoire d’une rupture violente qui provoque l’exclusion et la solitude.
Chateaubriand écrit ce récit pendant qu’il est en exil en Angleterre et marque son incapacité à
rendre compte des événements du siècle, de façon fidèle, au père Souël, par la voix de René.
« Hélas ! mon père, je ne pourrai t’entretenir de ce grand siècle dont je n’ai vu que la fin dans
mon e
nfance, et qui n’était plus lorsque je rentrai dans ma patrie ».228 Le récit se déroule au
XVIIIe siècle, siècle de Louis XIV, dont le règne prend fin en 1715. René rentre en France au
moment de la Régence.229 Les propos du narrateur concernent donc d’abord la période qui suit
la mort de Louis XIV (que Chateaubriand jugeait habité par « l’esprit de décadence ») , mais
aussi la date de retour d’Amérique de Chateaubriand après 1792. Ici, temps personnel et
temps collectif de l’histoire sont indissociables, mieux, ils se superposent, tout en faisant
corréler les maux du héros à ceux de l’histoire. En réalité, René entreprend deux voyages à
des moments très précis : après le décès de son père et suite à la consécration religieuse
d’Amélie. L
e premier fait suite au décès du père qui crée outre le deuil, l’impression de la
disparition d’un régime politique patriarcal – l’image du père étant associée à celle du roi qui
tie
nt lui-même de Dieu motivant chez lui, l’exclusion de la vie : « Arrêté sur les voies
trompeuse
s de la vie, je les considérai l’une après l’autre sans oser m’y engager » ;230 fuite
228 Chateaubriand, op. cit., p. 176.
229 La Régence (1715-1723), en histoire de France, fait particulièrement référence à la période de régence
instaurée à la mort de Louis XIV ( 1715) à cause du trop jeune âge de son héritier désigné : Louis XV, qui n'a que
5 ans et 9 mois. Cette période est remarquable par son progressisme mais affaiblit la crédibilité de l'État, et se
termine officiellement à la majorité de Louis XV (13 ans et 1 jour) en février 1723, mais une « régence
politique » se poursuit. », http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9gence_(1715-1723) , consulté le 19 octobre
2009.
230 Chateaubriand, op. cit., p. 171.
388
qu’il étend également à la voie monastique. René considère ce premier voyage comme celui
qu’il entreprend sur les ruines de civilisations anciennes : « Je visitai d’abord les peuples qui
ne
sont plus »,231 parlant de L’Italie antique et de la vieille civilisation grecque qui n’offrent
plus que des paysages en déclin ; mais aussi de l’Ecosse épique du poète Ossian en pleine
disparition au moment de la fiction. L’insatisfaction de René mêlée à sa solitude et au
désespoir le mène cependant dans un monde finissant peu ou prou favorable à lui octroyer la
consolation souhaitée ou attendue.
C’est pour cette raison que René apparaît comme « l’histoire d’un évitement et aussi,
un exil de l’histoire ». Le sujet et la société sont sous le signe du déclin et ses tentatives de se
récréer un minimum d’équilibre sont vaines. En définitive, aux retraits champêtres, expression
d’un désir forcené de désencrage, se substitue la volonté d’un exil en Amérique. Cette relance
de l’errance à travers la rupture avec son milieu d’enfance est l’expression d’un double
malaise : fuir un monde en ruine et se dérober aux exigences contraignantes de la morale et de
la reli
gion qui ne font que renforcer solitude et sentiment de déréliction au milieu des siens, et
qu’il justifie ainsi : « Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre » ;232 et plus
loin, « Je pris donc subitement une autre résolution ; je me déterminai à quitter l’Europe et à
passer
en Amérique ».233 Ce riche parcours se confond avec différents niveaux
d’initiations234et nous permet de convenir de ce qui suit avec Simone Vierne :
Com
me une analyse, l’initiation parvient à harmoniser les tensions de l’âme humaine – même
si elle ne se propose pas de trouver Dieu – à moins qu’elle ne lui donne un autre nom.235
3.2.2. Les rencontres
Tous les espaces rendent possibles la réalisation des amitiés, des relations amoureuses,
l’activité de formation et bien d’autres échanges qui concourent à apporter du contenu à la
maturation du héros. Retiré à l’intérieur des futaies, Fouqué attire l’attention de Julien sur les
possibilités d’affaires et de prospérité qu’offre le métier de bois, même s’il ne parvient pas à
le décider à investir dans cette activité. C’est aussi par amitié que Desgenais, sentant Octave
231 Ibid., p. 172.
232 Ibid., p. 179.
233 Ibid., p. 192.
234 Voir le chapitre sur espaces et symbolisme de l’initiation, IIIe Partie.
235 Simone Vierne, op. cit., p. 13.
389
défaillir pour cause d’amour trompé, se précipite à son secours pour lui apporter ses
recommandations. A cet effet, il multiplie des rencontres amicales qui, au-delà du caractère
festif, visent un objectif thérapeutique savamment calculé ; en témoigne ce discours plein de
sagesse
:
Pren
ez le premier homme venu et dites-lui : « voilà des gens qui passent leur vie à boire, à
monter à cheval, à rire, à jouer, à user de tous les plaisirs ; aucune entrave ne les retient, ils ont
pour loi ce qui leur plaît ; des femmes tant qu’ils en veulent : ils sont riches. D’autre soucis, pas
un ; tous les jours sont fêtes pour eux. Qu’en pensez-vous ? » A moins que cet homme ne soit
un dévot sévère, il vous répondra que c’est de la faiblesse humaine, s’il ne vous répond pas
simplement que c’est le plus grand bonheur qui puisse s’imaginer.236
L’amitié dans le roman de formation concourt donc à renforcer les capacités des héros
dans leur ascension ou processus d’apprentissage. Desgenais essaie de donner une culture de
vie et une conception de la femme et des relations sentimentales à Octave qui peine à sortir de
la crise amoureuse qu’il traverse depuis la trahison de son amante – comme nous l’avons
maintes fois mentionné – et qu’il estime à même de forger la personnalité du héros. Les
ami
tiés sont nombreuses dans le roman de formation ; il y a celles qui commencent sur les
bancs
d’école : Lucien et David Séchard l’expérimentent, ainsi que Frédéric et Deslauriers ; il
y
a celles qui se tissent dans la vie et qui, souvent, partent d’une communauté d’intérêts : c’est
ce
lle qui unit Frédéric et Deslauriers à Martinon, Hussonnet, Pellerin, Sénécal, Dussardier ou
encore, Lucien et le « cénacle » représenté par Daniel d’Arthez. Le premier groupe est uni par
une vision commune de changement de l’ordre politique et social pour lequel, quelques uns
d’entre eux s’engagent – Dussardier est tué lors de la révolution de 1848 par Sénécal, tandis
que le
second groupe tente de se donner, par la rigueur et le sérieux, l’étoffe intellectuelle et
morale suffisante pour transcender les innombrables difficultés et pièges de la vie parisienne
et de l’existence. Il en ressort une influence mutuelle, processus de maturation fondé sur
l’expérience de groupe et l’apport individuel. A côté ou en plus de ces amitiés, le héros
s’appuie nécessairement sur la femme qui, en tant que compagnon, représente un des supports
les plus indispensables de l’apprentissage.
Les relations amoureuses se déclinent comme l’aboutissement de longs processus de
fréquentations, et donc, interviennent en tant que couronnement de gros efforts faits à partir
236 Alfred de Musset, op. cit., pp. 135-136.
390
de sacrifices multiples sensibles à travers larmes, détresse, tourments, déséquilibre et
apparaissent par cela-même, sous des dehors didactiques indiscutables. L’amour est une
denrée consubstantielle à l’évolution du héros, comme il est pour l’homme normal en société.
De plus, les héros du roman de formation ont la particularité d’être d’une beauté supérieure,
avec des traits physiques distinctifs qui ne laissent guère indifférents. A travers la relation
amoureuse, le héros commence à avoir plus confiance en lui-même, en ajoutant une corde
supplémentaire – peut-être la meilleure à son réseau affectif.
Dé
sormais, il est débarrassé de ce poids de manque d’affection qui lui pèse, tel un
fardeau, et qui enlève l’énergie à l’action ; ainsi que le montre la pusillanimité et l’inertie où
les a
mours non consommés ont plongé Frédéric Moreau et Lucien Chardon, dans leurs
relations respectives avec Mesdames de Rênal et de Bargeton. Les relations amoureuses
refleurissent le cœur et l’âme du héros tout en le rendant imbattable à toute épreuve. Entré,
timide et d’une susceptibilité maladive chez les de Rênal, lorsque Julien commence sa relation
amoureuse avec la maîtresse de maison, il se métamorphose et devient un autre homme. Il
commence à briser intérieurement le mur de séparation et de méfiance entre sa classe –
inférie
ure – et celle prétentieusement supérieure de son employeur ; puis libre moralement de
ces
préjugés de classes et des supplices qui en découlent, il jouit librement et goulûment
désormais de cet avantage de posséder la même femme que le représentant le plus
significatif237 de cette classe contre laquelle, il s’assigne pour mission de se battre. Dans ces
doux moments de transport, tout est sujet à apprentissage : méditation personnelle, leçons de
vie, objets, ps
ychologie de l’amant, sa vie. Julien Sorel, obnubilé encore par cette aventure
inédite, dont il a de la peine à se remettre, y va de toutes les émotions, à l’instar de l’amante
elle-même qui en est grisée :
Ah !
se disait-elle, si j’avais connu Julien il y a dix ans, quand je pouvais encore passer pour
jolie ! Julien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de l’ambition ; c’était de
la joie de posséder, lui pauvre être malheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi
belle. Ses actes d’adoration, ses transports à la vue des charmes de son amie, finirent par la
rassurer sur la différence d’âge. […]. Dans ses moments d’oubli d’ambition, Julien admirait
avec transport jusqu’aux chapeaux, jusqu’aux robes de Mme de Rênal. Il ne pouvait se
rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures
237 M. de Rênal est maire de la commune de Verrières et est présenté comme la personnalité la plus haute, la plus
riche et la plus respectée de cette ville. C’est d’ailleurs, pour attester ce statut et dans le but d’affirmer cette
suprématie, qu’il s’octroie le privilège de prendre chez lui un précepteur pour ses enfants.
391
entières admirant la beauté et l’arrangement de tout ce qu’il y trouvait. Son amie, appuyée sur
lui, le regardait ; lui, regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d’un mariage, emplissent
une corbeille de noce. – J’aurais pu épouser un tel homme ! pensait quelquefois Mme de
Rênal ; quelle âme de feu ! quelle vie ravissante avec lui !238
La relation amoureuse transfigure, sublime l’être aimé et procure ce bien-être et cette
assurance dont le héros a besoin pour générer les conditions pleines et satisfaisantes
préalables à la quête. Elle est vécue avec un tel transport, qu’elle finit par cristalliser une
bonne partie de l’énergie du héros qui s’en aliène, la plus part du temps. Frédéric Moreau fait
la douloureuse expérience d’une aventure amoureuse avec Mme Arnoux ; elle dure plus d’une
déc
ennie sans être concrétisée et lorsque, visité par le sort, il a l’occasion d’obtenir les faveurs
de la convoitée Mme Dambreuse, le narrateur leur consacre l’une des plus belles pages
d’amour au roman :
Elle
le considérait les cils entre-clos. Il baissait la voix, en se penchant vers son visage. – oui !
vous me faites peur ! Je vous offense, peut-être ? Pardon ! Je ne voulais pas dire tout cela ! Ce
n’est pas ma faute ! Vous êtes si belle ! Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris de la
facilité de sa victoire. Les grands arbres du jardin qui frissonnaient mollement s’arrêtèrent. Des
nuages immobiles rayaient le ciel de longues bandes rouges, et il y eut comme une suspension
universelle des choses. Alors, des soirs semblables, avec des silences pareils, revinrent dans
son esprit, confusément. Où était- ce ? Il se mit à genoux, prit sa main, et lui jura un amour
éternel. Puis, comme il partait, elle le rappela d’un signe et lui dit tout bas : – Revenez dîner !
Nous serons seuls ! Il semblait à Frédéric, en descendant l’escalier, qu’il était devenu un autre
homme, que la température embaumante des serres chaudes l’entourait, qu’il entrait
définitivement dans le monde supérieur des adultères patriciens et des hautes intrigues.239
Le héros est comme transposé dans le firmament des délices et des ambitions à partir
de cette relation intime qu’il vient d’avoir avec son amante et s’en sent la force de réussir dans
toutes ses entreprises, en se trouvant, dès lors, des forces, jusque-là, insoupçonnées. Voici où
mène la relation amoureuse dans le roman de formation. Elle décuple les forces, redonne de la
coloration aux ambitions, fait renaître à la vie et comble d’un bonheur sans nom, les
protagonistes. Octave en est subjugué lorsqu’il rencontre Marco et plus tard Brigitte, Lucien
en redécouvre la joie de vivre et tout l’équilibre indispensable pour son maintien à Paris, tout
238 Stendhal, op. cit., p. 116.
239 Flaubert, op. cit., pp. 443-444.
392
comme Julien qui, avec deux amantes distinguées, expérimente le bonheur de posséder une
belle femme et de s’en savoir aimé.
3.2.2.1. Les formateurs
Les formateurs occupent une place capitale dans le roman d’apprentissage en ce sens
qu’ils ont pour activité traditionnelle de transmettre le savoir. Ils ont une influence
considérable sur le héros qui, presque toujours, conforme sa personnalité et ses ambitions à
l’influence de ses maîtres. C’est le chirurgien major qui donne les premières leçons d’escrime
et le goût de la lecture des exploits napoléoniens à Julien Sorel, qui l’incite à ce goût
prématuré et obstiné pour les armes et au fanatisme sans bornes pour Napoléon Bonaparte ; de
même, son
option pour l’ordre le doit aux premiers enseignements de l’abbé Chélan. Il
apparaît dans les œuvres du corpus plusieurs catégories de formateurs, dont deux
principalement retiennent notre attention : il s’agit des formateurs issus des institutions
formelles e
t de ceux qui dérivent de l’ordre ou du bénévolat. Il est fait très peu de cas des
enseignants des lycées, collège et même de l’université. Ceux-là n’interviennent presque
jamais dans l’intrigue ; il n y a que leurs « produits » que sont les héros que le lecteur est
amené
à apprécier en vue de se faire une idée de la qualité de l’enseignement ou de la
formation reçue.
Ce sont des formateurs de l’ombre dont l’action est pourtant importante. Lucien
Chardon, David Séchard, Frédéric Moreau ou Charles Deslauriers sont des spécimens aux
qualités intellectuelles indéniables émanant de ces structures de formation, et dont le
processus d’apprentissage a été un signe de témoignage de l’excellent travail accompli par ces
enseignants. En outre, la formation se donne également au séminaire où Julien Sorel a dû
transiter. Nous avons eu l’occasion de présenter cet environnement et ses pratiques qui sont à
la limite du tolérable, tant elles frisent l’immoralité. Il est à retenir qu’ici les prêtres,
s’enrobent d’hypocrisie, tout en ne se détournant pas des mots d’ordre du directeur. L’abbé
Chas-Bernard est muté pour avoir laissé prospérer une certaine liberté de jugement chez les
séminaristes ; lorsque l’abbé Pirard reçoit Julien Sorel, il s’indigne de sa formation qu’il
impute a
ux sources jansénistes faites pour perdre les âmes, en y mettant le goût du libre
arbitrage et de l’érudition – ce qui lui vaut d’être appelé, plus tard, Martin Luther par ses
condis
ciples. Cependant, il se révèle vers la fin, être lui-même de cette obédience et couvre
393
Julien d’un amour particulier qui fait dire à ce dernier qu’il trouve en l’homme de Dieu « un
second père ». C’est d’ailleurs une des relations entre formateur et néophyte qui atteint ce rare
sommet des effusions et de l’amour :
Si n
ous continuons à trouver du plaisir à nous voir, et que la maison du Marquis ne vous
convienne pas, je vous offre la place de mon vicaire, et je partagerai par moitié avec vous ce
que rend cette cure. […] – J’ai été haï de mon père depuis le berceau ; c’était un de mes grands
malheurs ; mais je ne me plaindrai plus du hasard, j’ai retrouvé un père en vous, Monsieur.240
Si le formateur sauve, il peut tout aussi bien perdre : c’est l’abbé Maslon – confe sseur
de Mme de Rênal – qui l’incite à écrire au Marquis de la Mole pour dénoncer Julien Sorel, et
qui lui
vaut d’être disgracié d’abord, et ensuite, de tenter de tuer Mme de Rênal ; puis enfin,
d’être arrêté et jeté en prison.
3.2.2.2. Les séparations
Les séparations sont des étapes qui menacent fatalement les relations humaines,
surtout celles entre deux amants. Les amis du même sexe finissent presque toujours par faire
la paix entre eux, à l’image de Frédéric et de Deslauriers qui se séparent quelquefois sur fond
de colère, mais qui se retrouvent toujours pour repartir de plus belle. Cependant, Octave
connaît deux séparations déchirantes dont il ne se remet guère : il s’agit de celle d’ave c l’ami
d’enfance qui le trahit avec sa maîtresse et le blesse ensuite en duel, et de celle de la maîtresse
en question. Cette tragique séparation est la même que celle qui survient entre René et
Amélie. Elle est ankylosante, déprimante, douloureuse, et dévirilise le héros à jamais – qui ne
se
remet plus en ordre de bataille pour la quête de départ. René et Octave connaissent le
déséquilibre et la déstabilisation à partir de la survenance de cette rupture. Ils errent toute une
vie sans support affectif ou ne peuvent s’accommoder d’aucune autre femme ; dès lors, le
proce
ssus d’apprentissage s’installe dans l’impasse. Les deux héros n’ont rien pu faire de leur
vie, subissant dans les fanges de la mélancolie et du désœuvrement, les tristes années de leur
existence. D’autres exemples moins cruciaux sont également à l’œuvre dans le roman de
formation, comme celui de Frédéric et de Mme Arnoux dont la relation s’étend sur dix-sept
années ; dix-sept années d’attente et de stériles espérances qui plongent le héros dans les
240 Stendhal, op. cit., p. 273.
394
abîmes de la fainéantise et de l’immobilisme. Le même héros connaît les séparations
successives d’avec Rosanette et Mme Dambreuse sans fracas, et pourtant, il ne peut se
remettre de cette pseudo relation affective avec Mme Arnoux. A côté de son exemple, il y a
celui de Lucien et de Mme de Bargeton qui se passe de commentaire, tant la séparation entre
les deux amants fragilise dans l’antre de Paris le jeune poète d’Angoulême à la recherche de
ses marques dans la capitale, où il a été déposé par celle-là même qui lui tourne les talons.
Les
déboires de Lucien commencent à partir de cette déconfiture et ne s’arrêteront plus jamais
dans la suite de son long processus d’apprentissage qui se solde par l’échec que consacre son
infructueux retour dans la province. C’est avec Julien et Mme de Rênal que la séparation
prend une allure tragique. Le héros, parti pour nécessité d’apprentissage, sous les soupirs et
les caresses nostalgiques de la séparation, revient armé et fait feu sur l’objet de sa passion :
crime
passionnel ou gratuit ? Toujours est-il que cela porte un coup fatal à la belle courbe
ascensionnelle du héros, faisant de la séparation des amoureux, une occasion de chute fatale et
irrémédiable. Les séparations entre amis ou amants ont des conséquences différentes selon la
nature de la relation, le caractère des protagonistes, la qualité de la relation et les moments où
celles-ci ont lieu. Une rupture de relations est toujours une occasion de dysfonctionnement
aux conséquences funestes.
3.2.3. D’autres scènes de portée didactique
Les scènes obligées ou scènes d’amour s’entendent des scènes peu ordinaires qui ont
lieu au cours de la formation des héros. Celles-ci marquent, chaque fois qu’elles ont lieu, une
ou des étape(s) importante(s) dans le processus d’apprentissage du héros qui se découvre et/ou
se connaît un peu mieux à travers la nouvelle expérience. L’une des scènes les plus
emblématiques relevant de l’initiation est le rituel de consécration d’Amélie dont le
pathétique et le symbolisme jettent un effroi sur la conscience du lecteur. Cette cérémonie de
consécration peu ordinaire ressemble terriblement à une exécution à la guillotine, et est
entourée de tout l’effroi qui en marque la ressemblance :
Ma
sœur profite de mon trouble ; elle avance hardiment la tête. Sa superbe chevelure tombe de
toutes parts sous le fer sacré ; une longue robe d’étamine remplace pour elle les ornements du
siècle, sans la rendre moins touchante ; les ennuis de son front se cachent sous un bandeau de
lin ; et le voile mystérieux, double symbole de la virginité et de la religion, accompagne sa tête
395
dépouillée […]. Ma sœur se couche sur le marbre ; on étend sur elle un drap mortuaire ; quatre
flambeaux en marquent les quatre coins. Le prêtre, l’étole au cou, le livre à la main, commence
l’office des morts ; de jeunes vierges le continuent. O joies de la religion, que vous êtes
grandes, mais que vous êtes terribles !.241
Amélie ne peut supporter longtemps l’hypocrisie d’une existence rongée par les feux
d’un amour proscrit, celui qu’elle éprouve pour son frère et décide de prendre le voile. Cette
cé
rémonie qui a pour but de la séparer définitivement du monde et de la captivité de la chair,
est sensiblement l’équivalent d’un ensevelissement. Toutes les péripéties de son exécution
créent l’univers du deuil.
Dans Illusions perdues , lorsque Louise de Bargeton décide d’initier Lucien Chardon à
la société aristocratique où l’appellent les nouvelles exigences de ses aspirations242, celui-ci
passe par de nombreuses étapes, faites de découvertes, de contraintes et quelquefois même,
d’humiliation :
Obs
tinée à jouer le rôle de Dulcinée dans la vie de Lucien pendant sept à huit ans, Mme de
Bargeton voulait, comme beaucoup de femmes de province, faire acheter sa personne par une
espèce de servage, par un temps de constance qui lui permît de juger son ami. Quand Lucien
eut engagé la lutte par une de ces fortes bouderies dont se rient les femmes encore libres
d’elles-mêmes, et qui n’attristent que les femmes aimées, Louise prit un air digne, et
commença l’un de ses discours bardés de mots pompeux. « – Est-ce là ce que vous m’avez
promis, Lucien ? dit-elle en finissant. Ne mettez pas dans un présent si doux des remords qui
plus tard empoisonneraient ma vie. Ne gâtez pas l’avenir ! Et je le dis avec orgueil, ne gâtez
pas le présent ! N’avez-vous pas tout mon cœur ? Que vous faut-il donc ? Votre amour se
laisserait-il influencer par les sens tandis que le plus beau privilège d’une femme aimée est de
leur imposer silence ? Pour qui me prenez-vous donc ? ne suis-je donc plus votre Béatrix ? Si
je ne suis pas pour vous quelque chose de plus qu’une femme, je suis moins qu’une femme. –
Vous ne diriez pas autre chose à un homme que vous n’aimeriez pas, s’écria Julien furieux. –
Si vous ne sentez pas tout ce qu’il y a de véritable amour dans mes idées, vous ne serez jamais
digne de moi. – Vous mettez mon amour en doute pour vous dispenser d’y répondre », dit
Lucien en se jetant à ses pieds et pleurant .243
241 Chateaubriand, op. cit., p. 190.
242 Lucien Chardon, viscéralement convaincu de dispositions poétiques annonciatrices de gloire littéraire, obtient
la faveur et les promesses de Mme de Bargeton de lui en favoriser l’éclosion ; toute chose qui passe par une
métamorphose, depuis son nom – qui devient de Rubempré – jusqu’à son éducation – qui doit revêtir les insignes
et le pourpre aristocratiques.
243 Honoré de Balzac , op. cit., p. 167- 168.
396
Ces échanges sont au-delà d’une initiation ordinaire en amour – fût-il aristocratique.
La
scène prend l’allure d’une supercherie fondée sur la volonté non avouée de
l’amante – que le narrateur omniscient dévoile – de faire végéter le héros en faisant « acheter
sa
personne par une espèce de servage », « pendant sept à huit ans ». Comme telle, elle
s’identifie à la somme de scènes dites obligées par lesquelles le sens commun est choqué, et
l’individu perturbé : le héros en sort complètement flétri. Dans l’apprentissage en amour, ces
scè
nes sont fréquentes qui permettent au héros de saisir la complexité de la psychologie
féminine dans cette matière. Julien Sorel et Mme de Rênal s’initient réciproquement à la
passion sentimentale, franchissant ainsi un seuil supérieur dans la connaissance de la nature
humaine, à commencer par eux-mêmes.244
Plus tard, lorsque Julien rencontre Mathilde de la Mole, c’est lui qui passe en position
d’initiateur vis-à-vis de la jeune fille qui fait ses premiers pas dans le domaine sentimental.
Des scènes de même nature sont certainement nombreuses dans le corpus, on en retiendra
encore une dernière dont la spécificité reste proverbiale. Déçu et désarçonné par la trahison de
son amante, Octave suit les conseils de son ami et initiateur Desgenais avec lequel, il se rend à
une soirée au cours de laquelle il est subjugué et tétanisé par l’image d’une femme qui lui fait
un effet de magnétisme à la limite de l’ensorcellement, effet qui se prolonge jusque dans
l’intimité :
En
approchant du logis de Marco, mon cœur battait avec violence ; je ne pouvais parler. Je
n’avais aucune idée d’une femme pareille ; elle n’éprouvait ni désir ni dégoût, et je ne savais
que penser, de voir trembler ma main auprès de cet être immobile. Sa chambre était comme
elle, sombre et voluptueuse ; une lampe d’albâtre l’éclairait à demi […]. J’étais debout et je la
regardais. Chose étrange ! plus je l’admirais, plus je la trouvais belle, plus je sentais s’évanouir
les désirs qu’elle m’inspirait. Je ne sais si ce fut un effet magnétique ; son silence et son
immobilité me gagnaient […] – que faites-vous là ? dit-elle enfin ; ne venez-vous pas près de
moi ? – Si fait, lui répondis- je ; vous êtes si belle ! Un faible soupir se fit entendre, semblable à
une plainte : une des cordes de la harpe de Marco venait de se détendre.245
Cette scène d’amour est en tout point semblable à une véritable initiation : c’est un
ty
pe d’amour nouveau que le héros expérimente pour la première fois et qui lui révèle une
244 Mariée à 16 ans, sans avoir jamais connu l’amour, Mme de Rênal a le bonheur – cependant contrarié du fait
de son statut de femme mariée – de le connaître avec Julien Sorel, encore pubère et qui fait également la
première découverte de la passion amoureuse avec son employeur.
245 Alfred de Musset, op. cit., pp. 130-131.
397
dimension autrement supérieure de la femme devant laquelle toutes ses ressources et son
expérience sentimentale s’avèrent insignifiantes ; qui ne lui servent que de pis-aller.
L’importa
nt ici, par ailleurs, c’est que cette action marque une étape plus élevée dans l’échelle
des connaissances et donc de la formation du héros qui se découvre à travers ce nouveau
visage de la « mythologie » féminine.
398
UNIVERSITE DE CLERMONT –FERRAND II – BLAISE PASCAL
U.F.R. LETTRES, LANGUES ET SCIENCES HUMAINES
ECOLE DOCTORALE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DEPARTEMENT DE FRANÇAIS
________________________________________________________________
Discipline : LITTERATURE FRANCAISE
THESE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE CLERMONT -FERRAND II
Titre :
HEROS DE JEUNESSE ET APPRENTISSAGE DAN S
QUELQUES ROMANS DU XIXe siècle
Chateaubriand, René, 1802
Stendhal, Le Rouge et le Noir , 1830
Musset, La Confession d’un enfant du siècle , 1836
Balzac, Illusions perdues , 1837/1843
Flaubert, L’Education sentimentale, Histoire d’un jeune homme, 1869
Présentée et soutenue publiquement par
M. KOUASSI Yao Raphaël
Directeur de Thèse :
Pr Pascale AURAIX-JONCHIERE
Membres du jury :
Pr Gérard Peylet, Université de Bordeaux 3, Bordeaux, Président
Pr Pascale Auraix -Jonchière, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II, D irectrice
François Bruno Traoré, Maître de Conférences, Université de Cocody, Abidjan, Rapporteur
Pr Philippe Antoine, Université Blaise Pascal, Clermont -Ferrand II, Examinateur
______________________________________________________________________________
Da
te de soutenance : 25 novembre 2011
Numéro national
Copyright Tome I I
399
400
TROISIEME PARTIE : ECRITURE
ROMANESQUE, ESTHETIQUE ET
IDEOLOGIE
401
3.1. LA REPRESENTATION DU REEL ET DE
SES ENJEUX
Deux des constantes majeures de la création littéraire demeurent incontestablement, le
réel – comme référent originel – et l’imagination comme fruit de la construction mentale.
C’e
st de leur association que ressortent les œuvres romanesques et/ou artistiques les plus
prodigieuses. Les auteurs de notre corpus exploitent ces deux veines de l’esthétique
romanesque, tout en donnant une dimension prépondérante au réel comme socle de l’intrigue ;
ce
qui serait, au dire de nombre de critiques, la mission ontologique du roman :
Selon
que le monde raconté est plus proche ou familier, ou, au contraire lointain et sublime, la
relation du narrateur à son texte change complètement. La geste épique, séparée du monde où
nous vivons parce qu’elle côtoie l’absolu, suscite le respect, tandis que le roman, situant la vie
racontée au niveau de notre expérience commune, inspire des sentiments plus mélangés. Une
révolution radicale s’opère en effet lorsque le monde représenté abandonne le lointain pour le
plus proche, car c’est quitter l’intouchable domaine du sacré, pour le monde profane, en
contact direct avec notre actualité inachevée1.
En effet, alors que le merveilleux creuse l’écart et instaure la distance entre le monde
raconté et le nôtre, la vraisemblance abolit toute forme de cloison entre ces deux instances,
tout en nous faisant prendre l’individu – créature d’encre – pour un autre nous-mêmes. La
réfé
rence au réel est un postulat originel et consubstantiel à la nouvelle et au roman, qui se
donnent pour tâche d’explorer le monde tel qu’en lui-même. A travers la représentation d’une
initiation sociale et sentimentale, d’une aventure, de mœurs diverses ou de pratiques sociales,
sensibles dans le traitement de thèmes comme l’amour, l’argent, la mort, les cloisonnements
sociaux,
les luttes politiques et d’influence, le romancier inscrit l’appartenance de l’individu à
un groupe. Musset présente dans un long développement les circonstances historiques de La
Confession d’un enfant du siècle marquées par l’agitation de la conscience d’une « jeunesse
assise sur des ruines »2 laissées par l’œuvre de Napoléon Bonaparte. Ce déterminisme social3
1 Françoise Rullier-Theuret, Les Genres narratifs , Paris, Ellipses, 2006, p. 57.
2 « Alors il s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse », Alfred de Musset, op. cit., p. 28.
3 « …Un homme qui tenait à la main un contrat entre le roi et le peuple ; il commença à dire que la gloire était
une belle chose, et l’ambition aussi ; mais qu’il y en avait une plus belle, qui s’appelait la liberté […]. Trois
éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit,
402
fonde des caractères dont Octave, Frédéric Moreau, Julien Sorel et les autres, sont porteurs, et
oriente leur destin. Frédéric Moreau est témoin des deux révolutions (1830 et 1848), ainsi que
de l’avènement du second Empire (1851) dont les stigmates marquent sa relation à la société
et aux individus de cette époque et servent d’arrière plan à une esthétique qui fonde et
entreti
ent un contrat de lecture a priori balisé dans un réel contingent, localisable et donc
tangible.
Le début du siècle est entaché par un mal du siècle contagieux qui inonde le ciel
européen du spleen le plus noir. Werther se donne la mort, et René a de la peine à survivre à
des inclinations mortifères nées de troubles à la fois sentimentaux et existentiels. Toute la
jeunesse, à leur suite, se soumet à cette postulation des extrêmes : certains se suicident,
d’autres
s’exilent – « Any where out of the world »4, pour employer l’expression de
Baudelaire. Plus tard, avec le réalisme, s’instaure une autre vision de l’art qui reflète plus
directement les contingences sociales du quotidien, du drame actuel de l’individu. Le réalisme
se dessaisit du monde onirique de l’esthétique romantique originelle5 et prétend « se rattacher
au quotidien par toutes les astuces narratives qui visent à nous faire croire que nous
partageons le temps et les personnages fictifs ».6 Lucien de Rubempré ou Frédéric Moreau
dans les rues de Paris font penser à n’importe quel individu de l’époque et surtout leur
aventure devient emblématique dans cet univers où les héros quêtent, avec des fortunes
diverses, leur réalisation. L’univers référentiel a donc partie liée avec l’histoire. En effet,
Chateaubriand visite les Amériques en 1791 à des fins officiellement scientifiques et
officieusement littéraires7, visite qui lui permet d’asseoir les bases de son texte qu’il incruste
dans la civilisation et l’histoire des Natchez, même si, ce faisant, il modifie légèrement la
[…] ; devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et entre ces deux
mondes…quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique… », ibid.,
pp. 30-31.
4 « Ailleurs ou partout sauf dans le monde ou pour peu que ce soit hors du monde » : la traduction est de nous-
mêmes.
5 « La philosophie des Lumières exprime l’impatience de la classe bourgeoise qui se sent pleine d’énergie et de
compétence, brûle du désir de refaire le monde. Elle se sent certes retenue, mais elle rêve et espère. Ce qui est
inquiétant, c’est l’immense tristesse qui s’empare d’une partie de la jeunesse cultivée une fois que la Révolution
est terminée, […]. De fait, la société nouvelle ne fait pas l’unanimité. Les Romantiques la trouvent froide,
utilitariste, individualiste. L’ancienne société n’était peut-être pas juste, mais au moins elle était chaude, on n’y
était jamais seul, on avait toutes sortes de croyances à partager. ». Bruno Viard , Lire les romantiques français ,
Paris, PUF, 2009, p. 9.
6 Françoise Rullier-Theuret, op. cit., p. 63.
7 « Depuis longtemps, les géographes se demandaient s’il existait, au nord-ouest du continent américain, une
voie maritime permettant de relier la baie d’Hudson au Pacifique. […]. Chateaubriand camoufla donc ses arrière-
pensées littéraires sous un objectif scientifique » Jean-Claude Berchet, préface de Atala, René, Les aventures du
dernier Abencérage , Paris, Gf Flammarion, 1996, p. 13.
403
réalité pour l’orienter dans une perspective qualifiée « de romanesque ethnographique 8».
L’histoire, c’est aussi et surtout l’actualité des personnages qui s’invitent dans la trame
romanesque. Alfred de Musset et George Sand se rencontrent le 19 juin 1833 et deviennent
amants le 29 juillet de cette même année. Après un séjour du 5 au 13 août à Fontainebleau, ils
embarquent pour l’Italie le 12 décembre et s’installent à Venise, en janvier 1834, pays d’où ils
revienne
nt séparément : Musset, le 10 avril 1834 et George Sand, le 14 août, en compagnie de
Pag
ellot, le médecin-traitant avec qui elle a une relation régulière depuis le mois de février de
la même année. Cette odyssée amoureuse entre la romancière et le médecin qui se poursuit
quelques mois plus tard à Paris, affecte profondément le romancier qui décide, non sans avoir
informé sa compagne, d’écrire leur histoire d’amour. La Confession d’un enfant du siècle est
donc tirée d’une histoire vraie, datée, ayant des sources archivistiques et des témoins. Par elle,
Musset dévêt le romantisme du manteau protecteur de l’idéalisme où l’avaient placé
Chateaubriand et les précurseurs, pour « choyer les abîmes de la souffrance », dans le
badinage certes, mais « un badinage tragique », pour employer des expressions chères à Jean-
Claude Berchet9. L’apport du réel ici articule l’histoire autour d’un fait vécu – même paré de
masques dive
rs – et en fait une expérience à l’échelle humaine qui menace toute condition.
De
la sorte, toutes les œuvres du corpus ont un point d’ancrage dans le réel : le couple
Julien
Sorel-Mme Arnoux trouve son pendant dans celui, réel, de Berthet-Mme Michoud
emprunté à un article de La Gazette des Tribunaux de mai 1830, où les rôles des femmes sont
inversés – Mme Michoud accusait Berthet, tandis que Mme de Rênal disculpe Julien. Avec
Honoré
de Balzac, la réalité est centrée autour de la vie provinciale angoumoisine où se
révèlent les grotesques et ridicules affectations d’une noblesse et d’une aristocratie
démodées ; puis autour du grand théâtre parisien qui se présente comme un espace de
déliteme
nt qui consacre la mort des génies. Dans Illusions perdues , les propriétaires de
librairies et de presses obligent à un renoncement de soi ; les certitudes et autres engagements
d’hier c
èdent le pas à la forfaiture et au tourbillon qui emportent Lucien, d’abord réduit à un
néant crucial :
L’év
idence de son infériorité, qui lui éclate au visage avec d’autant plus de violence que
jusqu’alors, tout avait conspiré à cultiver son complexe de supériorité, déstabilise
profondément Lucien, et plus exactement le détruit…10
8 Jean-Claude Berchet, ibid., p. 13.
9 Ibid., p. 13.
10 Philippe Berthier, Préface des Illusions perdues , Paris, GF Flammarion, 1990, p. 15.
404
De même, lorsque Flaubert entreprend d’écrire L’Education sentimentale , son objectif
est clairement défini, dès le départ, comme il l’indique lui-même à travers une note d’auteur –
« je
veux montrer que le sentimentalisme (son développement depuis 1830) suit la politique et
en reproduit les phases » – et par le biais de correspondances diverses :
Je v
eux faire l’histoire morale des hommes de ma génération, sentimentale serait plus vrai.
C’est un livre d’amour, de passion ; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c'est-
à-dire inactive11.
Ces propos sont par ailleurs confirmés dans une version plus nuancée qu’a consignée
un passage du journal des Goncourt à la date du 11 février 1863 :
Flauber
t, dans son « roman moderne », veut « faire tout entrer, et le mouvement de 1830, – à
propos des amours d’une parisienne, – et la physionomie de 1840, et 1848, et l’Empire : je veux
faire tenir l’Océan dans une carafe .12
Il est ainsi de notoriété publique que toutes les œuvres du corpus s’enracinent dans le
vécu, le quotidien des individus, et même quelquefois exposent en partie la vie des
auteurs tout en reflétant les fonds historique, politique, économique, culturel, et social de leur
créa
tion. Ce témoignage du drame humain vise à donner à la conscience une orientation
plurielle faite de sensibilisation à partir d’un certain empirisme fondé sur le quotidien et la
part extensive qu’en donne l’imagination, comme en témoigne cette analyse :
C’
est bien une œuvre archétypique, traçant de façon exemplaire le parcours négatif qui avait
été, depuis Chateaubriand, et sera encore, jusqu’à Flaubert et Zola au moins, celui d’un certain
XIXe siècle : l’initiation, par la souffrance et l’échec, à la dure loi du réel. « Désinitiation »
serait sans doute plus juste, puisque, contrairement à l’augmentation d’être produite par
l’épiphanie initiatique, Balzac montre que la révélation du sens moderne ne s’accomplit que sur
le mode de la perte. Savoir, c’est tuer l’innocence de la foi en la justesse et l’efficacité des
désirs ; la connaissance ne s’acquiert qu’au prix de la ruine de ce qu’on avait rêvé de soi et
pour soi, et seuls les cyniques tirent leur épingle du jeu : Balzac se propose bien déjà ce que
11 Lettre à Mademoiselle Levoyer de Chantepie, 06 octobre 1864, citée par Philippe Berthier in La Préface de
L’Education sentimentale .
12 Claudine Gothot-Mersch, Introduction à L’Education sentimentale , op. cit., p. 8.
405
voudra L’Education sentimentale , démoraliser, crever les baudruches, rappeler à l’ordre cruel
de la vérité contemporaine, déniaiser et prendre acte de la désertion des valeurs13.
Représenter le réel, c’est en effet, recourir à cette somme de préoccupations qui irradient notre
corpus. En outre, avec la description des scènes et des lieux, la représentation du réel prend
bien d’autres dimensions.
3.1.1. ORGANISATION ET DESCRIPTION DES
SCENES
Le romancier qui construit l’intrigue ménage une zone de vraisemblance maximum
entre l’univers romanesque, ses personnages et le monde réel où vit le lecteur. De plus, c’est
avec un énorme soin qu’il présente les scènes dont la description se donne à voir comme un
indice d’esthétique, c'est-à-dire de beauté. Selon les objectifs qu’il s’assigne, le courant
littéraire auquel il est affilié, son génie personnel et les inflexions qu’il donne à sa fable14, le
récit prend des formes plurielles, comme le souligne Bernard Valette :
La p
roblématique de l’intertextualité, qu’on l’aborde sous l’angle du dialogisme avec Bakhtine,
de la sémiologie paragrammatique avec Julia Kristeva, ou des mythologènes avec Riffaterre,
reste omniprésente : fiction ou discours, le texte romanesque dit toujours plus, ou autre chose,
que ce qui est simplement énoncé. Mais, s’il interprète une réalité culturelle préexistante, il s e
réfère aussi – et en même temps – au monde réel qu’il nomme, met en scène, décrit, fait être ou
anéantit15.
La culture de fidélité au réel dans l’écriture romanesque est répandue chez certains
auteurs dont, notamment, Stendhal. On l’a dit, ce dernier fait de l’acte d’écrire un acte de
fidélité assimilable au reflet de la réalité telle qu’elle est reproduite par le miroir. Pour lui en
effet, écrire, c’est restituer la réalité visible et contingente qui meuble le quotidien : « un
13 Philippe Berthier, ibid., p. 6.
14 « Pour Tomachevski, la fable représente « l’ensemble des événements liés entre eux qui nous sont
communiqués au cours de l’œuvre […], c’est ce qui s’est effectivement passé. » ; ce à quoi Umberto Eco
ajoute : « tout le cours des événements décrits par le récit peut-être résumé par une série de macro-p ropositions –
le squelette de l’histoire, que nous appelons fabula – en établissant ainsi un niveau successif du texte, dérivé de –
et non identifiable à – la manifestation linéaire. », cités par Raphaël Baroni, La Tension narrative , Paris, Seuil,
2007, p. 75.
15 Bernard Valette, Le Roman , Paris, Armand Colin, 2005, p. 104.
406
roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin ».16 En conséquence, même si son
esthétique n’est pas la restitution servile des petits faits tels qu’en eux-mêmes, elle tente de
conférer le plus d’originalité possible aux scènes racontées. L’un des tableaux les plus
illustratifs de cette esthétique est sans nul doute la scène consécutive aux soupçons d’adultère
qui ont mis à mal la quiétude du couple de Rênal. Cette scène commence par la logique
argumentative des lettres anonymes dont l’origine repose sur deux hypothèses savamment
mises en place par le romancier. Il s’agit de deux rivaux, mademoiselle Elisa femme de
chambre et potentielle rivale de Mme de Rênal dans la conquête de Julien, et M. Valenod,
amant éconduit de Mme de Rênal. Voici comment le narrateur prépare le lecteur à cette
perspective :
Elisa,
la femme de chambre de Mme de Rênal, n’avait pas manqué de devenir amoureuse du
jeune précepteur ; elle en parlait souvent à sa maîtresse. L’amour de Mlle Elisa avait valu à
Julien la haine d’un des valets. […]. Julien ne méritait pas cette injure ; mais par instinct de joli
garçon, il redoubla de soins pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit
publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas à un jeune abbé.17
Ces informations qui portent en elles toutes la dimension prémonitoire de la
dénonciation sont données dès le chapitre VII titré “Les affinités électives“. Lorsque la
dénonciation éclate treize chapitres plus loin (“Les lettres anonymes“), la piste des deux
personnages soupçonnés est un véritable secret de polichinelle. Cette logique argumentative
débouche sur un réalisme sentimental entre les personnages, dans lequel le lien entre l’amour
et le devoir d’une part, et la psychologie et les actes du mari trompé de l’autre, sont restitués
avec une dramatisation des plus saisissantes. Julien et Mme Arnoux se découvrent un amour
mutuel des plus profonds, que l’orgueil ou les habitudes préféraient taire. M. Arnoux est
tiraillé entre l’amour qu’il éprouve pour sa femme et le cruel devoir du mari cocufié qui doit
punir son épouse. C’est un nœud de dilemmes tels qu’ils existent tous les jours dans nos
sociétés et au cœur duquel Stendhal plonge le lecteur. Il l’y invite d’abord par la scène de
séparation des amoureux, digne de la légende de Rodrigue et de Chimène, que commence cet
épisode :
16 B. Valette, Stendhal, Le Rouge et le Noir, L. I, chapitre XIII.
17 Stendhal, op. cit., pp. 57- 58.
407
Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler ? Oui ! que mon âme
te semble atroce mais que je ne mente pas devant l’homme que j’adore ! Je n’ai déjà que trop
trompé en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m’aimes plus. Je n’ai pas le temps de relire ma
lettre. C’est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de
passer dans tes bras. Tu sais qu’ils me coûteront davantage.18
Mme de Rênal souffre cruellement de cette séparation, ainsi que Julien lui-même
d’ailleurs. Le narrateur est d’autant plus conséquent dans l’authenticité des faits racontés qu’il
a prévenu le lecteur plus loin qu’aucun des protagonistes n’avait jamais aimé avant leur
passion. Tout bien pesé, cette expérience s’énonce comme une étape charnière dans le
processus de connaissance de soi et donc d’apprentissage. Les trois protagonistes affrontent
pour la première fois cette vérité objective de l’amour et doivent la gérer avec des fortunes
diverses. Les luxuriants instants de bonheur des amoureux cèdent le pas à l’agitation et aux
troubles psychologiques consécutifs à ce type de trahison, tandis que M. de Rênal doit faire
face à cette cruelle réalité dont il ne s’était guère jamais douté et qui sape l’essentiel de ses
certitudes :
Depuis
l’instant qu’il avait ouvert la lettre anonyme, l’existence de M. de Rênal avait été
affreuse. Il n’avait jamais été aussi agité depuis un duel qu’il avait failli avoir en 1816, […]. Il
examinait la lettre dans tous les sens : n’est-ce pas là une écriture de femme ? se disait-il. En ce
cas, quelle femme l’a écrite ? il passait en revue toutes celles qu’il connaissait à Verrières, sans
pouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il pu dicter cette lettre ? quel est cet homme ? […].
Il faut consulter ma femme, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil où il s’était abîmé. A
peine levé, – grand Dieu ! dit-il en se frappant la tête, c’est d’elle surtout qu’il faut que je me
méfie ; elle est mon ennemie en ce moment. Et, de colère, les larmes lui vinrent aux yeux. Quel
malheur est comparable au mien ! s’écria-t-il avec rage ; quel isolement !…19
Ce tableau qui décrit l’état d’âme piteux de M. de Rênal pourrait convenir à toute
personne atteinte de la même infortune en amour. C’est un homme affecté, au bord de la
rupture et ravagé par la douleur. Ce dur moment de faiblesse crée une instabilité à tous les
niveaux, tout devient précaire, insupportable ; tout le monde devient suspect et votre existence
vous devient
intenable. Ce tableau de la trahison amoureuse vise la restitution par Stendhal de
l’authenticité des faits, des caractères humains, de la spécificité des espaces : théâtre des
évé
nements, de la logique d’une argumentation de raison et de passion.
18 Ibid., p. 149.
19 Stendhal, op. cit., pp. 150-151.
408
Cette logique narrative se prête à merveille à tous les récits du corpus dont notamment
l’histoire de René. Dans la préparation du lecteur à la meilleure compréhension de l’histoire
du héros, Chateaubriand met en place une esthétique du suspense bien éprouvée. L’histoire est
d’abord et avant tout celle du héros qui souffre de troubles existentiels consécutifs à la rupture
prématurée des relations entre sa sœur et lui. Il en fait par la suite le siège du vague des
passions et les causes suffisantes de la défection généralisée du héros face à la vie. La scène
qui amène ce dernier à la capitulation consistant à faire partager son secret à ses amis est
savamment amenée par le narrateur. Elle a lieu après de nombreuses années de dépit, faites de
mélancolie, de chagrin et de morosité et au lendemain de la réception d’une lettre qui vient
accentuer ces états d’âme. Ces circonstances se prolongent à travers l’insistance de son ami
Chactas qui arrive à le conduire dans un espace non moins préparé, par les soins de l’auteur, à
cet effet.
Une lettre qu’il reçut d’Europe, par le bureau des Missions étrangères, redoubla tellement sa
tristesse, qu’il fuyait jusqu’à ses vieux amis. Ils n’en fuirent que plus ardents à le presser de
leur ouvrir son cœur ; ils y mirent tant de discrétion, de douceur et d’autorité, qu’il fut obligé
de les satisfaire. Il prit jour avec eux, pour leur raconter, non les aventures de sa vie, puisqu’il
n’en n’avait point éprouvé, mais les sentiments secrets de son âme.
Le 21 de ce mois […], René se rendit à la cabane de Chactas. Il donna le bras au Sachem, et le
conduisit sous un sassafras, au bord du Meschacebé. Le P. Souël ne tarda pas à arriver au
rendez-vous. L’aurore se levait : à quelque distance dans la plaine, on apercevait le village des
Natchez,…20
Au-delà des circonstances qui amènent la scène, il y a le lieu où elle se déroule : il
s’agit
d’un espace champêtre situé en dehors du village, au sein de la nature. Cet
environnement bucolique restitue la simplicité et l’harmonie entre les cœurs et les esprits des
protagonistes. C’est au sein de cette nature amicale et complice que la voix étranglée
d’émotion, entrecoupée de larmes, subissant des tonalités tantôt épiques, tantôt élégiaques, le
héros conte son histoire. Chateaubriand a su créer cet espace et ce contexte d’ envoûtement
qui a pu irradier la sensibilité de toute une génération, voire de nombreuses générations à
travers cette esthétique qui revêt le récit d’une dimension romantique supérieure, dans lequel
se réfugient et se reconnaissent nombre de jeunes gens de ces générations. Il est à parier que
tous ces jeunes qui ont eu le mal de RE, n’ont pas été forcément amoureux d’une sœur ou
20 Chateaubriand, op. cit., p. 168.
409
d’un frère. Cependant, ils ont éprouvé à la suite de cette histoire saisissante la remontée de
vagues aspirations, de troubles comportementaux et la quête d’idéaux inédits en amour.
Le rythme et la logique avec lesquels les auteurs décrivent les scènes les soumettent
quelquefois à un fort horizon d’attente chez le lecteur qui est ainsi saisi d’effroi, d’émotion
ou de ressentiments divers à la lecture d’une œuvre ou d’une séquence du corpus.
3.1.1.1. L’intensité dramatique
Terme du vocabulaire théâtral, “drame“ vient du mot grec drama qui signifie
« action ». Son usage a pu s’étendre à l’intrigue romanesque où il désigne également l’action
dans son déroulement. L’intensité dramatique serait donc le flux avec lequel l’action se
déroule à travers les scènes décrites et qui en constituent les maillons.
Raphaël Baroni pense que « quoi qu’il en soit, pour Tomachevski, la tension “dramatique “
est
un trait du récit qu’il convient de rattacher directement à la nature polémique des actions
mises en scène par l’intrigue 21», propos qu’il développe comme suit :
Plu
s les conflits qui caractérisent la situation sont complexes et plus les intérêts des
personnages opposés, plus la situation est tendue. La tension dramatique s’accroit au fur et à
mesure que le renversement de la situation approche. Cette tension est obtenue habituellement
par la préparation de ce renversement. Ainsi, dans le roman d’aventure stéréotypé les
adversaires qui veulent la mort du héros ont toujours le dessus. Mais à la dernière minute,
quand cette mort devient imminente, le héros est soudain libéré et les machinations
s’écroulent… La tension augmente grâce à cette préparation. La tension arrive à son point
culminant avant le dénouement. Ce point culminant est habituellement désigné par le mot
allemand spannung22.
Il existe dans tout récit une situation initiale, puis un détonateur qui crée la tension ou
intensité dramatique, qui se situe, comme nous venons de le voir, aux lieux charnières de
l’intrigue. Et c’est à ce niveau précis que les récits suscitent l’attente fiévreuse du lecteur.
Notre corpus est saturé de telles séquences, centrées autour d’un certain nombre de
thématiques, tel l’amour. La psychologie des amoureux donne lieu à un horizon d’attente fort
tendu chez le lecteur. Dans sa réclusion à la campagne, suite au décès de son père, Octave fait
21 Raphaël Baroni, op. cit., p. 80.
22 Ibid., p. 80. (citant Tomachevski).
410
la connaissance de Brigitte Pierson qu’il courtise avec la plus grande assiduité ; puis, alors
que les protagonistes, libres de tout engagement, semblent pouvoir converger dans la logique
d’une relation amoureuse, Brigitte se rétracte brusquement, ramenant l’état d’âme du héros au
supplice le plus cruel, où l’accompagne, malgré soi, le lecteur :
Je
passai toute la semaine dans une agitation extrême, allant trois fois le jour chez madame
Pierson, et constamment refusé à sa porte. […]. Je ne savais par quelle raison elle m’éloignait
ainsi ; mais j’étais, en vérité si malheureux, que je pensais sérieusement à en finir avec cette vie
insupportable. Je demeurais des journées entières dans les bois ; […]. Ainsi, n’ayant pas même
la permission d’avouer ma peine, ma santé achevait de se détruire. Mes pieds ne me portaient
chez elle qu’à regret ; je sentais que j’allais y puiser des sources de larmes, et chaque visite
m’en coûtait de nouvelles ; c’était un déchirement comme si je n’eusse plus dû la revoir,
chaque fois que je la quittais.23
Cette scène retrace la misère morale et psychologique de l’amoureux, assidu,
persévérant et suppliant même, dans ses dispositions vis-à-vis de l’amante, qui, à maintes
reprises, se soustrait aux invitations du héros, avec qui elle avait commencé cependant à
partager des moments annonciateurs d’un début de relation. La tension dramatique découle
dès lors de l’incertitude qui s’empare de tout lecteur quant à l’issue de ce commerce
sentimental, puisque l’on a pris parti pour le héros dont la quête , les larmes et l’aventure,
constituent le lien, le pacte tacite de solidarité. Des larmes découlant de la relation entre
amants, tous les héros en ont versé abondamment ! René, dans sa relation avec Amélie,
comm
e lorsqu’il décide, de nombreuses années plus tard, de trahir son secret en présence de
ses amis Chactas et le père Souël, a recours à des larmes de douleur, mais aussi certainement
purificatrices pour le guérir de son insurmontable peine. Julien Sorel, Frédéric Moreau,
Lucien Chardon, arrosent de larmes abondantes, qui de détresse, qui d’espoir ou qui de
bonheur, leurs aventures sentimentales. Qu’elles soient cathartiques, simplement dictées par
l’émotion ou qu’elles aient un but conatif – par rapport à l’amant -, ces larmes sont
l’ex
pression d’un pic au niveau de la fable, et engendrent immédiatement un ou des horizons
d’attente divers. La relation entre amants atteint, dans son déroulement, des seuils critiques
qui influent fortement sur l’émotion du lecteur, à l’exemple de cette rencontre maintes fois
retardée entre Frédéric Moreau et Mme Arnoux, qui finit par se produire lorsque pour la
première fois, le héros accède à la chambre de son amante :
23 Alfred de Musset, op. cit , pp. 176-177.
411
Depuis le matin, il cherchait l’occasion de se déclarer ; elle était venue. D’ailleurs le
mouvement spontané de Mme Arnoux lui semblait contenir des promesses ; et il demanda,
comme pour se réchauffer les pieds, à monter dans sa chambre. Mais, quand il fut assis près
d’elle, son embarras commença ; le point de départ lui manquait. […] – Comment, vous qui
êtes si bonne ! Oh ! je me trompe ! car vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir ! – Je ne
comprends pas les énigmes, mon ami. Et son regard austère, plus encore que le mot, l’arrêta.
Frédéric était déterminé à poursuivre. […]. Tout cela selon Mme Arnoux, était criminel ou
factice. Le jeune homme se sentit blessé par cette négation ; et, pour la combattre, il cita en
preuve les suicides qu’on voit dans les journaux, exalta les grands types littéraires, Phèdre,
Didon, Roméo, Des Grieux. Il s’enferrait. Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie
fouettait contre les vitres. Mme Arnoux, sans bouger, restait les deux mains sur les bras de son
fauteuil ; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d’un sphinx ; son profil pur
se découpait en pâleur au milieu de l’ombre. Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un
craquement se fit dans le couloir, il n’osa.24
Ce récit concentre toutes les subtilités esthétiques de la tension narrative : cette
intim
ité entre les deux amants, maintes fois repoussée, couvait depuis les premières lignes du
livre. L’occasion de franchir ainsi pour la première fois le seuil de la chambre à coucher de
Mme Arnoux est donc inespérée. De plus, la situation semble se prêter à une intimité
annoncée par l’occasion dont Frédéric dispose de « se réchauffer les pieds ». Par ailleurs, si
Fré
déric est déterminé pour une fois, Mme Arnoux de son côté semble disposée à recevoir sa
requête. Le verbe d’action « se déclarer » appuyé par la forme emphatique « elle était venue »,
confor
tent l’idée de cette force incompressible du héros à aller jusqu’au bout, pour une fois.
Parallèlement, l’état d’esprit de Marie Arnoux paraît favorable à recevoir la requête, elle qui,
par un « mouvement spontané », invite implicitement son amoureux à venir avec elle dans la
chambre à coucher. En outre, et pour ajouter à cette probable convivialité et à la lubrification
des codes, la nature, les événements eux-mêmes et l’instant se disposent à la réalisation de ce
projet de la passion amoureuse. L’atmosphère en effet est suspendue par l’extinction du feu et
l’ardeur romantique de la rencontre rehaussée par la pluie qui « fouettait les vitres ». Le
lecteur y voit dès lors une occasion idéale pour Frédéric. Cependant, cette légitime attente
s’effrite quand commencent chez le héros les hésitations marquées par les expressions
« embarras », « le point de départ lui manquait » et les points d’exclamation (au nombre de
quatre dans la même phrase) qui soulignent le manque d’assurance, la trop forte émotion et le
24 Flaubert, op. cit., pp. 260-261.
412
caractère potentiellement hypothétique de l’entreprise. Aussi, même s’il se reprend en
cherchant un sujet qui pût accrocher son amante, son discours est-il emprunté et entaché de
maladresses où se profilent des images contradictoires et péjoratives : « vous êtes si bonne »,
« je me
trompe », « faire souffrir », « suicide ».
Cette hésitation faite de nombreuses incohérences finit par rétablir le lecteur dans le
prolongement de son pessimisme quant à l’heureux aboutissement de cette odyssée
sentimentale. Flaubert dont l’objectif esthétique est de faire échouer cette énième tentative,
permet ce trouble intérieur pour mieux disculper Mme Arnoux de cet autre assaut. Elle y
résiste donc, et sa fermeté comparable à la quiétude du « sphinx » est renforcée par
l’impertinence et l’indisposition occasionnée par le « craquement qui se fit entendre dans le
couloi
r ». Ni les dispositions psychologiques de départ, ni l’évolution de la scène ou de
l’intrigue ne peuvent aboutir à la consommation de cet amour. Pis, Frédéric sort de cette
situation affaibli et plus éloigné que jamais de Mme Arnoux dont la fermeté devient de plus
en plus intenable et énigmatique. Le lecteur en est totalement déprimé à son tour et marqué
par la forte charge émotive où il s’est trouvé un moment de croire en la possible réalisation du
grand projet de ce livre.
Ces points culminants où il se passe comme un dénouement malheureux au regard des
attentes objectives du lecteur, sont légion dans l’œuvre de Flaubert, l’auteur ayant décidé de
créer les conditions d’un amour larvé, platonique : « c’est un livre d’amour, de passion telle
qu’ell
e peut exister maintenant, c’est à dire inactive »25. Ces péripéties de l’apprentissage dans
le roman de formation sont nombreuses et engendrent, souventes fois, remous, douleurs et
amertumes. Lorsque Lucien est admis dans l’estime et l’univers aristocratique de Mme de
Bargeton qui tombe d’ailleurs sous son charme, les choses n’en vont pas autrement. Lui, à
l’opposé de Frédéric Moreau, se laisse choir, avec d’abondantes larmes, aux pieds de sa
dulcinée car « A ses yeux, Mme de Bargeton était une souveraine, une Béatrix, une Laure 26»
auprès de qui cet ultime mouvement pouvait être salvateur. C’est une scène de supplication
considérée comme un acte suprême de proclamation d’amour qui n’est, malheureusement, pas
toujours rentable en dépit de l’horizon d’attente qu’il crée et de la haute portée qu’il confère à
l’intensit
é dramatique.
Presque toutes les histoires d’amour ont ce fort relent de pulsion émotionnelle qui
saisit tout lecteur. Quand, après de nombreuses altercations et autres badineries pas toujours
25 Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 6octobre 1864.
26 Honoré de Balzac , op. cit., p. 167.
413
plaisantes entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole le moment vient enfin pour Julien de lui
rendre la visite nocturne qu’elle- même a sollicitée auprès du héros, le narrateur y consacre un
chapitre entier (chapitre XVI du deuxième livre), qu’il ouvre sur cette phrase nominale :
«
Une heure du matin 27» marquant une forte pause et un terrible effet d’attente, avant de
continuer ainsi :
Enf
in il alla se placer dans un coin obscur du jardin. […]. Il fit une reconnaissance militaire et
fort exacte. Il s’agit de mon honneur, pensa-t- il ; si je tombe dans quelque bévue, ce ne sera pas
une
excuse à mes propres yeux de me dire : je n’y avais pas songé. Le temps était d’une
sérénité désespérante. Vers les onze heures la lune se leva, à minuit et demi elle éclairait en
plein la façade de l’hôtel donnant sur le jardin. Elle est folle, se disait Julien ; comme une heure
sonna, il y avait encore de la lumière aux fenêtres du comte Norbert. De sa vie Julien n’avait eu
autant de peur, il ne voyait que les dangers de l’entreprise, et n’avait aucun enthousiasme. Il
alla prendre l’immense échelle, attendit cinq minutes pour laisser le temps à un contre-ordre, et
à une heure cinq minutes posa l’échelle contre la fenêtre de Mathilde…28
En dehors de toutes les ressources narratives qui créent la tension dramatique ici, il y a
le fait que Julien a par le passé à Verrières réussi de tels exploits avec Mme de Rênal ; donc
son état
d’âme plus que fébrile – rendu par le discours indirect libre, reflet d’une conscience
empre
inte d’incertitudes – et les propres commentaires pessimistes du narrateur, renforcent
l’incertitud
e de l’entreprise.
Les scènes qui alimentent l’intensité dramatique dans le corpus sont nombreuses.
Pensons aux séances de duel auxquelles Octave, Julien Sorel et Lucien Chardon participent
sans succès. Julien s’en sort blessé, Octave, avec le bras fracassé et Lucien, humilié. La
provocation et l’approche de ces événements sont des instants très émouvants qui donnent
toujours au lecteur le sentiment d’une potentielle disparition du héros. Dans ces occasions de
confrontation, le personnage de Julien donne à voir une agitation si frénétique que le lecteur
finit par perdre patience. Cela se produit une fois avec un inconnu à Besançon – le jour même
de
son arrivée et de son entrée au séminaire : « celui-ci (Julien) se leva transporté de colère ;
mais il ne sava
it comment s’y prendre pour être insolent »29, ainsi qu’à Paris, avec le chevalier
de Beauvoisis – le noble par qui il est blessé au duel. On ressent la même intensité dramatique
lorsque
Lucien semble tendre vers la reconnaissance de ses talents et donc est au bord de la
27 Stendhal, op. cit., p. 37 7.
28 Ibid., pp. 377-378.
29 Stendhal, op. cit., p. 194.
414
gloire à Paris ; notamment quand il arrive à émouvoir par ses articles de journaux, de
nombreux e
sthètes du monde littéraire et de la presse :
Et v
ous, lisez ce que vous avez fait, dit Finot à Lucien. – Quand Lucien, qui tremblait de peur,
eut fini, le salon retentissait d’applaudissements, les artistes embrassaient le néophyte, les trois
négociants le serraient à l’étouffer, du Bruel lui prenait la main et avait une larme à l’œil, enfin
le directeur l’invitait à dîner. – il n’y a plus d’enfants, dit Blondet. Comme M. de
Chateaubriand a déjà fait le mot d’enfant sublime pour Victor Hugo, je suis obligé de vous dire
tout simplement que vous êtes un homme d’esprit, de cœur et de style…30
A partir de cet instant le lecteur pense qu’il a trouvé sa voie, celle par laquelle la gloire
va lui sourire désormais après les nombreux déboires qu’il a connus. Selon l’orientation et la
dyna
mique interne de son récit, l’auteur a recours à des nœuds qui donnent à l’intrigue des
seuils optimums de tension psychologique chez le lecteur et dramatique au niveau de la fable ;
ces
différentes articulations empruntent « le mouvement de bascule caché/montré dans la
livraison
de l’information 31», pour employer le mot de Raphaël Baroni, et suivent cette ligne
structurale du récit ou de la scène :
Chaq
ue récit, chaque biographie, chaque scénario de film, chaque spectacle met en œuvre une
stratégie narrative, ménage des surprises, des dévoilements dramatiques ou humoristiques,
exige au fur et à mesure des réinterprétations des personnages et de l’intrigue. Les ressources
du secret tiennent en haleine le spectateur .32
Ces grands moments de suspense dans Le Rouge et le Noir sont également ceux
pendant lesquels le lecteur attend le jugement et plus tard, l’exécution de Julien Sorel
croupissant dans les geôles de la mort à Besançon. Les démarches des amantes – Mme de
Rê
nal et Mathilde de la Mole – vont-elles aboutir ? Y aura-t-il un recours possible ? Un héros
si
sympathique, au profil si touchant et prometteur, va-t-il disparaître à jamais, sans réaliser
sa quête ? Autant d’interrogations savamment amenées par le romancier qui créent une
tension dra
matique des plus fortes : l’attente du procès s’étend sur six chapitres, puis, à la
veille,
ces assurances qui sont le résultat des démarches entreprises par Mathilde de la Mole
sont livrées au lecteur :
30 Honoré de Balzac , op. cit., p. 316.
31 Raphaël Baroni, op. cit., p. 83.
32 André Petitat, cité par Raphaël Baroni, op. cit., p. 84.
415
Mathilde tenait en réserve pour ce moment suprême une lettre écrite en entier de la main de
Monseigneur l’évêque de ***. Ce prélat, qui dirigeait l’Eglise de France et faisait des évêques,
daignait demander l’acquittement de Julien. La veille du jugement, Mathilde porta cette lettre
au tout-puissant vicaire. A la fin de l’entrevue, comme elle sortait en fondant en larmes : – Je
réponds de la déclaration du jury, lui dit M. de Frilair, sortant enfin de sa réserve diplomatique,
et presque ému lui-même…33
René, Octave, Julien Sorel, Lucien de Rubempré ou Frédéric Moreau, amorcent leur
apprentissage avec des itinéraires différents certes, mais tous convergeant vers une quête de
réalisation ; au cours de ces différentes aventures surgissent de nombreux obstacles et
péripéti
es34 qui donnent au récit une forte tension dramatique qui maintient le lecteur en
haleine.
3.1.1.2. Le réalisme descriptif
Au XIXe siècle, le roman est fortement articulé sur le réel, le quotidien des individus
dont les romanciers entendent être les porte-voix. L’ethos35 mis en jeu au cours de ce siècle
consiste, notamment, à investir pour le compte de l’individu désorienté par les incertitudes
politiques, historiques et existentielles, des choix possibles, exutoires et/ou solutions
potentielles. De cela résulte un réalisme descriptif articulé autour de personnages historiques
(Napoléon,
Guizot, Lamartine), de toponymes identifiables (Paris, Besançon, Nogent,
Angoulême) et d’histoires telles qu’elles se passent dans le quotidien de la société (amours
trompées, étanchéité des classes sociales, culte immodéré de l’argent, désaffection de la
jeunesse).
Balzac qui se désigne lui-même déjà comme « le secrétaire de Paris » exprime un
important attachement à l’authenticité des faits racontés, des scènes décrites. De l’Houmeau
(Angoulême), jusque dans l’intimité des maisons de presse, des théâtres en passant par les
lieux d’habitation des protagonistes, il livre une description détaillée de l’espace, des hommes
33 Stendhal, op. cit., pp. 525-526.
34 « L’ensemble des motifs qui violent l’immobilité de la situation initiale et qui entament l’action s’appelle le
nœud. Habituellement le nœud détermine tout le déroulement de la fable et l’intrigue se réduit aux variations des
motifs principaux introduits par le nœud. Ces variations s’appellent des péripéties (le passage d’une situation à
une autre) », Tomachevski cité par Raphaël Baroni, op. cit., p. 77.
35 Au sens de l’image de sincérité, de sympathie et de compétence que les romanciers veulent communiquer au
lecteur afin d’obtenir son adhésion et sa confiance ; en tant que partageant les mêmes conditions et aspirations de
vie.
416
et de leurs activités par le biais de la focalisation zéro à partir de laquelle il est le maître du
jeu narratif. En témoigne cet exemple :
Lou
steau conduisit alors Lucien derrière le théâtre à travers le dédale des coulisses, des
corridors et des escaliers jusqu’au troisième étage, à une petite chambre où ils arrivèrent suivis
de Nathan et de Félicien Vernou. « Bonjour ou bonsoir, messieurs, dit Florine. […]. A seiz e
ans, Florine était maigre. Sa beauté comme un bouton de fleur plein de promesses, ne pouvait
plaire qu’aux artistes qui préfèrent les esquisses aux tableaux. […]. Rien ne parut plus
extraordinaire à Lucien que cet honnête et probe négociant posé là comme un dieu Terme dans
un coin de ce réduit de dix pieds carrés, tendu d’un joli papier, décoré d’un psyché, d’un divan,
de deux chaises, d’un tapis, d’une cheminée et plein d’armoires…36
Le réalisme descriptif est sensible à partir de la minutie avec laquelle les objets sont
décrits, les superficies données et les détails de la scène, rendus. Le narrateur donne la
quantité des objets, leur forme, leur disposition, de sorte que le lecteur se fait une idée plus ou
moins précise des caractéristiques de l’espace où la scène se déroule. Le réalisme narratif est
également à l’œuvre avec Musset lorsqu’il introduit Octave et avec lui, le narrateur, dans
l’alcôve de Marco :
En
approchant du logis de Marco, mon cœur battait avec violence ; je ne pouvais parler. Je
n’avais aucune idée d’une femme pareille ; elle n’éprouvait ni désir ni dégoût, et je ne savais
que penser, de voir trembler ma main auprès de cet être immobile. […]. Les battements de sang
dans les artères sont une étrange horloge qu’on ne sent vibrer que la nuit. L’homme abandonné
alors par ses objets extérieurs, retombe sur lui-même ; il s’entend vivre. Malgré la fatigue et la
tristesse, je ne pouvais fermer les yeux ; ceux de Marco étaient fixés sur moi ; nous nous
regardions en silence, et lentement, si l’on peut ainsi parler.
– Que faites-vous là ? dit-il enfin ; ne venez-vous pas près de moi ?37
C’est une scène qui restitue bien l’état d’âme d’amants pris au seuil d’ébats amoureux
auxquels ils ne se sont pas suffisamment préparés. Les hésitations d’Octave, son mutisme et
ses membres qui tremblent sont l’expression d’une psychologie fragile et d’un manque
d’assurance face à l’extraordinaire personnalité de Marco qui l’aura perturbé toute la soirée
durant. Nonobstant ce manque d’assurance, il s’invite à l’appel de cette madone d’un soir,
36 Balzac, op. cit., pp. 293- 294.
37 Musset, op. cit., pp. 130- 131.
417
rendant ainsi à cette expérience sentimentale, toute sa vraisemblance et son intérêt didactique
dans le processus d’apprentissage du héros.
Découvrons ensemble à travers la construction des portraits des personnages et la
distribution des rôles qui suit la linéarité du drame humain, comment se manifeste ce réalisme
des auteurs. De fait, les caractères physique, moral et psychologique empruntent les mêmes
caractéristiques et la même complexité chez les auteurs. Les héros sont généralement beaux
de corps, ambitieux, jeunes, et donc aptes à l’apprentissage auquel ils sont destinés. La
logique actancielle de cette beauté et des autres atouts dans l’intrigue, c’est l’aisance qu’ils
procurent au héros d’une part et l’effet que ces atouts produisent sur son environnement
d’apprentissage, de l’autre. Ils apparaissent comme un véritable sésame dans le commerce de
ce dernier avec la société. La beauté physique de Lucien de Rubempré : « A voir ses pieds,
un homme
aurait été d’autant plus tenté de le prendre pour une jeune fille déguisée […], il
avait les hanches conformées comme celles d’une femme »38 est à peu de chose près, celle de
Julien Sorel : « Ce pourrait être une jeune fille déguisée » ou encore « A sa (Mme de Rênal)
gr
ande joie, elle trouvait l’air timide d’une jeune fille à ce fatal précepteur »39. Il s’agit
de deux personnages très efféminés. Le réalisme descriptif conforme le prolongement de cette
prédisposition à la sympathie naturelle des héros dans l’accueil qui leur est réservé au sein de
leur nouveau milieu de vie. Dès les premiers contacts, Julien conquiert Mme de Rênal :
« B
ientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-
même et ne pouvait se figurer son bonheur. »40. Il en va de même pour Lucien auprès de Mme
de Bargeton : « L’excessive beauté de Lucien, la timidité de ses manières, sa voix, tout en lui
saisi
t Mme de Bargeton… »41. Traits physiques distingués, sobriété et délicatesse des
manières liées à l’origine et à l’éducation, maladresses inhérentes aux premiers pas du roturier
dans l’univers aristocratique, attention redoublée dans leurs commerces quotidiens avec les
autres, sont quelques prémices qui fondent la relation entre le héros de jeunesse et les
premiers espaces d’accueil, avant sa projection sur le théâtre social.
En outre, ces personnages sont introduits dans un univers spatio-temporel que le
romancier prétend « rattacher à notre quotidien par toutes les astuces narratives qui visent à
nous faire croire que nous partageons le temps et l’espace des personnages fictifs. Les
descriptions si fréquentes construisent de toutes pièces l’illusion réaliste, intégrant
38 Balzac, op. cit., p. 81.
39 Stendhal, o p. cit., pp. 48-49.
40Stendhal, op. cit., p. 49.
41 Balzac, op. cit., p. 100.
418
systématiquement les lieux de la fiction dans une géographie véritable »42. Ainsi, le lecteur
est-il promené de la province à Paris, ou de Paris à la province, de Nogent avec Flaubert à
Verrières et Besançon avec Stendhal, en passant par Angoulême avec Balzac et la banlieue
parisienne avec Musset et Chateaubriand, autant de lieux ou de théâtres des événements
majeurs qui retracent l’itinéraire des héros. Stendhal situe Verrières sur le Doubs43, lequel
fleuve trouve son prolongement à Besançon où Julien, au séminaire, le perçoit à partir de la
fenêtre de sa chambre. Paris, le Paris de cette époque, est décrit sous le prisme de plusieurs
présentations : espace de convergence des talents, de figuration des amours pures et
réde
mptrices, du triomphe et de la gloire, des théâtres, salons et opéras ; mais aussi et surtout
de la
déconfiture, des rêves brisés, cercle toponymique qui consacre le parcours de la
désillusion et de l’échec. Ce parcours réaliste est un moyen pour les romanciers, de dénoncer
le “tourbillon social“ 44 dans lequel se trouve l’individu et qui l’appelle fatalement à un échec.
Selon François Taillandier « le roman comme peinture d’une société (ce qu’il n’était ni pour
Rabelais ni pour Diderot, ni pour Goethe) est à bien des égards l’invention de Balzac…»45, ce
qui est sensible à travers des « études de mœurs », la peinture des « individus typisés », dans
une ré
alité conçue comme un lexique où Stendhal entend travailler pour sa part sur pièces et
où il puise immodérément. Pour atteindre ces objectifs, l’utilisation du présent de narration,
de vérité générale et du « présent de cautionnement », qui est « un moyen de démentir la
fictivit
é du roman46 » – pour employer les expressions de Françoise Rullier-Theuret – est
remar
quablement à l’œuvre dans le corpus, notamment avec René ici : « tout se trouve dans
les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale : religion, famille, patrie, et
le ber
ceau et la tombe, et le passé et l’avenir ».47Par cette phrase Chateaubriand revient à
42 Françoise Rullier-Theuret, op. cit., p. 63.
43 Le Doubs est un fleuve qui prend sa source à 937 mètres d’altitude à Mouthe et qui a donné son nom au
département. Tantôt, il coule dans des gorges verdoyantes, […], tantôt il est comme un fleuve de plaine. La
boucle du Doubs qui enserre Besançon est célèbre, http://fr.wikipedia.org/wiki/Doubs (rivi%C3%A8re), du 27
juillet 2009.
44 “ Ce tourbillon social “ est fait de la province à Paris, et de Paris à la province, comme symbole de l’itinéraire
de quête et de réalisation d’une jeunesse prise dans l’étau d’une société faite de contradictions et de gesticulation
où l’avenir des roturiers est à jamais compromis.
45 François Taillandier, Balzac, Paris, 2005, Gallimard, p. 14.
46 « Quand le romancier rédige ses descriptions du monde fictif au présent qui est le temps du monde réel, pour
nous convaincre que Verrières existe avant et après les faits qu’il raconte, dure en dehors de Julien et de Mme de
Rênal, emploie un présent étendu (à pseudo-valeur documentaire qu’on appelle « présent de cautionnement … »,
Françoise Rullier-Theuret, op. cit., p. 64.
47 Chateaubriand, op. cit., p. 170.
419
l’énigme de la tombe et du berceau48, mais aussi au déterminisme de la vie de l’individu. Il y
est rejoint par Balzac, à propos de la conception qu’il donne de la création poétique :
Nos
douleurs sont ignorées, personne ne sait nos travaux. Le mineur a moins de peine à
extraire l’or de la mine que nous n’en avons à arracher nos images aux entrailles de la plus
ingrate des langues. Si le but de la poésie est de mettre les idées au point précis où tout le
monde peut les voir et les sentir, le poète doit incessamment parcourir l’échelle des
intelligences humaines afin de les satisfaire toutes.49
Cette peinture réaliste de la société – de Paris à la province – touche également les
mœurs
en vigueur à cette époque : la mégalomanie, la discrimination liée à l’origine, le culte
de
l’ambition, la recherche de la gloire, les luttes de classes, la haine gratuite, les
commérages, auxquels s’ajoutent l’or « comme moteur de l’intrigue » ou « fatum
moderne
»50, selon Balzac . Les auteurs de notre corpus exposent ces intrigues d’une façon si
poignante et si objective par rapport à l’actualité du lecteur, qu’il se sent entraîné dans le
mouvement général de ces histoires comme s’il allait à la découverte de sa propre aventure,
de son propre drame. Ainsi conditionné à la compétition, l’individu en devient presqu’une
proie sociale. C’est le mécontentement d’un amant éconduit ou les tergiversations d’un
amoureux défaitiste (Lucien de Rubempré ou Frédéric Moreau), la recherche de l’affirmation
d’une personnalité (Julien Sorel), ou les jalons d’une hypothétique quête sentimentale (Octave
et René) ; l’une et l’autre, de ces aventures ou toute deux , résument les affres d’une existence
d’un réalisme saisissant à tous égards, comme dans cet épisode chez Stendhal :
A
Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite simplifiée ; mais à Paris,
l’amour est fils des romans. Le jeune précepteur et sa timide maîtresse auraient retrouvé dans
trois ou quatre romans, et jusque dans les couplets du gymnase, l’éclaircissement de leur
position. Les romans leur auraient tracé le rôle à jouer, montré le modèle à imiter ; et ce
modèle, tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-être en rechignant, la vanité eût forcé
Julien à le suivre […] Sous nos cieux plus sombres, un jeune homme pauvre, et qui n’est
qu’ambitieux parce que la délicatesse de son cœur lui fait un besoin de quelques-unes des
jouissances que donne l’argent, voit tous les jours une femme de trente ans, sincèrement sage,
48 « Pourquoi naître si nous devons mourir ? », préoccupation philosophique de tous les siècles, systématisée
sous la plume de Victor Hugo.
49 Balzac, op. cit., p. 138.
50 Balzac, Avant- propos de La Comédie humaine , 1842.
420
occupée à ses enfants, et qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite.
Tout va lentement, tout se fait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel.51
Ce passage est un résumé de la relation entre Julien et Mme de Rênal, depuis que ce
dernier est précepteur des enfants de Rênal. La toile de fond du discours est la mise en rapport
entre les mœurs de province et celles qui sont en vigueur dans la capitale. Tout en les
comparant, Stendhal en établit les similitudes et les différences. Ces mœurs, faites de lenteur,
dans l’environnement traditionnel de la province, conditionnent les protagonistes à une
existence chaste où chacun, occupé à ses engagements et conduit par l’éducation et le rôle
social afférent, s’astreint à son rôle. Dans cette logique, les rapports entre ces deux
personna
ges ne peuvent donner lieu à une relation plus profonde que celle que leur dictent la
coutume et les préoccupations quotidiennes. Cependant, ce qui est sous-jacent à ce discours,
c’est le fait que les choses allant lentement et presque de soi en province – alors qu’elles se
font de façon accélérée à Paris, parce que les personnages bénéficient du concours des romans
– suivent un cours presque inexorable. Tout bien pesé, le processus tel qu’engagé dans cette
relation aboutira tôt ou tard à une relation d’amour appelée à exister fatalement entre ces deux
être
s, et ceci au détriment de leur condition et/ou situation du moment. En définitive, il en
ressort une peinture réaliste de la passion telle qu’elle est à l’œuvre dans ce plein XIXe
siècle. Il en va de même lors des péripéties amoureuses qui s’établissent entre Julien et
Mathilde de la Mole plus tard à Paris ; notamment le jour où il devient triomphateur de cette
dernièr
e : « Il eut recours à sa mémoire, comme jadis à Besançon auprès d’Amanda Binet, et
réc
ita plusieurs des plus belles phrases de la Nouvelle Héloïse »52. Par ailleurs, le recours aux
dates permet au roman d’inscrire sa narration dans une période qui est à peu de chose près
celle du lecteur contemporain. L’incipit de quelques romans a fonction d’ancrage spatio-
temporel comme dans L’Education sentimentale, qui commence ainsi : « le 15 septembre
1840, vers six
heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons
devant le quai Saint-Bernard. » Mais l’intrigue fournit maintes précisions : « Depuis 1815, il
roug
it
d’être industriel : 1815 l’a fait maire de Verrières. »53, écrit Stendhal. L’histoire ainsi
racontée s’inscrit dans l’actualité du lecteur et tend à effacer les disparités possibles que la
scission temporelle peut provoquer dans son esprit.
51 Stendhal, op. cit., pp. 60- 61.
52 Stendhal, op. cit., p. 381.
53 Stendhal, op. cit., p. 25.
421
Le réalisme des auteurs de notre corpus s’étend à la trame socio-historique des œuvres
ainsi qu’aux caractères dominants des acteurs de leur époque. L’histoire est
fondamentalement tapie dans l’arrière-plan des œuvres et sert de support à la narration, à la
construction de l’intrigue. On remarque le recours incessant à l’idéologie ou l’appartenance
politique des personnages aux convictions qui motivent leurs actes au cours des événements.
Le Marquis de la Mole est certes aristocrate mais aussi et surtout légitimiste, le Comte
d’Ambreuse devient M. Dambreuse suite à sa conversion à la bourgeoisie, le couple Arnoux
reste bourgeois, tandis que M. de Rênal, noble de souche, jacobin et bonapartiste, devient
maire de Verrières en 1815 : date charnière qui marque la fin de l’Empire et le début de la
Restaur
ation.
La jeunesse dans son ensemble est républicaine. En effet, au début du siècle ou peu
avant la Révolution, les personnages ont forgé son esprit dans les attentes d’une liberté
annoncée par l’avènement de la République. En outre, l’ère napoléonienne qui part de 1793 à
1815 a donné de gros espoirs aux individus de mince origine d’avoir une situation sociale
grâce à leur courage et au mérite, indépendamment de la naissance. La jeunesse grandit ainsi
avec des rêves d’accomplissement, de transformation possible de sa situation d’existence et
d’appartenir à une société plus égalitaire. Il est donc évident qu’au-delà des personnages et de
leurs différentes appartenances politiques ou idéologiques, il y a la figure emblématique de
Napoléon – incarnant l’espoir, l’exemple, une voie possible de salut – qui est omniprésente
dans
les consciences et dans les faits. Julien et Octave s’en réclament tandis que directement
ou indirectement, Frédéric et Lucien subissent son absence par le manque d’énergie. Les
antagonismes sociaux et les révolutions décrits dans L’Education sentimentale sont un
échantillon de cet arrière-plan socio-politique qui guide les personnages dans leurs relations.
Aussi, l’étanchéité des classes, la réclusion ou la méfiance des uns par rapport aux autres, la
haine et le dédain pour les roturiers, les différents complexes de classe, de supériorité et
d’infériorité, les préjugés divers, sont-ils des faits réels et tangibles vécus et/ou subis au
quotidien dans ce XIXe siècle. Nos auteurs, en les utilisant comme support de la narration,
marquent leur attachement à une esthétique qui se veut réaliste. Au total,
Le m
élange du vrai et du faux est la feinte d’une écriture truquée. Les toponymes et les dates
proclament la proximité du monde décrit, donc l’authenticité de l’aventure. Puisque le lieu est
vrai, ou tout proche du vrai, tout ce qui s’y passe s’en trouve authentifié. Ainsi se referme sur
422
le lecteur le piège romanesque : dans la narration située dans un espace-temps réel, le lecteur
retrouve ses propres repères .54
On doit noter cependant l’évolution d’une pensée critique qui a alimenté le débat
littéraire durant de nombreuses années, d’Aristote à Riffaterre, en passant par des auteurs de
référence comme Jakobson, Barthes, Kristeva, Genette, Mikhaïl Bakhtine, Pavel, Hamon –
pour ne citer que ceux-là – sur la notion de réalisme « comme reflet ou convention », pour
repre
ndre le mot d’Antoine Compagnon55 ou « illusion référentielle » dans la taxinomie de
Barthes56. En effet, « de la Renaissance à la fin du XIXe siècle, le réalisme s’est identifié
toujours davantage à l’idéal de précision référentielle de la littérature occidentale », précise
Auerbach57. Dans son œuvre, il ressort de l’histoire de la littérature occidentale une esquisse
de la représentation de la réalité fondée sur la mimèsis, en tant que « compte rendu de plus en
plus authentique de l’expérience véritable des individus, des divisions et des conflits opposant
l’individu à l’expérience commune 58», ce à quoi Georg Lukacs donne un écho à travers la
théorie marxiste du reflet qui lui sert de fondement pour opposer le réalisme en tant que
montée de l’individualisme à l’idéalisme. Dans cette approche, on tente d’évacuer le réalisme
comme contenu pour l’analyser comme forme59, ce qui a pour conséquence de mobiliser une
bonne partie des narratologues français, préoccupation qui revient dans cette affirmation de
Pave
l :
Les textes littéraires ne parlent jamais d’états de choses qui leur soient extérieurs ; tout ce qui
nous paraît faire référence à un hors-texte est régi en fait par des conventions rigoureuses et
arbitraires, et le hors-texte est, par conséquent, l’effet trompeur d’un jeu d’illusions .60
54 Françoise Rullier-Theuret, op. cit., p. 65.
55 Antoine Compagnon, Le démon de la théorie , Paris Seuil, 1998 , p. 122.
56 A propos de l’ « illusion référentielle », Barthes estime que : « dans le roman le plus réaliste, le référent n’a
pas de « réalité » : qu’on imagine le désordre provoqué par la plus sage des narrations, si ses dispositions étaient
prises au mot, converties en programmes d’Opérations, et tout simplement exécutées. En somme […], ce qu’on
appelle « réel » (dans la théorie du texte réaliste) n’est jamais qu’un code de représentation (de signification) : ce
n’est jamais un code d’exécution », cité par Antoine Compagnon, op. cit., p. 126.
57 Auerbach, Mimèsis, Paris, Gallimard NRF, « Bibliothèque des idées », 1968, 561 pages.
58 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie , Paris Seuil, 1998, p. 123.
59« Que ce soit Todorov dans Littérature et Signification (1967), et aussi, à rebours ou par l’absurde, dans
Introduction à la littérature fantastique (1970), Genette dans Discours du récit (1972), Hamon dans ses études
de la description et du personnage, Barthes enfin, dont les quelques pages sur « L’effet du réel » (1968) poussent
à sa limite ce type d’analyse », Antoine Compagnon, op. cit., p. 125.
60 Pavel, cité par Antoine Compagnon, op. cit., p. 124.
423
On en vient donc par ce postulat de la « non-référentialité de la littérature », au dire
d’Antoine
Compagnon, à l’état suivant par lequel l’auteur tente de concilier des vues somme
toute divergentes sur la perception littéraire et critique du réalisme : « Selon la tradition
aristoté
licienne, humaniste, classique, réaliste, naturaliste et même marxiste, la littérature a
pour fin de représenter la réalité, et elle le fait à peu près convenablement ; selon la tradition
moderne
et la théorie littéraire, la référence est une illusion, et la littérature ne parle d’autre
chose que de la littérature »61.
Vu sous l’angle de l’esthétique moderne, le réalisme en littérature ou dans les arts
serait une production artistique fondée sur le réel : Lucien Chardon, Julien Sorel ou Frédéric
Moreau et les autres héros ont des pendants sociaux, Verrières ou le Besançon de Stendhal ou
encore l’Angoulême présentée par Balzac, la condamnation et l’exécution de Julien,
l’infructueuse passion de Frédéric auprès de Mme Arnoux, la quête de gloire non aboutie de
Lucien, ou même la truculente aventure amoureuse d’Octave et de Brigitte, ne seraient guère
des possibles dans l’évolution de la société et des individus, mais de simples constructions
liées à une « forme d’aventures verbales » qu’autorise la seule littérature. Cette conception se
fait
au mépris de bien de certitudes, dont celles exprimées par les auteurs eux-mêmes, à
l’instar de Stendhal qui se flatte d’avoir dans Le Rouge et le Noir , « saisi sur le vif le sens de
l’actuel, d’avoir pris en flagrant délit la conjoncture historique, ou, si l’on préfère, d’avoir fixé
la syntaxe à la fois sociale et politique, du temps et du pays 62». L’objet de cette analyse est
loin de théoriser sur la question de la représentation du réel dans les arts de façon générale et
en littérature de façon particulière. Celle-ci tente de faire une petite mise au point sur les
perspectives minimales sur lesquelles portent à ce jour, les vues et la polémique littéraire sur
le réalisme afin, croyons-nous, de pouvoir en donner une perspective dynamique qui puisse
l’arracher des certitudes empiriques et des fadeurs de l’unanimisme où nous le donnions à
voir dans notre analyse du corpus.
C’est pour cette raison, et pour évoluer dans la présentation du réel et de ses enjeux,
qu’il nous semble opportun de faire un point avec les études d’Antoine Compagnon et d’en
proposer ce qui peut être une position de conciliation possible entre les deux thèses
extrêmes :
61Ibid., p.132.
62 Colette Becker, Jean- Louis Cabanès, op. cit., p. 42.
424
Dans beaucoup de situations historiques, les écrivains et leur public tiennent pour acquis que
l’œuvre littéraire décrit des contenus qui sont effectivement possibles et en rapport avec le
monde réel. Cette attitude correspond à la littérature réaliste, dans le sens large du terme. Vu
ainsi, le réalisme n’est donc pas un ensemble de conventions stylistiques et narratives, mais une
attitude fondamentale concernant les relations entre l’univers réel et la vérité des textes
littéraires. Dans une perspective réaliste, le critère de la vérité ou fausseté d’une œuvre
littéraire et de ses détails est fondé sur la notion de possibilité […] par rapport à l’univers
réel.63
Le ressort narratif des auteurs du corpus serait donc le fait de cette combinaison
savante du romancier, entre réel et imaginaire, en vue de produire cette illusion réaliste à
laquelle est convié le lecteur, qui y goûte une expérience du possible avec délectation. Il
retrouve dans les personnages de cette aventure formative et donc de quête, un ou des
semblables, dans leurs ressentiments, leur joie, leur peine, leur espoir et leur doute, les échos
de ses propres états d’âme. Dans le déroulement de l’intrigue, le dénouement, le sort de ces
héros, il lit l’éventualité de son propre devenir et établit dès lors avec eux ce contrat
sentimental permanent qui revient à chaque lecture de l’œuvre. Alo rs s’établit ce contrat de
lecture, le héros de jeunesse se détache et prend valeur d’archétype en ce qu’il est perçu
comme idéal ou contre-idéal. On admire et légitime la force morale et l’énergie virile d’un
Julien Sorel dont on fait rapidement « un compagnon », et qu’on représente comme l’exemple
de l’engagement. En revanche, si on est compatissant pour Lucien ou Octave au bord des
crises sentimentales, on est moins indulgent avec ces héros dont les exigences – Octave -, et
les mala
dresses – Lucien – contribuent à détruire le capital confiance du départ. Octave
devient
un personnage qui geint tout le temps et donc à plaindre, quand Lucien demeure dans
l’arrière-plan d’une immaturité qui ne peut lui assurer l’actualisation de ses talents, et donc le
succès. Comme lui, Frédéric et RE apparaissent comme des défaitistes, accrochent peu ou
prou par la lecture, et s’identifient comme des fainéants dans cet univers de lutte où le savoir,
les qualités physiques, morales et de cœur n’apportent que désolation et chagrin. L’amitié
pour ces personnages ou l’idéal de vie qu’ils sont sensés véhiculer en tant que héros de
jeunesse, s’effritent très rapidement et laissent la place à un certain désespoir né de leurs
lacunes et insuffisances.
63 Pavel, L’Univers de la fiction , 1988. Cité par Antoine Compagnon, op. cit., pp. 159-160.
425
3.1.1.3. De la scène au tableau : un point de vue
organisateur
L’intrigue romanesque se construit autour d’une architecture bien connue que les
narratologues désignent du nom général de séquence narrative. A l’œuvre dans la narratologie
depuis Vladimir Propp et Larivaille jusqu’à Jean-Michel Adam et Revaz, la séquence
narrative offre un schéma quinaire, qui se structure de la façon suivante : situation initiale,
nœud,
action ou évolution, dénouement, et situation finale.64 A l’intérieur de chacune de ces
séquences, le romancier use de son art pour donner la forme qu’il veut à sa fable dont l’unité
minimale est l’action, et une série d’actions combinées constitue la scène. En réalité, la notion
de scène est encore plus complexe :
Le m
ot “scène“ vient du latin scaena, qui désigne moins l’espace scénique où évoluent les
acteurs que, techniquement du moins, le mur de scène, c’est-à-dire le décor de fond qui tout à
la fois évoque et barre la perspective65. La scène ouvre donc un espace et divise cet espace.
Quant au latin scaena, il renvoie au grec skènè, qui désigne certes les tréteaux du théâtre, mais
aussi plus généralement une tente et, dans le grec biblique…le tabernacle.66
Dans l’esthétique romanesque, la scène apparaît comme un moment de discontinuité
de la narration. Elle s’identifie comme lieu d’un changement de régime, de nature au niveau
du discours, c’est pour cette raison que Stéphane Lojkine l’assimile à une phase de « mise en
échec du discours »,67 séquence au cours de laquelle, « une représentation iconique », d ’une
« force synthétique impressionnante »68 vient suppléer à la longueur et à la narration des faits.
Les scènes de réception, celles de rencontres officielles ou privées, celles qui participent de
l’animation ou des messes quotidiennes de la sociabilité joyeuse, exposent toutes des intérêts
esthétiques certains. Quand Frédéric se laisse aller à l’abandon des caresses de Rosanette ou
lorsqu’il triomphe de Madame Dambreuse, ces moments prennent la dimension de scènes
64 Voir Raphaël Baroni, « La séquence, segment existentiel ou structure discursive ? », op. cit., pp.58- 70.
65 « Le thème scène traduit faussement le latin scaena. Par scène, nous comprenons une estrade, alors que les
Romains entendaient le mur de scène qui se dresse verticalement face aux spectateurs. Percé de trois portes, le
mur de scène est la façade vide d’un monde irréel d’où vont sortir les personnages pour jouer leur rôle. La scaena
est de fait ce qui définit le théâtre comme lieu de la fiction, des apparences sans contenu, des illusions sans
modèles. », Florence Dupont, Le Théâtre latin , Cursus, A. Colin, 1988, p. 17. Cité par Stéphane Lojkine, in La
Scène de roman, Paris, Armand Colin, 2002, p. 10.
66 Stéphane Lojkine, op. cit., p. 10.
67 « La scène ne se déploie donc que sur les ruines du discours qu’elle déconstruit. Pour ruiner le discours, elle
l’exacerbe : c’est la théâtralité même de la scène qui le déconstruit. », Stéphane Lojkine, op. cit., p. 5.
68 Ibid., p. 4.
426
merveilleuses au cours desquelles « il ya comme une suspension universelle des choses », et
où tout en « frémissant », les feuilles des arbres du jardin participent de cet univers fantastique
dans leque
l le discours cède le pas à l’action. Pour Stéphane Lojkine, la scène exprime « un
cadre sémiologique » dans lequel la logique discursive fait échec au détriment d’une logique
iconique :
Alor
s que le discours s’inscrit dans la linéarité du temps qui s’écoule, dans la succession des
événements rapportés, des arguments invoqués, dans la scène, le temps s’arrête, les choses
adviennent simultanément, l’effet est global. C’est pourquoi, dans la scène, l’espace fait sens
globalement, est donné d’un coup. Mais comment donner l’illusion de l’espace et de la
simultanéité dans un roman, qui demeure une écriture prisonnière matériellement des structures
du discours ? 69
Il en va ainsi de toutes les scènes d’amour du corpus, tant au niveau des phases qui les
amènent qu’au moment de leur concrétisation. Julien Sorel s’expose à tous les dangers pour
avoir accès à ses amantes en escaladant chaque fois le mur jusqu’à leur fenêtre par le biais
d’échelles, ou en prenant le risque d’y accéder directement. Et pourtant, lorsqu’il parvient à
réaliser ce premier exploit, la suite est enveloppée d’un silence qu’explique seule la logique
scénique caractérisée par le mutisme et une forte intensité dramatique, aux dires de Stéphane
Lojkine. Ces deux exemples le montrent bien :
En
ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut
forcé de s’appuyer contre le mur. […]. Enfin souffrant plus mille fois que s’il eût marché à la
mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de Madame de Rênal. Il ouvrit la
porte d’une main tremblante et en faisant un bruit effroyable. […]. Il ne répondit à ses
reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec
une extrême dureté, il fondit en larmes.70 Ou encore,
Il alla prendre l’immense échelle, attendit cinq minutes pour laisser le temps à un contre-ordre,
et à une heure cinq minutes posa l’échelle contre la fenêtre de Mathilde. Il monta doucement le
pistolet à la main, […]. Julien avait attaché la corde au dernier échelon de l’échelle, il la
descendait doucement, […]. L’échelle toucha la terre. […]. Julien venait de laisser tomber la
corde dans le jardin ; Mathilde lui serra le bras. Il crut être saisi par un ennemi, et se retourna
vivement en tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une fenêtre. La lune les éclairait
en plein. Le bruit ne se renouvelant pas, il n’y eut plus d’inquiétude. Alors l’embarras
69 Ibid., p. 5.
70 Stendhal, op. cit., p. 111.
427
recommença, il était grand des deux parts. Julien s’assura que la porte était bien fermée avec
tous ses verrous ; […]. Mathilde était tombée dans toutes les angoisses de la timidité la plus
extrême.71
Ces scènes décrivent deux processus de conquête de l’amante mis en jeu dans le récit
flaubertien. Elles exposent une succession d’actes ou de faits qui se passent de commentaires.
La narration ou le discours qui surviennent de temps à autre, ont pour objectif de marquer une
pause, de distraire l’action, en attendant la reprise de la scène. C’est ce que Gérard Genette
appelle « la scène dialoguée direc te ».72 Moments où l’intensité dramatique atteint des pics,
ces scènes installent le lecteur dans la discrétion d’activités suspectes, amorales, proscrites et
donc couvertes par l’opprobre et le secret. Tout ce voile que Stéphane Lojkine appelle
« l’écran de la scène »73 – religion, morale, mœurs –, contribue à donner une connotation plus
épa
isse et un effet d’attente plus fort à l’intrigue. Dans ces actes de conquête, Julien se cache à
la fois de M. de Rênal ou des parents de Mathilde, certes, mais aussi et surtout, des
domestiques et autres gens de maisons en qui se trouvent solidairement répercutés les intérêts
des chefs de familles. Ce sont les yeux contre lesquels les assauts sont marqués du sceau du
voile et que leur exécution échappe aux normes habituelles. Julien doit s’y exposer en prenant
mille précautions, tout en se retrouvant dans la jouissance d’un secret qu’il partage avec les
seules personnes concernées : Madame de Rênal et Mathilde de la Mole. L’intrigue ou la vie
du protag
oniste est sensée se dérouler sans que l’on sût qu’il y eût, un seul instant, ces
activités non « autorisées » ou non « cautionnées », c’est d’ailleurs ce qui met à mal
l’équil
ibre et l’existence du héros quand toutes ces amours sont portées au grand jour, et que
l’essentiel du détail est révélé aux personnes qui sont sensées l’ignorer. L’œil censeur, une
fois porté sur l’interdit, le défend ou annihile la manifestation de cet interdit.
D’autres scènes, plus laconiques, renferment également des signifiés tout aussi
importants. Comme lorsque Frédéric, exprimant son regret de posséder Rosanette dans
l’appartement aménagé à l’effet de la soirée rêvée avec Madame Arnoux, fond en larmes. A
l’occasion, il raconte des mensonges à celle-ci en lui avouant que ces larmes était l’expression
71 Ibid., pp. 378-380.
72 « La scène dialoguée directe devient alors un récit médiatisé par le narrateur, et dans lequel les « répliques »
des personnages se fondent et se condensent en discours indirect. », Gérard Genette, Discours du récit , Paris,
Seuil, 2007, p.165.
73 “Enfin, du plan de la scène, nous déduirons de son dispositif, pour montrer qu’elle ne vient pas exposer,
signifier quelque chose comme dans la littérature classique, mais qu’au contraire c’est ici son opacité qui fait
sens. La scène se présente tout entière comme une scène-écran renvoyant à un envers invisible. », Stéphane
Lojkine, op. cit., p. 158.
428
d’une joie résultant de sa conquête espérée de longues dates. Lâcheté que partage le lecteur
grâce à Flaubert mais qui échappe malheureusement à Rosanette, la principale concernée dans
cette phase de l’intrigue. Ces formes brèves sont construites de sorte à être gravées dans la
mémoire comme instants inoubliables de l’intrigue. C’est par exemple le cas de l’humiliation
de Lucien à l’opéra : scène qui expose une multitude de combinaisons au moyen desquelles
tout
Paris finit par savoir les origines de Lucien – à cause de Rastignac et de du Chatelet –, en
une
seule soirée de présence, sans que le principal concerné, n’en sache quoi que ce soit.
Voilées, isolées du grand monde ou tenues dans un univers clos et/ou intimiste, les scènes
semblent se succéder et former à l’intérieur de l’intrigue romanesque, de véritables « unités
structurales du récit »74. Au cours des soirées de réceptions organisées à l’hôtel de la Mole à
Paris, Julien se retrouve dans une de ces scènes à forte connotation. Il envisage de séduire
Mathilde de la Mole dont il n’est pas certain de l’intérêt en sa faveur. Et sur les conseils de
son ami Korasoff, il entre en jeu consistant à séduire l’impressionnante Madame de
Fervaques : femme charismatique appartenant à la haute noblesse parisienne, tout en espérant
provoquer,
de la sorte, la jalousie et en définitive, les faveurs de Mathilde. Comme on le voit,
cette scène comporte de « nombreux écrans » qui en constituent le principal intérêt. Madame
de Fervaques se laisse prendre au jeu de cette correspondance frénétique – une lettre tous les
jours et pendant une trentaine de jours – et vile, et commence à tomber amoureuse de Julien,
ave
c qui cependant, elle n’a guère d’échange verbal. Mathilde soupçonne Julien d’un
rapprochement physique et d’un intérêt trop porté sur la personne de Madame de Fervaques
au cours des soirées, et en est jalouse ; en même temps qu’elle se laisse gagner au jeu et
tombe
à son tour amoureuse de Julien. Julien, convaincu de vouloir expérimenter la stratégie
jusqu’au bout, se met dans une position physique où il s’arrange à être le vis-à-vis de Madame
de Fervaques, en prenant soin de marquer les plus vifs intérêts à ses interventions ; tout en
évita
nt de croiser le regard de Mathilde ou d’accorder quelque intérêt à son discours. Par
ailleurs, dans les réactions où Mathilde suscite une performance de Julien, celui-ci lui oppose
un silence tactiquement troublant, qui renforce la qualité de la scène aux dires de Stéphane
Lojkine.75 Au total, la famille, les invités, les courtisans, Mathilde, Madame de Fervaques
74 Stéphane Lojkine , op. cit., p. 159.
75 « Elle se construit souvent comme transgression d’une performance. Un certain rituel est annoncé au lecteur,
[…]. Mais les choses ne se déroulent pas comme prévu. La scène décrit la mise en échec du rituel ; elle déjoue
l’attente que la performance annoncée a suscitée : révolte ou scandale, événements insidieux vers le non-
événement, la narration est déroutée ; l’échec de la performance fait scène, ou la scène se construit comme anti-
performance, comme parodie, détournement, transgression du rituel connu. », Stéphane Lojkine, op. cit., p. 5.
Dans ce sens, toutes les confrontations entre Julien, Mathilde et les soupirants de cette dernière, font scènes.
429
ignorent tous les intentions réelles de Julien, intentions que le lecteur a le privilège de partager
avec lui. Ces scènes pour le moins complexes et risibles à la rigueur, procèdent d’un art
d’écriture dont la finalité est de corréler nature des personnages et caractéristiques de leur
environnement de vie. Balzac y excelle particulièrement et fait dire à Stéphane Lojkine que :
La n
arration n’est pas la base du roman balzacien, qui enchaîne les scènes. La scène est l’unité
structurale du récit balzacien. La narration est certes présente dans le récit, auquel elle donne
une profondeur temporelle, une assise historique.76
En effet, l’opposition physique et morale entre les habitants d’Angoulême séparés
entre riches et pauvres, met en scène le drame social du XIXe siècle tel que nous l’avons
montré au niveau des espaces de sociabilité certes. Cependant, dans cet environnement
comme ailleurs, les habitudes de vie, les réactions, les comportements se ressentent tous des
conditions d’existence de l’individu. Et, de fait, c’est l’ensemble de ces histoires ou scènes de
vie qui ancrent le récit dans le vécu quotidien que le romancier restitue dans l’intrigue
romanesque. Le discours ou la narration conduit à des scènes qui ne représentent que leur
matérialisation. La longue présentation des « deux poètes » – Lucien et David, est parsemée de
scènes variées dont la plus significative, au regard du processus d’apprentissage, est celle de
la réception de Lucien à l’hôtel Bargeton. Plusieurs autres réceptions suivront lors du séjour
du héros à Paris, ainsi que des visites au cours desquelles Balzac mêle descriptions picturales
et statuts des personnages. Dans l’antre des actrices à Paris, il présente un espace à tout point
de vue conforme à la mentalité de celles-ci ou vice-versa, tout comme dans les maisons de la
presse où
il suscite cette impression de dégoût symbolisé par le vomissement de Lucien :
matériali
sation du rejet par Balzac de cette profession qu’il assimile à de la « puanteur ».
Représentations iconiques, désirs de synthétisation du discours, mise en scène ou en
tableau, illustration de la narration, toujours est-il que l’intrigue romanesque se construit
autour d’une architecture qui agence ou alterne ces procédés pour donner à la trame
romanesque tout son intérêt. Quelquefois, la trame de l’histoire accouple si merveilleusement
narration et scènes, qu’elle donne l’impression d’associer ou d’ancrer les ambitions et
activités des protagonistes dans leur histoire, elle-même inséparable de leur vécu quotidien.
Invention plus systématique chez certains auteurs comme Balzac :
76 Ibid., p. 158.
430
Réinvestissant la vieille articulation rhétorique du theatrum mundi, du monde comme un théâtre,
Balzac divise sa Comédie Humaine en Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie de province,
elles-mêmes subdivisées en roman. Créée à l’origine comme séquence transgressive dans le
roman, puis devenue norme du roman, la scène se déplace encore ici, en amont de la création
cette fois, comme macrostructure au sein de laquelle le roman ne constitue plus qu’une découpe,
qu’un aperçu.77
Les critiques d’ailleurs reconnaîtront à peu de chose près, cette caractéristique à
L’E
ducation sentimentale aux dires de Flaubert lui-même, dans ce courrier qu’il adresse à
Geor
ge Sand :
Les g
ens qui ont reçu de moi un exemplaire de mon roman craignent de m’en parler. – Par
crainte de se compromettre ou par pitié pour moi. Les plus indulgents trouvent que je n’ai fait
que des tableaux, et que la composition, le dessin manquent absolument !78
Dans cette réception de l’œuvre par les critiques, les termes tableaux et scènes désignent la
même réalité de la représentation iconique de l’intrigue.
3.1.2. UNE APOLOGIE DU ROMAN ROMANTIQUE
Aux dires de Georges Gusdorf :
on
peut tenter de reconstituer le projet romantique, dans sa pureté, empreintes fugitives,
rechercher la forme idéale de l’objet qui a inspiré les figures équivoques et imparfaites
charriées par la civilisation dans les divers compartiments de l’espace-temps. Les romantismes
nationaux, les romantismes personnels sont ces empreintes dans une matière rebelle, à partir
desquelles s’esquissent les configurations d’une essence qui se dérobe lors même qu’elle se
manifeste. Les variétés de l’expérience romantique dans les remous de l’histoire, dans les replis
de la géographie, dessinent un romantisme jamais réalisé dans la réalité, mais dont les
témoignages laissent pressentir la plénitude.79
Le discours est récurrent qui reconnaît au romantisme ses éléments constitutifs
regroupés autour des notions de sensibilité, de sentiment de la nature, de nostalgie, de
mélancolie et de mal de vivre. René, point de départ mais aussi symbole de toute la
77 Stéphane Lojkine, op. cit., pp. 157-158.
78 Gustave Flaubert à George Sand, Lettre du mardi 7 novembre 1869, Flaubert Correspondance , Paris,
Gallimard, 1998, p. 558.
79 Georges Gusdorf, Le romantisme I , Paris, Payot et Rivages, 1993, p. 161.
431
philosophie romantique française, donne un signal fort à cette nouvelle façon de sentir et
d’exprimer sa relation à la vie et aux autres.80
Mon chagrin était devenu une occupation qui remplissait tous mes moments : tant mon cœur
est naturellement pétri d’ennui et de misère ! [ce à quoi Amélie répondait de son côté] Le
monde, la solitude, mon absence, ma présence, la nuit, le jour, tout l’alarmait. D’involontaires
soupirs venaient expirer sur ses lèvres ; tantôt elle se traînait à peine ; elle prenait et laissait son
ouvrage, ouvrait un livre sans pouvoir lire, commençait une phrase qu’elle n’achevait pas,
fondait tout à coup en pleurs,…81
René et Amélie souffrent tous deux de ce mal incurable qui ronge leur existence de
façon pernicieuse, mal dont les causes peuvent s’expliquer par cette assertion de Pascale
Auraix-Jonchière : « Or, cet ennui que distillent les choses et les êtres, malgré toutes les
cause
s alléguées, est en fait l’expression d’une angoisse indéfinissable, naissant d’un rapport
ambigu de l’écrivain à lui-même 82», et nous ajouterons ou du personnage à lui-même. Ce
rapport ambigu, dans le cas de René et/ou d’Amélie, serait l’aspiration à l’inceste. De fait, mal
de siècle ou vague des passions vont de pair avec un certain culte de l’amour, comme si la
passion sentimentale était l’aliment restaurateur dans ce contexte de désœuvrement et de
délitement. C’est à ce malaise qui se répand comme un écho que La Confession d’un enfant
du siècle donne un prolongement avec le trouble existentiel de toute cette « jeunesse
soucieuse 83», dont Gérard Gengembre dit qu’elle « avait dans la tête tout un monde, et qui ne
voy
ait que le vide autour d’elle 84». Ces premiers moments du romantisme ouvrent, comme
nous le signalions, la voie à une effusion abondante de sentiments faite d’ « émotions douces,
de penchants, de rapports affectifs entretenus avec […] les êtres aimés, l’humanité, les
souvenirs des êtres chers disparus, de pitié, d’attirance pour la beauté des paysages. »85. Les
héros ont comme une attirance naturelle pour la nature au sein de laquelle ils se recueillent à
volonté :
80 On peut lire dans Le Grand Robert de 1833 : « – loc. le mal du siècle, le mal de René, ennui, mélancolie
profonde, dégoût de vivre dont la jeunesse avait trouvé la peinture dans René de Chateaubriand » .
81 Chateaubriand, op. cit., pp. 182- 183.
82 Pascale Auraix-Jonchière , « les voix croisées de la mélancolie chez B. d’Aurevilly », in Difficultés d’être et
mal du siècle dans les Correspondances et Journaux intimes de la première moitié du XIXe siècle, S. Bernard-
Griffiths, C. Croisille (éd.), Cahiers d’Etudes sur les correspondances du XIXe siècle, Paris, Nizet, 1998, p. 294.
83 « Alors il s’assit sur un monde une jeunesse soucieuse. », Musset, op. cit., p. 28.
84 Gérard Gengembre, Le Romantisme , Paris, Ellipses, 2008, p. 25
85 Ibid., p. 13.
432
nous (Amélie et René) aimions à gravir les coteaux ensemble, à voguer sur le lac, à parcourir
les bois à la chute des feuilles : promenades dont le souvenir remplit encore mon âme de
délices. […] Tantôt nous marchions en silence, prêtant l’oreille au sourd mugissement de
l’automne, ou au bruit des feuilles séchées, que nous traînions tristement sous nos pas ; tantôt,
dans nos jeux innocents, nous poursuivions l’hirondelle dans la prairie, l’arc- en-ciel sur les
collines pluvieuses ; quelquefois aussi nous murmurions des vers que nous inspirait le
spectacle de la nature .86
Espace de recueillement, de jeux mais aussi d’inspiration, la nature permet de
s’arracher à la médiocrité du quotidien, à l’étouffement des autres pour se retrouver dans
l’intimité de ceux qu’on aime et avec qui l’on souhaite vivre. Cette évocation pittoresque de
l’environnement au sein duquel toutes les commodités de l’évasion sont réunies – « coteaux »,
« la
c », « bois », « prairi es », « collines pluvieuses » – favorise l’élargissement, le repos et la
félicité. Les amants vont bien au-delà de simples jeux, ils se font poètes sous l’inspiration que
leur procure cet environnement de rêve : « ils se murmurent des vers » ; c’est un
encha
ntement inédit, une source de bien-être exquis dans le sein de laquelle ils peuvent bien
s’exclamer à l’instar de Rousseau : « que c’est un fatal présent du ciel qu’une âme
sensibl
e ! 87». Ces âmes sensibles, ouvertes au vague des aspirations, sont enveloppées
d’ardeurs inextinguibles : René s’englue dans une incurable aspiration passionnelle
incestueuse
pour sa sœur, Octave, en véritable « desdichado 88», plonge dans les fanges de
l’humeur noire et de la déréliction. Aimant Brigitte, après les dures pérégrinations qui ont
suivi la trahison de sa première maîtresse et la conversion manquée au libertinage, il lui
proclame dans le sein de la nature, plus qu’une déclaration d’amour, une profession de foi
digne d’une repentance au seuil de la mort :
Bien
tôt, nous arrivâmes sur le penchant de la montagne, et il fallut aller au pas. Je vins alors
me mettre à côté d’elle ; mais nous baissions tous deux la tête ; il était temps, je lui pris la
main.
– Brigitte, lui dis-je, vous ai-je fatiguée de mes plaintes ? Depuis que je suis revenu, que je
vous vois tous les jours, et que tous les soirs, en rentrant, je me demande quand il faudra
mourir, vous ai- je importunée ? Depuis deux mois que je perds le repos, la force et l’espérance,
vous ai-je dit un mot de ce fatal amour qui me tue, ne le savez-vous pas ? […] Ne voyez-vous
86 Chateaubriand, op. cit., pp. 169-170.
87 Ibid., p. 14.
88 « El desdichado », le déshérité, en espagnol, est le titre d’un poème de Gérard de Nerval dans son recueil de
poèmes Les Chimères dans lequel il pleure sa muse disparue, « son étoile morte ».
433
pas que je souffre et que mes nuits se passent à pleurer ? N’avez-vous pas rencontré quelque
part dans ces forêts sinistres, un malheureux assis, les deux mains sur le front ? N’avez-vous
jamais trouvé de larmes sur ces bruyères ? Regardez-moi, regardez ces montagnes ; vous
souvenez que je vous aime ? Ils le savent, eux, ces témoins ; ces rochers, ces déserts le
savent.89
La nature, amante, est tout aussi témoin du supplice de l’amant qui ne peut plus, ni
supporter l’indifférence de l’amante, ni opter pour la solution ultime de se donner la mort . Le
héros oscille entre ces deux extrêmes, traversé par une valse de secousses et de tourments. Ces
états d’â
me successifs s’installent à mesure que dure la souffrance du poète qu’il veut
parallèle à son discours, évoluant ainsi dans une forme graduelle pour atteindre le pic du
désespoir.
En effet, la gradation ascendante débouche sur l’idée de mort qui enveloppe de son
ombre tout ce discours, et qui est véhiculée par des expressions fortes comme : « mourir »,
« f
atal amour », « tue », une métaphore filée qui insiste sur l’incapacité du héros à résister
davantage à ce sort fatal occasionné par le refus continu de l’amante de donner une suite
favorable à son amour. Ce discours d’un lyrisme débordant – le pronom « je » est employé
douz
e fois, tandis que ses variantes, « me, moi, mes », « nous », sont employés six fois – est
const
ruit autour d’une valeur conative forte que lui donnent, d’une part, les fréquentes
occ
urrences du pronom « tu » et de ses variantes – employés douze fois également ; d’autre
part, pa
r le jeu de la fausse interrogation qui n’est en vérité qu’une demande d’approbation
dont l’objectif est de renforcer l’argumentaire. Le pronom référentiel, « elle » ou « lui » qui se
confond plus tard, par le biais de la conversation, avec le « tu », met en place le couple de la
déixis indispensable à l’art de la conversation et qui vient renforcer la valeur conative du
discours, et dont l’objectif est de faire porter l’exclusive responsabilité du drame du héros à
son interlocutrice. Ce lyrisme larmoyant, de type presque conventionnel en amour, sensible
par ailleurs dans le recours à une ponctuation exagérée par laquelle Octave essaie de
transmettre, à chaque reprise, outre la profondeur de son affection – affection dont les
éléme
nts de la nature sont devenus complices malgré eux –, la nécessité pour lui d’avoir gain
de
cause, s’identifie comme un topos romantique90 convoyé dans la quasi-totalité des scènes
89 Honoré de Balzac , op. cit., p. 178.
90 Tous les héros ont, chaque fois, tenu pour responsable de leur infortune, l’objet de leur amour en lui déclamant
ces professions de foi d’un lyrisme surabondant où, larmes, déchirements, cris de détresse et autres clichés
romantiques – Julien faisant recours à La Nouvelle Héloïse – sont à l’œuvre.
434
de la passion amoureuse du corpus. Frédéric Moreau pleure aux pieds de Mme Arnoux pour
qui il prétend réserver son existence entière :
Et il s
e laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s’affaissant sous un poids intérieur trop lourd.
– « Levez-vous ! » dit-elle, « je le veux ! » Et elle lui déclara impérieusement que, s’il n’obéissait pas, il
ne la reverrait jamais.
– « Ah ! je vous en défie bien ! » reprit Frédéric. « Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde ? Les autres
s’évertuent pour la richesse, la célébrité, le pouvoir ! Moi, je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupation exclusive,
toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que
sans l’air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l’aspiration de mon âme monter vers la vôtre et qu’elles doivent
se confondre, et que j’en meurs » ?91
Ce tableau de la rencontre entre les deux amants se caractérise également par les
mêmes profusions lyriques faites d’épanchement du moi, d’une supplication, à la limite,
délirante de l’amante, tout en inscrivant dans le projet amoureux, le but, voire la raison d’une
vie. Frédéric aime profondément Mme Arnoux qui le fascine par le charme, dès leur première
rencontre92 au début de l’intrigue. Nous sommes au chapitre VI, le dernier de la deuxième
partie, et Frédéric n’a toujours pas pu concrétiser cet amour qui couve depuis et qui lui enlève
toute énergie. Cet ultime assaut est donc celui dans lequel il investit toutes formes de
stratégies en vue de conquérir son amante. Il s’y engage d’abord par la position physique :
«
se laissa tomber », qui incline aux injonctions d’un état d’âme profondément affecté que le
narrateur assimile, par le biais de la métaphore, à « un poids intérieur » que connote, de façon
superlative, l’adverbe de degré « trop », marquant l’exagération. De plus, le discours qui
accompagne cette posture est bâti sur un mode de persuasion que Frédéric croit pouvoir
recouvrir, tout aussi bien de tendresse, de défi que de détresse ; une somme d’arguments
capa
bles de jouer sur la sensibilité de l’interlocutrice. Au demeurant, le héros tend à faire
comprendre par une gradation ascendante bien menée qu’il a renoncé au monde, à la vie pour
faire de son amante l’exclusivité de ses projets de vie. Une telle adoration se profile dans des
expressions comme « occupation exclusive », « aspiration de mon âme ». Frédéric donne à ce
chant
lyrique de la déclaration, mieux de la déclamation amoureuse, une dimension
dramatique exacerbée. Il y met tout le potentiel argumentatif capable de faire céder n’importe
laquelle des résistances et Mme Arnoux sentant le danger de la capitulation venir, devant une
91 Flaubert, op. cit., pp. 337-338.
92 « L’univers venait tout à coup de s’élargir. Elle était le point lumineux où l’ensemble des choses
convergeait », Flaubert, op. cit., p. 55.
435
telle charge émotive, décide de l’éloigner ; toute chose dont le romancier se rend complice, en
cré
ant l’intrusion dans la salle, à ce moment précis, des enfants de la femme. N’est-ce pas là
une des formes apologétiques du roman romantique !
Se
disposer à faire la cour à une amante, à sacrifier sa vie pour elle, y réussir ou
essuyer le plus terrible des échecs, fait partie des expériences indispensables au parcours du
héros du roman de formation qui, au-delà de cette issue liée au commerce sentimental, se
forge dans la perspective de sa quête. Julien Sorel, dans ses confrontations avec Mme de
Rênal et Mathilde de la Mole éprouve son caractère, sa capacité de résistance et de défi à ses
propres limites d’homme, et sort de ces expériences victorieux et aguerri. Lucien de
Rubempré, quoique fortement déterminé, ne peut réaliser l’exploit de conquérir Mme de
Bargeton. Les larmes et autres peines morale, physique et psychologique qui en découlent,
sont les étapes de cette douloureuse voie de l’apprentissage de la vie qui ne suit pas toujours
les inclinations du cœur. Ces moments palpitants du récit, véritables tableaux de la passion
amoureuse, participent de la forte dimension romantique du corpus. Cette dimension
romantique des œuvres se ressent également de la sensibilité de l’âme au paysage, qui est
manifeste dans la description que les romanciers font de ces espaces, richesse vers laquelle
Gérard Gengembre attire notre attention :
Rapp
elons que l’adjectif romantique désigne d’abord des paysages. Réaction contre la vie
artificielle, pernicieuse et corruptive des villes, célébration des beautés et des charmes de la
nature, goût pour le pittoresque : tout élargit la part accordée aux champs, aux bois, aux eaux,
au ciel. De plus, l’analyse et la peinture des sentiments, des passions, et en particulier de
l’amour s’effectue en intégrant le décor .93
Dans l’exaltante passion que Frédéric voue à Mme Arnoux, il lui arrive d’être
transfiguré par le paysage et le décor ambiants :
Quan
d il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils
voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine
d’un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui
trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il s’arrêtait au Louvre
devant de vieux tableaux ; et son amour l’embrassant jusque dans des siècles disparus, il la
substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux
93 Gérard Gengembre, op. cit., p. 15.
436
derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise,
avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons94.
Totalement halluciné par l’amour qu’il porte à sa muse, Frédéric trouve dans tous les
paysages le reflet des rêves qui la ou les porte dans ce monde féerique où il projette leurs deux
destins. C’est un paysage fait d’exotisme, de voyages d’amour parsemés de moments
délicieux et qui traverse tous les siècles. La muse prend une allure – dans cette rêverie ou
tourbil
lons hallucinatoires – fantasque qui l’élève du simple rang de « personnage des
peint
ures », à celui, plus prestigieux de « Seigneuresse ». Dans l’un ou dans l’autre cas, elle
subjugue le héros, quoiqu’absente, et occupe de façon quasi permanente ses jours. Flaubert
donne ici au paysage ou aux œuvres d’art une dimension miraculeuse et incantatoire qui leur
permet de susciter, voire de déclencher la rêverie dont il rend son héros presque esclave.
Ainsi, ce qui donne un intérêt romantique au paysage, c’est, au-delà de sa beauté physique,
l’influence et la fascination qu’il exerce sur le héros d’apprentissage et qui survient toujours
comme source d’une nouvelle acquisition de connaissance. C’est une préoccupation qui
s’inscrit bien au-delà du seul auteur de L’Education sentimentale :
E
crivains et artistes romantiques ont cherché leur inspiration dans des directions apparemment
opposées : amants de la nature, ils se font volontiers peintres des « villes énormes »
(Baudelaire) ; attachés au réel, cherchant « la vérité, l’âpre vérité » (Stendhal), ils cultivent
aussi les délires du fantastique ; volontiers paysagistes, ils cherchent l’au-delà des choses,
mêlant regard, vision et voyance. Farouchement individualistes, ils rêvent de sociétés
nouvelles.95
Julien Sorel n’échappe guère à cette séduction de la nature:
…Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent
présenter les scènes de montagnes. Il fallait traverser la grande chaîne au nord de Vergy. Le
sentier qu’il suivait, s’élevant peu à peu parmi de grands bois de hêtres, forme des zigzags
infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vallée du Doubs. Bientôt les
regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins élevés qui contiennent le cours du
Doubs vers le midi, s’étendirent jusqu’aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais.
94 Flaubert, op. cit., p. 120.
95 Jacques Bony, op. cit., Avant- propos, p. VI.
437
Quelque insensible que l’âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beauté, il ne pouvait
s’empêcher de s’arrêter de temps à autre pour regarder un spectacle si vaste et si imposant.96
Source d’apprentissage et d’inspiration pour le héros lyrique, la nature permet
également d’actualiser son caractère romantique, par sa magie incantatoire et sa beauté
picturale. Julien a beau exprimer de l’insensibilité dans les expériences de sa vie, cet « exil »
volontaire au sein de la nature l’oblige à en admirer le spectacle et à jouir des bienfaits de cet
environnement qui finit par l’enivrer.
3.1.3. Voies et voix crois ées de l’apprentissage
La fiction romanesque intègre le héros du roman d’apprentissage dans un
enchevêtrement de processus à la limite de l’inextricable. Il est à la poursuite d’un bonheur
physique, d’un idéal de réussite intellectuelle, social (Julien, Lucien), spirituel (René); ou en
quête
d’une jouissance sentimentale (Octave, Frédéric). Quoiqu’en apparence différentes, ces
préoccupations concourent toutes à l’expression d’une quête de réalisation de soi ; chaque
auteur
y allant de son art en exploitant au mieux la spécificité de la Bildung qui, selon Alain
Montandon, confère au héros cette dimension plastique et perfectible à laquelle l’appelle le
destin.97
3.1.3.1. Voies du processus
Les héros qui se lancent dès l’entame de l’intrigue dans le processus de la quête, y
partent avec des profils différents en bien des points ; il existe cependant des caractéristiques
commune
s où il est aisé de les regrouper. Si, à plusieurs reprises, nous sommes revenus sur
leur commune jeunesse, ambition et fougue ou détermination farouche, au départ de
l’initiation, il y a lieu, en seconde analyse, de faire intervenir une dimension sociale
fondamentale des héros qui relève essentiellement de la volonté idéologique des romanciers.
En effet, ceux-ci commencent tous la quête en étant amputés du soutien paternel. Père décédé
en bas-âge (Frédéric, Lucien), père mort au cours du processus (René, Octave), père vivant,
96 Stendhal, op. cit., p. 96.
97 « Quittant le terrain picaresque, le héros du roman d’apprentissage discerne une continuité dans la diversité des
expériences et une progressivité de sa vie grâce à l’introspection, […]. La fonction du personnage concerné est
d’offrir le tableau des transformations diverses auxquelles l’expérience, le hasard et les aventures le
conduisent. », Alain Montandon, Le Roman au XVIIIe siècle en Europe , Paris, PUF, 1999, p. 357.
438
mais nuisant plus qu’il ne contribue à l’éclosion du héros (Julien). Cette amputation
symbolique de la puissance paternelle au héros est doublée du cri douloureux de l’absence de
pouvoir dont les individus sont victimes. La vie de Chateaubriand a été de tout temps une lutte
et une tentative
d’équilibre vis-à-vis du pouvoir incarné par l’Empereur et les rois, tracasseries
et instabilité qu’il communique à René : « tout m’échappait à la fois, l’amitié, le monde, la
retra
ite. J’avais essayé de tout, et tout m’avait été fatal. Repoussé par la société, abandonné
d’Amélie, quand la solitude vint à me manquer, que me restait- il ? ».98 Octave, qui confesse
un manque véritable de communication et de relation avec son père biologique, fait un sombre
bilan du siècle dès le début de l’œuvre avant de définir sa génération comme celle des
damnés, des personnes écartelées par la nostalgie rivée sur un passé à jamais révolu et les
attentes d’un hypothétique avenir – signe de la défaillance de l’autorité. C’est une
ac
centuation des malaises qui se renvoient en écho la détresse d’un peuple métaphoriquement
privé de support et qui est appelé à voguer à vau-l’eau. Dans cet environnement « sans lois »,
le héros de jeunesse ne représente rien moins qu’un électron jeté dans la marre des suppliciés,
cherchant un atome auquel s’agripper. L’orphelin part avec ce handicap social auquel
s’ajoutent le déséquilibre et les incertitudes liés à son origine roturière. Dieu ou ses
représentants, avec René ; ou la compagne et les amis, dans le cas d’Octave, tous tuteurs et
relations occasionnelles, ne peuvent même pas représenter des solutions de substitution.
L’inefficacité de ces soutiens sociaux – pis-aller s’il en est – est démontrée dans la tentative
non abouti
e des diverses interventions en vue de sortir Julien de prison. Ainsi donc, les héros
du roman d’apprentissage se lancent seuls dans les voies nébuleuses de l’apprentissage par
des chemins de traverse, aboutissant à des perspectives inversées ou opposées. Ces voies
parallèles ou sécantes mènent presque toutes dans les fanges d’une solitude où
malheureusement, au contraire de la vocation traditionnelle ou reconnue du roman
d’apprentissage d’impulser une forte méditation et de tirer profit des expériences99, le héros
s’enlise en se murant dans une logique personnelle qui finit par le perdre.
Frédéric Moreau, comme poursuivi par cet instinct d’aveuglement, s’abrite toujours
derrière cette fausse impression réparatrice qu’il se donne de « valoir mieux que les autres »,
chaque fois qu’il sort d’une expérience désastreuse. Dans le simulacre d’amitié qui le lie à
98 Chateaubriand, op. cit., p. 181.
99 « La Bilbung, qui est une des séries des figures historiques comme la paidéia, l’educatio, est un concept
fondamental pour le siècle de l’expérience et de la raison. Mais la Bildung est plus que la simple culture, c’est
« une disposition d’esprit qui affecte la sensation et le caractère à partir de la connaissance et du sentiment de la
totalité des aspirations spirituelles et morales. », Wilhelm von Humboldt, Cité par H. G. Gaganer in Methode und
Wahrheit, Tübingen, 1960, p. 8. Repris par Alain Montandon, op. cit., p. 358.
439
Deslauriers depuis le collège, il dispose d’une autonomie de réflexion et d’action qui échappe
à l’influence de tous, sa mère y comprise. Héros solitaire, jouissant de la relative suffisance
que lui donne un certain confort de vie que lui procure sa fortune, il est à la fois auteur et
proie d’un amour vécu comme projet personnel, unilatéral et exclusif auquel il voue toute son
existence et où s’arrête malheureusement sa quête.
René n’est pas moins seul, lui qui est orphelin dès le bas-âge et dont la séparation
d’avec la sœur constitue les premières difficultés qu’il n’a jamais pu surmonter. Il y a dans
son cas comme l’oblitération de toutes les souches d’où peut lui provenir le moindre soutien.
Douleurs et amertume fusionnent dans ce destin symbolique de la rupture et de l’élégie pour
créer le « déshérité du siècle », comme Jean-Claude Berchet le résume à merveille dans ce
passag
e :
Inca
pable de découvrir de nouvelles racines, ou de retremper dans une nouvelle sève, le
personnage de René se borne à murmurer la plainte des exilés de Babylone. […]. Plus tard,
le « jeune homme pauvre » du romantisme se réclamera de ce déshérité pour reprendre à son
compte, contre la « meilleure des républiques », le chant des aristocraties défuntes.100
Ce n’est guère pour rien que de nombreuses générations postérieures trouveront en
René leur pendant. En effet, Chateaubriand fait de René un cas d’école. Tous ceux qui
pleurent le personnage ou qui s’en réclament, ont compris la communauté de destin et donc de
parcours social qui leur est potentiellement réservé dans la quête de soi au sein de cette phase
castratrice de l’histoire – à partir de ce cri assimilé à la « plainte des exilés de Babylone »,
c'est-à-dire, des proscrits sur le chemin du bonheur.
Octave, troisième personnage de cette série des « amputés », revendique également
une soli
tude, à la limite, plus radicale que celle des deux autres. Nous l’annoncions déjà, dans
son penchant exclusif de l’amour comme activité matricielle d’existence. Décidé à construire
une vie parallèle à celle des autres, Desgenais et Brigitte ne peuvent trouver les remèdes
appropriés à sa détresse et aux soupirs de son âme. Instable et fragile, porté par des aspirations
et des désirs violents qu’il a du mal à contrôler, son apprentissage porte la marque de la
réflexivité. En effet, dans le cas d’Octave, il y a l’évidence des souffrances – séquelles ou
vives –
et du poids causés par la tumultueuse et ravageuse aventure sentimentale entre Musset
et George Sand qui, se ressentent fortement sur les expériences et autres partis pris dont le
100Jean-Claude Berchet, Introduction à Atala, René, Les Aventures du dernier Abencérage , op. cit., p. 42.
440
héros est incapable de se défaire. Il tente de généraliser une expérience inédite afin d’en tirer
le meilleur parti : « l’homme est un apprenti, la douleur est son maître/Et nul ne se connaît,
tant qu’il
n’a pas souffert… ».101 Arrive t-il seulement à se connaître et à se défaire de ce fatal
« baptême » auquel il appelle la condition humaine à se plier sans condition ? Le destin
d’Octave aurait certainement changé de cours ! S’il a été un apprenti comme semble le dire
Musse
t lui-même, cet apprentissage a commencé et s’est arrêté avec l’expérience de la
déception amoureuse.
3.1.3.1.1. Présence d’un support institutionnel ou occasionnel
Lucien et Julien se présentent comme les héros de jeunesse qui disposent
d’appuis considérables dès le départ. Si Lucien Chardon est présenté au lecteur comme exilé
dans une misère des plus atroces dans l’antre de l’Houmeau où il se nourrit d’ambitions
dignes de son âge, il est tout de suite projeté sur le théâtre social par la providence. Ayant
obtenu les faveurs de Madame de Bargeton, figure emblématique de l’aristocratie provinciale
– coup du sort, aubaine ou appel du destin ? –, il reçoit comme un coup d’accélérateur dans
ses projets qui l’amènent à Paris, « emmailloté » dans une espèce de cocon maternel où
règnent tendresse, confiance et volonté de promotion. Même si ce soutien connaît une
existence éphémère, il a pour avantage de créer les conditions pour le héros de saisir sa
chance sur le difficile parcours de la quête de soi. Lucien n’est d’ailleurs jamais seul dans
cette aventure où il est entouré par le Cénacle, groupe poursuivant le même but de réalisation
intellectuelle au prix d’une rigueur morale et méthodique. A Paris, il connaît également une
aventure sentimentale doublée d’un « relent » compensatoire de l’amour maternel de la part
de Coralie, une actrice belle et convoitée. A côté ou en plus de ces atouts, Lucien collabore
avec les patrons de presse et de l’édition, avant de bénéficier du secours de l’abbé Herrera,
alias Vautrin, alors qu’il tente de mettre fin à ses jours. Rivé sur le dais de la conquête, Lucien
y a toujours été convoyé par de multiples soutiens, depuis le gîte familial jusqu’aux relations
les plus providentielles. Ses atouts personnels – la beauté et l’intelligence – lui permettent de
comble
r nombre de fossés en peu de temps et de se donner les armes de la réussite. Là où
malheureusement le romancier « enlève son soutien » à Lucien, c’est dans la capacité de
101 « L’homme est un apprenti, la douleur est son maître/Et nul ne se connaît, tant qu’il n’a pas souffert/C’est une
dure loi, mais une loi de la nature/Qu’il faut recevoir de la souffrance le baptême… », Musset, « La Nuit
d’Octobre », op. cit. Cité par Daniel Leuwers, Préface de La Confession d’un enfant du siècle , op. cit., p. 20.
441
discernement et les vertus de la patience.102 Dans l’introduction de Philippe Berthier
consacrée à la présente édition de Illusions perdues , ce dernier estime que « le malheur de
Lucien est venu précisément d’avoir été trop aimé, de n’avoir eu qu’à paraître pour susciter
des attachements absolus ».103 Attachements quasi naturels, mise à disposition, don de soi
sont quelques uns des privilèges dont Lucien se sent couverts depuis la tendre enfance et qui
l’enfoncent dans l’illusion d’une existence faite de facilités et de douceurs, et dans laquelle les
autres doivent se mettre dans une position de le servir en réalisant ses moindres fantasmes. Se
sachant cajolé et même adulé, « Lucien commande « en femme qui se sait aimée », usant et
abusant du coquet despotisme auquel autorise la certitude de n’être jamais détrôné ».104 Cet
élan naturel à l’abandon qui crée une indolence fatale, est un frein à la prise de conscience et à
l’exploitation avantageuse des opportunités qui se présentent au héros, à commencer par
Madame de Bargeton :
A l
’égard de Louise, Lucien se trouve en situation d’immense infériorité d’âge, d’expérience
et de position, mais les flatteries dont il est l’objet caressent en lui l’espoir de la combler
(privilège du génie !), et son désir, maintenu dans les bornes de l’enthousiasme verbal, est
empêché de développer ses virtualités dynamiques, il est créateur de phrases et non
d’actions.105
Avec l’expérience de Lucien, s’établit clairement la preuve que l’apprentissage n’a pas
forcément besoin d’un environnement douillet, fait de soins et d’amour à la limite
surabondants. Le héros balzacien est malheureusement conditionné par les effets corrupteurs
de cet encadrement de départ, à une dépendance et à une faiblesse qui le laissent sans
réactions conséquentes et avantageuses, lorsqu’il est confronté au monde aguerri et pernicieux
de l’espace parisien. Le parcours de Lucien démontre les thèses esthétiques d’un parti pris
flagrant du romancier de doter « le candidat » à la conquête de germes de la défaillance, à
partir de
s lois d’un milieu qui le dessaisissent de toute possibilité d’émergence de sa
personnalité. Il est dès lors conditionné à une forme véreuse de dépendance qui l’aliène, un
peu plus, chaque fois qu’il essaie d’avancer dans la conquête et donc dans le processus qui est
102 Pressé de jouir des retombées d’une gloire dont les stigmates n’existent qu’à l’état latent, Lucien défie toutes
les clauses de la réussite que sont l’abnégation au travail et la culture de la rigueur. Peu ou prou habile à protéger
ses intérêts dans les arrangements sociaux et en affaires, il est d’une faiblesse de caractère proverbiale qui fait de
lui l’homme de l’instant.
103 Philippe Berthier, op. cit., p. 36.
104 Ibid., p. 37.
105 Ibid., p. 37.
442
censé le conduire au terme de la quête. Au regard des thèses d’Alain Montandon, le héros
d’apprentissage n’est pas doté de moyens suffisants pour accomplir le cycle initiatique dans sa
totalité.106
En définitive, lorsqu’apparaît « le providentiel » l’Abbé Herrera dans la vie de Lucien,
ce
lui-ci symbolise la philosophie de la rigueur et du vice comme moyens d’action, un
témoignage vivant d’énergie dans la société. L’associer à Lucien à ce moment crucial de la
quête qu’on croyait finie, c’est lui coupler cette essence de la virilité qui s’abreuve de
pragmatisme – fait de combinaisons dans lesquelles le sentiment qui caractérisait jusque-là,
pensée, faits et gestes chez Lucien disparaissent –, afin de lui donner le profil idéal à cette
aventure. Le faisant, il prolonge les utiles conseils de Lousteau que Lucien n’a pu apprécier à
leur juste valeur à l’époque où ce dernier les lui a prodigués sur le théâtre parisien. Ce
compagnonnage inespéré pour Lucien est la preuve que son parcours est, à l’évidence,
consubstantiel aux bons soins d’un tuteur. Le tuteur ici, ne fait que reprendre les certitudes de
Balzac qui sont sans appel dès le départ, et posé comme postulat de base : « …Cette
«
dépravation particulière aux diplomates » qui professent que, « quelque honteux qu’ils
soient », tous les procédés sont légitimes pourvu qu’ils réussissent ».107 C’est cette conception
érigée en règle d’or chez Vautrin, homme revenu de toutes les expériences de la grande pègre,
que Philippe Berthier appelle « la théorie du scrupule », e t qu’il énonce ainsi :
Lo
rsque la détergente démonstration du faux prêtre exhorte le catéchumène à considérer le
monde tel qu’il est, c'est-à-dire à constater la mort de la morale, à prendre acte des règles de la
bouillotte sociale, et donc à ne respecter que la forme tout en ne voyant dans les hommes que
des instruments, il tient là un discours que Lucien a déjà entendu dans la bouche de Lousteau ;
si l’on veut être un « aventurier intellectuel », il faut en vouloir crânement les moyens,
mépriser les alarmes de la conscience, […], et utiliser les autres comme des outils pour arriver
au succès, justification suprême et valeur absolue. »108
Personne mieux que Lucien ne pouvait recevoir ce baptême des préceptes qui
« préfigurent » le succès ; et qui plus est, cela prend la double configuration symbolique de la
présence dans un cours d’eau : synonyme de lavage et de dépouillement des illusions passées,
au
bénéfice d’une vie et de visions nouvelles de l’existence. Lucien meurt à une vie passée,
106 Caractérisé par une forte capacité de discernement, le héros d’apprentissage développe un rapport dynamique
avec les conditions, l’objet, la société et tous les éléments qui participent du processus de sa quête, soutient en
substance Alain Montandon.
107 Philippe Berthier, op. cit., p. 38.
108Philippe Berthier, op. cit., p. 38.
443
celle d’une tendresse inutilement inopérante, et est exhorté à une nouvelle naissance faite de
charisme et d’objectivité à la limite de la cruauté, qui se nourrit de la dynamique du projet
pour l’individu de se réaliser. Le « catéchumène » reçoit ainsi le baptême au moment où il est
fait disciple, embarque avec son nouvel apôtre et enfourche directement sa philosophie qui lui
est présentée comme la seule planche de salut dans un monde où il vient de frôler la
catastrophe de perdre sa place. Ce pacte, qualifié par de nombreux critiques comme celui
passé avec le diable, est synonyme de résurrection et d’espoir pour Lucien de tenter une
seconde fois sa chance de réussir :
Herrer
a ramène Lucien à Paris, la cité terrestre dont il ne s’agit plus de conquérir l’estime,
mais d’exploiter le désordre. Les deux hommes signent un pacte aux termes duquel ils
s’assujettissent chacun aux désirs les plus bas de leur partenaire : la sensualité dans le cas de
Herrera, la soif de parvenir dans celui de Lucien.109
Présenté dans la périphérie du cocon et de l’amour familiaux, Julien Sorel, privé des
faveurs d’un père autoritaire et sévère, est récupéré dès l’entame de l’intrigue par des tuteurs
sociaux. La première étape de ce long parcours débute chez le couple de Rênal qui le reçoit et
lui donne une certaine âme de la perfection. Vivement attiré par Madame de Rênal, il
rencontre les premiers challenges de l’adolescent dans la conquête amoureuse qui poussent à
l’affinement, au raffinement en toutes choses. Ce bref séjour d’apprentissage actualise de
façon rapide et même précoce les talents de l’apprenti qui, exilé au sein de l’aristocratie locale
de province à Verrières, est présenté comme un individu prétendument supérieur.
Ce j
eune homme fait honneur au département, s’écriaient tous les convives fort égayés. Ils
allèrent jusqu’à parler d’une pension votée sur les fonds communaux, pour le mettre à même
de continuer ses études à Paris. […] ; Julien fut à la mode; on lui pardonnait son habit de
garde d’honneur, ou plutôt, cette imprudence était la véritable cause de ses succès. Bientôt, il
ne fut plus question dans Verrières que de voir qui l’emporterait dans la lutte pour obtenir le
savant jeune homme, de M. de Rênal ou du directeur de dépôt.110
Julien Sorel est doté de capacités supérieures qui le conditionnent à une existence des
triomphes. Déjà à Verrières, à ses débuts comme ici, il se distingue par une remarquable
maîtrise du champ de connaissance qui est le sien : le latin. Naturellement doué, il ne rechigne
109 Thomas Pavel, op. cit., p.251.
110 Stendhal, op. cit., pp. 169-170.
444
guère à une tâche par laquelle il entend tirer tout le profit de sa volonté de triompher d’un
monde qu’il hait pour sa vanité : la société aristocratique. A la différence de Lucien, Julien
n’est
guère subordonné à une crainte de jugement défavorable de la part de l’aristocratie, il se
met toujours dans une situation de défis, de concurrence où son orgueil l’appelle à se hisser au
dessus des représentants de cette classe. Il en vient à les narguer et même à les torturer
quelquefois, comme dans cette confrontation avec le couple de Rênal :
Le s
ourire du plaisir expira sur ses lèvres : il se souvint du rang qu’il occupait dans la société,
et surtout aux yeux d’une noble et riche héritière. […]. Quand donc aurais-je contracté la bonne
habitude de donner de mon âme à ces gens-là juste pour leur argent ? Si je veux être estimé
d’eux et de moi-même, il faut leur montrer que c’est ma pauvreté qui est en commerce avec
leur richesse, mais que mon cœur est à mille lieues de leur insolence, et placé dans une sphère
trop haute pour être atteint par leurs petites marques de dédain ou de faveur.111
Cependant, il devient paradoxalement la fierté de ces gens qu’il n’aime pas, mais dont
l’estime, le jugement et le soutien comptent pour sa quête ; et reçoit du soutien, là où il n’en
demande
guère. Stendhal donne à son héros le profil qui manque à Lucien en faisant de lui un
personnage qui, préparé d’avance aux vicissitudes et pièges de son milieu, élabore en toute
occasion, un plan d’attaque qui le met en avance sur ses adversaires potentiels ou déclarés.
C’est ainsi que jeté au milieu de l’environnement hostile du séminaire de Besançon, il
triomphe remarquablement de ses condisciples, des conditions hostiles d’un apprentissage
dominé par l’hypocrisie et le dogme. Avec Julien, les rites initiatiques de départ prennent leur
véritable signification de purifier et mettre le néophyte en condition pour le cycle. Héros doté
d’une grande capacité de réaction, indifférent aux secousses de l’environnement, résolument
rattaché au but et attiré par l’objet de la quête, sa présence au milieu des autres n’est qu’une
occasion pour construire sa stratégie dans son projet d’advenir. Tout milieu est favorable à
son éclosion ; il est un personnage dont la relation dynamique avec l’environnement est
porteuse
de sens pour l’action, pour le génie. Les succès à Paris, dans toutes les activités où il
s’est engagé : secrétariat de M. de la Mole, conquête féminine, confrontations diverses sur le
théâtre
social, n’ont fait que parfaire le profil de cet apprenti aux dents longues dont
l’engagement de départ portait des enseignes virtuels d’une éclosion prometteuse. Les
critiques n’en diront pas mieux :
111 Ibid., p. 94.
445
A l’instar des picaros du siècle précédent, Julien consacre son inépuisable énergie à se créer
une situation, en profitant des mœurs sans les juger. Privé de véritables racines, Julien demeure
toujours à l’affût des occasions favorables et ne s’embarrasse ni d’un ensemble de principes ni
d’un poids moral qui lui soit propres. […]. Le succès lui suffit et tous les moyens sont bons. 112
3.1.3.1.2. Physiognomonie et/ou typologie ?
Le XIXe siècle, siècle d’émergence de la littérature intimiste, favorise l’éclosion de
héros solitaires dont le parcours social respecte cet isolement de principe. Les héros du roman
d’apprentissage traversent l’expérience de laquelle ils entendent réaliser leur quête, en
s’aidant soit d’un support, soit d’une forte psychologie qui permette de les scinder en deux
groupes. Rongés par des attentes insatisfaites, René, Octave et Frédéric donnent à leurs
aventures une coloration purement romantique, en ce qu’elles sont articulées autour du
sentiment amoureux – à partir duquel la quête naît et s’éteint. Ces trois héros sont caractérisés
par
le sentiment diffus et incompressible qu’autorise la projection dans les méandres de
l’infini et le rêve qui débouche sur le fameux mal du siècle, ils donnent libre cours à leurs
certitudes. Le résultat au final donne des parcours de portée profondément individuelle,
puisque relevant d’une ambition étriquée de satisfaction de soi. Pour Octave, l’amour est la
seule activité qui vaille et par laquelle le bonheur doit s’envisager ; certitude qui ne résiste
guè
re à l’épreuve du temps. René s’est arrêté, quant à lui, à la courte vue d’une déception
résultant des freins que les mœurs sociales et religieuses lui ont opposés dans ses amours
interdits de jeunesse pour sa sœur Amélie. Frédéric, le plus ambitieux et certainement le
mieux préparé de ce groupe – muni d’un doctorat, et d’une bonne culture, favorisé par une
aisanc
e financière –, se borne à une singulière pusillanimité née de l’amour pour une femme
mariée
: Madame Arnoux. Il s’y consume à petit feu et finit par éteindre toute ambition de
réali
sation de soi. En définitive, l’amour apparaît pour ces héros comme le commencement et
le terme de leur processus d’apprentissage et provoque un arrêt fatal à leur progression. C’est
une expérience qui leur apporte une certaine malédiction, en tout cas, elle inhibe en eux et la
volonté et l’action. Ils n’ont guère pu s’en démarquer, brisant ainsi l’espoir d’une quête que
l’on était en droit de croire fructueuse au début du parcours.
Pour Lucien et Julien, les perspectives en vont autrement. Ils connaissent, quant à eux,
un décollage et même un certain niveau de réalisation – pour Julien surtout – qui couronnent
112 Thomas Pavel, op. cit., p. 262.
446
des efforts visibles que l’ambition et l’énergie leur permettent de consentir. Résolument portés
sur la recherche d’un ascenseur social ou accélérateur de carrière , ces deux héros sont à
l’affût de la moindre occasion qu’ils désirent transformer aussitôt en opportunité. Fougue de
la jeunesse, détermination, exaltation de l’expérience en cours ou en vue, tout constitue cette
séduction irrésistible que suscite la réussite. Lucien et Julien ont longtemps rêvé de devenir –
Napoléon ou un évêque pour Julien –, Walter Scott, quelque journaliste ou poète de renom –
dans
le cas de Lucien. Cependant, les méthodes, comme on l’a vu, divergent profondément :
Jul
ien est convaincu de pouvoir triompher avec ses forces personnelles à partir de sa capacité
à tirer profit de toutes les situations qu’il est préparé à lire comme découlant d’emblée de
l’adversité. A l’opposé, quoique manifestant un certain amour propre vis-à-vis des situations
et de lui-même, Lucien manque de courage et de discernement ; il s’agrippe
systéma
tiquement au premier venu qui lui offre le gîte – quelquefois même sans le couvert ou
l’inverse
–, et s’attend à ce que de la bonne foi des autres et à partir de leur générosité ou de
leur loyauté, triomphent les palmes des lauriers. Incapable de s’assumer dans la solitude
comme en présence des autres, il chute du fragile piédestal où il s’est à peine hissé dans « la
ca
pitale des ambitions » ou Paris, lorsque Coralie, son unique support, vient à mourir.
Les héros de cette catégorie s’engagent à ambition égale, à détermination sensiblement
similaire, avec des dons certes différents. Ce qui les distingue cependant, c’est la personnalité,
le sens de l’opportunisme et du jugement. Sur ces éléments fondamentaux qui définissent le
caractère, propulsent à l’action et créent une vigilance de tous les instants, Lucien est
littéralement absent. Tandis que la moindre opportunité qui se présente à Julien s’offre à lui
comme une voie de réalisation intermédiaire, un moyen additionnel pour parfaire une quête en
devenir. Le personnage a une claire conscience du parcours au service duquel il développe
une immense activité intellectuelle éreintée par un orgueil de classe incorruptible. Roturier
conscient de son handicap, soucieux d’incarner et de défendre, de quelque façon que ce soit,
la cause de tous les faibles, Julien ne peut souffrir la moindre faiblesse dans cette tentative qui
engage selon lui, son honneur et sa dignité face à tous les représentants de l’aristocratie.
Stendhal, tout pessimiste qu’il est, fait porter à son héros le fardeau de toute une génération.
Si, en effet, au XIXe siècle il existe un individu qui est candidat à l’émancipation et à une
quête de réalisation de soi, il ne saurait s’inscrire en dehors de l’exemple de Julien Sorel.
Muni d’une énergie virile et d’une volonté de fer, Julien brise les amarres et autres
dispositions du code social officieux que représentent les cloisons morales de la haine et de la
séparation virtuelle et physique des classes. Quoique n’ayant pas atteint le but, l’exemple de
447
Julien permet à Stendhal d’initier une voie de conquête possible : les freins et les balises de la
ségré
gation ou de la naissance ne doivent guère constituer une entrave à l’émergence de
forces neuves, de volonté percutante qui apportent avec elles quelque lumière de salut, un
exemple de compétition sociale, un rêve de réalisation possible. L’une des portées
didactiques les plus importantes serait, sans doute, le fait d’utiliser les faiblesses de
l’aristocratie pour la combattre victorieusement ; même si d’aucuns ont cru voir dans Le
Rouge et le Noir l’expression d’un engagement décalé par rapport à l’histoire et au temps.113
Tout bien pesé, les quêtes non entamées ou brisées dans l’œuf qui expriment un parti
pris pessimiste des auteurs que sont Chateaubriand, Musset, Balzac et Flaubert, génèrent
toutes une vision du siècle et des possibilités qu’il offre à l’individu de s’épanouir, d’advenir.
Les obstacles qui le caractérisent : amputations majeures – pères biologique et institutionnel –,
déré
liction caractérisée par une angoisse et une instabilité permanentes de l’individu, se lisent
comme des tares, une somme de handicaps infranchissables dans la conquête de soi et de la
société. En outre, les lois morale, religieuse et sociale sont outrageusement opposées à
l’épanouissement et à l’éclosion des talents ou des personnalités. Que resterait-il à l’individu
dans cette société des contraintes et de la flagellation, si ce n’est d’aimer de cet amour égoïste
et exclusif qui sonne comme le seul moyen véritable de conservation de soi, la seule
possibilité d’être véritablement romantique ?
3.
1.3.2. Voix de l’apprentissage
Le texte littéraire a été assimilé de tout temps à un produit, au résultat fini d’une
création. Et la poétique qui a pour objet l’étude de cette forme épouse le contenu,
solidairement défendu par Roman Jacobson et Gérard Genette, de « ce qui fait d’un message
verbal, une œuvre d’art ».114 Elle privilégie la fonction esthétique du langage assimilée au
degré de littéralité du texte. A côté de l’étude de cette caractéristique principale du discours
littéraire, se dégage une autre non moins importante, la narratologie. Pour Bernard Valette,
113 Le Rouge et le Noir est écrit en 1830 pendant que nous sommes en pleine Restauration, ce qui n’empêche pas
Stendhal de recourir à des figures du passé à l’instar de Napoléon ou de Danton dont Julien veut être, sinon le
sosie, à tout le moins les imitateurs parfaits. Il exalte et idolâtre Napoléon – dont il cache une photo dans une
boîte et dont il transforme Les Mémoires en une bible de chevet -, et revendique, de façon prémonitoire,
l’engagement d’un Danton surnommé « l’athlète de la liber té », et qui trouvera la mort sous l’échafaud.
114 Bernard Valette, Le Roman , Paris, Armand Colin, 2005, p. 85.
448
La narratologie est une sorte de « poétique restreinte », limitée au fait romanesque. Ainsi les
systèmes de focalisation (qui voit ? qui parle ?), la typologie des monologues intérieurs
concernant la narratologie ; la notion de personnage, par contre, pourra en être exclue, dans la
mesure où la production du sens, dans ce cas, ne ressortit pas exclusivement du langage
romanesque. […]. Les classifications de points de vue, des instances narratives, des
représentations du temps apparaissent désormais comme des domaines largement
explorés,…115
Eric Bordas donne un écho à ces questions fondamentales qui fondent une stylistique
de l’énonciation en ces termes :
L’
enjeu d’une étude stylistique d’un roman semble donc désormais passer par l’application des
acquis de la linguistique de l’énonciation à une approche pragmatique des textes, et ce afin d e
proposer une stylistique de l’énonciation romanesque. […]. Le but serait de montrer que
l’unicité de l’énonciation romanesque n’existe pas, qu’il n’existe au sein d’un texte que des
locutions polyphoniques (personnage, narrateur, auteur ou autre) dont la conjonction réalise
l’énoncé romanesque.116
Ces préoccupations amènent à questionner directement le texte auquel l’on applique
les notions de points de vue, de focalisation ou du mode d’énonciation, qui s’énoncent ainsi :
qui voit
? Selon quelles perspectives ? Voit-il dans un rapport immédiat avec la réalité ou
avec
une certaine distanciation ? Julien Sorel invité à la table des aristocrates de Verrières
conduits
par M. Valenod, est introduit dans la salle à manger par la voix narrative qui décrit
l’action et donne dans le même temps, les impressions du protagoniste ainsi qu’il le fait pour
les autres personnages présents dont il connaît le moindre détail de la vie. Puis, par delà ces
fonctions, il porte un jugement sur les actes et les idées de Julien au cours de cette soirée ;
jugement qu’
il impose au lecteur, comme étant souverain.117
Ainsi, les voix sont nombreuses qui s’invitent dans le roman d’apprentissage, et ce,
dans le concert d’un processus non normatif où toutes les occasions renferment presqu’une
115 Ibid., p. 86.
116 Eric Bordas, Balzac, discours et détours. Pour une stylistique de l’énonciation romanesque , Toulouse,
Presses Universitaires du Mirail, 1997, p. 16.
117 « Il (Julien) demanda l’honneur d’être présenté à Mme Valenod ; elle était à sa toilette et ne pouvait recevoir.
[…]. Cette dame, l’une des plus considérables de Verrières, avait une grosse figure d’homme, à laquelle elle
avait mis du rouge pour cette grande cérémonie. Elle déploya tout le pathos maternel. Julien pensait à Mme de
Rênal. […]. Tout y était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait
quelque chose d’ignoble et qui sentait l’argent volé. Jusqu’aux domestiques, tout le monde y avait l’air d’assurer
sa contenance contre le mépris. Le percepteur des contributions, l’homme des impositions indirectes, l’officier
de gendarmerie et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de
quelques libéraux riches », Stendhal, op. cit., p. 166.
449
dose égale d’initiation. Ce sont des voix d’amis, de parents, de condisciples, d’employeurs,
d’amant(es), de sœur, de formateur ; mais aussi et surtout celles d’instances transcendant le
héros
et tous les autres protagonistes, maîtres du jeu narratif qu’elles organisent et orchestrent
selon leur bon vouloir. Investis de conseils, de recommandations, d’enseignements, de
jugements axiologiques ou de simples points de vue, ces voix croisées de l’apprentissage ont
pour résultats de décrire, en même temps qu’elles édifient, le parcours initiatique de
l’impétrant. En outre, on pourrait se demander où serait alors la voix auctoriale ? Serait-elle
celle qui régente l’activité de narration décrite comme acte souverain, voix dominante qui
planifie, organise et distribue, en dernier ressort, la parole aux protagonistes ? Dans le roman
d’apprenti
ssage, comment s’organise cette prise de parole, quelle(s) voix apportent
l’enseignement, la connaissance ou recommande l’expérience et quelles sont les modalités
narratives auxquelles la parcours initiatique se prête ?
3.1.3.2.1. La focalisati
on zéro ou l’absence de focalisation
Consubstantielle à leur esthétique, cette focalisation dispense Flaubert et Stendhal d’
adosser leur récit à une instance narrative identifiable ou matérialisable dans la trame
romanesque. Le narrateur surplombant récit, protagonistes, se muant tour à tour en être
omniscient, en observateur attentif, en donneur de leçons ou encore en analyste lucide et
ironique des mœurs ; il est une contingence supérieure, inaccessible, dont le point de vue ne
peut
être discuté ou remis en cause. Bordas parle dans ce cas de « locution narrative
matriciell
e ».118Vincent Jouve ajoute qu’
on parlera de focalisation zéro lorsque le récit n’est focalisé sur aucun personnage. Il s’ag it
donc d’une absence de focalisation : le narrateur, n’ayant pas à adapter ce qu’il dit au point de
vue de telle ou telle figure, ne pratique aucune restriction de champ et n’a donc pas à
sélectionner l’information qu’il délivre au lecteur. Le seul point de vue qui, en focalisation
zéro, organise le récit est celui du narrateur omniscient.119
L’on parle dans ce cas précis de point de vue de Dieu. Dans cet exemple de
L’Education sentimentale , Flaubert pour qui, toute histoire doit se raconter d’elle-même, sans
qu’elle ne dépende des protagonistes de l’intrigue, fait usage d’une polyphonie qui restitue à
l’instance narrative, toute sa suprématie : Frédéric a fini par obtenir le premier rendez-vous
118 Eric Bordas, op. cit., pp. 19-20.
119 Vincent Jouve, op. cit., p. 33.
450
galant avec Mme Arnoux après de nombreux mois de relations infructueuses. Alors qu’il
l’attend à proximité de l’appartement spécialement aménagé à cet effet, l’un des enfants de
cette dernière est terriblement malade, l’empêchant par voie de conséquence, de se rendre au
rendez-vous. Amertumes, tristesse, énervements, agitations secouent violemment Frédéric
prostré dans une attitude indescriptible, quand Mme Arnoux, au chevet de l’enfant mourant,
se voit « cernée » par l’intrusion dans son intimité, de l’instance narrative omnisciente :
Qu’
était-ce ? Elle s’imagina qu’il avait rendu un bout de ses entrailles. Mais il respirait
largement, régulièrement. Cette apparence de bien-être l’effraya plus que tout le reste ; elle se
tenait comme pétrifiée, les bras pendants, les yeux fixes, quand M. Colot survint. L’enfant,
selon lui, était sauvé. Elle ne comprit pas d’abord, et se fit répéter la phrase. N’était-ce pas une
de ces consolations propres aux médecins ? Le docteur s’en alla d’un air tranquille. Alors, ce
fut pour elle comme si les cordes qui serraient son cœur se fussent dénouées. – « Sauvé ! Est-ce
possible ! ». Tout à coup l’idée de Frédéric lui apparut d’une façon nette et inexorable. C’était
un avertissement de la Providence. Mais le Seigneur, dans sa miséricorde, n’avait pas voulu la
punir tout à fait ! Quelle expiation, plus tard, si elle persévérait dans cet amour ! Sans doute, on
insulterait son fils à cause d’elle ; et Mme Arnoux l’aperçut jeune homme, blessé dans une
rencontre, rapporté sur un brancard, mourant. D’un bond, elle se précipita sur la petite chaise ;
et de toutes ses forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle offrit à Dieu, comme un
holocauste, le sacrifice de sa première passion, de sa seule faiblesse.120
La description des scènes de maladie d’enfant et la psychologie de la femme pendant
ces moments d’intenses émotions et de fébrilité, sont deux moments que les romanciers
mettent très souvent à profit pour faire fonctionner à merveille les outils de la focalisation
zéro. Avant Flaubert, Stendhal y a recours dans Le Rouge et le Noir ,121 tandis que Flaubert
lui-même, les fait intervenir deux fois – avec Rosanette veillant son enfant qu’elle n’a pu
sauve
r, et Mme Arnoux – dans L’Education sentimentale . C’est ici en effet que le narrateur
montre l’étendue de ses capacités. Le don d’ubiquité : il « est » à la fois dans les rues avec
F
rédéric souffrant et maugréant l’absence de son amante, et au domicile des Arnoux où la
maladie de l’enfant nécessite intervention médicale, présence et soins maternels. Au-delà de
la scène dont il maîtrise parfaitement le déroulement, avec des indices d’analepse – la passion
de Mme
Arnoux pour Frédéric – et de prolepse – « Mme Arnoux l’aperçut jeune homme,
120 Flaubert, op. cit., p. 351.
121 « …Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fièvre; tout à coup Mme de Rênal tomba dans des
remords affreux. Pour la première fois, elle se reprocha son amour d’une façon suivie ; […] ; elle y voyait l e
langage de l’enfer. […]. Alors le remords continu ôta à Mme de Rênal jusqu’à la faculté de dormir ; si elle eût
ouvert la bouche, c’eût été pour avouer son crime à Dieu et aux hommes… », Stendhal, op. cit., p. 138.
451
blessé dans une rencontre, rapporté sur un brancard, mourant » –, le narrateur se livre à sa
fonction privilégiée de pénétrer les consciences pour en ressortir le mouvement, la pensée qui
les agitent au moment des faits, et qui fondent par la suite, l’action. On parle alors de discours
indirect libre : « N’était-ce pas une de ces consolations propres aux médecins ? Ou encore,
«
Quelle expiation, plus tard, si elle persévérait dans cet amour ! » Dans ces interventions,
l’instanc
e narrative pénètre et restitue l’état d’âme du personnage sous la forme de discours ;
elle
articule la pensée de la mère par le verbe, en fonction des prérogatives qu’il a de tout
savoir, de tout planifier et de dire ce qu’il estime nécessaire à l’allocutaire ou lecteur. Dans
ces cas précis, Jouve parle, se rapportant aux travaux de Genette, de récits de paroles et de
pensées dans lesquels la notion de distance122 joue un rôle de premier plan. Lorsque le
narrateur dans L’Education sentimentale rapporte les paroles de Mme Arnoux comme ceci :
« S
auvé ! Est-ce possible ! », l’on parle de discours rapporté dans le cas de la taxinomie
jouvienne, dans lequel il est fait recours à « une citation exacte des paroles du personnage
[qui] abolit toute distance ».123Quand le narrateur prend en revanche une légère distance par
rapport aux propos prêtés au protagoniste, dont il rend compte par une espèce de résumé,
comme ici : « N’était-ce pas une de ces consolations propres aux médecins ? », on parle de
discours indi
rect libre.
Dans le récit de pensées, vivement sujet à polémique124, il s’agit toujours de pénétrer
une conscience et d’en extraire la pensée au bénéfice du lecteur : il s’agit ici de psycho-récit
défini c
omme :
La p
résentation par un narrateur omniscient de la vie intérieure d’un personnage. Il sera dit à
dissonance marquée lorsqu’il privilégie la distance (c'est-à-dire lorsque le narrateur se
désolidarise explicitement – par une évaluation subjective – du personnage dont il décrit
l’intériorité) et à consonance marquée lorsqu’il favorise la proximité (c’est-à-dire la
neutralité). »125
122 « Concernant les paroles, le narrateur dispose d’une série de techniques que l’on peut, à la suite de Genette ,
classer sur une échelle allant du maximum de distance au minimum de distance. La distance correspondant, […]
au flou et à l’imprécision, on commencera par présenter les récits de paroles les plus vagues et les plus généraux
pour finir par ceux qui restituent les mots prononcés le plus fidèlement possible », Vincent Jouve, op. cit., p. 30.
123 Ibid., op. cit., p. 31.
124 « Concernant les pensées, il existe un débat assez complexe entre les poéticiens. A D. Cohn qui, dans La
transparence intérieure , défend l’idée que la représentation de la vie psychique est l’objet d’un traitement
spécifique de la part du récit, Genette répond dans Nouveau Discours du réc it : « Le récit ne connaît que des
événe
ments ou des discours (qui sont une espèce particulière d’événements, la seule qui puisse être directement
citée dans un récit verbal). La vie “psychique“ ne peut être pour lui que de l’un ou de l’autre. », Ibid., p. 31.
125 Ibid., p. 31.
452
Dans la situation de Mme Arnoux, nous reconnaissons par ces phrases : « Mais le
Se
igneur, dans sa miséricorde, n’avait pas voulu la punir tout à fait ! Quelle expiation, plus
tard,
si elle persévérait dans cet amour !, une dissonance marquée, possible grâce aux emplois
de la
locution adverbiale de degré tout à fait et du conditionnel persévérait qui donnent une
connotation subjective et donc expriment une certaine réserve de la part du narrateur. Là où
l’on peut en revanche reconnaître un récit de pensée à consonance marquée, c’est ici, dans la
projection de cette scène : « et Mme Arnoux l’aperçut jeune homme, blessé dans une
renc
ontre, rapporté sur un brancard, mourant ». Dans ce discours, le narrateur affiche une
neutralité devant une scène qu’il prête à la pensée de Mme Arnoux par le biais du prolepse et
semble épouser cette hypothèse dont la perception a pour effet d’ébranler la mère.
En outre, le narrateur jouit d’une omnipotence indiscutable qui l’amène à discerner les
moindres aspirations du corps, de l’âme, des divinités et des relations qui existent où se
fondent entre toutes ces instances. Résumant le trouble consécutif à la seule pensée de
consommer l’adultère, le narrateur établit une suite d’événements où se lisent trouble de
l’âme, mouvements physiques désordonnés et retour à la foi chrétienne. Il fait coïncider la
pensée, les gestes et la renonciation à cet amour qui se présente dès lors comme maudit,
porteur de germes mortifères et donc proscrit. Par le jeu de la polyphonie narrative, l’auteur
construit une harmonie dans la cohérence des voix qui se renvoient en échos, pensées, paroles,
actions, projections et/ou hypothèses, à l’intérieur de l’intrigue romanesque où transcende en
chef d’orchestre une « locution narrative matricielle » – taxinomie de Bordas.
En outre, ces occasions – d’attentes non satisfaites et de maladies d’enfants –
repré
sentent une source inépuisable d’enseignements par la capacité qu’elles ont d’offrir au
héros une nouvelle expérience profondément introspective. Frédéric franchit une nouvelle
étape dans sa conception de la femme et sa relation avec Mme Arnoux en prend un coup.
C’est en effet, à partir de cette malheureuse expérience qu’il décide de courtiser Rosanette ;
comm
e pour réparer une injustice dont il est victime en amour. Par elles, le protagoniste
accède à un autre niveau de son processus : lorsqu’ils finissent par perdre leur enfant, Frédéric
est pris
de remords pour la première fois et se culpabilise face à son indifférence et à sa
méchanceté vis-à-vis de Rosanette. Dans Le Rouge et le Noir , cette scène est décrite de façon
épouvantable. Elle finit par réunir le couple de Rênal et Julien au chevet de l’enfant mourant,
et surtout par déboucher sur l’auto-dénonciation implicite de Mme de Rênal de sa relation
d’adultère avec Julien. Julien, en même temps qu’il est effrayé par les dispositions singulières
où mettent ces situations de maladie, est sérieusement enseigné par l’expérience.
453
Pour Eric Bordas, « le psycho-récit est donc une saisie de l’e xtérieur, prétendument
objective et distanciée, des pensées d’un personnage transparent dont l’énonciation est
assumée par la locution narrative »126 et qui doit se lire comme la superposition de deux
discours, l’un commentant l’autre.127 Il est reconnu au récit balzacien une énorme propension
à recourir à ce procédé par lequel il entend « concilier la crédibilité psychologique de
l’énonciation de l’un et l’omniscience énonciatrice de l’autre »128. Econduit par Mme de
Bargeton sur les vives recommandations de sa cousine Mme d’Espard, Lucien arrive aux
Tuileries impromptu, où il rencontre, à sa grande surprise, les deux cousines, supposées
souffrantes, se faisant aduler dans leurs plus beaux atours dans une promenade au bois avec le
Paris aristocratique :
…Il f
ut facile à Lucien de voir, au geste des deux fats, qu’ils complimentaient Mme de
Bargeton sur sa métamorphose. Mme d’Espard pétillait de grâce et de santé : ainsi son
indisposition était un prétexte pour ne pas recevoir Lucien, puisqu’elle ne remettait pas son
dîner à un autre jour. […]. La réprobation de l’aristocratie parisienne n’était pas comme celle
des souverains d’Angoulême : en s’efforçant de blesser Lucien, les hobereaux admettaient son
pouvoir et le tenaient pour un homme ; tandis que, pour Mme d’Espard, il n’existait même pas.
C’était un arrêt, un déni de justice. […]. La rage, le désir de la vengeance s’emparèrent de cet
homme dédaigné : s’il avait tenu Mme de Bargeton, il l’aurait égorgée ; […]. « Mon Dieu ! de
l’or à tout prix ! se disait Lucien, l’or est la seule puissance devant laquelle ce monde
s’agenouille. Non ! lui cria sa conscience, mais la gloire, et la gloire c’est le travail ! c’est le
mot de David. Mon Dieu ! pourquoi suis-je ici ? mais je triompherai ! je passerai dans cette
avenue en calèche à chasseur ! j’aurai des marquises d’Espard !129
Ce passage expose le trouble psychologique de Lucien, né des affres que lui font subir
Mmes de Bargeton et d’Espard à Paris. Le protagoniste est au début de sa quête dans la
capitale de tous les rêves dont il découvre à peine les habitudes et autres ruses, et dont l’effet
immédiat est de susciter les réactions les plus diversement inattendues. Aussi, par le procédé
du psycho-récit, le narrateur procède-t-il à une « évacuation » des analyses, représentations et
projets qui se bousculent dans la tête du héros infortuné. Dans la présentation de la situation et
des faits qui engendrent la crise de conscience de départ, se trouvent le mépris et la
126Eric Bordas, op. cit., p. 109.
127 « Ce procédé est en effet agencé de façon à suggérer une énonciation psychologiquement naturelle et
vraisemblable, le narrateur feignant de laisser la parole à son personnage quand c’est sa propre voix qui conduit
le récit. Il s’agit de superposer deux discours dont l’un est le commentaire de l’autre… », ibid., p. 108.
128 Ibid., p. 108.
129 Balzac, op. cit., pp. 212-213.
454
supercherie des deux femmes endimanchées auxquels s’ajoutent l’air narquois « des
hobere
aux » – prolongement psychologique de l’univers aristocratique incarné par les deux
cousines. L’intérêt narratologique du passage est justement contenu dans ce jeu d’analyse –
où s’entremêlent pensées et gestes des différents protagonistes – auquel se livre le narrateur.
La chronologie et la cohérence de la scène: on passe d’une reconnaissance tacite par la
saluta
tion, à une ignorance parfaite, « … les hobereaux admettaient son pouvoir et le tenaient
pour un homme ; tandis que, pour Mme d’Espard, il n’existait même pas ». Ce qui provoque
chez le héros une réaction tout aussi nette. Lucien est gagné par un désir féroce de vengeance
qui le ronge mais dont la raison se trouve dans la conscience de l’état de pauvreté du
personnage, et qui l’appelle à l’action. Cet enchaînement exprime une caractéristique
reconnue à l’écriture balzacienne que Gérard Genette décrit comme :
u
n récit qui cherche à se donner la transparence qui lui manque en multipliant les explications,
en suppléant à tout propos les maximes, ignorées du public, capables de rendre compte de la
conduite des personnages et de l’enchaînement de ses intrigues, bref en inventant ses propres
poncifs et en stimulant de toutes pièces et pour les besoins de sa cause un vraisemblable
artificiel qui serait la théorie – cette fois-ci, et par force, explicite et déclarée – de sa propre
pratique.130
Les voix s’appellent et se répondent ainsi dans la cohérence dans leur émission , claire
ou
voilée par le jeu de la combinatoire narrative que crée l’instance de la « narration
matricielle ». Lucien ne peut apprivoiser plus longtemps en lui l’idée de l’immédiateté d’un
anoblissement matériel et même financier, pouvant corriger l’affront et le rabaissement où le
poussent sa situation et le monde aristocratique. On est à cet instant précis à un niveau
important du processus d’apprentissage du héros de jeunesse. En effet, Lucien a longtemps
cru en la possibilité d’un tiers – en l’occurrence Mme de Bargeton, d’assurer sa réussite
sociale telle qu’elle le lui a par ailleurs promis – et réalise par cette expérience grandeur-
nature,
qu’il s’est construit des châteaux en Espagne, lesquels viennent de s’écrouler à
l’instant. Pis, il s’ensuit une indifférence mêlée d’insolence, à la limite proverbiales, du
monde des riches symbolisé par les deux cousines et leurs acolytes qui justifient que le héros
crie à l’argent, interpellent les dieux de la richesse, de toutes ses forces. C’est un grand
moment de saisissement, de perturbations psychologiques qui structurent la remise de cause
130 Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », in Figures II , Paris, Editions du Seuil, « Points », 1979.
Cité par Eric Bordas, op. cit., p. 230.
455
en de toutes les certitudes que Julien se faisait par le passé ; en témoignent ces émotions et
interr
ogation : « Mon Dieu ! de l’or à tout prix ! », ou encore « pourquoi suis-je ici ? ».
La voix
qui répond à ce trouble du protagoniste resurgit comme un adjuvant
psychologique dont l’objectif est de justifier la poursuite de la quête, d’assurer au héros la
pertinence de sa présence à Paris et de son engagement en vue d’advenir. Elle est, entre
autres, la voix de l’ambition, celle des parents qui placent en Lucien tout leur espoir, ainsi que
celle de l’orgueil du roturier rappelé à ses conditions et place naturelles. Elle sonne la juste
réparation des torts qui lui sont causés : « mais je triompherai ! je passerai dans cette avenue
en c
alèche à chasseur ! j’aurai des marquises d’Espard ! ». Comme on le voit, ce récit qui
donne
l’impression de superposer des réalités contradictoires – comportements, discours,
réac
tions – n’est en réalité qu’un jeu d’habileté de construction possible grâce à l’esthétique
balz
acienne dont Eric Bordas dit qu’elle divise « l’énonciation du récit à la manière des
discours
rapportés, mais toujours sous la protection de la locution narrative matricielle qui les
unifie en les finalisant » ;131 et de là, vient l’idée de « lire le récit balzacien comme un
proce
ssus d’envahissement du discours narratif par les discours du narrateur ».132
3.1.3.2.2. De la focalisation interne
Avec René et La Confession d’un enfant du siècle , nous avons affaire à d’autres types
de narration. Ici en effet, les protagonistes racontent eux-mêmes leurs aventures personnelles
qu’il livre au lecteur dans le prisme de leur regard. Il s’agit de récit autodiégétique en ce sens
que l’individu raconte sa propre histoire. Dans un cas, celui de René, il y a une voix
surplombant qui présente la scène, le protagoniste et les circonstances qui l’amènent à
raconter son histoire ; ainsi que les réactions qu’appellent cette aventure. On parle alors de
focalisation interne à foyer variable.133 Avec La Confession d’un enfant du siècle , il y a
coïncidence entre le narrateur et le personnage principal ou héros que représente Octave. Il est
alors question de focalisation interne de type actoriel. Dans ce dernier cas, nous avons affaire
131 Eric Bordas, op. cit., p. 231.
132 Ibid., p. 231.
133 « Après que le personnage principal a été introduit […] et défini comme héros, le point de vue adopté est en
général le sien ou, à défaut, celui de chacun des personnages. On passe donc d’un point de vue zéro, omniscient,
à la technique dite du « réalisme subjectif » dont le foyer n’est plus celui de l’auteur mais celui des protagonistes
du récit. La plupart des romans du XIXe siècle utilisent ainsi la focalisation interne à foyer variable. », Bernard
Valette, op. cit., p. 90.
456
à un narrateur « intradiégétique-homodiégétique » – taxinomie jouvienne134 – qui rend compte
au lecteur de sa propre aventure.
L’histoire de René découle d’une présentation du personnage et des circonstances qui
amènent le déroulement de l’intrigue. Cette voix du narrateur premier, surplombant et
introductrice s’apparente à une voix auctoriale, eu égard au parti pris idéologique qui en
résulte. En tout état de cause, c’est elle qui donne la parole à René à la première page (page
167) du récit. Il y a donc ici, un enchâssement de voix : celle d’un narrateur omniscient qui
connaît
les protagonistes, leur passé, le mobile de leur présence et qui leur distribue la parole
à tour de rôle, et la voix du héros à qui le narrateur premier fait une large place pour raconter
son aventure : « René prit sa place au milieu d’eux, et après un moment de silence, il parla de
la
sorte à ses vieux amis :… »135. L’histoire est la révélation d’une aventure personnelle et
s’articule, par ce fait-même, autour d’une grande effusion lyrique : « je ne puis en
c
ommençant mon récit, me défendre d’un mouvement de honte »136. Articulée sur une
expérience personnelle, la narration ou le narrateur sollicite le sens commun qu’il entend
prendre à témoin par de nombreuses astuces. Par le présent gnomique, il tente de donner une
valeur de vérité générale à certaines de ses certitudes dont il entend faire des leçons de vie. En
témoignent ces exemples :
Tou
t se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale :
religion, famille, patrie, et le berceau et la tombe, et le passé et l’avenir » ou encore « Heureux
ceux qui ont fini leur voyage sans avoir quitté le port .137
Le narrateur entend également prendre à témoin le lecteur en partageant avec lui des
maximes et autre assertions tenant lieu de vérité générale, comme lorsqu’il se fait chantre du
romantisme en déclarant que : « Les Européens incessamment agités sont obligés de se bâtir
des soli
tudes. Plus notre cœur est tumultueux et bruyant, plus le calme et le silence nous
attirent »138. Cette fonction généralisante du discours vise à donner tant une portée générale
qu’une valeur didactique à l’histoire du héros. Elle a pour but, entre autres, de renforcer à
l’idée que toutes les expériences traversées par le personnage lui ont procuré une grande
sagesse, qui mérite crédit. En tout état de cause, il n’y a pas eu de Bildung puisque dans son
134 Vincent Jouve, op. cit., p. 26.
135 Chateaubriand, op. cit., p. 168.
136 Ibid., p. 168.
137 Ibid., pp. 170 & 171.
138 Ibid., p. 171.
457
isolationnisme, le personnage n’a pas eu de réaction, d’esquives amenant à s’assurer qu’il a
pu tirer une leçon avantageuse de cette aventure ; pis il s’en est laissé aller à la détresse, au
renonce
ment à tout. Ce qu’il a gagné en revanche, par une narration où apparaissent lyrisme,
pathétique et élégie, c’est une grande émotion à forte valeur conative chez le lecteur. Ces
passages l’attestent bien :
J’
embrassai ce projet avec l’ardeur que je mets à tous mes desseins ; je partis précipitamment
pour m’ensevelir dans une chaumière, […] : hélas ! je cherche seulement un bien inconnu, dont
l’instinct me poursuit. […]. Cependant je sens que j’aime la monotonie des sentiments de la
vie, et si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l’habitude. La
solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque
impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n’ayant pas
encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie.139
La part exagérément mélancolique et même fataliste que les contemporains de RE ont
prise dans l’infortune du personnage, à travers mal de siècle, déréliction, suicide, le doit en
grande partie, au timbre élégiaque conféré à l’aventure du héros romantique de
Chateaubriand. Alarmes, cris de douleur, détresse, souffrance physique et morale, sont narrés
avec une telle vibration lyrique que le lecteur est emporté par ce flot impressionniste auquel il
n’a aucune difficulté à identifier sa propre situation. Chateaubriand opère comme une
véritable stratégie d’endoctrinement des consciences à la croisée des chemins au cours de ce
siècle agité, en charriant, avec une amplification sans pareille, par le génie d’une narration,
complaintes et déchirements. Quelle résistance des êtres accablés par un mal-être, une
impression d’impasse, peuvent-ils avoir devant ces chants désœuvrés , sièges de mélancolie, et
qui appellent l’âme à l’errance ? :
Oh
faiblesse des mortels ! O enfance du cœur humain qui ne vieillit jamais ! Voilà donc à quel
degré de puérilité notre superbe raison peut descendre ! ou encore, Ah ! si j’avais pu faire
partager à une autre les transports que j’éprouvais ! O Dieu ! […]. Tout m’échappait à la fois,
l’amitié, le monde, la retraite.140
A ces lamentations irrésistibles, les voix de Chactas et surtout celle du Père Souël
apportent deux solutions différentes : l’adhésion de Chactas qui partage la souffrance et le
139 Ibid., pp. 178-179.
140 Ibid., pp. 179-181.
458
choix du mode de vie du protagoniste, et le discours de rejet et de vérité articulé sur une
appréhension objective et spirituelle de la vie du Père Souël, dans lesquels se lit une
coloration idéologique imputable à l’auteur – comme nous le signalions au début de cette
partie.
Ce récit de type intradiétique-homodiégétique assume des fonctions testimoniale et de
communication141 qui, au-delà d’établir une certaine familiarité avec le lecteur, exalte
sentiments, suscite émotions, tout en invoquant la complicité dudit lecteur.
Avec Musset, la narration se présente de façon différente dans L a Confession d’un
enfant du siècle. Ici, en effet, le narrateur homodiégétique présente lui-même son histoire dès
le dé
part et invite le lecteur à le suivre à travers trois années d’expérience qu’il entend lui
raconter. Il commence par un avertissement : « c’est une maladie » qu’il tient à présenter aux
autre
s. Cette fonction informative prend l’allure d’une présentation générale du siècle, des
jeunes de sa génération, de leur conscience et des habitudes de vie qu’ils ont pu contracter :
Ce
fut comme une dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu’on peut nommer
désenchantement, ou si l’on veut, désespérance, comme si l’humanité en léthargie avait été
crue morte par ceux qui lui tâtaient le pouls.142
Si cette vision apocalyptique de son siècle justifie son choix de l’amour comme
activité exclusive, elle irradie également la jeunesse de toute une génération que le narrateur
invite à partager son histoire. Comme René, il a recours à des maximes et autres certitudes
fondées sur ses analyses et expériences personnelles qui sont autant d’éléments qui structurent
sa pensée et ses actions :
Il n
’y a plus d’amour, il n’y a plus de gloire. Quelle nuit épaisse sur la terre ! et nous serons
morts quand il fera jour. Manger, boire et dormir, c’est vivre. […]. Quand aux liens qui
existent entre les hommes, l’amitié consiste à prêter de l’argent, mais il est rare d’avoir un ami
qu’on puisse aimer assez pour cela…143
141 « La fonction de communication permet d’établir un contact direct avec le destinataire. […], le lecteur
protagoniste du récit, est sollicité du début à la fin à travers un « tu » qui ne quitte pas la plume du narrateur » ;
la fonction de communication enseigne sur la façon dont le narrateur appréhende son propre récit. Elle peut
renvoyer aux sentiments que tel épisode provoque en lui (émotion), aux jugements que lui inspire un personnage
(évaluation) ou encore à des informations sur les sources de son récit (attestation), Vincent Jouve, op. cit., p. 27.
142 Musset, op. cit., p. 37.
143 Ibid., p. 38.
459
A partir de cette perspective générale faite de visions subjectives, le narrateur prend
sur lui, l’engagement d’en venir aux expériences qu’il entend livrer à son lecteur. On n’est
donc pas surpris lorsque le discours prend l’allure d’une espèce d’auto-confession dialogique
au centre de laquelle, sous la fonction de régie – le mot est de Vincent Jouve -, le narrateur se
liv
re, voit, présente et fait intervenir les autres protagonistes du récit. Récit abondamment
auto-centré sur l’expérience personnelle de la passion amoureuse, il a pour support toute la
dimension impressionniste du langage. Le « je », objet de toutes sollicitations, s’investit dans
une quête des plus laborieuses de la félicité sentimentale, où, rejoint par d’autres
protagonistes, il est inhibé, étreint et asphyxié dans sa quête d’épanouissement. Le pacte
relationnel commence et s’achève avec cette unique vision du sujet souffrant qui ferme par
voie de fait, l’illusion référentielle, étant lui-même au départ et à l’arrivée de toute initiative.
Quand les sentiments ou les ressentis ne partent pas du narrateur, ils trouvent tous leurs échos
en lui, puisqu’étant pris dans l’étau de la maladie du siècle : « J’ai à raconter à quelle occasion
je
fus pris d’abord de la maladie du siècle ».144 Et par la suite, le « Je » s’invite comme
insta
nce suprême de la narration :
J’étais
à table […] et en face de moi ma maîtresse […]. J’idolâtrais, j’avais alors dix-neuf ans ;
je n’avais éprouvé aucun malheur ni aucune maladie ; j’étais d’un caractère à la fois humain et
ouvert, avec toutes les espérances et un cœur débordant.145
Octave est le médiateur par lequel passe tout : intimité, aventures, états d’âme et
d’esprit, subordonna
nt ainsi à son unique jugement, les pensées, faits, et gestes des autres
protagonistes. Brigitte est-elle heureuse ou malheureuse, éprouve-t-elle un doute quant à la
sincérité d’Octave, s’engage-t-elle à fond dans la relation qui les lie ? Toutes ces
préoccupations trouvent leurs réponses dans le regard omniscient du narrateur homodiétique,
maître de la narration et du jeu narratif. Ce processus apparaît cependant comme une aventure
de la maturation du héros qui se découvre au fur et à mesure qu’il découvre la femme, et qu’il
se livre au lecteur ; dans la douleur comme dans l’ivresse où il se montre dans ce passage :
O Die
u ! m’écriai-je, je ne sais si c’est de joie ou de crainte que je frissonne. Je vais t’emporter
mon trésor. Devant cet horizon immense, tu es à moi ! […]. O ma bonne et brave maîtresse ! tu
as un homme d’un enfant !146
144 Musset, op. cit., p. 44.
145 Ibid., p. 44.
460
Dans le roman d’apprentissage, il y’aurait sans nul doute, un intérêt à avoir des héro s
homodiégétiques, à l’instar d’Octave. Ils pourraient alors communiquer de façon plus directe
leurs niveaux d’apprentissage au lecteur à travers, réflexions, imagination, intentions, actes,
faits et gestes et toucher par voie de fait, plus directement celui-ci, en évitant les voix de la
médiation narrative. En tout état de cause, qu’elles soient polymorphes, régentées par
l’omniscience, distribuées dans un ordre quelconque, ou assumées dans la subjectivité pure,
les voix narratives permettent aux auteurs d’inscrire dans leurs récits plusieurs types de
discours dont la confluence crée, l’harmonie, instruit le protagoniste ou le projet littéraire tout
en réalisant le contrat de lecture avec le narrataire.
3.2. L’ECRITURE DU MOI
Georges Gusdorf réserve une place de choix à l’écriture du moi dans cette réflexion
initiale et primordiale de son œuvre : « l’âge romantique, au point de vue psychologique,
moral,
esthétique et religieux, est le temps de la première personne, le temps du je, qui peut
être couplé avec le tu, et qui, associé à d’autres je, peut constituer un nous, dont la
revendication donne à l’espace social et politique des colorations nouvelles 147».
Réinvestissant cette pensée, Gérard Gengembre va bien au-delà pour affirmer : Pour Jean
Yves
Tadié, « le XIXe siècle tout entier parle à la première personne » de René au Culte du
moi de Barrès. L’identité romantique met en honneur le moi, contre la tradition du moi
haïssable et contre l’universalisme des Lumières 148». Et de compléter avec une idée d u
philosophe Maine de Biran :
C’e
st en nous-mêmes qu’il faut descendre, c’est dans l’intimité de la conscience qu’il faut
habiter, pour jouir de la vérité et atteindre à la réalité de toutes choses. Par l’acte de réflexion,
par l’effort que fait l’homme qui s’arrache au monde extérieur pour s’étudier et se connaître, il
se dispose à recevoir et à saisir le vrai .149
Le moi méprisé par le culte de la raison des Lumières, haï par les philosophes et les
intellectuels dans leur ensemble, mis au placard dans l’appréhension par l’homme du monde
146 Ibid., p. 239.
147 Georges Gusdorf, op. cit., p. 7.
148 Gérard Gengembre, op. cit., p. 30.
149 Maine de Biran, Journal, 25 novembre 1816, cité par Gérard Gengembre, op. cit., p. 30.
461
et son rapport objectif à la réalité contingente, en science comme en art, est ici investi d’une
nouvelle mission que souligne l’étude de Gérard Gengembre : « Se dessine alors une nouvelle
ca
rtographie de l’intériorité, ou une zone indécise de passage entre le physiologique et le
mental […]. Il s’agit d’une réalité sensible et affective à la fois, une sensibilité vitale qui
exprime à la conscience l’état global de l’organisme, toile de fond pour les états d’âme 150».
René conte d’abord son aventure, expose les raisons apparentes de sa réclusion et de son
errance dont il n’arrive d’ailleurs pas à matérialiser le fondement : « Hélas ! je cherche
se
ulement un bien inconnu, dont l’instinct me poursuit 151». Le culte du moi n’est donc pas
perçu comme la célébration d’un équilibre ou d’une félicité retrouvée de l’âme et de
l’individu. Il ouvre plutôt la voie à toutes les dimensions possibles de l’être : rapport à Dieu, à
l’autre
et à la création, angoisse et joie de vivre, pesanteur du temps et de l’histoire,
empruntant ainsi de nombreuses modalités d’expression.
3.2.1. UN ROMAN INTIMISTE
Claude Millet ajoute : « Le lyrisme romantique n’évacue évidemment pas le moi
individuel,
tout au contraire, mais il le met en corrélation avec d’autres manières de penser le
Je, son autre et le Nous qui peut les unir en les débordant. S’il replie le Je sur le moi, c’est
pour ouvrir celui-ci à l’infini. 152». Dans La Confession d’un enfant du siècle , Octave raconte
sa propre histoire sentimentale qui retrace les peines qu’il endure dans le domaine de la
passion amoureuse. Et le lecteur le suit pas à pas, expérience après expérience – certaines fois
même,
le héros prend ce dernier à témoin – dans ce labyrinthe des cœurs où l’on ne peut
établir
une seule certitude d’avance. Les larmes qu’il répand et dont nous avons dit qu’elles
recoupent la totalité du corpus, en tant que passage obligé pour les héros dans le processus de
la relation amoureuse, rattachent cette aventure à son intimité profonde en tant que sujet.
Voici comment à la tombée de la nuit une journée se referme sur les amoureux : « Elle me
tendit la
main, et je la touchai avec respect, n’osant la porter à mes lèvres. Le soir venu, je
rentrai chez moi, fermai ma porte et me mis au lit. J’avais devant les yeux une petite maison
blanche ; je me voyais sortant après dîner, traversant le village et la promenade, et allant
frappe
r à la grille. – O mon cœur ! m’écriai-je, Dieu soit loué ! tu es jeune encore ; tu peux
150 Ibid., p. 31.
151 Chateaubriand, op. cit., p.178.
152 Claude Millet, op. cit., p. 125.
462
vivre, tu peux aimer ! 153». Ce discours du narrateur autodiégétique renvoie à la narration de
son aventure avec l’amante et aux espoirs entretenus à partir des promesses qu’il perçoit
comme aboutissement possible de cette relation. C’est un discours d’autoréflexivité qui
« replie le je sur le moi » et qui expose l’état d’âme du héros au lecteur, avec qui il partage,
par voie de fait, craintes et espoirs. L’amour appelle sans cesse ce type de réaction d’ordre
intimiste qui assiège la conscience des protagonistes et par laquelle « l’affirmation de
l’originalit
é de l’individu caractérise ce retour du moi, chargé d’être la mesure de toute
chose. » 154 En témoigne ce déferlement de la conscience de Mathilde de la Mole :
…L’
air de malheur et de passion profonde avec lequel le pauvre garçon m’a dit ce mot
d’amour, il y a huit jours, le prouve du reste ; il faut convenir que j’ai été bien extraordinaire de
me fâcher d’un mot où brillait tant de respect, de passion. Ne suis-je pas sa femme ? […].
Julien m’aimait encore après des conversations éternelles, dans lesquelles je ne lui avais parlé,
et avec bien de la cruauté, j’en conviens, que des velléités d’amour que l’ennui de vie que je
mène m’avait inspirées pour ces jeunes gens de la société desquels il est jaloux.155
Introspection, rêveries, projections et analyses diverses qui investissent pensées et vie
quotidienne des héros amoureux et/ou leurs amantes, lorsqu’ils ne sont pas directement
auteurs de la narration de leurs aventures, sont très souvent communiquées au lecteur, comme
dans l’exemple ci-dessus, et celui à venir : « – j’étais bien bon là-bas avec mes douleurs ! A
peine si ell
e m’a reconnu ! quelle bourgeoise ! […] Ah ! ma foi, tant pis ! 156».
Par ailleurs, l’écriture romanesque fait une grande place à la correspondance et aux
échanges dialogués, qui s’identifient comme des lieux d’expression de l’intimité. Mathilde de
la Mole déclare ainsi son amour à Julien Sorel par le biais de cette brève missive : « Votre
dépa
rt m’oblige à parler…Il serait au dessus de mes forces de ne plus vous voir ! »157, quand
Lucien de Rubempré, encore sous le choc de la trahison de Mme Bargeton lui écrit, d’un cœur
contrit : « Après les belles espérances que votre doigt m’a montrées dans le ciel, j’aperçois les
réa
lités de la misère de la boue de Paris. Pendant que vous irez, brillante et adorée à travers
les grandeurs de ce monde, sur le seuil duquel vous m’avez amené, je grelotterai dans le
misérable grenier où vous m’avez jeté 158». Ce courrier qui est marqué par la détresse d’une
153 Musset, op. cit., pp. 157-158.
154 Gérard Gengembre, op. cit., p. 32.
155 Stendhal, op. cit., p. 396.
156 Flaubert, op. cit., p. 164.
157 Stendhal, op. cit., p. 361.
158 Balzac, op. cit., p. 216.
463
existence à la lisière de la tragédie, trouve son prolongement dans celui que le héros rédige à
sa sœur Eve :
Mon
Eve, je n’écris cette lettre qu’à toi seule. A toi seule j’oserai confier le bien et le mal qui
m’adviendront, rougissant de l’un et de l’autre, car ici le bien est aussi rare que devait l’être le
mal. Tu vas apprendre beaucoup de choses en peu de mots : Mme de Bargeton a eu honte de
moi, m’a renié, congédié, répudié le neuvième jour de mon arrivée.159
La caractéristique principale de ce courrier est, sans nul doute, son aspect secret que
lui confèrent le sujet et l’auteur, il présente en ce sens, un caractère intimiste. Lucien,
emm
ené d’Angoulême à Paris par les soins quasi clandestins de Mme de Bargeton largement
désapprouvée par la rumeur et l’opinion publiques de la province, est congédié dès leur
arrivée dans la capitale ; infortune qui ne peut être gérée sur la place publique, mais bien dans
l’intimit
é familiale dont le héros attend, au moins, l’appui du réconfort moral. Dans
l’appréhension du roman intimiste, « l’amour occupe une place en rapport avec la
prédomi
nance du sentiment et de la vie affective, comme de la mise en avant du moi, ce qui
implique les aventures du cœur. »160
« Ces aventures du cœur », abondent ou se répandent dans les échanges entre
amoureux et/ou amants du corpus :
Com
me on rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rênal lui dit à demi voix :
– Vous nous quitterez, vous partirez ? Julien répondit en soupirant :
– Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion, c’est une faute… et quelle faute pour un jeune
prêtre !161
Lorsque le protagoniste raconte sa propre histoire dans le roman – récit autodiégétique
– il a tendance à recentrer fortement ce récit sur son moi, dont nous venons de voir quelques-
unes des occurrences dans les caractéristiques du roman intimiste. De surcroît, le roman va
bien au-delà de la simple aventure imaginaire, pour reprendre partie ou totalité de la vie de
l’auteur dans ses intrigues.
– Entre autobiographie et roman d’auto-confession
159 Ibid., p. 217.
160 Gérard Gengembre, op. cit., p. 36.
161 Stendhal, op. cit., p. 104.
464
L’autobiographie, en tant qu’œuvre littéraire, épouse des formes extrêmement
complexes qui touchent en partie le roman d’auto confession. C’est ce que Northrop Frye a
mis en exergue dans l’étude qu’il a consacrée à cette notion:
L’autobiographie est une autre forme qui, par une série de transitions insensibles, rejoint le
roman. La plupart des autobiographies sont inspirées par une impulsion créatrice, et par
conséquent imaginative, qui pousse l’écrivain à ne retenir, des événements et des expériences
de sa vie, que ceux qui peuvent entrer dans la construction d’un modèle structuré. Ce modèle
peut être quelque chose qui dépasse l’individu et auquel il a été amené à s’identifier, ou bien
simplement la cohérence de son personnage et de ses attitudes. Nous pouvons appeler cette
forme très importante de la fiction en prose la confession, d’après saint Augustin qui semble
l’avoir inventée, et d’après Rousseau, qui en a établi le type moderne.162
A partir des Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp, on sait que L’Education
sentimentale tire sa source de l’expérience personnelle de l’auteur . En effet Flaubert
adolescent éprouva une grande passion en 1836 pour Elisa Schlesinger, une femme rencontrée
à Trouville. Mariée à l’éditeur de musique Maurice Schlesinger, elle est aussi – à l’instar de
Marie
Arnoux – accompagnée d’enfants. C’est un amour très fort qui dure et qui n’avait, en
son temps
et dans la réalité, rien de platonique, comme c’est le cas dans L’Education
sentimentale. Comme le précise Claudine Gothot-Mersch, se fondant sur les notes du Carnet
19 qui e
xpose les mentions relatives aux relations entre le couple et le héros, «… l’histoire
d’amour projetée n’y est d’abord, on le sait, nullement platonique ; c’est par un calcul
artist
ique que l’écrivain modifie ensuite, sur ce point, les relations de ces héros163 ». Les deux
importantes études de R. J. Sherrington et de J. Bruneau164, apportent un peu plus d’éclairage
sur l’apport de cette relation d’amitié de Flaubert dans l’intrigue ; ces informations se situant,
notamment, da
ns la première partie du livre où les critiques avancent que « L’Education
sentimentale exploite l’histoire d’amour de Flaubert plutôt qu’elle ne la raconte ; mais elle
l’ex
ploite sur pas mal de points 165». En effet, toutes les sources sont unanimes pour
reconnaître que lorsque Flaubert fait ses études de droit à Paris – tout comme Frédéric
d’ail
leurs –, il est appelé à fréquenter les Schlesinger et se lie d’amitié avec le mari qui le
162 Northrop Frye, Anatomie de la critique , Paris, Gallimard, 1969, pp. 307-308, texte cité par Philippe Lejeune
in Le Pacte autobiographique , Paris, Seuil, 1996, p. 331.
163 Claudine Gothot-Mersch , Introduction à L’Education sentimentale , Paris, GF Flammarion, 1985.
164 R. J. Sherrington, L’Elaboration des plans de L’Education sentimentale , R.H.L.F, juillet-août 1970, p. 638.
J. Bruneau, L’Education sentimentale, roman autobiographique ? in Essais sur Flaubert en l’honneur du
professeur Demorest , Paris, Charles Carlut, Nizet, 1979 , p. 322.
165 J. Bruneau, p. 10.
465
conduit dans le monde, à l’instar de Frédéric et de Jacques Arnoux. Le couple quitte Paris
suite à des problèmes et la femme finit par sombrer dans la folie. Il est vrai que si la première
information est exploitée dans la fiction romanesque, la deuxième, plus dégradante, n’y est
pas mentionnée. Cette relation assidue entre le couple et Flaubert, qui engendre une intimité
entre la famille et lui, justifierait que « l’émotion qui saisit le lecteur à certaines pages pourrait
bien être
l’écho de celle de l’auteur 166». L’Education sentimentale est donc, ne serait-ce
qu’en partie, la projection de cet amour non concrétisé par l’auteur sur la vie du héros de son
œuvre. L’environnement constitué par des amis, des condisciples, la politique et la
société, étant à quelques variantes près, celui de son héros. Avec Chateaubriand, il n’est pas
ex
agéré de dire que l’autobiographie prend une envergure plus profonde et plus générale en ce
sens qu’elle réfère à tout l’homme, à travers sa personnalité, son histoire, son caractère et sa
relation avec l’extérieur :
La
solitude est le caractère marquant de Chateaubriand. En elle, il s’aime lui-même et fait
preuve d’un orgueil démesuré. Tout occupé de lui-même, il sent un vide dans son cœur : « Je
n’avais vécu que quelques heures et la pesanteur de la vie était déjà marquée sur mon front. »
Le solitaire, dont la seule aspiration est la mort, incarne le « mal du siècle » qu’illustre, entre
autres, le personnage de René qui ne parvient pas à réaliser dans le monde contemporain ce que
sa riche et féconde nature laisse espérer167.
Souffrant au plus profond de lui-même, marqué par l’ennui, la mélancolie et des
vagues échos de cet appel indéchiffrable, il fait de René son alter ego dans le monde de la
fiction romanesque. René est d’abord débordé dès le départ par une surabondance de vie au
servic
e d’une âme agitée : « Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n’ayant
point
encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais
subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente ;
quelquef
ois je poussais des cris involontaires. » 168 En outre, Chateaubriand a longtemps
baigné dans un amour maternel rendu possible grâce au binôme formé par sa sœur Julie et sa
mère avant de connaître l’ « exil », d’où il commence à écrire René. En effet, lorsqu’il
ébauche René, le romancier est encore un aristocrate proscrit. Le monde se désagrège autour
de lui et la caste millénaire au sein de laquelle il a grandi se trouve réduite par la Révolution à
une e
xistence « imaginaire ». Pouvoir, terres ancestrales et identité forgée depuis de
166 Ibid., p. 10.
167 Christine Lauvergnat-Gagnière et alii, op. cit., p. 211.
168 Chateaubriand, op. cit., p. 179.
466
nombreux siècles, sont en perte de réel depuis 1789. C’est une histoire qui le marginalise, lui
obstrue tout avenir radieux et au sein de laquelle il apparaît comme un orphelin. Cette
perturbation du socle identitaire lui est fatale et le pousse à la recherche de solutions ultimes
de conservation :
…Le rejeton orphelin ne voit de recours que dans un repli forcené sur son enfance, sur sa
famille, sur son sang. La relation incestueuse est dès lors, au moins sur le plan fantasmatique,
la seule solution aristocratique vivable. Désirer la sœur, c’est conserver intacte son énergie,
sans déperdition objectale. Mieux vaut mourir ensemble plutôt que de déchoir : potius mori
quam foedari . La devise que Chateaubriand cite dans ses Mémoires, ce pourrait être celle de
Narcisse, qui préfère lui aussi, à toute impureté venue du dehors, une extinction dans son
propre reflet. Car par définition, cette adelphie aristocratique demeure stérile : son orgueil, son
horreur du mélange la voue au clonage génétique ; passion suicidaire qui ne cherche qu’à
mettre en scène sa propre disparition. Le fantasme de pureté nobiliaire se réalise à merveille
dans cette union du frère et de la sœur : c’est le triomphe du solipsisme narcissique.169
A l’évidence RE est à la fois projection, pis-aller, mais aussi et surtout incarnation
idéologique des aspirations de Chateaubriand. Lui faisant épouser tous ses goûts, « sa
spirituali
té exaltée dans la solitude », comme « son intériorité tourmentée », pour employer
les expressions de Christiane Lauvergnat-Gagnière170, il donne au héros d’accomplir dans un
monde fictionnel ce qu’il ne peut réaliser, malgré lui, dans le monde physique. Comme le
disait Paul Valéry : « Il n y a pas de théorie qui ne soit un fragment, soigneusement préparé,
de que
lque autobiographie ». 171 Il y a donc dans René une bonne partie de la vie ou à tout le
moins des aspirations de Chateaubriand. Dans La Confession d’un enfant du siècle, Musset y
va certainement avec plus de transparence méthodologique lorsqu’il informe George Sand,
par courrier, de son désir d’écrire leur histoire d’amour. Par le terme confessions , il incline
l’œuvre à une forme de repentance de laquelle l’âme doit pouvoir espérer une cure, une
guérison au sens où l’entend Saint Augustin :
Les
Confessions que Saint Augustin rédige de 397 à 401 reprennent le schéma traditionnel qui
montre le cheminement d’un personnage en proie au doute, égaré parmi tant de doctrines
169 Jean Claude Berchet, op. cit., p. 44.
170 Christine Lauvergnat-Gagnière et alii, op. cit., p. 211.
171 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique , Paris, Seuil, 1996, Postface, p. 359.
467
philosophiques et religieuses contradictoires qui disposent toutes de bons arguments pour se
faire valoir.172
Musset, revenu d’Italie avant George Sand, avec laquelle il avait effectué ce voyage de
Cythère, s’était d’abord refusé à l’évidence de l’existence de la relation amoureuse entre
Pagello et celle-ci avant d’admettre la douloureuse réalité qui avait déjà cours en sa présence,
pendant leur séjour vénitien. Partagés entre la douleur de la trahison et l’amour réciproque
qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, ils mènent un long combat « à plume mouchetée », pour
repre
ndre le mot de Daniel Leuwers, avant de parvenir à un simulacre de réconciliation, dont
George Sand dit à Tattet – l’ami de Musset qui a joué les réconciliateurs – : « Il y a des
opéra
tions chirurgicales qui n’empêchent pas la maladie de revenir. En raison de cette
possibilité, Alfred est redevenu mon amant 173». C’est donc pris dans cette oscillation, cette
anxiété liée au doute d’infidélité d’une femme qu’on aime et au désir de la posséder, que se
trouve exposée la vie du romancier. Octave, le héros de La Confession d’un enfant du siècle,
est en proie à tous ces doutes et à l’évanescence d’une existence tronquée qui lui refuse l’asile
de la passion sentimentale. Mal du siècle, mais aussi « maladie abominable d’un auteur de
vingt
cinq ans 174», au dire de Gérard Gengembre, haine gratuite, troubles divers, sont le lot
quotidien de ce double de l’auteur :
Mus
set se cache derrière un narrateur héros de sa propre histoire, d’où la constitution d’un
texte romanesque où jeux de masque, distance et primat de la fiction importent sans doute plus
que l’exhibition d’une vie encore bien jeune175.
Par le jeu de la fiction romanesque, Musset donne à cette aventure une coloration bien
singulière. C’est en province qu’Octave rencontre et courtise Brigitte Pierson, après avoir
essuyé l’infidélité de sa première maîtresse. Cependant, cet environnement et les souvenirs
liés aux premières heures de persécutions sentimentales les amènent à décider d’aller vivre à
Paris. Même à Paris Octave, cynique, ne peut surmonter les soupçons liés à une probable
trahison de Brigitte qu’il fait souffrir par ses querelles de jalousie. En définitive, l’histoire se
referme sur une scène de jalousie due à une fréquentation quasi permanente de Brigitte par un
de ses amis d’enfance du nom de Smith, ami à qui cette dernière avoue son amour au
172 Damien ZANONE, L’Autobiographie , Paris, Ellipses, 1996, p. 35.
173 Daniel Leuwers , op. cit., p. 12.
174 Gérard Gengembre, op. cit., p. 121.
175 Ibid., p. 121.
468
détriment d’Octave, de qui elle prétend cependant ne pouvoir se séparer par devoir. Smith
rend visite à Brigitte à Paris, pendant qu’elle est souffrante, tout comme Pagello était admis
auprès de George Sand, malade, en vue de lui prodiguer des soins dont on connaît la tournure
qu’ils ont prise. C’est un parallélisme de structure qui achève d’asseoir les thèses sur
l’infidélité de la femme en amour, dans la conscience de l’auteur. La perspective serait sans
nul doute de faire admettre la duplicité de celle-ci dans la relation sentimentale, elle qui est
toujours capable de recourir à ou d’accepter une autre relation pendant qu’une première est en
cours de réalisation : principe que le romancier se sent incapable d’intérioriser, d’où son
incurable
mal et sa persécution. Bien plus, il entend étendre son expérience à l’échelle de la
race humaine, comme il le dit : « Si j’étais seul malade, je n’en dirais rien ; mais comme il y
en
a beaucoup d’autres que moi qui souffrent du même mal, j’écris pour ceux-là, sans trop
savoir s’ils y feront attention »176, projet dont Daniel Leuwers rend compte en ces termes :
A l
’échec de ses héros, à leur exorcisme perpétuellement avorté, Alfred de Musset substitue en
filigrane l’exorcisme du lecteur lui-même – extraordinaire déplacement où le romantisme se
transcende. La souffrance du créateur et de ses personnages devient la condition de la
libération du lecteur, ce semblable, ce frère, déjà. Assumée, « la curiosité du mal » n’est pas
seulement « une maladie infâme », elle permet à chacun de se projeter au-delà de lui-même,
dans ses régions étranges où l’homme oublie son siècle pour redevenir à volonté l’enfant qu’on
bat, l’enfant qui pleure, l’orphelin de l’amour et l’amant de la mort.177
3.2.2. L’ENERGIE ROMANTIQUE : UNE VOLONTE DE
REUSSIR
La mythologie romantique accorde au temps et à l’histoire une dynamique de choix que
relèvent Max Milner et Claude Pichois, et dont Gérard Gengembre se fait le porte-voix :
C’e
st la conscience croissante [d’un] devenir continu, [d’un] dynamisme vital et [d’une] unité
organique qui constitue, à notre sens, le principe unificateur des thèmes par lesquels se
manifeste, en France comme ailleurs mais avec des particularités dues aux circonstances
[historiques et culturelles], l’esprit romantique. Si celui-ci présente un mélange, au premier
abord assez surprenant, de retours vers le passé et d’ouvertures sur l’avenir, de révoltes
individualistes et de prétentions à parler au nom de l’humanité entière, c’est dans la mesure où
176 Balzac, op. cit., p. 25.
177 Daniel Leuwers , op. cit., p. 22.
469
le sens de l’unité du monde lui permet de rejoindre, à travers les énergies et les souffrances de
l’individu, les forces qui sont à l’œuvre dans l’histoire178.
Il y a donc une énergie qui caractérise les mouvements de l’histoire et la volonté de
l’homme d’y marquer sa contribution et d’y laisser ses empreintes. La grande force qui
appe
lle et séduit toutes les jeunesses et la société de l’époque, c’est bel et bien celle de
Napoléon Bonaparte. Le culte de l’énergie qu’il dégage, le caractère épique de son règne et
l’espoir de changement qu’il incarne, sont autant de qualités qui lui valent de demeurer le
modèle d’une jeunesse en quête d’un changement qualitatif et élargi de l’ordre social,
essentiellement basé sur le mérite. En tout état de cause, « référence, modèle, fantôme,
personnage, mythe, Napoléon offre l’exemple idéal d’un destin épique marqué par une
ascension fulgurante et une catastrophe saisissante d’un trajet historique hors du commun et
de l’énergie, ce thème capital de la pensée romantique179 ». Et c’est sur les ruines fumantes de
son œuvre que Musset bâtit les fondements de La Confession d’un enfant du siècle, lesquels
exhalent le fumet de la nostalgie et du regret exprimé par une jeunesse que le doute frappe de
plein fouet. Julien Sorel – incarnation, s’il en est, de cette frange de la population à cette
époque – fait remarquer au Marquis de la Mole « qu’il y a en France plus de trois cent mille
jeunes
gens de vingt-cinq ans qui désirent passionnément la guerre180 ». Ainsi, Musset ren d
compte de l’illumination qui s’empare des cœurs et des esprits, l’attente ou le désespoir d’une
existence sublimée dans lesquels s’expriment ses douloureuses mais exaltantes expériences
qu’il entend partager avec l’humanité :
Jam
ais il n’y eut tant de nuits sans sommeil que du temps de cet homme [Napoléon] ; jamais on
ne vit se pencher sur les remparts des villes un tel peuple de mères désolées ; jamais il n’y eut
un tel silence autour de ceux qui parlaient de mort. Et pourtant jamais il n’y eut tant de joie,
tant de vie, tant de fanfares guerrières dans tous les cœurs ; jamais il n’y eut de soleils si purs
que ceux qui séchèrent ce sang .181
Revenant à Julien Sorel, le héros de Stendhal fait de Napoléon un dieu, un mythe à qui
il entend vouer un culte et auquel il veut identifier sa vie. Il dissimule son portrait dans ses
affaires et s’en fait l’imitateur du courage par le recours permanent de la formule « aux
178 Gérard Gengembre, op. cit., p. 21.
179 Ibid., p. 23.
180 Stendhal, op. cit., pp. 314-315.
181 Musset, op. cit., pp. 26-27.
470
armes » comme un leitmotiv et un stimulant moral, chaque fois qu’il trouve quelque raison de
faiblir face à l’adversaire.
Héros portés vers la quête, les héros du roman de formation – ici, Frédéric, Julien,
David
Séchard et Deslauriers – sont entraînés par cette puissante énergie à laquelle on ne peut
résis
ter et qui constitue ce déterminisme qui fonde leur caractère, renouvelle la motivation à
aller plus avant dans l’expérience. En conséquence, même s’il est à concéder à Musset la
préoccupation exprimée de voir en l’homme « deux puissances occultes 182» que sont la
passion et la raison, deux instances en perpétuel conflit183, la foi dans le mouvement et
l’optimisme historique fondent l’action chez les héros. Lucien brave tous les sarcasmes de la
province, résiste à diverses persécutions dans la capitale et oblige ses parents à s’endetter à cet
intolérable niveau, pour l’accompagner dans la réalisation de sa gloire littéraire. A côté de lui,
Julien Sorel dont la volonté de réussir est l’arme la plus forte, s’investit avec minutie, stratégie
et un moral de fer dans la conquête de la société. Quant à Frédéric Moreau, quoique ne
réalisant pas d’activité visiblement marquante, il est tout de même titulaire d’un doctorat
obtenu grâce à la détermination et au courage. En outre, cette conviction dans un changement
possible de sa situation l’amène à se projeter dans les fonctions de conseiller d’Etat, de député
ou de ministre et à en esquisser des démarches – auprès de M. Dambreuse notamment -, appel
nourri par
la foi romantique dans l’action :
L’
histoire s’organise selon un devenir, dont les axes et les moteurs sont à dégager. Le
romantisme croit donc au progrès (la montée du peuple, l’avènement de la liberté, etc.).
L’avenir est prométhéen, en raison d’un pouvoir créateur du temps.184
Si donc en définitive certains héros désespèrent, c’est certainement parce qu’ils sont
« frustrés d’un avenir devenu improbable ou obscur », comme le dit Gérard Gengembre. René
offre par son profil, l’exemple de ce héros blasé et aux initiatives inhibées ; Frédéric et Octave
se
trouvent dépourvus d’énergie à l’action : le premier est handicapé par son incapacité à
détac
her l’action ou ses fondements dans la concrétisation de son amour avec Mme Arnoux,
et le second, vouant son existence entière au culte de l’amour dont il fait l’activité exclusive
d’une vie : « Mon seul trésor, après l’amour, était l’indépendance […]. Je n’avais connu de la
182 Ibid., p. 33.
183 « Quand la passion emporte l’homme, la raison le suit en pleurant et en l’avertissant du danger 183», ibid., p.
33.
184 Gérard Gengembre, op. cit., p. 22.
471
vie que l’amour, du monde que ma maîtresse, et n’en voulait savoir autre chose 185». En
définitive, les héros de jeunesse se scindent en deux groupes distincts, dont le premier que
nous venons de présenter. Quant à Lucien et Julien, ils s’investissent à corps et à cri avec
énergie dans l’action, par des chemins croisés certes, mais cependant, dans la généreuse
perspective de leurs réalisations respectives. En effet, cette vie superficielle, ennuyeuse et
hypothétique dont ils héritent, construite autour d’une conscience de reproduction et où les
âmes convoient collectivement hypocrisie, bassesse, désir de fortune et de pouvoir –
Messi
eurs Valenod, de Rênal, Dambreuse, de la Mole, ou avec le monde de l’édition et de la
presse – impose l’urgence du changement. L’énergie et la passion de Julien, sa foi dans ses
capacités à triompher de toutes les adversités pour goûter à la gloire et aux commodités du
succès, sont les mêmes ressources que Balzac communique à son héros des Illusions perdues .
Julien a pour lui les armes du courage bâti sur la détermination, la forte conscience de classe,
le complexe d’infériorité articulé sur une hauteur d’esprit ou générateur d’un orgueil
implacable qui défie tout, là où Lucien montre des signes de courage, de détermination certes,
mais de la faiblesse de caractère. Pour ce dernier en effet, le reflet lumineux de la gloire tel
qu’il se présente à son esprit suffit pour courir à toutes les opportunités qui semblent y mener.
Il manifeste en cela même un des caractères du personnage balzacien : « Le personnage
balza
cien possédera bien en effet un centre indubitable, il sera mû par un principe évident
d’action, tous ses actes, pensées, paroles jailliront d’un même brasier passionnel. »186 C’est
donc l’expression d’une énergie stérile en ce sens qu’elle se passe de méthode et recourt à
toute forme de moyens qui ne tardent pas à compromettre le héros à qui, l’artificiel et le vrai
se présentent sous les mêmes aspects. La différence entre ces deux personnages se situe
précisément à ce niveau, car le héros de Stendhal se forge un code à lui, fait de devoirs et
d’exigences vis-à-vis de sa personne : sa seule référence est sa conscience, son instinct de
noblesse, son
honneur, qui l’éloignent des petites choses sensibles dans la bassesse et
génératrices de compromissions ; d’où sa solitude dans l’action, qualités que lui reconnaît
Colette B
ecker : « C’est un héros de la volonté. Dur, sans scrupule pour se prouver à lui-
même
qu’il est supérieur, il conserve néanmoins fraîcheur d’âme, pureté de cœur. Jean
Prévost parle à son sujet de « grondement d’orages, de « galop de cheval noir 187», pour
donner un ordre de grandeur de cette estime de soi et de ce souci constant d’héroïsme qui
l’habitent. A lui seul, il n’est pas exagéré de dire que Julien Sorel représente toute l’énergie
185 Balzac, op. cit., pp. 54- 55.
186 Jean-Pierre Richard, Etudes sur le romantisme , Paris, Seuil, 1970, p. 10.
187 Colette Becker, Jean-Louis Cabanès, op. cit., p. 48.
472
romantique à l’œuvre dans le roman de formation. Or, comme le dit Jean-Pierre Richard :
« tout
e grande passion est ici éruptive188 », image qui symbolise le parcours de Lucien de
Rubempré en toute fin de quête :
L’in
cendie du désespoir s’était éteint dans ses cendres, la lave s’était refroidie ; mais les
sillons, les bouleversements, un peu de fumée attestaient la violence de l’éruption, les ravages
du feu.189
La quête du héros de jeunesse prend donc l’allure d’une entreprise ignée qui se nourrit
d’un courage à toute épreuve et s’abreuve d’une constante détermination : « le feu est une
fa
im, quelquefois doublée par une soif, comme le montre bien le cas extrême de Melmoth,
l’homme vendu au diable et à ses flammes190 ». Elle incline à une vie ardente faite d’avidité et
d’insatiabilité – plus Julien Sorel gravit les échelons sociaux, plus sa soif de gloire se redouble
– « car son ardeur demande à être constamment nourrie 191». Le brusque arrêt provoqué dans
cette chevauchée de la gloire le doit aux caractéristiques du feu qui « vit sous le mode du
dégagement et de la danse oblative. »192 En Julien Sorel se trouve une énergie trop forte qui
finit par le consumer, voire le ravager, en ne laissant qu’un destin brisé digne seulement de la
légende, remettant ainsi les principes qui régissent le feu en place :
Rava
ges symbolisés ici par l’image familière de la lave, résultat et reste d’explosion, mais aussi
feu refroidi, durci, pétrifié, feu devenu rocher, donc chape recouvrante, étouffoir du vrai feu193.
Ces deux issues que Balzac et Sthendhal donnent de l’énergie romantique et de la
volonté de réussir des héros, attestent de la difficulté de l’entreprise de la rédemption sociale
au XIXe siècle. Ces deux auteurs nous présentent une jeunesse tourmentée, en butte aux
cloisonnements sociaux et à un hypothétique avenir certes, mais une jeunesse en quête d’une
possible réalisation sociale. S’agirait-il pour ces romanciers de décourager le mouvement ou
d’en suggérer d’autres formes ?
188 Jean-Pierre Richard, op. cit., p. 11.
189 Balzac, Facino Cane , VI, 70, cité par Jean-Pierre Richard, op. cit., p. 13.
190 Jean-Pierre Richard, op. cit., pp. 13-14.
191 Ibid., p. 13.
192 Ibid., p. 10.
193 Ibid., p. 13.
473
3.2.3. VERS UNE NOUVELLE SENSIBILITE :
DISTANCIATION OU ESTHETIQUE PERSONNELLE ET
SUBJECTIVE ?
Frédéric attend Mme Arnoux qui ne viendra pas à son rendez-vous, pendant que la
révolution fait rage dans Paris : « Il considérait les fentes des pavés, la gueule des gouttières,
les ca
ndélabres, les numéros au dessus des portes. Les objets les plus minimes devenaient
pour lui des compagnons, ou plutôt des spectateurs ironiques ; et les façades des maisons lui
sembla
ient impitoyables. »194 Une autre approche affirme que :
L’ir
onie est l’expression d’une âme qui, éprise d’ordre et de justice, s’irrite de l’inversion d’un
rapport qu’elle estime naturel, normal, intelligent, moral, et qui, éprouvant une envie de rire
dédaigneusement à cette manifestation d’erreur ou d’impuissance, la stigmatise d’une manière
vengeresse en renversant à son tour le sens des mots (antiphrase) ou en décrivant une situation
diamétralement opposée à la situation réelle (anticatastase). Ce qui est une manière de remettre
les choses à l’endroit .195
Cette figure aux définitions plurielles marque notamment une tare originelle, un
agrandissement de l’erreur – hyperbol e –, une inversion verbale ou de l’idée – antithèse,
oxymoron,
antiphrases, prétérition –, un divorce de la situation et du langage correspondant,
une
falsification du rapport entre le signe et l’objet. L’ironie de façon générale et l’antithèse
en particulier mesurent la distance qui sépare la réalité de l’idéal. Dérision, parodie et satire
sensibles dans le discours, l’exposition de mœurs outrancières, le dévoilement des ignorances,
de la naïveté, convoient tout un cortège ironique dans le roman de formation. Louise de
Bargeton présentée comme la femme la plus distinguée et à la mode de l’Angoulême
aristocratique, si enviée des classes de basse extraction de l’Houmeau, arrive à la première
cérémonie poétique qu’elle organise en l’honneur de Lucien de Rubempré, dans le salon de
référence provinciale avec les insuffisances liées à cette prétention. Assortiments
194 Stendhal, L’Education sentimentale, p. 347, cité par Philippe Hamon in L’Ironie en littérature , Paris,
Hachette, 1993, p. 15, comme exemple de figure ironique qui traduit une apori ou aporia, cette difficulté d’ordre
relationnel paraissant sans issue, synonyme de dubitation.
195 Dictionnaire de poétique et de rhétoriq ue, Paris, PUF, 1995.
474
vestimentaires, décorations, discours, gestes, tout respire les dehors d’une simplicité d’esprit
et d’un ridicule affreux :
Le
poète conçut des doutes sur la convenance de son costume, car il [Lucien] était en
bottes. […]. En ce moment Mme de Bargeton se montra dans tout l’éclat d’une toilette
étudiée. Elle portait un turban juif enrichi d’une agrafe orientale. […]. Sa robe de
mousseline peinte, à manches courtes, lui permettaient de montrer plusieurs bracelets
étagés sur ses beaux bras blancs. Cette mise théâtrale charma Lucien. M. du Châtelet
adressa galamment à cette reine des compliments nauséabonds qui la firent sourire de
plaisir, tant elle fut heureuse d’être louée devant Lucien ».196
Le fond caustique de cette scène se trouve dans une succession de méprises et de
prétentions associées. Lucien découvre un monde nouveau et s’émerveille des moindres
choses qu’il découvre sur la femme dont il est épris, dans l’ignorance d’un œil non exercé et
d’un esprit naïf. Louise, avec une toilette certes étudiée, présente les dehors d’une « mise
théâtra
le » : preuve qu’elle n’est pas moins dans des apparats risibles dont la finalité,
cependant, est de séduire Lucien et l’assistance ; elle qui est jalousement perçue par M. du
C
hatelet. En outre, des « compliments nauséabonds » que ce dernier lui adresse, elle éprouve
joie
et fierté, certaine d’émouvoir par une mise déjà discréditée par l’œil averti du narrateur e t
le décryptage, par M. du Chatelet, de son intention cachée de séduire Lucien. C’est donc une
superposition de scènes et d’intentions qui annonce une soirée truculente au cours de laquelle
la principale vedette, Lucien de Rubempré portant lui-même un costume assorti de bottes et
objet de toutes les curiosités, va devoir se disputer la vedette avec une marraine qui entend
« marrainer » avec expertise et art. L’ironie, avertissent Bishop et Bourgeois, « dans le pire
des cas, c’est le cache-misère des populations qui permet de recouvrir les disparates
commentaires subjectivistes, dans le meilleur, elle résume l’ensemble des techniques sur
lesquelles repose le texte, les ressorts de son fonctionnement, les rouages de l’illusion qu’il
provoque et les secrets de sa singularité ».197 Dans le texte présenté ci-dessus l’on peut parler
d’une ironie existentielle en ce qu’elle marque l’opposition entre le réel et l’idéal ; comme
dans
la présentation des habitudes de vie à Verrières, Stendhal le fait si bien remarquer :
« P
our arriver à la considération publique à Verrières, l’essentiel est de ne pas adopter, tout en
bâtissant beaucoup de murs, […] et il [ le maire : M. de Rênal] serait à jamais perdu auprès
196 Balzac, op. cit., pp. 122- 123-124.
197 Dictionnaire de poétique et de rhétorique , Paris, PUF, 1995.
475
des gens sages et modérés qui distribuent la considération en Franche Conté ». Ce maire dont
le narrateur nous dit qu’il a une volonté despotique, ampute tous les arbres de sa commune
deux fois par an, en alléguant cette justification pour le moins ironique : « J’aime l’ombre,
répondit
M. de Rênal […]. Je fais tailler mes arbres pour donner de l’ombre, et je ne conçois
pas qu’un arbre soit fait pour autre chose, quand toutefois, comme l’utile noyer, il ne rapporte
pas de revenu » ; or le narrateur a préalablement averti que le maire – d’une âpreté légendaire
au
gain – « a pris l’habitude de s’emparer des produits de la tonte »198. Dans la construction
de cette ironie existentielle se trouve glissée une double antiphrase qui en est la structure
profonde et en mesure la densité. L’ironie est, en effet, une constante dans l’esthétique
stendhalienne, comme ici : « Julien trouvait Mme de Rênal fort belle, mais il la haïssait à
cause
de sa beauté 199», ou encore « M. Valenod, grand jeune homme, taillé en force, avec un
visage coloré et de gros favoris noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et bruyants,
qu’en province on appelle de beaux hommes ».200 Cette ironie rhétorique et existentielle se
prolonge dans une forme situationnelle. Elisa, femme de chambre de Mme de Rênal, lui
confie ses alarmes au sujet de ses attentes déçues dans le projet conjugal qu’elle entrevoit
avec Julien, qui se trouve être aimé de Mme de Rênal elle-même ; et dans le même temps, le
narra
teur, exhumant la conscience de la maîtresse, l’expose ainsi : « Mme de Rênal qui,
sondant
son cœur, se demande si elle serait amoureuse de Julien ! ». Pour couronner le tout,
M. de
Rênal, abusé par une évolution des événements qui le dépassent, parle ainsi de Julien :
« L
e jeune sot […] s’est fait une sorte de réputation dans ma maison 201», ne sachant guère
qu’il abrite son rival pour lequel son épouse est prête à tout. Dans le roman de formation, le
héros se méprend et se surestime lui-même, donnant à la quête cette dimension burlesque qui
la dédramatise en même temps qu’il donne à voir par ses actes, les failles d’une société
rassasiée de ses fausses certitudes. Lors de l’arrivée du roi à Verrières et pendant le défilé
militaire, Julien manque de peu de tomber de cheval, s’ensuit alors ce commentaire du
narrateur, plein de dérision : « De ce moment il se sentit un héros. Il était officier
d’ordonnanc
e de Napoléon et chargeait une batterie ». L’ironie tisse également sa toile sur les
fondements surfaits de l’aristocratie qui s’effondrent par endroits, dans sa relation avec le
héros. Quand Frédéric découvre la vanité de la bourgeoisie et de l’aristocratie, son regard et
ses actes prennent une autre dimension où se lisent la démystification et un certain réalisme.
198 Stendhal, op. cit., pp. 26- 29.
199 Ibid., p.57.
200 Ibid., pp. 34-35.
201 Ibid., pp.70-79-90.
476
Sa relation avec Mme Dambreuse, naguère perçue dans les projets de jeunesse comme
l’aboutissement d’un idéal, devient de l’ordre des faits ordinaires et même de peu
d’importance. Le saisissement de départ fait place à la froideur du présent. Balzac amène
également Lucien, ridicule « dans ses bottes » de départ, à Angoulême, à défier et à inquiéter
toute cett
e batterie aristocratique de Paris qui lui brandit désormais séduction et menace voilée
pour le récupérer à sa solde. De son côté, Julien triomphe de deux reines de l’aristocratie :
Mme de
Rênal et Mathilde de la Mole et détruit un mythe, brise un symbole en établissant la
fragilité d’un système qui se croit invulnérable et qui est prétendument conservateur dans ses
pratiques. Il apparaît dans ces exemples qui sont nombreux dans le corpus, une parodie des
mœurs du XIXe siècle, sensible à travers ces jeux de rôles grotesques dont l’analyse objective
exhibe faussetés et vaines prétentions. Les protagonistes eux-mêmes qui se lancent dans la
quête, n’échappent guère à ce tourbillon des comportements tournés sèchement en ridicule par
les auteurs. A commencer par un certain nombre de titres ou d’appellations : « Illusions
perdues »,
« un grand homme de province à Paris », « L’éducation sentimentale », « le petit
paysan », « le paysan ambitieux » qui ont pour projet de rabaisser ou d’élever faussement le
protagoniste que l’auteur présente dans la perception d’une certaine société, à des fins
esthétiques ou de son propre point de vue : toutes postulations qui traduisent une méprise, de
la naïveté
et une perception biaisée, par rapport à ce qui est objectivement envisageable ou
idéal – du point de vue de l’auteur. Ce type d’ironie a un caractère sévère et tragique, tout
comme il est emporté et cassant, puisque faussement enjoué. Lucien, haletant d’ambition dès
le début de l’intrigue, est ainsi présenté par Balzac : « Louise expliqua les lois du monde à
Luc
ien qui ouvrit de grands yeux ». Dans cet élan de naïveté, il réagit ainsi : « Moi, je voulais
triomphe
r des hommes et des choses de vive force » et l’auteur de conclure au sujet de son
personnage : « la simplicité avec laquelle les deux amis voyaient la réussite, rêvaient leur
succè
s ».202 L’auteur d’ Illusions perdues conforte ainsi un trait esthétique dont il a paré le
siècle romantique quelques années plus tôt : « Nous ne pouvons aujourd’hui que nous
moquer.
La raillerie est toute la littérature des sociétés expirantes ».203
A ce mode de représentation, Stendhal fait écho dans ses Souvenirs d’Egotisme où il
affirme que « le génie poétique est mort, mais le génie du soupçon est venu au monde »204. En
définitive, l’ironie se présente avec ses innombrables modalités et récurrences, dans la
poétique, comme une esthétique structurante du monde et de l’esthétique littéraire. Elle est
202 Balzac, op. cit., p. 188.
203 Balzac, La Peau de chagrin , Préface, première édition, 1831.
204 Première page des Souvenirs d’Egotisme , 1832, cité par Philippe Hamon, op. cit., p. 133.
477
agent de blocage et de philologie, discrète caricature du fatum romanesque, détermination
erratique de l’existence livrée à des phénomènes d’entropie, dont le savant usage exhale
délicatement les remugles de l’histoire, voire du XIXe siècle, ce nonobstant cette réserve
émise par quelques auteurs du siècle et relevée par Philippe Hamon :
Une ir
onie (« moderne », « romantique ») généralisée (polyfocalisation centrifuge,
déshiérarchisation des systèmes de valeurs, déstructuration de tous les principes de cohérence,
auto-réduplication, mises en abyme, parodies et auto-parodie, contradiction des points de vue,
etc.) où l’auteur serait « présent partout et visible nulle part » (Flaubert), ne peut, peut-être,
produire que du texte illisible »205
Le héros de jeunesse paré d’ambitions et de quelque vertu se lance à l’assaut d’une
quête de réalisation dans un monde aux réalités biaisées. S’ignorant lui-même dans son
caractère et donc dans sa conduite, il est pris par ailleurs dans le vertige de cette société où
farces, réflexes et certitudes témoignent d’une misère collective de la condition humaine. Le
projet esthétique qui sous-tend l’ironie est de le maintenir dans un environnement brouillé, où
il est appelé à être actualisé par tout lecteur de l’œuvre littéraire. C’est donc un procédé du
camouflage qui n’opère pas moins comme « u ne mise à distance, et en tension, à l’intérieur
d’un même texte, et/ou d’un infra-texte non dit (implicite), et/ou d’un inter-texte (extérieur,
antérieur ou synchronique, disjoint). L’ironie construit donc un lecteur particulièrement actif,
qu’elle transforme en co-producteur de l’œuvre, en restaurateur d’implicite, de non-dit,
d’allusion, d’ellipse, et qu’elle sollicite dans l’intégralité de ses capacités herméneutiques
d’interprétation, ou culturelles de reconnaissances de référents ».206 Elle englobe ainsi toute
l’activité de l’explication de texte littéraire et justifie le postulat de départ de la distanciation
de l’auteur face à son texte.
3.2.4. Autour de la dimension épistolaire de
l’apprentissa ge
Les origines de l’épistolaire dans la relation humaine remontent au XVIIe siècle avec
Madame de Sévigné dont l’usage quasi systématique de ce médium est restée proverbiale en
la matière. Elle y a eu recours comme moyens d’échange entre elle et sa fille qu’elle aimait –
205 Philippe Hamon, op. cit., p. 133.
206 Ibid., p. 151.
478
dit-on d’un amour singulier – et avec qui elle partageait la moindre de ses préoccupations ; et
a pu const
ituer à elle toute seule, la légende de l’épistolaire dans l’usage littéraire en France :
Si la
fille de Madame de Sévigné eût épousé un courtisan parisien, nous ne posséderions pas le
millier de lettres que nous a laissées sa mère, laquelle n’occuperait pas, dans la littérature
française, la place de la plus brillante épistolière.207
Avec elle donc, la lettre a pu constituer ce que l’on appelle dans le jargon épistolaire « un
bavard
fétiche ». Au demeurant, l’énorme propension du goût dix-neuviémiste de l’épistolaire
est systématiquement rattaché à ce développement prodigieux de la lettre comme moyen
d’échange au XVIIe siècle dans lequel, les noms de Julie de Lespinasse et de Voltaire
viennent s’ajouter à celui – prestigieux et déjà cité – de Madame de Sévigné.
En effet, après des éditions partielles des lettres de Madame de Sévigné, apparaissent
dès le début du XIXe siècle, une multiplication d’éditions générales avec Vauxcelles, 1801 ;
Grouve
lle, 1806, Monmerqué, 1818-1819 ; Campenon, 1822 ; Nodier, 1835 ; Régnier, 1862-
1867, qui
reproduisent les jugements académiques de la Harpe et de Suard faisant de
l’épistolaire une espèce de tutrice en matière de naturel, de sensibilité et de goût ; de quoi
séduire les r
omantiques.
La lettre, ainsi envisagée, se situe à la périphérie d’une œuvre, dont elle est, chez les
Goncourt, romanciers formés à l’école de l’histoire, un matériau essentiel. Elle est intégrée au
texte, soit dans son intégralité, soit sous forme d’extraits, de résumés, de reformulations.
L’insertion d’éléments isolés ou de séries épistolaires remet en question l’écriture romanesque
traditionnelle, remplaçant l’imagination par le document et le récit linéaire par le fragment.
Edmond proclame la crise du roman et célèbre l’avènement de la correspondance comme
œuvre de l’avenir. Les Goncourt historiens furent d’abord des éditeurs de correspondances ; la
correspondance de Jules, retravaillée, coupée, censurée par Edmond, devient à son tour un
élément de l’œuvre des Goncourt. Le dernier roman d’Edmond, Chérie208, n’est-il pas
d’ailleurs fortement assimilé à une édition d’extraits de correspondances et de journaux
207 Ibid., p. 134.
208Jusqu'alors introuvable, Chérie, publié en 1884 par Edmond de Goncourt, est une " étude de jeune fille du
monde officiel " devenant femme sous le Second Empire.
Composé étonnant de souvenirs, d'anecdotes empruntées au Journal, de lettres de correspondantes, de documents
bruts, ce livre participe de la crise du roman qui se développe alors, en en contestant les modèles narratifs
traditionnels. L'évocation des toilettes vaporeuses de l'héroïne est peut-être aussi pour le romancier, vieux
célibataire misogyne, un moyen de suggérer les composantes de sa propre esthétique ,
http://www.decitre.fr/livres/Cherie.aspx/9782914015257, du 12 novembre 2009.
479
intimes –, le romancier devenant comme l’historien, un éditeur de correspondances ? Au
surplus, la
correspondance est devenue l’œuvre et la genèse de l’œuvre serait à chercher dans
les avatars des éditions de correspondances.
Se met ainsi en place, une couche abondante de correspondances écrites avec plus ou
moins de naïveté, réelle ou affectée, résultant du dilemme entre la simplicité requise par
l’expression épistolaire à l’œuvre depuis Sénèque – une lettre doit n’être rien de plus que la
conti
nuation par écrit d’une conversation intime –, et la sincérité qui doit en découler.
Affe
ctations qu’on trouve tour à tour chez un Musset larmoyant de sincérité aux pieds de
Sand, ou d’un Flaubert exprimant dans un langage dénué d’effusion lyrique, ses attachements
à la même Sand, à une Louise Collet ou à sa nièce Caroline. Que ce soient Balzac, Flaubert ou
Stendhal, tous ont recours au corpus épistolaire pour livrer qui un sentiment, qui une
impression ou porter un jugement sur la marche du siècle. Aussi, la lettre joue-t-elle un rôle
de pre
mier plan dans la relation humaine au XIXe siècle, et s’illustre-t-elle comme une forme
de communication fréquemment et puissamment utilisée dans l’œuvre romanesque. Utilisée
entre parents, dans la relation amicale et/ou amoureuse, dans des circonstances conflictuelles
ou de réjouissance, elle se prête à toutes formes de messages. Elle entre tantôt dans la
confidentialité – courrier à transmettre par Julien à un diplomate en Angleterre –, tantôt dans
la re
lation officielle – lettre du ministre de l’intérieur au responsable en charge du séminaire
de
Besançon en vue de mettre Julien Sorel à la disposition du marquis de la Mole – ; pour
re
trouver ensuite, une forme purement informative, comme lorsque Lucien apprend à Eve et à
sa mère que Madame de Bargeton l’a abandonné dans les rues de Paris, ou quand Octave
découvre les courriers de Brigitte qui l’alarment au sujet de potentielles relations amoureuses
qu’elle entretiendrait avec quelqu’un d’autre. Dans un cas ou dans l’autre, la lettre est, selon
le mot des Goncourt « un silence qui dit tout ».
Espace idéal de l’expression des sentiments, la lettre est au service des héros de
jeunesse comme instruments d’édification. Paralysé par la mélancolie et le vide créés dans
son cœur par l’absence d’Amélie, René adresse deux missives à celle-ci, dans lesquelles il fait
part de l’impérieux besoin où il se trouve de la revoir ; quand il s’expose au refus de cette
derniè
re de vouloir le rencontrer :
…Elle av
ait quitté Paris, quelques jours avant mon arrivée. Je lui écrivis que je comptais l’aller
rejoindre ; elle se hâta de me répondre pour me détourner de ce projet […]. Puis, cependant je
480
crus nécessaire de prendre des arrangements concernant ma fortune, et je fus obligé d’écrire à
Amélie.209
Dans ces deux courriers se trouvent exprimés le besoin incompressible du frère de voir
la sœur, doléance ou aspiration tout à fait ordinaire à laquelle s’oppose cependant Amélie. Par
ailleurs, le second courrier habilement construit autour d’un prétexte accentue ce désir de voir
la sœur en même temps qu’il comporte des germes potentiels d’interrogations. D’autre part,
les différentes précautions prises de part et d’autre, génératrices de multiples réticences,
troublent le
lecteur attentif. En définitive, la suite de l’intrigue permet de comprendre en quoi
la lettre est à la fois assimilée à un miroir et à un écran protecteur. Elle expose aux deux
protagonistes – surtout à Amélie – leur vraie nature, ou penchant incestueux, en même temps
qu’ell
e disculpe cette dernière des raisons réelles de son refus de rencontrer René.
La correspondance intervient de façon intermittente dans l’intrigue romanesque, et
s’en laisse lire comme une pause descriptive, tout comme elle épouse le mouvement des
saisons d’inspiration chez le romancier. Balzac établit par elle le cordon ombilical entre
Lucien et sa famille, de Paris à Angoulême, en en faisant un espace d’effusions des cœurs210,
de confidences dans lequel le héros retrace néanmoins le bilan de la quête. Quand il annonce
son reniement par Madame de Bargeton, il donne l’information qu’il a pu trouver de l’amitié
et du réconfort auprès du Cénacle de D’Arthez ; ce à quoi sa sœur, pleine de compassion,
réa
git en remerciant la providence. Les courriers ici s’échangent dans une effusion lyrique
autour de préoccupations objectives qui informent sur le niveau d’apprentissage où se trouve
le héros, en même temps qu’ils peignent l’état d’âme de ce dernier. Lucien se sentant trahi et
abandonné par Madame de Bargeton « se courrouça, il devint fier, et se mit à écrire la lettre
suivante dans le paroxysme de sa colère »211
Que diriez-vous, madame, d’une femme à qui aurait plu quelque pauvre enfant timide, plein de
ces croyances nobles que plus tard l’homme appelle des illusions, et qui aurait employé les
grâces de la coquetterie, les finesses de son esprit, et les beaux semblants de l’amour maternel
209 Chateaubriand , op. cit., pp. 176 ; 182.
210 « Ma chère Eve, les sœurs ont le triste privilège d’épouser plus de chagrins que de joies en partageant
l’existence de frères voués à l’Art, et je commence à craindre de te devenir bien à charge. […]. N’ai-je pas
traversé la distance qui nous sépare pour me trouver dans une sphère d’affections vraies, après avoir éprouvé les
premières misères et les premières déceptions du monde parisien !… Et plus loin, Eve de répondre : « Mon ami,
ta lettre nous a fait pleurer tous. Que ces nobles cœurs vers lesquels ton ange te guide le sachent : une mère, une
pauvre jeune femme prieront Dieu soir et matin pour eux ; […]. Oui, mon frère, leurs noms sont gravés dans
mon cœur. », Balzac, op. cit., pp. 217 ; 245-246.
211 Balzac, op. cit., p. 215.
481
pour détourner cet enfant ? Ni les promesses les plus caressantes, ni les châteaux de cartes dont
il s’émerveille ne lui coûtent ; elle l’emmène, elle s’en empare, elle le gronde de son peu de
con
fiance, elle le flatte tour à tour ; quand l’enfant abandonne sa famille, et la suit
aveuglément, elle le conduit au bord d’une mer immense, le fait entrer dans un esquif, et le
lance seul, sans secours, à travers les orages ; puis du rocher où elle reste, elle se met à rire et
lui souhaite bonne chance. Cette femme c’est vous, cet enfant c’est moi…212
Emblématique séparation que celle de Lucien et de Madame de Bargeton : ces deux
protagonist
es qui ont débuté une histoire pleine d’effusions sentimentales l’un pour l’autre !
Cette lettre qui fait une lecture abrégée – au regard de Lucien – de cette aventure faite de
promesses
dès le départ, est chargée de messages. Lucien a pour intention d’incriminer ce
qu’il pense être un forfait, pis, une trahison de la part de sa maîtresse. L’arme choisie,
l’intimité épistolaire, lui en laisse largement l’opportunité. Cependant, au-delà du pathétique
qui enveloppe cette dénonciation savamment construite autour de tropes – métaphores filées,
all
égorie –, le courrier fait ressortir le déniaisement du héros. Nourri de saines certitudes
qu’épousent les rêves de l’enfance, bercé par de dou ces illusions provinciales d’une solidarité
au service d’un amour « inoxydable », Lucien réalise dans l’attitude de Louise, la perfidie la
plus abjecte ; donnant par là même, un certain niveau d’appréhension de la nature humaine :
sy
nonyme de bilan, à mi-parcours, de son édification. Correspondance de la détresse et de la
dénonciation, cette missive n’est pas moins celle qui informe sur les perspectives nouvelles
d’apprentissage auxquelles le protagoniste doit faire face – trahi en amour, abandonné de sa
bienfait
rice et seul désormais face à son destin. Ici donc, la fiction intimiste donnée à la lettre
restreint celle-ci à la portion congrue de relations bien enfermées entre individus entretenant
des rapports plus qu’affectifs. Brigitte Diaz estime que cette caractéristique fait partie du
profil que l’épistolaire a dû épouser au XIXe siècle :
Au XIXe siècle, la lettre, oubliant l’ancien office de sociabilité mondaine qu’elle remplissait à
« l’âge Sévigné » rejoint résolument le territoire de l’intime. Elle était l’écho d’un sociolecte et
le sceau d’immatriculation d’un personnage social ; elle ne voudra plus être l’idiolecte quasi
cryptique d’une personne.213
En outre, véritable pause descriptive, la correspondance donne l’occasion au lecteur
de rentrer dans l’espace intime du héros que le romancier prend ainsi soin d’ouvrir. Cet
212 Ibid., pp. 215-216.
213 Brigitte Diaz, « Lettre et journal intime au XIXe siècle : influences et confluences », Paris, Champion, 2006,
p. 17, in Epistolaire, Revue de L’A.I.R.E., n° 32.
482
espace est fait de sujets tout aussi divers que la volonté de rassurer, solliciter du réconfort, de
l’apaisement ; d’une nécessité de recharger les acquis pour répartir à l’assaut de la quête :
c’e
st là où le néophyte a le plus besoin d’un compagnon, fût-il simplement psychologique.
C’est un recours précieux que les auteurs eux-mêmes ont dû rechercher aux périodes
névralgiques de leur vie, si ce n’est à tout moment. Flaubert face à George Sand, ou entre elle-
même et Musset, s’édifient des liaisons épistolaires restées célèbres pour la postérité ; comme
entre
Balzac et Madame Hanska à qui il écrivait sans discontinuer en vue de lui exprimer ses
moindres ressentiments.
Quant au cadre amoureux, nous avons affaire au vieil usage de la correspondance qui
s’utilise pour exprimer généralement les effusions de cœurs et les affèteries en usage dans le
domaine sentimental. Ces usages sont ceux qu’on observe dans la déclaration d’amour de
Mathilde de la Mole à Julien Sorel, ou dans la pseudo-correspondance mise en œuvre par
Julien – avec Madame de Fervaques – dans sa stratégie de conquête de Mathilde. Ce dernier
mode a
pparaît comme un artifice romanesque utilisé par Flaubert pour tourner en dérision214
les mœurs sentimentales de l’époque. Il existe bien entendu d’autres types de courriers dans
le corpus dont l’issue ou le contenu sont plus dramatique, ou plus tragiques. C’est le cas d’un
Luc
ien suppliant Madame de Bargeton de se souvenir de lui dans son ascension sociale –
courrier dont le début a été présenté et exploité plus haut –; de la survenue de lettres
anon
ymes à Verrières, dénonçant la relation entre Julien et madame de Rênal, ou encore du
courrier que Madame de Rênal adresse au Marquis de la Mole aux fins de dénoncer Julien
comme
imposteur, et qui emporte le héros. Nous donnons l’économie de ce courrier fatal de
dénonciation qui arrête le cursus du héros.
…Il n’est que trop vrai, Monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me
demandez toute la vérité a pu sembler inexplicable ou même honnête. […]. Mais la conduite,
que vous désirez connaître, a été dans le fait extrêmement condamnable, et plus que je ne puis
le dire. Pauvre et avide, c’est à l’aide de l’hypocrisie la plus consommée, et par la séduction
d’une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un état et à devenir
quelque chose. […]. En conscience, je suis contrainte de penser qu’un de ses moyens pour
214 Julien Sorel, confronté à la résistance de Mathilde de la Mole qu’il entendait conquérir par tous les moyens,
se voit recommandé une méthode d’échanges épistolaires, devant en définitive susciter de l’intérêt pour une
autre femme : en l’occurrence Madame de Fervaques ; et en retour de la jalousie chez Mathilde. Des courriers
pompeux, préparés d’avance et donnés dans un ordre précis, dont Julien n’a guère connaissance du contenu et
auquel il n’attache aucune importance, sinon que celle réservée à la fin de l’entreprise, finissent par rendre
Madame de Fervaques amoureuse de lui, Mathilde jalouse de cette dernière, et amoureuse à son tour de Julien
qui finit par triompher d’elle.
483
réussir dans une maison, est de chercher à séduire la femme qui a le principal crédit. Couvert
par une apparence de désintéressement et par des phrases de roman, son grand et unique objet
est de parvenir à disposer du maître de la maison et de sa fortune. Il laisse après lui le malheur
et des regrets éternels. 215
Si la lettre comporte, comme on veut bien le croire, un enjeu moral, il se lit clairement
ici. Son intervention à ce niveau de l’intrigue est sans appel et fait office de vœu pieux, de
témoignage irréfutable quant à la moralité du protagoniste dont elle scelle, contre toute
attente, par l’effet de surprise le plus rocambolesque, le sort. Départagée entre amertume
personnelle, jalousie et peut-être, foi chrétienne, Madame de Rênal se laisse aller, à travers la
lettre, à la condamnation la plus extrême de son amoureux – dont heureusement ou
malheure
usement, l’œil de l’auteur avertit le lecteur, qu’elle est écrite sous la dictée de son
confesseur – ; manquant par là, aux lois les plus simples de l’amour qui autorisent quelque
indul
gence en pareille circonstance. Que penser ? Sinon que la fiction romanesque est en jeu
et pa
rachève ainsi la délimitation d’un itinéraire qui n’aura connu que trop de succès. C’est
aussi un pan de l’histoire humaine du XIXe siècle que cette trace fragile échappée d’un
naufrage qui glisse subrepticement le héros vers les abysses d’où il ne reviendra plus jamais.
Au tota
l, les courriers expriment de manière générale les confidences du cœur, créent
une forte attente, tout en livrant quelque secret du processus d’apprentissage. Ils se présentent
à cet effet comme l’envers iconoclaste de la quête qui s’opère en règle générale, dans le
secret. Le lecteur avec qui l’œil savant du romancier pénètre, grâce à la correspondance, la
conscience du héros qui expose, à chaque instant, son état d’âme, ses affects et ses attentes par
rapport au processus dans lequel il est engagé, jouit de privilèges. En outre, en ce que
l’épistolaire permet d’éviter la retenue, l’économie des sentiments, l’épistolier en tire les
moyens d’être plus poignant et plus efficace. Quand elle est singulièrement travaillée, la lettre
se bâtit sur un support savamment construit qui couple merveilleusement forme et fond, et
permet d’atteindre au sillage d’une beauté supérieure du langage et de la pensée ; ce qui nous
pousse à
dire avec Gustave Lanson : « qu’est-ce qu’une lettre, sinon quelques mouvements
d’une â
me, quelques instants d’une vie saisis par le sujet même et fixés sur le papier ? ».216
Mathilde de la Mole, enceinte de Julien Sorel, prend la grave décision de l’annoncer à
un père dont elle craint la réaction – eu égard à l’opprobre qu’elle jette ainsi sur sa lignée, au
215 Stendhal, op. cit., pp. 495-496.
216 Gustave Lanson, Introduction au Choix de Lettres du XVIIe siècle, Hachette, 1895 reprise par un recueil
d’articles de G. Lanson rassemblés par Henri Peyre, Essai de méthodes de critique et d’histoire littéraire , Paris
Hachette, 1965, p. 279. Cité par Brigitte Diaz, op. cit., p. 17.
484
regard des usages sociaux en vigueur. Ce témoignage d’amour et de devoir que nous donne
ce courrier de Mathilde à son père est une preuve des multiples caractéristiques de la lyre
épistolaire .
Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus que ceux de la nature. Après
mon mari, vous serez toujours l’être qui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent d e
larmes, je songe à la peine que je vous cause, mais pour que ma honte ne soit pas publique,
pour vous laisser le temps de délibérer et d’agir, je n’ai pu différer plus longtemps l’aveu que je
vous dois…217
Ici, l’objet de la lettre place les liens parentaux à un autre niveau, mêlé de crainte, de
respect et de devoir. La lettre devient le prolongement du discours oral. Là où Mathilde ne
peut exposer de vive voix ce qu’elle a à dire à son père, la lettre prend le relais. Elle apparaît,
de fait, comme une voix intérieure, le médium par lequel on libère l’interdit, le sacrilège : un
médium de
substitution. Elle ne sert plus, relativement à sa fonction originelle, à rompre la
distance physique, mais la séparation morale, l’abîme entre les positions. Par elle, le
protagoniste donne une information à son procréateur, tout en suggérant en filigrane son
indulgence. De nombreux courriers, en effet, empruntent cette forme de substitution,
permettant à l’expéditeur d’annoncer au destinataire ce qu’il se garderait de lui dire de vive
voix. Comme ici, le message épistolaire est donc un moyen de communication différée, une
opportunité qui s’offre d’éviter la confrontation physique et présente, en cela, une arme de
recours. C’est cette caractéristique de contournement que Louise de Bargeton utilise pour
annoncer son désistement dans le « compagnonnage » de Lucien. En effet, articulée autour du
mensonge, de la perfidie et de la trahison, cette lettre de portée informative, rompt de façon
abrupte et pour le moins inattendue la relation qu’elle a suscitée entre elle et le héros, et par
laquelle tous les projets de quête ont été nourris jusque-là. L’objet et la forme de la lettre
expliquent sans nul doute les raisons pour lesquelles celle-ci est remise à la porte de
l’appartement de Louise. C’est ainsi que ce courrier du désistement s’articule :
Mm
e d’Espard est indisposée, elle ne pourra pas vous recevoir lundi, moi-même je ne suis pas
bien, et cependant je vais m’habiller pour aller lui tenir compagnie. Je suis désespérée de cette
contrariété ; mais vos talents me rassurent, et vous percerez sans charlatanisme.218
217 Stendhal, op. cit., p. 477.
218 Balzac, op. cit., p. 211.
485
Par ce courrier, Louise entend se débarrasser définitivement de Lucien devenu
encombrant et qui a besoin pour cela d’être tenu loin de la cellule familiale qu’elle constitue
avec Mme d’Espard, recommandation qu’elle a reçue de cette dernière. S’esquivant sur le
motif d’une indisponibilité qui serait liée à un état de santé défaillant, Louise apprend à
Lucien qu’il a les coudées franches pour affronter seul la vie, mettant ainsi en cause, les
dispositions qu’elle a fait prendre à ce dernier pour l’aider à se réaliser. Voile à la limite du
ridicule, stratagème honteux, ce courrier est la première étape d’une série de désaffections
relationnelles qui influencent durablement la suite de la quête chez Lucien, apparaissant, par
conséquent, comme une étape charnière du processus d’apprentissage. En plus de manque r
d’épaisseur, ce voile est taché par cette couche de lâcheté faite de mensonges cousus de fil
blanc – véritable indice des pratiques, et par delà, des mœurs faisandé es du siècle décadent
qu’est le XIXe siècle.
486
4. APPROCHE IDEOLOGIQUE DES ŒUVRES
4.1. UNE ASPIRATION AU CHANGEMENT
DE L’ORDRE SOCIAL ET DES VALEURS
La condition humaine est perpétuellement soumise à une dynamique de changement
consubstantielle, voire immanente au statut de l’homme. De la cueillette à la chasse, en
passant par la pêche, pour arriver à une agriculture organisée – extensive et intensive –, et à
l’industrie
– en remplacement ou en améliorati on de l’artisanat –, l’homme a fait du chemin.
Des modes
de pensée de plus en plus élaborés ont marqué de leurs empreintes les siècles
passés de l’Antiquité au Moyen-âge, de la Renaissance à la période classique et des Lumières
au Romantisme. Le but commun de toutes ces entreprises de l’intelligence humaine a toujours
été de recourir à des voies améliorées de l’existence de l’individu en société. Ces ascèses qui
ont pour fondement la raison humaine, revisitent en permanence la vocation de l’être humain
à rétablir constamment les termes de sa propre appréhension, à redéfinir sa relation avec le
Créateur et la création, le rôle social, historique, ontologique qui est le sien. Etre doué de
raison, il est tout aussi capable d’appréhender l’existence avec des atouts sensoriels qui lui
permettent à la fois de privilégier un rapport cartésien et/ ou sentimental, voire passionné avec
l’histoire, les événements, les conditions de vie, ses semblables. Cette dualité constitutive de
l’homme est bien celle qui le met en jeu dans les écartèlements de son être à la vie et de ses
rapports aux choses. Le XVIIIe siècle, siècle des Lumières, a affirmé – dans ce rapport
compl
émentaire ou conflictuel, c’est selon, entre ces deux postulations de la condition
humaine – le primat de la raison sur l’univers sensible et modulable d’une intériorité certes
re
connue à l’homme. Dans l’appréhension de l’importante différence – faite de tension
idéologique –
qui s’opère entre ce siècle et celui d’après, Thomas Pavel soutient que :
Le
principe d’extériorité proposait une réponse persuasive au dilemme axiologique familier : si
l’idéal habite ce monde, pourquoi le monde est si éloigné de lui, et s’il ne s’y trouve pas,
pourquoi a-t-il une valeur normative tellement évidente ?219
En effet, le XVIIIe siècle est fortement alimenté d’apports de la raison comme socle
essentiel et unique de la vie intellectuelle. Le siècle est particulièrement dominé en matière de
pratique littéraire par « une littérature d’idées », pour employer le mot de Christiane
219 Thomas Pavel, La Pensée du roman , Paris, Gallimard, 2003, p. 134.
487
Lauvergnat-Gagnière qui ajoute : « L’homme de lettres d’hier, nourri d’humanités et soucieux
de be
au langage, se transforme désormais en homme de pensées, curieux de toutes les formes
de savoir et décidé à mettre sa plume au service de la raison. Cet esprit universel, ce
philosophe qui « agit en tout par raison » (Dumarsais, article « Philosophe » de
L’En
cyclopédie), va satisfaire ses appétits encyclopédiques en souhaitant élargir le champ de
la littérature. 220». Ce culte rendu à la science et à la raison donne la caractéristique
particulière aux écrivains les plus réputés du siècle – Montesquieu, Voltaire, Diderot,
Roussea
u – d’être férus de mathématiques, de physiques de biologie, de botanique, et de toute
discipline
ayant trait au raisonnement scientifique. A l’inverse, de nombreux savants
spécialisés dans leurs domaines parviennent à s’immiscer dans le monde de la création
littéraire : c’est le cas de Buffon, d’Alembert, d’Holbach ou Condorcet. Au récit de voyage,
l’on consa
cre une réflexion critique sur la relativité des mœurs et de la pensée – Montesquieu,
Lett
res persanes , 1722-1728. « Ainsi, à côté d’une littérature de fiction et de divertissement
(pas touj
ours exempt d’intentions polémiques), se développent des œuvres théoriques,
abstraites, qui, grâce à des qualités spécifiquement littéraires et à la notoriété de leurs auteurs,
atteignent un public qui s’en serait détourné en d’autres temps. Les nouveaux domaines
explorés sont l’histoire ( Montesquieu, Considération sur la grandeur des Romains et de leur
décadence ; Voltaire, Le Siècle de Louis XIV , Essai sur les mœurs ), la politique (Montesquieu ,
L’Esprit des lois , Rousseau, Du Contrat social ), la religion (Voltaire, Traité sur la tolérance ;
Diderot, Le Rêve de d’Alembert ), les arts et la littérature (Diderot, Discours sur la poésie
dramatique ; Rousseau, Discours sur les sciences et les arts ), les sciences naturelles (Buffon,
Histoire naturelle ; Bernardin de Saint-Pierre, Etudes sur la nature ), etc. Le sommet de cette
tendance nouvelle à mêler idées scientifiques et littérature est atteint avec l ’Encyclopédie qui
associe étroites descriptions techniques et généreuses pages philosophiques, et dont Jaucourt
dit qu’elle est « un don de la nature perfectionné par le travail, par l’art et par l’habitude, pour
juge
r sereinement de toute choses221. » L’Encyclopédie se présente dès lors comme le
sanctuaire de toutes les connaissances dignes de considération humaine. Elle ressasse les idées
nouvelles ainsi privilégiées par la caractérisation élective des esprits éclairés de cette époque,
dans les matières suivantes : « abandon du respect craintif pour la religion (« Nous sommes
des
hommes avant d’être des chrétiens », Diderot, article « Raison ») ; préférence pour le
libéralisme politique d’une monarchie « éclairée » ; lutte en faveur des grandes libertés : de
220 Christiane Auvergnat-Gagnière, et alii, op. cit., p. 159.
221 Ibid., pp. 159-160.
488
pensée, d’expression, de diffusion des idées ; refus de toute contrainte abusive : torture,
arbitraire
juridique, esclavage ; postulation d’un idéal de pensée : « le vrai philosophe est
donc
un honnête homme qui agit en tout en raison et qui joint à un esprit de réflexion et de
justesse, les mœurs et les qualités sociables » (Dumarsais, article, « Philosophe »)222.
Voici donc résumé l’héritage intellectuel que le siècle des Lumières concède aux
générations du XIXe siècle caractérisé par le grand mouvement romantique dont l’apport
essentiel est la prise en compte du sujet comme foyer et instigateur de toute la relation à la
création et au Créateur. Pour Thomas Pavel,
L’enseignement romantique – enseignement que le modernisme reprit à son compte – insistait
de surcroît sur la prééminence de la subjectivité. L’unité poétique du monde, évoquée
silencieusement par la puissance formelle des œuvres, n’était censée se dévoiler que dans le
secret de l’intériorité. Et comme l’âme du poète avait reçu la tâche d’être aussi bien le miroir
que la source vive du monde, on pensa que le vécu subjectif le plus bref et le plus humble
emmagasinait autant de joyaux éternels que la voûte céleste. La tâche principale de l’art – y
compris celle de l’art du roman – devint donc celle de surprendre sur le vif et de convoquer pa r
la magie de la forme la co-naissance du sujet et du monde. Transfiguré par le culte de la
subjectivité, le « Livre sur rien » devenait le « Livre sur tout ».223
Ce sont ces nouvelles préoccupations qui fondent la pensée et l’esthétique littéraire
dont se servent les romanciers pour inoculer la vision nouvelle qui embrasse la société et
l’homme dans leurs différents aspects et relations. C’est sur ces fondements que le roman de
formation, assimilable au Bildungsroman allemand, prend son essor. Alain Montandon est
formel pour dire qu’ « il s’agit du récit de la “ marche vers soi de l’individu problématique »
quand
G. Lukács l’assimile au processus qui mène l’individu « à une claire connaissance de
soi ».224 Le roman de formation inaugure une expérience d’apprentissage pour l’individu de la
société nouvelle où il est appelé à réaliser son insertion. Ce roman « s’intéresse d’abord à la
vie intérieure, au caractère de son héros en élaborant une psychologie du développement
(pour laquelle Leibniz a pu donner quelque fondement). Cette forme d’éducation, donnée par
la vie, est conforme à la nature et émancipe l’individu des liens traditionnels (sociaux,
religieux). […]. La dynamique vient donc en partie de cette tension entre l’individu et le
222 Ibid., pp.185-186.
223 Thomas Pavel, op. cit., p. 24.
224 Alain Montandon, Le roman au XVIIIe siècle en Europe , Paris, PUF, 1999, p. 353.
489
monde et du mouvement qui en résulte ».225 Notre corpus nous permet de nous familiariser
avec cette société du XIXe siècle et d’en systématiser un certain nombre de caractéristiques
idéologiques fondamentales autour desquelles s’articulent l’évolution de la société, des mœurs
et de leur intégration par l’individu.
4.1.1. UNE ETUDE DES MŒURS
Le corpus se déploie autour de deux réalités sociales sensibles à travers le clivage
entre classes nanties et classes démunies. Les premiers, qui jouissent d’une position sociale
élevée, ont une fortune et le positionnement liés à la naissance et rarement au mérite. M. de
Rênal, Le Marquis de la Mole, de Croisenois, Mesdames de Bargeton, de Rênal sont tous nés
nobles et sont appelés à recevoir et à perpétuer les honneurs et la fortune dus à cette
naissance ; à l’opposé, Lucien Chardon, Julien Sorel, Frédéric Moreau, nés de classes
roturière
s, portent les fardeaux humiliants et les préjudices liés à cette basse naissance. Dans
Illusions perdues , Balzac retrace les difficultés d’une vie à travers les méandres d’une
existence piteuse faite de sacrifices, de misères quotidiennes et de souffrance morale et
physique des Chardon, à côté de l’Angoulême de Mme de Bargeton, du Préfet, de la noblesse
provinciale et de la bourgeoisie émergeante qui ne souffre guère des petits problèmes
matériels de l’existence. Tout comme à Verrières où Ms. De Rênal, Valenod et de Moirod, à
la tête de la noblesse et de la bourgeoisie locales, jouissent de tous les privilèges et autres
intrigue
s, situation que Julien ne comprend qu’une fois admis dans l’intimité de cette société :
« Julien arriva directement à voir la société telle qu’elle est aujourd’hui […] A son
inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se
passaient à Verrières ». Dans son mode de fonctionnement, la société n’est pas seulement
compartimentée, elle est aussi et surtout fermée dans ses méthodes et modes de régulation que
le simple roturier ne peut toujours pas lire. Julien, initié grâce aux bons soins de Mme de
Rênal, peut enfin recevoir la signification « des intrigues très compliquées ourdies, depuis
deux ans, auprès du préfet de Besançon », [et qui consistait à faire de M. de Moirod] « le
premie
r, et non pas le second adjoint du maire de Verrières 226». C’est aussi et surtout au pied
de Mme de Bargeton que Lucien, admis comme par effraction dans le cercle très fermé de
l’aristocratie angoumoisine, arrive à comprendre certaines subtilités de cette vie, pour le
225 Ibid., p. 354.
226 Stendhal, op. cit., p. 120.
490
moins complexe aux yeux du premier venu. La société aristocratique et bourgeoise a un code
particulier de fonctionnement et s’identifie, à bien des égards, comme une confrérie, avec des
règles étanches et imperméables au premier venu. Frédéric Moreau s’y heurte à Paris dans ses
premiers commerces avec les exigences de la vie parisienne : « Il voulut s’amuser. Il se rendit
aux
bals de l’Opéra. Ces gaietés tumultueuses le glaçaient dès la porte. D’ailleurs, il était
retenu par la crainte d’un affront pécuniaire, s’imaginant qu’un souper avec un domino
entraînait à des frais considérables, était une grosse aventure. 227» – difficultés par lesquelles
passent tous les héros du roman de formation. L’ « exclu de naissance » doit faire un pas
supplémentaire pour espérer comprendre cette société et y envisager une place ; société d’où
émanent
les signaux de l’exclusion traduite par les périphrases dédaigneuses par lesquelles
l’auteur, par une voie détournée228, appelle les candidats à cette intégration. Julien est assimilé
au « petit paysan », « au fils du charpentier », à un « petit ouvrier 229», Lucien est appelé
« poétriau », et chacun est identifié à un « grand homme de province » ; toutes ces
appell
ations qui sont le fait de cette société, traduisent éloquemment ce mépris à visage
découvert, cette exclusion des candidats à l’intégration dans la société du XIXe siècle, en
même temps qu’elles informent sur la méchanceté de l’être humain. Les nantis se barricadent,
se fréquentent mutuellement, se marient entre eux : le Marquis de Croisenois, noble de
naissance, est fiancé à la jeune, belle et distinguée Mathilde de la Mole pour perpétuer la
descendance nobiliaire, M. de Rênal épouse Mme de Rênal, noble de naissance, Mme de
Bargeton, née de Nègrepelisse, finit pour épouser le Comte du Chatelet, au détriment de
Lucien, dont elle ne peut même pas faire un amant, en dépit de son amour pour ce beau et
talentueux poète. Pis, l’histoire, les activités et leurs corollaires que sont la relation sociale,
l’estime, la place de l’individu, sont toutes orientées dans le sens de la perpétuation de ces
inégalités. Julien est appelé à s’habiller en noir ou en bleu, mais il ne peut avoir le choix de la
couleur de ses habits, Lucien ne peut habiter le même appartement que Mme de Bargeton
pour laquelle il pourrait constituer un obstacle dans ses nouvelles ambitions d’ascension
sociale. On se méfie du roturier, on en a honte, comme Lucien le confie à sa sœur Eve :
«
Mme de Bargeton a eu honte de moi, m’a renié, congédié, répudié le neuvième jour de mon
arrivée 230». A cette descente aux enfers de Lucien le héros de Stendhal s’oppose par un
227 Flaubert, op. cit., p. 72.
228 Ces périphrases ironiques sont empruntées à l’environnement immédiat des héros.
229Stendhal, op. cit., pp. 126-127.
230 Balzac, op. cit., p. 217.
491
chemin croisé : en effet, pendant qu’ « il oubliait son triste rôle de plébéien révolté 231»,
Mathilde de la Mole l’ennoblissait : « Que lui manque t- il ? un nom et de la fortune. Il se
ferait un nom, il acquerrait de la fortune. 232» ; mieux, elle finit par tomber amoureuse de lui et
dévoile un pan de cette hypocrisie commune sur laquelle reposent les certitudes de leur
condition de nobles, en face de ses courtisans et de son fiancé :
Que d
emain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comté, dit-elle à M. de Caylus,
s’aperçoive que Julien est son fils naturel, et lui donne un nom et quelques milliers de francs,
dans six semaines il a des moustaches comme vous, Messieurs, dans six mois, il est lieutenant
de housards comme vous, Messieurs. Et alors la grandeur de son caractère n’est plus un
ridicule. Je vous vois réduit, Monsieur le Duc futur, à cette ancienne mauvaise raison : la
supériorité de la noblesse de cour sur la noblesse de province. Mais que vous restera t-il, si je
veux vous pousser à bout, si j’ai la malice de donner pour père à Julien un duc espagnol,
prisonnier de guerre à Besançon du temps de Napoléon, et qui, par scrupule de conscience, le
reconnaît à son lit de mort ?233
Cette réaction, toute partisane qu’elle est – puisque Mathilde est amoureuse de Julien –
, renferme la levée de bouclier sur un certain nombre de vanités et de pratiques malhonnêtes
de cette société qui ne repose que sur des artifices ; ce qui se confirme lorsque Mme de
Bargeton tente de faire de Lucien Chardon, Lucien de Rubempré, ou encore par cette volonté
acha
rnée de ce monde agité par le commun vertige de la promotion au sein de la noblesse : le
Marquis de
la Mole aspire à devenir duc, à l’instar du Comte du Chatelet, qui lui-même
rejoint en cela les prétentions de Mme de Bargeton . En fin de compte , par ironie tragique,
Julien est fait lieutenant de housards par les soins du Marquis de la Mole, avec une position
financière des plus enviables, avant qu’il ne soit dénoncé et compromis par son crime.
Au surplus, dans le corpus, toutes les sociétés étudiées témoignent de l’ensemble des
activités des nantis et des mœurs qui y ont cours. Les mœurs visitées et exposées sont celles
des classes aisées que l’on cherche à imiter par ailleurs ; les autres conditions sociales, sont
juste
évoquées, si ce n’est moquées ou tournées en ridicule. Ce parti pris flagrant – certes
consubstantiel au roman de formation dans lequel le héros entend faire son apprentissage au
231 Stendhal, op. cit., p. 340.
232 Ibid., p. 349.
233 Ibid., pp. 353-354.
492
sein de la société234 – est symptomatique de l’instinct d’oubli ou de la place des classes
défavorisées que tous, y compris les romanciers, font deux fois victimes : tant par l’exclusion
que
par le choix de l’itinéraire du héros. Mœurs exclusionnistes, culture outrée de valeurs et
de codes surannés, abus divers de position ; haines injustifiées, victimisation imputable au
simple jeu
de la naissance, cris de douleurs étouffés et autres gémissements bien contenus
d’individus souffreteux sont le lot de cette société scindée en deux classes diamétralement
opposées par l’étanche cloison de la haine et de l’ignorance.
Au-delà de ces ressorts de l’avancement sous la Restauration, la société du XIXe siècle
est également et surtout caractérisée par l’hypocrisie religieuse et le culte de la malhonnêteté.
L’ordre est présent dans toutes les intrigues sociales et politiques où ses représentants, minés
certes par des querelles intestines, sont néanmoins les nouveaux nantis235. En effet, le clergé et
ses représentants officient dans toutes les grandes cérémonies, réclament la paternité des rôles
essentiels dans le processus des révolutions et inclinent le politique à leur solde, comme lors
du voyage du roi de *** à Verrières236. En outre, dans ce contexte du XIXe siècle, pointent
des indices d’une altercation larvée entre royalistes et libéraux237 d’une part et entre bourgeois
et nobles d’autre part ; en définitive, les changements intempestifs de régime ont créé chez le
peuple
des alliances et des attentes qui fondent le ferment du mécontentement et des attitudes.
Les mœurs se ressentent également de la profusion de la passion amoureuse qui abonde
comme un indicateur de vitalité du héros, le nœud gordien du processus d’apprentissage. Le
XI
Xe siècle accorde à cette activité toutes les faveurs du trésor du cœur et des commerces en
société. En effet, l’amour immobilise, freine les ardeurs et engourdit ou inhibe toute initiative
lorsqu’il est trompé ou non consommé – René, Frédéric, Octave – ; il fragilise, grise et fait
perdre
la raison lorsqu’il atteint au sillage du bonheur – Lucien de Rubempré et Julien Sorel.
Le
mariage n’est guère épargné : « Etrange effet du mariage tel que l’a fait le XIXe sièc le !
L’ennui de la vie matrimoniale fait périr l’amour sûrement quand l’amour a précédé le
234 Appelé à se réaliser au sein d’une société où l’essentiel de ce qui fait prestige et envie se trouve concentré
entre les mains des classes aisées, le héros de jeunesse, a pour parcours obligé, cette classe de nantis au sein et à
l’aune de laquelle, il est amené à actualiser ses potentialités.
235 Julien Sorel choisit l’ordre au détriment de l’armée pour les avantages pécuniaires d’un évêque, comparés à
ceux, inférieurs des Généraux d’armée, mêmes ceux de Napoléon , Stendhal, op. cit., p. 133.
236 « Après le discours de l’évêque et la réponse du roi, sa Majesté se plaça sous le dais, elle s’agenouilla fort
dévotement sur un coussin près de l’autel », Stendhal, op. cit., p. 133.
237 « M. de la Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le soir, à Verrières, les libéraux
trouvèrent une raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes. », Stendhal, op. cit., p. 136. Ou encore,
cette fameuse phrase de Lousteau : « nos grands hommes sont divisés en deux camps. Les royalistes sont
romantiques, les libéraux sont classiques », Illusions perdues , p. 359.
493
mariage. » 238 Ce que Stendhal n’ajoute pas et qui est cependant à l’œuvre dans le roman, est
que lorsque l’amour n’a pas précédé le mariage, sa rencontre bouleverse les liens sacrés du
mariage, à l’exemple de Mme de Rênal.
P
ar ailleurs, s’il y a une valeur autour de laquelle l’unanimité semble aller de soi, c’est
l’argent. C’est une valeur qui circule au milieu de toute cette société comme le bien le plus
prisé, conférant une considération et une position sociale quasi indiscutables. L’importance
que Frédéric prend aux yeux de Mme Arnoux est redoublée lorsque celui-ci consent à lui
révéler l’héritage qui l’attend. L’héritage suffit à lui seul pour maintenir ou briser des liens
sociaux et conventionnels. René et Amélie sont obligés de quitter la maison familiale pour la
céder à un frère aîné à qui elle revient par héritage : « Il fallut quitter le toit paternel, devenu
l’héritag
e de mon frère : je me retirai avec Amélie chez de vieux parents 239» dit
Chateaubriand à travers René ; et Frédéric est au bord de la rupture avec sa mère lorsque
ce
lle-ci lui annonce le caractère hypothétique d’un héritage attendu, de longue date, comme
devant asseoir définitivement la fortune du héros. Le XIXe siècle fait de cette création sociale
un véritable sésame à la prospérité et à la distinction qui s’y rattache. Les personnages des
œuvres du corpus prennent de la dimension au regard de la fortune potentielle qu’ils pèsent.
On évalue la fortune du Marquis de la Mole à des millions de francs, M. Dambreuse requiert
le respect de tous à cause de l’étendue de sa richesse – lui qui est devenu bourgeois en
s’enrichiss
ant et en abandonnant la particule nobiliaire de son nom –; ou encore, Flaubert
informe le
narrateur que l’héritage laissé par la mère de Charles Deslauriers est de six mille
francs : somme largement insuffisante pour couvrir une année de dépense, ce qui suffit pour
créer une dépendance du personnage vis-à-vis de Frédéric dont il sollicite l’aide durant toute
la durée de l’intrigue. L’acquisition de cette manne d’une vie qu’est l’héritage, provoque
toutes formes de réaction et d’attitude chez les protagonistes : Mme Dambreuse sort des
corse
ts de la morale pour « accompagner » son époux du même nom à la mort dans l’espoir
de se créer une perspective d’enrichissement certain avec le montant de l’héritage que doit
laisser ce riche bourgeois, à sa mort. Et même si les dispositions du mari la déshéritent au
profit de son enfant adultérin, c’est surtout le caractère inhumain de l’individu qui, hors de
tout scrupule, se réjouit presque de la mort du conjoint, après l’y avoir accompagné, qui est
mis en exergue ici. L’argent est considéré comme un facteur perturbateur de mœurs au devant
duquel ni la raison ni la probité, ne peuvent suffire pour garantir la dignité humaine. Tous ou
238 Stendhal, op. cit., p. 184.
239 Chateaubriand, op. cit., p. 171.
494
presque, sont frileux devant cette invention qui sape le moral et assiège la conscience au point
de l’en dépraver et sont prêts à y recourir quelles que soient la méthode ou la manière
utili
sées, comme en témoigne cette réaction de Lucien, à la croisée des chemins :
Partag
é entre le désir de poursuivre sa vocation et celui de goûter sans retard la récompense de
ses dons, le héros hésite : « Mon Dieu ! De l’or à tout prix ! se disait Lucien, l’or est la seule
puissance devant laquelle ce monde s’agenouille. Non ! lui cria sa conscience, mais la gloire, et
la gloire c’est le travail ! ».240
Cette immoralité à la limite de l’insouciance, dictée certainement par le besoin, si
répandue dans les mœurs de cette société, est atténuée par des voix opposées qui tentent de
restaurer une morale possible : c’est le cas de Julien Sorel dont la haute idée de soi et l’orgueil
qui s’y
rattache ne peuvent souffrir une quelconque obtention d’argent acquis dans des
conditions déshonorantes, ou encore, du groupe de d’Arthez – « le cénacle » – qui constitue
l’une des rares poches de moralité des Illusions perdues, et dont l’intervention auprès de
Luc
ien traduit fort à propos le mince espoir d’une rédemption possible de la morale humaine.
Ravalé dans les mêmes conditions de vie que Lucien, investi d’une mission plus noble du
point de vue éthique et professionnel, Daniel d’Arthez devient, auprès du héros, le porte-voix
de cette probe conscience que Lucien a du mal à écouter :
On n
e peut être grand homme à bon marché. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. […]
Vous avez au front le sceau du génie […] ; si vous n’en avez pas au cœur la volonté, si vous
n’en avez pas la patience angélique, si à quelque distance du but que vous mettent les
bizarreries de la destinée vous ne reprenez pas, comme les tortues qu’elles soient, le chemin de
votre infini, comme elles prennent celui de leur océan, renoncez dès aujourd’hui.241
C’est un appel à la constance sur le chemin de l’effort, seule condition pour l’individu
d’être délivré de sa situation première d’existence d’une part, et d’actualisation de son
potentiel d’autre part.
Les projets qui sous-tendent le changement de l’ordre social sont variés : ils prennent
leur source dans tous les domaines de la vie de l’individu en société, des aspects les plus
intimes à ceux qui reflètent les marques de la probité et de l’éthique. L’amour est un domaine
qui échappe à l’étanche cloison des barrières de classes – même si des obstacles subsistent
240 Thomas Pavel, op. cit., p. 250.
241 Balzac, op. cit., pp. 234- 235.
495
encore. La passion sentimentale, en effet, est un univers d’égalité, semblent nous dire Musset
et Stendhal. La condition humaine se nourrit de valeurs impérissables de travail, d’honnêteté
et de persévérance que rien, même la course à l’argent, ce nouveau dieu des hommes, ne doit
subvertir au sein d’une société où les pratiques conservatrices, la gangrène des ambitions et la
sécheresse des cœurs font de l’individu le siège des réflexes du protectionnisme de ses acquis.
Les expériences des héros du roman de formation, certes malheureuses et non concluantes,
sont des voies possibles d’une rédemption de la condition humaine, préalable à des pratiques
sociales saines et conviviales.
4.1.2. UN DISCOURS DU DESENCHANTEMENT
Le XIXe siècle s’ ouvre et se prolonge avec une instabilité chronique de régimes
politiques qui fragilise toute la France de l’époque et qui influe considérablement sur
l’existence d’une « jeunesse soucieuse », comme il a été rappelé dans les première et
deuxième parties. Le désenchantement est à la fois dans les vies et dans les cœurs, comme
dans la création artistique et littéraire. Les romantiques qui caractérisent cette époque, se
définissent en opposition aux modernes du siècle précédent de la façon suivante:
Le c
hamp des Modernes célèbre le triomphe de l’ordre, de la paix civile et de la raison, dans le
temps linéaire et cumulatif du progrès. Le romantisme au contraire, dès ses origines contre-
révolutionnaires et/ou antinapoléoniennes, donne voix aux critiques d’une actualité
désastreuse : désordre, division, déraison, « saturnales de l’athéisme et de l’anarchie », pour
parler comme le jeune Hugo. Le moment actuel que les écrivains romantiques entendent
exprimer n’est pas un point d’aboutissement (achèvement et perfection en un nouveau siècle
d’or), mais un processus inachevé, transitoire […] », dit Chateaubriand à travers RE. Une
« statue […] incomplète […] » au côté d’une autre, celle du passé en débris, détruit par la
Révolution ; « le siècle présent », écrit Octave au chapitre II de La Confession d’un enfant du
siècle (1836) d’Alfred Musset, « sépare le passé de l’avenir, […] n’est ni l’un ni l’autre et […]
ressemble à tous les deux à la fois, et […] l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche
sur une semence ou sur un débris242 ».
Cette actualité oppressante est abordée sous l’angle pesant et énigmatique du
« crépuscule » qui désigne « le lever du jour ou la tombée de la nuit243 », selon Claude Millet
242 Claude Millet, op. cit., pp. 75- 76.
243 Ibid., p. 76.
496
qui poursuit pour être plus précise : « La voix qui s’élève du poème ou du récit, du chant ou
de
l’aveu, s’élève au cœur des instabilités politique, religieuse, amoureuses aussi. Le présent
est en crise : crise religieuse, politique, morale, symbolique 244». Le siècle est donc marqué
par les affres du malaise qui induit le désenchantement. L’amour, thème privilégié du
romantisme, féconde une sensibilité inouïe grâce à laquelle le moi tisse un réseau affectif que
la mythologie romantique désire répandre à toute l’humanité. Cependant, comme le précise
Gérard Gengembre : « A l’horizon de la sensibilité, […], s’inscrit la conscience
malheure
use »245, celle qui inhibe le héros du roman de formation dans sa relation à la femme.
Parce qu’ils aiment d’un amour qui « constitue bien ici une expérience axiale, cardinale : tout
le reste
ne se pense ou ne se rêve que rapport à lui, ne parvient même à se formuler qu’en son
langage.246» René et Octave rentrent dans un engrenage «d’ordre proprement métaphysique »,
selon
le mot de Jean-Pierre Richard, qui les aliène définitivement. Cet amour excessif,
possessif et à la limite de la déraison, s’ouvre sur un sentiment d’auto-reflexivité dont le
corollaire est double : il est la manifestation d’un narcicisme outré d’une part : – « Un tel
sentiment de cohésion quasi physique caractérise d’ailleurs en même temps la relation tout
aussi importante que le moi aimant entretient avec lui-même 247» – et la modification du sens
et de la considération donnés à l’amour de l’autre. Investis d’une telle passion d’essence
purement romantique, en ce qu’elle ouvre sur des aspirations innommables couplées
d’attentes inédites, les héros ne peuvent donner de l’amour que cette face hideuse et/ou
immaculée, et cette capacité qu’il a d’infliger, à vie, l’impotence à la condition humaine. Dès
lors, la passion sentimentale se débride, cesse de refléter ce champ où les cœurs s’unissent
pour harmoniser leur bonheur, et ouvre la voie à une lucarne du désenchantement, qui
s’empare tout aussi bien de Frédéric Moreau – amoureux de Mme Arnoux de cet amour
romantique –, mais s’en trouve handicapé à vie, ankylosé par l’insuccès de son entreprise.
L’
excès de l’amour romantique pousse le héros à rechercher l’infini et, « son identification à
l’inac
cessible conduit […] à celle d’un manque 248», qui ne saurait être comblé. Cette société
des désillusions sentimentales qu’est le XIXe siècle offre par ailleurs des failles autrement
plus profondes, qui ne laissent guère indifférents les romantiques. L’itinéraire des héros
d’apprentissage est, en effet, révélateur de nombreux indices de dysfonctionnement de cette
244 Ibid., p. 76.
245 Gérard Gengembre, op. cit., p. 59.
246 Jean-Pierre Richard, op. cit. p. 213.
247 Ibid., p. 213.
248 Gérard Gengembre, op. cit., p. 59.
497
société. Celle-ci est exposée, comme nous le montrions dans le chapitre précédent, sous deux
faces diamétralement opposées : le quartier et la vie agrémentée des nantis face à la misère
criante
des roturiers. Et les romanciers prennent le temps de faire ressortir cette différence sur
tous les plans. L’accumulation des richesses et des biens s’accompagne, en règle générale,
d’un confort insolent qui traduit le contraste frappant entre la quête du héros, son modeste
mode de vie – reflet de celui des classes démunies – et l’étendue des biens dont l’ostentation
const
itue une insulte à la raison. Pis, l’origine de ces biens n’est pas toujours honnête ou, à
tout le moins, ne repose guère sur des critères objectifs de distribution de richesses en société ;
comme
en témoigne M. Valenod – le directeur du dépôt –, le personnage de Stendhal, dans
Le
Rouge et le Noir qui reçoit Julien à dîner chez lui. Le décor, comme en pareille
circonstance, est surfait et participe de cette volonté d’éblouir qui hante si naturellement le
cœur des arrivistes : « Cette disposition fut augmentée par l’aspect de la maison du directeur
du dé
pôt. On la lui fit visiter. Tout y était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque
meuble ».249
Julien éprouve tout le malaise de l’indignation au cours de ce dîner lorsqu’il entend un
chant du côté des détenus dont la pension, pense-t-il, constitue l’essentiel des revenus de M.
Valenod.
Stendhal en vient à faire partager une vision très équivoque d’un désenchantement
presque neutre, par la voix de Lucien d’abord, ainsi que par celle du narrateur, censé être plus
proche de lui :
– O
Napoléon ! qu’il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d’une
bataille ; mais augmenter lâchement la douleur du misérable !
J’avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une pauvre
opinion de lui. Il serait digne d’être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui
prétendent changer toute la manière d’être d’un grand pays, et ne veulent pas avoir à se
reprocher la plus petite égratignure ». 250
Stendhal a une position bien curieuse dans cette intervention qui prête à équivoque. Il renvoie
en effet, dos à dos, la force et l’honnêteté comme modes de changement possible de l’ordre
social, corroborant l’analyse de Thomas Pavel :
Po
ur Stendhal, comme pour les adversaires de l’idéalisme romanesque du XVIIIe siècle, le
cœur humain ne change guère d’une période à l’autre, […] Pour frappantes qu’elles soient, ces
249 Stendhal, op. cit., p. 166.
250 Ibid., pp. 167-168.
498
différences n’agissent pas en vérité au niveau le plus profond des individus et, si elles en
modifient la liberté de manœuvre et les choix de carrière, elles ne sont assurément pas
responsables de l’énergie qui conduit les hommes à travers le labyrinthe du monde. […]. Il
reste que, selon lui, les passions et les ambitions des protagonistes ne peuvent être expliquées
par la seule action du système social qui les accueille et les oriente .251
Au surplus, Stendhal remet en cause la société dans son ensemble à travers le caractère
humain dont l’essence lunatique, ne peut augurer d’une certitude de comportement a priori.
L’homme est diversement tiraillé par l’énergie de l’ambition et de la passion que la société
actualise dans une direction ou dans une autre, qu’il semble nous indiquer, refusant ainsi de
soumettre ses personnages à la chaîne du déterminisme historique et social. Chez Stendhal, le
désenchantement est ainsi à l’échelle d’une humanité qui fonctionne sur un mode
préalablement vicié dont l’empire gouverne l’action de l’individu. En définitive, la libération
ne peut être du fait de l’homme. L’argent, principal agent de perturbation des mœurs, fausse
la relation humaine, accapare les consciences et tue le sentiment dans les individus guidés par
la logique des intérêts. C’est cette conduite odieuse qui est à l’œuvre dans Illusions perdues ,
avec Lucien, confronté au monde pernicieux et vorace de la presse et de l’édition. Le
désenchantement qu’inspire ce milieu, que Balzac traite de la façon la plus terrifiante,
commence par la déception qu’il crée, chez Lucien, dès le premier contact: « Lorsqu’il entre
pour la
première fois au « petit journal », Lucien, qui croit pénétrer dans le temple où
officient,
avec une sérénité supérieure, les prêtres de la « sainte critique », est tout de suite
dégrisé : désordre, improvisation, récriminations sordides et corruption, dans une espèce d e
fuite e
n avant au jour le jour, soumise aux incessants aléas et aux impératifs de combinazioni
économico politiques plus ou moins clandestines 252». Balzac décide de s’attaquer au monde
da la presse au vitriol, comme l’avait fait avant lui Théophile Gauti er253 ; mais, cette fois-ci,
avec plus de détails et à partir, non « d’un individu vivant des mésaventures singulières, mais
un type
en proie à un phénomène exemplaire : le jeune homme du XIXe siècle face à la grande
plaie de ce siècle, le journalisme ».254 Ce monde véreux de la presse, tel que Balzac donne à le
voir, perd deux fois l’individu : d’abord en le détournant de toute morale et de l’honnêteté
profe
ssionnelle orthodoxe ; ensuite et surtout, en créant les conditions mafieuses d’une
251 Thomas Pavel, op. cit., pp. 261- 262.
252 Philippe Berthier, op. cit., p. 22.
253 Dans la Préface de Mademoiselle de Maupin , 1834, « Gautier se propose de « faire la critique », définissant
les journaux comme “des espèces de courtiers et de maquignons“ qui s’interposent entre les artistes et le
public », ibid., pp. 21-22.
254 Illusions perdues , Préface de l’Edition de 1839, repris par Philippe Berthier, ibid., p. 21.
499
dépendance financière qui l’aliène dans une pratique constante d’un art acquis aux seuls
intérêts partisan et pécuniaire des propriétaires de presse et des libraires :
La p
resse intimement liée au sort du théâtre et de la librairie par la puissance de la critique, qui
s’exerce quotidiennement dans ses colonnes et décide souverainement du succès ou de l’échec,
et donc en définitive de l’argent à gagner ou à perdre : l’argent, le fond de la langue ici comme
partout- [comme à Verrières255] – […]. Dans ce monde d’un cynisme théorisé, les idées ne
valent que par ce qu’on peut en tirer d’avantages concrets, et il s’agit donc en priorité, non pas
de croire en quoi que ce soit, mais de se ménager partout des appuis efficaces : […]. Là est
sans doute le vice suprême de la presse qui, par mercantilisme, vend chaque jour son âme, en
dispose selon les nœuds d’intérêts toujours mouvants qui s’y emmêlent, dans un complet
insouci de la substance et du sens, soumis aux plus impudentes trahisons. Lousteau se voit lui-
même comme « un acrobate », capable de contorsionner sa pensée avec d’autant plus de
virtuosité qu’il n’a pas de pensée propre, mais seulement les pensées qu’il faut avoir,
tactiquement, dans un certain contexte, à un certain moment, en vue d’un certain but à
atteindre, toujours étranger au sujet.256
Dans cet univers de tourbillons apparenté à l’art de la roublardise, assimilé à un
« automatisme journalistique », par Philippe Berthier « ce n’est plus le grain de la vérité qui
est moulu, mais le vent du sophisme. » 257 Le crime parfait est commis lorsque Julien, fragile
provincial, dévoré par le talent et aux prises avec les pires ennuis financiers du bourbier de
« la Babylone nouvelle 258», n’a d’autre solution que de goûter à cette soupe
« faisandée. » Quand il finit par y prendre plaisir, il compromet définitivement sa carrière,
comme le relève cette analyse touchante : « L’immoralité insouciante du jeune journaliste fera
désorma
is place à l’alliance lucide et délibérée avec les forces du mal ».259 C’est un indice du
sabotage et de la perversion où l’activité journalistique jette les talents promis à un avenir
certain ; l’engrenage social commence par ce piège qui finit par user les héros en quête de
réali
sation, à l’instar de Lucien : d’où le désenchantement de Balzac vis-à-vis de ce corps de
métier
« excipant de son indépendance à l’égard d’un système auquel il n’aurait rien
demandé 260».
255 Confère Le Rouge et le Noir , p. 29.
256Philippe Berthier, op. cit., pp. 21-23.
257 Ibid., p. 23.
258 Stendhal, op. cit., p. 429.
259 Thomas Pavel, op. cit., p. 251.
260 Philippe Berthier, op. cit., p. 22.
500
La remise en cause du journalisme telle qu’elle est pratiquée est aussi le fait de
Stendhal et de Flaubert, qui certes, n’y vont pas avec la même énergie que Balzac, mais en
donnent tout de même une bien piètre image. Julien Sorel fait remarquer à M. de la Mole261 la
célérité des journaux à travestir les idées soucieuses de traduire les pensées authentiques de
l’individu et insinue par là le manque de confiance qu’inspirent ces organes ; en écho à cette
réa
ction de Deslauriers : « Est-ce que les journaux sont libres ? 262». Cette interrogation est
suivie d’une remise en cause totale d’un système passé au crible par le personnage de
Flaubert : « Quand on pense qu’il peut y avoir jusqu’à vingt-huit formalités pour établir un
batele
t sur une rivière, ça me donne envie d’aller vivre chez les anthropophages ! Le
gouve
rnement nous dévore ! Tout est à lui, la philosophie, le droit, les arts, l’air du ciel ; et la
Fra
nce râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane du calotin ! ».263 C’est donc à un
désenchantement contagieux et collectif qu’on a affaire et qui appelle une réaction, voire une
action, au plus vite. Le constat est sans ambages avec Paul Bénichou :
La r
etombée de l’enthousiasme de juillet, le terre à terre qui suivit porta un premier coup [à la
foi romantique], alors qu’elle entrait à peine en action. Les grands poètes de la Restauration,
Lamartine, Hugo, Vigny, ne se ressentirent pas trop de cette expérience contraire. Ils ne virent
pas 1830 comme une faillite, mais comme une porte ouverte à demi vers tout ce qu’on pouvait
espérer […]. Ce grand fait littéraire est pourtant doublé, secondairement, par un fait contraire :
un crépuscule anticipé du romantisme conquérant et missionnaire a accompagné son midi.264
Si dès le départ, le romantisme inspire un nouvel espoir retrouvé dans la relation de
l’homme à lui-même, au Créateur et à la création, s’il injecte une foi inébranlable dans les
ressorts du moi, comme siège irremplaçable de toute la faculté à appréhender l’existence dont
il porte les marques de la relation, les faits de l’histoire le plongent très rapidement dans les
abîmes du désenchantement. Cela est traduit par la seconde génération des romantiques – à
partir
de 1830 – composée, entre autres, de Stendhal, Balzac, Musset et Flaubert. Musset,
reve
nu des douceurs et des croyances angéliques où ses premiers amours d’adolescent l’ont
porté, entend partager sa douleur sentimentale et son incrédulité dans la passion amoureuse
avec l’humanité tout entière. Stendhal et Balzac décrient l’hégémonie et le culte de l’argent
261Stendhal, op. cit., p. 315.
262 Flaubert, op. cit., p. 197.
263Ibid., p. 197.
264 Paul Bénichou, L’Ecole du désenchantement, 1992, cité par Gérard Gengembre , op. cit., p. 57.
501
qui a miné toute la société dont les responsables sont par ailleurs, soit conditionnés à
perpétuer l’injustice – Flaubert –, soit organisés pour dépouiller et détourner l’art et le talent
de
leur but initial. La société, estiment-ils, est aux mains d’une oligarchie de classes dont le
réflexe est de cultiver, par toutes les voies, une conduite de reproduction à l’identique.
Flaubert qui les rejoint dans cette approche, fait porter par les classes besogneuses, les
charpies de cette déliquescence de la société et des mœurs dans la remise en cause d’un
système qui pousse l’individu dans ses retranchements derniers265. C’est contre ces abus, cette
désorientation de l’individu qu’ils opposent une action possible du héros du roman de
formation en quête de réalisation au sein de cette société. Cette quête qui porte l’espoir de
toute une génération commence nécessairement par une crise de conscience.
4.1.3. L’ARDENTE ASPIRATION A UNE REVOLUTION
Face à la rigidité des codes sociaux, à l’immobilité et à la conservation des classes liées
aux privilèges et au changement intempestif des régimes politiques, l’individu est amené à
réagir en créant les conditions de sa survie. Le héros d’apprentissage doit donc être investi de
dons ou d’aptitudes capables de le porter jusqu’aux cimes de l’engagement social. Cela
procède d’une démystification des mœurs, en vue de se libérer d’une certaine prison
intérieure, communément appelée complexe, épousant en cela le profil du héros romantique,
au dire de Georges Gusdorf :
L’ex
istence romantique, à contre-courant du consentement général, entend être sa propre origine, elle se
reconnaît dans sa non-conformité plutôt que dans l’adhésion aux rythmes de l’époque, aux modes du
temps. Ce vœu d’originalité […] trouve sa racine dans la profondeur de la personnalité. […]. Dans tous
les cas, le point de départ paraît intervenir sous la forme d’une implosion, en corrélation avec un
renouvellement violent, sinon catastrophique, des évidences familières. Un sens nouveau des vérités et
des valeurs, la destruction des équilibres établis, entraîne chez un individu clairvoyant l’exigence d’un
appel d’être. Il faut compenser, par la mobilisation des ressources personnelles, la disparition des
assurances qui jusque-là servaient de garant à la présence au monde.266
Cette exigence peut expliquer le choix de l’univers sentimental, par les romanciers,
comme moyen de démystification et de fusion des classes. Les cœurs se parlent et se
rejoignent dans l’intimité d’une vie où cessent les pesanteurs et les limites des considérations
265 Flaubert, op. cit., pp. 191-199.
266 Georges Gusdorf, Le Romantisme II , Paris, Payot et Rivages, 1993, p. 305.
502
d’exclusion liées aux classes sociales. Lucien s’éprend d’amour pour Louise de Bargeton,
femme noble et distinguée, faisant office de ce que la haute société a de plus représentatif à
Angoulême. Cette dernière, au mépris des exigences intransigeantes d’une confrérie qui
n’accepte guère de compromis, tombe doublement sous le charme du poète : d’abord par la
bea
uté physique et ensuite par les qualités poétiques. Même si, plus tard, les circonstances ne
permettent pas à cet amour d’éclore, Mme de Bargeton reste toujours amoureuse de Lucien, –
quoique trahie elle-même par des calculs trop mesquins, elle ne peut l’avoir pour elle, dans les
circonstances souhaitées267. Cette capacité du héros à briser l’étanche cloison d’indifférence
qui existe entre ces classes, est plus complète avec Stendhal qui fait de Julien Sorel le
triomphateur en matière de conquête amoureuse. Au mépris de toute convention de classe ou
de sujétion imputable à la profession, en dépit de sa condition roturière et de défavorisé,
Julien l’emporte en amour sur bien des personnes de la haute noblesse. C’est d’abord sur M.
de Rênal, le puissant et riche maire de Verrières – considéré comme l’homme le plus influent
et le plus distingué de la commune – qu’il cocufie, pendant qu’il exerce sous son toit comme
préc
epteur des enfants. Ensuite, il récidive, une fois à Paris, où, employé comme secrétaire
auprès du Marquis de la Mole, il réussit à séduire sa fille et à entretenir une relation
amoureuse régulière avec celle-ci au point qu’elle tombe enceinte de lui. Dans l’antre et à
partir de cet univers de félicité et de faiblesse des cœurs qu’est l’amour, Stendhal prouve par
l’expérience de Julien, que la dépendance peut changer de camp. Ses personnages féminins –
Mme de Rênal et Mathilde de la Mole –, incarnations de la fierté au sein de la noblesse,
s’investi
ssent corps et âme dans cette relation, au violent appel de cet amour que Julien a su
faire naître en elles et qui les dévore, au point de renoncer aux scrupules et aux injonctions de
leur classe.268 On le voit, les romanciers tentent de donner, par la plume, un espoir possible
d’une reconversion des mentalités en matière d’amour. Ils semblent dire à cette société qu’il
existe des domaines de rencontre fatale où les hommes sont appelés à s’unir et à formuler un
projet commun indépendamment des origines et du complexe de classe. En rendant les héros
maîtres du jeu dans le domaine sentimental, ils invitent par ailleurs les jeunes générations que
267 Lorsqu’elle congédie Lucien pour la première fois à Paris, Mme de Bargeton, se trouve dans une stratégie
d’acquisition d’un nouveau statut social qui ne peut souffrir la proximité du grand homme de province. Par la
suite, elle ne peut conclure le projet de l’intégrer à la noblesse, par dépit et pour se venger notamment de
l’indifférence que Lucien lui manifeste après s’être mis en ménage avec Coralie.
268 Mme de Rênal, déjà prête à sacrifier son mariage à Verrières lorsque sa relation avec Julien est ébrutée, meurt
trois jours après que Julien a été guillotiné, non sans avoir tenté, en vain, un recours en grâce – jusqu’auprès du
roi – pour le héros ; tandis que, Mathilde de la Mole congédie son fiancé, le Marquis de Croisenois, pour devenir
l’épouse de Julien qu’elle oblige à la choisir en en tombant enceinte, et est prête pour cela à rompre avec son
affiliation. Les deux femmes l’assistent dans ses derniers jours en prison, après de vaines tentatives de le sauver ;
et tandis que Mathilde enterre le crâne de Julien guillotiné, il arrive à Mme de Rênal, ce qui été annoncé supra.
503
ceux-ci sont censés incarner, à se libérer de cette prison intérieure de classe, pour s’investir
dans la recherche d’une solution possible, à leur éclosion – l’amour étant, de toutes ces voies,
une,
et peut-être la plus plausible, qui s’offre à eux. C’est cet enseignement qu’expérimente
Frédéric dans sa relation avec Mme Arnoux. Cette aventure infructueuse n’est pas moins
révélatrice d’une volonté d’oser qui, si elle avait été arrosée d’une bien meilleure énergie
d’action, aurait pu aboutir. L’espoir existe certes dans cette entreprise en elle-même ; mais il
devient subl
ime par son prolongement dans l’existence d’un enfant que Julien « plante dans le
se
in » de Mathilde de la Mole et donc dans celui de cette fière noblesse. En même temps que
la symbolique de cette naissance constitue un facteur d’espoir du mélange possible et souhaité
des classes, la mort prémonitoire269 de Mme de Rênal, qui intervient trois jours après celle de
Julien Sorel, est suggestive d’un processus de symétrie des vies. Si tant est qu’on peut s’unir
de notre vivant et que le besoin de disparaître pour la même cause est établi, c’est que les vies
sont les mêmes et que les différences de classes sociales, la haine gratuite, le rejet des autres,
pures inventions de la mythologie humaine, ne doivent plus prospérer. Dans ce sens, la
révolution intègre toute humanité ; surtout, elle apparaît comme un appel urgent adressé à
l’entendement
des nantis dont le complexe de supériorité et les pratiques isolent les autres
classes des sphères glorieuses de l’existence.
En outre, la révolution sociale est motivée par une défaillance de l’appareil d’état dont
l’instabilité et les pratiques sapent au quotidien le mince espoir d’un bonheur possible – tel
qu’aug
uré par les premières lueurs du romantisme. Deslauriers s’en fait bruyamment l’écho
au cours de cette rencontre entre amis :
– L
e futur Mirabeau [Deslauriers] épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, il prit son verre, se
leva, et, le poing sur la hanche, l’œil allumé :
– Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel, c'est-à-dire de tout ce qu’on nomme
Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, Etat » et, d’une voix plus haute : – que je
voudrais briser comme ceci ! » en lançant le verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.
Tous applaudirent, et Dussardier principalement. Le spectacle des injustices lui faisait bondir le
cœur. 270
269 Alors qu’ils viennent d’être dénoncés dans la relation adultérine qui les lie, Mme de Rênal confie à
Julien : « Quoi qu’il puisse arriver, sois sûr d’une chose : je ne survivrais pas d’un jour à notre séparation
définitive. », Stendhal, op. cit., pp. 148-149.
270 Stendhal, op. cit., p. 197.
504
Cette réalité douloureuse et assommante se fait plus existentielle chez Musset qui la
rend sous une forme purement allégorique :
Cette id
ée funeste que la vérité, c’est la nudité, me revenait [ainsi] à propos de tout. – Le
monde me disais-je, appelle son fard vertu, son chapelet religion, son manteau traînant
convenance. L’honneur et la morale sont ses femmes de chambre ; il boit dans les larmes des
pauvres d’esprit qui croient en lui ; il se promène les yeux baissés tant que le soleil est au ciel ;
il va à l’église, au bal, aux assemblées ; et le soir arrive, il dénoue sa robe, et on aperçoit une
bacchante nue avec des deux pieds de bouc.271
A travers ces deux réactions, pointent à la fois l’amertume et la détresse qui appellent,
au dire de Deslauriers, le recours urgent à un changement. « L’homme romantique est le
témoin d’une secousse sismique au niveau des valeurs et des vérités 272», nous dit Georges
Gusdorf ; et cette secousse fait le lit de la révolte que portent dans le cœur des personnages du
roman de
formation, tels Dussardi er273 ou Sénécal, écho de l’idéologie socialiste274 dans
L’Education sentimentale . Le romantisme fait naître la foi en une existence améliorée de
l’homme en société – comme ses projets en ont donné l’espoir dès le début du siècle – ;
c
ependant, la montée de la mégalomanie et la tyrannie des classes dirigeantes entretenue par
les régimes dictatoriaux qui se succèdent (Empire, Royauté, Restauration), ramène les ardeurs
à une proportion réaliste. Les écrivains, eux-mêmes, sont aux prises avec les pires ennuis de
l’existence. Chateaubriand, le premier, se voit contraint à l’exil à plusieurs reprises ou à la
démission des charges où il a été appelé, Balzac, Flaubert et Musset traînent d’innombrable s
dettes qui précarisent leur quotidien ; tandis que Stendhal, exaspéré par la carrière militaire et
diplomatique, dé
missionne des charges et autres tracasseries administratives. Toutes ces
expériences mutilantes et asservissantes provoquent nécessairement des aspirations que
Stendhal et Musset ne tardent pas à inscrire dans l’exaltation de l’action, incarnation de l’ère
napoléonienne. L’énergie et même le talent précoce du héros de Le Rouge et le Noir
couplés
à son adoration pour Napoléon Bonaparte, sont le signe évident de ce regret d’un
passé où l’énergie et le mérite étaient un indicateur de distinction sociale. En eux, Stendhal
271 Musset, op. cit., pp. 116- 117.
272 Georges Gusdorf, op. cit., p. 302.
273 Flaubert dit de lui « que le spectacle des injustices lui faisait bondir le cœur. [Et que], il était de ceux qui se
jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés. », op. cit., p. 197.
274 « Il avait annoté Le Contrat social . Il se bourrait de la revue Indépendance . Il connaissait Mably, Morelly,
Fourrier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui
réclament pour l’humanité, le niveau des casernes, […]. Les titres nobiliaires, les croix, les panaches, les livrées
surtout, et même les réputations trop sonores le scandalisaient. », Flaubert, op. cit., p. 193.
505
propose une voie possible, pour le héros de jeunesse, de se doper – à l’image de Julien – en
vue de triompher de la méchante adversité que constitue l’existence actuelle. Cependant,
cette ambition de changement se fait à une échelle plus grande, au-delà de l’individu, ce, en
vue de lui donner une dimension collective – signe que le malaise est généralisé. Il y a deux
tableaux qui, dans le corpus, manifestent ce désir d’une généralisation de la lutte : la réunion
sec
rète organisée par le groupe du Marquis de la Mole et à laquelle Julien participe d’une part
– Le Rouge et le Noir –, la participation de la jeunesse aux révolutions parisiennes de 1848 et
de 1851, de l’autre – L’Education sentimentale . La scène se passe aux alentours de 1830275,
elle réunit des personnalités de haut rang provenant de divers secteurs d’activités et s’identifie
comme une conspiration contre le régime en place, conspiration qui associe la main étrangère.
Julien qui, dans la perspective de la formation, accompagne M. de la Mole grâce à sa
prodigieuse mémoire, assiste comme intrus à cette réunion des plus secrètes. Si les différentes
interventions au cours de cette réunion ne débouchent pas – pour ce qui est donné comme
information
au lecteur – sur une stratégie définitive d’action, elles n’en sont pas moins des
disposit
ions y conduisant. A la fin de cette complotite, l’économie en est ainsi faite par un
cardina
l présent à cette rencontre :
De 18
08 à 1814, l’Angleterre n’a eu qu’un tort, dit-il, c’est de ne pas agir directement et
personnellement sur Napoléon. Dès que cet homme eut fait des ducs et des chambellans, dès
qu’il eut établi le trône, la mission que Dieu lui a confiée était finie ; il n’était plus bon qu’à
immoler. Les saintes écritures enseignent en plus d’un endroit la manière d’en finir avec les
tyrans. […]. Aujourd’hui, Messieurs, ce n’est plus un homme qu’il faut immoler, c’est Paris.
[…]. Paris seul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle Babylone périsse.
[…]. Cette catastrophe est même dans les intérêts mondains du trône. 276
Ce discours est interpellateur en ce qu’il est proféré d’abord par le représentant de
Dieu au sein de l’assemblée d’une part ; d’autre part, les participants à cette réunion se
trouvent
au sommet de l’Etat – on y a même cité M. de Nerval, alors premier ministre. En
effe
t, Stendhal situe d’abord le niveau d’implication des hommes de Dieu dans les intrigues
politiciennes qui conditionnent les changements de régimes et la marche de l’histoire. Ensuite,
il donne à voir le seuil de déception et de dépit engendrés par le régime en place, au point que
275 « Quelles que soient les plaisanteries plus ou moins ingénieuses qui furent à la mode quand vous étiez jeune,
je dirai hautement, en 1830, que le clergé, guidé par Rome, parle seul au petit peuple », renchérit l’Evêque
d’Agde, Stendhal, op. cit., p. 426.
276 Stendhal, op. cit., pp. 428-429.
506
même ses propres animateurs et autres auxiliaires en sont à susciter le changement. Au total,
le régime n’est plus défendable et s’expose à la vindicte populaire, ou mieux, expose la raison
humaine à l’action qui se présente à elle comme irréversible, puisque salutaire. Par ailleurs, la
nouvelle loi prise en 1820 par Louis XVIII donne une place de choix au clergé qui, tout en
prenant le contrôle de l’université, voit la suspension des professeurs libéraux, toute chose qui
aurait pu le disposer favorablement vis-à-vis du régime. C’est donc conscient et jouissant des
rôles antécédents et dans l’actualité des régimes que le clergé prend sur lui la charge d’un tel
discours dans lequel sa survie n’est nullement en jeu277, et par lequel Stendhal donne la
mesure de la déception engendrée par le régime.
L’une des formes les plus expressives de cette aspiration au changement est inscrite
dans la part active que les personnages de L’Education sentimentale prennent dans les
événements de 1848 et de 1851. En effet, la Révolution de février 1848 permet à cette
brochette de personnages de traduire les mécontentements qui sourdaient de partout, en
portant leur rancœur contre le régime. Si Frédéric se contente d’un rôle d’admirateur passif,
en 1848 d’abord – où il trouve le peuple « sublime », après un détour à Paris, entre deux
séjours doré
s, à Fontainebleau –, et en 1851, où les événements se déroulent alors qu’il est à
Nogent,
ce n’est pas le cas pour certains de ses camarades et connaissances. Le père Roque,
ce bourgeois de Nogent, abat un prisonnier d’un coup de fusil pendant les journées de juin
1848, tandis que « Sénécal, ce républicain sectaire, devenu policier après le coup d’Etat du 2
déce
mbre 1851, tue le naïf Dussardier, républicain sincère 278». Tout bien pesé, en dépit de ce
regard somme toute neutre que Flaubert jette sur ces manifestations où le héros est assez
transparent, c’est d’en faire mention et de prendre un certain plaisir à les raconter, qui
importe. Le changement apparaît incontournable, même si dans les phases de sa mise en
œuvre, il se trouve des personnes réticentes ou des pertes malheureuses, caractéristiques
propres à l’histoire, que l’auteur soutient – notamment.
4.2
. LE REFUS D’UNE EDUCATION SOCIALE
CONVENTIONNELLE
277 « Que leur importe que l’Etat soit renversé ? ils seront cardinaux, et se réfugieront à Rome », confie M. de La
Mole à Julien, à la suite de la réunion, ibid., p. 429.
278 Colette Becker, Jean-Louis Cabanès, op. cit., p. 103.
507
L’éducation a existé sous des formes plus ou moins informelles et n’a connu un début
d’organisation qu’en fin du XVIIIe siècle. Diffusée en famille par quelque précepteur, ou dans
des couvents279, elle fait l’objet d’un traité systématique avec Emile ou d e l’éducation, 1762,
de J. Jacques Rousseau. Dans cet ouvrage de portée avant-gardiste, l’auteur exprime « [une]
méfianc
e à l’égard des livres : la lecture est un fléau de l’enfance (livre II) ; [une] priorité à
l’ex
périmentation pratique : le jardinage, les métiers manuels, l’astronomie… : Point d’autre
livre que le monde, point d’instruction que les faits (livre III) ; [un] abandon à une liberté bien
réglée
, devant laquelle le précepteur s’efface ; [l’] isolement par rapport à la famille et à la
société
; [une] prédétermination sexuelle : l’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible
(livre
V) »280. Ce souci de donner un contenu conventionné à l’éducation en vue d’harmoniser
les contenus des enseignements revêt une forme plus générale lorsque le Marquis de
Condorcet fait adopter son projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction
publique, dont la portée est sans équivoque :
[…]
Ainsi l’instruction doit être universelle, c'est-à-dire s’étendre à tous les citoyens. Elle doit
être répartie avec toute l’égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la
distribution des hommes sur le territoire, et le temps plus ou moins long que les enfants
peuvent y consacrer. Elle doit dans ses divers degrés, embrasser le système entier des
connaissances humaines et assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie, la facilité de
conserver leurs connaissances et d’en acquérir de nouvelles.281
Cet effort d’organisation de l’enseignement sur l’ensemble du territoire français ne
s’est cependant pas opéré sans difficultés . En remontant aux souvenirs de Stendhal282, les
conditions dans lesquelles cet enseignement se fait laissent encore à désirer. Il restitue en effet
le mauvais
souvenir qu’il garde des conditions précaires du collège où deux professeurs de
mathématiques – Ms. Dupuy et Chabert – peu doués pour la discipline, leur diffusaient, avec
my
stification et insuffisance, cette matière dont il était épris et pour laquelle il se sentait
quelque disposition. Le XIXe siècle naît ainsi avec un début d’organisation de l’éducation
279 Maison dans laquelle des religieux et des religieuses vivent en commun. Au XVIIIe siècle et plus tard, il
désigne un pensionnat de jeunes filles dirigé par des religieuses, et où elles reçoivent une éducation religieuse
conforme aux préceptes catholiques, Source, Le Robert , Paris, 2005.
280 Christiane Lauvergnat-Gagnière et alii, op. cit. p. 181.
281 Marie Antoine Nicolas Caritat, marquis de Condorcet , Rapport et projet de décret sur l’organisation générale
de l’instruction publique , 1792, rapporté par Pierre Chevallier, Bernard Grosperrin , L‘Enseignement français de
la Révolution à nos jours. II. Documents . Paris, la Haye, Mouton, 1971, p. 13.
282 Extrait des souvenirs de Stendhal sur l’Ecole centrale (l’enseignement secondaire mis en place en France
entre 1795 et 1802, fondé entre autres sur une place importante accordée aux sciences) de Grenoble qu’il
fréquenta à la toute fin du XVIIIe siècle.
508
dans la société française certes. Cependant les débuts, encore timides, ne peuvent autoriser les
écrivains, eux-mêmes produits de la société, à conseiller cette unique voie d’accession à la
connaissance. L’aventure scolaire et universitaire de Frédéric, Deslauriers et à un niveau
moindre, celles d’Octave et de David Séchard, s’achèvent à l’université, dont ils sortent avec
des fortunes diverses. Cependant, des personnages remarquables comme Lucien Chardon et
Julien Sorel ou même René, ne connaissent pas ce parcours. Lucien manifeste son génie
poétique dès le lycée où il arrête par ailleurs les études. Plus tard à Paris, il fréquente les
bibliothèques, fait de nombreuses lectures et d’innombrables essais poétiques et romanesques
qui affinent son style et actualisent son potentiel littéraire. A l’instar de Lucien, Julien Sorel se
construit intellectuellement sur le tas, lorsqu’il est chargé comme secrétaire au service du
Marquis de la Mole à Paris, et qu’il est confronté aux limites de ses capacités à tenir son
nouveau rôle et un échange ou une conversation argumentée. C’est alors qu’étudiant au
séminaire, il complète dans les livres de l’immense bibliothèque du marquis ses connaissances
et sa culture, qu’il parachève au prix de l’immense orgueil qui le caractérise. Ainsi, le
personnage qui était simple d’esprit à Verrières, limité à l’exclusive maîtrise par cœur du
Nouveau Testament en version latine achève une éducation à laquelle le caractère et
l’ambition donnent une virilité déconcertante283. Ces héros ne sont pas très loin des auteurs
eux-mêmes qui ont eu des parcours peu ou prou orthodoxes. De Chateaubriand à Flaubert, en
passant par Musset, Balzac ou Stendhal, seul Flaubert aura fait des études complètes de droit ;
tous ont é
volué par une auto-formation sur le tas, en complément d’une formation de base. La
quête du héros n’est donc pas prisonnière de l’érudition universitaire, mieux, elle peut très
bien s’en passer. D’ailleurs, ceux qui en sont les produits, ou des produits de toute autre
formation conventionnée, n’offrent pas toujours le meilleur exemple de vie en société, à
l’ex
emple du couvent et du séminaire qui demeurent des lieux évoqués avec ironie ou sous
une forme péjorative284. Le héros d’apprentissage peut se revêtir de son armure en vue de sa
quête en dehors des institutions formelles qui, à la vérité, n’ont jamais été le lieu idéal où se
forment les profils à même de relever les défis pressants qui attendent une jeunesse en mal
d’être que les romanciers semblent inscrire dans le parcours des protagonistes du corpus. Cela
sonne comme un appel aux éventuels candidats à incarner l’acteur social idéal, celui qui veut
283 Cf. sa confrontation avec Mathilde de La Mole au sujet de sa conception sur Danton et « le principe du mal et
du bien » tel que le conçoivent les dirigeants, Stendhal, op. cit., p. 336.
284 Lorsque Stendhal évoque le couvent pour Mme de Rênal ou Mathilde de La Mole, c’est pour faire remarquer
son insuffisance ou son caractère pernicieux sur les vies des protagonistes ; avec Flaubert, Madame Bovary suffit
pour traduire sa conception sur la perversité de cette invention.
509
porter, et par-delà sa personne, les valeurs ou les germes du changement d’une société où les
faibles sont également appelés à vivre.
4.2.1. CRITIQUE DES DISCOURS ET DES
COMPORTEMENTS
L’étude des mœurs débouche inéluctablement sur le faire et le dire des personnages,
eux-mêmes incarnations des classes sociales dont ils sont l’émanation. Généralement le
discours du personnage tient d’une représentation de l’existence telle que sa culture de classe
la lui enseigne. La classe ouvrière a des prétentions suffisamment modestes et réalistes qui ne
s’embarrassent guère de pesantes fioritures, même si quelquefois elle rencontre des difficultés
pour exprimer ses attentes. La confrontation entre le père Sorel, chargé de négocier le
traitement souhaité pour son fils, pressenti pour être précepteur des fils de M. de Rênal et ce
dernier, est un exemple du genre. L’objectif est d’obtenir la meilleure situation possible pour
Julien, cependant, par acquis d’éducation et pour le rang de M. de Rênal, il procède avec
beaucoup de tact et fait apparaître des manœuvres obséquieuses – depuis les civilités jusqu’à
la for
me du discours – que lui dicte sa condition. D’ailleurs ces dispositions sont décrites
comme une manœuvre habile pour triompher de son interlocuteur dont il finit par avoir le
meilleur traitement pour son fils285. Cependant, il y a des discours et des faits où
transparaissent une conscience de classe assez marquée, à l’exemple des deux frères de Julien
qui le battent jusqu’au sang, ou, lors des échanges avec son père qui précèdent le départ de
celui-ci comme précepteur chez le couple de Rênal : « Réponds-moi sans mentir, si tu le peux,
chien de
lisard ; d’où connais-tu Mme de Rênal, quand lui as-tu parlé ? – Je ne lui ai jamais
parlé, […]. – Mais tu l’auras regardée, vilain effronté ? […]. Va faire ton paquet, et je te
mènera
i chez M. de Rênal, où tu seras précepteur des enfants. […]. Je ne veux pas être
domestique. – Animal, qui te parle d’être domestique,…286 ». Ces échanges sont parsemés
d’injures et de grossièretés indignes d’un père de famille et qui, en règle générale, ne sont que
le fait de quelque famille roturière. Ils empestent la rugosité et le caractère quasi conflictuel
des rapports qui existent entre un père et son fils. En d’autres lieux, d’autres réalités. En effet,
quoique sensiblement proches par l’origine, Frédéric Moreau et Lucien Chardon échappent à
la brutalité d’un tel traitement. Mieux, ils sont même choyés par les leurs qui, en vérité, n’ont
285 Stendhal, op, cit., pp. 42-43.
286 Ibid., pp. 40-41.
510
de centre d’intérêt que leur fils ou frère. Mme Moreau dont la famille se réduit au seul fils,
Frédéric, le veille, telle la prunelle de ses yeux, et ne peut même souffrir des compagnies
incertaines comme celle d’un Deslauriers – perçu comme rustre et de compagnie
potentiellement dommageable. Ce sont ces mêmes attachements d’un amour exacerbé que
reçoit Lucien d’une mère et d’une sœur qui réduisent les maigres produits de labeurs ingrats,
aux soins exclusifs de leur unique espoir. Frédéric bénéficie, de façon régulière, de droits de
succession auxquels veille sa mère qui, lors même qu’elle lui souhaite une carrière
ministérielle, n’écarte pas la possibilité pour lui d’épouser la modeste et courageuse voisine,
Mlle Louise Roque. Ces dispositions, cette éducation de base et ce conditionnement
constituent les premières strates sur le chemin de l’apprentissage du héros. Si cet
apprentissage est fait, à la limite, de réflexes de survie, d’avarice, d’un excès d’amour ou de
rudesse, il donne néanmoins une carapace au protagoniste appelé à rencontrer d’autres
sociétés où les discours et les comportements fonctionnent différemment. Dans le corpus, en
effet, les classes aisées sont représentées par des cercles bien délimités identifiables au sein
des familles, des cercles d’amis ou d’intérêts, dans leurs discours et dans leurs rapports aux
autres. M. Valenod qui s’identifie, à Verrières, comme la tête de proue de la bourgeoisie, est
l’instigateur de tout ce qui porte atteinte à l’honorabilité de M. de Rênal, incarnation de la
noblesse ou à toute attaque contre la condition ouvrière. Sa sourde rivalité avec Julien Sorel,
née de la jalousie qu’il éprouve vis-à-vis du jeune précepteur, plus heureux en amour auprès
de Mme de Rênal, qui aurait repoussé ses avances de naguère, suffit pour contrarier son
complexe d’arriviste qui se nourrit, dès lors, de vengeance. Dénonciation, calomnies,
colportages mensongers se succèdent dans sa stratégie et son adversité qui valent à Julien de
quitter Verrières pour le séminaire. Ce milieu de bourgeois et d’aristocrates ou de nobles
assimilés qui n’a pas, dans toutes les circonstances, l’éducation requise pour apprécier une
situation, cloue toujours par ses dards les aventures les plus prometteuses qui s’ouvrent pour
le héros d’apprentissage. Ainsi, même les esprits les plus fermés à la poésie ont
l’impertinence de juger et de s’indigner des talents poétiques de Lucien à Angoulême, là où ce
conglomérat de personnes ne supporte guère de voir Julien parmi les cavaliers qui sont à
l’honneur aux cérémonies qui marquent l’arrivée d’un roi à Verrières :
Le
premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que d’abord, on ne
reconnut pas. Bientôt un cri d’indignation chez les uns, chez d’autres le silence de
l’étonnement annoncèrent une sensation générale. On reconnaissait dans ce jeune homme,
montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n’y eut
511
qu’un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier déguisé
en abbé était précepteur de ses marmots, il avait l’audace de le nommer garde d’honneur, au
préjudice de MM. Tels et tels, riches fabricants ! Ces messieurs, disait une dame banquière,
devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, né dans la crotte. – Il est sournois et porte un
sabre, répondait le voisin, il serait assez traître pour leur couper la figure.
Les propos de la société noble étaient plus dangereux. 287
Julien est indigne du choix porté sur lui par « défaut de naissance », comme le dit plus
loin Stendhal. La société se dispose favorablement et valide les opportunités en fonction de
l’origine du postulant dont elle ne peut souffrir qu’elle soit d’émanation roturière. Les riches,
c'est-à-dire les bourgeois et les nobles et/assimilés sont les seuls pouvant justifier, de fait, leur
élection à quelque activité élevant à la dignité humaine. A Angoulême, lorsque la nouvelle se
répand dans le milieu aristocratique que l’on vient de découvrir un poète, tous sont saisis de
bonheur pour ce que « les mots beauté, gloire, poésie, ont des sortilèges qui séduisent les
esprits les plus grossiers ».288 Cependant, la méchanceté d’une assistance jalouse de ses
intérêts de classe, déstabilise très rapidement Lucien Chardon, isolé au milieu de ce cercle
aristocratique et bourgeois qui, faisant référence à l’origine des poèmes – ils sont d’André
Ché
nier – et aux souches ouvrières du héros, lui enlève le crédit potentiel dont il pouvait jouir
auprè
s de personnes approximativement instruites.289 En outre, le théâtre parisien où les héros
sont appelés à prolonger l’aventure, offre, diversement, des similitudes de discours et de
comportements, autrement plus nuancés, plus fins et sophistiqués. Les différents espaces de
leurs fréquentations parisiennes exposent une ou des facettes d’une société de l’excentricité
où les conduites sont plus ou moins le fruit d’une convention. Après de courageuses et
infructueuses tentatives, Frédéric est enfin reçu chez les Dambreuse où ses curieuses attentes
d’une conduite exquise sont trahies par ce sinistre tableau :
On
vantait, quand il entra, l’éloquence de l’abbé Cœur. Puis on déplora l’immoralité des
domestiques à propos d’un vol commis par un valet de chambre ; et les cancans se déroulèrent.
La vieille dame de Sommery avait un rhume, Mlle de Turvisot se mariait, les Mont-charron ne
reviendraient pas avant la fin de janvier, […] ; et la misère des propos se trouvait comme
renforcée par le luxe des choses ambiantes ; mais ce qu’on disait était moins stupide que la
287 Ibid., pp. 126-127.
288 Balzac, op. cit., p. 130.
289 « Pourquoi s’appelle t-il donc alors M. de Rubempré ? demanda Jacques. Quand il travaille de ses mains, un
noble doit quitter son nom. – Il a effectivement quitté le sien, qui était roturier, dit Zizine, mais pour prendre
celui de sa mère, qui est noble. […]. La société d’Angoulême […] se crut mystifiée et s’offensa de cette
supercherie… », Balzac , op. cit., p. 132.
512
manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes
versés dans la vie, un ancien ministre, le curé d’une grande paroisse, deux ou trois hauts
fonctionnaires du gouvernement ; ils s’en tenaient aux lieux communs les plus rebattus.
Quelques-uns ressemblaient à des douairières fatiguées, d’autres avaient des tournures de
maquignon ; et des vieillards accompagnaient leurs femmes, dont ils auraient pu se faire passer
pour les grands-pères.290
Flaubert dresse le tableau d’une société décadente, ennuyée et ennuyeuse qui se repaît
de clichés et de creuses redondances que le regard du provincial contribue à discréditer
davantage. C’est une société des apparences qui manœuvre avec dextérité l’art du snobisme,
des conventions culturelles et des habitudes de vie. Dans ses besoins et pour défendre sa cause
ou obtenir des faveurs, elle est prête à inventer et à initier toutes formes de stratégie de
conquête. La preuve est faite lorsque Lucien, abandonné à lui-même par Mme de Bargeton
dans les rues de Paris, se hisse par le talent et la fortune, à un niveau de dandysme qui suscite
à nouveau la convoitise de l’ancienne amante. Flatteries, mensonges, ruses et schémas
argumentatifs de tous ordres sont convoqués pour ramener le héros à renouer avec cette
dernière, au détriment de Coralie – celle grâce à qui il connaît cette gloire éphémère – et de
ses
convictions. Cet appel à la renonciation à tout, y compris à soi-même, est présenté à
Lucien comme l’unique règle du jeu au bout duquel se trouvent sa réhabilitation sociale et la
gloire. Sous une forme à la limite de l’ironie tragique, au revers sadique, Balzac présente cet
élégant chantage dans ces lignes : « Comme Rubempré, les penchants de Lucien doivent être
aristocr
atiques ; comme journaliste, il doit être pour le pouvoir, ou il ne sera jamais ni
Rubempré
ni secrétaire général »291. La dénégation, vis-à-vis de Lucien, qui était à l’œuvre au
sein de cette société, dans sa représentation locale, à Angoulême, est celle qui se prolonge à
Paris, avec cette fois-ci, des conditionnalités qui appellent un engagement total et exclusif qui
oblitère les codes moral et d’éthique humaine. La reconnaissance du talent et la gloire se
vendent à qui sait renoncer à lui-même et à ses convictions, tout en se mettant au service des
parrains chargés d’asseoir les conditions d’acquisition de ces statuts. Louise prépare
savamment ses pairs dans l’opérationnalisation de « l’enlèvement 292» de Lucien à Coralie et à
ses croyances en une gloire possible par le simple jeu du talent et des efforts individuels.
L’appel à l’ambivalence ou à l’androgynie ici à l’œuvre, cette dualité indispensable à la
290 Flaubert, op. cit., p.186.
291 Balzac, op. cit., pp. 394- 395.
292 « En sortant de table, il (Lucien) offrit le bras à Mme d’Espard qui l’accepta. […]. Le ministre vint se joindre
au groupe formé par le marquis de Ronquerolles, le duc de Rhétoré, de Marsay, le général Montriveau, Rastignac
et Lucien… », ibid., p. 394.
513
gloire293, se fait plus pressant au terme du parcours du héros, lorsque sa survie – au dire de
l’abbé
Herrera, alias Vautrin – va en dépendre. Dans cette société du commerce
d’opportunit
és et de la folie des grandeurs où les places sont chères, Balzac lève le voile sur
une pratique bien connue des initiés – véritable secret de polichinelle dans leur cercle fermé,
qu’évoque
Stendhal dans Le Rouge et le Noir 294 : il s’agit du parrainage de circonstance
susceptible d’élever n’importe quel individu à un rang social distingué. Dans Le Rouge et le
Noir, Julien est élevé au rang de lieutenant de housards, afin d’obtenir un statut digne de la
noble Mathilde de la Mole. Semblable pratique est vivement recommandée ici à Lucien
Chardon, comme mode privilégié d’ascension à la noblesse. Ce chantage honteux se pratique
avec un cynisme à peine déguisé dans Illusions perdues ; se nsible au dîner supposé de
réconciliation entre Louise et Lucien, où, dès que des signes d’un impossible rapprochement
entre les amants se présentent, Lucien de Rubempré redescend au statut du simple roturier, né
Chardon. Patrick Berthier a raison de dire que « vivre dans une atmosphère confinée avec ses
sœurs e
n province ne donne pas les mêmes habitudes que de croiser chaque soir des femmes
de plus ou moins grande vertu dans les salons parisiens. De même, le Rubempré d ’Illusions
perdues apprend à ses dépens que les choix, les paroles et les engagements d’un jour ne sont
pas neutres, et au contraire déterminent les grandes étapes d’une vie ».295 Si, avec Julien
Sorel, les choses se présentent autrement – certainement à cause du caractère intransigeant et
farouc
he du personnage – Flaubert n’hésite cependant pas à dévoiler à son personnage :
d’autre
s aspects de cette hypocrisie mesquine296 qui empoisonne les vies dans les salons de
Paris apparaissent alors. Julien assiste, déconcerté, à ces invectives où les lieux communs le
disputent à la médisance. L’invitation à ce concert de rituels par les auteurs est un indice de la
médiocrité de cette société à laquelle, malheureusement, le héros adhère, quand on sait «
qu’au X
IXe siècle, se développe une intense production romanesque qui cherche à lier l’idée
de destin individuel avec une conscience de l’Histoire, et en particulier de la lutte des
classes. »297
293 L’abbé Herrera alias Vautrin s’éprend de Lucien, décide de le ramener sur le théâtre parisien où il lui fait
connaître la gloire sous sa haute et lugubre protection. Voir Splendeurs et Misères des courtisanes (1838). C’est
également l’écho qu’il donne à la préoccupation de Lousteau de voir Lucien se faire Janus, le dieu aux deux
visages.
294 Stendhal, op. cit., pp. 353-354.
295 Patrick Berthier et Michel Jarrety, op. cit., p. 29.
296 Stendhal, op. cit., pp. 345-356.
297 Solange Montagnon, Conversations de salon et roman d’apprentissage , Doctorat nouveau régime, Université
de Saint-Etienne, 2004, P. 65.
514
On est ainsi au cœur de l’acuité de la problématique du roman d’apprentissage qui
consiste à définir la place de l’homme parmi ses semblables. Comment arriver à la
reconnaissance dans un espace où même les ayant-droits sont rejetés par le simple fait de
l’absence ou de quelque action jugée impertinente ? Si Frédéric franchit ce rideau dressé par
ce
tte société grâce à des atouts de naissance et une relative aisance matérielle et intellectuelle,
il n’en est point de même pour Julien et Lucien, qui se heurtent d’abord à cette existence
mouvante où étrangeté et art du camouflage se conjoignent mutuellement. Cependant, la
nature du problème de Frédéric est loin d’être similaire à celle des deux derniers cités. Tandis
qu’il recherche avidement le succès amoureux auprès de Mme Arnoux – en en faisant, même,
la c
ondition de toute ambition sociale et professionnelle –, Julien et Lucien sont candidats à la
gloi
re, ce qui les place dans une situation de confrontation298 vis-à-vis de cette société,
itinéraire que Bakhtine assimile également à l’épreuve qui caractérise selon lui le roman, de
l’Antiquité au roman romantique, en passant par l’époque baroque : « L’image de l’homme
s’y
organise autour du choix de ses traits caractéristiques, et elle est soumise à un processus
d’intégration qui en fait un tout : les actes et les événements (la « destinée ») se rattachent à
l’image
du héros en fonction du plaidoyer (apologie) que ce dernier suscite, en fonction de sa
justification, de sa laudification, ou, au contraire, des besoins d’un réquisitoire, d’un
démasquement ». Ces traits caractéristiques sont reconnus à Illusions perdues et à Le Rouge et
le Noir par l’auteur : « La force organisatrice de la notion d’épreuve, qui avait permis de
traiter en profondeur le matériau hétérogène qui entourait le héros, d’associer aux aspects
captivants de l’aventure les problèmes intérieurs et les complexités psychologiques, donnera,
dans l’histoire littéraire du roman, sa pleine signification à cette notion d’épreuve […]. Ainsi,
la notion d’épreuve […] se trouve à la base du roman réaliste français. Les romans de
Stendhal et de Balzac, par leur type fondamental de construction, sont des romans d’épreuves
[…]. »299
Les discours et les comportements au XIXe siècle se ressentent largement des tableaux
des salons où nobles, aristocrates et bourgeois se coudoient et nouent les intrigues qui régulent
la société. La position sociale, le bien-être, l’aspiration à la gloire se distribuent à l’aune de
l’ouverture que cette société de classes consent bien à faire au roturier – prétendant naturel à la
298Pour Michel Tournier, la confrontation , qui peut s’apparenter à un processus d’accès privilégié à une
connaissance, désigne tout aussi bien les romans où le héros pénètre une société dont les règles lui sont hostiles,
à l’exemple du Rouge et le Noir ou Illusions perdues [que nous ajoutons]. M. Tournier, in Le Monde, janvier
1977.
299 M. Bakhtine, « Le roman d’apprentissage dans l’histoire du réalisme » in Esthétique de la création verbale ,
Paris, Gallimard, 1984, pp. 217-220, cité par Solange Montagnon, op. cit., p. 70.
515
quête de réalisation – qui arrive, grâce à ses efforts, à mériter son admission au sein de cette
confr
érie. C’est une candidature faite de souffrances multiples à laquelle le groupe oppose
d’énormes sacrifices, allant de la simple renonciation aux principes à l’ablation complète de la
personnalité et des convictions. Le héros d’apprentissage, exilé au centre de cet univers féroce
où l’adversité est de tous les noms, doit subir bien des mutations, car il est, à l’instar de tout
héros romantique, ainsi happé par sa condition, que définit Georges Gusdorf :
Le m
al du siècle romantique implique la conscience d’un irrémédiable malentendu entre
l’homme et son siècle. L’enfant du siècle n’a pas sa place dans le siècle, le siècle ne lui donne
pas sa chance, il est dans le siècle une personne déplacée, les valeurs dont il est porteur sont
refoulées et refusées .300
Qui, plus que Lucien ou Julien – auxquels on peut ajouter, Deslauriers, David Séchard
et F
rédéric -, est refusé dans sa tentative de trouver une place dans l’estime de cette société ?
4.2.2. LA DENONCIATION DES INSTITUTIONS
SOCIALES
Si le héros d’apprentissage est « refoulé et refusé », comme le dit Georges Gusdorf, il
l’est à la fois dans sa société d’origine, et dans celle où il entend faire ses classes pour
s’affranchir de la misère à laquelle sa condition l’appelle. La famille est caractérisée par une
dissipation qui n’offre jamais ce cadre idéal d’éducation de base, indispensable à chaque
enfant. Il y est signalé l’absence d’un ou des deux parents, pourtant nécessaires pour créer un
environnement harmonieux de vie pour les enfants. Frédéric et Lucien ont la couverture
maternelle – ayant perdu très tôt leur père –, tandis que René et Octave n’ont guère cette
cha
nce, eux qui perdent par la suite leur père. Le seul héros qui a son père encore en vie est
Julien Sorel qui a cependant des relations orageuses avec ce dernier. Dès le départ, ce
handicap semble se présenter comme un choix de l’auteur de créer cet univers difficile de
l’enfance du héros, dans la perspective, certainement, de fortifier son esprit et de le préparer à
affronter la vie dans laquelle il doit faire ses armes. La famille au XIXe siècle est loin d’offrir
ce cadre de sécurité et d’encadrement dont les soins contribuent à donner à la société des
individus prêts à la servir. Si cet espace de l’intimité de base est sapé, l’école n’est pas, non
plus, le lieu idéal où s’effectue ce premier moment du processus d’intégration. On a largement
300 Georges Gusdorf, op. cit., p. 118.
516
montré qu’il n’est pas loin de refléter les clichés idéologiques en circulation au sein de la
société301, cliché exploitant toutes les formes de discriminations liées à l’origine. Si donc ni la
famille ni l’école ne peuvent assurer ce service minimum d’éducation de base, c’est que
délibérément, le héros transcende – par le jeu de la création littéraire – ces espaces pour
appa
rtenir à un type commun : il est un individu qui a vocation à représenter tous les types et
donc e
n qui convergent les aspirations et attentes d’une jeunesse en proie aux mêmes doutes
existentiels. S’exhibe alors un fort horizon d’attente créé par le héros d’apprentissage, sans
doute dû à cette caractéristique originelle qui lui octroie, de fait, l’onction populaire de la
sympathie. La famille et l’école rejettent l’individu en ce qu’elles ne constituent pas ces
espaces idéaux qu’elles ont vocation à refléter, ce dernier doit cependant atterrir dans d’autres
institutions sociales, plus ou moins organisées, où l’attendent des écueils d’autres natures.
L’église et ses institutions sont au nombre de ces structures. L’église qui s’apparente au
recours à Dieu est la recherche d’une solution à la vacuité de la condition humaine : « Dieu se
donne
comme le point d’appui qui garantit la possibilité du progrès et de la résolution des
énigmes 302», note Gérard Gengembre. De fait, l’univers spirituel a toujours été perçu comme
le sanctuaire de la protection par l’amour divin, incarné en Jésus Christ, dont l’acte de
sacrifice correspond dans la conception judéo-chrétienne au suprême acte d’amour à vocation
universelle. Julien Sorel a cette première vocation de servir Dieu, lui qui a sa première
distinction sociale grâce à sa maîtrise du Nouveau Testament. Mieux, il est abonné au
séminaire qu’il fréquente tant à Besançon qu’à Paris. Et sa relation à la société, aux prêtres et
à l’institution religieuse, traduit des indices d’une présence constante du religieux dans
l’intrigue, comme le veut Stendhal. Dans son fonctionnement, l’institution et ses hommes se
rétractent sur eux-mêmes, dans la culture et l’exercice du sentiment du secret. C’est un cercle
d’initiés qui s’édifie par affinités électives. Tout le mystère qui entoure la réception de Julien
au séminaire de Besançon participe de cette volonté d’ésotérisme et de disculpation de
pratiques secrètes savamment dissimulées au commun des mortels. L’abbé Pirard préfère être
sévère et afficher une rigueur déconcertante avec le disciple afin d’en éprouver la conduite et
de lui octroyer la place qui lui sied – cependant que l’institution n’échappe pas aux règles de
parrainage303 en jeu sur le théâtre social. Le personnel chrétien et Julien, en sus, posent le
problème de la pratique de la foi chrétienne : doit-elle être exercée dans ce « spiritualisme,
naturiste
ou mystique » où la rangent les jansénistes ? ou devra-t-elle se résoudre à se
301 Voir l’étude sur l’école : Deuxième partie, chapitre II.
302 Gérard Gengembre, op. cit., p. 36.
303 Julien reçoit la bourse et la protection de l’Abbé Pirard, parce qu’il est recommandé par l’Abbé Chelan.
517
percevoir comme « en Europe où les terres catholiques maintiennent dans la pensée
romantique l’idée d’un Dieu 304» ? A l’évidence, la conduite des protagonistes incite à incliner
pour la perspective d’une conception purement romantique de Dieu, telle que défini ici, par
Gérard Gengembre. A côté de cet environnement spirituel plus ou moins libéral, s’élève celui,
plus contraignant, de René. Dans ce livre, Chateaubriand qui « ranime le sens religieux, au
bénéfice de la religion traditionnelle 305», selon le mot de Christiane Auvergnat – Gagnière,
« cherche donc moins à décrire les manifestations spécifiques, psychologiques, du désir
adelphique, qu’à plonger son lecteur dans la terreur du monde corrompu, né de la chute
originelle ; il ne désire pas montrer un inceste, mais la culpabilité306. »
La culpabilité appelle à la repentance, concert auquel invite le romancier, converti ou
reconverti lui-même, à l’occasion du double décès de sa mère et de sa sœur. C’est une logique
qu’il observe jusqu’au bout en sauvant Amélie qui meurt à Christ pour espérer la rédemption
de l’âme à la résurrection. Il fait cependant de René « une personne à qui la grâce a manqué »,
pour e
mployer l’expression de Jean-Claude Berchet. Cet écartèlement incessant entre une foi
active et le choix délibéré d’une errance où le pécheur est privé de la grâce divine, est celui de
Chateaubriand lui-même. Lorsqu’il ébauche René, il est encore un aristocrate proscrit, comme
nous l’avons mentionné plus haut. Cependant en 1802, il bénéficie du soutien du nouveau
régime consulaire d’abord, et impérial ensuite, sans connaître ni repos, ni pouvoir, encore
moins le bonheur. Au printemps 1809, « alors que son livre est sous presse, son cousin
germain, agent royaliste, est arrêté, puis condamné à mort pour espionnage […] (et) exécuté le
31 mars, quatre jours après la publication des Martyrs ».307Les faits se succèdent ainsi et
débouchent sur une vie conjugale qui offre les limites d’une constance dans la foi chrétienne.
Alors, « le malentendu se dissipe peu à peu : la voie triomphale de la restauration catholique
se ré
vèle aussi une impasse, à partir du moment où elle impose une réelle vie […]. Une fois le
nouveau Constantin devenu un nouveau Néron, les contradictions de la position du grand
écrivain vont éclater ».308 A la foi chrétienne originale, celle définie comme proche des
préceptes bibliques, se mêle cette religiosité contagieuse, plus visible dans la vie et dans
304 « L’ambition romantique de réintégration passe par l’affirmation d’une religion unifiante. […]. Le
christianisme romantique n’est pas orthodoxe, mais il est une foi aussi éloignée soit-elle des dogmes. Il peut se
métamorphoser en déisme ou en panthéisme », ibid., p. 36.
305 Christiane Lauvergnat-Gagnière et alii, o p. cit., p. 213.
306 Jean-Claude Berchet , op. cit., p. 39.
307 Ibid., pp. 48-49.
308 Ibid., p. 48.
518
l’œuvre de l’auteur et que, sous une forme de paroles de sacrilèges, Atala profère, sur son lit
de mort, sans émouvoir outre mesure le père Aubry :
Quelquefois en attachant mes yeux sur toi, j’allais jusqu’à former des désirs aussi insensés que
coupables : tantôt j’aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre ; tantôt
sentant une divinité qui m’arrêtait dans mes horribles transports, j’aurais désiré que cette
divinité se fût anéantie, pourvu que serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en abîme avec
les débris de Dieu et du monde ! 309
La vie spirituelle du héros est le plus souvent le reflet de celle de l’auteur lui-même, et
il n’est pas exagéré de dire que la « foi romantique de Dieu », telle que nous l’avons définie,
habite le protagoniste dont la quête s’inscrit dans un contexte culturel et spirituel qui, sans être
un frein à son épanouissement, n’en constitue pas non plus un adjuvant. Au surplus,
l’institution religieuse est surabondante et non opératoire dans la réalisation du héros, au sein
de ce XIXe siècle mouvant. L’institution sociale est au plus mal. L’intimité familiale, l’école,
la société dans son ensemble, sont loin de refléter ces zones de sécurité dont le citoyen se
recouvre dans son itinéraire. Le politique non plus ne dispose pas des cartes pouvant lui
permettre d’assurer cette stabilité salvatrice qui se résume dans les préoccupations de liberté,
d’égalité et de plein emploi. C’est donc une marque des temps, un revers existentiel qui
fondent une philosophie de la vie à laquelle Georges Gusdorf donne ce contenu :
La d
éstabilisation révolutionnaire a joué un rôle déterminant dans le renouvellement des
évidences. Lorsque s’écroule le paysage traditionnel de l’ancien régime politique et culturel,
lorsque la civilisation technique rature l’environnement naturel, l’individu, pour assurer sa
survie, doit chercher en lui-même une sécurité que l’univers institué ne lui fournit plus. Le
mobilisme, l’évolutionnisme romantique proposent une contrepartie de la mobilisation de la
réalité, en devenir vers on ne sait quel avenir, contre-assurance individuelle en un temps
d’incertitudes et de périls. Face aux échecs de la civilisation, aux vicissitudes angoissantes de
l’histoire, qui parfois semble devenir folle, l’homme romantique s’engage dans une tentative
pour sauver le sens de la vie. Les recettes de justice et de bonheur en gros, en vertu d’une
distribution gratuite et obligatoire émanant de la Providence ou de l’Etat, ont fait faillite.
L’histoire a mal tourné ; une existence doit chercher en elle-même les voies et moyens de son
salut.310
309Chateaubriand, op. cit., p. 139.
310 Georges Gusdorf, op. cit., pp. 308-309.
519
4.2.3. L’APOLOGIE D’UNE EDUCATION LIBERALE
Flaubert disait qu’ « on est l’homme de ses idées, et non de son milieu ». Le
constat de faillite fait, l’individu ne dispose d’autre choix que de recourir à un processus
d’auto-construction. Enjeu majeur d’une existence résolument braquée sur les attentes
d’une issue éclatante que le romancier suggère par le contrat de lecture. Aux sons
discordants des salons aristocratiques, à l’opposition d’une vie et d’une société cynique et
fermée à toute tentative, le protagoniste doit répondre par une stratégie opératoire en s’en
faisant l’obligé courtisan.
4.2.3.1. L’éducation sentimentale
Elle se déploie dans cet univers du roman par la prépondérance de la passion
amoureuse et s’énonce comme un des premiers arpents de ce parcours à la limite de
l’énigme. Les sensations incestueuses non abouties ont causé chez René le tourment de
toute une vie. Le héros en devient inactif, est dominé par des forces inhibitrices qui le
poussent au chavirement et à la précarité. Avec lui, Octave s’inscrit dans cette tonalité
élégiaque dans laquelle ils sont réduits à être des apprentis de la douleur. L’amour chanté
par les philosophes et la mythologie romantique comme espace de félicité finit par
constituer un frein à l’apprentissage, le mobile d’une existence débridée faute d’ambition.
Avec Balzac et Stendhal, la passion amoureuse a une fonction de régénération du héros
doublement refoulé dans sa relation à lui-même et à la société. La passion amoureuse est
un support puissant et irremplaçable qui remet le protagoniste en route, dans le sens du
parcours initiatique. En cas de succès comme pour Julien Sorel, elle restaure ou
communique l’énergie d’une assurance supérieure. Ici, nous l’avons déjà montré, l’amour
démystifie et unifie les destinées humaines, par sa capacité à briser l’orgueil de classe et à
donner sens à la confrontation entre le héros et la classe aristocratique. Julien intègre et
impressionne l’aristocratie de Verrières grâce d’abord à la confiance retrouvée auprès de
Mme de Rênal – la meilleure représentante de cette société dans la petite province – et
ensui
te, à ses qualités personnelles. Cette arme, l’une des plus fondamentales que les
auteurs fourbissent au héros, connaît des fortunes diverses qui ne suffisent toujours pas à
lui proc
urer les clés de l’énigme du cercle aristocratique, pas plus que la société. Il est
vrai que Julien conquiert la Résidence des de Rênal, se construit une réputation à
520
Verrières parce qu’il est aimé passionnément par Mme de Rênal qui lui ouvre les
premières entrées dans l’estime de l’aristocratie provinciale, cette porte qu’on ferme en
d’autres lieux à Lucien Chardon. Ce parcours de départ impressionnant dans la forme –
invitations par des bourgeois et aristocrates à des dîners organisés en son honneur et
défilé en qualité de cavalier avec le grade de lieutenant de housards, à l’arrivée de Sa
Majesté le roi de *** à Verrières – est la conséquence des généreux soins de sa
protec
trice doublée d’une fonction d’initiatrice. Ces premiers rendez-vous avec
l’aristocratie sont autant d’indices d’une acceptation ou d’un refus par cette société pour
laquelle le héros postule. Ainsi, Lucien Chardon ne connaît-il pas ce bonheur dans son
parcours initiatique auprès de Mme de Bargeton, ni à Angoulême, encore moins à Paris. Il
trouve néanmoins un pis-aller avec Coralie : une belle actrice en vogue à Paris, mais qui
n’est qu’un
e figure contrastée de cet amour-adjuvant pouvant conduire à l’ouverture et à
la consécration. Réduit à la simple fonction de plaisir et donc de compensation, cet amour
d’utilité charnelle et jouissive – à l’œuvre également entre Frédéric Moreau et Rosanette –
ne
peut suffire à ouvrir les rênes du théâtre social, n’y conduisant que par des chemins
détournés assimilables aux petites portes311. Au surplus, ces femmes qui prodiguent
également des conseils avisés, font office d’éducatrices bénévoles mal récompensées des
héros parce que victimes des choix esthétiques des auteurs. Rosannette perd le fruit de sa
liaison
avec Frédéric dans l’indifférence totale de celui-ci qui, dans un dernier geste de
consolation, l’assiste avant de la quitter, tout comme Coralie meurt après avoir donné les
maigr
es fruits de son travail et d’un amour en tout point semblable à celle d’une mère à
Lucien, raturant ainsi la présence du héros sur la scène parisienne. Ces expériences,
quoiqu’en deçà des attentes du héros, représentent une source inépuisable et unique
d’apprentissage et le prolongement conséquent qui résulte de ces aventures est le mariage
promis à Julien, union qui sonne comme la consécration d’une aventure fructueuse pour
le paysan ambitieux dans sa quête de réalisation. L’amour enseigne, édifie, protège et
peut propulser à un stade supérieur de la société où l’on a droit à la reconnaissance des
autres. Par cette vertu même, il se bonifie de cette fonction énergisante et prométhéenne
qui insère dans les hautes sphères dont il lubrifie les codes. Par sa nature, il est immanent
et s’impose à la raison humaine qui doit lui faire une place, d’où la spécificité de son
311 Coralie se dit prête à engager Lucien à devenir minist re et à se donner à des Lupeaulx pour lui permettre
d’obtenir l’ordonnance lui accordant le titre de noblesse.
521
caractère dans chaque individu312. Julien Sorel apparaît comme le triomphateur de cette
autre école de la vie – à travers les péripéties de ses conquêtes amoureuses et les deux
relations de qualité qu’il tisse tour à tour avec Mme de Rênal et Mathilde de la Mole,
deux aristocrates.
4.2.3.2. L’éducation dans les espaces de sociabilité
Aussi secondaires qu’apparaissent les lois mondaines, ce sont elles qui gouvernent
la société, surtout cette société du XIXe siècle, encore loin de faire une unanimité
minimum et qui est aux mains de l’aristocratie. On le sait, l’aristocratie elle-même, sous
une apparence de force constituée, échappe pourtant à la cohérence, agitée qu’elle est par
divers antagonismes que traduisent snobismes, médisances et prétentions de divers
ordres313. Cependant elle est une force organisée et son fonctionnement codifié porte
l’usure du temps, mais c’est en son sein que s’élabore fatalement le système de valeurs
qui octroie l’onction sociale de la reconnaissance. Par ce fait, cette société s’identifie par
son caractère de passage obligé pour le héros d’apprentissage. Confronté à cet
environnement hostile, opaque et conservateur, le héros est toujours intimidé, puis choqué
par les découvertes d’une existence agitée par les lois de l’expérience. Le commerce
régulier de l’univers aristocratique le dessille néanmoins en lui injectant les contrastes
entre l’idéal attendu et la fade réalité au contact de laquelle il est brutalement placé. Ce
premier conflit vaincu ou intériorisé fait place à la dialectique du manque à combler dont
surgit la dynamique de l’apprentissage. Frédéric est intimidé la première fois où il est reçu
à
dîner chez les Arnoux, où il se laisse tant subjuguer par l’amour qu’il éprouve pour
Mme Arnoux que par le style de la conversation auquel il n’est pas habitué. Les débuts
des héros dans le monde portent tous les marques de cette hésitation inhérente à tout
apprentissage. Julien est choqué par ces usages où s’entrechoquent snobismes mondains,
jugements condescendants et art d’une médisance à peine voilée. Tous se ravisent en
voyant la fonction symbolique dévolue à ce microcosme de la mémoire collective par
312 « L’insuffisance d’être appelle, en compensation de sa propre carence, un supplément d’être, ou plutôt un
complément, sous forme d’une grâce qui la comble ; et c’est la grâce de la rencontre d’amour ; celui qui en
bénéficie la donne à l’autre en même temps qu’il la reçoit. […]. Féminité et masculinité sont liées par la
réciprocité du sens », Georges Gusdorf, Le Romantisme II , Paris, Payot et Rivages, 1993, p. 214.
313 « Aristocratie, noblesse, élites : le foisonnement du vocabulaire est révélateur de la diversité des approches,
mais aussi de la difficulté de cerner les mouvements et les nuances infimes par lesquels s’opère une nouvelle
hiérarchisation de la société française », Claude-Isabelle Brelot, De la représentation parisienne à la réalité
provinciale : aristocratie, noblesse, élites , Romantisme , n° 70, 1990, p. 39.
522
lequel leur apprentissage doit forcément passer. Tous les intérêts vitaux de la société s’y
concentrent, mieux, la société aristocratique est le lieu de l’examen de passage du
protagoniste de souche roturière. C’est l’espace de l’édification ou de sédimentation où
Lucien et Julien font leurs premiers pas dans la société, en province. Lucien y échoue
malheureusement parce qu’il n’a pas pu vaincre les sourdes adversités d’une aristocratie
manipulée et préparée à disqualifier le postulant. Tout comme sur le théâtre parisien où, à
l’opéra, il échoue devant Mme d’Espard avant de lui résister lors d’ultimes assauts
construits sur les fondements d’un traquenard314. Tous ces va- et-vient concernent
l’ensemble des héros qui font l’expérience du théâtre parisien. Frédéric passe de chez les
Arnoux à l’hôtel Dambreuse où il finit par devenir un familier d’abord, et l’amant de la
veuve Dambreuse ensuite, Julien est admis chez le duc de Retz, tout comme il s’invite
aux causeries de l’hôtel de la Mole, Lucien est reçu chez un ministre allemand, avant
d’être convié à des dîners successifs où l’on tente de le récupérer à la solde du pouvoir.
Le héros d’apprentissage mis ainsi en scène, arpente tous les interstices des planches,
incarne divers rôles où l’appellent ses compétences, se réinvente et se réincarne en des
personnages multiples dans le seul but de trouver sa voie : le patron idéal pour prospérer.
Fréd
éric est courtisan, ami de l’époux, amant, parent de la femme315, quand Julien montre
tour à tour le visage de l’humble serviteur, celui d’un farouche orgueilleux habité par le
complexe de classe et d’amant ayant pris la mesure de ses forces et avantages. Là où
pantomimes et jeux de rôles sont à la limite du burlesque, c’est avec Lucien, qui est tantôt
escorté dans les habits de Rubempré, tantôt rabaissé à sa condition roturière initiale de
Chardon, courant et à l’amour et à la gloire, écartelé entre intérêts et passion, nécessité
vitale et appel au courage et à la persévérance. On est donc en plein dans le limon de
l’intérêt didactique, vertu indéniable dans cet espace qui voit se côtoyer maîtres et
apprentis, jeux d’intérêts et trafics d’influences, reliques ostentatoires et condescendance
sonore, lieux mondains s’il en est et dont les romanciers font la lanterne magique où
convergent tous les affamés de gloire, les candidats à la reconnaissance sociale.
Ces espaces ne retournent pas seulement de l’expérience de quelque héros de
province sur lequel se focalise l’œil artistique du romancier – qui le sacrifie souvent à ses
314 Ayant reconnu la puissance de la plume de Lucien, l’astuce de Mme d’Espard de le ramener à Louise du
Châtelet consiste, entre autres, à l’amadouer afin de l’obtenir comme journaliste au service de la
royauté ; l’empêchant ainsi de nuire aux intérêts du pouvoir dont répond en partie Mme d’Espard et sa lignée.
315 Il défie M. de Cisy en duel, pour selon lui, une offense qu’il aurait faite au couple Arnoux (mais en réalité à
Mme Arnoux).
523
intérêts esthétiques –, il fourmille d’autres fois de nombreuses autres personnes :
aristocrates parés d’un souci d’exercice de style ou jouant le jeu de quelque envoyé316,
apprentis en quête fiévreuse de reconnaissance sociale ou personnes espérant une
promotion de grade ou de fonction. Il s’y tient par conséquent des scènes et des discours
qui ne sont pas uniquement ceux des héros, mais d’autres pensionnaires et qui participent
de la commune étoffe de l’apprentissage des premiers cités. Le discours des initiés
appelle un regard croisé du nouvel arrivant qui en décèle des insuffisances, toute chose
qui en fait le double ironique du narrateur.317 C’est aussi le lieu de la dialectique entre
savoir et pouvoir, des contradictions sémantiques entre mérite et puissance. Lucien est
peut-être pétri de savoir, mais il n’a aucun pouvoir financier et aucune influence sociale
ou politique. Le marquis de Croisenois, de Marsay et tous ceux de leur condition destinés
à devenir ducs avec des fortunes faramineuses bénéficient d’une onction de naissance où
le mérite qu’un Julien a hâte de brandir n’a guère sa place. Espace jubilatoire où l’on
affectionne les fades affèteries du langage… on y ressasse, par ailleurs, des vérités
énigmatiques du cœur que bien souvent les mensonges assumés de sa classe bottent en
touche : Mme de Bargeton vivement attirée par Lucien Chardon ne peut en être l’amante
dans l’e
space exigu de la province où ses moindres gestes sont épiés. Et dans l’évolution
de l’intrigue l’on suit les efforts surhumains qu’elle s’impose pour trouver dans la
présence du grand homme de province la sublimation d’un amour auquel elle aspire de
toutes ses forces. Lucien apprend dans la douleur cette coloration donnée à l’amour d’une
aristocrate soucieuse de préserver son rang et fait par la même occasion la contraignante
expérience de l’opposition entre superficialité et profondeur, entre l’homme et la femme.
Ces figures sont répandues dans le roman de formation avec les couples : Julien-Mme de
Ferv
acques, Julien-Mathilde de la Mole, Frédéric-Mme Arnoux, Lucien – Mme de
Ba
rgeton ou Lucien-Mme d’Espard, Octave – Brigitte. Ces oppositions qui fonctionnent
sous de
s modalités couplées sont des foyers d’échanges qui fécondent, en les multipliant,
les figures de l’apprentissage. Jeux d’initiation, échanges d’opinions, recettes diverses
dans des matières inconnues relevant de spécialités de classe, déniaisement, propositions
et orientations multiples dans des choix délicats, projets d’avenir, tout y passe et maintient
316 M. de Calus dit être venu à l’Hôtel de la Mole pour demander la main de Mathilde de la Mole pour le marquis
de Croisenoix, tandis que de Marsay, Mlle Destouches et même Mme d’Espard viennent au dîner du ministre
allemand en vue de participer de la commune stratégie de faire retourner Lucien vers Louise pour en obtenir la
capitulation en faveur du pouvoir.
317 Le narrateur ironise les protagonistes en conversation, qui sont à leur tour, ironisé par le héros : nouvel
arrivant. Il se sert de lui comme complice.
524
dans une perspective dynamique la relation entre les classes, figurée par ses représentants.
Univers des aparté, topographie de l’initiation et paliers incontournables de l’entrée dans
le grand monde, les lieux de sociabilité sont investis de cette dimension ontologique
d’instruire en orientant les héros dans les voies possibles de la conquête du nouveau
monde où ils entendent exercer désormais ; et c’est à Paris qu’ils tournent à plein régime,
car
dans ce XIXe siècle, « pour avoir de l’esprit, du goût, de la grâce, pour apprendre à
ca
user, à s’habiller et à plaire, il faut venir à Paris comme les Romains allaient à
Athènes. »318
D’autres lieux, d’autres réalités : le jardin des Tuileries319 épouse autrement
l’entrée dans l’estime parisienne du héros d’apprentissage. En effet, à l’opposé de
l’espace clos des salons ou du théâtre et de l’opéra, les Tuileries sont au XIXe siècle le
lieu où va se montrer sur la scène, la société dans ce qu’elle a de plus significatif. Il est
l’espace de l’excentricité où se joue le beau jeu des dandies aux mains et à côté d’amantes
en mal de coquetteries et de voluptés aristocratiques. Faits d’allers et venues, de
dépassements et autres croisements, il réunit tout le beau Paris et ses mortifiantes
intrigues. Des destins s’y nouent tout comme ils s’y dénouent par la fonction révélatrice
des
lieux : Lucien aux mains et aux bons soins de Coralie y croise Mme de Bargeton, tout
comme
Frédéric dans son retrait sentimental avec Rosanette y rencontre Mme Arnoux,
que Rosanette nargue à l’occasion. Espace de préfiguration du bonheur, il a une fonction
discrète et sournoise, mais suggestive, puisqu’il se limite à de brefs échanges de coups
d’œil et de salutations : échanges furtifs qui favorisent l’interprétation et des hypothèses
suscepti
bles d’effondrer les plans de toute une vie. Il est aussi un espace de dévoilement
où le héros met au grand jour les aspects cachés de sa vie sentimentale ; en ce sens, il est
le théâtre
de la liberté, là où joue tout le monde sur le même pied d’égalité, les jeux se
déroulant en dehors de tout discours et d’explications gênantes. L’amour y fait saillie,
dans ses attentes les plus ingrates et les plus naturelles, provoquant crises de nerfs, de
jalousie et desseins divers de vengeance ou de haine. Mmes de Bargeton et Arnoux
318 Théophile Gauthier : « Paris-capitale », chapitre de clôture de ses travaux de siège, Paris, 1870-1871, Paris,
Charpentier, 1871, pp. 365-366, cité par Philippe Hamon, L’Ironie littéraire , Paris, Hachette, 1996, p. 128.
319 Le jardin des Tuileries est crée en 1564 par Catherine de Médicis, avec une superficie de 28 hectares,
comprenant six allées dans le sens de la longueur et huit dans le sens de la largeur, des plantations différentes
(massifs d’arbres, quinconces, pelouses, parterre de fleurs…). Au fil du temps (et surtout au XIXe siècle), le
jardin des Tuileries s’est porté garant de tout un héritage, faisant de son écrin de verdure un théâtre de joie, de
folie, ou d’honneur… Modifiant leur rôle au gré des époques, les Tuileries se sont tour à tour, parées d’une
renommée de jardin royal, puis de promenade pour aristocrates et public mondain, avant de devenir un havre de
verdure ouvert à tous.
525
apprennent à leur dépens les nouvelles conquêtes de leurs amoureux et éprouvent, sur le
champ, les pénibles sensations d’un reste d’amour refoulé. La vive émotion qui ébranle
Frédéric à la vue de Mme Arnoux n’empêche pas le héros de s’affranchir des codes
pesants des espaces embarrassants des salons, pour donner libre cours à ses lubies et aux
affectations romantiques de la liberté dont il est porteur. Ici, en effet, le héros se met dans
la peau d’un autre, par une certaine excentricité matérielle – Lucien et Frédéric sont en
voiture
au côté de leurs bien-aimées – et font envie et non pitié : c’est un changement de
jeu de
rôles, les apprentis jouent aux grands, « ils sont arrivés ». Les jardins des Tuileries
sont a
insi, peut-être, le seul vrai espace où les héros ont la possibilité de jouer un rôle par
lequel ils se mettent de quelque façon, dans une position d’égalité avec les aristocrates.
Chateaubriand, Musset, Balzac, Stendhal et Flaubert font le parti pris idéologique
de l’éducation libérale comme source inépuisable de formation. En ce XIXe siècle, y-a-t- il
meilleur espace que ceux qu’on vient de parcourir dans le corpus, pour la quête et
l’apprentissage ? – semblent-ils nous dire.
4.2.4. LE CULTE DE LA SENSIBILITE
ROMANTIQUE : ENVERS ET REVERS
Avec l’ère romantique, l’imagination ouvre sur l’actualisation de toutes les formes
d’aspiration de l’être humain. On est gagné par le mal de vivre, l’abominable spleen, le
sentiment de déréliction et on devient bohême ou marginal. La jeunesse européenne en
général et française en particulier, de plus en plus gagnée par ce mode de vie qui se
transforme très rapidement en codes, se livre à une existence à la limite de l’extravagance. Au
nom du romantisme et à l’aide des histoires tirées des œuvres littéraires, des cœurs sont
traversés par le pessimisme, la lassitude de vivre et des aspirations inédites que les sujets ne
peuvent assouvir. Ainsi, la libération de l’homme et de la société des contraintes de la rigidité
de la pensée et des conduites imposées par les Lumières se transforme-t-elle en un malaise
généralisé dont les héros d’apprentissage portent grandement les insignes. Tout est porté à
l’excès et se transforme en art de vie comme dans cette première rencontre entre Frédéric et
Mme Arnoux. Selon T. Pavel, « Lorsque Frédéric voit pour la première fois Mme Arnoux,
elle lui semble ressembler « aux femmes des livres romantiques ». Sous le coup de la
526
rencontre le huis clos du monde ouvre ses portes : l’univers venait d’un coup de s’élargir. Elle
était le
point lumineux où l’ensemble des choses convergeaient ; – et … les paupières à demi
closes, le regard dans les nuages, il s’abandonnait à une joie rêveuse et infinie », puis plus bas,
il ajoute : « la déchéance de ces personnages, néanmoins, n’est pas toujours complète : parfois
la ve
rtu fleurit, encouragée par une Providence discrète, et les invalides eux-mêmes éprouvent
de temps à autre des sursauts de dignité ».320 La pédagogie romantique a-t-elle eu des effets !
nous exclamerions-nous. La rigide rationalité du monde et des conceptions figées du XVIIIe
siècle en déclin, la liberté offerte par le nouveau champ romantique de la création artistique,
ouvre des perspectives à l’infini. Le personnage romantique, nouveau sujet social et de roman,
est investi d’une mission de sensibilité supérieure liée à une intériorité dont les fantaisies et
les appâts gouvernent toute l’essence de la création. Les cœurs se répandent en échos sur les
théâtres de la félicité, de la douleur, du désir ou de l’aspiration, de la disette, exprimés par des
âmes
de contrées lointaines, imaginaires ou inconnues, mais où se jouent les drames
quotidiens d’un
moi collectif unifié dans le fatal prolongement des affects de la condition
humaine. Quand Werther meurt en Allemagne, c’est toute la jeunesse européenne malade qui
se suicide à sa suite, pendant que René initie en France et pour l’humanité que son histoire
touche, brumes mélancoliques et aspirations contagieuses et proscrites de quelque sentiment
interdit. Dans cet élan de tout devoir à soi dans une aspiration sans limite, les projets prennent
des dimensions d’une profondeur presqu’irréelle : Octave aime à nouveau au souvenir d’un
«
cœur d’amour qu’il a eu », et c’est Brigitte Pierson qui en est la cible. Pensant être lavé de
toute souillure de souvenirs meurtriers, il clame : « J’aurais voulu qu’il eût existé quelque part
un temple
consacré à l’amour, pour m’y laver dans un baptême et m’y couvrir d’un vêtement
distinct que rien désormais n’eût pu m’arracher ».321 L’amour est revêtu de cette carapace
incorruptible à laquelle aspire le héros. Au sujet de l’amour, que n’a-t-on pas dit dans ce
travail ! Il emporte si violemment les protagonistes qu’il en figure le destin. Le romantisme a
couvert le corpus de cet hymne lyrique où effusions, élégie, enthousiasmes, distribués aux
acteurs, les propulsent dans la société avec cette brume qui enlève à l’action toute sa lucidité
objective. Frédéric ressort maintes fois des randonnées malheureuses et infructueuses d’avec
Mme Arnoux pour retrouver des ressources et l’énergie de repartir à l’assaut d’une quête qui
épouse les formes de l’inaccessible. L’errance romantique qui est une dispersion de l’énergie
320 Thomas Pavel, op. cit., p. 287.
321 Musset, op. cit., p. 237.
527
en tant que ressource investie au service de la création et de soi-même322 trouve ici l’une de
ses variantes les plus aigües. Assommé par cette ivresse que lui administre l’amour pour Mme
Arnoux, il renonce au projet d’épouser Mme Dambreuse dont il s’était pourtant figuré, plu s
tôt, que cette union lui eût ouvert les portes de la carrière administrative et politique
souhaitée.323 Cette quête devient lassante puisque stagnante et opposée aux forces attendues
d’une dynamique de l’action toujours renouvelée à l’occasion des épreuves. Le même
engourdissement mine René qui est dépourvu d’activité parce qu’il ne peut plus aimer. A
l’opposé, l’engagement et le perfectionnement de Lucien le doivent à sa volonté d’acquérir
certes la gloire, mais en passant par la conquête de Mme de Bargeton. Par cet apprentissage
vigoureux sous-tendu par la quête initiale, il enjôle et séduit par le physique et la plume. Dans
ce rôle seulement, certainement, Lucien devient pour une fois noble car soustrait aux
déterminismes historiques les plus objectifs de sa réalisation – rêve de recevoir la couronne du
poè
te, nostalgie d’un âge légendaire où la noblesse de l’esprit correspondait à la réussite
mondaine. Quand les forces de l’amour cessent d’être ankylosantes, il libère la virtuosité de
l’esprit, décuple et engendre chez le héros une énergie mâle, incompressible, qui module
l’apprentissage. Les bonds successifs que Stendhal fait faire à Julien Sorel prennent leur
fondement dans la force que lui octroient les péripéties qui jalonnent ses passions
sentimentales. En définitive, c’est cet amour qui se ressource à ces délicieux aliments de
l’âme, de l’esprit et du corps qui provoque également la perte du protagoniste. A la fin du
parcours de chaque héros du roman de formation, on se pose la question de savoir ce qui
serait advenu de sa quête s’il n’avait pas connu cette aventure de la passion sentimentale.
Re
venons sur la volonté commune de René et d’Octave de mettre fin à leurs jours, précipice
où les appelle l’échec amoureux et notons avec Daniel Leuwers qu’ « il y a chez Octave, une
sorte d’attrait du vide qui le rive à un destin malheureux, proche des turbulences du
suicide »324, à l’instar de René : « décidé que j’étais à me débarrasser du poids de la vie, je
résolus de mettre toute ma raison dans cet acte insen sé ».325Ainsi le suicide enveloppe-t-il la
plupart des destins des héros d’apprentissage. Lucien y est arrêté et en est détourné par l’abbé
Herrera, alias Vautrin, quand Julien, à travers le réquisitoire cinglant des classes sociales à son
procès, s’interdit toute voie de recours en grâce, et s’y engouffre.
322 Les sources de la mélancolie romantique sont l’émanation d’attentes inassouvies tant au niveau de l’âme que
de tout autre instance – la création et Dieu y compris.
323 Flaubert, op. cit., pp. 492-497.
324 Daniel Lauwers , op. cit., p. 22.
325 Chateaubriand, op. cit., p. 181.
528
Tout bien pesé, le caractère exacerbé du héros romantique le rend intransigeant,
entêté et le fait s’enrober de la tunique du héros tragique dont la corruption des forces est un
aimant qui scelle fatalement le sort. Il est donc évident que si le héros d’apprentissage sait
aimer, il aime le plus souvent d’un amour fatal qui met sa propre survie en jeu.
– Flexibilité de caractère et énergie
Les critiques sont revenus de façon constante sur le défaut congénital lié à la dualité
androg
ynique de Lucien Chardon, caractéristiques retrouvées à quelques nuances près chez
Julien Sorel326. Plus qu’une caractéristique factuelle, ce profil résulte d’un choix esthétique
des auteurs, à notre sens. En tout état de cause, ce déterminisme originel, assimilable à une
tare congénitale, désoriente le personnage sous deux « registres antagonistes », selon le mot
de P
hilippe Berthier, tout en le rendant otage d’un dualisme existentiel romantiquement
connoté.327 Aime-t-il trop ou est-il trop aimé ; et qui l’aime ? Où et à quoi l’appellent des
caractères si opposés ? Et comme si cela ne suffisait pas, Balzac le ce rne d’un concert
d’amour qui le ramollit en l’inhibant, à l’œuvre grâce à l’équipe parentale composée du
triptyque provincial (Mme Chardon, Eve et David Séchard) auquel répond l’écho parisien de
Coralie. C’est un encadrement univoque, mais aussi ambivalent qui prévaut dans les deux
espaces et qui engendre la perte du protagoniste :
Com
me sur les images d’Epinal destinées à l’édification, sa trajectoire s’accomplit au long
d’une succession de carrefours symboliques où il [Lucien] choisira toujours la voie
descendante, plus fleurie, […] toujours écartelé entre les appels divergents du haut et du bas, de
la facilité et de la sublimité. […]. L’âme de Lucien est un enjeu qu’on se dispute entre deux
registres antagonistes. […]. Dans ce paysage manichéen, Coralie occupe une position
ambiguë…328
Ce caractère romantique qui laisse transparaître les abîmes d’une trop grande
flexibilité faite de torpeur et de léthargie prolongée dans un environnement où s’attablent des
loups affamés, et où le culte de l’hypocrisie et du mensonge est la monnaie destinée à enrichir
celui qui sait la dépenser, ne laisse aucune chance de survie à Lucien. Le personnage est ainsi
326 Stendhal, op. cit. pp. 48- 49.
327 « L’insuffisance congénitale de l’être humain, et le vœu de sa restauration d’une intégrité perdue, trouvent
leur expression dans l’un des mythes de la conscience romantique, le mythe de l’androgyne, de l’homme-femme,
être complet et parfait, dont la dissociation, à l’origine des temps, aurait donné naissance à l’opposition des
sexes, avec des tensions et équivoques, félicités et tragédies qui affectent la vie des individus », Georges
Gusdorf, op. cit., p. 213.
328 Philippe Berthier, op. cit., p. 29.
529
l’otage de sa constitution biologique et donc du choix esthétique. Par ailleurs – appelé à être
Janus
-, il est à regretter que Balzac le projette sur un terrain trop féroce tout en le dotant de
forces insuffisantes pour résister au torrent et aux sourdes adversités d’une existence
impitoyable et aux hommes opposés dans une lutte sans merci. Flaubert ne fait pas mieux
quand il envoie Frédéric s’échauder sur la scène sociale sans épaisseur véritable, ni
ambition, lui faisant traverser les choses et les événements auxquels il lie à chaque instant
l’imag
e et la présence persécutrices de Mme Arnoux. Ses ambitions naissent et finissent entre
deux hallucinations où apparaissent des représentations différenciées de l’icône de sa fée.
Doté de telles faiblesses, le héros romantique s’effondre avant même d’avoir à s’engager,
s’émousse à la moindre secousse tout en brandissant le profil de l’apprenti inapte, du
néophyte indigne et recalé ; mis dès lors en retrait, couvert d’opprobre, invalide pour la quête.
Il existe, heureusement à côté, une énergie romantique mâle, virile et tranchante érigée pour
transcender les difficultés et décrypter les énigmes, énergie incarnée par Julien Sorel. On y
perçoit du Danton, du Tartufe, de l’énergie napoléonienne, de l’audace prométhéenne. Ogre
ou Lucifer ? Ange ou démiurge ? quel que soit le côté où on le range, Julien Sorel restitue à
lui tout
seul, le sens de l’engagement d’une vie, embellit l’effort et l’énergie des parures les
plus fermes et de pourpre, tout en couvrant l’engagement humain des héros d’apprentissage,
de cette mélodie digne de la légende d’Achille.
4.2.5. L’IDEALISME BRISE
Nous le mentionnions tantôt, la quête du héros d’apprentissage s’énonce comme
l’aventure d’un individu dont le projet est de servir d’exemple. Par cette aventure, des destins
singuliers prennent forme à travers la parole, dans des romans qui empruntent une voie épique
dans laquelle convergent réalités individuelle et collective, moi de l’ego et moi pluriel
confon
dus dans cette expérience où leur reflet se projette dans une conscience individuelle et
en définit le sens. Aussi, la vocation à porter le fardeau d’une génération entière dominée par
les crises existentielle, ontologique et sociétale donne-t-elle à la quête du héros une dimension
sacrée, une auréole idéalisée. Cette quête généreuse, s’il en est, s’accompagne de tout – y
compris une
nature euphorique et bienfaitrice329, support-maîtresse de la quête romantique.
329 Le romantisme privilégie la nature comme l’espace par excellence de l’évasion et de la communion de l’âme
avec la création et le créateur. Les héros du roman de formation s’y exilent quelquefois : René, pour donner libre
cours à ses exaltations mélancoliques, Octave, pour pleurer et voir éclore sa passion amoureuse pour Brigitte,
Julien, pour exalter sa réussite en amour et se préparer à de nouveaux plans d’attaque. Quant à Frédéric, comme
530
Dans ce siècle qui s’engouffre dans les entrailles des injustices sociales et de la discrimination
des classes, René, Octave, Julien, Lucien et Frédéric n’ont guère l’opportunité de bénéficier
de la passerelle créée par Napoléon de récompenser le courage et le mérite qui portent l’auteur
à la cime de la dignité sociale. Le héros d’apprentissage s’identifie dès lors à un cobaye pris
dans le moule de l’expérience biologique, il est en laboratoire. Le caractère, l’environnement
dont les hommes sont la composante, déterminent les facteurs endogènes et exogènes de cette
expérimentation. Les succès de départ forgent un foyer d’optimisme dans des esprits et cœurs
labourés et torturés par des mœurs corrosives auxquelles l’individu de basse naissance a de la
peine à survivre. Cependant, on va chercher, pour égayer cette si avantageuse société
aristocratique de Verrières ou d’Angoulême des enfants « nés dans la crotte », des fils de
roturiers qui ont, qui plus est, de l’esprit et des qualités objectivement attractifs. Deslauriers,
décrit
comme l’un des protagonistes les plus démunis, obtient le baccalauréat à quinze ans, et
Frédéric, venu de la province, finit ses études de droit. Le parcours du héros de jeunesse se
couvre de gloire dès le départ, et le lecteur averti ne peut s’empêcher de porter un regard
int
errogateur et fiévreux sur l’avenir de cet individu qui commence si bien son entrée dans le
grand monde. Cet esprit palpitant dans sa quête, affrontant monts et collines pour triompher
de la société et des autres, se cabre sur une logique de réussite qui emporte l’adhésion de tous.
On enregistre attentivement le projet familial puis personnel de Frédéric de devenir pair de
France, ministre et plus tard, député. Même dans les oscillations de ses aspirations, ces
différentes positions administrative et politique scellent un contrat de lecture, en ce qu’elles
créent un horizon d’attente où l’on voit le couronnement d’une lutte aux retombées collectives
– du moins théoriquement. Lucien côtoie la gloire lorsqu’il connaît sa brève élection au sein
de l’aristocratie journalistique et qu’il est couvé par les soins affectifs de la plus belle femme
du Paris d’alors : Coralie. Indépendamment du sort qui advint de lui et faisant fi des
contra
dictions qui agitent la scène sociale de l’époque, cette reconnaissance de Lucien est, en
soi, d’un point de vue objectif, la célébration du talent vrai. Le talent que lui refuse même
l’aristocratie de province est travaillé et affirmé sur le théâtre le plus prestigieux qu’est Paris.
Ainsi donc, les héros de jeunesse ont les ressources pour créer les conditions de la réalisation
de leur quête. Frédéric repart à l’assaut de sa thèse de doctorat et l’obtient brillamment, Julien
toute la création, la nature elle-même, participe de son inertie globale à partir du spectacle de liquidité ou de
fluidité qu’elle présente à ses yeux. Seul Lucien semble déconnecté de cet univers – à bien des égards –
consubstantiel au personnage romantique. « La nature constitue ainsi une image de l’infini. […]… comme une
sorte de double où l’homme se retrouve, marquant ainsi la disparition de toute scission entre le moi et le monde.
La communion avec la nature préfigure une communion des hommes entre eux et avec Dieu », Christiane
Lauvergnat-Gagnière et alii, op. cit., p. 215.
531
Sorel triomphe majestueusement au séminaire à Besançon et ceci, la première fois où se crée
autour de lui l’antagonisme de la confrontation. Ascension vertigineuse, intelligence ou
avantages prestigieux, caractères d’exception, les héros sont dotés de tout pour franchir le
seuil de destins glorieux. La force de la fascination et l’origine roturière en font, de la société
et des hommes, des adversaires. Frédéric fascine, Lucien séduit et Julien subjugue. Même
réservée au départ sur son compte, la famille de la Mole tombe sous le charme de Julien et le
porte au pinacle du projet de reconnaissance sociale où est inscrit – dans les attentes de tout
lecteur
– le destin du héros de jeunesse. Que ne souffrons-nous d’être mis au contact de la
désa
grégation brusque ou lente, dans tous les cas implacable d’un destin si durement bâti ou
présentant de si belles promesses !330 Faut-il en vouloir aux fondements, aux vents impétueux
de la vie e
t de la société ou à quelque sortilège ?
4.2
.5.1. Construction d’un itinéraire de l’échec
Dans son œuvre Le Roman au XVIIIe siècle en Europe , notamment dans la partie
réservée au Bildungsroman , Alain Montandon est formel pour dire que :
La v
ie ne peut être appréhendée comme unité, que les transformations permanentes la livrent à
la tyrannie de l’instant et que les multiples surdéterminations causales tendent vers un monde
du chaos et de l’absurde, bien éloigné de l’harmonie plastique goethéenne .331
Cette loi humaine cerne le parcours du héros. En effet, arraché aux siens dans les
larmes ou dans la douleur d’une vie terne faite de souffrance et de vains espoirs, le héros de
jeunesse emporte avec lui les espérances d’un avenir en fermentation. Il est le fruit d’une
entreprise esthétique du point de vue du romancier alors même qu’il apparaît comme un
individu, un type auquel le lecteur identifie une catégorie sociale dont il représente tout ou
partie des caractéristiques. Porteur d’espoirs, il se retrouve sous de nombreuses occurrences
qui ne sont rien moins que les « palinodies du sujet clivé », pour employer le mot de Pascale
Auraix-Jonchière. Les signes qu’il porte évoluent sous une double perception du regard avisé
et amusé de l’auteur qui manipule son instrument, et du lecteur qui investit dans l’entreprise
330 « Alors que dans la première partie, chaque épisode constitue une forme d’apprentissage pour le héros, lui
permettant de s’élever dans la hiérarchie sociale et d’affirmer sa philosophie libertine, les mêmes expériences
répétées dans la deuxième partie se révèlent toutes décevantes », Nicolas Démorand, Le Roman d’apprentissage
au XIXe siècle, Paris, PUF, 1995, p . 73.
331Alain Montandon, op. cit., p. 357.
532
des traits où se lisent nombre d’indicateurs prémonitoires. Avant le début de son parcours
initiatique, Julien retrouve sur les bancs de l’église où il va prier un morceau de journal sur
lequel se trouve l’histoire d’un condamné à mort du nom de Louis Jenrel.332 Puis, alors qu’il
est à Paris, à plusieurs reprises l’idée de condamnation à mort se présente à lui333.
L’esthétique romanesque mise en jeu dans le roman de formation emploie de nombreuses
techniques qui mettent en lumière un circuit de la quête, donne une architecture du processus
de formation. Les premières confrontations du héros avec le monde lui renvoient une image à
la fois réfractée et diffractée de sa personne et de l’entreprise qu’il entend y mener. Lucien
sait dans son for intérieur que, s’il a droit à la consolation de Mme de Bargeton après la soirée
da sa première prestation, c’est qu’il n’a pas convaincu l’assemblée, « consolé par cette
flatt
erie : « Louise put, sans être entendue ni vue, lui dire à l’oreille : – Cher Ange, ils ne t’ont
pas compris ! mais…Tes vers sont doux, j’aime à les répéter, [il] oublia pour un moment ses
douleurs
».334 Cette occasion apparaît aussi et surtout comme celle au cours de laquelle la
véritable image de Lucien lui est renvoyée par des personnes autres que celles auxquelles il
est habitué, avec qui il a une liaison affective. Dans ce sens, il est en face de son image
réfractée. Ainsi, toutes les confrontations du héros de jeunesse avec la société sont-elles
l’occasion pour ce dernier de se mettre aux prises avec sa propre conscience et d’en visiter le
nouvel état. Il n’est donc pas excessif de parler du miroir de l’amour, de celui des salons, des
lieux de sociabilité, bref de toutes les activités où apparaît le héros. En définitive, la quête
multiforme est source d’abondantes divisions et de prismes protéiformes. Quand le héros
s’arrose de larmes, c’est tantôt parce qu’il est au comble du bonheur, tantôt qu’il souffre la
plus terrible des angoisses ou affronte une crise morale. Dans l’estime de soi, situation quasi
permanente qui constitue la case de départ que revisite le héros à chaque instant, les larmes
arrosent son itinéraire fait de réparation, de fortification, d’expression de l’impuissance ou de
la joie. Elles assument une fonction cathartique et thérapeutique qui confère réarmement
moral et persévérance,335 généreux échos repris par Jean-Pierre Richard :
332 « Détails de l’exécution et des derniers jours de Louis Jenrel, exécuté à Besançon, le… », Stendhal, op. cit., p.
47.
333 L’abbé Pirard à Julien : « Le 26 avril1574 : l’aïeul des de la Mole eut l’honneur d’avoir la tête tranchée en
place de la Grève », Stendhal, op. cit., p. 270, rencontres et échanges avec le comte Altamira, condamné à mort
et avec Mathilde de la Mole au sujet de la condamnation à mort – de Danton précisément.
334 Balzac, op. cit., p. 140.
335 Les larmes ont toujours précédé chez Julien ses conquêtes amoureuses, tout comme elles les ont arrosées ;
ainsi en e st-il des autres héros qui ont exprimé par les larmes le bonheur comme la détresse ou la souffrance
amoureuse, à l’exemple de Musset : « j’aime et je veux sentir sur ma joue amaigrie ruisseler une source
impossible à tarir ».
533
Souffrir, c’est sentir rompre en soi toutes les écorces de la défiance ou du mensonge, pour
accéder à un foyer que l’on croyait perdu. Il en résulte une curieuse mythologie des larmes :
preuve et monnaie tout humorales de la grande commotion du fondement. La dureté du cœur
souffrant se fond, s’écroule, s’exprime en larmes, qui manifestent en même temps la puissance
du génie et la capacité d’aimer336.
Le prisme social donne à l’esthétique romanesque une fonction d’aller-retour
permanent entre l’ancienne image du héros, la nouvelle que la société lui donne à voir et
l’idéal vers lequel il entend se positionner. Il s’agit d’un réajustement perpétuel. Frédéric
entend se montrer toujours sous un jour plus intéressant dans l’espoir de triompher enfin de
Mme Arnoux. Il vient en aide financièrement – là où il fait des difficultés à son ami d’enfance
Deslaur
iers – à la famille Arnoux, entend se battre en duel pour laver un affront qu’on lui
aurait fait, évite d’épouser Louise Roque, bref, il se consacre à la seule dévotion d’être dans
l’attente de la concrétisation de cet amour. L’intrigue est fortement construite sur une
foncti
on conative qui appelle le héros à être tour à tour optimiste et pessimiste – jeu de la
consc
ience naturelle de l’homme. Il s’établit entre celui-ci et la société la théorie des vases
communicants, telle la relation entre le tissu et la cellule mutuellement nourries par la
fonction de la mythose. Métonymie de la construction d’une vie symbolique d’une
représentation sociale – la classe roturière – apprenti pour l’accession à une existence figurée,
cli
ché en développement, le héros de jeunesse est un ballon d’essai qui revient chaque fois,
dans les éprouvettes de sa conception du laboratoire de la conscience : conscience réflexive –
Julien
Sorel, Octave –, ou symétrique – Frédéric-Deslauriers, Lucien-d’Arthez ou héros-
société
. Frédéric se repaît à chaque instant d’une image supérieure de lui-même,
autosatisfaction ou leitmotiv qui le relance dans la perspective de ses projets de vie :
« F
rédéric était resté seul. Il pensait à ses amis, et sentait entre eux et lui comme un grand
fossé plein d’ombre qui les séparait ».337 Ce thème de la différence orgueilleuse, l’un des plus
prisés du romantisme, est une des affectations qu’adore le héros de jeunesse cependant qu’il
est amené à repartir sur la scène pour être à nouveau jaugé dans le patron intransigeant de la
société qui lui inflige un jugement sans appel. Il est par voie de fait porté aux nues dans un
environnement où ne siègent guère ses pairs et où la reconnaissance est refusée à tout corps
étranger par une confrérie homogène et harmonieuse, même dans le défaut de son
fonctionnement. Dans cette société du XIXe siècle et pour le héros de jeunesse, la société
336 Jean-Pierre Richard, op. cit. p. 224.
337 Flaubert, op. cit. p. 200.
534
mondaine est un véritable échafaud déjà monté pour accepter des patrons définis par elle-
même ; les éléments extérieurs qui flottent ou qui serrent dans ce patron, subissent la cruelle
loi de
la guillotine, d’un deus ex machina . Les nombreux essais avortés de Lucien épousent la
forme de palimpsestes, comme cela est d’ailleurs à l’œuvre dans le corpus. L’extravagance du
caractère d’une part, la mollesse de l’esprit de l’autre, l’insuffisance des attentes d’une société
rugueuse, finissent par actualiser les tares congénitales inscrites dans le programme génétique
du héros. Il devient intransigeant, se musèle et se déprécie à une allure effarante. Quand
Coralie meurt, Lucien s’effondre sur le théâtre parisien et n’a d’autre solution que de
s’endetter pour l’inhumer et retourner à Angoulême. Pour l’achat d’un coffret ayant appartenu
à Mme Arnoux, Frédéric abandonne son projet de se retrouver sur le théâtre mondain, par le
mariage avec Mme Dambreuse tandis que Julien, apprenant la dénonciation venue de
Verriè
res, y accourt dans l’intention de mettre fin aux jours de Mme de Rênal, son éternel
amour. C’est une désagrégation trop rapide qui questionne le choix esthétique des auteurs. En
somme, le héros tel qu’il est donné à voir par le roman de formation, porte en lui, sous forme
virtuelle, les germes du héros tragique marqué du sceau de la dégénérescence. Lesdits germes
s’actualisent au contact du milieu et se muent en cellules cancérogènes dont l’abondance et la
nocivité s’accroissent avec le temps et en fonction du milieu. La maturation de ces fatales
cellules épouse des variantes imputables aux spécificités du milieu. Seulement, à leur
éclosion, le postulant à la quête est éliminé, ou tout au moins, les vertus de la quête
s’éteignent en lui ou ouvrent au désespoir le plus cruel. René et Octave abandonnent tout,
Frédéric et Lucien se retirent de la scène et rejoignent la province, quand Julien opte pour une
mort souhaitée, condition selon lui de se retrancher d’une société corrompue qui ne fait
aucune place aux pauvres. Tous ces destins aux trajectoires euphoriques, annonciateurs
d’attentes prometteuses, finissent dans une déception des plus marquées, interpellatives d’une
hypothèse de destins scellés ou d’inscription, par les romanciers, d’un déterminisme de
l’échec dans le processus de vie du héros d’apprentissage.
4.2.5.2. Vers une sommation de la quête : bilan et
schéma d’une aventure
535
*Forces positives : nous avons voulu mettre dans la même colonne destinataires, destinateurs et adjuvants qui représentent les actants dont l’objectif commun est de voir
aboutir la quête du héros. En ce sens, leurs actions, prières, pensées convergent toutes vers l’unique projet de réalisation du héros. En outre, le symbolisme des trajets Profil de départ Ambitions exprimées moyens Forces positives*
(Destinateurs,
destinataires et
adjuvant) Opposants Résultats de la
quête
René – Orphelin, solitude exacerbée
– Compagnie d e sa sœur : indispensable Ne jamais désespérer de sa
sœur
– voyager, fuir ses fantasmes – Jeunesse
– Foi romantique
– Lui-même
– Amélie (qui s’ignore) – Amélie
– La religion
– Son caractère – Auto-exclusion
de la vie
Octave – Culte de l’amour
– Ame blessée
– Errance sentimenta le et troubles existentiels – Ne plus aimer
– Ne plus avoir confiance en la
femme – Jeunesse
– Foi romantique
– Lui-même
– Desgenais
– Brigitte Pierson – Lui-même
(caractère et conviction)
– La femme – Errance
sentimentale et
existentielle
Lucien – Jeune poète ambitieux
– Etat de pauvreté d’indigence sérieux
– Fils d’apothicaire appartenant à la bonne classe – Réussir par la poésie
– Recherche de gloire littéraire
et sociale – Le talent
– La beauté
– La femme
– Lui-même
– Sa famille
– Son ami et beau -frère
David Séchard
– Louise de Bargeton – Lui-même (naïveté)
– La société aristocratique
– L’infortune
– Echec : il fait le
chemin inverse
de Paris à la
province
Julien – Jeune poète ambitieux
– Profil d’un abbé
– Amour exacerbé par Napoléon
– Précepteur ambitieux
– Fougue, orgueil et complexe d’infériorité très d éveloppés – Devenir prêtre ou militaire
– Conquérir la gloire
– Réussite sociale et matérielle
– L’intelligence
– Le caractère
– La femme
– Jeunesse
– Beauté
– Lui-même
– Sa classe sociale (les
pauvres en général)
– La société aristocratique
– Son caractère
– Disparition
physi que :
condamnation à
mort
Frédéric – Provincial de condition aisée
– Elève, puis étudiant appliqué et studieux – Devenir : – Pair de France
– Ministre
– Député – L’appui familial
– L’intelligence
– Madame Dambreuse – Sa mère
– Deslauriers
– Lui-même
– Madame Arnoux – Lui-même (im potence,
amour maladif pour
Madame Arnoux) – Echec : chemin
inverse de Paris
à la province
536
Province-paris et Paris-Province caractérise : dans le premier cas, l’élan vers la quête sublimée par les attentes d’une concrétisation potentielle ; et dans le deuxième cas, le
retour de Paris à la province marque quant-à lui l’expression d’une dégénérescence, de l’échec dans l’aventure de réalisation du héros.
537
A partir de ce schéma qui a pour objectif de faire un bilan de la quête des héros, nous
tenterons de construire un schéma actantiel canonique de leur processus d’apprentissage, tel que
nous le lisons dans le corpus.
538
– Le néophyte
– La famille
– La société ou un
individu
– Réussite sociale
– Gloire
– Conquête Objet
Destinataire
Adjuvan
t
– Aristocratie (nobles, bourgeois,
royalistes)
– Individus (condisciples)
– organisatio ns professionnelles
(journalistes, monde de l’édition)
– faiblesses du héros
– Atouts du héros (intelligence,
courage,…)
– Famille
– Amis
– Autres (formateur, initiateur
ou protecteur)
– Le héros
– La famille
– La société (classe
roturière)
– L’amante Adjuvant
Sujet (héros)
Objet
Opposant
Destinateur
Destinataire
539
Nous entendons regrouper l’économie de la quête dans ce tableau. Le souci de
prendre en compte, de façon large, tous les actants sans différentiation (héros ou antihéros),
la nature spécifique de l’objet, de l’opposant ou de l’adjuvant, nous impose d’ouvrir des
perspectives de choix que désignent les termes aussi larges que société, aristocratie, famille,
néophyte, amante, réussite sociale.
Tableau d’apprentissage et parcours initiatique des héros.
Néophyte Topographie
initiatique Epreuves /Actes Symbolisme
René -Toit familial
– faubourg, chaumièr e
– voyages (Italie, Grèce,
Ecosse)
– Monastère
– Exil en Amérique
– Inhume son père
– visite les ruines des
civilisations en
déclin
– assiste au vœu
d’Amélie
– Soustraction de la
vie Initiation précoce à la
douleur et à la vanité de la
vie ; fuite et r echerche de
sens/ l’histoire, la société ;
seul Dieu peut nous
soustraire du péché ; unicité
de la condition humaine :
Dieu, les hommes,
l’histoire ne peuvent
procurer le bonheur.
Octave – Banlieue parisienne
– Grand monde
– chevet de la dépouille
de son père
– La campagne – Contemplation
inactive de la vie
-Débauche
– Perd connaissance
– Odyssée
sentimentale monotonie intolérable ;
déboires et vanités au bout
de la débauche ; pouvoir
incompressible de la mort
sur tous ; similarité de la vie
sentimentale , appel à la
guérison des maladies
infantiles.
540
Lucien Salon
Chez d’Arthez
Librairies
Lieux de sociabilité
Maisons de presse
et d’éditions
La source Courtise en vain
l’aristocratie
Erudition et
édification de soi
Auteur et victime
d’un esclandre
Provocati on de
vomissements
Tentatives de
suicide échouées
Antipathie et rejet
prémonitoires/la
quête ; anoblissement
du style et
approfondissement
des atouts ;
avertissement/nocivité
d’un espace ;
renaissance/un
nouveau départ, une
nouvelle chance.
Julien Sor el La Résidence des de
Rênal
L’aristocratie de
province
Le Séminaire
L’Hôtel de la Mole
et salons
La prison Initiation à la vie
sentimentale,
militaire et à la
méchanceté des
hommes
Perd connaissance
Erudition, entrée
dans le grand
monde,
expérimentat ion des
petitesses
aristocratiques,
remise de croix,
double triomphe en
amour
Méditation/vie,
société, mort
physique. « Bains »
préparatoires/initiation
Avertissement/utopie
humaine
Mort à la vie et renaître
à Christ (changement de
peau)
Tous les univers
souffrent des mêmes
hypocrisies humaines et
ont leur clef
Métaphorique (Hérault)
et symbolique :
l’injustice et l’arbitraire
l’emportent sur
détermination, énergie et
courage.
Frédéric Le collège et
l’université
Le toit familial
Paris
Apprentissage,
érudition
Recueillement,
ressourcement
(constants)
Réceptions, visites et
fréquentations
Activités
sentimentales
Savoirs et diplômes ne
sont pas une fin en soi ;
le resserrement familial
est un atout précieux ;
Platitude et vacuité d’un
siècle, d’une hi stoire
sans « mie » ni saveur ;
Le XIXe siècle est le
siècle des défis ratés.
La femme
néophyte
En tout lieu Mère et conseillère
Initiatrice, amante
Sœur
traitresse Passage obligé ;
Affection et protection
supérieures ; visage de
rédemption et de
perdition ; processus de
découverte de soi.
541
Dans le processus d’apprentissage, le héros traverse un certain nombre d’épreuves ou
exerce certaines activités, les vit et arrive même à initier autrui. Or, l’objectif de la quête est
de parvenir à un état final de perfection qui résulte d’une série d’expériences traversées, toutes
porte
uses de significations et assumant comme une fonction de toilettage du néophyte dans
son cursus. Pour Simone Vierne, « ces épreuves, malgré leurs différences de forme,
conduisent toutes, en somme, à une sorte de mise en condition du novice par une ascèse et une
purification qui le dépouillent de sa condition profane. »758 Ainsi, passe-t-on d’un simple
apprentissage à une initiation.
4.2.6. REVOLUTION ET FRACTURE HISTORIQUE
L’humanité a toujours su se réserver une réponse ou approche intellectuelle aux
aspirations des générations au cours des séquences de l’histoire. En témoignent la succession
des différents courants de pensée, philosophique et littéraire, les écoles qui fondent les
doctrines économique, sociale, politique, et dont la préoccupation commune est de proposer
des solutions à l’homme dans sa quête permanente de réalisation et de bonheur. En France,
comme partout en Europe et même par-delà, l’histoire et le destin des peuples sont fortement
influencés par la succession des régimes politiques. De 1789 à 1830, l’histoire de la France est
parsemée d’altercations, de graves conflits et mêmes de Révolutions qui tourmentent et
déstabilisent le peuple en permanence. La prise de la Bastille (1789) est rapidement suivie par
la création de la Première République (1792-1804) dans le sang avec Louis XVI, Robespierre
et de nombreux autres Français guillotinés. S’ensuit la chevauchée militaire de Napoléon
Bonaparte (1804-1815) dont la mégalomanie et la soif de conquête lancent la France à
l’assaut de toute l’Europe, soit pour sauver le trône d’un monarque, soit pour annexer de
nouveaux espaces. Quand en juillet 1815, les Bourbon prennent le pouvoir, les espoirs d’un
retour définitif au calme, à la liberté et au progrès cèdent rapidement le pas à la désillusion.
Confiscation du pouvoir, tergive rsations dans les options, opposition entre le clergé et le
peuple ou entre le clergé et le monde universitaire, incapacité à gérer les crises sociales,
économiques et politiques débordent ces monarques qui sont obligés de sévir pour maintenir
leur pouvoir. Le malaise et la déception sont d’autant plus grands qu’ils font suite à une
attente légitime de répit et de bonheur après une fin et un début de siècles catastrophiques et
sanguinaire des chaînes desquels le peuple croyait à jamais sorti. L’individu trahi dans ce
758 Simone Vierne, op. cit., p. 32.
542
contrat social avec le politique clame alors son indignation et sa révolte. Pour Bruno Viard qui
revient sur l’é
volution de la pensée du XVIIIe au XIXe siècle :
La séquence Lumières-Révolution-romantisme nous est tellement familière qu’on ne songe
guère à s’en étonner. Et pourtant ! Un peuple est opprimé par un triple despotisme : un monarque
absolu, une aristocratie arrogante, un clergé obscurantiste, un tel peuple vit dans la souffrance et
la frustration. Il finit par briser ses chaînes, chasser ses oppresseurs, et se met à réorganiser sa vie
de fond en comble : le voilà joyeux et plein d’entrain, maintenant que son destin ne dépend que
de lui-même, qu’il lui appartient de reconstruire sa vie selon sa raison et selon ses désirs. Or, en
réalité, c’est le contraire qu’on observe ! La mélancolie et l’abattement succèdent à la
Révolution.759
Dès lors, les penseurs et les artistes se mettent en ordre de bataille contre cette
nouvelle société à travers le romantisme, mouvement transcendé par un instinct
d’individualisme dicté par la frustration née de l’impossibilité de se figurer une communauté
de destin, un projet social d’envergure générale. Le peuple s’inscrit alors à fond dans ce
nouveau combat dont l’enjeu est loin de lui échapper, toujours aux dires de Bruno Viard :
Quaran
te années séparent 1789 et 1830, à savoir la fin de l’ancienne société et l’établissement
définitif de la nouvelle. Le romantisme se constitue en réaction contre la nouvelle société
comme les Lumières combattirent l’ancienne : on peut bien affirmer que le rôle des penseurs et
des artistes est, dans les deux cas, l’exercice d’une fonction critique. Mais le romantisme ne se
place pas du tout dans le prolongement des Lumières. Au contraire, un énorme différentiel
apparaît entre les deux. Primat de la raison universaliste et optimisme historique chez les
philosophes des Lumières, priorité à l’affectif et pessimisme historique chez les poètes
romantiques.760
Il se crée désormais comme un encouragement à la recherche d’une solution
individuelle au bonheur. D’où le primat du rêve et de l’idéal, la recherche effrénée de l’infini
et de l’absolu, seules postulations qui éloignent des abîmes du quotidien. L’individu se
détourne ainsi du monde ambiant et sur la base des ses potentialités où règnent en priorité ses
sentiments, il intègre une sphère virtuelle de bien-être possible et qui se veut transcendant .
C’est alors que le romantisme s’énonce comme « une critique exaltée du monde moderne »,
l’ex
pression est de Bruno Viard. Les années qui suivent 1830 connaissent les mêmes
759 Bruno Viard, op. cit., p. 9.
760 Ibid., p. 10.
543
soubresauts que les précédentes et ne continuent pas moins de persécuter l’individu dont la
déception devient de plus en plus définitive. Chateaubriand et les autres auteurs du corpus
inscrivent dans le destin de leurs héros l’essence de cet échec social lié à la profonde fracture
entre le peuple et ses dirigeants et à l’intérieur du peuple lui-même. Leurs pensées, leurs actes
et leurs parcours en sont le reflet.
Le romantisme se détourne du positivisme du XVIIIe siècle, se préoccupe des
destinées de l’individu et des contradictions internes de son âme tout en inoculant une vision
idéalisée de l’art. De nombreux auteurs ont tenté de circonscrire, de façon plus ou moins
précise, les dates charnières de début, de milieu et de fin du romantisme à l’intérieur du XIXe
siècle. C’est à ceux-là qu’Henri M. Peyre répond, en ces termes :
Sans
doute y a-t-il toujours eu des tempéraments et des sensibilités romantiques dans les sens
du terme qui impliquent prédominance de la passion sur la sagesse raisonnable, attrait de
l’étrange, insatisfaction du présent, jouissance trouvée dans la souffrance […]. Tout état d’âme,
tout élan de l’imagination, même le sentiment de la nature le plus passionné, l’amour de la
mort, le goût de la morbidité ont pu en effet se rencontrer dans certaines âmes, il y a dix, vingt
ou vingt-cinq siècles.761
Ce qu’il faut cependant retenir, ce sont des faits historiques majeurs qui ont contribué
à donner au romantisme une ou des variantes sensibles qui en constituent des repères.
Assimilé à une « nouvelle crise dans la conscience européenne 762» pour employer le mot de
Paul Van Thieghem, le romantisme est le lieu d’expression de bien de détresses. Avec
Musset, on a pu voir comment la « jeune génération soucieuse » secouée par les
bouleversements
politiques se réveille « assise sur un monde en ruine ». Les rêves de gloire
ou « d’espérance, d’amour, de force, de vie 763» s’écroulent face aux fadeurs de la monarchie
restaurée. S’en suivent une succession d’événements qui assiègent le nouveau sujet social :
«
Le brouillage des tendances – spiritualisme philosophique, conservatisme mystique, utopie
socialist
e… – décourage les engagements. Les mutations trop rapides en matière économique,
sociale
, politique ébranlent les certitudes. L’homme d’hier, attaché à des modèles durables et
collectifs ne se reconnaît plus dans un univers labile et individualiste ».764 En art comme dans
les lettres, une inspiration nouvelle et une esthétique particulière voient le jour. Le
761 Henri M. Peyre, Qu’est-ce que le romantisme ? , Paris, PUF, « Lettres modernes », 1979, PP. 9-10, cité par
Yves Stalloni, op. cit., p.82.
762 Paul Van Thieghem, Le Romantisme dans la littérature européenne , Albin Michel, 1948.
763 Musset, op. cit. pp. 25-28.
764 Yves Stalloni, op. cit., p. 85.
544
romantisme introduit des bouleversements esthétiques dans la poésie et le théâtre. En 1827, la
Préface du drame de Cromwell – pièce injouable – établit les grands principes du drame
romantique mais aussi d’une nouvelle poétique, et s’énonce comme le manifeste de la
nouvelle école. Dans ses propos avant-gardistes, il s’appuie sur les écrits de Mme de Staël et
de Schlegel pour développer « une vraie thèse philosophico-littéraire dont on retiendra
quelques point
s : annonce d’un renouveau poétique fondé sur la réhabilitation du grotesque ;
re
mise en cause des classifications et des genres ; contestation de la règle des unités au
théâtre ;
proclamation de l’absolue liberté dans les diverses expressions de l’art ».765 On
distingue de façon générale trois générations globalement limitées autour de ces périodes et
auteurs : la génération de ceux qui publient les premi ères œuvres dont Chateaubriand est le
chef de file, et qui se situe au début de 1800 ; la génération de ceux qui commencent à publier
vers 1820
(Lamartine, Hugo) ; puis celle de ceux qui écrivent à partir de 1830 (Nerval,
Musset,
Balzac, Stendhal) : ceux qu’on a appelés les enfants gâtés du romantisme. Le
romantisme
dure presque tout le siècle, de Chateaubriand aux « décadents », même si le
courant naît sous l’Empire, il a de grandes ambitions libérales avec Hugo qui écrit jusqu’en
1880. Il s’exprime à travers des écrits autobiographiques, le roman personnel, un poème
lyrique et élégiaque dans lesquels il aborde indifféremment les thèmes actualisés comme la
fuite du temps, l’amour de la nature, l’inquiétude religieuse. A travers le drame, il exprime sa
révolte contre les formes héritées de la tradition classique. Vers 1830, le réalisme voit le jour
avec Stendhal et Balzac, puis sous le second Empire (1852-1870), avec Flaubert, il s’accentue
dans ses caractéristiques esthétiques d’être en réaction contre les excès du lyrisme ou de
l’introspection, la représentation du moi intime s’effaçant au profit du « réel ». La période
réa
liste est celle pendant laquelle le héros d’apprentissage, à l’image de Lucien Chardon, de
Julien Sorel ou de Frédéric Moreau, échappe à la morbide trappe existentielle d’une
mélancolie qui mêle engourdissement et inhibition de toute ambition. Ces personnages sont
mis aux prises avec les contradictions d’une société qui nie jusqu’à son droit au bonheur, et
interpellés dans un projet de réalisation où les inscrit l’esthétique littéraire. La poésie épouse
alors les contours d’une recherche purement esthétique en tant que seule fin, donnant ainsi
naissance à la doctrine parnassienne. S’en suivront le symbolisme et le décadentisme qui se
ressentent
d’une volonté marquée d’échapper au règne du réel, de la technique et de la science
en vue de la découverte d’un « ailleurs » imaginaire ou idéal ; un réel qui enregistre la défaite
militaire
de 1871, de graves troubles économique et politique. Ainsi, le Naturalisme porte
765 Ibid., p. 87.
545
l’insigne du « repenti » chez Huysmans, le symbolisme est porté au mysticisme et à
l’idéalisme visionnaire chez Barbey d’Aurevilly et Villiers de l’Isle-Adam ; tandis que
s’aff
iche un nationalisme revanchard chez Barrès. Mouvement d’expression d’un certain
nombre d’angoisses individuelles ou collectives, le décadentisme affecte les dernières
créations théâtrales du siècle, très contrastées, héritées de Jarry et de Jules Laforgue,
auxquelles Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et Mallarmé vont donner un écho à travers la
poésie.
Au total, le « mal du siècle » gagne les premiers écrivains romantiques. Dès 1802,
dans René, Chateaubriand en fait cas pour désigner « le mal du siècle de la génération
maudite » de l’après-Révolution. Ce mal sera le mal de tout un siècle. Le mouvement
« décadent » lui donne son dernier visage, celui d’un mal de fin de siècle. « Vague des
passions » pour Chateaubriand, « sentiment de malaise inexprimable » et « maladie morale
abomina
ble » pour Musset, il s’agit pour la génération de 1800 à 1830 d’un sentiment
d’impuissance devant les événements de l’histoire collective : effondrement de l’Ancien
Ré
gime, traumatisme révolutionnaire, guerres sanglantes de l’Empire, mesquineries d’une
Restauration médiocre. Ce mal est dans le roman autobiographique (Musset, La Confession
d’un enfant
du siècle, 1836), la poésie élégiaque, le drame comme lassitude et souffrance
physique, ennui et insatisfaction, écart subi et persistance entre vigueur des désirs et
impossibilité ou inefficacité de l’action chez l’individu. Ce dernier rêve d’héroïsme mais il est
condamné à la marginalité, nostalgique d’une jeunesse sacrifiée, angoissé par la montée
prématurée de la flétrissure et dégoûtée de l’existence mais incapable de penser l’avenir. Le
« malade » romantique trouve même rarement dans l’analyse et l’écriture, remède et
réconfort, comme si le pire effet de son mal était précisément cette incapacité à l’identifier et
à la dire. L’on désigne 1850 comme date marquant la fin de la période romantique ; période
qui voit
Gérard de Nerval témoigner de l’aggravation de la blessure de ce « mal de siècle »
dont la
racine devient « la crise du sujet vivant et écrivant », qui cherche désespérément à
recompos
er dans le poème ou le récit une identité qui le fuit, au risque de l’égarement et de la
folie. Le « spleen » (tristesse) est « migraine » chez Vigny et chez Baudelaire, « souffrance
d’un individu
non seulement isolé, dégoûté ou « impuissant », mais encore marginalisé par
son génie même, et au bout du compte aliéné, c'est-à-dire dépossédé de la maîtrise de son
corps et de son âme. Lautréamont incarne la damnation satanique avec Les Chants de
Maldoror , Rimbaud se lance dans les effarements et le délire tandis que Mallarmé exprime
une cruelle insatisfaction métaphysique. A partir de 1866, la production littéraire de la
546
dernière génération du siècle exprime la « névrose » de toute la génération : inquiétudes,
reche
rches âpres, paniques, malaise général éprouvé par nos sociétés aveugles en face d’un
avenir inconnu. Quêtes multiples, de renouveau spirituel, de retour d’une idéologie nationale
vigoureuse que les « poètes maudits » (Rimbaud, Verlaine, Baudelaire, Mallarmé) auscultent
et re
produisent dans les chapelles disparates du symbolisme et de la décadence. Pour Zola, ce
siècle est traversé d’ « aspirations ardentes » et d’ « affaissements soudains » : en somme une
même souff
rance et complaisance impuissante à en rendre raison auront ainsi été au rendez-
vous de toutes les grandes aventures littéraires du siècle traversé.
4.2.7. UN ROMAN DESABUSE
Le roman reprend les débats du siècle et illustre différentes idéologies. Le libéralisme
est sensible dans les œuvres de Chateaubriand, de Mme de Staël et de Benjamin Constant ; la
réflex
ion politique et sociale avec Tocqueville (théoricien de la démocratie), Fourier et
Proudhon (idéologues socialistes), Barrès et Maurras (Nationalisme : affaire Dreyfus) ;
l’histoire
(Michelet et Renan qui en renouvellent la méthodologie) ; la littérature avec Sainte
Beuve
qui trace une voie nouvelle à la critique littéraire ; la philosophie qui reçut à partir de
1840, la c
onstitution des théories positivistes (Auguste Comte). Le regain d’importance du
roman connaît ainsi une ascension sans précédent et se constitue définitivement en genre
littéraire avec Stendhal et Balzac. Il fournit au réel son extraordinaire capacité de
représentation et ses enjeux. Il exerce toute sa c réativité dans l’invention de personnages, de
fictions multiples, mais aussi de situations narratives et de « points de vue » inédits sur
l’espa
ce et le temps. Apprécié de la bourgeoisie dont il est souvent le « miroir » des ambitions
et
des comportements, porté par les développements de l’alphabétisation et de la presse où il
apparaît en feuilletons, il gagne de nouveaux publics et s’ouvre à l’expression de réalités qui
restaient jusque-là dans les marges de la littérature : les bas-fonds de la province secrète, les
mystèr
es de la science. Le roman du XIXe siècle récupère également des prérogatives
délaissées par d’autres genres comme la dimension épique (abandonnée par la poésie) et une
fonction éthique que le théâtre de boulevard ignore. Autobiographique, historique,
mythologique ou « expérimental », intimiste ici, déployant de larges fresques là, ce genre se
taille un empire dans le champ littéraire pour devenir célèbre. Il s’identifie ainsi comme le
genre qui reflète le mieux le drame collectif de ce siècle traversé par les incertitudes décrites
au chapitre précédent. Le roman de formation où nous avons cristallisé notre recherche, fait la
547
part belle à l’étendue de l’histoire et de la philosophie romantique qui en est le support et suit
ce cheminement de la conduite humaine que relève Alain Montandon :
L’in
dividu qui reste attaché à ses émotions, à ses passions, à ses buts privés, qui n’a aucune
distance vis-à-vis d’eux, est ungebildet , non formé, non cultivé. Il s’agit donc d’un
élargissement, d’une élévation au dessus de l’immédiat ce que Hegel appelle l’essence formelle
de la bildung. La formation de soi par les choses, par le travail, dont Hegel livre un exemple du
maître et de l’esclave dans La Phénoménologie de l’Esprit implique une praxis, un travail de
soi sur soi. Et cette praxis se donne dans le Bildungsroman sous la forme de voyage qui
déplace le sujet de son lieu pour le faire advenir .766
Il se présente comme un processus de voyage et de découverte : voyage de découverte
de soi
comme de l’ailleurs, voyage dans les entrailles de la société et de l’inconnu, voyage de
quête et d’inventibilité possible grâce à un grand mouvement qui met l’individu en relation
avec la création tout entière. Chateaubriand, Musset, Balzac, Stendhal, Flaubert font ces
voya
ges avec leurs héros, odyssées au cours desquelles ils invitent leurs lecteurs à les suivre
en vue d’appréhender les réalités d’une société, celle de ce XIXe siècle de tous les défis. C’est
un roman qui explore l’activité humaine dans toute sa diversité et son étendue. Le héros goûte
à la gloire grâce à l’amour, périt ou se désintègre par l’amour. Chateaubriand en donne l’écho
avec René dans ce déchirement pernicieux et persistant d’Amélie, rongée par ce sentiment
qu’elle refuse de nommer : « Elle maigrissait ; ses yeux se creusaient ; sa démarche était
languissa
nte, et sa voix troublée. Un jour, je la surpris tout en larmes au pied d’un crucifix. Le
monde, la solitude, mon absence, ma présence, la nuit, le jour, tout l’alarmait. D’involontaires
soupirs venaient expirer sur ses lèvres ».767L’amour a ce pouvoir d’anéantir en l’homme
toutes ces facultés ou au contraire d’y créer une synesthésie de toutes les félicités, et personne
mieux que les romantiques n’a mesuré ou quantifié ce tourment que provoque un sentiment à
la fois magnifié pour ses bienfaits et craint pour les tracasseries qu’il peut entraîner. Voici le
culte que Musset lui rend par la voix d’Octave : « Amour ! ô principe du monde ! flamme
pré
cieus
e que la nature entière, comme une vestale inquiète surveille incessamment dans le
temple de Dieu ! foyer de tout, par qui tout existe ! ».768 Dès le départ, l’homme fonde,
comme malgré lui, une foi trop profonde en l’amour dont la finalité se résume dans l’échec.
En ce qu’il est en même temps désir et foi, et qu’il « vise à combler un manque personnel,
766 Alain Montandon, op. cit., p. 358.
767 Chateaubriand, op. cit., p183.
768 Musset, op. cit., p. 57.
548
mais en faisant dès l’abord confiance à la plénitude de l’autre, et de l’être »769, il se heurte à
d’insurmontables défis et incompréhensions nés de l’inconstance de caractères
ontologiquement liée à toutes ces instances. Pis, l’amour appelle la délibération continue du
corps et de l’esprit et ne trouve son équilibre que dans celui de ces deux facultés humaines. Le
héros de jeunesse échoue en amour parce qu’il ne peut surmonter ces contradictions contre
lesquelles sa réaction est quasi automatique et/ou implacable – manque d’expérience, énergie
de
jeunesse ou expression d’un idéal exacerbé ? Quelle que soit l’attitude du héros, il s’infecte
au
contact de l’amour qui devient dès lors une thématique du tourment et de l’échec dans le
corpus, toute chose qu’épouse cette affirmation de Jean-Pierre Richard :
Po
int d’amour ! Et partout le spectre de l’amour ! Ce thème du spectral, si important chez
Musset – lié chez lui à des contenus sensibles tels que le blême, le pâle, le noir, l’en-deuil ;
doté en outre de toutes une série de connotations humorales, comme le stérile, l’impuissance,
l’épuisé, – il traduit ici, à l’inverse du sentiment originel de plénitude, un cauchemar
d’irréalisation ; il résume en lui l’universelle et désespérante intuition d’une sorte de présence
creuse.770
Le héros commence son itinéraire avec des atouts que le romancier s’ingénie à parfaire
en en donnant ainsi toutes les chances de réussite potentielle. Frédéric est intelligent, comme
Lucien est beau, poétiquement talentueux et ambitieux. Ces mêmes ressources existent chez
Julien qui y ajoute une dimension virile de l’orgueil à nulle autre pareille. Eux tous doivent
créer les conditions de leur réalisation, en étant logés à la même enseigne que Lucien qui
« doit surmonter les difficultés tout compte fait contingentes de sa pauvreté, son manque de
notoriété et sa condition de provincial ».771 Cependant prises individuellement, les aventures
se soldent par des issues infructueuses. Lucien de Rubempré tout près de la gloire ne peut
avoir la force nécessaire pour franchir le rubicond ; pendant que d’Arthez l’interpelle : « Vous
a
vez au front le sceau du génie » – et en substance, il suffit d’en avoir la patience –, et qu’une
voie possi
ble s’ouvre par le truchement de son retour avec Mme de Bargeton, il s’engouffre
dans les abîmes de la renonciation. « Pour Lucien, la force morale est une possibilité qu’il
s’agit
de confirmer, un trait qu’il s’agit de franchir »772, et Balzac sacrifie son personnage à
ces détails. Le courage et le défi, c’est l’apanage d’un Julien Sorel qui se donne une arme
769 Jean-Pierre Richard, op. cit., p. 214.
770 Ibid., P. 218.
771 Thomas Pavel, op. cit., p. 249.
772 Ibid., p. 250.
549
morale supérieure, lui permettant de transcender toutes les difficultés de parcours :
apprenti
ssage – dans l’exercice militaire comme dans l’ordre –, vie sociale, professionnelle et
amoureuse
. Cependant, « cette énergie n’est pas entièrement placée sous le contrôle du
protagoniste, mais sous la forme d’explosions inattendues, et agit souvent à son insu ».773 On
est donc en présence d’un solitaire qui se dresse face à la société et qui ne peut lui résister
sous les multiples efforts dont il succombe sous le poids et meurt. Ce tableau, pour le moins
funeste, explique comment l’auteur contribue à mettre en scène des individus qu’il transforme
en fieffés intrigants, aventuriers et autres bourgeois véreux qui, sous la Restauration, s’élèvent
et meurent de leur plus belle mort. C’est dans cette perspective que Thomas Pavel se situe :
«
Stendhal est probablement le premier romancier qui présente les actes les plus sérieux de la
vie des hommes comme étant essentiellement gouvernés par la fantaisie, l’étourderie et par les
impulsions du moment. »774
Flaubert, qui entend privilégier la nécessité de la fiction et la logique des caractères,
tisse la toile de l’intrigue autour du principe de médiocrité générale et de neutralité. Il n’y a ni
bien ni mal, pense t- il, et il refuse par delà la révolution, la politique – en condamnant tout.
Enrobé
d’une mélancolie romantique exacerbée, Frédéric « sent parfois son âme se dilater
sous la pression de la sensibilité […] ou de sa rêverie tumultueuse. Sous Louis-Phil ippe, il
semble que tout soit petit, mesquin, […]. Tous les rapports humains sont faux ; le paysage
même semble se diluer dans une apparence purement conventionnelle, sans force ni
profondeur. […]. La réalité est pour Frédéric souvent une illusion qui pèse peu par rapport à
ses rêves et ses désirs ».775
C’est ainsi que les romanciers nous projettent dans les issues toutes convergentes d e
l’échec des héros partis en apprentissage. Certes, l’aventure ne demeure pas moins fictive,
mais en cela même peut-être, elle figure des destins pluriels par leur capacité typifiante et
unifient toute la destinée humaine. On devient l’ami, le frère, le voisin, l’admirateur, le
pourfendeur des justes causes de la condition humaine défendues à travers chaque
engagement du héros. Et le choix esthétique du romancier de le faire périr en exprimant les
desseins qu’il s’est assignés au cours de cette entreprise littéraire – expression d’une quête
désa
busée, d’une aventure avortée, d’un parcours impossible, implicitement ou
potentiellement déconseillé -, plonge le lecteur comme dans un deuil irréparable. Nous
pouvons le dire, sans ambages, les romans de formation sur lesquels porte notre corpus se
773 Ibid., pp. 250-265.
774 Thomas Pavel, op. cit., p. 265.
775 Christiane Lauvergnat-Gagnière et alii, op. cit., p. 245.
550
ressentent tous d’aventures infructueuses qui leur prêtent ainsi le qualificatif de roman
désabusé.
551
CONCLUSION
552
« Lorsque je regagnai la France, au printemps de 1945, mon sac contenait un gros
cahier où j’avais consigné pendant l’hiver précédent la substance de quelques cours, professés
dans notre université captive, sur la connaissance de soi. La question était de savoir si
l’individu en quête de la vérité de son être pouvait espérer percer un jour le mystère qu’il était
pour lui
-même, par la voie directive de la réflexion de soi sur soi, ou bien par le détour des
voies indirectes, s’il est vrai, selon la formule de Keyserling, que, « le chemin qui mène de soi
à
soi fait le tour du monde ». Le voyageur, achevé son grand tour, revient au point de départ ;
il s’a
perçoit alors que son exploration, sous le prétexte apparent de la recherche de terres
nouvelles, avait pour intention secrète la découverte de soi, enrichie des acquisitions glanées
tout au long du cheminement qui lui a permis d’apercevoir au miroir du monde des aspects
insoupçonnés de sa personnalité », Georges Gusdorf, Les Ecritures du moi , Paris, Editions
Odile Jacob, 1991, pp. 7-8.
553
On entre, on sort, on parle, on se promène, on cherche quelque chose et l’on ne trouve rien, tout est en
rumeur. L’alcade a perdu sa fille et retrouve son bonnet ; mais le bonnet ne lui va pas, ce doit être le bonnet d’un
voleur. Où est le voleur ? On entre, on sort, on parle, on se promène, on cherche de plus belle. L’alcade finit par
trouver un homme, ce qui est satisfaisant pour le magistrat, mais pas pour le public. Le calme renaît.1
Telles sont les phrases et les idées qui commencent l’article que Lucien consacre à la
scène du Panorama-Dramatique , dite « Première représentation de l’Alcade dans
l’embarras », et qui impose un début de reconnaissance du talent naissant du héros. Tout le
roman de formation ou Bildungsroman peut être inscrit dans ce cha nt liturgique d’une
dramaturgie, tant il s’apparente à une arène où chaque acteur joue si bien son rôle, sa
partition. En premier, le héros de jeunesse. Unicité de temps et d’action, séquences, scènes,
tableaux, personnages somptueusement convoyés dans un jeu discursif où dialogues,
conversations, aparté, stichomythies, mêlent divers intérêts de maîtres, de valets et autres
confidents ou femmes de chambre, pour donner à l’esthétique romanesque toute sa dimension
théâtrale. On trouve de la place pour des chœurs – meutes d’aristocrates provinciaux, group e
de
Daniel d’Arthez –, le coryphée – Valenod, Mme d’Espard, Daniel d’Arthez, Mathilde de la
Mole. Tous
ces personnages mis en scène par les romanciers s’affrontent dans un jeu
d’intérêts aux ressorts multiples. Cela appelle des échanges de couloirs ou des scènes de
couloirs, des entrées et sorties de scènes à des moments donnés ; des apprêts divers dans
lesquels le
héros se dégage chaque fois comme le principal centre d’intérêt. Au total, le héros
de jeunesse engagé dans la quête de sa réalisation sociale, est brutalement mis au contact d’un
univers nouveau contre l’adversité duquel il doit lutter pour triompher. Sur ce théâtre
mouvant, fait d’intérêts opposés et mêmes croisés, son innocence couplée de sa naïveté se
heurtent à la sourde résistance d’intérêts rangés au sein de rapports de classes dont les tenants
sont indécrottables. C’est alors que les romanciers laissent voir des stratégies tantôt sublimes,
tantôt cyniques ou piteuses, toutes mises en jeu en vue de donner un contenu à cet
affrontement dont le corollaire n’est rien moins qu’un enjeu social de positionnement. Le
théâtre social se subdivise entre deux classes : l’aristocratie et ses représentants, contre les
héros de
jeunesse, incarnations de la classe roturière. L’enjeu est l’or et la reconnaissance
sociale : deux valeurs qui confèrent considération et prestige et qui font défaut au héros de
jeunesse. C
e dernier est cependant investi d’ambitions, des ressources de la mythologie
1 Balzac, op. cit., p. 312.
554
romantique2, d’un coefficient individuel qui constituent les atouts majeurs dont il dispose pour
aller à l’assaut d’un monde peu ou prou disposé à lui faire une place de choix. Quand les
intérêts en jeu entrent en conflit, on s’aperçoit alors que cette société aristocratique, dans ses
prétentions d’univers fermé, n’en a pas moins de failles. Fastes, ridicules et sublimes se
coudoient dans cet environnement désuet, en quête d’un nouveau souffle et qui ne tient que
par ses reliques entachées de clichés divers, judicieusement convoyés dans des espaces de
rencontres collectives et conventionnelles que sont les résidences, le théâtre, les salons,
l’opéra. Dans ces espaces de sociabilité, alors que se joue le drame de la société, le sort de
quelque destin se dessine ; tandis que se fortifie le moteur de l’ascension sociale autour de l’or
et du
plaisir, un parcours individuel campe les attentes de bonheur et de réalisation légitimes
qui lui sont ontologiquement reconnues. On en vient donc à ce schéma simplifié de deux
univers antagonistes s’affrontant par individus interposés. L’appel de départ, structurant
certes, mais aussi figuré et inscrit dans le profil en construction du héros de jeunesse, invite à
évaluer les chances de succès de l’aventure, vu les intérêts en jeu. Les efforts en vue de la
pédagogie d’une quête anoblie, sont vains. On y perd ses illusions. Il est plutôt fait appel à la
faculté de décrypter le monde dans la vision moderne du XIXe siècle. Les voies traditionnelles
de la lutte et du triomphe semblent grandement prisées ici, qui invitent le néophyte à saisir
dans les faits et dans l’histoire – au moyen de sa passion et des ressources de l’ambition – sa
volonté e
t sa force de triompher : « Le veau d’or est le dieu de la société, l’éthique un leurre et
les loi
s un paravent. Dans le maquis des intérêts, l’individu n’a pour devoir que de tirer les
marrons du feu, de se retrancher autant qu’il le peut d’un système truqué jusque dans les
moelles », nous dit Philippe Berthier.3 C’est ce vœu pieux qui pétrit la conscience de la quête.
Celle-ci est d’emblée enracinée dans ce heurt latent entre l’attente idéale de réalisation et la
pesa
nte glue du réel. Dès lors, l’utilité sociale de l’art devient un enjeu : quelles places
octro
yées à chaque instance – individu, bourgeoisie, aristocratie, classes populaires – dans le
nœud croisé de conflits qu’impose l’espace stratégique de la formation? Le talent et
l’ambi
tion peuvent-ils triompher de l’empirisme d’une société marquée par la perpétuation de
mythes et la reproduction à l’identique de schémas de vie à la commodité desquels le sens
commun est si apparenté ? Ou, l’utopie et le rêve investis dans le néophyte et qui rythment sa
2 “Or le romantisme authentique, s’il arrache le voile des déterminismes sociaux, scientifiques ou
technologiques, ne s’arrête pas à cette tâche de protestation ; elle se prolonge en l’affirmation positive d’une
visée ontologique, par delà des catégories intellectuelles de l’espace, du temps et du pouvoir », Georges Gusdorf,
op. cit. p. 311.
3 Philippe Berthier, op. cit., p. 39.
555
marche peuvent-ils raisonnablement rappeler une société au souvenir d’une éthique de
comportement que donnent les mirages contenus dans les notions de liberté, d’égalité, de droit
et d’individus taillés dans le même profil du patron humain – devant aspirer en toute égalité et
avec les mêmes chances au bonheur ? Ces problématiques n’ont d’autre issue que la
dispersion de
s choix, qui se ressentent tant de l’esthétique littéraire – faite d’utopie mesurée,
voire c
onsensuelle – que des contraintes de l’époque : idéologie ambiante du moment.
A
la retombée, à la décompression du ressort, les lecteurs-spectateurs sont en droit de
se demander s’il y a eu formation ou Bildungsroman. Oui et/ou non, certainement. Il n’y a
certainement pas de synthèse achevée entre aspirations individuelles et exigences morales ou
souci d’intégration parfaite à une société qu’on se figure harmonieuse. L’individu, au contact
de cette société apparaît même défiguré, déformé par le prisme de la vacuité des idéaux dont
l’acceptation – malgré lui – crée la déchéance, la chute des ambitions de départ. De ce point
de
vue, il devient l’otage d’un monde livré à la médiocrité et fonctionnant sur la base de
clauses pérennes. Ainsi, les signes annonciateurs nés de la tension, à partir des prémices d’une
ave
nture pleine de promesses, ouvrent sur une chute brutale, se refermant sur la grande
fresque de l’émancipation sociale, à la fermeture d’un cycle. Les attentes s’épuisent, on y perd
le souffle, le lecteur s’en trouve lui-même lassé, desséché par un espoir stérile.
Somme toute, serait-il objectif ou même judicieux de faire une comptabilité des
passions et des entreprises humaines dan s « une perspective fouriériste de mesure du niveau
de satisfaction de tous les désirs dans le cadre de la collectivité phalanstérienne » ?4
Autrement dit, étions-nous ou devrions-nous être objectivement en droit de nous attendre à un
processus assimilable au « Paradis infantile de Dame Tartine « où coulent des ruisseaux de
lait et
de miel dans un paysage de relais gastronomique, embaumé par les effluves des plus
coûteux parfums » ?5, comme nous le rappelle bien Georges Gusdorf, ou devrions-nous
limiter nos attentes enflammées – au sein d’une société en pleines crises – à quelque moment
de
bonheur et de succès, aussi furtifs soient- ils ? Le succès ou l’échec d’une vie sont-ils
convertibles dans des coefficients chiffrés ou dans de basses considérations matérielles, ration
alimentaire, échelle des salaires ou poste occupé dans lesquels nos esprits semblent les
emprisonner ? En la matière, est-il remarquable que nos héros ont eu un parcours riche – tant
dans
les échecs que par des succès – qui méritent d’enseigner, tous, quelque voie utile à toute
la post
érité, perpétuellement et inlassablement en quête d’intégration sociale ; à l’instar des
4Georges Gusdorf, op. cit., p. 310.
5 Ibid., p. 310.
556
générations de notre contemporanéité ! Le roman de formation est une quête permanente de
l’intég
ration sociale qui appelle une pédagogie fluctuante dont le romantisme donne un bel
exemple avec le héros de jeunesse à travers son processus d’apprentissage. Alain Montandon
fait ainsi le bilan du héros d’apprentissage du « roman romantique » :
A tr
avers le miroir biseauté de l’expérience, le parcours va de soi à soi et l’initiation finale est
un retour à l’origine. « Il leva (après un long voyage !) le voile de Sais et qui vit- il ? – lui-
mê
me !6
Ce retour à la case départ, écho de la pensée de Georges Gusdorf qui ouvre notre
conclusi
on, est révélateur du bilan cyclique d’une vie ou de destins condamnés à une fatale
perspective de retournement. Parcours brisé, ambitions mutilées, soif de réalisation tarie, cette
conquête des hautes sphères de l’existence qui appelle « une pétrification œdipienne » – le
mot est d’Alain Montandon –, est l’occasion pour les auteurs d’exprimer nombre de vérités
comprim
ées dans les cris étouffés des personnes d’origine modeste. Ils mettent le lecteur en
fac
e de destins brisés certes, mais le conduisent vers bien des préoccupations d’ordre
existentiel. Octave finit son parcours sur ces notes de résignation qui sonnent comme
l’apocalypse vers laquelle tend toute vie humaine : « Mourir, voilà la fin, le but. Dieu l’a posé,
les homm
es le discutent ; mais chacun porte sur son front : « fais ce que tu veux, mais tu
mourras
»7. Ce cri de détresse et d’impuissance consacre la vacuité et la vanité d’une
condition humaine caractérisée par l’évanescence. Musset rejoint ici la problématique de
l’absurde en appelant à cette interrogation lancinante qui agite toute conscience humaine de
savoir s’il faut agir ou attendre la mort, préoccupation qui a toujours fondé les options
contradictoires chez existentialistes athées et chrétiens. Si, comme ici, les auteurs choisissent
de jeter leur héros dans le bain de l’action pour voir leur quête déboucher inéluctablement sur
le néant auquel s’attache ce pessimisme désarmant de tous les cœurs et de tous les esprits,
l’individu est-il réellement fondé à l’action ? Lucien est récupéré au bord du suicide quand,
humili
é à Paris et remis en voiture pour son Angoulême natale, il cède à l’idée d’abandonner
la course. Le nouvel apprenti, reconverti est doté d’armes féroces de conquêtes : « seul
ca
rburant de l’histoire », selon Philippe Berthier, en vue de refleurir. L’honnêteté, l’art, le
courage échouent face à l’argent, à la malhonnêteté et au culte de l’immoralité. Il y a une
pédagogie pour la réussite sociale qui n’intègre guère le champ des valeurs et de l’éthique.
6 Alain Montandon, op. cit., p. 27.
7 Musset, op. cit., p. 301.
557
L’ambition, le couronnement intellectuel, l’énergie sont une arme dont les limites se dissipent
dans les fanges d’une morale des intérêts et de l’égoïsme. Ainsi, l’individu se retrouve t-il seul
face à son destin. Octave, Julien et René en sont à blasphémer Dieu ou à le renier, impuissant
ou indifférent, qu’il est, devant leur souffrance. Procès de la société et de l’histoire rejoignent
le parti pris des auteurs d’un monde sans rédemption céleste. Julien est rattrapé par son passé
mais aussi par ses origines, au moment où l’auteur – et grâce à lui le lecteur – le projette sous
les ra
mpes d’une réussite sociale annoncée. Cette société, castratrice à souhait, est mue par
une fonction de reproduction et non de révolution ou de réalisation authentique. Aucune voi e
d’apprentissage ou de réalisation ne sont opératoires en son sein. Elle est l’expression d’un
pessimisme grandissant et contagieux qui innerve la condition du pauvre dans l’indifférence
des nantis, qui cherchent à l’écraser par tous les moyens. Pour Jean d’Ormesson,
Deux
livres auront contribué, très différemment, à glorifier la lutte des classes au XIXe siècle,
un essai théorique qui préconise la révolution collective et une œuvre d’art romanesque qui met
l’accent sur la révolte de l’individu : Le Capital de Karl Marx et Le Rouge et le Noir. Manuel
de l’ambition et de la rébellion, […]. Julien Sorel annonce peut-être, en un sens, le Manifeste
du parti communiste ; marchant dans les pas de Valmont et de Don Juan, il annonce aussi
Théorème8.
Solitude, amour, générosité dans l’action, énergie, don de soi, ne peuvent suffire pour
combler la béance entre nantis et pauvres, nobles et/ou aristocrates et roturiers ; classes aisées
et pe
rsonnes de mince origine. C’est l’acte de consécration définitive de l’injustice et de
l’inégalité entre les classes sociales.
Qu’on ne s’y trompe pas cependant, Georges Gusdorf aura prévenu, peut-être, un peu
trop tardivement :
Si l’h
omme romantique est l’homme de la rupture avec l’ordre établi, quel qu’il soit, pour la
raison première qu’il est établi, si le point origine du romantisme est l’affirmation du monde
intérieur sur l’univers extérieur, le romantisme se heurtera à une fin de non recevoir de la part
de tous les champions de discipline sociale et d’obéissance au pouvoir, quelles que soient les
étiquettes arborées par le totalitarisme institué. L’homme romantique est le témoin des
espérances déçues.9
8 Jean d’Ormesson, op. cit., p. 9.
9 Georges Gusdorf, op. cit., p. 304.
558
On a reconnu à Wilhelm dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, le
statut de héros ayant réussi son apprentissage, après qu’il a eu un enfant – Félix ayant pour
mère
Marianne – dont il devait à son tour se charger de l’éducation ; tout comme lorsqu’il
fonde
un foyer avec Nathalie et qu’il est amené à assumer des responsabilités familiales et
sociales d’un autre ordre. Ce type de responsabilité échappe à nos héros englués dans le
pessimisme général de la défaite et du renoncement. Frédéric et Deslauriers, derniers remparts
de ces spécimens ballotés et avilis par l’histoire et la société, perdent leur enthousiasme au
contact d’une société de désordre dans laquelle chalenge et ambitions sont jetés aux orties.
Flaubert disait vouloir faire l’histoire morale d’une génération. Cette histoire,
prolongement de celle des générations d’après 1815, incarnées par la déconfiture et les
incertitudes campées par Musset dans La Confession d’un enfant du siècle , est remise au goût
du jour, à l’heure de la Restauration et de la deuxième République. Romantique qualifié
d’attardé, il exprime et exalte des non-valeurs et le caractère improductif de toutes formes
d’engagements au cours du siècle. N’oublions pas que Flaubert a comparé son livre aux
Forces perdu es (1867) de Maxime du Camp, et lui a donné comme premier titre « les fruits
secs »10 ; témoignage d’une fatalité incompressible de la flétrissure programmée des destins.
Ambitieux, généreux, intelligents, peu ou prou aptes à l’endurance, les héros d’apprentissage
se sont tous heurtés à l’équation d’une existence dont ils n’avaient pas la clef. Lorsque
Frédéric et Deslauriers se retrouvent au soir de leur vie pour en faire le bilan, ils égrènent les
raisons de ces échecs qu’on peut généraliser à tous les héros du corpus :
Et
ils résumèrent leur vie. Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour,
celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ? – C’est peut-être le défaut de ligne
droite, dit Frédéric. – Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude
[…].J’avais trop de logique, et toi de sentiment. Puis ils accusèrent le hasard, les circonstances,
l’époque où ils étaient nés.11
En étant hors ou à l’intérieur de la société, l’individu subit le sort identique de la
fragmentation ou de la dissipation. Ce pessimisme, cette incrédulité qui enrobe la pensée des
auteurs traduit tout le désespoir, non pour le siècle en cours seulement, mais aussi, pour les
10 « C’est sur l’exemplaire destiné à Henry Meilhac que Flaubert écrivit : « le véritable titre aurait dû être Les
Fruits secs » ; propos que Maupassant lui avait entendu tenir (voir son étude sur Flaubert, dans Lettres de
Gustave Flaubert à George Sand, Paris, Charpentier, 1884, p. LXXVI). La comparaison avec Les forces perdues
se trouve dans une lettre du 15 décembre 1866 ». Cité en note par Claudine Ghotoh-Mersch, op. cit., p. 34.
11 Flaubert, op. cit., p. 508.
559
générations à venir. Ces « contre modèles », s’apparentent à « une mise en fiction de
l’expérience intérieure »12 des auteurs dont on connaît, par ailleurs, les déboires au cours de ce
siècle. En témoignent les destins de nombre de héros de leurs œuvres qui n’ont été
caractérisés que par des échecs, 13mais aussi et surtout, leurs propres échecs. Balzac échoue
dans sa tentative de rentrer à l’Académie, connaît de nombreux déboires financiers qui le
traînent dans des procès toute sa vie durant. Il meurt épuisé et criblé de dettes, à l’instar d’un
Flaubert dont le calme légendaire cachait pourtant des difficultés matérielles substantielles.
De Stendhal, Jean d’Ormesson dira qu’il « a beaucoup échoué dans la vie et dans la chasse au
bonheur »14.
On est véritablement en face d’une génération sacrifiée, comme aura prévenu Musset
dès le début de La Confession d’un enfant du siècle . Celle-ci échappe à la direction de « la
haute main » dont parlait Goethe et qui aurait pu la préserver dans la conservation angélique
« d’une fin heureuse ».15 L’apprentissage se limite tout au plus à une éducation ou à la
formation, mais elle ne peut atteindre ce lieu lumineux du retour sur soi, qui permette de faire
le bilan positif d’une vie à réinvestir à son propre profit.
Si la quête de réalisation de soi est une logique dans la sphère des espérances d’une
vie, dans ce XIXe siècle, elle doit être opérée grâce à de nouvelles modalités, à une pédagogie
novatrice ; certainement au sein d’une autre société à inventer ou à naître, qui ne sont pour
l’heure, dans les conditions socio-historiques actuelles, que de simples représentations :
sources
de malheureuses illusions. Ne serait-ce pas un fait de société généralisé qu’on
observerait dans toutes les nations actuelles, à quelque nuance près ?
12 Alain Montandon, op. cit., p. 364.
13 Musset fait de Lorenzo une autre figure de la souffrance et du néant, à l’image d’Octave. Avant lui Atala
expire dans la fleur de l’âge, sans avoir jamais goûté au plaisir de s’appartenir à elle-même. Emma et Charles
Bovary sont l’incarnation d’un couple dont l’échec se passe de commentaire : incontinence du mari,
inconsistance de la femme conduisent le couple vers une dégénérescence programmée. Fabrice del Dongo, le
pendant de Julien dans La Chartreuse de Parme , connaît une trajectoire tout aussi tragique que celle du héros de
Le Rouge et le Noir . En outre, si Balz ac réhabilite Lucien qu’il fait revenir sur le théâtre parisien en le rendant
prospère, c’est sans nul doute dans le projet esthétique de le détruire – condamnation de la voie empruntée ? – de
façon spectaculaire et symbolique ; mort dont Oscar Wilde et Charlus de Proust diront qu’elle est « le plus grand
de tous les malheurs possibles ». Jean d’Ormesson, op. cit., p. 25.
Plus 14 Jean d’Ormesson, op. cit., p. 11.
15 « L’homme en dépit de ses bêtises et de ses errances aboutit à une fin heureuse, guidée par une haute main »,
Goethe, cité par Alain Montandon, op. cit., p. 379. Et d’ajouter, « cette haute main, c’est d’abord une certitude
intérieure, somnambulique, qui guide Wilhelm, une sorte de tropisme intérieur répondant à la maxime werde,
was du bit, que Wilhelm exprime à sa manière quand il dit vouloir « me développer moi-même, tel que je suis de
par ma nature. » ; et qui sied si bien à tous les héros de notre corpus.
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ROUSSET Jean, Forme et signification , Paris, Corti, 1973.
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STALLONI, Yves, Ecoles et courants littéraires , Paris, Armand Colin, 2007.
TADIE, Jean Yves, Introduction à la vie littéraire du XIXe siècle , Paris, Armand Colin,
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ZANONE, Damien, L’Autobiographie , Paris, Ellipses, 1996.
ZERAFFA Michel, Roman et société , Paris, PUF, 1951.
B – LE ROMAN A TRAVERS L’HISTOIRE LITTERAIRE
BAGULEY David, Le Naturalisme et ses genres , Paris, Nathan, 1995.
BECKER Colette, Lire le réalisme et le naturalisme , 2e édition, Paris, Nathan, 1998.
BERNARD Claudie, Le Passé recomposé. Le roman historique français du XIXe siècle,
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MERLANT Joachim, Le Roman personnel de Rousseau à Fromentin , 1905, rééd. Genève,
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RAIMOND Michel, La Crise de roman. Des lendemains du naturalisme aux années
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– Le Roman depuis la Révolution , Paris, A. Colin, U, 1967.
VI / – HISTOIRES DE LA LANGUE ET DE LA LITTERATURE FRANCAISES
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DECOTE Jacques et DUBOSCLARD U. (sous la direction de), Histoire de la littérature
française, Paris, Hatier, 1991.
MONTANDON Le Roman au XVIIIe siècle en Europe , Paris, PUF, 1999.
VII / – DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPEDIES
A – Dictionnaires
1. Dictionnaires littéraires
BACHELET th. Et DEZOBRY Ch., Dictionnaire général des Lettres, des beaux-arts et
des sciences morales et politiques , Paris, Delagrave, 1868, 2è éd.
BEAUMARCHAIS de, Jean-Pierre et COUTY Daniel, Dictionnaire des œuvres
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BOMPIANI-LAFFONT, Dictionnaire encyclopédique de la littérature française , Paris,
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1997.
DEMONGIN (sous la direction de), Dictionnaire historique, thématique et technique des
littératures , Paris, Larousse, 1986.
DIDIER Béatrice (sous la direction de), Dictionnaire universel des littératures , Paris,
PUF, 1986.
GORP Hendrik Van, DELABASTITA Dirk, D’HULST Lieven, GHESQUIERE Rita,
GRUTMAN Rainier et LEGROS Georges, Dictionnaire des termes littéraires , Paris, Honoré
Champion, coll. « Champion Classiques », 2005.
VAPEREAU
Gustave, Dictionnaire universel des littératures , Paris, Hachette, [1876],
1884, 2e édition.
2. Dictionnaires de langue française
GUILBERT Louis, LAGANE RE, NIOBEY Georges (sous la direction de), Grand
Larousse de la langue française depuis le commencement du XVIIe siècle jusqu’à nos jours ,
Paris, Delagrave, 1924, 7e édition.
IMBS Paul (sous la direction de), Trésor de la langue française, Dictionnaire de la
langue du XIXe et du XXe siècle, Paris, CNRS, Paris, Gallimard, 1971-1994.
LANSON G
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LITTRE Emile, Dictionnaire de la langue française [1863, supplément 1877], Paris,
Nouvelle éd., Hachette / Gallimard, 7è édition, 1958.
ROBERT Paul, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française , 1951-
1966, 2è édition, revue et enrichie par Alain REY, édition Le Robert, 9 volumes, 1988.
3. Dictionnaires historiques
BELEZE G., Dictionnaire universel de la vie pratique à la ville et à la campagne , Paris,
Hachette, 1959.
LOCK Frédéric, Dictionnaire topographique et historique de l’ancien Paris , Paris,
Hachette, 1867.
B – Encyclopédies et Dictionnaires encyclopédiques
Grand Dictionnaire encyclopédique en 10 volumes , Paris, Larousse, 1960-1964.
LAROUS
SE Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Larousse, 1866 et
suiv.
INDEX DES NOMS PROPR ES
A
A D. Cohn, 329
Achille, 9, 97, 98, 409
Adolphe Thiers, 121
Agamemnon, 97, 98
Aimé Césaire, 64
Ajaccio, 190
Alain Montandon, 1, 6, 7, 12, 90, 128, 175, 176, 314, 316,
319, 366, 367, 412, 428, 438, 441
Albert Béguin, 105
Alexandre Dumas, 40, 41, 44, 115
Alexandre Minski, 65, 66
Amélie, 128, 144, 148, 149, 158, 159, 183, 189, 197, 198,
216, 220, 226, 231, 237, 264, 271, 272, 287, 308, 309,
315, 323, 358, 371, 396, 416, 420, 428, 455
André Chénier, 390
André Theuriet, 45
Anglais, 73, 119, 190
Angleterre, 25, 29, 41, 49, 51, 65, 71, 74, 77, 102, 103,
118, 120, 124, 162, 170, 184, 264, 357, 384
Angoulême, 28, 60, 108, 116, 120, 132, 153, 163, 171, 175,
181, 183, 195, 203, 212, 213, 214, 216, 221, 227, 230,
232, 235, 236, 237, 239, 242, 244, 245, 247, 249, 251,
256, 271, 292, 293, 295, 300, 306, 331, 341, 351, 354,
358, 367, 380, 389, 390, 391, 400, 411, 415, 438
Antigone, 107
Antoine Compagnon, 299, 300, 301
Arcole, 190
Aristide Saccard, 108, 109
Armand Carrel, 121
Atala, 51, 73, 280, 316, 397, 441, 447, 451
Auerbach, 299
Aug
uste Comte, 54, 427
Auguste Sautelet, 121
Auguste Vitet, 45
Augustin Thierry, 125
Austerlitz, 190
Autr
ichiens, 119
B
Babylone, 112, 316, 317, 377, 384
Bakhtine, 33, 282, 393, 394
Barbey d’Aurevilly, 104, 169, 170, 426
Bardamu, 95
Barrès, 26, 49, 83, 84, 104, 338, 426, 427
Baudelaire, 28, 54, 102, 183, 211, 223, 279, 313, 426 Beauvais, 114
Benjamin Constant, 15, 30, 74, 427
Béranger, 114
Bernard Lortholary, 16, 77, 78, 80
Bernard Valette, 32, 33, 282, 283, 325, 333
Bernardin de Saint-Pierre, 15, 66, 68, 70, 442
Berthet, 280
Besançon, 166, 175, 197, 198, 207, 213, 236, 240, 242,
244, 245, 246, 263, 290, 291, 292, 295, 297, 300, 322,
358, 368, 369, 396, 411, 412
Blondet, 291
Blücher, 176
Boileau, 97
Bonstetten, 7
Bossuet, 75
Brigitte Diaz, 360, 362
Brigitte Pierson, 12, 134, 143, 146, 198, 222, 243, 260,
269, 287, 300, 310, 317, 337, 345, 358, 360, 362, 403,
406, 410, 416
Brummell, 104, 169, 170
Brunetière, 49, 66
Bruno Viard, 151, 202, 222, 279, 423
Buffon, 56, 57, 365
Bugeaud, 122
Byron, 73, 169, 170, 207
Byron,, 73, 169, 207
C
C. Touaillon, 79
Cabet, 3 83
Calas, 111
Calprénède, 436
Camille des Moulins, 111
Campenon, 356
Camus, 84
Castellan, 108
Chactas, 134, 158, 197, 264, 285, 287, 335
Champfleury, 8, 54, 55
Channel, 169
Charlemagne, 98
Charles Grévy, 56
Charles Maurras, 83
Charles X, 29, 52, 119, 120, 121
Chrétien de Troyes, 88
Christiane Lauvergnat-Gagnière, 41, 42, 69, 88, 111, 253,
344, 356, 365, 386, 410, 431
Christine Montalbetti, 94
Claude Bernard, 48, 55, 56
Claude Millet, 7, 8, 74, 101, 339, 374
Claude Pichois, 346
Claude-Isabelle Brelot, 401
Claudine Gothot-Mersch, 281, 342
Colette Becker, 42, 43, 45, 47, 50, 51, 58, 59, 60, 62, 300,
349, 350, 385
Colliau, 171
Comte, 40, 44, 117, 157, 173, 298, 369, 370, 383
Condorcet, 365, 386
Coppet, 7
Coralie, 141, 142, 160, 171, 175, 176, 184, 215, 227, 237,
249, 318, 324, 380, 391, 400, 404, 408, 409, 411, 415
Corinne, 43, 51, 74
Corse, 190
Coupeau, 110
Crédillon, 88
D
D’Arthez, 202, 372, 433
Damien ZANONE, 345
Damie
ns, 111
Daniel Leuwers, 317, 345, 346, 408
Daniel Mornet, 66
Danton, 47, 111, 325, 387, 409, 413
David Séchard, 149, 155, 158, 180, 181, 184, 188, 191,
193, 196, 199, 201, 207, 211, 222, 235, 239, 245, 252,
267, 270, 348, 386, 394, 408, 416
De Foe, 32
de Jung, 19
de Lacan, 19
de Marsay, 391, 403
Delécluse, 8
Denis Huisman, 47, 54, 57, 65
Denis Pernot, 78, 80, 81
Dergrüne Heinrich, 86
Des Grieux, 288
des Lupeaulx, 400
Desgenais, 155, 157, 161, 162, 184, 191, 197, 202, 233,
266, 274, 317, 416
Deslauriers, 30, 128, 155, 156, 157, 173, 178, 180, 181,
184, 185, 186, 191, 192, 193, 199, 201, 207, 208, 209,
211, 212, 213, 232, 238, 239, 242, 245, 248, 263, 267,
270, 271, 316, 348, 372, 378, 382, 386, 389, 394, 411,
414, 417, 440
Diderot, 66, 295, 365
Dieu, 7, 22, 55, 69, 73, 75, 85, 102, 114, 125, 126, 129,
144, 148, 162, 168, 197, 198, 205, 220, 222, 223, 225,
228, 242, 261, 265, 266, 270, 277, 284, 315, 327, 328,
331, 332, 335, 337, 339, 359, 372, 384, 395, 397, 407,
410, 420, 429, 438
Dorothea Veit, 78
Dostoïevski, 48, 63
Dreyfus, 427
Du Chatelet, 256
Dumarsais, 365
Dumas, 25, 43, 114
Duranty, 54 Dussardier, 267, 382, 383, 385
E
Edgar Degas, 117
Edgar Quinet, 54, 460
Eichendorff, 78
Elisa Schlesinger, 342
Elléonore, 74
Emile Zola, 5, 48, 49, 100, 464, 466
Empereur, 53, 114, 115, 178, 190, 315
Eric Bordas, 326, 327, 331, 332, 333, 448, 455
Espagne, 81, 102, 118, 190, 332
Etie
nne Lantier, 100, 109
Etienne Lousteau, 176, 254, 293, 319, 320, 371, 377, 392
Eugène Sue, 40, 44
Eve Séchard, 149, 180, 195, 222
F
F. Noris, 49
Fabre d’Eglantine, 111
Faguet, 66
Fénelon, 79, 88, 90
Fenimore Cooper, 41
Fifine, 237
Finot, 249, 291
Florence Dupont, 302
Florine, 247, 293
Fouqué, 117, 155, 158, 191, 208, 241, 266
Fouquier-Tinville, 227
Fourier, 427
Fourrier, 383
Fran
che Conté, 353
François Auguste Mignet, 121
François Jost, 79
François Taillandier, 295
Françoise Rullier-Theuret, 13, 26, 31, 82, 83, 84, 86, 98,
99, 278, 279, 295, 296, 299
Frédéric Moreau, 10, 12, 18, 29, 30, 36, 76, 85, 87, 91,
105, 108, 121, 123, 128, 131, 133, 134, 135, 136, 141,
142, 144, 147, 148, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156,
157, 159, 160, 165, 166, 172, 173, 174, 175, 180, 181,
182, 185, 186, 187, 188, 189, 191, 192, 193, 196, 묈199,
201, 203, 206, 207, 208, 209, 211, 212, 215, 216, 221,
222, 226, 232, 233, 237, 238, 239, 242, 245, 246, 248,
249, 252, 254, 255, 260, 262, 263, 264, 267, 268, 269,
270, 271, 279, 287, 288, 289, 292, 296, 298, 300, 302,
303, 305, 311, 313, 314, 315, 316, 323, 327, 328, 330,
343, 348, 351, 354, 367, 371, 375, 381, 385, 386, 388,
390, 393, 394, 395, 400, 401, 403, 404, 406, 409, 410,
414, 417, 421, 425, 429, 430, 440, 468
Freud, 19, 143
Friedland, 190
Fro
mentin, 26, 38, 466
G
G. de Maupassant, 49
G. Gissing, 49
G. Keller, 86
G. Molinié, 276
G. Moore, 49
G.M. Conrad, 49
Gabrielle Houbre, 150, 151, 250
Geoffroy Saint-Hilaire, 56, 57
George Sand, 10, 37, 38, 43, 63, 280, 307, 317, 344, 345,
346, 360, 440
Georges Bryon Brummell, 104
Georges Duroy, 89, 106, 1 08
Georges Gusdorf, 104, 200, 215, 308, 338, 380, 382, 383,
394, 398, 400, 408, 432, 433, 437, 438, 439
Gérard de Nerval, 40, 310, 426
Gérard Gengembre, 71, 72, 104, 105, 114, 309, 312, 313,
338, 340, 341, 345, 346, 347, 348, 374, 375, 379, 395
Geronimo, 157, 255
Gervaise, 49
Gessner, 73
Gisèle Séginger, 110, 115, 124, 126, 127
Gobineau, 42
Goethe, 11, 73, 77, 80, 81, 87, 102, 207, 295, 441, 442
Gomberville, 436
Gray, 73
Greimas, 134
Grouvelle, 356
Guillaume d’Orange, 121
Guizot, 122, 292
Günter Grass, 80
Gustave Lanson, 362
H
H. G. Gaganer, 316
H. Murger, 104
Hamlet, 107
Hans Magnus Enzensberger, 80
Hector, 9, 98
Hegel, 115, 188, 276, 428
Henri Berthaut, 67
Henri M. Peyre, 424
Hérault de Séchelles, 111
Hölderlin, 77
Holz, 49
Hugo, 8, 28, 41, 47, 50, 52, 54, 58, 71, 74, 114, 134, 157,
164, 253, 374, 378, 425
Huysmans, 26, 89, 91, 104, 426
Hyppolite Taine, 54, 56
I
Iéna, 190
Immanuel Kant, 276
Iphigénie, 97, 107 J
J. Bruneau, 342
J.K.Huysmans, 49
Jacob, 87, 108, 432
Jacques, 12, 25, 37, 39, 42, 62, 68, 121, 165, 200, 237, 247,
251, 313, 343, 386, 390, 442, 451, 456, 458, 459, 464,
465, 467
Jacques Bony, 12, 37, 39, 200, 313
Jacques Michet, 25
Jacques Rivière, 42
Jakobson, 299
Jarry, 426
Jean, 1, 26, 28, 30, 31, 34, 38, 40, 43, 45, 47, 49, 50, 51, 52,
58, 59, 60 , 62, 68, 73, 78, 84, 100, 104, 107, 112, 117,
207, 241, 253, 280, 300, 302, 316, 338, 344, 349, 350,
374, 385, 396, 397, 413, 414, 429, 439, 441, 442, 447,
448, 449, 450, 457, 458, 459, 460, 464, 465, 466, 467
Jean Anouilh, 107
Jean Paul, 78
Jean Valjean, 84, 100
Jean-Claude Berchet, 112, 280, 316, 396, 397, 447, 448,
450
Jeanine Guichardet, 129
Jean-
Jacques Rousseau, 73, 253
Jean-Louis Cabanès, 43, 45, 47, 50, 51, 58, 59, 60, 62, 300,
350, 385
Jean-Pierre Richard, 349, 350, 374, 413, 414, 429
Jean-Yves Tadié, 30
Joseph Conrad, 41
Jules Janin, 8
Jules Laforgue, 426
Jules Sandeau, 45
Jules Vallès, 26
Jules Verne, 41, 42
Julia Kristeva, 282
Julie d’Etanges, 69
Julien Gracq, 139
Julien Sorel, 10, 12, 14, 26, 28, 30, 36, 63, 76, 85, 89, 100,
101, 105, 106, 108, 109, 115, 119, 120, 128, 131, 133,
134, 135, 136, 137, 139, 142, 143, 144, 145, 148, 152,
153, 155, 157, 159, 161, 162, 163, 165, 166, 167, 170,
172, 173, 174, 175, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 185,
187, 189, 191, 192, 193, 196, 197, 198, 199, 203, 206,
207, 208, 210, 211, 212, 213, 214, 217, 219, 220, 221,
223, 224, 233, 234, 236, 239, 240, 241, 242, 243, 244,
245, 246, 248, 252, 254, 255, 257, 258, 260, 261, 263,
264, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 273, 279, 280, 283,
284, 287, 290, 291, 292, 294, 295, 296, 297, 298, 300,
301, 303, 304, 305, 306, 311, 312, 313, 314, 315, 317,
321, 322, 323, 324, 325, 326, 330, 332, 340, 341, 347,
348, 349, 350, 353, 357, 360, 361, 362, 367, 369, 370,
371, 372, 375, 376, 377, 378, 380, 381, 382, 383, 384,
387, 388, 390, 392, 393, 394, 395, 396, 399, 401, 403,
407, 408, 409, 410, 412, 413, 414, 416, 421, 425, 430,
439, 441
Jurij Lotman, 260
K
K. Papaioannou, 115
Kant , 188
Katow, 85
Keats, 73
L
La Bruyère, 97
La France, 115, 126
la Harpe, 247, 356
la Marquise d’Espard, 177, 2 27, 249, 256, 331, 332, 363,
391, 402, 403, 433
La Moskova, 190
la Normandie, 121
la Prusse, 53, 118
La Régence, 265
La Restauration, 116
la Russie, 118, 119
Lamartine, 8, 25, 102, 103, 169, 195, 202, 207, 249, 292,
378, 425
Larivaille, 302
Las Cases, 114
Lautréamont, 427
Lauzun, 169
Le Cénacle, 176
Le Comte Altamira, 155, 157, 173, 208, 211, 413
Le Doubs, 295
le duc de Rhétoré, 391
le général Montriveau, 391
Le Littré, 182, 239
Le Marquis de la Mole, 132, 161, 172, 298, 322, 367, 370,
378, 384
le marquis de Ronquerolles, 391
Ledru-Rollin, 126
Leibniz, 367
Lemaître, 66
Léon Bloy, 26
Léon Bonnat, 117
Léopold Sédar Senghor, 113
les Bourbon, 119, 422
les frères Goncourt, 47, 49, 55
les frères Hart, 49
Les Goncourt, 357
Les Natchez, 447
Les Rougon-Macquart, 109
Lévine, 95
Lewis, 40
Lille, 100, 452
Lolotte, 237
Lord Oswald, 51, 74
Louis Blanc, 383
Louis Enaul, 45
Louis Jenrel, 412
Louis Sébastien Mercier, 67
Louis Ulbach, 45
Louis XIV, 79, 265, 365
Louis XV, 6, 29, 111, 119, 265, 384, 422 Louise de Bargeton, 132, 177, 185, 195, 196, 214, 215,
216, 222, 226, 227, 236, 237, 245, 246, 249, 251, 252,
256, 259, 263, 271, 272, 273, 289, 294, 312, 331, 332,
341, 351, 352, 363, 367, 369, 380, 391, 400, 403, 404,
407, 413, 416, 430
Louis-François Bertin, 117
Louis-Philipe Premier, 29
Louis-Philippe, 6, 121, 122, 431
Lucien Chardon, 10, 12, 14, 26, 28, 36, 55, 60, 76, 85, 87,
101, 104, 106, 108, 115, 119, 128, 131, 132, 134, 135,
136, 137, 141, 142, 146, 147, 148, 149, 151, 154, 155,
157, 158, 160, 163, 164, 166, 168, 171, 173, 175, 176,
178, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 187, 188, 191, 192,
193, 195, 199, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208,
211, 212, 213, 214, 215, 216, 217, 218, 221, 222, 226,
227, 230, 235, 236, 237, 238, 239, 242, 244, 245, 246,
247, 248, 249, 251, 252, 254, 255, 256, 257, 259, 261,
263, 264, 267, 269, 270, 271, 272, 273, 279, 281, 287,
289, 290, 291, 292, 293, 294, 296, 298, 300, 301, 305,
307, 312, 314, 315, 317, 318, 319, 320, 321, 322, 323,
324, 331, 332, 333, 340, 341, 348, 349, 352, 358, 359,
361, 363, 367, 370, 371, 372, 375, 376, 378, 380, 387,
388, 390, 391, 392, 393, 394, 395, 399, 400, 402, 403,
404, 407, 408, 409, 410, 413, 414, 416, 421, 425, 429,
432, 438, 441
M
M. Ampère, 55
M. Arnoux, 165, 283, 343
M. Colot, 328
M. Dambreuse, 117, 252, 298, 348, 371
M. de Caylus, 369
M. de Cisy, 402
M. de Moirod, 368
M. Eliade, 131, 259
M. Gerhard, 78
Mably, 383
Madame
Arnoux, 91, 105, 134, 141, 144, 148, 159, 172,
193, 215, 221, 222, 226, 237, 264, 268, 271, 283, 288,
300, 305, 311, 313, 323, 327, 328, 329, 330, 342, 348,
351, 371, 375, 381, 393, 401, 402, 404, 406, 409, 414,
417
Madame Beauséant, 89
Madame Charrière, 43
Madame Cottin, 43
Madame Dambreuse, 142, 147, 160, 172, 226, 237, 268,
271, 303, 354, 372, 407, 415, 417
Madame de Lafayette, 39
Madame de Langeais, 89
Madame de Rênal, 28, 52, 105, 132, 144, 145, 152, 165,
166, 174, 183, 187, 206, 218, 219, 220, 221, 223, 224,
237, 242, 243, 244, 259, 264, 268, 270, 271, 273, 281,
283, 284, 290, 291, 294, 296, 297, 298, 304, 312, 321,
326, 328, 330, 341, 353, 361, 367, 381, 382, 387, 388,
399, 415
Madame de Restaud, 89
Madame de Scudéry, 436
Madame de Sévigné, 356
Madame Hanska, 58, 360
Mahomet, 154
Maine de Biran, 338
Mallarmé, 426, 427
Malraux, 84
Marcel Fournier, 42
Marco, 140, 141, 142, 224, 269, 274, 293, 294
Mardoche, 170
Marengo, 190
Mari
e-Louise, 119
Marivaux, 17, 87, 108, 453
Marquis de Croisenoix, 252
Mathilde de la Mole, 43, 105, 128, 132, 142, 146, 148,
151, 157, 159, 173, 199, 212, 217, 219, 223, 224, 234,
252, 255, 257, 273, 290, 291, 292, 297, 304, 305, 306,
312, 340, 354, 360, 361, 362, 369, 381, 387, 392, 401,
403, 413, 433
Maturin, 40
Maurice Schlesinger, 342
Maurras, 427
Max Milner, 346
Maxime, 49, 54, 109, 342, 440
Maxime Du Camp, 342
Maximilien Robespierre, 111
Melmoth, 40, 350
Méphistophélès, 151
Mérimée, 39, 453
Meschacebé, 285
Michel Chrestien, 157
Michel Jarrety, 127, 164, 392
Michel Raimond, 32, 34, 60, 62, 91, 99, 229
Michel Tournier, 393
Michelet, 54, 110, 125, 427
Mikhaïl Bakhtine, 33, 299
Mlle de Turvisot, 390
Mme Chardon, 245, 408
Mme de Beauharnais, 206, 217, 218
Mme de Staël, 15, 25, 425, 427
Mme Michoud, 280
Mme Moreau, 263, 389
Molé, 122
Molière, 153
Monmerqué, 356
Monsieur de Wolmar, 69
Montesquieu, 365
Montsou, 100
Morelly, 383
Mörike, 78
Ms. Dupuy et Chabert, 386
Murat, 113
N
Nana, 49, 64, 109
Napoléon, 5, 15, 21, 27, 54, 56, 57, 102, 106, 111, 112,
113, 114, 115, 116, 118, 119, 123, 163, 169, 180, 181,
190, 206, 210, 211, 217, 218, 240, 246, 269, 279, 292,
298, 323, 325, 347, 353, 369, 370, 376, 383, 384, 410,
416, 422 Nathan, 293, 461, 465, 466
Nicolas Démorand, 412
Nodier, 8, 40, 52, 157, 356
Nogent, 108, 147, 156, 178, 232, 242, 245, 263, 292, 295,
385
Northrop Frye, 342
Nouveau Testament, 197, 236, 387, 396
Nucingen, 61
O
Octave, 10, 12, 36, 37, 44, 76, 85, 89, 100, 101, 105, 128,
133, 134, 135, 136, 140, 141, 143, 146, 155, 157, 159,
160, 161, 162, 166, 167, 173, 174, 181, 183, 185, 189,
191, 192, 193, 197, 198, 199, 202, 203, 209, 211, 212,
215, 216, 220, 221, 222, 224, 225, 226, 228, 233, 239,
242, 254, 259, 260, 262, 266, 269, 271, 274, 279, 286,
290, 292, 293, 294, 296, 298, 300, 301, 310, 311, 314,
315, 317, 323, 333, 337, 339, 345, 348, 358, 371, 374,
386, 395, 399, 403, 406, 410, 414, 416, 420, 429, 438,
441
Octave Feuillet, 44
Octave Mirbeau, 89
Odéliane, 27
Ossian, 73, 265
Oxwald, 43
P
Pablo Picasso, 117
Pagellot, 280
Pangloss, 88
Panorama-Dramatique, 254, 432
Paris, 2, 6, 7, 9, 10, 11, 12, 13, 16, 18, 28, 31, 32, 34, 37,
39, 40, 42, 43, 44, 46, 47, 51, 52, 53, 55, 59, 60, 62, 64,
65, 66, 72, 73, 74, 77, 78, 81, 82, 84, 86, 88, 89, 90, 91,
94, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 106, 108,
109, 111, 112, 113, 117, 119, 120, 122, 127, 128, 129,
131, 133, 135, 139, 141, 143, 144, 147, 148, 149, 151,
154, 156, 157, 160, 164, 165, 169, 170, 171, 172, 173,
174, 175, 176, 180, 181, 182, 183, 184, 190, 196, 197,
200, 201, 202, 203, 204, 207, 208, 211, 213, 214, 217,
220, 223, 224, 226, 227, 229, 232, 233, 234, 235, 236,
237, 240, 242, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252,
253, 255, 256, 257, 260, 261, 262, 263, 269, 271, 276,
277, 278, 279, 280, 281, 282, 283, 291, 292, 293, 295,
296, 297, 299, 302, 304, 305, 307, 308, 309, 314, 318,
320, 321, 322, 324, 325, 331, 332, 333, 340, 341, 342,
343, 344, 345, 349, 351, 352, 354, 358, 360, 362, 365,
367, 368, 380, 381, 384, 385, 386, 387, 391, 394, 396,
400, 404, 411, 412, 416, 417, 421, 424, 432, 438, 440,
444, 447, 448, 449, 450, 451, 452, 453, 454, 455, 456,
457, 459, 460, 461, 462, 463, 464, 465, 466, 467, 468,
469
Parisot, 114
Pascale Auraix-Jonchière, 1, 308, 412
Patrick Berthier, 127, 164, 392
Patroc
le, 97
Paul Bénichou, 378
Paul Bourget, 83
Paul de Kock, 39
Paul e, 70, 73, 128
Paul Féval, 44
Paul Pierret, 45
Paul Soulié, 44
Paul Valéry, 344
Paul Van Thieghem, 424
Perceval, 88
Pestalozzi, 79
Pétrus Borel, 40
Philippe Berthier, 246, 250, 255, 281, 282, 318, 320, 377,
378, 408, 409, 434, 438
Philippe Hamon, 94, 133, 135, 136, 137, 138, 351, 355,
404
Philippe Van Thieghem, 66
Pierre Barbéris, 90, 454
Pierre Brunel, 47, 54, 57, 65
Pierre Loti, 42
Pierre Martino, 67
Pigault Lebrun, 39
Pindare, 97
Pirard, 198, 208, 241, 242, 264, 270, 396, 413
Platon, 97
Pomadère, 172
Ponson de Terrail, 44
Popinot, 61
Proudhon, 427
Proust, 84, 169, 441
Prussiens, 119
Pyramides, 190
Q
Qui
ntilien, 276
Quointet, 235
R
R. J. Sherrington, 342
Rabelais, 84, 85, 88, 295
Racine, 97, 107, 169
Rastignac, 60, 61, 89, 104, 256, 305, 391, 454
Régnier, 356
Renan, 54, 56, 427
René, 0, 3, 26, 34, 71, 73, 104, 111, 112, 128, 134, 135,
136, 137, 149, 159, 173, 174, 181, 183, 185, 193, 212,
220, 226, 242, 260, 264, 280, 285, 308, 309, 314, 315,
316, 317, 338, 343, 358, 371, 399, 410, 415
Renée, 49, 109
Restif de la Bretonne, 67
Retz, 157, 402
Revaz, 302
Richardson, 32
Richelieu, 169, 217, 256
Riffaterre, 282, 299
Rimbaud, 28, 426, 427, 451
Rivoli, 190
Robert Louis Stevenson, 41 Robespierre, 111, 422
Rodolphe Bresdin, 55
Roland, 98, 277, 455
Roman Jacobson, 325
Rome, 119, 383, 384
Roquentin, 95
Rosanette, 141, 142, 145, 165, 215, 226, 237, 271, 303,
305, 328, 330, 400, 404
Rose Fortassier, 169, 170, 172
Rosny aîné, 42
Rouen, 92, 108, 455, 459
Rousseau, 15, 33, 38, 66, 68, 70, 72, 78, 79, 86, 90, 163,
188, 247, 309, 342, 365, 386, 436, 442, 466
Rudyard Kipling, 41
Russes, 119
Russie, 73, 118, 119, 190
S
S. Crane, 49
Sade, 88
Saint Augustin, 344
Saint Preux, 69
Saint -Bernard, 298
Saint -Domingue, 115
Sainte Beuve, 427
Sainte-Hélène, 163, 190
Saint -Hélène, 113, 114, 118
Saint -Just, 111
Saint -Simon, 383
Salieri, 255
Satan, 141, 225
Schiller, 73, 207
Schlegel, 78, 425
Senancour, 50, 72, 469
Sénécal, 30, 125, 127, 267, 383, 385
Shakespeare, 8, 74, 79, 107
Sigmund Freud, 143
Simone Vierne, 131, 259, 263, 266, 422
Sismondi,, 7
Smith, 345
Solange Montagnon, 393, 394
Sommery, 390
Soundjata, 97, 99
Stanislas, 237, 328
Stanislas-Xavier, 328
Stéphane Lojkine, 302, 303, 304, 305, 306, 307
Stéphane Vachon, 61, 455
Suard, 356
T
Taine, 48
Tattet, 345
Tche
n, 85
Tchicaya UTam'si, 85
Télémaque, 79, 88, 90
Th. Dreiser, 49
Théodore Muret, 37
Théophile Gauthier, 404
Thétis, 98
Thiébault, 114
Thiers, 122
Tieck, 77
Tocqueville, 427
Tolstoï, 48, 115
Tourgueniev, 48
Trafalgar, 118
Troie, 97, 98
Trouville, 342
Tzvetan Todorov, 131
U
Ulysse, 9, 97, 98
Umberto Eco, 2, 260, 262, 277, 282
V
Valenod, 14, 117, 145, 165, 206, 283, 326, 349, 353, 367,
375, 389, 433
Vautrin, 61, 89, 132, 137, 318, 320, 392, 408
Vauxcelles, 356
Verlaine, 426, 427
Verrières, 53, 108, 117, 148, 162, 165, 170, 174, 175, 187,
190, 197, 211, 213, 214, 220, 223, 224, 231, 234, 236,
237, 240, 242, 244, 263, 268, 284, 290, 295, 296, 298,
300, 321, 326, 352, 361, 367, 370, 377, 381, 387, 389,
399, 410, 415
Victor Hugo, 8, 25, 40, 52, 64, 74, 115, 291 Vigny, 8, 25, 39, 52, 64, 378, 426
Villequier, 172
Villiers de l’Isle -Adam, 426
Vincent Jouve, 10, 94, 95, 134, 135, 136, 137, 262, 327,
329, 333, 336
Virginie, 67, 70, 73, 128
Voltaire, 79, 88, 113, 169, 356, 365
W
W. von Schlegel, 7
Wagram, 190
Walter
Scott, 41, 46, 52, 57, 58, 59, 163, 180, 207, 212,
323
Waterloo, 114, 115, 118, 190
Werther, 34, 102, 279, 406
Wieland, 79
Wilhelm Meister , 11, 16, 77, 78, 80, 87, 439, 466, 469
Wilhelm Schlegel, 73
Wilhelm von Humboldt, 316
Y
Young, 73
Yves Stalloni, 65, 66, 67, 68, 73, 424
Z
Zéphirine, 237
Zeus, 98
INDEX DES ŒUVRES
A
A vau- l’eau, 91
Adolphe, 27, 31, 50, 74, 119
Anatomie de la critique, 342
Ann
a Karénine, 94
Aurélia, 41
Aziyadé, 43
B
Balzac , 0, 17, 18, 23, 27, 31, 32, 36, 44, 48, 53, 55, 57, 58,
59, 61, 63, 64, 87, 88, 90, 103, 113, 114, 115, 116, 117,
118, 119, 122, 127, 130, 135, 137, 145, 147, 148, 150,
152, 153, 155, 156, 162, 163, 168, 169, 170, 171, 175,
179, 180, 183, 186, 193, 194, 200, 201, 203, 204, 205,
210, 212, 226, 229, 230, 232, 236, 244, 245, 246, 248,
253, 254, 255, 258, 260, 272, 279, 281, 289, 290, 292,
293, 294, 295, 299, 305, 306, 310, 319, 324, 325, 331,
340, 346, 348, 349, 350, 351, 352, 354, 355, 357, 359,
360, 363, 368, 370, 374, 377, 379, 380, 384, 388, 391,
392, 393, 394, 400, 405, 409, 413, 424, 426, 427, 429,
433, 441, 449, 454, 455, 456, 457, 465
Balzac, discours et détours. Pour une stylistique de
l’énonciation romanesque , 325
Bel Ami, 105
C
Cabinet des antiques, 61
Cahier d’un retour au pays natal, 64
Candide , 35, 88
Captain Singleton, 33
Carmen, 41
Chaka , 111
Chérie, 357
Choix de Lettres du XVIIe siècle, 362
Chronique du règne de Charles IX, 40
Cinq-Mars, 35, 40, 64
Clarisse, 35
Colomba, 35
Colonel Jack, 33
Comparative Literature, n° 21, 78 Considération sur la grandeur des Romanis et de leur
décadence, 366
Contes immoraux, 41
Corinne ou l’Italie, 44
Crime et châtiment, 63
Cromwell , 252, 424
Culture ou mise en condition ?, 80
D
De l’Allemagne, 73
De la littérature, 259, 261
De la représentation parisienne à la réalité provinciale
aristocratie, noblesse, élites, Romantisme, n° 70 , 402
Dictionnaire de poétique et de rhétorique, 351, 353
Difficultés d’être et mal du siècle dans les
Correspondances et Journaux intimes de la première
moitié du XIXe siècle, 308
Discours du récit, 299, 303, 329
Discours sur la poésie dramatique, 366
Discours sur les sciences et les arts, 366
Don Quichotte , 33, 35, 435
Du Contrat social, 366
Du Dandysme et de Georges Brummell, 103
E
Emile, 6, 33, 35, 44, 49, 50, 73, 79, 86, 90, 99, 386, 453,
465, 466, 467, 468
Essai de méthodes de critique et d’histoire littéraire, 362
Essai sur les mœurs, 366
Essai sur les révolutions, 72, 449
Essais sur Flaubert en l’ho nneur du professeur Demorest,
342
Esthétique de la création verbale, 394
Esthétique et théorie du roman, 34, 465
Etudes sur la nature, 70, 366
Etudes sur le romantisme, 349, 460
Eugénie Grandet, 59, 60, 455
Exode , 204
F
Figures II , 332, 465
Florentin, 77
G
Gargantua, 33, 85, 88
Germinal, 64, 99, 108, 468
Germinie Lacerteux, 55
Gil Bas de Santillane, 42
Gobseck, 60
Godwi, 77
Guerre et Paix, 113
Gustave le mauvais sujet, 40
H
Han d’Island, 52
Harlowe, 35
Hesperus, 78
Histoire de la France, 126, 163
Histoire de la France littéraire, 126, 163
Histoire naturelle, 366
I
Illusions perdues, 0, 17, 18, 21, 24, 27, 29, 37, 58, 60, 64,
76, 87, 104, 116, 118, 129, 130, 134, 139, 145, 147,
153, 154, 156, 207, 226, 234, 245, 246, 249, 257, 259,
260, 271, 280, 318, 349, 354, 368, 371, 373, 377, 378,
393, 394, 448, 457
Indiana, 39
Introduction à la littérature fantastique, 299
Introduction à la vie littéraire du XIXe siècle, 27, 29
Introduction to Comparative Literature, 80
Iphigénie , 96, 106
Itinéraire de Paris à Jérusalem, 101
Ivanhoé, 47
J
Jean Sbogar, 41, 52
K
Kritik der Urteilskraft, 275
L
L’Education sentimentale, 13, 15, 17, 18, 24, 27, 30, 37,
48, 76, 86, 88, 90, 91, 116, 118, 123, 129, 134, 137, 140,
146, 153, 154, 237, 257, 280, 281, 297, 298, 306, 313,
327, 328, 342, 384, 386, 448, 459, 460
L’Esprit des lois, 366
La Chanson de Roland, 97
La Chartreuse de Parme, 113, 441, 464
La Condition humaine, 84
La Confession d’un enfant du siècle, 0, 13, 15, 17, 18, 21,
24, 27, 37, 38, 39, 63, 76, 87, 100, 102, 111, 118, 123,
134, 136, 138, 141, 154, 155, 218, 260, 278, 279, 308,
317, 333, 336, 339, 344, 345, 347, 375, 425, 440, 441,
448, 454 La Cousine Bette, 35, 59
La Culture et l’explosion, 259
La Curée, 49, 64, 107, 464, 468
La Fée aux miettes, 52
La Guerre du feu, 43
La Légende des siècles, 42
la Lucinde , 77
La Muse française, 47
La Nausée, 94
La Nouvelle Héloïse, 67, 69, 310
La Peau de chagrin, 53, 116, 355
La Pensée du roman, 32, 97, 366
La Philosophie dans le boudoir, 88
La poétique du roman, 135
La Princesse de Clèves, 82, 436
La raison dans l’histoire, 187
La transparence intérieure, 329
Là-bas, 27
Le Bo
ssu, 44
Le Colonel Chabert, 60, 64
Le Comte de Monte-Cristo, 41, 44
Le Conte du Graal, 87
Le Contrat social, 384
Le Culte du moi, 27
Le Curé de Tours, 60
Le Curé de village, 59
Le démon de la théorie, 298
Le Désespéré, 27
Le Différend, 275
Le Disciple, 83
Le Génie du Christianisme, 73
Le Grand Robert, 307
Le Jardin des supplices, 88
Le Lys dans la vallée, 59, 449, 455
Le Médecin de campagne, 59, 113
Le Pacte autobiographique, 342, 344
Le Paysan parvenu, 18, 87, 107, 468
Le peintre Nolten, 78
Le Père Goriot, 35, 59, 64, 88, 449
Le Personnage romanesque, 93
Le Rêve de d’Alembert, 366
Le Roman à thèse, 82
Le roman au XVIIIe siècle en Europe, 368
Le Roman d’apprentissage au XIX e siècle, 412
Le Roman de socialisation, 80
Le Roman expérimental, 56, 64
Le romantisme , 9, 100, 199, 213, 252, 307, 348, 374, 384,
407, 410, 422, 423, 424
Le Romantisme dans la littérature européenne, 423
Le Romantisme littéraire, 28
Le Rouge et le Noir , 0, 15, 16, 18, 21, 24, 27, 29, 35, 37,
48, 53, 63, 76, 87, 88, 116, 118, 129, 134, 154, 161, 251,
259, 260, 282, 291, 300, 324, 328, 330, 376, 378, 384,
393, 394, 439, 441, 448, 453
Le Salut Public, 56
Le Siècle de Louis XIV, 366
Le tambour, 80
Le Temps de la réflexion, 81
Le Théâtre latin, 302
Le Violon de faïence, 55
Le Voyage de Cyrus, 90
Le Voyage en Orient, 41
Lélia, 39
Les Affinités électives, 35
Les Annales, 80
Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, 12, 77,
78, 79, 86, 440, 468
Les Aventures de Télémaque, 79, 88
Les Bourgeois de Molinchart, 55
Les Chants de Maldoror, 426
Les Chimères, 41, 309
Les Chouans, 59
Les Confessions , 67, 68, 69, 78, 162, 345
Les Contemplations, 29, 41
Les Danaïdes, 254
Les Déracinés, 83
Les Dialogues et Rousseau juge de Jean Jacques, 69
Les Ecritures du moi, 432
Les Egarements du cœur et de l’esprit, 88
Les Ethiopiques, 435
Les Liaisons dangereuses, 35
Les Mystères de Londres, 44
Les Mystères de Paris, 41, 44
Les Orientales et L’Ode à la colonne, 113
Les Pléiades, 43
Les Rayons et les Ombres, 42
Les Rêveries du promeneur solitaire, 69
Les Trois Mousquetaires, 35, 41
Les Trois Mousquetaires,, 35
Les Voix intérieures, 42
Lettre à D’Alembert sur les spectacles, 69
Lettre sur la musique, 69
Lettres à M. de Malesherbes, 69
Lettres persanes, 366
Lienhart Gertrud, 79
Lire le roman , 13, 38, 198
Lire les romantiques français, 149, 182, 278
Littérature et sensation. Stendhal et Flaubert, 7
Littérature française, des Origines à nos Jours, 54
Loge invisible, 78
M
Madame Bovary , 35, 48, 91, 388, 450, 458
Madame Chrysanthème, 43
Madame Putiphar, 41
Mademoiselle de Maupi, 35, 378
Mademoiselle de Maupin, 35, 378
Malvina, 44
Manon Lescaut, 35, 83
Marion Delorme, 252
Mathilde, 44, 104, 126, 140, 144, 147, 150, 156, 158, 172,
210, 216, 217, 218, 221, 222, 233, 251, 254, 256, 272,
289, 291, 297, 303, 304, 305, 312, 340, 354, 361, 362,
363, 369, 370, 382, 388, 393, 401, 403, 404, 413, 433
Mauprat, 35, 39
Méditations poétiques, 194
Melmoth, 41, 350 Mémoires d’Outre -Tombe, 198
Mes Ha
ines, 6, 56
Mimèsis, 298
Misère des courtisanes, 64
Moll Flanders, 33
N
Nana, 49, 64, 108
Napoléon Bonaparte ou trente ans de l’histoire de France,
113
Notre Dame de Paris, 35, 41
Nouvelles asiatiques, 43
Nuit d’août, 208
O
Oberman, 27, 50, 72
Osée , 195
P
Pamela, 33
Pantagruel, 33
Pêcheurs d’Islande, 43
Pierre et Jean, 35
Paul et Virginie, 67
Pour un statut sémiologique du personnage, 133
Pressentiment et temps présent, 78
Q
Quatre-vingt treize, 41
R
René, 0, 8, 11, 13, 16, 18, 24, 27, 35, 37, 50, 63, 71, 72, 73,
76, 85, 98, 101, 103, 110, 111, 118, 126, 129, 131, 132,
133, 134, 135, 137, 142, 144, 147, 148, 157, 158, 165,
172, 180, 182, 184, 187, 189, 191, 192, 195, 196, 197,
202, 207, 209, 211, 214, 215, 218, 219, 224, 230, 232,
241, 253, 258, 259, 261, 263, 269, 278, 279, 284, 285,
286, 291, 295, 296, 301, 307, 308, 309, 314, 315, 316,
322, 333, 335, 336, 338, 339, 343, 344, 349, 358, 372,
375, 388, 395, 397, 399, 407, 410, 415, 416, 419, 425,
427, 439, 448, 451, 452, 461, 467
Revue des Deux Mondes, 45, 50, 466
Revue parisienne, 163
Rite, roman, initiation, 262
Robinson Crusoe, 33
Rocambole, 44
Roxana, 33
S
Salammbô, 35, 450, 458, 459
Sapho, 35
Scènes de la vie d’un propre -à-rien, 78
Scènes de la vie de bohème, 102
Scènes de la vie privée, 169
Sexualité et psychologie en amour, 141
Smarra ou les Démons de la nuit, 41
Soundjata ou l’Epopée mandingue, 96
Souvenirs d’Egotisme, 355
Sternbald de Tieck, 77
Sylvie, 41
T
Texte et idéologie, 93
Titan, 77
Traité de la vie élégante, 103, 169
Traité du sublime, 275
Traité sur la tolérance, 366 U
Une ténébreuse affaire, 59
Une vie , 91, 92
V
Valentine, 39
Victoires et conquêtes des Français, 113
Vingt ans après, 44
Volupté, 27
Voyage au bout de la nuit, 94
Voyage en Orient, 101
W
Werther, 35, 101, 278, 407
William Shakespeare, 9, 74
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION 6
PREMIERE PARTIE : LE ROMAN DE FORMATION DANS LA LITTERATURE FRANCAISE DU XIXE SIECLE 26
1. LES ORIGINES DU ROMAN DE FORMATION 27
1.1. LITTERATURE ET SOCIETE ROMANTIQUE 27
1.1.1. Place aux sentimen ts 28
1.1.2. La mélancolie d’une génération 31
1.1.3. Plasticité et variété du genre romanesque 33
1.1.4. Le Roman : de l’Empire à la fin du second Empire 38
1.1.4.1. Le Roman sous l’Empire et la Restauration 38
1.1.4.2. L’étape de 1830 40
1.1.4.3. Le second Empire et la production romanesque 41
1.1.4.4. La naissance du roman moderne 44
1.1.4.5. La pensée du roman 50
1.2. LES INFLUENCES PRE -ROMANTIQUES FRANÇAIS ES 53
1.2.1. De Jean-Jacques Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre 56
1.2.2. Les précurseurs de l’âge romantique : Chateaubriand, Madame de Staël et Benjamin Const ant 59
1.3. LES SOURCES EUROPEENNES DU ROMAN DE FORMATION 63
1.3.1. L’Allemagne et le Bildungsroman de Goethe 65
1.3.1.1. Le roman de formation 69
1.3.1.2. Le roman d’apprentissage 71
1.3.1.3. Le roman d’éducation 73
1.3.1.4. Le roman de l’illusion et de l’échec 74
2. LES CARACTERISTIQUES DU ROMAN DE FORMATION : DE CHATEAUBRIAND A FLAUBERT 77
2.1. NOTIONS D ’HEROÏSME ET DE JEUNES SE 77
2.1.1. Historicité littéraire de l’héroïsme 77
2.1.1.1. Typologie du héros dans la fiction romanesque française 79
2.1.1.2. Le héros romantique 84
2.1.1.3. Origines sociales et hérédité 89
2.2. UN SIECLE DE REMISE EN QUESTION 92
2.2.1. Un héritage pesant 92
2.2.1.1. Le mythe napoléonien 94
2.2.1.2. L’émergence de la bourgeoisie 97
2.2.1.3. Politique et société 99
2.2.1.4. L’histoire et la pensée du XIXe siècle au regard du corpus 105
2.2.2. Le roman comme tableau de mœurs 108
DEUXIEME PARTIE : HEROS DE JEUNESSE ET PROCESSUS DE FORMATION DANS LA FONCTIONNALITE
DES RECITS 253
1. LE SYSTEME DES PERSONNAGES 254
1.1. AUTOUR DU PERSONNAGE DANS LE ROMAN DE FORMATION 254
1.1.1. Le personnage comme effet de sens 254
1.2. TYPOLOGIE 261
1.2.1. La gent féminine 261
1.2.1.1. – L’amante 263
1.2.1.2. – Les initiatrices 270
1.2.1.3. – La sœur 272
1.2.1.4. – L’épouse 274
1.2.1.5. – La mère 277
1.2.2. La gent masculine 279
1.2.2.1. – Les amis 279
1.2.2.2. – L’amant 282
1.2.2.3. – Les initiateurs 285
1.2.2.4. – Les formateurs 286
1.2.2.5. – L’époux 288
1.2.2.6. – Le père 290
1.2.3. Les comportements sociaux 292
1.2.3.1. – Paraître en public 292
1.2.3.1.1. – Art de vie et contraintes vestimentaires 293
1.2.3.2. – Etre en privé 297
1.3. LES HEROS DU ROMAN DE FORMATION 301
1.3.1. Nécessité d’une ascension sociale 301
1.3.1.1. Une origine sociale chargée 301
1.3.1.2. – L’ambition : être, devenir adulte et réussir dans la vie 303
1.3.1.3. L’aspiration au bonheur et à la liberté 305
1.3.2. Les caractéristiques des héros de formation 309
1.3.2.1. – Une conscience de classe et une sublimation de l’existence 309
1.3.2.2. La jeunesse 314
1.3.2.3. L’éducation 315
1.3.2.4. La naïveté et l’ignorance 317
1.3.2.5. La religiosité des personnages 320
1.3.2.6. Les atouts intellectuels 322
1.3.3. Les apports de la pédagogie romantique 323
1.3.3.1. Générosité et don de soi 324
1.3.3.2. Une bonne foi manifeste 326
1.3.3.3. Vertus et rêves 327
1.3.3.4. Courage et détermination 329
1.3.3.5. La simplicité et la foi en l’homme et en la société 330
1.3.4. Un héros atypique 332
1.3.4.1. – La solitude, le génie et le malheur 332
1.3.4.2. La quête des modèles 334
1.3.4.3. – Une destinée singulière 335
1.3.4.4. – Un besoin irrépressible de découverte 336
1.4. L’INFLUENCE DU SENTIMENT AMOUREUX DANS LA FORMATION DU HEROS 337
1.4.1. L’idéal amoureux 337
1.4.1.1. – Amour et défi 340
1.4.2. L’invitation au rêve et à la sublimation de l’existence 342
1.4.3. Les fortunes de l’amour 344
1.4.3.1. Joie et exaltation du succès en amour 344
1.4.3.2. Souffrance, douleur et amertume de l’échec amoureux 348
1.4.3.2.1. Une détresse maîtrisée 349
1.4.3.2.2. Naissance de la haine 349
2. LA SPATIALITE ROMANESQUE 352
2.1. UNE ORGANISATION DES RECITS EN TABLEAUX 352
2.1.1. Le milieu familial 353
2.1.2. Le milieu social 355
2.1.2.1. Les cercles d’amis 355
2.1.2.2. L’environnement socio -professionnel 357
2.1.3. L’environnement social 358
2.1.4. Les lieux de formation 361
2.1.4.1. L’Ecole 361
2.1.4.2. L’université 362
2.1.4.3. Le Séminaire 362
2.1.5. L’espace rustique et l’opposition entre ville et campagne 365
2.1.5.1. La province 365
2.1.5.2. Paris 368
2.1.5.3. – Les espaces de sociabilité joyeuse 373
3. L’ORGANISATION ACTAN CIELLE DU RECIT 381
3.1. ORGANISATION DES RECI TS 381
3.2. ETAPES DU PROCESSUS DE FORMATION 385
3.2.1. Les ruptures d’avec le milieu d’origine 385
3.2.2. Les rencontres 388
3.2.2.1. Les formateurs 392
3.2.2.2. Les séparations 393
3.2.3. D’autres scènes de portée didactique 394
TROISIEME PARTIE : ECRITURE ROMANESQUE, ESTHETIQUE ET IDEOLOGIE 400
3.1. LA REPRESENTATION DU REEL ET DE SES ENJEUX 401
3.1.1. ORGANISATION ET DESCRIPTION DES SCENES 405
3.1.1.1. L’intensité dramatique 409
3.1.1.2. Le réalisme descriptif 415
3.1.1.3. De la scène au tableau : un point de vue organisateur 425
3.1.2. UNE APOLOGIE DU ROMAN ROMANTIQUE 430
3.1.3. Voies et voix croisées de l’apprentissag e 437
3.1.3.1. Voies du processus 437
3.1.3.1.1. Présence d’un support institutionnel ou occasionnel 440
3.1.3.1.2. Physiognomonie et/ou typologie ? 445
3.1.3.2. Voix de l’apprentissage 447
3.1.3.2.1. La focalisation zéro ou l’absence de focalisation 449
3.1.3.2.2. De la focalisation interne 455
3.2. L’ECRITURE DU MOI 460
3.2.1. UN ROMAN INTIMISTE 461
3.2.2. L’ENERGIE ROMANTIQUE : UNE VOLONTE DE REUSSIR 468
3.2.3. VERS UNE NOUVELLE SENSIBILITE : DISTANCIATION OU ESTHETIQUE PERSONNELLE ET
SUBJECTIVE ? 473
3.2.4. Autour de la dimension épistolaire de l’apprentissage 477
4. APPROCHE IDEOLOGIQUE DES ŒUVRES 486
4.1. UNE ASPIRATION AU CHANGEMENT DE L’ORDRE SOCIAL ET DES VALEURS 486
4.1.1. UNE ETUDE DES MŒURS 489
4.1.2. UN DISCOURS DU DESENCHANTEMENT 495
4.1.3. L’ARDENTE ASPIRATION A UNE REVOLUTION 501
4.2. LE REFUS D’UNE EDUCATION SOCIALE CONVENTIONNELLE 506
4.2.1. CRITIQUE DES DISCOURS ET DES COMPORTEMENTS 509
4.2.2. LA DENONCIATION DES INSTITUTIONS SOCIALES 515
4.2.3. L’APOLOGIE D’UNE EDUCATION LIBERA LE 519
4.2.3.1. L’éducation sentimentale 519
4.2.3.2. L’éducation dans les espaces de sociabilité 521
4.2.4. LE CULTE DE LA SENSIBILITE ROMANTIQUE : ENVERS ET REVERS 525
4.2.5. L’IDEALISME BRISE 529
4.2.5.1. Construction d’un itinéraire de l’échec 531
4.2.5.2. Vers une sommation de la quête : bilan et schéma d’une aventure 534
4.2.6. REVOLUTION ET FRACTURE HISTORIQUE 541
4.2.7. UN ROMAN DESABUSE 546
CONCLUSION 551
BIBLIOGRAPHIE 560
INDEX DES NOMS PROPR ES 583
INDEX DES ŒUVRES 590
TABLE DES MATIERES 595
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