La chute de Constantinople (1453), la découverte de lAmérique [614101]

La chute de Constantinople (1453), la « découverte de l’Amérique »
(
1492) ou le « d
ébut de la Réforme »
(1517) sont des dates traditionnel-
lement retenues pour marquer la séparation entre le Moyen Âge et les
te
mps modernes. 1453 est la plus ancienne, utilisée dès le xV IIe siècle ;
1
492 est sans doute la plus évoquée aujourd’hui, en raison de sa dimen-
sion intercontinentale ;
1517, dont l’empreinte est particulièrement pré-
sente dans le monde germanique, témoigne de l’importance en Europe
de contextes « r
égionaux »
dans le choix de l’événement le plus signifiant.
Quoi qu’il en soit, c’est bien l’affirmation d’une inflexion forte, désignée Du mo yen  Â ge  aux  temps  mo dernes  :  
une
 «
 charnièr
e
 »
 c
anonique
 et
 ses
 r
emises
 en
 c
ause
Philippe  haM O n
Résumé
Élaborée par les milieux humanistes et
artistiques des XVe et XVie siècles, la coupure
entre Moyen Âge et te
mps modernes, produit
d’une véritable lutte d’imposition, s’est stabi­
lisée, de façon canonique, dans notre horizon culturel, autour de 1500. Cette coupure, tou­jours active aujourd’hui, est cependant remise en cause
:
sous trois modalités différentes, la
« c
harnière »
de 1500 peut être alors neutrali­
sée. La première cherche à dégager l’autonomie d’une période propre à la
re
naissance, du XiVe
au XVi ie siècle. La deuxième plaide pour un long
Moyen Âge, qui s’étendrait jusqu’au XVi iie  s iècle,
rendant ainsi caduque la notion même de
te
mps modernes. Une troisième proposition,
plus modeste mais peut être plus fructueuse, tend à déplacer l’inflexion, pour faire de la
re
naissance la phase ultime du Moyen Âge.
Dans ce schéma, elle n’est plus que la dernière des renaissances que celui
­c
i a connues.
Mots-clés  :  p
ériodisation, historiographie,
Moyen Âge, Renaissance, 1500-1800.Abstract
Devised in the humanist and artistic
circles of the 15th and 16th centuries, the dividing point between the Middle
ag
es and
modern history which was imposed after a true struggle, became a stable, canonical refe­rence on our cultural horizon around the year 1500.
th
is division, still operational today,
is, however, being called into question and three different challenges could lead to its neutralization.
th
e first seeks to establish a
time period for the r
enaissance from the 14th
to the 17th century. th e second is in favor
of extending the Middle ag
es until the 18th
century, thereby making the notion of mod­ern history obsolete.
th
e third proposal, more
modest and perhaps more fruitful, would move the inflexion, making the
re
naissance
the ultimate phase of the Middle ag
es, or the
last of the renaissances experienced in the Middle
a
ges.
Keywords: periodization, historiography,
Middle Ages, Renaissance, 1500-1800.
ATALA Cultures et sciences humaines n° 17, «Découper le temps – Actualité de la périodisation en histoire», 2014

134  D écoup Er lE  tEm pS  :  a ctualité   DE l a p ério DiSa tion   En h iSt oirE
désormais, par commodité d’expression, comme la « c harnière de 1500 » ,
que pose et impose cette périodisation. S’y joue l’entrée véritable de
toute l’Europe dans la modernité , au cours d’une phase appelée le plus
souvent Renaissance, avec tout ce que ces deux derniers termes véhicu-lent de connotations positives
1. Or cette charnière de 1500, dont il faut
dans un premier temps rendre compte, car elle continue à peser lourd, n’est pas le seul modèle disponible. On peut en effet mettre en évidence trois autres types de découpages, qui visent tous, sous une forme ou une autre, à atténuer, voire à faire disparaître cette charnière. Ces modèles alternatifs seront étudiés successivement.
Le modèle durable d’une rupture signifiante
Dans la conception d’un moment rupture, les humanistes jouent un
rôle à la fois pionnier et décisif. C’est à eux, en effet, que revient, au pré-sent, d’élaborer la définition de la période qui a précédé leur entrée en scène, et cette définition est fondée sur le rejet même de cette période
:
a
rriérée, décadente, tel est le portrait qu’ils en font, qui pèse encore de
tout son poids sur les représentations. Pétrarque en parle comme d’un âge de ténèbres qui s’étend de la fin de l’Empire romain d’Occident jusqu’à la redécouverte des Anciens, qui n’est pas encore pleinement accomplie de son temps
2. En 1469, le bibliothécaire pontifical Giovanni
Andrea dei b
ussi, jouant sur les mots, parle de media tempestas (le mot
tempestas pouvant signifier à la fois époque et tempête) 3. Ces temps obs-
curs s’incarnent dans des hommes également obscurs, contre lesquels il faut lutter au présent. Peu après, lors d’une polémique née dans les milieux lettrés germaniques, un texte, bientôt célèbre, attribué à deux humanistes allemands,
ul
rich von hu
tten et Johannes Jäger, les ep
istolae
obscurorum virorum (1515), tend à montrer que ce sont les lumières des
humanistes qui font leur juste célébrité et que c’est l’obscurantisme de leurs adversaires qui fait leur obscurité culturelle (et donc humaine)
4.
1.  Sur ces notions, voir l’article de Patrick b oucheron dans ce même volume.
2.  « L
orsque les ténèbres se dissiperont, les générations à venir réussiront à trouver le chemin du retour
à la claire splendeur du passé antique » :
poème latin af
rica, cité par Peter buR KE , La renaissance
européenne, Paris, Le Seuil, 2000, p. 40.
3.  MOREROD Jean-Daniel, « La base textuelle d’un mythe historiographique : le Moyen Âge des huma-
nistes italiens », dans
re
tour aux sources.
te
xtes, études et documents d’histoire médiévale offerts à
Michel Parisse, Paris, Picard, 2004, p. 943-953.
4.  L
e titre du texte renvoie aussi à un jeu de mot sur les « h
ommes illustres »
de l’Antiquité, en particu-
lier les gloires des lettres latines exaltées par Suétone dans son De viris illustribus (fragments conser-
vés) et dont le modèle est repris par Pétrarque, dont le De viris illustribus (inachevé) comprend, outre
des Grecs et des Romains, des personnages bibliques.
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D u m oyEn  ÂgE  a ux tEm pS  m oD Er nE S :  u nE  « c harnièr E  » c anoniqu E…   135
C’est qu’il s’agit bien de décréter la rupture pour la faire advenir, dans une
lutte d’imposition qui est un combat intellectuel sincère, et en même temps une compétition pour occuper des places
5. Les temps nouveaux
qui s’ouvrent sont ceux d’une résurrection, d’un retour à la lumière, d’une renaissance, ce dernier terme étant introduit par l’artiste et écrivain toscan Vasari en 1550, mais à propos du seul domaine artistique
6.
Dès les origines, cette rupture assumée est elle-même traversée de
tensions internes. La première renvoie à la conciliation entre le savoir «
p
aïen »
des Grecs et de la plupart des Latins d’une part, et les vérités
de la foi chrétienne de l’autre. La seconde concerne le crédit à accorder aux Anciens
:
que faire s’ils semblent pris en défaut, quand l’expérience
est contraire à la tradition, ainsi quand Verrazano, revenant d’Amérique, constate qu’une «
t
erre inconnue des Anciens »
a été découverte ?
A
u sein même des cercles humanistes, de profondes divisions se font
donc jour, et si tous se retrouvent pour brandir l’étendard d’une bienheu-reuse rupture, le caractère positif de ce qui est en soi moderne, et pas seulement reçu des Anciens, n’est pas aussi évident qu’il y paraît.
C’est à des auteurs bien postérieurs aux luttes du temps que l’on doit
deux acquis décisifs pour constituer et qualifier la rupture entre Moyen Âge et
te
mps modernes :
l’extension à l’ensemble de la société d’un clivage qui
ne concernait au départ que le domaine culturel (et partiellement religieux) ainsi que la définition positive de l’ensemble des facteurs à l’œuvre dans le processus d’entrée dans la modernité. De celle-ci, en effet, la Renaissance, entendue comme un phénomène global de rupture avec l’époque précé-dente, est clairement le premier visage. Deux noms
s
’imposent ici, au
milieu du xIxe siècle : Jules Michelet puis Jacob bu rckhardt 7. Si l’un et
l’autre représentent deux modalités d’une adhésion « b
ourgeoise »
au pro-
grès, dans une adéquation des mouvements de la raison et de l’histoire, leurs points de vue politiques ou religieux sont sensiblement différents. C’est le premier, surtout, qui verse dans la lutte idéologique en exaltant
la Renaissance, dont il fait l’incarnation de la modernité, et en l’opposant
5.  REVES t Clémence, « La naissance de l’humanisme comme mouvement au tournant du xVe siècle »,
an
nales hS
S, 68-3, 2013, p. 665-696. L’auteure souligne que « l
’histoire de l’humanisme est une
histoire de vainqueurs et, il faut bien le reconnaître, ceux-ci n’eurent pas le triomphe modeste »
(p. 
669). Elle montre également (p. 694) la mainmise toscane sur la mémoire de l’humanisme, qui
contribue rapidement «
à
faire de Florence le berceau incontesté de la Renaissance ».
6.  V
asari « n
’observe jamais la moindre connexion entre l’évolution de l’art et celle de la société ou de
la vie économique
»
(FERG uSON Wallace K., La r enaissance dans la pensée historique, trad. fr. Paris,
Payot, 1950, rééd. 2009, p. 135 [1re éd. 1948]).
7.  MIChE LE t Jules, re naissance , Paris, Chamerot, 1855, qui est le tome 7 de son hi stoire de France ;
buRCK hARD t Jacob, Die Kultur der r enaissance in i talien, b âle, Schweighauser, 1860.
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136  D écoup Er lE  tEm pS  :  a ctualité   DE l a p ério DiSa tion   En h iSt oirE
d’un même élan au Moyen Âge, présenté par d’autres comme un temps de
foi et comme l’ère par excellence des communautés organiques, homo-gènes et solidaires.
L’affirmation d’une rupture conduit ensuite, en partie sans doute par
analogie avec les événements ultérieurs (révolutions anglaise, américaine, française, industrielle…), à attribuer à la Renaissance ce qui caractérise la modernité, c’est-à-dire une dimension révolutionnaire. Désormais, nom-breux sont les historiens qui mettent en évidence toute une série de révo-lutions. L’imprimerie permet une révolution de la communication et, en partie, de l’éducation
8. L’humanisme et tout ce qu’il représente débouchent
sur une révolution culturelle 9. La dislocation de la chrétienté est aussi
présentée comme un phénomène révolutionnaire 1 0. L’afflux des métaux
précieux entraîne une révolution des prix, aux graves conséquences sociales
1 1. Cette modernité révolutionnaire se joue à l’échelle européenne
et elle a des répercussions mondiales, puisque la Renaissance est consi-dérée comme «
l
’époque où la civilisation de l’Europe a de façon décisive
distancé les civilisations parallèles 1 2 » .
À l’aune des pratiques culturelles du début du xxIe siècle, le succès
des cadres idéologiques mis en place au xIxe, dans ce domaine historique
comme dans tant d’autres, paraît toujours impressionnant. Le mythe de la Renaissance fonctionne encore à plein, tant comme valeur revendi-quée que comme outil promotionnel
1 3. Sur le plan patrimonial et touris-
tique, on observe l’efficacité de la césure. En amont, les hommes et leur
monde sont éloignés et étranges :
les médiévaux sont encore f
réquemment
8.  EISENS tE IN Elizabeth L., th e Printing re volution in ea rly Modern eu rope, Cambridge, Cambridge
u
niversity Press, 1983.
9.  GARIN Eugenio, La re naissance, histoire d’une révolution culturelle, Verviers, éd. Gérard et C°,
1970 :
le choix de l’expression, à cette date, n’est évidemment pas sans lien avec le contexte poli-
tique… L’expression est encore reprise dans l’ouvrage posthume de Gilbert G ADOFFRE , La révolu­
tion culturelle dans la France des humanistes. Guillaume b
udé et François ier, Genève, Droz, 1997.
10.  « À
la révolution religieuse et à la révolution intellectuelle correspond une révolution économique »
(
hAuSER henri et R ENA u DE t Augustin, Les débuts de l’âge moderne. La r enaissance et la r éforme,
Paris, Alcan, 1938 [1re éd. 1927], p. 177).
11. 
bRAuD EL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe i i, Paris,
Armand Colin, 1979 (1re éd. 1949), tome 1, p. 468. Il semble que le premier auteur à employer
l’expression soit Georg W IEbE, zu r Geschichte der Preisrevolution des XVi und XVi i Jahrhunderts,
L
eipzig, Duncker & hu
mblot, 1895. Dans leur synthèse de la collection « C
lio »
, Le XVie siècle,
Paris, Presses universitaires de France, 1935, Armand Rébillon et he
nri Sée intitulent leur cha-
pitre 2
:
«
La
révolution économique du xVIe siècle ».
12.  DELuMEA u Jean, La civilisation de la r enaissance, Paris, Arthaud, 1967, p. 8.
13. 
un
seul exemple :
le livre de Robert D AVIS et de be th L INDSMI t h , ho mmes et femmes de la re nais­
sance. Les inventeurs du monde moderne, Paris, Flammarion, 2011, paru la même année que l’édition
originale anglaise, au titre tout aussi explicite :
re
naissance People. Lives that Shaped the Modern
World.
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D u m oyEn  ÂgE  a ux tEm pS  m oD Er nE S :  u nE  « c harnièr E  » c anoniqu E…   137
des « m oyen â geux » , figures avant tout exotiques, souvent négatives (ren-
voyant à la place centrale de la guerre, du servage et de l’exploitation, de
l’ignorance…), même si la foi « à
l’ancienne »
des gens du temps peut
aussi, dans un anonymat révélateur, produire des merveilles, en parti –
c
ulier architecturales (abbatiales romanes, cathédrales gothiques).
Les hommes de la Renaissance, tout au contraire, sont les premiers de nos contemporains
:
un art nouveau, résolument moderne, est enfanté
à Florence et en matière de génie artistique, Michel Ange tend la main à Picasso
;
la pensée scientifique et sa mise en technique sont incarnées
par Vinci ;
l’individu naît ;
l’ét
at émerge et l’action des princes sert le
progrès. Cette illusion de proximité débouche sur un quasi-paradoxe :
p
uisque la Renaissance, telle qu’elle est promue, est toute de modernité
positive, elle en devient mentalement plus proche que les phases ulté-rieures des
te
mps modernes :
qu’on songe au xV IIe français, où la figure
d’un Louis  xI
V renvoie aussi à la guerre, à la (vaine) dépense somptuaire
(« J
’ai trop aimé la guerre et les grands bâtiments »
) ou au pouvoir absolu,
toutes valeurs réputées «
archaïques
».
S
ur un autre plan, le clivage pèse aussi, institutionnellement comme
intellectuellement, sur les historiens. La charnière de 1500 établit en effet un partage entre périodes. D’un modèle ternaire (Antiquité, Moyen Âge,
te
mps modernes), présent dès le xV IIe siècle, a en effet émergé une
quatrième période courant de 1500 à 1800 environ et valable pour l’en-semble de l’Europe, qu’elle soit baptisée «
A
ncien Régime »
, « é
poque
moderne »
, « ea
rly modern period » 1 4 ou « F rühneuzeit » 1 5. Cette coupure,
qui s’auto-entretient fatalement, n’est pas sans effets sur l’orientation des recherches. Ainsi la société autour de la «
c
harnière de 1500 »
a-t-e
lle
tendance à être présentée comme très élaborée et diversifiée par les médiévistes, et, au contraire, plutôt rustique et homogène par les moder-nistes
1 6. Et l’on se demande parfois si le simple fait d’entrer dans le
créneau chronologique dévolu traditionnellement à la Renaissance ne pousse pas les chercheurs à en rechercher coûte que coûte l’expression dans leur objet d’étude
:
en témoigne une propension, qui peut sembler
14.  L ’expression « ea rly modern » a d’abord été élaborée à la fin du xIxe siècle pour remplacer Renaissance.
On voit ici qu’elle a ensuite infléchi son orbe chronologique pour couvrir une période plus large :
WIt hI NG tO N Phil, Society in ea rly Modern en gland. th e Vernacular Origins of Some Powerful
i
deas, Cambridge, Polity Press, 2010.
15.  SCh u LzE Winfried, « L ’époque moderne (Frühe Neuzeit) entre expérience individuelle et approche
structurelle :
bilan, déficits et concepts d’un champ de recherche »
, bu
lletin d’information de la
Mission historique française en a
llemagne, 41, 2005, p. 254-281.
16. 
hAMON Philippe, Les r enaissances 1453 ­ 1559, Paris, b elin, 2009, p. 10.
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138  D écoup Er lE  tEm pS  :  a ctualité   DE l a p ério DiSa tion   En h iSt oirE
parfois un peu artificielle, à repérer alors l’émergence de l’individu dans
tel ou tel milieu ou bien les débuts de la société de consommation 17.
Au-delà du rôle de césure que le concept, on l’a vu, assure avec force,
la Renaissance se met en effet à fonctionner comme une période propre et pas seulement comme une frontière, et ce d’une manière non pas pos-térieure, mais concomitante aux évolutions décrites jusqu’ici. C’est cette expansion chronologique qui permet, de facto , une première remise en
cause de la charnière de 1500.
Une période apparaît : la Renaissance prend son autonomie
En effet, toute une tradition historiographique reconnaît la Renais-
sance, explicitement ou non, comme une période propre entre le « v
rai »
M
oyen Âge et les « v
rais »
te
mps modernes. Ce fait découle notamment
de l’emploi de l’expression « c
ivilisation de la Renaissance »
. Celle-ci se
trouve déjà chez bu
rckhardt, mais elle prend toute sa signification dans
les synthèses globales de Jean Delumeau ou de John ha
le 1 8. un tel choix
permet de résoudre un certain nombre des diffi c
ultés qui se posent
quand on se contente de faire de la Renaissance le lieu – plus que le moment… – de la rupture avec le Moyen Âge. Les termes «
ea
rly modern »
e
t « F
rühneuzeit »
peuvent également renvoyer à cette « p
ériode renais-
sante » ;
c’est particulièrement vrai dans le monde germanique où la réfé-
rence à la notion de Renaissance comme catégorie de périodisation reste limitée
1 9.
Le premier avantage offert par cette restructuration du cadre chro-
nologique est d’intégrer les décalages temporels entre les divers espaces européens touchés par la Renaissance en tant que phénomène spéci-fique. Les débuts, tout d’abord, apparaissent fortement décalés, ainsi entre l’Italie, qui connaît dès le
xI Ve siècle des traits caractéristiques de
ce qu’il est convenu d’appeler la Renaissance, et l’Angleterre, où le phé-nomène ne se fait véritablement sentir qu’au
xV Ie siècle. À l’inverse, il
n’y a plus véritablement de pertinence à parler de Renaissance pour l’Italie du début du
xV IIe siècle, une époque où le concept semble
17.  V oir la note critique de Lauro M ARtI NES , « th e Renaissance and the bi rth of a Consumer Society » ,
re
naissance Quarterly, 51-1, 1998, p. 193-203, à propos des livres de Richard G OLD t h W AI tE,
Wealth and the Demand for ar
ts in it
aly, 1300 ­1
600, ba
ltimore, Johns ho
pkins un
iversity Press,
1993 et Lisa J ARDINE , Worldly Goods. a new hi story of the re naissance, Londres, MacMillan, 1996.
18.  DELuM EA u Jean, La civilisation…, op. cit. ; hALE John, th e Civilization of eu rope in the re nais­
sance, Londres, h
arper Collins, 1993 (trad. fr. La civilisation de l’
e
urope à la r
enaissance, 1998).
19.  P
our autant, dans le cadre de la Frühneuzeit , il est rare que les débuts en soient reportés en amont des
années 1450-1500, et à ce titre la fonction de charnière du premier modèle reste ici largement opérante.
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D u m oyEn  ÂgE  a ux tEm pS  m oD Er nE S :  u nE  « c harnièr E  » c anoniqu E…   139
conserver une réelle légitimité en Angleterre. Plus significatif encore :
a
u-delà des écarts entre les cycles et les espaces, la définition d’un
tempo chronologique large permet de mieux intégrer le processus de
diffusion sociale de la Renaissance, en particulier sur le plan culturel et intellectuel. À l’échelle européenne, Peter
bu
rke souligne ainsi l’enjeu
du siècle qui court de 1530 à 1630, qui est justement celui d’une récep-tion sociale très élargie de la Renaissance et qui a donc, à ce titre, toute sa place dans son histoire
2 0. bu rke ne néglige pas de possibles « e ffets de
seuil »
autour de 1500, du moins dans certaines régions d’Europe 2 1. Mais
il considère nécessaire d’intégrer la diffusion des nouveautés constitu-tives de la Renaissance pour rendre pleinement compte du changement que celle-ci véhicule et, partant, il lui donne une profondeur chronolo-gique nouvelle. C’est là l’un des mérites propres de cette histoire sociale, même si celle-ci ne résout pas toutes les questions liées au développe-ment inégal et décalé des diverses facettes de la modernité renaissante.
un
autre avantage de ce modèle est de mieux faire ressortir, à travers
la notion même de Renaissance, des formes de continuité entre fin du
Moyen Âge et début des te
mps modernes. Ainsi il est plus aisé, sur le
plan artistique, d’intégrer le second foyer renaissant – jugé par certains secondaire – que constitue l’aire flamande-bourguignonne
:
en effet, tout
en faisant preuve d’un véritable intérêt pour l’Antiquité, ses promoteurs ne se pensent pas véritablement en rupture par rapport aux héritages de la période précédente
2 2. D’une façon plus générale, il devient possible de
sortir du schéma « a
utomne du Moyen Âge » 2 3/« p rintemps des te mps
modernes »
. Les médiévistes sont nombreux à souligner ainsi la verdeur
et le dynamisme des sociétés de la seconde moitié du xVe siècle, au cœur
d’une phase marquée par le repeuplement et la reconstruction écono-mique du continent européen tout entier
2 4. Au delà d’une entreprise de
revalorisation du Moyen Âge, que l’on retrouvera, il s’agit bien ici de déga-ger la cohérence d’une période et de neutraliser la césure.
Dresser des débuts des
te
mps modernes et en particulier du xV Ie siècle
un portrait plus sombre contribue également à ce rééquilibrage. Mais ce n’est pas son seul enjeu. En effet, mettre en évidence, de façon globale,
20.  b uRKE Peter, La renaissance…, op. cit., p. 28-29, 133-135.
21.  i
bid., p. 29.
22.  i
bid., p. 70-75.
23. 
huIzINGA Johann, L’automne du Moyen Âge, Paris, Payot, 2002 (1re éd. 1919).
24.  S
ur le dynamisme « médiéval »
du xVe siècle : bOuChE RON Patrick (dir.), hi stoire du monde au
XVe siècle, Paris, Fayard, 2009, p. 25. Dans le cas français, voir par exemple M OLLA t Michel, Genèse
médiévale de la France moderne XiVe­XVe siècles, Paris, Arthaud, 1977, qui modifie radicalement la
métaphore organique :
« le Moyen Âge français ne mourait pas, il muait en pleine jeunesse » (p. 255).
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140  D écoup Er lE  tEm pS  :  a ctualité   DE l a p ério DiSa tion   En h iSt oirE
les spécificités d’une « c ivilisation de la Renaissance » permet de prendre
un peu de champ par rapport au récit linéaire, et téléologique, d’une
entrée décisive dans la modernité et confère toute sa légitimité à la prise en compte des aspects «
non
modernes
»
de la période. D’ailleurs, nom-
breuses sont les caractérisations qui tentent de moduler l’évolution des sociétés par des formulations plus subtiles
:
on parlera ainsi de moder-
nisation plutôt que de modernité, de transition vers la modernité ou de seuils successifs de modernité
2 5… La période de la Renaissance se
situerait ainsi entre l’invention du politique au xI IIe siècle et son auto-
nomisation définitive au xVIIe siècle.
Cette imposante fourchette temporelle pose la question de la durée
de la « p
ériode renaissante »
, de part et d’autre de la charnière ainsi neu-
tralisée de 1500. En effet, les modules chronologiques varient beaucoup. Nombreuses sont les approches culturelles, ou politiques, comme on vient de le voir, qui n’hésitent pas à englober trois siècles et plus. Sur le plan économique et social, il est fréquent de trouver des chronologies plus courtes, délaissant en amont la période de «
c
rise »
qui court du
début du xI Ve siècle au milieu du xVe siècle, et s’étendant en aval jusqu’à
la fin du xV Ie siècle ou jusqu’aux années 1620-1630, selon le moment où
l’on situe les débuts d’une nouvelle phase critique 2 6. Dans cette seconde
acception, la Renaissance envisagée comme phénomène global corres-pond à une relative «

be
lle ép
oque »
entre deux phases plus sombres.
L’expansion temporelle du phénomène renaissant – quel que soit le
rapport, maintenu ou distendu selon les auteurs, qu’il entretient avec l’entrée dans la modernité – ne pose pas de véritable problème d’assimi-lation sociale, car les principales formes du «
m
ythe renaissant »
peuvent
tout à fait fonctionner dans ce cadre. Il facilite en outre le dialogue entre les deux périodes canoniques, médiévale et moderne, puisque toutes deux sont le plus souvent impliquées dans son étude. Enfin, son dernier intérêt est de ne pas noyer cette phase historique dans le temps long des sociétés européennes. Il n’en va pas de même avec le cadre temporel suivant.
Une période disparaît : les Temps modernes dissous
dans le long Moyen Âge
Aux yeux de ses promoteurs, parmi lesquels on compte les médiévistes
français Jacques Le Goff et Alain Guerreau, cette notion n’a pas tant
25.  SChuLzE Winfried, « L ’époque moderne… », art. cité, p. 258, 265, 274.
26. 
un
choix doit aussi être assumé par les synthèses « d
e civilisation » :
Delumeau choisit la chrono-
logie longue, quand h
ale retient la plus courte.
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D u m oyEn  ÂgE  a ux tEm pS  m oD Er nE S :  u nE  « c harnièr E  » c anoniqu E…   141
pour objet de perpétrer une noyade que de donner une meilleure cohé-
rence à la périodisation d’ensemble, en mettant en avant la profonde homogénéité d’un long Moyen Âge courant de facto jusqu’au milieu du
xV IIIe siècle, voire plus tard encore 2 7, et en alléguant donc que la notion
de modernité ne saurait légitimement qualifier que la période ultérieure. L’enjeu principal n’est pas de prendre simplement acte qu’avec l’écou-lement même du temps, il devient impertinent, au sens propre, de donner à des siècles lointains le qualificatif de moderne, mais plutôt de considérer que, du
IVe aux xV IIIe/xIxe siècles, un modèle global de société
s’est imposé à l’Europe. Jacques Le Goff et Alain Guerreau choisissent de l’appeler féodalisme, en reprenant au marxisme le terme désignant le mode de production antérieur au capitalisme. Pour autant, il ne s’agit nullement, dans leur esprit, de faire du domaine de la production éco-nomique le cadre le plus englobant. C’est bien plutôt à l’
ég
lise qu’est
attribué ce rôle en tant qu’instance centrale de régulation – et de domi-nation – de la société
:
Pouvoir sur d’immenses domaines, sur le temps, sur l’espace, sur la parenté, sur
l’enseignement, le savoir, les croyances et la morale, sur les représentations, sur les œuvres d’assistance, sur les fondements du pouvoir et de la justice
:
il serait
plus vite fait d’inventorier ce que l’ ég
lise ne contrôlait pas :
en théorie, rien 2 8.
L’idée d’une continuité fondamentale s’exprime aussi, dans les années
1980-1990, chez des historiens du droit de l’Europe méditerranéenne,
au premier rang desquels Paolo Grossi, ba
rtolomé Clavero et Antonio
Manuel he
spanha 2 9. Sans remonter aussi haut dans le temps, ces cher-
cheurs n’en récusent pas moins, dans l’ordre juridique et avec toutes les implications sociales que cet ordre sous-entend, toute inflexion sérieuse avant le
xV IIIe siècle et la naissance d’une administration de police ainsi
que de fondements nouveaux du droit. Les continuités qu’ils identifient «
t
rouvaient leurs correspondances dans le domaine des relations
sociales, avec la longue durée des relations féodales ou, sur le plan cultu-rel, avec la persistance de l’usage savant du latin
3 0 » . Le rapprochement
est plus étroit encore lorsque ba
rtolomé Clavero rejoint Jacques Le Goff
27.  LE GOFF Jacques, Un long Moyen âge, Paris, ta llandier, 2004 ; GuE RREA u Alain, Le féodalisme. Un
horizon théorique, Paris, Le Sycomore, 1980.
28.  GuERREA u Alain, Le féodalisme…, op. cit., p. 204.
29.  GROSSI Paolo, Mitologie Giuridiche della Modernità, Milan, Giuffrè, 2001 ; CLAVERO ba rtolomé, an ti­
dora. an
tropologia catolica de la economia moderna, Milan, Giuffrè, 1991 (trad. fr. La grâce du don. an
thro­
pologie catholique de l’économie moderne, 1996) ;
hESPAN hA Antonio Manuel, La gracia del derecho.
ec
onomía de la Cultura en la ed
ad Moderna, Madrid, Centro de estudios constitucionales, 1993.
30.  SChAub Jean-Frédéric, « “Nous, les barbares”. Expansion européenne et découverte de la fragilité
intérieure
»,
dans bOuChERON Patrick (dir.), h istoire du monde…, op. cit., p. 814.
ATALA Cultures et sciences humaines n° 17, «Découper le temps – Actualité de la périodisation en histoire», 2014

142  D écoup Er lE  tEm pS  :  a ctualité   DE l a p ério DiSa tion   En h iSt oirE
ou Alain Guerreau pour donner, jusqu’à la Révolution française, une
place prééminente à l’ ég
lise dans l’Europe catholique qu’il étudie 3 1.
La remise en cause de la modernité des te
mps modernes européens
est également flagrante dans d’autres domaines :
Kenneth Pomeranz
montre que, dans son rapport au reste du monde, la domination écono-mique de l’Europe et sa capacité à déclasser ses éventuels rivaux ne remon-tent pas en amont du
xIxe siècle 3 2. Même s’il ne qualifie pas de médiévale
la période antérieure, Kenneth Pomeranz apporte cependant sa pierre à l’édifice qui vise à neutraliser largement la charnière de 1500, affirmée, sur le plan de la domination mondiale, par Jean Delumeau par exemple.
Le modèle du long Moyen Âge, qu’il soit explicite ou non, a cepen-
dant du mal à s’imposer.
bi
en des historiens modernistes, naturellement
enclins à défendre leur spécificité, veulent n’y voir qu’une « p
osition
extrême »
, qui ne peut véritablement emporter l’adhésion 3 3. D’autres,
proches sur le fond des thèses du long Moyen Âge, dénoncent les biais utilisés afin d’en atténuer les effets pour l’époque moderne. Jean-Frédéric Schaub, réfléchissant sur la notion d’
ét
at dans la péninsule ibérique du
xV IIe siècle, observe ainsi : « O n n’a donc pas hésité à forger sur le modèle
de l’“ ét
at féodal” un “ ét
at des corps” (es
tado estamental) qui n’est rien
d’autre qu’un ét
at féodal par euphémisme, l’idée du long Moyen Âge
paraissant toujours trop audacieuse 3 4. »
C
es précautions renvoient pour partie à la volonté de tenir compte de
l’essor des monarchies à partir du xI IIe siècle. un e coupure secondaire
a donc été instaurée au sein du long Moyen Âge, dégageant une « s
econde
phase féodale »
à partir du xI IIe siècle 3 5. un problème plus net encore se
pose en matière de continuité ecclésiale, avec l’irruption des Réformes protestantes et en particulier de leur version calviniste
3 6. Mais la confes-
sionnalisation et le maintien, voire l’accroissement de l’emprise des
ég
lises sur les sociétés européennes jusqu’au xV IIIe siècle, permettent
ici de conserver au modèle une certaine pertinence.
31.  La version française du livre de b artolomé Clavero (supra) est préfacée par Jacques Le Goff.
32.  POMERAN z Kenneth, Une grande divergence. La Chine, l’ e urope et la construction d’une économie
mondiale, trad. fr. Paris, Albin Michel, 2010 (1re éd. 2000).
33. 
tALLON Alain, L’ e urope de la r enaissance, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 3.
34.  SChAu b Jean-Frédéric, Le Portugal au temps du comte ­d uc d’Olivares, 1621 ­1 640. Le conflit de
juridictions comme exercice de la politique, Madrid, Casa de Velasquez, 2001, p. 400.
35.  GuE RREA u Alain, Le féodalisme…, op. cit., p. 197, 210. Il s’agit également de faire place à l’essor
marchand, d’où des chronologies du type de celle de James tRAC y (dir.), th e ri se of Merchant
em
pires. Long Distance tr
ade in the ea
rly Modern World 1350 ­1
750, Cambridge, Cambridge un
i-
versity Press, 1990 :
mais ici, comme le suggère le titre, c’est dans le monde early modern , et non
dans un second Moyen Âge, que les choses se jouent.
36.  S
ur le caractère fondamental, pour le rapport de domination féodal, de la remise en cause du dogme
de la transsubstantiation
:
GuERREA u Alain, Le féodalisme…, op. cit., p. 207.
Revue ATALA. Cultures et sciences humaines

D u m oyEn  ÂgE  a ux tEm pS  m oD Er nE S :  u nE  « c harnièr E  » c anoniqu E…   143
Cela étant, la diffusion même du modèle du long Moyen Âge doit faire
face à de sérieux blocages culturels, d’autant plus que la promotion de cette
périodisation n’est même pas assumée par tous ses artisans. Ainsi Jacques Le Goff, préfaçant le livre d’Alain Guerreau, distingue-t-il lui-même une «
p
artie proprement médiévale »
dans la phase qui court du IVe au
xIxe siècle. Préfaçant celui de ba rtolomé Clavero, il affirme : « L e domaine
chronologique de ce livre est les te
mps modernes –  xV Ie-xV IIIe siècles –
et je suis médiéviste. »
Et dans un des derniers ouvrages parus sous sa
direction, à destination du grand public, après avoir évoqué une fois de plus ses arguments en faveur d’un très long Moyen Âge, il constate
:
Puisqu’il faut bien, cependant, respecter la périodisation qui est entrée dans
la tradition historique, dans mes réflexions et mes travaux je fais cesser le Moyen Âge à la fin du
xVe siècle et j’admets qu’on parle de Renaissance pour
la période suivante 37.
Dans ces conditions, le long Moyen Âge, malgré son intérêt scienti-
fique, ne peut avoir qu’une diffusion limitée 38.
Un décentrage restreint : la Renaissance est la fin du Moyen Âge
un déplacement chronologique de moindre ampleur par rapport à la
charnière de 1500 permet l’émergence d’un dernier modèle :
celui qui fait
de la Renaissance la dernière des renaissances médiévales, après la renais-
sance carolingienne ou celle du xI Ie siècle, et qui déporte la césure à la fin
du xV Ie siècle, voire un peu au-delà 3 9. Ce modèle s’appuie sur une série de
remises en cause de la modernité renaissante. Sur le terrain économique, pas de révolution notable, voire pas de forte mutation, et une tendance avant tout à «
m
ultiplier l’existant »
(Pierre Chaunu). Sur le terrain socio-
culturel, le xV Ie siècle marquerait la dernière phase d’un monde dont la
culture vivante est encore partagée par l’ensemble des habitants et pré-sente une cohérence à peu près totale, héritée du passé
40. De même, le
xV Ie siècle des crises religieuses reste-t-il fortement marqué par un hori-
zon eschatologique proche, et par une dimension millénariste, présente dans les différents camps en lice
4 1. Celle-ci semble d’ailleurs largement
37.  LE GOFF Jacques (dir.), h ommes et femmes du Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2012, p. 10.
38.  V
oir l’article de Florian Mazel, dans ce même volume.
39.  MASSE Marie-Sophie (dir.), La re naissance ? Des re naissances ? Vi iie­XVie siècles, Paris, Klincksieck, 2010.
40.  CROIx Alain et Q uéNIAR t Jean, h istoire culturelle de la France, tome 2 De la r enaissance à l’aube
des Lumières, Paris, Le Seuil, 1997, p. 15.
41.  Martin
Wrede va même plus loin et affirme que dans le monde germanique, « l’ère apocalyptique
ne s’acheva pas avec Luther, comme le veut une tradition de l’historiographie protestante, mais
ATALA Cultures et sciences humaines n° 17, «Découper le temps – Actualité de la périodisation en histoire», 2014

144  D écoup Er lE  tEm pS  :  a ctualité   DE l a p ério DiSa tion   En h iSt oirE
déborder la chrétienté 4 2. Cet héritage très prégnant, avec son corollaire,
la croisade, est aussi pleinement à l’œuvre dans l’ouverture au reste du
monde 4 3. La continuité se retrouve aussi dans le domaine des sciences,
puisque la remise en cause décisive de la physique d’Aristote, centrale jusque-là bien que non exclusive, se produit au
xV IIe siècle 4 4. Après ce tour
d’horizon, la Renaissance apparaît donc avant tout comme un achève-ment, à la fois apogée et crise terminale du Moyen Âge.
un
tel décen-
trage semble bien permettre d’arti c
uler de façon plus satisfaisante un
grand nombre d’approches thématiques. D’ailleurs, si l’Antiquité est restituée, l’art refondé, la
te
rre découverte et le message chrétien porté
aux quatre parties du monde, n’est-ce pas que les temps sont accomplis et que le monde s’achève
?
Si les hommes du Moyen Âge croient vivre
une époque correspondant à la fin du monde, alors la Renaissance en fait bien partie.
Ce rattachement permet également de faire un sort à un aspect de la
Renaissance en tant que projet jusqu’ici laissé dans l’ombre
:
celui de son
échec global, qui entraîne un vacillement, voire une « p
erte générale des
repères 4 5 » . C’est en effet cet échec, direct (pas d’homme nouveau, ni de
cadre de savoir totalisant, malgré les efforts des humanistes) ou indirect (pas d’
ég
lise unique nouvelle, malgré les efforts des divers réforma-
teurs), avec toutes ses conséquences, depuis la crise du cadre intellec-tuel jusqu’à la multiplication des guerres civiles, qui nécessite et permet à la fois l’émergence de nouvelles solutions. Leur entrée en scène ren-voie alors, dans ce modèle, à un calendrier plus resserré que celui du long Moyen Âge. Puisque la fin des temps non seulement n’est pas au rendez-vous, mais est remise en cause comme horizon d’attente, une autre ère peut se dessiner. Et si le monde est pensé à la fois comme durable et instable, alors un progrès est pensable et possible.
Cette inflexion chronologique n’est pas sans intérêt non plus pour
repenser une bonne part de l’art «
d
e la Renaissance »
. Ainsi, la dimension
avec Jean Sobieski, le vainqueur de Vienne » (« L’ennemi héréditaire entre croisade et convenances.
Séculariser un concept sacral, Allemagne xV Ie-xV IIIe siècle » , dans bOuR Q uI N Laurent et al., [dir.],
La Politique par les armes. Conflits internationaux et politisation, XVe­XiXe siècles, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2014, p. 81).
42.  SubR A hM AN yA M Sanjay, « D u ta ge au Gange au xV Ie siècle : une conjoncture millénariste à l’échelle
eurasiatique
», a
nnales h
SS, 56-1, 2001, p. 51-84.
43.  Sur
l’ambiance religieuse dans laquelle baigne Colomb
:
MILhOu Alain, Colomb et le messianisme
hispanique, trad. fr. Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007 (1re éd. 1983).
44. 
butt E RFIELD he rbert, th e Origins of Modern Science, Londres, G. be ll, 1949, p. 10. Le risque est
cependant ici de lire les « r
évolutions scientifiques »
du xV IIe siècle d’une manière téléologique et
de projeter sur le xVIe un regard négatif comme celui porté traditionnellement sur le Moyen Âge.
45.  SChAub Jean-Frédéric , « “Nous les barbares”… », art. cité, p. 828.
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« g othique » de Chambord, dénoncée par les néo-classiques et effective-
ment présente, comme sa dimension « i
talo-antique »
, mise en avant
ensuite et largement promue aujourd’hui, peuvent-elles tout à fait se
combiner puisqu’il y a bien alors deux « m
odernités artistiques »
complé-
mentaires. Ce cadre permet également de tenir à distance les jugements de valeur, puisque cette modernité n’est plus incompatible avec un ancrage médiéval et qu’il n’est plus question de situer ces deux facettes d’un même objet de part et d’autre d’une frontière.
Conclusion
Depuis l’observatoire initial de la charnière de 1500, ce sont donc bien
trois modèles « c
ontinuistes »
, sous des formes diverses, qui ont été pro-
posés. En effet, même le modèle de la Renaissance comme période, qui peut sembler plus complémentaire que concurrent de la notion de char-nière, remet en cause ou du moins fragilise cette rupture, du fait de son expansion temporelle. Chaque réaménagement a sa cohérence, en lien avec la société qui le porte, car chaque découpage de la réalité a aussi un sens extra-scientifique. Aucun ne récuse la périodisation comme concept opératoire et, de ce fait, l’examen des césures, ruptures, transitions et autres mutations ne peut être que déplacé vers des moments ou des époques différents, pour lesquels se reposeront d’autres questions liées aux modalités du changement en histoire et qui n’ont pas véritablement été traitées ici, comme la détermination et la prise en compte
d
’effets de
seuil ou d’accélérations. Quoi qu’il en soit, l’intérêt des modèles alterna-tifs est d’aider à penser l’articulation des
xVe et xV Ie siècles autrement que
comme une rupture et, en « c
icatrisant cette coupure »
, de contribuer à
surmonter certains des blocages qu’une telle conception a pu et peut encore entraîner
4 6.
46.  P our la France et sur la période qui court du milieu du xVe siècle au milieu du xVIe siècle, c’est ce
que j’ai essayé de faire dans Les
re
naissances, op. cit. Sur la Renaissance comme fin du Moyen
Âge, voir la conclusion p. 523-528. Logiquement, c’est donc par rapport au dernier modèle que je
manque le plus de recul critique… Voir aussi l’entretien avec Joël Cornette, dans ce même volume.
ATALA Cultures et sciences humaines n° 17, «Découper le temps – Actualité de la périodisation en histoire», 2014

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