Létude socio-démographique des différents noyaux [609151]

L'étude socio-démographique des différents noyaux
familiaux par les méthodes biographiques : la méthode
de triple biographie << 3B » et la méthode
ethnobiographique
Ana Rodica BREZEANU STAICULESCU
Académie Roumaine, Institut de Sociologie, Roumanie
L'approche longitudinale permet la compréhension des processus qui amènent un
individu à une situation donnée, comme sujet agissant et étant agi. Elle vise à rendre
compte de la multitude de déterminations qui président à la formation des trajectoires
sociales.
Le problème de l'approche purement empirique est que, dans le meilleur des cas, elle
ne constitue, au plus, qu'une description causale. Or, la découverte de causes, lorsqu'on y
est parvenu, ne donne pas toujours le sentiment d'avoir expliqué le phénomène étudié, car
cette découverte, notamment, ne signifie pas que l'on a compris le mécanisme par lequel
agissent ces causes. Au-delà de la causalité, on doit chercher à déterminer le sens que les
acteurs donnent à leurs actes, car, pour interroger la réalité sociale, il faut comprendre les
interprétations qu'en font les individus.
Ce thème de l'explication soulève aussi la question de savoir ce qui distingue une
bonne d'une mauvaise explication. Cette question n'a pas de réponse précise, car le
sentiment que l'on est arrivé à expliquer le lien entre deux variables est largement
subjectif. Par exemple, la théorie économique de la famille pourra fournir à certains le
sentiment d'expliquer quelque chose et paraîtra totalement inexplicative à d'autres, parce
que reposant sur trop de postulats non justifiés.
La Roumanie vit depuis 1990 une profonde crise sociétale. Elle tient, en partie, à
certaines rigidités structurelles comme la faible mobilité sociale qui, sur cette période,
non seulement n'a pas compensé la persistance des inégalités économiques, sociales ou
culturelles, mais les a profondément accentuées. Toutefois, certains dépouillements
suggèrent que c'est peut-être davantage sur l'association de cette rigidité rémanente avec
une situation d'atonie qu'il faut s'interroger. Cette liaison est, selon nous, le produit de
l'extraordinaire mouvement de diversification et de complexification qu'a connu la société
roumaine au cours de ces dernières années. N'ayant plus à se conformer à des modèles
uniques et englobants, les individus y ont trouvé de nouvelles occasions de faire des
choix, par exemple pour construire leurs modes de vie. Mais avec quels repères si les

118 MENAGES, FAMILLES, PARENTELES ET SOLIDARITES
grandes idéologies du passé ne cristallisent plus de conflits majeurs, si l'appartenance à
une classe est moins claire, si le magistère d'une institution comme l'Eglise ne s'impose
plus ? La réponse est peut-être à chercher au travers des réseaux, associations et groupes
de tous ordres qui se sont multipliés et auxquels chacun adhère, bien que leur diversité
même interdise toute identification unificatrice. Au-delà de la construction d'identité, c'est
le problème de la place de ces groupes intermédiaires qui est posé. La méfiance
traditionnelle à leur égard explique sans doute la rigidité à laquelle se heurte leur
développement. Si les syndicats ouvriers et le patronat ont acquis aujourd'hui un rôle
institutionnel, il n'en va pas de même pour bon nombre d'associations de fait ou de droit
pour lesquelles ce rôle n'est pas clairement défini, voire reconnu. Dans bien des cas, la
participation sociale fait moins défaut que l'espace institutionnel. En somme, l'atonie, liée
à la désorganisation des anciens modèles, n'est pas tant le signe d'un retrait, d'un vide ou
encore d'un consensus généralisé et vague, que le symptôme d'une tension entre le
maintien de certaines rigidités et le développement de nouvelles formes de régulations
intermédiaires dans un contexte général de l'autonomisation grandissante des individus,
qui échapperaient ainsi aux catégories construites à l'avance, pour un ajustement de
celles-ci en fonction de la situation et de l'interaction sociale. D'où la situation de crise
qui, au-delà des problèmes liés à l'emploi et à l'Etat-Providence, semble due au fait que
les systèmes de régulation n'évoluent pas aussi vite que le corps régulé. En effet, la
nouvelle flexibilité temporelle et la désinstitutionnalisation du cours de vie ont amené la
transition de trajectoires biographiques imposées par l'agencement des institutions à des
trajectoires négociées, d'un monde que l'on cherchait à maîtriser à un monde que l'on
accepte incertain ou, pour utiliser une métaphore devenue à la mode, du « prêt-à-porter
biographique » au « sur-mesure institutionnel ».
L'utilisation de la force expressive de la forme biographique comme artifice pour
faire passer des idées sur le social, pour faire entendre au public ce que vivent certains de
ses contemporains, me paraît particulièrement intéressante pour les Roumains qui doivent
apprendre vite un nouveau mode de vie, dont certains aspects restent encore à inventer.
De plus, pour affronter les problèmes de demain, il faut penser l'avenir en termes de
reformulation du traitement social de l'âge. Avec la nouvelle flexibilité temporelle, une
meilleure connaissance du fonctionnement des familles multigénérationnelles et des
formes de solidarité qui s'y développent peut contribuer à une vision prospective,
l'observation des générations successives étant un moyen d'accès privilégié aux
changements sociaux en cours et en gestation. La perspective générationnelle semble
féconde pour saisir certaines des conséquences du vieillissement de la population sur
l'évolution des rapports sociaux, ainsi que sur la transformation des modèles de
façonnement mutuel des générations en présence, dans les sphères sociales, économiques
et symboliques en interférence.
Au cours des deux dernières décennies, la méthode biographique s'est développée.
Elle est, en effet, apparue au démographe et au sociologue comme un mode d'approche
privilégié du déroulement temporel des processus sociaux sous-jacents aux parcours
individuels.
Les changements politiques, socio-économiques et culturels intervenus depuis
l'année 1989 dans les anciens pays « socialistes » de l'Europe de l'Est et Orientale ont

L'ETUDE SOCIO-DEMOGRAPHIQUE DES DIFFERENTS NOYAUX 119
FAMILIAUX PAR LES METHODES BIOGRAPHIQUES
profondément transformé les itinéraires biographiques de leurs peuples. Aux seuils
clairement repérés et datés, tendent à se substituer des processus de transition, aux
frontières souvent floues, d'une situation à l'autre, dont les données biographiques
classiques ne peuvent que difficilement rendre compte. Au cours de ces processus de
transition, on assiste à des étapes de réorientation des itinéraires, pendant lesquelles
interfèrent des événements liés à différentes dimensions : familiale, professionnelle ou
résidentielle. L'intelligibilité de ces phases de réorientation impose la saisie et la mise en
relation de différentes chaînes temporelles. Les nouveaux enjeux des mutations sociales
dans une société de plus en plus éclatée et marquée par l'instabilité, l'incertitude, la
nouvelle tendance à la flexibilité temporelle et la désinstitutionnalisation du cours de vie
font que l'ensemble de l'organisation du cours de vie est touché surtout par la fragilisation
du statut d'adulte.
A part les changements que l'humanité a connus depuis le vrai début du XX ème siècle,
à savoir les années 1920, les révolutions que les pays de l'Europe de l'Est et Orientale ont
subies en 1989 (révolution en tant que changement du système politique socialiste avec
un seul parti de gouvernement et une économie planifiée en un système politique
pluraliste avec économie de marché) et les périodes de transition qu'ils traversent, sont
des événements sans précédent qui ne peuvent pas être saisis uniquement par des
méthodes quantitatives avec des questionnaires standardisés. Même les concepts-clés, les
catégories et les indicateurs ont changé. Pour les Roumains, des catégories comme
« chômeur », « patron », « employeur-employé », « privé » et les phénomènes et processus
correspondants sont tout à fait nouveaux, car apparus après 1989.
J'ai tenté d'articuler complémentairement l'approche extensive et l'approche intensive
(comprehensive) dans l'étude du cycle de vie des générations roumaines, autrement dit
exhaustivité du domaine et exhaustivité du sens, car elles sont complémentaires. Comme
disait Michel Bozon, les deux approches apparaissent comme les deux pôles d'une même
investigation… la dialectique du sens et du domaine de validité produit une tension
scientifiquement productive.
Nous avons effectué une enquête avec le questionnaire « 3B.R » sur un échantillon
national statistiquement représentatif et des recherches ethnobiographiques sur deux
populations : des jeunes étudiants qui travaillent ou non et des lettrés retraités.
Nos enquêtes se sont toutes déroulées en pleine phase de transition du pays.
Néanmoins, deux observations générales sont évidentes. D'une part, il y a une
incidence de l'approche utilisée sur la façon dont les individus présentent leur vie, qui se
manifeste dans la mise en perspective des événements biographiques. D'autre part, chaque
mode d'approche biographique a ses avantages : grâce à sa grille standardisée de
questions, le questionnaire permet l'analyse des régularités statistiques; l'entretien saisit
plus aisément la dynamique des itinéraires.
Quelques remarques s'imposent.
Premièrement, s'agissant de saisir des itinéraires sociaux, familiaux et professionnels,
une certaine convergence apparaît cependant d'une enquête à l'autre à propos des seuils
significatifs que tout individu est susceptible de franchir au cours de son existence,

120 MENAGES, FAMILLES, PARENTELES ET SOLIDARITES
considérés comme des repères significatifs de tout itinéraire qui inaugurent des périodes
biographiques : la fin de la scolarité, le premier emploi, les changements d'emplois ou
arrêts d'activité, la formation du couple, la naissance des enfants. Ces événements
marquent des changements d'états définis le plus souvent à la fois par un changement de
la situation personnelle et une modification du statut institutionnel : le passage d'élève à
salarié, de salarié à chômeur, de la situation de célibataire à celle de marié, de parent, etc.
Deuxièmement, à des seuils de passage clairement identifiables et datés avec
précision, correspondant à des événements souvent marqués par des rites sociaux, tendent
à se substituer aujourd'hui des périodes de transition aux frontières souvent floues et
déritualisées. Les changements de situation, tant dans le domaine privé et familial que
professionnel, se font progressifs. Des processus de transition d'une certaine durée se sont
substitués aux passages clairement repérables dans le temps. Sous l'impact des
transformations qui ont affecté la vie familiale et les parcours professionnels, les
itinéraires se sont diversifiés, les étapes se sont multipliées et ont cessé d'être aisément
identifiables par les catégories jusque là utilisées. C'est le cas des passages comme : début
de vie en couple, séparation, reprise de vie en couple, interruption et reprise d'activité
avec changements de statut. A la diversification des cursus s'est ajoutée la multiplication
des séquences traversées par les individus. Certaines peuvent se chevaucher ou se
succéder dans un laps de temps très court, lors de phases de transition marquées par des
allers et retours entre plusieurs situations. Il est difficile dans ces conditions de repérer les
seuils significatifs, les dater avec précision, les organiser en chronologies cohérentes. Le
questionnaire standardisé saisit imparfaitement des itinéraires s'écartant d'un déroulement
relativement linéaire et attendu des événements.
Troisièmement, des modes de vie et des événements souvent vécus de façon
dramatique et socialement stigmatisés sont devenus plus banals parmi les jeunes
générations et sont désormais mieux acceptés. C'est le cas de la généralisation de la
cohabitation hors mariage, l'augmentation des ruptures d'unions, les conséquences et les
effets pervers de la baisse de la fécondité.
Quatrièmement, les informations issues des questionnaires standardisés concernent
tantôt l'individu interviewé (comme généralement les événements de la vie
professionnelle qui relèvent plutôt de l'itinéraire individuel), tantôt son conjoint, tantôt le
groupe familial (comme généralement les événements de l'histoire du couple). Ainsi,
l'interprétation de la co-occurrence de plusieurs événements souvent distingués
formellement comme concernant exclusivement l'individu ou son groupe familial, n'est
pas évidente. L'enquête ethnobiographique met dans le centre le groupe familial et les
groupes d'appartenance sociale et associative.
Cinquièmement, à la production de toute biographie, quel qu'en soit le mode de
recueil, sont inhérents les phénomènes de sélection, d'omission, de condensation et de
déplacement, qui donnent sens aux événements. Les mécanismes de sélection visent à
hiérarchiser des faits en leur donnant des poids différents dans la formation des parcours
(de la place centrale, même fondation d'un événement jusqu'à son omission). Par
n'importe quelle approche, toute évocation de son parcours biographique conduit la
personne à effectuer un choix parmi les faits qui ont jalonné son itinéraire et à les agencer
en moments forts scandant son histoire. La condensation rend problématique la saisie des

L'ETUDE SOCIO-DEMOGRAPHIQUE DES DIFFERENTS NOYAUX 121
FAMILIAUX PAR LES METHODES BIOGRAPHIQUES
interactions entre des événements inscrits dans des domaines différents. La co-occurrénce
d'événements peut amener à sélectionner celui qui paraît socialement le plus significatif,
reléguant dans l'ombre d'autres faits qui ont pourtant contribué de façon tout aussi
importante à la formation du parcours. De même, il est difficile d'appréhender tous les
événements qui, en soi et séparément, n'ont qu'une relative importance, mais qui, se
cumulant, ont des effets importants sur la trajectoire. Le jeu de déplacement d'un domaine
à l'autre, d'une dimension de l'existence à l'autre, selon le moment de la trajectoire dont il
est question, fait que la logique propre à chaque domaine (familial, professionnel et
migratoire) est occultée.
Sixièmement, la production de toute biographie, quel qu'en soit le mode de recueil,
pose la question de l'évaluation du poids à donner à un événement dans la formation d'une
trajectoire. Le chercheur est tenté de ne retenir comme événements que ceux qui
infléchissent les trajectoires, ceci n'excluant pas que certains sans grandes conséquences,
du moins apparentes, sur la pente de la trajectoire sociale, aient du sens pour les
personnes qui les vivent. De plus, un tel événement survient rarement seul et prend place
au sein d'une constellation d'événements, qui désignent des moments clés de bifurcation
des itinéraires individuels et familiaux. Cet agencement particulier donne sens à chacun
de ceux qui la composent
La place et le rôle du groupe familial dans les approches longitudinales
Une fois admis que la spécification sociale de tout individu dépend autant de son
appartenance familiale que de sa position professionnelle, l'étude simultanée de la
biographie familiale et professionnelle de l'enquêté et des membres de son groupe familial
restreint (conjoint et enfants), nous a permis de penser le statut social non comme un
attribut individuel, mais comme l'attribut du groupe familial.
Premièrement, les trajectoires individuelles s'enracinent dans la famille d'origine et
sont le résultat d'une histoire familiale : les familles d'origine comme lieu initial de
socialisation contribuent à orienter les itinéraires en dotant les individus d'atouts sociaux,
différemment actualisables au cours de l'existence; le réseau familial constitué par les
ascendants et par les collatéraux peut représenter une ressource mobilisable sous forme
d'aides de nature diverse, car les solidarités familiales restent encore vivaces, ou, à
l'inverse, entraver un projet de distanciation avec le milieu social d'origine. Par la suite,
les interactions étudiées aujourd'hui doivent être aussi perçues comme le produit de
logiques déjà à l'oeuvre hier, car les interactions passées marquent les enjeux et les
conflits actuels.
Deuxièmement, le statut social du groupe familial est étroitement lié au statut
respectif de chacun de ses membres et, d'autre part, l'un des enjeux principaux de la praxis
familiale est le statut social du groupe. C'est par une interaction permanente entre le
groupe familial et l'individu que se dégage le statut respectif de l'un et de l'autre : chacun
des membres y engage son activité, mobilise les ressources qui lui sont propres et, en

122 MENAGES, FAMILLES, PARENTELES ET SOLIDARITES
retour, son statut social dépend du niveau atteint collectivement par sa famille. Est-ce que
les épreuves imposées par les changements de décembre 1989 ont vraiment fortifié le
groupe familial roumain ? Pour l'instant, la réponse paraît plutôt favorable, vu les besoins
matériels et psychologiques pendant cette période de l'installation du privé. Dans cette
perspective, les acteurs véritables des processus visant à acquérir, maintenir ou
transformer le statut social, sont les familles plutôt que les individus : les membres de
chaque famille participent à la construction de la trajectoire familiale et c'est de celle-ci,
en retour, que dépend la pente de leur propre trajet individuel. Les interrelations
spécifiques qui se nouent entre les itinéraires individuels et la trajectoire collective du
groupe familial instaurent dans l'espace familial «un lien dialogique» (Morin, 1986)
entre le collectif et ses membres. On peut parler d'un « habitus familial », d'une « aire de
famille », comme principes actifs de l'unification des pratiques et des représentations.
L'espace conjugal est un lieu d'interactions, non seulement au sens de lieu de
négociations où s'arbitrent les stratégies des conjoints, mais aussi au sens où ce qu'il
advient à l'un ne reste pas sans effet sur le déroulement de l'itinéraire de l'autre. Observer
le poids relatif de la branche paternelle et de la branche maternelle permet d'appréhender
l'histoire familiale dans sa réalité sociologique. Les solidarités familiales jouent un rôle
capital de régulation dans les périodes de crise : transformer les contraintes en ressources
qui rendront possible l'élaboration de projets est un des enjeux des négociations
conjugales et familiales actuelles en Roumanie. Entre les structures sociales et les
biographies individuelles, la famille s'interpose comme instance « nomique », c'est-à-dire
comme lieu de construction de projets et de normes donnant sens aux trajectoires
personnelles, car la famille ordonne, du même coup, le rapport de ses membres à
Y environnement social. Dans le cadre du triangle « classe sociale-projet familial-
trajectoire individuelle », le projet des individus sur la famille et celui de la famille sur ses
membres se répondent et cela se remarque, tant à travers les générations (voir Kellerhals
et al., 1986, sur la relation entre types de famille et styles d'éducation), qu'à l'intérieur de
celles-ci (voir D. Bertaux, 1977, sur la signification des carrières professionnelles pour la
vie de famille).
Dans la nouvelle société roumaine, le cloisonnement entre famille et profession –
dichotomise par l'opposition entre public et privé, entre économique et affectif, entre
production et reproduction – ne tient plus devant les interactions incessantes entre le
professionnel et le familial qui donnent une forme concrète aux trajets familiaux
(Bertaux-Wiame, 1987, p. 63). L'approche biographique plus que toute autre méthode
permet l'affirmation, le déploiement du rapport individu/société. Les conditions de
production des projets familiaux sont aussi complexes que l'est la réalité sociologique du
groupe familial et, par suite, les projets reflètent nécessairement les conditions
contradictoires de l'existence familiale. I. Bertaux-Wiame a introduit les concepts de
projets familiaux antérieurs, projets familiaux frustrés (paradoxalement, beaucoup plus
explicités dans les récits de vie que les projets réalisés, qui s'expriment de manière plus
diffuse, car leur existence même s'est intégrée dans l'histoire familiale), projets diffus (qui
s'expriment sous la forme d'une série d'actes organisateurs, de pratiques orientées à long
terme, comme c'est le cas des projets éducatifs, à l'opposé des projets facilement
repérables parce qu'ils exigent une mobilisation forte sur un temps court). "L'existence ou
l'absence de projet explicite dans le récit recueilli, l'écart observé entre un projet énoncé

L'ETUDE SOCIO-DEMOGRAPHIQUE DES DIFFERENTS NOYAUX 123
FAMILIAUX PAR LES METHODES BIOGRAPHIQUES
et ce qu'il en est réellement de la trajectoire, marquent le système familial. C'est en ce sens
que le projet familial est un décodeur des parcours sociaux des familles. (…) C'est plutôt
en repérant dans les entretiens un ensemble de dispositions qui sous-tendent les pratiques,
qu'on peut en déduire l'existence éventuelle d'un projet. C'est donc un construit partiel à
partir des données empiriques" (1987, pp. 65-69).
J'ai décidé d'étudier, par la méthode des ethnobiographies, la manière dont les
générations en présence se façonnent les unes les autres, principalement dans le cadre de
la famille (en privilégiant sa dimension verticale « généalogie » par rapport à sa
dimension horizontale « conjugalité et fratrie »), même si les phénomènes observés ont de
larges implications dans la société. De plus, on observe que la succession des générations
avec ses temps forts caractérise aujourd'hui plus la vie professionnelle, qui est devenue
l'occasion d'une remise en cause de positions acquises qu'il faut préserver de l'assaut des
nouveaux venus toujours mieux formés et, en tout cas préférés, parce que moins marqués
par les 40 années de communisme et plus ouverts aux changements.
En prenant le champ familial comme un espace où se déploient des stratégies, où se
forgent des choix face à telle ou telle alternative, comme un espace de contradictions et
d'initiatives pratiques, on peut considérer les femmes, et plus particulièrement les mères
de famille, comme essentielles à la constitution d'une praxis familiale. Un aspect
particulièrement roumain concerne le rôle des femmes dans la production d'un statut
social familial médiatisé par les positions sociales acquises par chacun des membres de la
famille : parents, ascendants et enfants.
Aujourd'hui, les familles roumaines ne sont pas en situation de faire des projets à
long terme. Il faut à leurs membres beaucoup d'efforts, de ténacité, de résistance, pour
amortir l'impact destructeur des coups durs successifs liés à une transition « douloureuse »
après 40 ans d'épreuves communistes, pour survivre avec des ressources insuffisantes.
Dans la résistance quotidienne à la précarité, les Roumains apprennent à gérer le
quotidien.
Quelques conclusions générales
Les politiques de l'emploi et de la retraite régulent le renouvellement des générations
dans le travail, notamment par le contrôle de l'entrée et de la sortie du monde du travail,
deux transitions particulièrement sensibles aux conjonctures économiques et aux
problèmes de sous-emploi. L'entrée dans le monde du travail coïncide avec la phase
d'entrée dans la vie adulte, marquée par un cumul d'événements décisifs : départ du
domicile des parents, fin des études, mariage, premier emploi, etc. L'ordre temporel de
ces événements, l'intervalle de temps dans lequel ils surviennent, sont importants pour
l'agencement des différents calendriers de la vie" *.
'' > C'est la raison pour laquelle j'ai attaché beaucoup d'importance aux recherches ethnobiographiques
concernant les étudiants et les retraités.

124 MENAGES, FAMILLES, PARENTELES ET SOLIDARITES
La transition à la vie adulte se fait désormais sur une plus longue durée; le départ du
domicile familial est retardé du fait d'une plus grande difficulté pour les jeunes à acquérir
une autonomie économique (emploi et logement). D'autres facteurs concourent à allonger
cette phase de transition, la prolongation des études, l'âge plus tardif du mariage et de la
procréation. Les nouveaux modèles de relations entre générations, moins autoritaires,
contribuent sans doute à ce phénomène en rendant moins urgent le départ du domicile des
parents pour la conquête de l'autonomie. Le temps de vie consacré au travail s'est encore
concentré et le temps de retraite s'est considérablement étendu. La spécialisation des âges
qui en résulte est assez flexible d'un point de vue économique et social. De plus, il ne faut
pas négliger l'importance croissante du temps libre à tous les âges de la vie et les
nouvelles valeurs qui accompagnent cette « révolution culturelle du temps libre » (J.
Dumazedier, 1988), marquée par l'importance de la vie privée et des loisirs. La « dénor-
matisation » des étapes de la vie est plus prononcée dans les calendriers familiaux que
professionnels, signe d'une désinstitutionnalisation de la vie familiale et surtout conjugale,
signe aussi d'une moins grande emprise des contrôles sociaux sur la sphère privée.
Les analyses des budgets temps font apparaître l'inégale répartition du temps libre
entre les âges et entre les sexes : les hommes disposent de plus de temps libre que les
femmes, quel que soit l'âge, mais, pour les hommes comme pour les femmes, la durée du
temps libre disponible varie selon les phases de l'existence. Le vieillissement est marqué
par l'envahissement du temps physiologique qui limite l'augmentation du temps libre due
à l'arrêt de l'activité professionnelle et la diminution du travail domestique. La
différenciation des temps sociaux permet de mieux appréhender la diversification de
l'évolution actuelle du cours de vie : d'un côté, il y a une plus grande confusion des âges
dans les temps de la vie privée, d'un autre côté, une spécialisation accrue des âges dans le
temps du travail, et dans sa répartition, malgré l'allongement des phases de transition qui
jouent comme volant de flexibilité pour l'adaptation aux fluctuations de l'emploi.
Dans la Roumanie d'après 1990, beaucoup ont à faire face aux pertes d'emploi, aux
mises à la retraite anticipée. Les conditions sociales et économiques ne favorisent guère
l'expression des potentialités réelles qui peuvent être données aujourd'hui au cours de la
maturescence, alors que l'espérance de vie à cet âge permet désormais de nouveaux
projets et même de redémarrer dans l'existence avec les chances acquises antérieurement.
Ainsi, une société multigénérationnelle se caractérise par la transformation des
générations elles-mêmes et de leur définition par rapport aux autres générations en
présence d'un point de vue sociologique, démographique, psychologique et symbolique.
Dans la Roumanie d'après 1989, on commence à entrevoir l'importance des
transmissions patrimoniales. L'accroissement de la masse des patrimoines est due, en
grande partie, au développement de l'accession des salariés à la propriété de leur
logement. Le prolongement de la durée de vie, et surtout son caractère prévisible, favorise
les comportements d'accumulation. Les transmissions s'opèrent sous des formes et à des
degrés divers, depuis la donation, jusqu'à l'aide à l'accession au logement que les parents
fournissent aux enfants dans la majorité des cas. D'autres transmissions plus modestes
doivent être prises en compte et évaluées : aides quotidiennes, cadeaux ponctuels, soutien
à l'installation, etc. Un aspect mérite particulièrement d'être relevé : ce sont les
contributions respectives des générations à la richesse nationale. Même si les
transmissions entre générations sont des flux circulaires, individualisés, familiaux, qui se

L'ETUDE SOCIO-DEMOGRAPHIQUE DES DIFFERENTS NOYAUX 125
FAMILIAUX PAR LES METHODES BIOGRAPHIQUES
produisent dans des inégalités sociales qu'ils contribuent à renforcer, ils ne font pas moins
partie de l'enrichissement global de la société.
La lutte contre la pauvreté conduit à une forte solidarité économique familiale. Des
études sur la famille roumaine ont montré que les jeunes souvent non qualifiés sont
amenés à demeurer dans le foyer parental, à la fois par nécessité et pour y apporter une
contribution financière quand ils ont un emploi. Historiquement, dans les sociétés
agraires, et aujourd'hui en milieu populaire et dans les pays en développement, l'enfant est
souvent perçu comme une ressource de par les contributions de diverses natures qu'il
apporte au groupe domestique, en main-d'oeuvre ou en revenu, et il représente aussi une
« assurance » en prévision des vieux jours. Pourtant, les années de privations et de vie
austère vécues pendant l'époque socialiste de la Roumanie, ont fait de l'enfant « le seul
investissement possible » pour la famille roumaine. Par la suite, l'enfant est devenu source
de dépense (conception caractéristique de la société de consommation) et les couples ont
tout fait (dans les conditions d'une politique pronataliste draconienne) pour réduire leur
descendance. Dans une enquête réalisée en 1979 dans le département de Constantza, sur
un échantillon représentatif des jeunes couples (2 jours avant le mariage officiel à la
mairie), le nombre moyen d'enfants désiré était de 1,8 par couple et le nombre considéré
comme idéal était en moyenne de 2,3 enfants pour les hommes et 2,5 enfants pour les
femmes (Brezeanu, 1980, pp. 151-163). Mais, en Roumanie, les enfants ne représentent
pas moins des ressources pour les parents. Le contexte des 20 dernières années de
mutations démographiques et économiques occasionne de nouvelles formes de transferts
au cours de la deuxième partie de la vie, parmi lesquels prennent place de façon
significative des transmissions à rebours.
Ces transmissions s'inscrivent logiquement dans les situations de mobilité
intergénérationnelle ascendante, qui s'est accrue en Roumanie avec les bouleversements
de la structure économique. Chaque génération s'est trouvée confrontée à une structure
sociale différente de celle de la génération antérieure et à un marché de l'emploi
profondément transformé. Cette évolution a affecté les statuts respectifs des générations
successives : les cas de disparités sociales intrafamiliales sont fréquents en Roumanie et,
dans certains milieux, ils sont même majoritaires.
Mes recherches ethnobiographiques montrent que, au-delà de la solidarité nationale
(systèmes de retraite), il existe encore en Roumanie des solidarités traditionnelles et,
surtout, des solidarités familiales. Les générations se façonnent les unes les autres, dans
un effet d'entraînement de l'ensemble du groupe familial. Transmissions ascendantes et
transmissions descendantes procèdent du réseau complexe de l'échange familial au travers
des générations. De même qu'on a cherché à calculer le coût d'un enfant et le coût de la
dépendance des personnes âgées, le moment est venu d'évaluer aussi les "bénéfices",
assez évidents aujourd'hui dans un pays comme la Roumanie, en pleine période de
transition vers l'économie de marché et de développement de la propriété privée.
L'objectif de l'enquête de triple biographie est l'étude des multiples interrelations qui
existent entre les événements du cycle de vie des individus.
Compte tenu des problèmes de mise en oeuvre, de coordination et de réalisation
d'une enquête de triple biographie, mon objectif était plus modeste : esquisser le profil
des histoires de vie des générations roumaines 1931 et 1951.

126 MENAGES, FAMILLES, PARENTELES ET SOLIDARITES
Une première observation s'impose : ces cohortes, proches dans le temps, ont vécu
des expériences bien différentes dans tous les domaines (enfance, vie professionnelle,
niveaux de vie, histoire familiale, histoire résidentielle), ont vu leur vie autrement.
L'ampleur et la diversité des changements d'une cohorte à l'autre sont évidentes. Les
changements politiques et dans la législation ont touché chaque cohorte différemment. Il y
a entre ces deux cohortes, que l'Histoire et la conjoncture politique et socio-économique
ont malmenées, une hétérogénéité. Le choix de la population enquêtée (habitants urbains
des villes-capitales des départements) a assuré une représentativité par rapport aux
événements socio-économiques, politiques et culturels que les générations 1931 et 1951
(populations-cibles) ont vécu.
Des indicateurs de valeurs moyennes par génération peuvent cacher l'hétérogénéité,
entre les deux générations, déterminée par des facteurs de conjoncture politique et socio-
économique et des événements historiques. La génération 1951, plus touchée par les
conjonctures politiques-législatives, sociales et économiques, et par la «planification
socialiste » a été plus fortement et plus précocement mobile que la génération 1931. Dans
les deux générations, les hommes l'ont été plus que les femmes et les urbains plus que les
ruraux. La plus forte des hypothèses de notre travail a été confirmée et nous avons trouvé
que, dans les deux populations enquêtées dans les villes capitales des départements, plus
de la moitié des sujets étaient nés en milieu rural. Les trois facteurs importants pour
l'exode rural ont été : les études secondaires, le premier emploi et le mariage. Les facteurs
répulsifs du milieu rural expliquent le fait que tous les sujets enquêtes nés à la campagne
sont des « déracinés définitifs », qui ne sont jamais retournés y vivre. Le caractère
obligatoire du lycée a marqué le niveau d'éducation et de formation professionnelle de la
génération 1951. La sélectivité de nos échantillons expliquent leur natalité faible et le
modèle dominant de la famille nucléaire avec un ou deux enfants. Les familles
nombreuses ont été les familles défavorisées et leur soutien par l'Etat n'a été qu'un slogan.
BIBLIOGRAPHIE
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