Mémoire De Licence Cristian Alexandra Vf [604234]

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UNIVERSITÉ BABE Ș-BOLYAI
FACULT É DES LETTRES
Département de Langues et Littératures Romanes

Mémoire de licence

L’évolution de la figure du bouffon dans le théâtre français de Victor Hugo à Matei
Vișniec

Directeur scientifique :
Lect. univ. dr. Andree a Bugiac

Étudiante :
Alexandra -Andrada Cristian

Cluj -Napoca
2020

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UNIVERSITATEA BABEȘ -BOLYAI
FACULTATEA DE LITERE
DEPARTAMENTUL DE LIMBI ȘI LITERATURI ROMANICE

Lucrare de licență

Evoluția reprezentării bufonului în teatrul francez de la Victo r Hugo până la Matei Vișniec

Coordonator științific:
Lect. univ. dr.Andreea Bugiac

Absolvent ă:
Alexandra -Andrada Cristian

Cluj -Napoca
2020

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Sommaire
Sommaire ……………………………………………………………………………………… …3
Argument …………………………………………………………………………………………4
Introduction ………………………………………………………………………………………8
Chapitre 1 ……………………………………………………………………………………….10
Les métamorphoses du bouffon au long des siècles …………………………………………..10
1.1.1. Le bouffon médiéval……………………………………………………… ……………..10
1.2. Le bouffon romantique et moderne………………………………………………………17
Chapitre 2 …………………………………………………………………………… ………….24
La figure du bouffon avant la « crise du langage » …………………………………………..24
2.1. Le bouffon hugolien……………………………………………………………………….24
2.2. Triboulet et la rupture sociale……………………………………………………………….2 9
2.3 Personne ne s’amuse plus…………. ……………………………………………………………………………3 5
Chapitre 3 ………………………………………………………………………………………..3 9
Bouffo nneries modernes : le bouffon devant « la crise du langage » ……………………….3 9
3.1. Bouffons et fous chez Beckett…… ………………………………………………………3 9
3.1.1. Bouffonneries tragiques : Vladimir et Estragon (con)damnés à vivre ense mble……………4 7
3.1.2. Pozzo et Luck y ou l’angoisse des clowns anonymes……………………………………..5 4
3.2. La dégradation grotesque et l’aliénation du bouffon…………………………………………………5 6
3.2.1. La communication à deux tranchants entre le roi et le bouffon…………………………..6 1
3.2.2. Triboulet, libre ou prisonnier ? …………………… ……………………………… ……..6 3
Conclusion …………………………………………………………………………………………………………….. …….6 5
Bibliographie …………………….. …………………………………………………………………………………………6 7

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Argument

Portant sur « La transition du bouffon dans le théâtre français à partir de Victor Hugo
jusqu ’à Matéi Vi șniec », le présent mémoire de licence se propose d ’analyser et d ’explorer la
figure du bouffon au long de plusieurs siècles de littérature et d ’histoire françaises.
J’ai toujours trouvé très intrigante la figure du bouffon ayant toujours l ’impres sion qu e
derrière son sour ire et bonne humeur se cach ait quelque chose d ’obscur et de mystérieux. C ’est
pour cette raison que j ’ai décidé de me documenter d ’une manière plus sérieuse à propos de ce
sujet. J ’ai senti ainsi avoir découvert une sorte de fil r ouge à l’égard de mon futur mémoire puisque
j’ai observé que les bouffons que j ’avais choisi d ’analyser étaient tous liés par les mêmes concepts :
l’absurde et le grotesque. Même si la philosophie de l ’absurde n ’a pas été théorisée jusqu ’au XXe
siècle quan d émerg ent le théâtre de l ’absurde et de la philosophie existentialiste, des personnages
absurdes ont toujours existé au long des siècles, et les bouffons en font partie.
Ce que je me propose dans ce mémoire de licence c ’est donc de tracer un portrait
chronolog ique du bouffon, observer ses particularités au cours des siècles, comment il évolue, ce
qui y change, ou bien ce qui reste le même. En même temps je me propose d ’explorer quels sont
les traits spécifiques pour chaque étape de transition du bouffon, et ce qui est plus important
m’interroger sur les raisons qui poussent les critiques à affirmer que le bouffon est un personnage
absurde. Je vais faire cela en m ’appuyant sur trois œuvres, plus précisément sur trois pièces de
théâtre qui représentent le b ouffon dans ses hypostases les plus variées. La première œuvre que je
me propose d ’analyser est Le Roi s ’amuse, une pièce de théâtre écrite par Victor Hugo au XIXe
siècle. Le protagoniste de cette pièce de théâtre controversée, Triboulet est le bouffon de Françoi s
Ier, ayant avec lui une relation assez fragile. Le bouffon devrait être d ’habitude une source de bonne
humeur, ayant un comportement respectueux envers son roi. Or ce n ’est pas le cas du bouffon
dépeint par Hugo. Celui -ci est méchant, vengeur, org ueilleu x.
Ainsi, je me suis demandée sur la raison d ’envisager le bouffon de cette manière -là. En fait,
notre hypothèse est qu ’à travers le bouffon Triboulet, Hugo fait le portrait de la société française
du XIXe siècle, une socié té méch ante, dominée par la corruption et insensible envers les pauvres.
Triboulet fait partie de la catégorie des pauvres, et des inadaptés à cause de sa difformité physique.

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Ainsi, Hugo va encadrer ce type de personnages avec des difformités visibles dan s la ca tégorie des
personnages grotesques, concept qu ’il va expliquer et théoriser dans La Préface de Cromwell .
Victor Hugo y affirme qu ’il n’existe pas de grotesque sans le sublime de laid sans du beau, ainsi
nous pouvons aisément affirmer que Triboulet s ’encadr e dans la catégorie des personnages
grotesques. Celui -ci est ridicule et laid, tandis que sa fille Blanche est – comme son nom le suggère
– une incarnation de la pureté et du sublime. Ainsi, elle réussit à faire de son père un personnage
grotesque parfai t. Mais en même temps, Triboulet est encore plus complexe qu ’un personnage
grotesque, car Hugo a donné aussi une nuance tragique à son personnage. Un père désespéré de
sauver sa fille veut tuer l ’homme qui l ’a déshonorée et arrive à tuer finalement sa fill e, scénario
reconnaissable dans les tragédies antiques ou dans celles de Shakespeare. Par conséquent,
Triboulet, est un bouffon à multiples facettes, vengeur mais aussi vulnérable, orgueilleux mais
aussi sensible, traits qui font de lui un personnag e grote sque par excellence. Toutes celles -ci sont
pourtant des hypothèses que je voudrais vérifier au cours de ce mémoire.
Après une analyse de Triboulet, je me propose d ’avancer d ’un siècle et d ’arriver au théâtre
de l’absurde avec les bouffons « consacr és » im aginés par Samuel Beckett dans son œuvre En
attendant Godot . Beckett envisage le bouffon d ’une manière presque inimaginable un siècle avant.
La pièce est centrée sur le couple de Vladimir et d ’Estragon, connus comme Didi et Gogo deux
bouffons très p atients qui attendent l ’arrivée de Godot avec une sainteté extrême, et en attendant ,
essaient de remplir le vide de leurs vies en parlant . Beckett prête ici une vocation très importante
au langage, vu comme le logos salvateur. À ce couple en répond un autr e, prés ent dans la pièce,
celui de Pozzo et de Lucky. Engagés dans une apparente relation de maitre -esclave, les deux
personnages incarnent en réalité l ’homme solitaire et son besoin de l ’autrui. Pièce très complexe,
En attendant Godot de Beckett, réalise en fait la transition entre le bouffon et le clown, les quatre
personnages présentés dans la pièce étant un mélange entre l ’art du cirque e t les bouffonneries déjà
consacrées. Tous attendent l ’arrivée d ’un certain Godot, dont ils ne connaissent pas l ’appar ence,
ni la voix mais dont ils sont sûrs qu ’il arrivera à un moment donné. Jusqu ’à ce que ce moment
vienne, ils passent leur temps à parler et à dire des blagues, l ’humour apparent de la pièce cachant
en réalité les angoisses concernant l ’arrivée de Godot. C’est pourquoi, Eugène Ionesco affirmait
que nous sommes tous Didi et Gogo, nous attendons tous ensemble consumés par l ’absurdité de la
vie. Ainsi nous pouvons aisément affirmer que les bouffons sont attrapés par une sorte d ’ironie

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tragique et absurde à l aquelle ils ne peuvent pas échapper ce que les rend des personnages
grotesques parfaits.
Le dernier bouffon que je me propose d ’analyser est, à mon avis le plus complexe. Il est
d’ailleurs le plus « jeune » parmi les autres. Il s ’appelle lui aussi, Tribo ulet, e t il appartient à une
troisième pièce de théâtre que je me propose d ’analyser intitulée Le Roi, le Rat et le Fou du Roi ,
écrite par Matéi Vișniec, un dramaturge contemporain, singulier et original. La pièce de Vișniec
nous surprend par un langage extrêmement accessible mais aussi par une profondeur extraordinaire
et des significations certainement surprenantes. Le Triboulet moderne est assez différent comparé
à son ancêtre mais ils ont des caractéristiques communes quand même. Le ridicule et le grotesque
sont présents au maximum dans l ’œuvre de Vișniec. Un bouffon est enfermé dans une celule avec
son roi et il arrive au bord du désespoi r pour pouvoir se sauver. Tout au long de la pièce, il voit la
dégradation de son roi, dégradation consacrée déjà par l ’esthétique de Vișniec. Les deux
personnages vont se métamorphoser, devenir un seul personnage, l ’autrui a un effet presque
psychotique s ur le personnage ainsi il va renoncer à sa propre personnalité, pour se consommer
dans l ’individualité de l ’autre.
Cette aliénation est un autre trait typique pour le personnage de Vișniec . Dans la pièce Le
Roi, le Rat et le Fou du Roi , l’aliéné est le r oi, et non le bouffon, le dernier devenant à un moment
donné une sorte de bouée de sauvetage pour le roi. Le bouffon représenté par Vișniec est de loin
le plus complexe, ayant au long de la pièce des sentiments très mélangés envers son roi, puisqu ’il
se laisse toujours influencé par sa peur de ne pas rester captif dans la cellule. Ainsi, guidé par sa
peur il commence à penser à son roi comme celui -ci était le fou et non l ’inverse. La pièce de
Vișniec, expose une relation très compliqu ée entre le fou et le r oi, relation qui va souffrir au long
de la pièce beaucoup de transformations et derenversements. À la fin quand le roi décide de finir
avec la vie humaine le bouffon sera à son côté. La vie humaine, dans ce cas, étant insuffisante pour
les protagonistes ce ux-ci ne pouvant pas supporter leur condition de mortels. Ainsi , ils aspirent
toujours à une condition supérieure, un désir évidemment impossible, source de leur aliénation et
de dégoût du monde.
Les trois bouffons que j ’ai choisis comme corpus d ’analyse pour mon mémoire de licence
sont tous différents, mais ils ont tous le même trait commun que j ’ai déjà annoncé : ils sont des
personnages grotesques par excellence. Ils supposent un mélange de comédie et de tragédie, ils se

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trouvent dans des situations vr aiment tragiques mais ils les perçoivent comme des comédies
pleines de ridicule et avec une certaine bonne humeur. Les personnages grotesques, comme c ’est
le cas pour les trois bouffons, alternent aussi les crises de colère avec des moments d ’hilarité
absolue, ils changent vite d ’un état d ’esprit à un autre, en oubliant même pourquoi ils se sont
énervés. Ces personnages balancent toujours entre deux extrêmes, toujours instables, illustrant à
mon avis le plus important trait du grotesque : son mélange avec l e sublime, son ambivalence sans
laquelle ce type de personnage et d ’écriture ne serait pas possible.

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Introduction

Bouffon : « personnage grotesque que les rois, les grands entretenaient autrefois pour se
divertir de ses facéties . »1 Celle -ci est la définition qu ’on trouve dans les dictionnaires à propos du
bouffon, mais est -ce que ce portrait est vraiment légitime ou est -ce que sa vocation a changé
pendant les siècles ?
Ce que nous nous proposons dans ce mémoire de lice nce est donc d’analyser comment
l’image d u bouffon et la relation entre le roi et le bouffon ont chan gé au cours des siècles. On va
commencer par une courte présentation des bouffons pendant le Moyen Age, leur époque de gloire
et on va continuer par une im age un p eu plus actuelle, à l ’aide de Victor Hugo, Samuel Beckett
et Matéi Vi șniec, trois dramaturges qui se sont servis de l ’image du bouffon dans leurs pièces de
théâtre pour transmettre un certain message au public. Mais en même temps on va analyser que lles
sont les caractéristiques qui les éloignent, les uns des autres. Pourquoi ont -ils décidé de choisir
l’image du bouffon pour transmettre leur message? Qu ’est-ce qui donne au bouffon tant
d’attraction et le rend si attirant au -delà de son image joviale ?
Les t rois pièces que nous allons explorer sont, ainsi, Le Roi s’amuse de Victor Hugo, En
attendant Godot de Samuel Beckett et Le Roi, le rat et le fou du Roi de Matéi Vi șniec. Toutes les
trois proposent trois typologies de bouffons chacun ayant sa propr e individualité, ses intérêts et sa
relation personnelle avec son roi. Dans le cas de Victor Hugo nous rencontrons Triboulet, un
bouffon vraiment atypique, qui veut tuer Fr ançois Ier, son roi, pour venger sa petite fille. À travers
l’image du Triboulet, Hu go détruit le mythe du bouffon tel qu ’il est envisagé au Moyen Age :
toujours heureux et prêt à divertir quiconque il rencontre. Le bouffon du XIXe siècle est un être
doubl e, avec des intentions cachées, à la fois rusé et égoïste mais qui en même temps veut préserver
son honneur et celle de sa famille, en montrant une véritable affection paternelle envers sa fille.
Ainsi Triboulet est humanisé, oscillant entre l ’état d ’héros et celui d ’un antihéros, illustrant bien
l’esthétique de Victor Hugo qui a toujours mélangé dans ses œuvres le grotesque et le sublime,
mais aussi les difficultés propres aux classes sociales. Le lecteur est invité à voir la faiblesse de

1 Dictionnaire Larousse en ligne , entrée « bouffon », URL :
https://www.larousse.fr/dictionnaires/f rancais/bouffon/1046 1, dernière consultation le 21 juin 2020.

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Triboulet et à sy mpathiser avec son dédoublement qui du point de vue de condition de bouffon est
inacceptable.
Le bouffon du XXe siècle, tel qu ’il est représenté par Beckett et par Vi șniec est très différent
par rapport à celui du XIXe siècle. D ’ailleurs, les deux dramaturges appartiennent plus ou moins
au théâtr e de l ’absurde, les personnages envisagés transmettant au public une réflexion sur la
condition humaine et l ’absurdité de la vie, comme c ’est le cas pour les protagonistes d ’En attendant
Godot, Gogo et Didi. Pendant l ’attente de Godot, ils ne font que disc uter, cherchant parfois à se
divertir afin d ’oublier peut -être que Godot ne viendra jamais. Au cours de la pièce, nous faison s
connaissance avec un autre couple, formé par Pozzo et Lucky un pseudo maître et son bouffon.
Lucky est complètement dominé au déb ut par Pozzo en faisant tout ce qu ’il lui demande pour
l’amuser. On voit en lui l’incarnation du bouffon soumis, toujours prê t à satisfaire les besoins de
son maître, mais qui après l ’aveuglement de Pozzo deviendra ironiquement son seul soutien. Lucky
est le bouffon qui ne maîtrise pas le langage, il parle beaucoup mais il ne dit rien, pourtant il est
loyal en n ’abandonnant pas ses camarades ; il se met en colère très vite mais il se calme tout de
suite : bref, il est le bouffon des extrêmes.
Le dernier bo uffon que nous nous proposons d ’analyser s’appelle lui aussi Triboulet mais
il est le protagoniste de la pièce Le Roi, le rat et le fou du Roi écrite par Matéi Vi șniec. Il s ’agit
dans ce cas, d ’un bouffon opportuniste qui sait très bien comment manipuler s on roi pour obtenir
ce qu ’il désire. Il est désespéré au début de la pièce par l ’idée de se sauver et laisser le roi payer
pour ses actions, il implore les gardiens de le libérer, il demande pardon au peuple, mais en
avançant avec la lecture, on peut obser ver comment la relation roi -bouffon change. À l ’intérieur
du couple qu ’il forme avec le roi, le bouffon est devenu l ’être plu s rationnel, le consolateur et le
sage tandis que le roi plonge totalement dans ses fantasmes et perd complètement le sens de la
raison. Triboulet sais exactement ce que le roi veut entendre, et il profite de cette faiblesse pour
obtenir quelques complimen ts et des promesses de la part du roi. Toutefois à la fin de la pièce il
ne va pas abandonner le roi comme il le souhaitait au débu t. Triboulet tel qu ’il est imaginé par
Vișniec, Triboulet est le bouffon sensé quelquefois opportuniste mais certainement il est le bouffon
qui ne va pas abandonner son roi.

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Chapitre 1
Les métamorphoses du bouffon au long des siècles

Dans ce chapitre -là nous nous proposons d ’analyser l ’évolution de l ’image littéraire du
bouffon au long des siècles, d ’explorer donc ses origines, son histoire, ce qui le particularise parmi
d’autres figures j oviales. Il faudra donc découvrir s ’il est vraiment fou, comme certaines opinions
l’affirment ou s ’il est simplement un homme plein d ’originalité, excentrique et charismatique, qui
veut seulement passer ses jours d ’une manière un peu plus agréable que les autres. Mais en même
temps, nous allons examiner aussi la relation qui se crée entre le bouffon et le roi pendant le Moyen
Âge. Est -ce q ue le roi dominait le bouffon ou est -ce qu ’il s’agissait d ’une relation
d’interdépendance ? En parallèle, nous allons re garder aussi la relation que le bouffon avait avec
le peuple. Est -ce que les paysans le considéraient comme l ’un d’eux ou était -il une f igure à part,
plutôt liée à la royauté ?

1.1. Le bouffon médiéval
Nobles, paysans, chevalerie, intrigues, cour royale, ce sont les mots qui nous viennent à
l’esprit de manière automatique quand nous pensons au Moyen Âge. Il y a pourtant encore un mot
qui se distingue parmi les autres. Ce mot est le bo uffon . Comme Michèle Nevert l ’affirme,

Tantôt fou, tantôt saltimbanque, le personnage du bouffon, cette conscience ricanante de l ’homme
traverse l ’histoire de l ’humanité. Trois mille ans avant notre ère déjà, en Égypte et partout en Asie,
on en trouve mê lés à la vie publique, interférant dans le cours des cérémonies religieus es. À
l’époque de la Grèce antique, certains d ’entre eux manifestent des talents multiples (jonglerie,
acrobatie, mime, chant, etc.) qui leur permet tent de livrer leurs prestations au ssi bien sur une scène
de théâtre que sur une piste de cirque ou une plac e publique .2

2 Michè le Nevert, « Du bouffon d’antan à l’humoriste contemporain », in Jeu [En ligne] , n°140, 2002, p . 129, URL :
https://id.erudit.org/i derudit/26412ac , consulté le 6 janvier 2020.

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La définition donnée par Michelle Nevert dans son article « Du bouffon d ’antan à
l’humoriste contemporain » illustre brièvement l ’histoire et l ’origine des bouffons, ces figures
ludiques que nous retrouvons au long de l ’histoire et des courants littéraires exposées de façons
diverses mais ayant toutes la même vocation de faire rire les gens.
Le bouffon français du Moyen Âge n ’est pas tr ès différent de ses ancêtres d ’Égyp te ou
d’Asie, des apparitions toujours comiques pouvoir présenter d es difformités visibles. Mais son
image serait réinterprétée et souffrira des transformations incessantes jusqu ’au XXIème siècle. C ’est
très difficile de dépister qui étaient les premiers b ouffons dans les cours royales de la France. Nous
savons seulement que les rois appréciaient leur présence et leurs jeux et les bouffons commençaient
à devenir une sorte de double du roi, selon la même Michelle Nevert :

À partir de la Renaissance, tous le s fous du roi sont des simulateurs et possèdent comme qualités
principales d ’avoir un sens aigu de la répartie, une habileté à manier le langage et la maîtrise de
l’art de faire rire. En même temps, ils s ’investissent dan s la vie publique et politique, ser vent de
critique, de conseiller et même de médiateur e ntre le peuple et le souverain. Dans un monde de
courbettes et de flatteries, le fou du roi a le droit et le devoir de tout dire mais toujours, cependant,
sous couvert de l’humour et du masque de l ’aliénation.3

Investi avec un pouvoir très grand nous p ouvons observer que le bouffon n ’était pas pour
le roi un simple moyen de divertissement mais aussi un outil pour accéder au peuple. Grâce à la
figure charmante du bou ffon le roi s ’assurait que son mess age serait diffusé d ’une manière claire
et plaisante m ais aussi évasive si c ’était le cas. En même temps, le bouffon était dans cette période –
là un simple messager, celui qui communiquait seulement les idées des autres, j amais les siennes.
Il est vrai que la manière dont il transmet tait son message était dict ée par le roi, le bouffon devant
toujours transmettre son message d ’une manière optimiste et amusante n ’importe le type de
nouvelles ou le public. Néanmoins nous pouvo ns affirmer que pour les rois du Mo yen Âge, leurs
bouffons commençaient à devenir plus qu e de simples messagers ou des outils pour éliminer
l’ennui mais . Selon Érasme dans son essai Éloge de la folie une relation d ’interdépendance allait
se créer peu à peu :

3 Ibid. , p. 130.

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Les plus grands rois les goûte nt si fort que plus d ’un, sans eux, ne saurait se mettre à table ou faire
un pas, ni se passer d ’eux pendant une heure. Ils prisent les fous plus que les sages austères, qu ’ils
ont l ’habitude d ’entretenir par ostentation… les bouffons, eux, procurent ce qu e les princes
recherchent partout et à tout prix : l’amusement, le sourire, l ’éclat de rire, le plaisir .4

Érasme souligne dans ce fragment, qu ’à un moment donné le roi voudrait devenir le
bouffon, et vice versa. Le ro i aspirait à la liberté du bouffon, à son exubérance et à son
enthousiasme, et le bou ffon désirait aussi le pouvoir du roi, l ’admiration qu ’il recevait, sa gloire,
chacun d ’entre eux désirait ce que l ’autre avait le plus précieux. En même temps, dans cette relation
roi-bouffon chacun posséd ait un petit atout sur l ’autre et dans le cas de b ouffon c ’était le fait qu ’il
pouvait, encerclé par tant d ’hypocrisie provenant de la cour royale, dire la vérité sans qu ’il souffre
des conséquences. Érasme affirme ainsi :

Je conviens que les Princes ne p euvent souffrir qu ’on leur dise leurs vérités. Mai s c’est aussi ce qui
fait le plus d ’honneur aux Fous : car ils ne dissimulent point les défauts et les vices des Rois. Que
dis-je ? Ils s ’échappent souvent jusqu ’à les insulter, et même jusqu ’à leur dire des injures, sans que
ces Maîtres du Monde s ’en fâch ent, ou s ’en offensent.5

Tandis que le bouffon désirait être roi, il avait toutefois un avantage que le roi n ’avait
jamais, à savoir que le public était toujours en sa faveur. Quant au roi, il pouvait perdre très
facilement la sympathie du peuple :

En un temps où les hommes étaient accablés par la maladie, la souffrance et la mort, ils trouvaient
un apaisement dans les nombreuses fêtes religieuses qui se succédaient notamment de Noël à
Pâques. Pendant le Carnaval, la fête des fous revêtait un caractère populaire et défoulement et
démesure étaient permis : déguisements, jeux vulgaires (comme le Pétengueule), fantaisies

4 Érasme , Éloge de la folie, Actes Sud, coll. « Babel », 2001, p. 74.
5 Ibid., p. 83.

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verbales, etc. On élisait à cette occasion un pape des fous, on déversait des immondices dans les
rues et les fonctions corpo relles s ’exprimaient librement, jusqu ’à la grossièreté6.

Le fragment cité vient compléter l ’idée que pour le peuple de même que pour le roi le
bouffon était un refuge, toujours là pour les divertir, et en s ’amusant ils commençaient à oublier
leurs difficultés. Le Carnaval en particulier était un moment où les paysans célébraient autour de
bouffons, ils avaient la chance de se déguiser de se métamorphoser de s ’imaginer dans des
situations irrationnelles de devenir tous des bouffons. Quant à l ’apparen ce de bouffon elle était
toujours distinguable :

Ce personnage est reconnaissable à un certain nombre de caractéristiques ou d ’attributs récurrents :
cheveux en bataille, membres tordus, tunique verte (couleur associée alors à la folie et à l’instabilité
en raison de la difficulté à en fixer la teintur e), chapeau à grelots, marotte… Vêtu de jaune et de
vert, il est coiffé d ’un chapeau à grelots surmonté d ’oreilles d ’âne. La marotte qu ’il tient en main
est l’insigne ironique de son pouvoir.7

Malgré l ’influence visible que le bouffon avait sur le roi, étant le seul capable de lui dire la
vérité, de le ridiculiser, pour la royauté il restera toujours un bouffon rien de plus. Mais dans l ’autre
côté, les paysans vont se retrouver dans cette fi gure joviale, toujours prête à divertir, en s ’amusant
du bouffo n et de ses excentricités. Ils redeviennent ainsi des enfants, sans aucun problème, ni
inquiétude. Celui -ci, est le pouvoir le plus grand du bouffon, son ludisme contagieux, son art qui
à l’époque aidait les hommes à passer un autre jour, d ’une manière un peu plus agréable.
Nous savons déjà que le bouffon est une figure centrale du Moyen Age. Il y avait même
des écoles ou les novices pouvaient apprendre les jongleries et les secrets des bouffon s consacrés.
De même il y a vait aussi le Carnaval, une célébrati on spécifique pour le Moyen Age, ayant ses
origines dans la festivité romaine appelée les Saturnales, dont les participants vénéraient le Dieu
Saturne. La particularité du Carnaval est le fait que les nobles et les esclaves célébraient tous
ensemble la gra ndeur du dieu à qui ils demandaient de la compassion, de la bonne chance et

6 Isabelle Majorel , « Nef des fous, nef des folles » [En ligne] in TLC, no 7, 2014, p. 2, URL : https://www.reseau –
canope.fr/tdc/tous -les-numer os/art -et-folie/sequen ces-pedagogiques/la -folie-entre -moyen -age-et-
renaissance.html?fbclid=IwAR1UDoJnBwOjv -P8FzV5IQwHHj2fHlPrHyshdiHzLdkRCDfg2ZiwwN4RaHs ,
consulté le 06 janvier 2020.
7 Ibid., p. 2.

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protection pour les saisons à venir. Au cours du Carnaval, ils désignaient un « Roi du Chaos »,
parmi les participan ts qui à la fin des célébrations devenait volontairement offrand e pour Saturne.
Le bouffon ne se remarque pas trop parmi les autres participants au Carnaval devenant un avec la
foule.
Tandis que le Carnaval n ’était pas une cérémonie dans laquelle le bouff on se faisait
remarquer il y avait une autre célébration dont la source d ’inspiration était le bouffon même la
« Fête des Fous ». Une célébration totalement différente opposée à la grandeur des Saturnales, se
déroulant entre le Noël et l ’Épiphanie, cette f estivité était une manifestation arrangée par les fidèles
d’une congrégation contre les ecclésiastes les plus puissants et les membres de la cour royale. Ils
se moquaient du clergé et de la doctrine religieuse, parce qu ’ils se sentaient abandonnés par
l’Église, ils observaient la corruption du clergé, leurs mœurs quest ionnables, leurs complots et le
fait qu ’ils tournaient le dos aux besogneux. Ainsi, ils suivaient l ’exemple du bouffon qui avait le
pouvoir de se moquer de son roi. Les participants désignaien t un « Roi des Fous » ou un « Pape
des Fous » parmi les membres du chœur pour interpréter une parodie sur la Liturgie mais
notamment sur le clergé et leurs plus grands péchés. Une telle parodie est intitulée « La Liturgie
des Parieurs », une autre « La Lit urgie des Ivrognes », ces parodies montrant que les paysans
entraînés par l ’exemple du bouffon, étaient au courant des grandes méconduites que les prêtres
faisaient et ils n ’avaient pas peur de les exposer. Notons aussi qu ’il existe une énorme différence
entre les deux célébrations.
Nous ne pouvons pas finir le sous -chapitre concernant le bouffon au Moyen Age sans
mentionner les soties. Le terme renvoie

Au XVe siècle, (à une) courte pièce satirique interprétée par une compagnie locale d’amateurs, les
Sots, qui arboraient leur costume traditionnel : un pourpoint court , mi-vert, mi -jaune, des chausses
collantes, et sur la tête un bonnet d ’âne. Les sotties étaient souvent des parades improvisées,
précédant la représentation des moralités e t des farces. Les acteurs, qui tenaient en main la marotte
des fous, agitaient les grelots et émaillaient leurs plaisanteries d ’acrobaties et de clowneries
diverses. Les sotties, essentiellement satiriques, étaient jouées par les Confréries joyeuses,
colle ctivités locales d ’amateurs, comme notamment la Basoche, association de clercs, ou les
Enfants sans souci ; elles représentaient les préoccupations de l ’époque, tant sur le plan politique
que sur le plan social.8

8 Nicole Quentin -Maurer, « Sottie ou Sotie » [En ligne] , in Encyclopédie Univer salis, p. 1. URL :
https://www.universalis.fr/encyclopedie/sottie -sotie/ , consulté le 15 mars 2020.

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Nous pouvons observer qu ’en ce qui concerne les soties elles sont une sorte de mélange
entre les idées promues pendant la Fê te des Fous et les bouffonneries classiques du bouffon de la
cour royale. Les acteurs étaient vêtus comme des bouffons, portant les accessoires déjà consacrés,
les jeu x exécutés sur la scène étaient déjà familiers au public, l ’avantage des soties était le fait
qu’elles étaient mises en scène périodiquement, ainsi les spectateurs pouvaient les apprécier
souvent.
Quant à la Fête des Fous, elle était organisée seulement une f ois par an. La Fête des Fous
avait quand même une influence plus grande que les soties sur les paysans, mais ces derniers
encourageaient la communauté à lutter contre les injustices du roi et du clergé. Jeu du Prince des
Sots est ainsi une sottie écrite pa r Pierre Gringore dans laquelle il lance des attaques très dures
contre le Pape Jules II et l’Église. Ceux pièces étaient d ’habitude jouées dans des places publiques
ayant un nombre assez grand d ’acteurs et une longueur assez grande aussi.
Après avoir ex ploré plusieurs hypostases du bouffon pendant le Moyen Age, nous nous
proposons d ’exami ner aussi quelques éléments théoriques. Dans ce sens, nous allons nous servir
des affirmations avancées par Nicolae Balot ă dans son essai intitulé Lupta cu absurdul qui vont
nous aider à mieux encadrer la figure du bouffon dans un courant littéraire et qui nous servent à
mieux comprendre sa présence si accentuée et si poignante dans la littérature des derniers siècles :

Comosul, procesiunea vechilor elini cu prilejul sărbătorilor dionisiace, spectacol cu caracter grotesc,
în care se făceau aluzii satirice , stă nu numai la originea comediei antice, ci și a unei linii literare
care, mai târziu, în antichitatea alexandrină și romană, va da mimusul , apoi în evul mediu farsa ,
linie continuată de commedia dell ’arte care trece prin funambuli, arta clovnilor. Astfel, mimusul
antic, sicilian(Sophron), alexandrin, ori latin, prezintă scene din viață, foarte reale, a oamenilor
mărunți, în car e personajul grotesc prin reflexiile sale de o absurdă naivitate scoate în evidență
absurditatea altora. 9

9 Nicolae Balotă, Lupta cu absurdul , București, Univers, 1971, p. 40. Le Co smos, la p rocession des Grecs anciens à
l’occasion des fêtes dionysiaques, un spectacle grotesque, au cours duquel on faisait des allusions satiriques, se trouve
non seulement à l’origine de la comédie antique, mais aussi d’une direction littér aire qui pl us tard dan s l’Antiquité
alexandrine et romaine donnera le mime, puis au Moyen Age la sottie suivie par la commedia dell’arte , qui passe à
travers les funambules, et l’art des clowns. Ainsi, le mime antique, sicilien (Sophron), alexandrin ou lat in, présent e
des scène s quotidiennes, très réalistes des petit es gens, dans lesquelles le personnage grotesque, par ses réflexions
d’une naïveté absurde met en évidence l’absurdité des autres. (C’est nous qui traduisons .)

16
Grâce à l ’étude de Nicolae Balotă nous pouvons observer très bien la continuité de la figure
du bouffon au long des siècles et des courants littér aires mais aussi les différentes formes revêtues
par le personnage grotesque. C ’est dans cette catégorie des personnages que nou s pouvons
encadrer le bouffon aussi. Ainsi, nous pouvons affirmer que le mime antique dépeint par Sophron
est l’ancêtre du bouff on : ils partageaient la même occupation, celle de souligner les insuffisances
et la naïveté de l ’être humain. Mais en même, tem ps nous pouvons observer aussi que tous les
personnages grotesques déjà mentionnés, sont très faciles de retrouver dans le théât re de l ’absurde
au XXe siècle : « Bufoneria, satira socială, parodia renascentistă și manieristă folosesc din plin
tehnica absur dului. »10
Par conséquent, nous pouvons observer comment à partir de l ’Antiquité et jusqu ’au XXe
siècle, la figure du bouffon et celle des personnages grotesques e n général influencent la littérature
d’une manière constante mais qui change en fonction de la société. Nous pouvons établir d ’une
manière très claire la chronologie de ce personnage, et en outre nous pouvons observer comment
le voyage que le bouffon entre prend autour des siècles est très long, diversifié, fluctuant. Pourtant,
son destin reste le même bien que les temps aient changé : il sert à faire ressortir le ridicule de la
société.
À la fin de ce périple, nous pouvons aisément affirmer que le bouffon é tait une figure
centrale dans cette période, avec sa présence définitoire dans la Fête des Fous, son influence sur le
Carnaval et sa figure devenue une source d ’inspiration pour les sotties . Le bouffon du Moyen Age
a beaucoup influencé la culture et les si ècles à venir. Dans le sous -chapitre prochain nous
avancerons de quelques siècles jusqu ’à ce que nous arrivions à l ’époque du romantisme et à celle
de la modernité où nous allons analyser d e façon plus générale, le bouffon romantique et le bouffon
moderne.
Nous allons observer leurs caractéristiques les plus significati ves et nous nous
interrogerons si la période à laquelle ils appartie nnent les a influencés ou non. Nous essayerons
ainsi d’élaborer une comparaison entre les deux types de bouffons pour pouv oir mieux mettre en
valeur les qualités de chacun.

10 Ibid., p. 41. La bouffonnerie, la satire sociale, la parodie de la Renaissance et celle du Maniérisme, utilisent sans
réserve la technique de l’absurde. (C’est nous qui traduisons .)

17
1.2. Le bouffon romantique et moderne

Le bouffon romantique et surtout le bouffon moderne sont complètement différent s de leur
ancêtre médiéval. Ce que nous nous proposons dans le chapitre qui sui t est d’analyser précisément
ces différences au long de s siècles, d’observer d e quelle manière le bouffon évolue, et s ’il reste ou
non un modèle de conduite pour les autres. Ou bien lui aussi serait -il influencé et corrompu par
les reformes au niveau soci al ? Nous allons utiliser comme support critique pour analyser le
bouffon romantique un essai signé par Karl Petit, Le livre d ’or du Romantisme. Dans celui -ci,
l’auteur identifie trois périodes dans l ’histoire littéraire du romantisme français, c ’est-à-dire,
« (u)ne période effective : l’initiation (1800 -1820) une période intellectuelle et militante : la
bataille (1820 -1830), une période de réalisations : le triomphe (1830 -1843) »11.
Ainsi, nous pouvons observer d’une manière très claire, les trois étapes d u Romantisme,
chacun e ayant ses caractéristiques propres , et représ entatives pour chaque genre littéraire. Nous
pouvons encadrer le bouffon Triboulet, dans la troisième partie, le triomphe . Celui -ci est la voix
de Victor Hugo qui désirait un changement au niveau stylistique et formel, transmet tant son besoin
de renouvèlement à travers ses personnages, son besoin de créer des personnages anticlassiques,
et d’opter pour une nouvelle esthétique, celle du gr otesque. Il faut observer que le bouffon
romantique, e st un révolté, mais toujours rationnel, calculé, complètement oppos é à son successeur
moderne, successeur qui commence à acquérir des angoisses et des inquiétudes qui sont étrang ères
pour le bouffon rom antique d ’où, nous pouvons observe r que la société com mence à se changer :

La guerre de 39 -45 marqua la fin d ’un monde, plus radicalement encore que celle de 14 -18.
Auschwitz et Hiroshima furent nos soleils noirs. À leur lumière irréfutable, les valeurs de naguère
s’éteignirent et si elles brillent encore d e quelque éclat c ’est à la façon des astres morts dont la
clarté nous parvient encore longtemps après qu ’ils ont disparu.12

Nous pouvons observer comment l’histoire influen ce le parcours des écrivains et le ur font
adapter leur œuvre aux besoins conjoncture ls. L’histoire a beaucoup influencé l’évolution du
bouffon et nous pouvons voir dans l’image et dans les t raits de chaque bouffon un reflet de la
société à laquelle il appartient. Si le bouffon romantique est l’écho du peuple opprimé, des pauvres,

11 Karl Pe tit, Le livre d’or du Romantisme, Verviers, Éditions Gérard & C°, 1968, p. 26.
12 Geneviève Serr eau, Histoire du « nouveau théâtre », Paris, Gallimard, 1966, p. 24.

18
des diff ormes sans défense, au contraire, le bouffon moderne incarne l’homme solitaire devant sa
mortalité, impuis sant car il se sent abandonné et avec une grande impossibilité de communiquer,
il possède les capacités de communiquer mais l’essence manque. Par cons équent, nous pouvons
observer comment un « conflit de générations » apparait entre les deux catégories des bouffons,
l’un qui luttait pour obtenir s a liberté et son indépendance, et l’autre qui l’avait déjà mais ne savait
pas comment la valoriser parce qu’ il était tellement consumé par elle : « Après la marée de
violence qui submergea tous les esprits à la fin du siècle des lumières, après les bouleversements
de l’Empire qui lui succédèrent, grandit en des temps tristement troublés une jeunesse
mélancolique . »13
Cette mélancolie dont parle Karl Petit est extrêmement visible dans la figure du bouffon
romantique . Il incarne parfaitement l’incertitude de la société, incertitude qui commence à se
manifester pour ce personnage comme une sorte de maladie, comme c ’est le cas pour Triboulet .
Celui-ci est au même temps mélancolique et pressé de se venger ou empoisonné par sa méchanceté,
des caractéristiques qui le rend ent un personnage vraiment complexe pour son époque. Quand nous
parlons de mélancolie pour le bouffo n moderne, le sens du mot cha nge : le bouffon moderne est
en fait mélancolique mais sa mélancolie ne va jamais arrêter. Il souffre d’une solitude misérable
même s’il a des camarades, comme c’est le cas pour les couples des bouffons cré és par Beckett . Il
vit toujours dans une souffranc e constante qui le ronge jusqu’au cœur en le rendant incapable de
communiquer et d’établir des relations sociales.
Même s’il y a des différences énormes entre les deux périodes et par défaut entre les deux
catégories de perso nnages, nous allons maintenan t analyser quelques ressemblances. « Les
romantiques s’intéressent à l’individu dans la nature ou face à lui -même plutôt qu’à l’homme en
général ; ils en reconnaissent la diversité et la complexité. Les contradictions de l’espr it humain
sont innombrables. »14 Nous pouvons observer comment le héros du Romantisme est portraitis é
dans sa profondeur, comme un être du el, complexe, lui aussi angoissé par l’ambig uïté et le
caractère imprévisib le du monde qui ne peut pas être contrôl é. Les romantiques reconnaissent la
grandeur de l’être humain et essayent de transposer cette complexité dans les personnages qu’ils
créent. C’est pour cela que nous pouvons observer dans les représentations du bouffon romantique

13 Karl Petit, op. cit. , p. 26.
14 Ibid., p. 41.

19
qu’il est un être imprévisibl e, impulsif, qui ne mesure pa s ses actions, qui agit quelquefois
seulement poussé par l’instinct, entraîn é par une irrationalité macabre. C’est le cas pour Triboulet
qui décide de tuer François Ier parce qu’il a osé déshonorer sa fille.
De la même manièr e agissent les bouffons modernes, envisag és par Samuel Beckett,
particulièrement Lucky, qui passe d ’un état à l ’autre très vite. Celui -ci est un bouffon explosif,
impré visible mais avec ses crises de désespoir, il s e libère des contraintes morales, ou sociales que
la société impose sur les hommes. Lucky désire la liberté, mais il la craint aussi, en sa chant qu’une
liberté totale va amplifier son état d ’aliénation, ainsi il préfère rester pour le moment l ’esclave et
le l’animateur de Pozzo, jusqu ’à ce qu ’il obtienne le courage qu ’il manque pour se libérer
définitivement.
Une autre ressemblance entre les deux catégories de bouffons est le fait que nous comme
lecteurs ne savons rien concernant leurs vies privées. Prenons comme premier exemple Didi et
Gogo . Ils sont appelés « clochards » mais nous n ’avons pas les informations nécessaires
normalement donn ées par l ’auteur pour pouvoir vérifier cette information. Beckett garde le
mystère concernant leur identité, la seule information que nous pouvons en déduire est qu ’ils sont
amis depuis longtemps parce qu ’ils racontent de temps en temps leurs souvenirs dans lesquels les
deux étaient impliqués. Nous pouvons seulement imaginer un pass é et une histoire familiale des
deux protagonistes qui de toute façon, ne change rait rien du parcours et de l ’essence de la pièce.
Nous rencontrons la même situation dans le cas d e Triboulet dont nous savons qu ’il est le
bouffon du roi François Ier, qu’il a une fille, et qu ’elle est une vraie bénédiction dans sa vie. Ce
manque d ’informations personnelles concernant les bouffons peut être expliqu é par le fait que
finalement leur his toire personnelle et leur expérience de vie ne sont pas les choses qui co mptent
concrètement dans les pièces. Ce qui co mpte vraiment, particulièrement pour le bouffon moderne ,
ce sont leurs pensées. Les personnages cré és par Beckett sont des « bouffons phi losophes », qui
dépendent de leurs pensées afin de survivre, mais le monde tellement chaotique d ans lequel ils
vivent ne les aide pas à bien formuler et ver baliser leurs pensées, ainsi, ils se réfugient dans leur
imagination, le seul moyen pour ce s bouffon s d’échapper à la réalité. Ainsi , Beckett propose peut –
être une solution pour nous les lecteurs d e nous esquiver et de nous enfuir de temps en temps de
la réalité suffocante qui nous entoure . En conséquence, Didi et Gogo deviennent nos doubles, nos
confident s et nos conseilleurs.

20
Puisqu ’on parle de bouffons modernes il faut aussi mentionner le bouffon imaginé par
Matéi Vișniec , dans son œuvre Le Roi, le Rat et le Fou du Roi et qui s ’appelle toujours Triboulet.
Matéi Vișniec a été beaucoup influencé par les pièces et le style de Samuel Beckett pendant sa
jeunesse, comprenant mieux grâce aux personnages de Beckett la natur e humaine avec ses
complexités , et ses défis. Il va sans dire que le style d ’écrire de Matéi Vișniec a beaucoup puisé
dans la sensibilité et les techniques du dramaturge irlandais. Celui -ci éta it toujours passionné par
les ténèbres et les profondeurs de l ’être humain qu ’il a essayé d’explorer dans ses œuvres. Dans
Le Roi, le Rat et le Fou du Roi , le bouff on représenté par Vișniec reçoit des particularités et des
connotations tout à fait différentes comparées à celles des personnages que nous avons déjà
ment ionnés. Même si, nous pouvons encadrer Triboulet dans la catégorie des bouffons modernes
comme Didi e t Gogo, il y a des différences très importantes à préciser entre les personnages.
Triboulet moderne est tourmenté par une souffrance plus grande . Enfermé dans un espace
clos, le topos préféré du dramaturge roumain d ’où il ne peut pas sortir, il peut seuleme nt attendre,
réfléchir et essayer de maintenir une conversation avec son interlocuteur, le roi. Leur relation
manquant d’une véritable communication accé lère la dégradation de leur relation, parce que,
comme nous avons déjà observé chez Beckett, ces person nages sont des êtres solitaires, incapables
d’une relation sincère avec les autres, mais au même temps, paradoxalement nécessit ant leur
présence.
Avec M atéi Vișniec, nous sommes devant un dramaturge qui met à l ’épreuve les limites de
ses personnages, et l e bouffon Triboulet, ne fait pas exception. Celui -ci est enfermé dans une
cellule, avec un roi qui commence à bavarder avec les rats, nous pouvons observer qu ’aucun
d’entre eux n ’est plus rationnel que l ’autre. Ils contribuent chacun à l ’aliénation de l ’autre en
entretenant des fantaisies et en perdant ensemble tout sens de la raison. Vișniec aime décomposer
ses personnages, les ramener sur le point du délire, jusqu ’à ce qu ’ils oublient leur identité et leur
seul moyen de se sauver c ’est à travers l ’autre.
Leur dégradation se produit d’une manière graduelle . Premièrement ils commencent à
débattre des questions absolument hors de propos . Par exemple, il y a une séquence dans laquelle
ils ont une discussion contradictoire concernant l ’odeur qu ’ils sentent dan s le royaume. Triboulet
affirme que c ’est du pipi, tandis que le roi affirme que c ’est du caca, jusqu ’à ce que le roi ait
ironiquement le dernier mot en disan t : « Écoute Triboulet ! Cesse de me prendre pour un crétin !

21
Je sais encore faire la distinction dans mon royaume entre l ’odeur de pipi et l ’odeur de caca. » 15
Cette séquence est une scène grotesque par excellence, les deux personnages ayant une
conversat ion abs olument irrationnelle, une scène ou le ridicule atteint des taux maximaux et la
dégradation des personnages est seulement à son début. L ’action de la pièce avance, et les deux
protagonistes deviennent de plus en plus angoissés dans la cellule dans l aquelle ils se trouvent.
Un peu plus tard, ils essayent comme ses successeurs d ’avoir une conversation pour remplir
le vide qu ’ils ressentent à cause de leur claustration . Leur relation évolue peu à peu, et
paradoxalement, ils entretiennent un e sorte de di alogue. Même si l ’un parle des non -sens l ’autre
apparemment l e comprend , comme si leur relation a vait atteint un autre niveau et ils n ’ont plus
besoin de mots pour se comprendre , en outre les mots étant un élément qui empêche l ’évolution
de leur rela tion. Quand le roi se plaint de la pierre philosophale qui le dérange dans la tête, le
bouffon sait exactement de quoi le roi parle, n ’ayant pas besoin d ’explications, ainsi leur relation
a tellement changé, qu’ils commencent à devenir une seule et la même perso nne.
Même si apparemment les deux catégories de bouffons semblent très différentes, au fond
ils sont plus semblables qu ’on ne le croyait. Selon Karl Petit, « (l)es héros romantiques sont des
révolt és »16, leur révolte prend des formes inattendues, ils sont consommés par le goût de la révolte
et de la vengeance comme c ’est le cas pour Triboulet aussi . Nous pouvons appeler Triboulet un
révolté : celui -ci lutte contre l ’injustice et contre les abus d u pouvoir du côté du roi, en prenant la
justice entre ses main s. Triboulet se nourrit de la révolte qu ’il ressent vers le roi et vers les plus
forts qui renforcent la différence entre les classes sociales. Ainsi, mené par cette révolte et en plus
par le fait que le roi a o sé à déshonorer sa fille celui -ci commence à planifier l ’assassinat du roi.
Mais Victor Hugo avait d’autres plans pour son héros Triboulet. Selon Karl Petit , « (l)e
romantisme étant lié aux transformations sociales et politiques, le poète ne veut pas toujou rs se
borner à faire de l ’art pour l ’art ; il prétend aussi défendre ses idées, se dit prophète ou penseur et
aspire à un rôle social. »17
Nous pouvons observer comment les Romantiques militaient pour le progrès et contre les
injustices. Ainsi, nous pouvo ns assumer que la révolte de Triboulet contre les puissants n ’était pas

15 Matei Vișniec, Le Roi, le Rat et le Fou du Roi , Lansman, 2002, p. 17.
16 Karl Petit, op. cit., p. 276.
17 Ibid. , p. 294.

22
en vain, même si elle finit d ’une manière tragique, celui -ci pouvant devenir un symbole pour les
lecteurs du roman de ne pas garder le silence s ’ils sont les témoins d ’une injustice. M ême si la
révolte de Triboulet a un dénouemen t tragique, Victor Hugo transmet le fait qu ’aucun progrès ou
changement n’arrive sans sacrifices. La tragédie de Triboulet est peut -être un manifeste laiss é pour
les générations à venir, pour souligner le fait qu’il y a eu des époques quand la révolte étai t le seul
pas en avant pour le progrès.
Il faut mentionner que cette révolte change a u long des siècles . Quand nous parlons de la
révolte ressentie par les personnages beckettiens devant leur propre mortalité, nous observons un
nouveau type de révolte : la révolte métaphysique. Nous savons déjà, que les personnages absurdes
sont des révolt és par excellence, Didi et Gogo ne faisant aucune exception. Mais leur révolte est
différente, comparé e à celle de Triboulet, les deux sont consomm és et dévorés par cette révolte
dirigée vers la mort, vers la société, au point où ils tombent dans un abîme intérieur d ’où ils ne
peuvent plus sortir. Triboulet dirige sa révolte envers le fait que le roi a essayé de profiter de sa
fille, c ’est-à-dire, vers quelque chose de concret, quant à Didi et Gogo ils sont révoltes parce que
Godot ne vient pas, parce qu ’ils ne savent pas s ’il viendra quand même.
En fait ils sont révolt és parce que leur petite boule de protection et l’univers que les deux
ont conçu ensemble commence à cass er et leur système de valeurs et de croyances devient de plus
en plus incertain. Ce manque d ’assurance et cette insécurité fait de ces héros absurdes des
personnages inadaptés, incapables de s ’adapte r et de maintenir des relations sociales avec leurs
proch es. L’amitié de Didi et Gogo est fondé e précisément sur cette révolte que les deux partagent
sans se rendre compte que l’autre est s on salut , la seule raison pour laquelle ils continuent cette
lutte en vain contre la vie et la société.
Pour conclure ce so us-chapitre, nous pouvons aisément affirmer que ce s figures joviales et
heureuses que nous appelons « bouffons » sont plus que ce que nous voyons au premier abord . Ce
sont des personnages complexes, imprévisibles, et en plus, des miroirs pour les pensées e t les
croyances des auteurs. Les écrivains ont trouvé dans cette figure du bouffon le messager parfait
pour faire diffuser leur message. Et en plus comme nous avons déjà observé, ils sont atemporels,
ils peuvent transmettre des messages dans des siècles di fférents sans qu ’ils perdent leur crédibilité.

23
Dans le chapitre qui suit, nous allons nous concentrer plus sur la figure d e Triboulet, le
protagoniste de l a pièce Le Roi s’amuse afin d ’analyser plus en détail la période dont il fait partie,
les innovations stylistiques que Victor Hugo apporte avec ce personnage et accéder en détail dans
les profondeurs de son être.

24
Chapitre 2
Bouffoneries romantiques .
La figure du bouffon avant « la crise du langage »

Dans ce chapitre nous nous prop osons d ’analyser en grande le bouffon Triboulet, le
protagoniste de l ’œuvre Le Roi s’amuse écrite par Victor Hugo. Nous allons nous concentrer sur
le résume de la pièce, le style, les pr incipes esthétiques retrouv és dans la pièce, notamment les
aspects gén éraux qui vont facil iter notre interprétation sur la pièce. Les aspects plus profonds
concernant Triboulet nous allons les analyser dans les sous -chapitres qui suivent.

2.1. Le bouffon hugolien

Premièrement, commençons avec les aspects les plus gé néraux. La pièce a été écrite en
1832 en moins de 20 jours ayant la première en novembre, dans la même année. Premièrement,
après avoir fini la pièce, Hugo invite ses proches pour une lecture privée afin de découvrir leurs
opinions. À s a surprise, les in vités n ’ont pas eu la réaction qu ’il espérait, ceux -ci étant un peu
sceptiques et dubitatifs concernant le succès de la pièce. Le soir de la première arrivait, et du public
faisaient pa rtie des spectateurs très bien choisis, tels que : des membres des salo n littéraires, des
écrivains, et des artistes dont Hugo espérait une réaction positive et accueillante. De nouveau le
dramaturge a été déçu, même si le premier acte a été très apprécié, les actes suivants ont causé
plein de controverses et de discussions e n contradictoire du côté du public. Le lendemain la pièce
sera interdite parce que les défenseurs de la monarchie la considéraient extrêmement offensante et
inappropriée, en laissant Hu go avec une pièce écrite et aucune salle de spectacle pour la mettre en
scène.
Mais comme prévu, le dramaturge n ’allait pas abandonner la situation si facilement, ainsi,
trois jours plus tard, celui -ci adressera une lettre au rédacteur en chef du quotidie n National . Dans
cette lettre, Victor Hugo essayait de s ’adresser aux p ersonnes qui voulai ent protester devant le
Théâtre français contre Le Roi s’amuse et les convaincre qu ’une démonstration violente n ’est pas
la solution adéquate. Même si le public comme nçait à oublier la polémique autour de la pièce,

25
Hugo ne pouvait pas re ster passif devant la censure et le restreint de la liberté artistique qui lui
avait été imposé par la noblesse et la monarchie.
Ainsi, il décide d ’intenter un procès à la Comédie Française pour défendre sa pièce en
invoquant le motif que la censure a déj à été supprimé, n ’existant aucun e raison légal e pour
l’interdiction de sa pièce. Victor Hugo n ’a pas gain de cause devant le Tribu nal et il décide de ne
pas continuer avec le procès devant la Cour royale . Ainsi , Le Roi s ’amuse devie nt une pièce
damnée dès le début, à cause d e ces controverses qui l ’entour ent. La pièce sera reprise seulement
en 1882, cinquante ans plus tard, mais, mêm e avec cette longue pause, elle ne récupère pas le
succès perdu et jamais acquis en 1832.
Après avoir observé le contexte dans lequel la pièce a débuté, nous allons analyser plus en
détail la période de publication, c’est-à-dire, la période d ’or du Romanti sme, et observer si Victor
Hugo est resté fidèle aux principes esthétiques romantiques ou s ’il a essayé d ’apporter quelque
chose de nouveau. Pour bien comprendre l ’émergence du Romantisme en France, nous devons
observer premièrement les changements au nive au social, qui allaient influencer le parcours
artistique du siècle à venir :

Du bouleversement apporté par la crise révolut ionnaire, puis l ’Empire, dans les lois, les mœurs et
la famille, renouvelant l ’orientation des idées et des aspirations, les œuvres de l ’esprit devaient
fatalement subir le contrecoup. Aussi voit -on se créer un tour d ’esprit particulier, un climat de
pensé e et de sensibilité favorable au développement de l ’imagination poétique qui persiste durant
tout le XIXe siècle. D ’autre part, l ’émigration, tant en France que dans certains pays, favorise
l’initiation aux littératures étrangères.18

Nous pouvons donc observer, comment l es incertitudes du point du vue social et politique
ont donné naissance à un mouvement de tel le grandeur que le Romantisme. Les hommes se
sentaient désemparés, et les artistes en général voulaient surprendre particulièrement ce t état de
précarité et fragil ité des hommes devant l ’inconnu. Les écrivains cherchent notamment à
surprendre les di fficultés des hommes simples et les transposer dans des œuvres d ’art de très
grande valeur . C’est aussi le cas pour Victor Hugo, qui a créé des personn ages avec lesquels les
hommes simples peuvent sympathiser et c ’est parce qu ’

18 Karl Pet it, op. cit., p. 10.

26
(o)n remarque plus d ’écrivai ns issus de la classe moyenne que sous l ’Ancien Régime ; comme les
musiciens, comme les artistes, ils ne s ’adressent plus seulement à une société chois ie, à une
aristocra tie intellectuelle, mais à un public plus vaste et moins cultivé. Influencés par les t endances
humanitaires et démocratiques, ils cessent d ’être courtisans et deviennent individuels ; ils
abandonnent le langage noble et les traditions d ’élégance de règle d ans les salons d ’autrefois pour
satisfaire, dans une forme accessible à tous, au goût moins raffiné d ’une génération nouvelle en
quête de sensations également nouvelles.19

Nous pouvons remarquer, comment l ’homme simple, tra vailleur, avec des origines
modestes, devient une source d ’inspiration pour les artistes du Romantisme. C elui-ci n’est pas
seulement une source d ’inspiration . Pour la première fois, le public commence à se sentir apprécié,
parce que les écrivains ont élimi né les barrières in tellectuelles, et les pièges qui se formaient entre
eux et leur public , étant donné que des écrivains de plus en plus nombreux commen cent à émerger
particulièrement de cette catégorie de personnes. Ainsi, nous pouvons affirmer qu ’une
caractéristique très i mportante du Romantisme est le fait que l ’art commence à être accessible pour
un public plus large, et qu’il commence à s ’adapter et change en fonction des besoins actuels de la
société. Victor Hugo commence lui aussi à créer des person nages avec lesquels le public peut
sympathiser comme c ’est le cas pour le bouffon Triboulet : un personnage modeste, un père
protectif, un marginal de la société mais qui a décidé de ne plus tolérer les abus.
Après une période d ’incertitudes et des incon nus, les écrivains ch erchent une nouvelle
source d ’inspiration, et ils la trouv ent parmi les hommes simples, les paysans, dont l ’opinion n ’a
jamais été prise en considération . C’est exactement ce que Victor Hugo fait avec la construction
de tels personnage s négligeables, qui p assent inaperçues, donne une voix à ceux qui l’ont perdue.
Analysons u n peu l’action de la pièce pour mieux appuyer cette hypothèse Commençons
par une brève introduction des personnages. Il y a Triboulet, qui est le personnage princ ipal, le
bouffon de la cour royale. Il y a encore François Ier, le roi, et comme chaque roi qui se respecte, il
emploie Triboulet comme son bouffon pour le divertir. Un autre personnage important de la pièce
est Blanche, la fille de Triboulet, son plus gra nd trésor, autour duque l va tourner l ’action de la
pièce. Un autre personnage important , c’est Monsieur de Saint -Vallier, le père de Diane de Poitiers,
une autre fille déshonorée par François Ier. Il y a encore, Saltbadil, l ’assassin que Triboulet va

19 Ibid., p. 11.

27
payer pour tuer le roi, la s œur de Saltbadil, Maguelonne, ravie elle aussi par les charmes du roi,
Madame de Cossé, la nouvelle conquête du roi, et finalement les autres membres de la cour royale.
Maintenant, analysons succinctement l ’action de la pièce. Pendan t le premier acte, une fête
nocturne chez le musée du Louvre se déroule, fête au cours de laquelle nous rencontrons pour la
première fois les personnages, et nous pouvons déjà nous former une impression générale.
Triboulet participe lui aussi à cette fête, où il découvre que la nouvelle amante du roi est Madame
de Cossé, une femme mariée. Celu i-ci, toujours prêt à donner de mauvai s conse ils au roi, lui
propose de tuer son mari afin de rester avec elle. Le roi a une réaction plutôt positive aux conseils
de Triboulet. Mais, pendant que cette idée est discutée et analysée par les deux, soudainemen t à la
fête fait son apparition Monsieur de Saint -Vallier, le père de Diane de Poitiers, une autre fille que
le roi a déshonorée. Son père vient la défendre et régler les comptes avec le roi , mais évidemment
que le roi ne le prend pas au sérieux, commençan t avec Triboulet de se moquer de lui et de la
situation dans laquelle il se trouve. À cause de ses actions méprisables Triboulet sera maudit par
Monsieur de Saint -Vallier, malédiction qu ’il regretta p endant toute sa vie.
Parallèlement aux incidents avec Monsieur de Saint -Vallier, les cou rtisans conspirent à
enlever la femme qui vit avec Triboulet, ne sa chant pas qu ’en réalité cette femme est la fille de
Triboulet et non son amante. En retour nant chez lui, Triboulet ne réussit pas à oublier la
malédiction de Monsieur de Saint -Vallier, mais un étranger, appelé, Saltabadil, propose à Triboulet
de réparer toutes ses erreurs . Triboulet refuse n ’importe qu elle forme d ’aide et continue son chemin
vers sa maison, o ù il retrouvera Blanche. Le seul désir de Triboule t est de protéger sa fille,
particulièrement parce qu ’il conna ît le caractère indigne du roi et des court isans .
Ainsi, il décid e de ne pas laisser Blanche sortir de l a maison sauf une seule fois quand elle
peut aller à l ’église, mais les efforts de Tribou let n’empêchent pas Blanche de tomber amoureuse
d’un étranger qu ’elle a rencontr é à l’église et qui l ’a même visitée. Nous pouvons observer de cette
scène aussi, le ca ractère tragique que Vic tor Hugo a donné à cette pièce, c ’est-à-dire, le fait que
nous ne pouvons pas éviter le destin, quelques sacrifices que nous fa ssions ; en outre Hugo nous
rappelle le fait que chaque héros tragique sera finalement consommé par ses passio ns.
Après être enf in chez lui, Triboulet, entend d u bruit parvenir de la rue et il se pr écipite pour
aller investiguer ce qui s ’y passe. Pendant tout ce temps, le roi déguisé visite Blanche et les deux

28
vont confesser leur amour. La visite du roi était trè s courte, et celui -ci retourne à la sécurité de la
cour royale. Triboulet rencontre dans la rue quelques court isans qui prétendent qu ’en concordance
avec le plan de Triboulet ils veulent enlever Madame de Cossé pour faire plaisir au roi. En réalité,
les co urtisans sont venus pour enlever Blanche, qu ’ils croyaient être l ’amante d e Triboulet, celle –
ci est la vengeance imaginée par les courti sans pour Triboulet, après toutes ses bouffonneries, une
ironie aussi de la part de Victor Hugo, le farceur étant finalement trompé. Quand Triboulet se rend
compte de tout ce qui se pass e, c’est déjà trop tard pour sauver Blanche.
Le jour suivant, Triboulet retourne à la cour royale o ù se trouve Blanche aussi, mais les
courti sans l’empêchent d’entrer dans la chambre o ù elle se trouve . À un moment donné, elle sort
de la chambre o ù elle se trouve avec le roi et elle avoue ses sentiments à son père. Son père furieux
jure qu ’il va se venger contre le roi, et que la malédiction de Saint -Vallier tombera sur lui. Mais,
comme nous l’avons déjà ment ionné, il n ’y a personne qui peut intervenir dans les ch emins du
destin. Triboulet se souvient de l’aide que Saltabadil lui a offert e et se met à le chercher. Il va le
trouver dans une auberge, près de la Seine, et il va le payer pour tue r le roi. Après a voir parlé avec
Saltabadil, Triboulet sort de l ’auberge tranquille et assuré que le Saltabadil va l ’aider avec son
problème. Un peu plus tard, le roi entre dans l ’auberge pour rencontrer Maguelonne, la sœur de
Saltabadil et une de ses nom breuses amantes. M aguelonne réussit à convaincre son frère de ne pas
tuer le roi, parce qu ’elle est amoureuse de lui, et plutôt de tuer un étranger et l e rendre à Triboulet.
Celui -ci se laisse convainc re par les persuasions de sa sœur et décide de néglig er l’accord qu ’il a
fait avec le bouffon en échange du bonheur de la sœur. Nous voyons dans cette pièce comme nt
presque chaque personnage rompt ses promesses , non pour son propre confort ou plaisir mais pour
le bien de ses proches. Même si les moyens de le faire ne sont pas l es plus honorables, nous
pouvons affirmer que leurs r aisons sont assez sincères.
Après la conversation avec sa sœur, Saltabadil décide de ne pas tuer le roi qui se trouvait à
l’auberge avec Maguelonne. Blanche arrive elle aussi à l ’auberge et découvre le r oi avec son
amante et en même temps, elle devient la victime parfaite pour Saltabadil qui a décidé de tuer un
étranger et pas le roi . Par cette promesse rompue, la fille de Triboulet trouvera sa fin : elle est une
victime de la corrupt ion des court isans , une victime de sa propre naïveté, des fausses promesse s,
des passions dévorant es.

29
Dans l ’acte final, Triboulet retourne pour récupérer son « prix » et refuse l ’aide de
Saltabadil de le jeter ensemble dans la Seine. Mais juste quand il décide de le jeter, i l entend la
voix du roi chant er près de lui et il se rend compte que lui, le trompeur a été trompé. Il ouvre le
sac o ù il découvre sa fille qui après lui avoir demand é pardon, s’expire . C’est une fin de pièce o ù
le tragique est le pe rsonnage principal, acc ablant Triboulet au maximum. Nous sentons son
effondrement intérieur, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de se demander ce qui se serait
passé si Triboulet avait laissé sa vanité du côté ? Nous savons que Triboulet est une victim e de
cette société mala de, ma is il décid e pourtant de répondre à la violence aussi avec de la violence,
c’est pour cela peut -être que Victor Hugo a décidé de punir de cette manière son personnage, pour
attirer l ’attention que nous n ’avons pas besoin de vio lence pour progresser comme s ociété.
Dans le sous -chapitre prochain nous allons explorer les particularités du bouffon pendant
la période romantique, en nous appuyant surtout sur l ’esthétique hugolienne. Figure complexe,
nous essayerons de répondre à la qu estion si Triboulet est ou no n un personnage grotesque, si nous
pouvons affirmer que l ’œuvre de Victor Hugo peut être appelée une résurrection de la tragédie et
si nous sommes devant le premier « bouffon tragique ».

2.2. Triboulet et la rupture sociale

Dans ce sous -chapitre, nous nous proposons d ’analyser la figure du bouffon telle qu ’elle
apparaît dans l ’esthétique théâtrale de Victor Hugo, en particulier dans la pièce de théâtre Le Roi
s’amuse. Nous allons commencer par une question : le perso nnage pr incipal, c ’est-à-dire le
bouffon Triboulet est -il un personnage grotesque ou pas ? Pouvons -nous intégrer le bouffon dans
la catégorie des personnages grotesques ? Quels traits doit présenter un personnage pour qu ’on
puisse le nommer grotesque ? To utes les réponses nou s allons les trouver dans la Préface de
Cromwell , un manifeste écrit par Victor Hugo dans lequel il va repenser le concept du grotesque
dans la littérature. En outre, nous devons explorer aussi quelques principes esthétiques essentiels
pour bi en comprendre et analyser Le Roi s ’amuse.

30
Nous allons commencer par un examen des caractéristiques les plus révélatrices de
l’écriture hugolienne, mises en évidence par Émile Faguet dans son ouvrage Études littéraires et
observer comment elles s e manife stent dans Le Roi s ’Amuse. Émile Faguet considère l ’écriture
hugolienne comme un paradoxe. Hugo représente au même temps l ’imaginaire et le réel, il est le
maître des contrastes très bien contrebalancés dans son écriture par la trivialité. Il co mbine ce tte
trivialité a vec une écriture noble et claire, quelquefois avec des jeux des mots associés à une
syntaxe assez difficile à suivre. Le genre dans lequel il excelle est le genre bouffon, ensuite le
burlesque et finalement le calambour.
Nous p ouvons o bserver clairem ent comment les contrastes imprévus se manifestent dans
Le Roi s’amuse surtout à la fin de la pièce au moment où Triboulet découvre que dans le sac qu ’il
vient de jeter au bord de la rivière il y avait en réalité sa fille. En outre , un autre problème pren d
naissance avec cette scène finale, que nous allons analyser plus profo ndément dans le chapitre
prochain : Triboulet est -il ou non un bouffon tragique ? Un autre aspect qu ’on peut observer est
le fait que Victor Hugo excelle dans ses représentations du b ouffon , celui -ci étant un de ses
personnages favoris . Une explication pour cette attraction de Victor Hugo à créer des personnages
grotesques peut être celle donnée par la mère de Hugo, Adèle, dans l ’essai Victor Hugo raconte
par un témoin de sa vie

Cet éveilleur était le souf fre-douleur des élèves. Lorsqu ’ils étaient mécontents de lui, ils
l’appelaient Corcova (bosse). Quand il avait fait son service et qu ’ils voulaient lui être bons, ils
l’appelaient Corcovita (petite bosse). Le pauvre homme riait : peu t-être s ’était-il habit ue à sa
difformité ; peut -être en souffrait -il au fond et n ’osait pas se fâcher de peur de perdr e sa place.
Eugène et Victor se mêlèrent bientôt à ces plaisanteries, et, pour remercier leur valet de chambre,
lui donnèrent aussi, avec la grâce cruelle d ’enfance son petit nom.20

Grâce aux notes que la mère de Victor Hugo a gardées pendant plusieurs a nnées et après
leur publication, nous avons une image plus claire concernant les personnages qui ont fasciné Hugo
depuis son enfance. Nou s pouvons observer que les caractéristiques de Corcova peuvent être
facilement repérées dans les personnages imaginés p ar Victor Hugo. Corcova était bossé comme

20 Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Paris, Nelson Éditeurs , 1920, p. 230.

31
Triboulet et Quasimodo, il était au service des autres, et comme les deux personnages déjà
ment ionnés il a beaucoup so uffert à cause de sa condition. La situation est exactement la même
avec Triboulet, qui étant do nné sa condition, est devenu complètement insensible aux vies des
autres, comme qu’il a souffert énormément à cause de la moquerie de ceu x-ci il essaie de toutes
ses forces de se venger . Il se venge même sur ce qui ne l ’ont pas offensé simplement au nom de
les fa ire souffrir. On peut observer ici que le bouffon, d’une figure joviale et enthousiaste est
devenu dans l ’œuvre de Victor Hugo, un inadapté, un exilé, un bouffon q ue les autres l ’ont
contaminé avec leur méchanceté et à son tour paiera de la même monnaie, en s ’attaquant aussi aux
innocents.
Un jour, pendant une fête, monsieur de Saint -Vallier se glisse pr ès de François Ier et lui
reproche le déshonneur qu ’il a appo rté sur sa fille Diane de Poitiers. Triboulet observ e la scène et
commen ce à se moquer de monsieur de Saint -Vallier en l’insultant de tous les noms, en oubl iant
que lui aussi il a une petite fille qui pouvait se trouver dan s la même situation. La moq uerie que
Triboulet a soufferte pendant toute sa vie à cause de sa difformité l ’a déterminé de p erdre
complètement son empathie et sa compassion envers les autres.
Avec Victor Hugo et sa résurrection d u grotesque et des nuances tragiques qu ’il prête à
ses personnages, nous assistons au début de la transformation du bouffon, transformation que
chaque futur dramaturge va utiliser pour faire ressortir les problèmes les plus graves avec auxquels
la société de son époque se confronte . Dans la préface du Roi s ’amuse Victor Hugo publie un billet
de la part d ’un directeur de scène qui défend la pièce après l ’interdiction qu ’elle a reçu e juste après
la première représentation :

La pièce est immorale ? Croyez -vous ? Est -ce par le fond ? Voici le fond. Triboulet es t difforme,
Triboulet est malade, Triboulet est bouffon de cour ; triple misère qui le rend méch ant. Triboulet
hait le roi parce qu ’il est le roi, les seigneurs parce qu ’ils sont les seigneurs, les hommes parce
qu’ils n’ont pas tous une bosse sur le dos . Son seul passe -temps est d ’entre -heurter sans relâche les
seigneurs contre le roi, brisant le plu s faible au plus fort. Il déprave le roi, il le corrompt, il l ’abrutit ;
il le pousse à la tyrannie, à l ’ignorance, au vice ; il le lâche à travers toutes les f amilles des
gentilshommes, lui montrant sans cesse du doigt la femme à séduire, la sœur à enleve r, la fille à
déshonorer.21

21 Victor Hugo, Le Roi s’ amuse, Paris, Nelson Éditeurs, 1877, p. 4.

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De ce billet publié comme préface de la pièce, nous pouvons observer qu’en effet Triboulet
est la vict ime d ’une société immorale, égoïste, alors qu ’il est attrapé dans un cercle vicieux dont il
ne peut plus sortir. Cette société fondée sur d ’énormes diffé rences entre les classes sociales, sur
des injustices, c ’est la société que Hugo méprisait de tout son cœur. Ainsi il a créé Tribo ulet pour
montrer que même le bouffon, cette figure toujours joviale, peut être corrompue, et qu ’à son tour
il peut corrompre les autres aussi.
En plus, la difformité de Triboulet fait de lui une victime, ce que Victor Hugo voul ait
dénoncer dans son œuvr e, les injustices que la société faisait contre les impuissants, ainsi ils
prennent la justice dans leurs propres mains. Observ ons ce que fait Triboulet quand sa fille ,
Blanche est en danger. Il est maudit par Monsieur Saint -Valli er à cause des insultes qu’il lui a
adressées, ainsi, avec les insultes de Triboulet et la malédiction de Saint -Vallier le ce rcle de
méchanceté continue à grandir. Pour le bouffon Triboulet , les bouffonneries, les jongleries et les
acrobaties sont devenues des int ermédiaires pour transmettre son message de vengeance par le
biais du roi. Il profite de l ’influence qu ’il possède su r François Ier pour l ’influencer à insulter et à
ridiculiser les faibles et les désarmes pour qu ’il puisse sentir que la justice a été rend ue. Comme il
ne serait jamais capable de riposter, par conséquent, il utilise ses capacités de manipulation pour
préparer sa revanche.
Une explication pour les mœurs si contestables de Triboulet peut être trouvée de nouveau
dans l ’œuvre d ’Émile F aguet qu i affirme que Hugo a toujours observé les malheureux, les
innocents, avec leur douceur spécifique. Mais il a aussi ob servé les méchants dans leur profondeur
et examiné cette haine qui pourrissait leur âme.
Nous pouvons observer comment la s ensibilité de Victor Hugo l ’a toujours aidé à
crayonner des personnages très complexes comme c ’est le cas pour le bouffon Tribo ulet. Un
bouffon « anti-bouffon », comme Ionesco a nommé ses pièces de théâtre. Nous pouvons appeler
Triboulet un « anti-bouffon » parce q u’il s’oppose complètement à l ’image du bouffon que nous
avons déjà répertoriée pendant le Moyen Age : celui -ci influenç ait sa communauté à progresser,
quant à Triboulet, celui -ci est tout sauf un modèle. Triboulet n’accepte pas les conventions
imposées par son rôle de bouffon, comme les écrivains absurdes vont refuser eux aussi les règles
déjà consacrées et sacralisées d es pièces de théâtre.

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Avec ce personnage si controversé, Hugo non seulement ramène les personnages
grotesques au -devant de la li ttérature mais aussi, s ’oppose aux conventions et aux canons
classiques associés à l ’image de ce personnage. Une caractéristiqu e déjà célèbre de l ’esthétique
hugolienne est le fait qu ’Hugo a toujours rejeté les principes traditionnels d ’écriture. Il a inve nté
des per sonnages comme Triboulet, Quasimodo ou Gwynplaine, tous des personnages difformes,
grotesques, qui suscitent la pitié , pour faire comprendre que la réalité ne doit pas être altérée, qu ’il
faut la présenter exactement telle qu ’elle est. La résurr ection des per sonnages grotesques faite par
Victor Hugo montre exactement l ’idée que la laideur et le grotesque ne peuvent pas êtr e évités,
étant donné que le beau ne peut pas exister sans le laid et vice -versa. Dans ce qui suit, nous allons
analyser quelq ues idées con cernant le grotesque, telles qu ’elles sont illustrées par Hugo dans La
Préface de Cromwell et observer si nous pouvi ons intégrer Triboulet dans la catégorie des
personnages grotesques.
Premièrement, concernant les caractéristiques des grotesq ues théori sés par Hugo dans La
Préface de Cromwell , Victor Hugo distingue trois étapes dans l ’évolution de la littérature
conce rnant l ’esthétique grotesque. La première est celle de la Genèse, étape à propos de laquelle
Hugo ne donne pas beaucoup de détail s, et qui s’oppose à la deuxième étape , celle de l ’épopée
homérique. Selon Hugo,

Le grotesque antique est timide, et cherche toujours à se cacher. On sent qu ’il n’est pas sur son
terrain, parce qu ’il n’est pas dans sa nature. Il se dissimule le plus qu ’il peut. Les satyres, les tritons,
les sirènes sont à peine difformes. Les parques, les harpies sont plutôt hideuses par leurs attributs
que par leurs traits, les furies sont belles, et on les appelle euménidés, c ’est-à-dire douces,
bienfaisantes. Il y a un voile de grandeur ou de divinité sur d ’autres grotesques. Polyphème est
géant ; Midas est roi ; Silène est dieu.22

Nous pouvons observer comment Victor Hugo considérait les personnages mythologiques,
tels que les sirènes, les tritons, le minotaure, les géants comme des initiateurs des figures
grotesques qui allaient venir, surtout pendant le Romantisme. Ces figures s’encadrent parfaitement
dans le schéma établi par Hugo concernant les personnages grotesques mais d ’une manière très

22 Victor Hugo, Cromwell , Paris, Sociétés d’ éditions littéraires et artistiq ues, 1880, p. 9.

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timide et simple comme si les écrivains antiques avaient peur de représenter cette partie de la
réalité que Victor Hugo a toujours exposée .
La troisième étape théorisée par le poète et le dramaturge est celle du drame : « Le Drame ;
et le drame, qui fond sous un même souffle l e grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la
tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre d e la troisième époque de poésie, de la
littérature actuelle. »23 Par conséquent, nous pouvons observer comment le drame est pour Hugo
est la fusion entre le grotesque et le sublime, un mélange des extrêmes, les deux parallèles qui
semblent ne jamais se ren contrer. Mais pour Hugo cette rencontre des impossibles est finalement
l’essence de la littérature. Pour lui, l ’homme réel, est l ’homme qui découvre et vit son drame.
À partir de ce principe, nous pouvons observer comment Hugo construit des personnages
selon le même schéma, comme c ’est le cas pour Triboulet aussi. La vie de Triboulet est une farce
comique, une autre caractéristique du grotes que hugolien, ce mélange entre la tragédie et la
comédie, le bouffon Triboulet, qui arrive à tuer sa fille par acci dent seulement parce qu ’il a voulu
la protéger. Cette ironie est utilis ée par Hugo dans le cas de Triboulet, pour souligner qu’il ne peut
pas y avoir de bien sans le mal, de beau sans le laid, une ironie qu ’on peut saisir aussi du point de
vue compositionnel de la pièce. Le Roi s ’amuse commence par une scène très vivante : Triboulet
et le roi François Ier se trouvent au mu sée du Louvre pour une fête de nuit, l ’atmosphère est animée,
pleine de vie et de bonne humeur, de beauté dans s a plus pure forme.
Quant à la fin de la pièce l ’atmosphère change complètement de registre. Nous sommes
devant un bouffon dévasté, désespéré, q ui vient de découvrir qu’il a tué son propre enfant, sa chère
fille Blanche, et la pièce finit même par la répl ique de Triboulet : « J’ai tué mon enfant ! j’ai tué
mon enfant ! »24 Cette réplique est très dure pour un père de dire à travers son enfant, le tragique
étant l ’acteu r principal de cette scène finale.

23 Ibid. , p. 13 .
24 Victor Hugo, Le Roi s’ amuse , op. cit ., p. 77.

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2.3. Personne ne s ’amuse plus
Les contrastes si spécifiques pour l ’esthétique grotesque peuvent être retrouv és aussi dans
la pièce au niveau symbolique : la vie de Triboulet est divisée en deux . Il y a la partie qui est
dominé e par la vengeance, partie qui attend son tour à saisir sa revan che, par le biais du roi, à
travers les conseils si in appropriés qu’il donne à celui -ci. Cependant, il y a un autre Triboulet,
Triboulet le père dont la fille s ’appelle Blanche, fill e qui, comme son nom le suggère, apporte le
calme, la sérénité, dans la v ie de son père. Triboulet jongle avec les deux extrêmes et
l’impossibilité de maintenir un équilibre entre les deux.
Ainsi, nous pouvons affirmer que Blanche inc arne le sublime, la be auté, la pureté et comme
cela, l ’association entre laideur et splendeur caractéristique de l ’esthétique grotesque est évidente.
Nous avons déjà parlé de la fusion entre la beauté et la laideur et comment cette fusion se manifeste
dans la pièce . Une autre c aractéristique importante du grotesque mentionné e par Hugo dans La
Préface de Cromwell est la juxtaposition tragédie -comédie : « (d)ans la pensée des modernes, au
contraire, le grotesque a un rôle immense. Il y est partout ; d’une par t, il crée la difformi té et
l’horrible ; de l ’autre, le comique et le bouffon. »25
Il faut remarquer comment l ’ambivalence comédie -tragédie n’est pas à négliger quand nous
parlons de l ’esthétique hugolienne, et surtout la pièce que nous venons d ’analyser est un exemple
vraiment pertinent pour soutenir cette hypothèse. Nous rencontrons dans Le Roi s ’amuse des
situations qui suscitent le rire, mais au même temps des hypostases du personnage principale vivant
une tragédie véritable . Victor Hugo réussit avec cette œuvre à exprimer d’une manière très claire,
les idées théoris ées dans La Préface de Cromwell . Regardons un peu l ’ensemble général de la
pièce : nous avons un bouffon, personnage déjà associé à la sphère de la comédie et de l ’humour,
ce qui sert à cré er un certain horizon d ’attente concernant la pièce.
En avançant avec la lecture, ces attentes vont s ’effondrer peu à peu quand le lecteur
découvrira que Triboulet n ’est pas le bouffon auquel il était habitué, mais au contraire, il est en
tous point s l’opposé du bouffon que le l ecteur s’imaginait rencontrer dans la pièce. D ’ailleurs,
comme son personnage, Victor Hugo a joué une première farce aux lecteurs. La pièce continue par
exposer la nature réelle de Triboulet, ses angoisses, sa dualité, sa tragédie f inalement qui se

25 Victor Hugo, Cromwell , op. cit., p. 9.

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manifes te en même temps d’manière in térieure, celui -ci étant partagé entre son amour pour sa fille
et la soif de vengeance. Et finalement la dernière tragédie commence au moment où Triboulet
découvre que le roi François Ier a profité de sa fille. Mené par son am our paternel et aussitôt son
amour pour la vengeance, il commence à établir un plan pour récupérer l ’honneur de sa fille, plan
qui va se transformer dans la plus grande tragédie de sa vie.
Triboulet est un exilé, il est considéré comme un pari a de la soc iété, il n ’a aucun statut
social, il ne possède pas de propriétés, il ne peut pas consolider ses valeurs morales parce que la
société ne les a pas, d ’ici venant sa rupture avec la société. Triboulet préfère être un isolé plutôt
que de vivre ave c les courti sans, et il oblige sa fille de faire la même chose, seulement pour la
protéger . C’est pour cela qu ’il la visite en secret parce qu ’il ne veut pas que Blanche, sa petite fille
candide soit souillé e par les vices et les défaillances de la sociét é :

Aruncat pe traiect existențial fals, în care valorile degradate sau false apar ca un superlativ al vieții,
personajul din farsa tragică este el însuși un abulic, un ins adânc atins de regresiunea biologică și
intelectuală, un mitoman, un traumatizat, un om în sta re de delir, un candid sau un criminal
involuntar, un bufon liric sau o marionetă neputincioasă. Atributele fundame ntale ale personajului
din farsa tragică demonstrează de fapt încă o dată moartea eroului burghez, convertită în ace st teatru
al existenței î ntr-o dispar iție generală a climatului generator de eroi. De aceea, personajul care
sugerează din aceasta perspectivă comportamentul ființei umane, situate între etre si neant, nu mai
este niciun angelic pur și niciun ins demonic a utentic, ci u n ins amorf și insesizabil, noneroul care
își consumă existența într -o continuă aparență.26

Nous pouvons observer à partir de l’étude de Romul Munteanu comment Hugo ouvre la
voie avec Triboulet pour le théâtre à venir . Il crée un personnage c omplexe angoissé et entra vé par
son existence. Celui -ci est rongé par la rage, l ’impuissance de ne pas pouvoir changer son destin,
la peur que sa fille p uisse être une victime de ce monde méchant . En fait, Triboulet est un bouffon

26 Romul Munteanu, Farsa tragică , București, Editura Univers, 1970, p. 99. Jeté sur de fausses voies existentielles,
dans lesquelles les valeurs dégradées ou fausses semblent être un superlatif de la vie, le personnage de la farce tragique
est lui -même un aboulique, un in dividu profon dément touché par la régression biologique et intellectuelle, un
mythomane, une personne traumatisée, un délirant, un candide ou un criminel involontaire, un bouffon lyrique ou une
marionnette impuissante. Les attributs fondamentaux du personn age de la far ce tragique démontrent encore une fois,
la mort du héros bourgeois, convertie en ce théâtre de l’existence en une extinction générale du climat générateur de
héros. Par conséquent, le personnage qui suggère de cette perspective le comportement de l’être hu main, situé entre
l’être et le néant, n’est plus ange ni démon mais un individu amorphe et imperceptible, l’antihéros qui consomme son
existence dans une apparence continue. (C’est nous qui traduisons .)

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triste. Sa tristesse n ’est pas conventionnelle pou r quelqu ’un qui possède le statut de bouffon. Victor
Hugo utilise au maximum dans Le Roi s’amuse l’ironie. Nous avons un bouffon, figure toujours
associé e avec la bonne humeur, et l’allégresse, ayant ici des an goisses métaphysiques , deux
associations compl ètement incompatibles. Cette figure du bouffon triste, créée par Hugo au XIXe
siècle, restera dans la littérature aussi dans les siècles à venir aussi . Plus la société changera plus
le bouffon sera de plus en p lus avalé par les pro blèmes et forcé de se con former et croire dans le
pseudo -valeurs sociales qui vont contribuer de plus en plus à sa rupture finale avec la société.
Pour conclure ce sous -chapitre, nous pouvons affirmer que la relation entre Triboulet et la
socié té est après tout très simple : celui-ci méprise la société, ayant un dégoût incontestable envers
elle, mais la société n ’est pas elle non plus sa meilleure amie . La société d u XIXe siècle, comme
nous avons déjà annoncé, ne respectait pas les « Triboulets », ces inadaptés et ces incapables de se
conformer. Ainsi, Triboulet comme un véritable bouffon qui avait toujours les surprises de son
côté, essay e de tromper la société, et il le fait comme il le sa it le mieux, à l’aide des bouffonn eries.
Mais Triboulet , ne sa it pas que nous ne pouvons p as tricher le destin, et que celui -ci a toujours le
dernier mot. La rupture sociale de Triboulet est irréversible et elle ne montre qu ’une société malade,
corrompue, que Victor Hugo réussit à exposer et à dénoncer dans sa pièce.
À la fin de ce périple, n ous pouvons tirer quelques conclusions concernant le bouffon
romantique et surtout Triboulet. Celui -ci n’est qu ’un reflet d’une société en souffrance, dominé e
par l’égoïsme, la corruption et la fauss eté. Victor Hugo a réu ssi à créer un personnage atemporel ,
une figure dans laquelle nous pouvons, nous retrouver des siècles après son apparition. Il a créé la
figure de l ’exilé par excellence, du marginalisé mais en même temps il s ’éloigne des héros
roman tiques canonisés, en c réant un anti -héros. Personnage qui n’est pas honorable, décent ou
digne comme les grands héros du romantisme, Triboulet est tout au contraire, impulsif, irrationnel ,
avec des mœurs vraiment contestables . Mais ce sont son humanité , sa sensibilité qui poussent les
lecteurs à sympathiser avec lui.
Pour conclure ce chapitre nous pouvons affirmer que Victor Hugo a vraiment changé les
fondations du romantisme et a influencé la littérature des siècles à venir avec la création d ’un
personnage si complexe et dual comme Triboulet. Celui -ci, mélangea nt dans la pièce des aspects
tragiques et des aspects comiques , rend cette pièce grotesque par excellence . En même temps Hugo
lui pr ête une fin tragique, en réinven tant avec Triboulet le perso nnage romantique déjà consacré.

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Victor Hugo réussi t à l’aide de l’ironie qui domine la pièce, à se révolter contre l ’idéal intangible
théoris é par les romantiques à ancrer ses lecteurs dans les réalités brutales qui l ’entourent. Ainsi,
nous pouvons affirme r qu’avec la création de la pièce Le Roi s ’amuse , le romantisme a été
réinventé.
Dans le chapitre qui suit, nous allons analyser des bouffons qui sont vraiment consacrés
dans la littérature universelle, les bouffons envisag és par Samuel Beckett dans sa pièce En
attendant Godot . Nous a llons observer comment l ’image et la représentation des bouffons ont
changé au long des siècles et ensuite quel les sont les caractéristiques qui particularisent les
bouffons de Samuel Beckett . En plus nous allons explorer comment « la crise du langage », une
caractéristique incontestable du théâtre de l ’absurde, influence les bouffons et leur relations
sociales.

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Chapitre 3
Bouffonneries modernes : le bouffon dev ant « la crise du langage »

Dans ce premier chapitre nous allons analyser les bouffons protagonistes de la pièce En
attendant Godot . Nous allons observer comm ent Samuel Beckett fait la transition entre le bouffon
déjà consacré et le clown. Les person nages beckettiens commencent à acquérir des caractéristiques
qui les rend rasse mbler plus aux clowns qu ’au bouffons. Nous allons examiner notamment cette
transition mais aussi les traits originels que Beckett a donné s à ses personnages et surtout observer
si les protagonistes sont ou non affect és par la crise du langage. Ensuite, nou s allons examiner
quelques éléments techniques, notamment la période dans laquelle la pièce a été écrite, les
principes esthétiques, et aussi les caractéristiques du théâtre de l’absurde.

3.1 Bouffons et fous chez Beckett
Nous allons commencer ce sous -chapitre par une citation qui appartient à Eug ène Ionesco,
qui essaye d ’expliquer ses pensées concernant la n otion d ’absurde : « Pour mo i, à l ’intérieur de
l’existence tout es t logique, il n ’y a pas d ’absurde. C ’est le fait d ’être, d ’exister qui est étonnan t.
Alors, qu ’on appelle quelquefois l ’absurde ce qui n ’est que la dénonciation du caractère dérisoire
d’un langage vidé de sa substance . » 27
Nous pouvons observer à partir des remarques avancées par Eug ène Ionesco que l ’absurde
n’est ni un courant litté raire ni un état d ’esprit mais justement le fait d ’exister. Nous ne pouvons
pas échapper, à l’absurde parce que finalement l ’absurde c ’est nous, c ’est en nous. Dans la
deuxiè me partie de l ’explication de Ionesco nous observons comment celui -ci mentionne po ur la
première fois le langage en relation avec l ’absurde. Il affirme déjà que le langage est vide et sans
substance, en théorisant peu t-être par inadvertance la crise d u langage, cette maladie dont tous ses
personnages vont souffrir. Les personnages cré és par Ionesco ne sont pas les seules victimes de la

27 Eugène Ionesco, Notes et contre -notes, Paris, Gal limard, 1991, p. 102.

40
crise de langage, car les bouffons imaginés par Beckett vont beaucoup souffrir eux aussi de cette
maladie. Nous voyons déjà comment la fonction du langage change, devenant un logos destructeur.
Ainsi, l es bouffons repartis dans les célèbres couples Didi et Gogo, et Pozzo et Lucky
réagissent chacun d ’entre eux, d ’une manière différente devant cette crise de langage qui a touc hé
presque chaque personnage du théâtre de l ’absurde. Nous allons analyser mainte nant chaque
couple et sa relation avec le langage. Commençons avec Didi et Gogo. Les deux célèbres amis
attendent l ’arrivée de Godot, et en attendant il n ’y a d’autre chose à faire que parler. Leur relation
avec le langage est à double tranchant, en l ’utilisant au début seulement pour remplir le vide
existentiel dont ils sont accaparés. Ils essayent d ’attribuer au langage la fonction d u logos salvateur,
et nous pouvons affirmer qu’ils vont réussir à le faire pendant une courte période de temps. Le fait
de raconter de blagues et le récit des souvenirs fonctionner ont au début dans leur relation, mais la
transition du logos salvateur au logos destructeur aura lieu d ’une manière tr ès subtile et trompeuse
et apportera l ’aliénation finale des deux bouffons.
Au début, les deux réussissent à trouver un chemin l ’un vers l ’autre et en même temps, à
se découvrir eux -mêmes , chacun racontant une partie de sa vie à l ’autre , le langage ayan t dans ce
contexte une fonction presque thérapeutique. Mais dès que la pièce avan ce, la communication entre
les deux devient de plus en plus déficitaire, arrivant à un moment donné à presque détruire leur
relation . Seule l ’arrivée de Pozzo et Lucky, peut -être pas le Godot qu ’il attendaient mais le Godot
dont ils avaient besoin, réussit à combler un peu la distance qui s ’est installé e entre les deux. Avec
l’apparition de Pozzo et de Lucky, maintenant Didi et Gogo ne sont plus responsables de trouver
de nouve lles distractions pour occuper leur temps. À cause de la crise du langage, les de ux
bouffons ont perdu la seule chose qui le s tenait loin de leur aliénation totale et irréversible : leur
amitié, et la compagnie d ’autrui.
Quand nous parlons de l ’autre c ouple présent dans la pièce, c ’est-à-dire de celui formé par
Pozzo et Lucky, et de leur contact avec la crise du langage, les choses sont complètement
différent es. Premièrement parce qu ’entre les deux une relation d ’amitié n ’a jamais existé . Lucky
était p our Pozzo au début de la pièce seulement un moyen de s ’amuser lui aussi pour éc happer à
la réalité trop dure. Quant à Lucky, Pozzo était au début un oppresseur, qu i l’exploitait au
maximum justement pour son amusement. Leur relation changera au fur et à mesure que l ’action
de la pièce avan cera.

41
Les deux ont au cours de la pièce, une relati on différente avec le langage. Commençons à
analyser premièrement, celle de Lucky. Celui -ci ne maîtr ise pas le langage aussi bien que les autres
bouffons, mais nous pouvo ns affirmer que c ’est sa chance, parce qu ’avec son manque de ma îtrise
du langage, il a réussi à créer son propre univers, évitant ainsi la réalité. De toute façon, il a été lui
aussi affecté par la crise du langage, parce que même dans les scènes quand il parle, il répète ce
que dit Pozzo ou il utilise le langage pour l ’amuser, jamais pour exprimer ses propres opinions ou
raconter son histoire. Mais nous pouvons en tout cas affirmer qu ’il a réussi à tromper le destin, et
à tricher l ’existence. Ironiquement , il deviendra muet à la fin de la pièce, donc sa relation avec le
langage et avec le m onde extérieur finira pour toujours ; il plonge ra plus profondément dans son
propre univers. Nous pouvons affirmer que Lucky est le bouffon gagnant devant le destin. Il a
réussi à intérioriser sa relation avec le langage, n ’ayant pas bes oin d ’un interlocut eur.
Quant à son ami Pozzo, le langage est une toute autre affaire . Celui -ci le maîtrise m ieux
que ses compagnons, réussissant à l ’utiliser dans sa faveur. Il sait comm ent manipuler Lucky pour
l’obliger de faire ce qu ’il demande et en même temps il sait co mment lui donner des ordres très
clairs à accomplir. Il profite de la faiblesse de son ami pour son propre amusement, mais de
nouveau ironiquement à la fin de la pièce , il deviendra dépend ant de lui pour survivre, après qu ’il
devien t aveugle. Pozzo profit e de l’aliénation de ses camarades et de leur incapacité de maîtriser
le langage pour satisfaire ses propres besoins, mais il est lui aussi comme les autres un inadap té et
un damné de vivre ensemble avec les personnes qu ’il considère être ses inferieurs. Mê me s’il sait
mieux que les autres comment utiliser le langage dans sa faveur, Pozzo est lui aussi comme ses
camarades, un être solitaire, dépend ant de la présence d e l’autre.
Maintenant, après avoir analysé les bouffons en rapport a vec la crise du langage, nous
allons explorer quelques aspects concernant l ’absurde, voir pourquoi En attendant Godot est
catégoris ée comme une pièce faisant partie du théâtre de l ’absurde et examiner aussi le temps et
l’espace de la pièce, des aspects ext rêmement importants pour bien la comprendre.
Nous allons commencer avec l ’absurde qui est, selon le critique Nicolae Balot ă,

(…) în mod esențial, un divorț. Nici rațiunea, nici realitatea asupra căreia ea se apleacă spre a o
cunoaște nu sînt absurde. Absurdul ia naștere, după Albert Camus – teoreticianul cel mai sistematic

42
al absurdului – din discrepanța între dorința de claritate a rațiunii umane și iraționalitatea,
obscuritatea lumii reale, între nostalgia unității și diversitatea haotică a lucrurilor și a vieții, între
elanul omului spre eternitate și caracterul finit al existenței sale.28

Nous pouvons observer comm ent l’absurde n ’est ni un courant litt éraire, ni un mode de vie
mais plutot la cohésion viol ente entre le rationnel et l ’irrationnel, entre le connu et l ’inconnu, le
réel et l ’irréel. L ’absurde est particulièrement cette ligne ima ginaire entre deux extrême s. C’est
pour cela que nous disons que la pièce est absurde et que nous sommes devant des personnages
absurdes, parce qu ’elle ne coïncide pas avec nos attentes concernant la réalité . Dans un monde
plein d ’incertitudes particulièr ement dans la période dans laquelle le théâtre de l ’absurde fait son
apparition, il ne peut pas nous donner au spectateur les certitudes et la sécurité qu ’il espérait . Ainsi,
il est parfaitement clair que nous sommes tous des « Didi et Gogos », nous désiro ns des certitudes,
certitu des qu e personne ne peut pas nous offrir . Ains i, nous sommes nous aussi près de la limite
faible entre le réel et l ’imaginaire. C ’est ce que rend la pièce aussi ré aliste qu’absurde.
Nous devons aussi mentionner la période dans laquelle le théâtre de l ’absurde fait son
apparition, c ’est-à-dire, la première moitié du XXe siècle, juste après la Deuxième Guerre mondiale
avec toute ses horreurs, un environnement presque prémonitoire pour la no uvelle littérature prête
à émerger. Un e nvironnement qui selon Pierr e de Boisdeffre dans son ouvrage , Une histoire
vivante de la littérature d ’aujourd ’hui représente l ’homme comme un condamné devant la mort,
et les écrivains complétement désol és sans aucun espoir pour les jours à venir. En outre , ils
considéraient l ’absurde comme une vérité incontestable, de la même manière que quelques siècles
avant, l ’existence de Dieu a vait été consid érée par tous. Ainsi, dans un monde dominé par les
incertitudes, les angoisses, et les craintes, la littérature ne peut représenter que la r éalité qui à ces
moments -là, illustre parfaitement le concept de heideggérien de l ’« être-vers-la-mort ». C’est
particulièrement ce que Samuel Beckett vient de nous transmettre par sa piè ce. Il représent e avec
succès l ’existence comme un agonie constante, réussissant à créer le mélange parfait pour ses

28 Nicolae Balotă, Lupta cu absurdul, op.cit. , p. 25. Car l’absurde est essentiellement un divorce . Ni la raison, ni la
realité sur laquelle il est fondé, ne sont absurdes. Selon Albert Camus – le théoricien le plus sy stématique de l’absurde
– du décalage cr eusé entre le désir de clarté de la raison humaine et l’irrationalité, l’obscurité du monde réel, entre la
nostalgie de l’unité et la diver sité chaotique des choses et de la vie, entre l’élan de l’homme vers l’éterni té et le
caractère limité de son existen ce. (C’est nous qui traduisons .)

43
personnages entre la tragédie d ’être en vie, et la comédie de la vivre. Tragédie qui , selon Romul
Munteanu représente

(f)arsa tragică contemporană (care) ni se pare că reprezintă una din tentativele simpt omatice de
reconstruire a unui univers uman ale că rui semne caracteristice trădează existența paradoxală a
noneruolui , damnat să nu gă sească drumul de ieșire din labirint. Dedalus devine astfel zeul simbolic
al societății industriale de consum, iar nonerou l capătă atributele unui clown supralucid care ia in
derîdere propria sa trag edie. 29

Nous pouvons observer comment commence déjà l a transition du bouffon vers le clown,
transition que nous allons explorer dans ce qui suit. Nous avons déjà e xaminé dans le chapitre
passé les caractéristiques du bouffon, et nous allons observer maintenant comment il se transforme.
Le meilleur exemple po ur mieux décrire cette transformation dans la pièce est Lucky. C’est le
personnage l e personnage qui au premier abord semb lait être le plus simple , celui qu’on ne
remarquerait pas au premier abord. Mais, celui -ci nous aide le plus à mieux comprendre cette
transformation. Opposé à son ancêtre Triboulet, Lucky aime le jeu, il aime se divertir et , si
contraint, il aime divertir les autres aussi, de la même man ière que les clowns du cirque l e font .
Celui -ci utilise le jeu pour s’échapper dans son propre univers, complétement opposé à la réalité,
et les seuls qui gâchent son équilibre ce sont ses camarades.
Avec Lucky, le ridicul e atteint des cotes extrêmes, ce lui-ci jouant premièrement le rôle d u
clown simplement pour amuser ses camarades . Mais dès que la pièce avance et Lucky s ’engouffre
plus profondément dans ce rôle, finalement il décidera de ne jamais le quitter. Ce rôle représente
selon Romul Munteanu, rep résente « un mijloc de a pătrunde în misterul existenței, un instrument
de cunoaștere, care departe de a ascunde realitatea, o demască, o înfățișează »30.
Ainsi, nous pouvons affirmer que le clown représente finalement la ré alité telle qu ’elle est,
sans se soumettre aux contraint es socia les. Avec ses bouffonneries , il réussit à dévoiler l e ridicul e

29 Romul Munteanu, Farsa tragică , op. cit. , p. 25. La farce tragique contemporaine nous semble être l’u ne des
tentatives symptomatiques de reconstruction d’un univers humain dont les signes caractéristiques montrent l’existence
paradoxale du non -héros damné de ne pas trouv er l’issue du labyrinthe. Dédale devient ainsi le dieu symbolique de la
société de c onsommation industrielle, et le non -héros reçoit les attributs d’un clown hyperlucide qui ridiculise sa
propre tragédie. (C’est nous qui traduisons .)
30 Ibid. , p. 118. Un moye n d’entrer dans le mystère de l’existence, un outil de connaissance qui loin de cacher la réalité,
la démasque, la dépeint. (C’est nous qui traduisons .)

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de l’existence, sans offenser personne. Opposé à son ancêtre Triboulet , il réussit à surprendre les
brutalités et les angoisses d ’une réalité expérimentée et vécue par tous, et pas notamment d ’une
certaine société. Lucky représente très bien la transition vers le clownesque, exposant précisément
l’essence de ce personnage si versatile et caméléonesque , c’est-à-dire, le fait que son devoir est
d’amuser les a utres . Même s ’il n’a pas envie de l e faire, il doit toujours cacher ses sentiments et
ses pensées jusqu ’à ce qu ’il devienne complètement consommé par son ridicul e et son absurdité.
Après avoir analysé les bouffons face à la cri se du langage, leur trans ition vers le
clownesque et la notion d ’absurde, nous allons examiner maintenant un aspect extrêmement
important afin de faciliter notre compréhension de la pièce, à savoir le temps et l ’espace. Nous
allons commencer par le temps . Selon Geneviève Serreau,

Le temps donnée parfaitement incertaine du réel, ne coule pas pour tous au même rythme : il y a le
temps de Pozzo et Lucky (accéléré et destructeur), le temps de l ’arbre (accéléré et fertilisant), le
temps de Didi et Gogo (deux j ours mornes dont la durée demeure sujette à contestation), le temps
du messager de Godot (temps abstrait, insaisissable, puisque le garçon ne reconnaît pas d ’un jour
à l’autre ceux à qui il délivre son – toujours semblable – message, et affirme qu ’il vient pour la
première fois), et puis, pour finir, il y a le temps du spectateur, le seul sûr, mesurable certes, mais
arraché lui aussi au temps comme à l ’espace réels.31

Ainsi, nous pouvons observer comment chaque personnage a sa propre relation avec le
temp s, et se rapporte d’une manière différente à son écoulement . C’est pour cela qu’ils ne peuvent
pas s ’harmoniser l ’un avec l ’autre. Nous avons observé que pour Didi et Gogo le temps passe
d’une manière néfaste le temps étant leur ennemi qui seulement amplif ie leur confusion concernant
l’arrivée d e Godot et crée des conflits entre les deux personnages. De toute façon, les deux refusent
aussi de s ’ancrer dans le présent, parce qu ’ils savent qu ’ainsi, ils devraient affronter la réalité,
qu’ils ne sont pas capab les de supporter.
Ensuite, nous retrouvons aussi dans la pièce le temps de l ’arbre qui devrait accomplir la
fonction d ’« axis mundi » pour les personnages et leur offrir un e sorte d’équilibre et une certitude .
Mais même si l ’arbre accomplit cette fonction , les personnages ne sont pas du tout capables de

31 Geneviève Serreau, op. cit., p. 94.

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valoriser les seul es certitudes dont ils disposent, le temps et l ’espace. Ils ont les indices pour
résoudre le mystère de leur existence si énigmatique mais ils sont si ali énés du réel qu ’ils attendent
un salut de la part d e Godot, sal ut qui n ’arrivera jamais.
Il faut mentionner aussi le temps de Pozzo et de Lucky, temps qui passe d ’une manière un
peu plus hât ive et précipité e les deux personnages étant les plus impulsifs et volcaniques de toute
la pièce. Pozz o incite Luck y à performer ses clowneries, et le dernier a ses rares moments de
révolte quand il essaye de sublimer l ’autorité que Pozzo possède sur lui. Même si chaque
personnage possède sa propre relation avec le temps, leur situation et leur rappor t ave c la réalité
reste complétement chaotique, et en plus, « (t)impul eroilor lui Beckett nu este nici acela
calendaristic, nici timpul trăit, durata proustiană, ci aparent o nebuloasă, fără repere, care se dilată
ori se contractă, care amestecă amintiril e deplasându -le prin mișcările sale. »32
Nous pouvons affirmer que les héros beckettiens vivent dans une boucle temporelle dans
laquelle il n ’y a pas de règles, et dans laquelle l ’un doit tenir l ’autre occupé jusqu ’à ce que Godot
arrive. Ils ne savent pas quand Godot arrivera et à un moment donné ils commencent à d outer qu’il
puisse arriver vraiment mais c ’est particulièrement cet état expectatif qui ne le s laissent pas plonger
définitivement dans l ’abîme de l’absurdité. Même si l ’horloge est là pour eux et ils ont la possibilité
de le regarder, ils ne savent pas co mment résoudre cette ambiguïté temporelle dans laquelle ils se
trouvent. Selon Romul Munteanu,
Ambiguizarea timpului calendaristic prin confuzia zilelor, este sporită de scriitor prin relativizarea
creată de timpul indi cat prin ceas. Suprapunerea acestuia peste durata interioară într -un univers care
și-a pierdut orice coloană axială, face ca trăirea în devenire să alunece în același inevitabil neant.
Evident că ceasul celor doi vagabonzi este în mod pragmatic sugerat pri n mișcarea oferită de timpul
astral. 33

32 Nicolae Balot ă, Lupta cu absurdul , op. cit., p. 482. Le temps des héros de Beckett n’est ni celui du calendrier, ni
celui vécu, la durée proustienne, mais apparemment une nébuleuse sans repères, qui se dilate ou se contracte, qui
mélange les souveni rs en les déplaçant à travers se s mouvements. (C’est nous qui traduisons .)
33 Romul Munteanu, Farsa Tragică, op. cit., p. 169. L’ambiguïsation du temps du calendrier par la confusion des jours,
est augmentée par l’auteur par la relativisation créée par l ’heure indiquée par l’ horloge. C ette superposition entre celle –
ci et la durée intérieure d’un univers qui a perdu toute colonne axiale, fait glisser le vécu en devenir dans le même
inévitable néant. Évidemment, l’horloge des deux clochards est pragmatiquem ent suggérée par le mo uvement pr oposé
par le temps astral. (C’est nous qui traduisons .)

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Nous pouvons ainsi observer comment la présence de l ’horloge amplifie seulement la
régression biologique des personnages.
Maintenant, nous allons analyser l ’espace de la pièce, qui n ’est pas du tout l ’espace ave c
lequel nous nous sommes déjà habit ués dans la vaste majorité des pièces d e théâtre. Cet espace est
selon Nicolae Balotă,

un spațiu factice, artificial, al posibilului, pe care am putea să -l asemănăm cu arena sub pînza de
cort a unui circ. Spațiul vagabo ndărilor grotești care se restrînge la extrem ori se dilată la extrem.
El este neutru, un adevărat no man ’s land în care nu se întîlnesc pasiunile, ci cuvintele. En atte ndant
Godot , este spațiul vorbirii, al aluziilor, un spațiu în care nu se poate întîmpl a nimic real decît o
dramă ori o com edie a cuvintelor.34

Nous pouvons observer comment Samuel Beckett change la p erspective de ses lecteurs
concernant l ’espace théâtral et scénique . Celui -ci nous surprend avec un espace assez atypique,
qui tient du doma ine de l ’abstrait. L ’espace entier d e la pièce n ’est pas un espace proprement dit
où l’action se déroule mais plutôt un univers entier o ù les mots et le langage ont la possibilité de
se retrouver. Mais, pour les protagonistes, le langage ne réussit plus à remplir sa fonction. Cet
espace est le paradis des mots mal compris, des mots dévaloris és. Un espace qui défie le mo nde et
la réalité à laquelle nous nous sommes habitu és. Beckett nous présente un univers que nous
considérons parallèle, mais nous nous rendrons compte après avoir fini la lect ure que c ’est en fait,
la réalité qui nous entoure et que nous vivons tous ensem ble.
À la fin de c e périple, nous pouvons tirer la conclusion que En attendant Godot est une
pièce complexe, avec beaucoup de détails et présentant des aspects très intéress ants et e n même
temps intrigants . Elle nous expose à des personnages extrêmement complexes mis dans de s
situations qui nous sont plus famili ères qu’on ne le croyait. Dans le sous -chapitre suivant, nous

34 Nicolae Balotă, Lupta cu absurdul , op. cit., p. 484. Leur espace est un espace factice, artificiel, plein de possibilités,
que nous pourrions ressembler à une arène qui se trouve dans une tente de cirque. L’espace des vagabondages
grotesques qui se réduit ou s’élargit à l’extrême. Il est neutre, un véritable no man’s land , dans lequel on ne rencontre
pas les passions mais les mots. En attendant Godot , c’est l’espace de la parole, des allusions, un espace où rien de réel
ne peut arriver à part d’un drame ou une comédie des mots. (C’est nous qui traduisons .)

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allons nous concentrer surtout sur le couple Didi et Gog o, nous allons analyser leur relation, et
observer comment elle évolue au long de la pièce.

3.1.1 . Bouffonneries tragiques : Vladimir et Estragon (con)damnés à vivre ensemble
Dans ce sous -chapitre, nous nous proposons d ’analyser le couple Vladimir -Estrag on,
observer les caractéristiques de chacun et encore explorer comment l ’un influence l ’autre et de
quelle manière leur relation change au long de la pièce.
Premièrement, pour mieux comprendre l ’univers social des personnages, nous devons
analyser la socié té dans laquelle Beckett débutait comme écrivain et les expériences qui l ’ont
marqué et formé :

Scriitorul care, altădată, se vedea pe sine în mijlocul unei lumi familiare, explorate, măsurate,
descrise cu uneltele timpului, alcătuind o ordine, se descoperă acum pe sine, singur într -o lume
străină, adeseori ostilă, lipsită de legi perene, de principii ord onatoare, de semnificații prestabilite.
Desco mpunerea unei societăți pare agonia unei lumi, și absurdul începe să fie socotit drept
caracteristica acestei l umi.35

Ainsi, nous pouvons observer comment une société en crise reflète l ’univers créé par le
dramaturge dans sa pièce et comment il essaye de transposer ses propres angoisses et ses craint es
dans ses personnages. Didi et Gogo sont les captifs dans un mond e étranger plein d ’incertitudes,
en fait leur seule certitude est qu ’ils ne savent rien concernan t le monde qui les entourne. À cause
de ces incertitudes ils se sont créé leur propre univers imaginaire dans lequel ils attendent une
salvation qui peut être n’arriverai jamais, mais c ’est particulièrement cet état expectatif qui les
pousse à survivre un autre jour, mais aussi à la compagnie de l ’autre.
Un exemple très édificateur dans ce contexte nous est donné par Antoine de Saint -Exupéry,
écrivain à propo s duquel nous pouvons aisément affirmer qu’il n’a jamais eu de liaison avec la

35 Nicolae Balotă, Lupta cu absurdul , op. cit., p. 10. L’écrivain qui se voyait autrefois au milieu d’un monde familier,
exploré, mesuré décrit avec les outils du temps, qui formait un ordre, se découvre maintenant soi -même, seul dans un
monde étranger, souv ent hostile, qui manque de lois permanentes, de pri ncipes ordonnateurs, de significations
préétablies. La décomposition d’une société semble être l’agonie d’un monde, et l’absurde commence à être considéré
comme une caractéristique de ce monde. (C’est no us qui traduisons .)

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littérature absurd e. Celui -ci nous offre seulement sa vision concernant la guerre et ses effets. Saint –
Exupéry affirme que tout est absurde, rien n ’est mis à s a place, et en pl us notre monde est constitué
de beaucoup de pièces , qui ne sont pas compatibles l ’un avec l ’autre . Mais les pièces ne sont pas
à blâmer pour leur incompatibilité . La faute est à l’horloger, horloger qui a disparu.
Nous rencontrons la même situation avec D idi et Gogo : les deux bouffons cherchent
l’horloger afin de restabiliser l ’ordre et d’apprivoiser le chaos qui les entoure. Ils vo ient dans la
figure de Godot cet horloger, ce père tout -puissant, qui apportera le calme et la stabilité perdue à
laquelle ils aspirent. Leur univers est en train de se décomposer, ils ont perdu tout forme de c ompas
moral et ils sentent qu ’ils commencent à perdre tout type de contr ôle ainsi ils se fient totalement à
Godot et à son sa lut, de là provenant leur angoisse et agonie.
Les deux bouffons représentent d’une manière évidente la société de la moitié d u XXe
siècle de la même manière que le bouffon Triboulet l ’a fait avec celle de XIXe. Didi et Gogo sont
les projections d ’une société consomm ée par la guerre, la mort, les incer titudes concernant l ’avenir,
la précarité de leur croyance en Dieu. C’est là que réside le génie de Beckett, celui -ci réussissant
à transposer pas le portrait de la société et particulièrement ses sentiments .
Nous pouvons observer comment Didi et Gogo flottent simplement dans leur propre
univers, fiers d’avoir réussi à survivre un autre jour mais au mêm e temps cette fierté se transforme
peu à peu dans l ’angoisse pour le lendemain, pour un autre jour vécu sans rien à faire, état qui ne
fait qu ’amplifie r le vide existentiel dans lequel ils se trouvent, rendant leur existence une pure
agonie. Nous pouvons o bserver comment

(c)ei doi vagabonzi, fără vârstă, fără profesie și fără domici liu, Vladimir și Estragon, sînt damnați
să trăiască într -o lume în care nu se întâmplă nimic. Privat de semnificații, cotidianul perceput de
Estragon este un gol imens. În acest vacuum, intriga est e absentă, fiindcă nimic nu se poate converti
în act. Răsărind din această plasmă anonimă, Estragon înțelege de la început că ”Nu se întîmplă
nimic. Nu vine nimeni, nu pleacă nimeni. Cumplit .”36

36 Romul Munteanu, Farsa tragică , op. cit., p. 75. Les deux clochards sans âge, sans profession et sans résidence,
Vladimir et Estragon sont damnés de vivre dans un monde dans lequel rien ne se passe. Privé de sens, le quotidien
perçu par Estragon est un vid e immense. Dans ce vide, l’intrigue est en suspens, parce que rien ne peut être converti
en acte. En se détournant de ce plasma anonyme, Estragon comprend dès le début que rien ne se passe, personne ne
vient, personne ne part. C’est terrible. (C’est nous qui traduisons .)

49
Les deux bo uffons sont condamn és de v ivre ensemble, dans l’état de vacuum, où il n ’y a
rien à faire qu ’attendre . Pendant leur rares moments de lucid ité il vont occuper le temps en parlant,
en s’amusant l ’un de l ’autre pour oublier qu ’ils sont en fait seuls, dans un monde qu ’ils ne
comprennent pas, qui les rejet te de la même manière qu’ils la rejette nt. Pour eux, il ne reste que
l’attente : c’est la seule constante de toute leur existence :

Vladimir : – Comme le temps passe quand on s ’amuse !
Estragon : – Qu’est-ce qu ’on fait maintenant ?
Vladimir : – En atten dant.
Estragon : – En attendant.
Vladimir : – Si on faisait nos exercices ?
Estragon : – Nos mouvements.
Vladimir : – D’assouplissement.
Estragon : – De relaxation.
Vladimir : – De circumduction.
Estragon : – De relaxation.
Vlad imir : – Pour nous r échauffer.
Estragon : – Pour nous calmer
Vladimir : – Allons -y. 37

À partir d e ce dialogue entre les bouffons, nous pouvons observer comment ils ont trouvé
le seul moyen d ’échapper de temps en temps à l’absurdité suffocante dans laqu elle ils vivent : par
le jeu. Premièrement, ils jouent un jeu que nous tous, appelons « vie », donc leur existence entière
est fondée sur le ludique et sur les enfantillages. Ensuite, les deux personnages utilisent le jeu
auquel nous aussi, nous sommes déj à habitues : ils dis ent des blagues, l ’un fait des bouffonneries
afin de faire l ’autre rire, ils racontent des histoires qu ’ils trouvent amusantes . Après l’arrivée de
Pozzo et Lucky, cette responsabilité avec l ’amusement sera confi ée à eux. Mais nous devon s

37 Samuel Beckett, En attendant Godot , Paris, Les Éditions de Minuit, 1952, p. 107.

50
mentionner aussi u n autre type d ’amusement qui est présent dans la pièce , et avec lequel les
personnages comment à s ’habituer et qu’ils arrivent à accepter : le divertissement pascalien. Selon
le philosophe,

(l)a seule chose qui nous console de nos mis ères est le diverti ssement, et cependant c ’est la plus
grande de nos misères. Car c ’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui
nous fait perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l ’ennui, et cet ennui nous pousserait
à cher cher un moyen plus solide d ’en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver
insensiblement à la mort .38

Les personnages de Beckett commencent à accepter que le divertissement soit le seul
capable de remplir le vide existentiel dans lequel ils flott ent. Après avoir accepté le divertissement
comme moyen de salut, le pas suivant est d ’assumer leur condition de mortels, parce que comme
Blaise Pascal l ’a déjà affirmé le divertissement est seulement une distraction vers le fait que nous
allons mourir , ainsi après avoir accepté cela, la question qui émerge est pourquo i ne pas se divertir
pendant qu ’on attend sa mort. C ’est exactement ce que Didi et Gogo font : ils commencent à
accepter leur condition de mortels et ils choisissent comme comp agnon pendant le voyage le
divertissement. Ainsi commence finalement leur transi tion d ’homo viator vers l ’homo ludens :

Jocul este commedia humana , e deșertăciune necesară. Cînd istoria – pentru oamenii sfîrșiului – s-
a încheiat, rămîne jocul. Acesta e creație, invenție continuă, e o viață în stare pură, e libertate.
Cuvîntul – marea ocupație, viața însăși a omului, în perspectiva lui Beckett – este un joc. Clovnul
– ca om al jocului – este un prototip al condiției umane. Homo viator devine homo ludens , înlocuind
căutarea cu proiecția jucăușă a ficțiunilor. Jocul acestor singuratici e ste un mod de a se vedea pe
sine existînd, e un substitut de conști ință. 39

Les deux bouffons commencent leur transition vers les clowns. Ils commencent à accepter
le fait que leur seul sal ut est le divertissement, le jeu. Pour eux le jeu est comme une façade qui les

38 Blaise Pascal, Pensées (1669), Paris, Flammarion, 1976, p. 234.
39 Nicolae Balotă, Lupta cu absurdul , op. cit., p. 471. Le jeu est commedia humana , c’est une vanité nécessaire. Quand
l’histoire – pour les gens de la fin – est achevée il ne reste que le jeu. Celui -ci est pure création, invention perpétuelle,
c’est la vie dans sa condition la plus pure, c’est de la liberté. Le mot, la grande occupation, la vie même de l’homme,
dans la perspective de Beckett est un jeu. Le clown en tant qu’homme du jeu est un prototype de la condition humaine.
Homo viator devient homo ludens en remplaçant la recherche par la projection ludique des fictions. Le jeu de ces deux
solitaires est un moyen de se voir eux -mêmes exister, c’est un substitut de la conscience. (C’est nous qui traduisons)

51
protègent de l ’absurdité et du ridicule, c ’est leur bouclier de protection. Ils se comportent
exactement comme les clowns qui se nourrissent de leur bêtises et mas carades pour oub lier les
difficultés qui se trouvent sous le maquillage , en cherchant toujours un public devant lequel ils
peuvent présenter leurs bouffonneries . Nous rencontrons la même situation avec Didi et Gogo, qui
cherchent de nouvelles raisons pour se divertir ens emble, savourant toujours la compagnie de
l’autre, avec une innocence infantile extraordinaire.
Nous allons analyser maintenan t chaque personnage individuellement. Commençons par
Vladimir, connu aussi comme Didi. Geneviève Serreau le décrit comme suit :

Ces bribes d ’un passé commun c ’est toujours Didi qui les ramène à la surface par un souci de mise
en ordre, de stabilité de coh érence qui manquent totalement à Gogo et font de Didi l ’élément
féminin (ou plus féminin ) du couple . C’est Vladimir qui détient la réserve de légumes crus, lui qui
suggère des solutions pratiques aux problèmes du moment, qui discute avec l ’envoyé de Godot, qui
veille sur Estragon.40

Ainsi, nous pouvons observer comment Didi représente l’ordre et Gogo le désordre, ils sont les
deux extrêmes qui par hasard ont ré ussi à se réunir au milieu parce qu’en fait ils sont
complémentaires, l’un possèd e ce que l’autre n écessite. Didi apporte le calme , quelquefois l’espoir,
le pragmatisme, de temps en temps il est plus qu’un simple partenaire pour Estragon, il protège
d’une façon presque maternel le son camarade. Nous pouvons observer dans le personnage d e Didi,
un refuge pour son compagnon, celui -ci possédant la sagesse et la protection dont l’autre a besoin.
Entre les deux, Didi est le parent responsable parce qu’il doit l ’être. Il observe les besoins de son
camarade de même que ses lacunes et il essaye de les remplir lui -même.
Didi se sent d’une certaine mesure responsable pour le bien -être de son ami, même si les
deux se trouvent dans la même situation. Entre les deux il y a une tendresse et une affection qui
n’est pas verbalisé e, mais qui se manifest e dans le cas de V ladimir par ses petits gestes de solidarité
envers son camarade . La seule condition qui s’impose afin que leur relation fonctionne est
qu’aucun d’entre eu x ne doit rappeler à l ’autre qu ’ils doivent exister :

40 Geneviève Serreau, Histoire du « nouvea u théâtre », op. cit., p. 88.

52

La pièce entière est rythmée de ces moments où , la séquence finie, tout retourne au néant une
seconde – le temps soudain vertigineux de vide, toute parole asphyxiée – avant que vite, de toute
urgence, l ’un ou l ’autre ne jette dans le jeu une nouvelle parole, ne remette en marche la machine
à parler, à exister. C ’est cela, plus profondément encore que leur commune attente de Godot, qui
les tient indissolublement liés l ’un à l ’autre . Le couple Didi -Gogo est l ’un des rares où la sollicitude
ne se fait jamais agressive, où une sorte de compassio n désespéré e éclaire le désert sans nom des
relations humaines.41

Même si la réalité est dure et suffocante pour les deux personnages ils ont réussi à créer
leur propre univers dans lequel Didi apporte l ’ordre et la stabilité et Gogo essaye de tenir
compagnie comm e il sait mieux à son ami.
Maintenant, nous allons analyser brièvement Gogo, et observer ce qu ’il apporte dans leur
relation :

Estragon, lui, est poète, ou le fut. La seule suggestion pratique qu ’il formule c ’est la fuite, au besoin
par le suicide, mais l a corde lui fera toujours défaut pour réaliser ce projet. Gogo ne se souvient de
rien, jamais, et pas même du rendez -vous prévu avec Godot. Des cauchemars avortés, indicibles,
peuplent ses nuits, visitent les brefs sommeils où à chaque instant il tombe, da ns l’espoir d ’un
improbable repos, d ’un oubli au -delà de l ’oubli jusqu ’à la réintégration dans le ventre maternel. 42

Nous pouvons observer co mment de ces deux, Gogo est l’artiste, le responsable du
divertissement et des distractio ns constantes . Celui -ci est complètement coupé de la réalité, son
pragmatisme étant totalement absent. De ces deux , Gogo est l’incarnation du philosophe vivant
dans un monde imaginaire immergé dans ses propres idées, oubliant en totalité ce qui l’entoure, la
simple attente de Go dot et la possibilité que ce soir il puisse arriver réussit à l’animer un peu et
adoucir un peu son agonie.
La seule initiative qu’il est capab le d’assumer est son suicide, qui se transformera dans un
grand échec, qui nous montre si mplement le fait qu’il ne contrôle ni sa vie ni sa mort.
L’impossibilité de se suicider nous montre particulièrement l ’état de dégradation et le ridicule dans
lequel les personnages sont déjà tombé s, on leur a enlevé même leur droit de mourir. Ce geste, qui
expose une i ronie trè s grande du part de l ’auteur, priv e les personnages à la fois de leur droit d e

41 Ibid., p. 91.
42 Ibid., p. 88.

53
vivre, et de cel ui de mo urir. Ainsi, nous pouvons affirmer que même Didi, cette figure maternelle
et protective envers Gogo, ne peut plus le sauver des ténèbres de son être.
Par conséquent, nous pouvons tirer la conclusion que les deux personnages se tr ouvent
dans une forte régression civilisationnelle :

De fapt, observăm că dorința de a curma fluxul vieții, de a opri reproducerea, se asociază cu tendința
omului becket tian spre starea de larvă. Făpurile acestea cunosc o metamorfoză regresivă. Omul
cuvîntului tinde spre logosul larvar ca spre un nou început . Aproape toate personajele lui Beckett
iau, în mod natural, poziția fătului în matrice. Spațiul lor privilegiat, spre care tind, este acela al
nenăscutului .43

Pour conclure ce sous -chapitre, nous pouvons aisément affirmer que Didi et Gogo sont
deux p ersonnages tourmentés à vivre dans le délire de la vie, et aussitôt dans un univers en train
de se décomposer autour d ’eux. Ils sont condamnés à vivre ensemble premièrement parce qu ’ils
se complètent réciproque ment , chacun possédant ce que l ’autre manque. M ais peu à peu l ’ennui
va s’installer parce qu ’ils commencent à réaliser que même pas la mort ne peut plus les sauver du
vide existentiel qui les entourne. Ainsi, ils tendent vers la condition de l ’homme incréé. Leur amitié
est au même temps une bénédictio n aussi qu ’une malédiction .
Dans le sous -chapitre qui suit, nous allons nous concentrer sur l ’autre couple de la pièce ,
formé par Pozzo et Lucky. Nous allons analyser leur relation et leurs traits de caractère les plus
poignants et révélateurs et nous al lons observer comment leur relation diffère de celle de Didi et
Gogo.

43 Nicolae Balotă, Lupta cu absurdul , op. cit., p. 460. En fait nous remarquons que le désir d’arrêter le flux de la vie,
d’arrêter la reproduction, est associé à la tendance de l’homme becket tien vers l’état de larve. Ces créatures connaissent
une métamorph ose régressive. L’homme du mot tend vers le logos de l’état de larve comme si c’était un nouveau
commencement. Presque tous les personnages de Beckett prennent naturellement la position du f œtus dans la matrice.
Leur espace privilégie, auquel ils tendent e st celui de l’homme non -né. (C’est nous qui traduisons .)

54
3.1.2 . Pozzo et Lucky ou l ’angoisse des clowns anonymes
Dans ce sous -chapitre, nous allons analyser le deuxième couple qui est présent dans la
pièce, c ’est-à-dire, le couple formé par Pozzo et Lucky. Leur relation est extrêmement intéressante
et tumultueuse pleine de hauts et de bas. Nous nous proposons d ’explorer les traits de chaque
personnage et observer comment leur relation évolue au long de la pièce.
Nous allons commencer par Lucky, le personnage avec lequel nous pouvons observer le
plus la transition que le bouffon fait envers le clown. Celui -ci est le personnage le plus chaotique,
avec une existence en désordre, le plus déconnect é de tout qui est lié à la réalité. Mais
paradox alement, il est le plus chanceux, comme son nom aussi le suggère très bien, parce qu ’à
cause de son complète aliénation vis-à-vis de la réalité, celui -ci a réussi à tromper le destin, en
réussissant à simuler l ’existence. Il n ’est pas aussi affecté par la brutalité du réel comme le sont
Didi et Gogo. Nous pouvons aussi observer comment le cl own,

Noneroul din farsa tragică din epoca noastră se convertește într -un clown ridicol și absurd. Omul
expropriat de orice atribute majore de către contextul în c are îi este dat să trăiască, apare în această
lume haotică ca o ființă informă, care mi mează aparen ța unei vieț i, din perspectiva clownului.
Clownu l a devenit eroul modern, umilit, ridicol, redus la neant, de către o civilizație care -l
distruge .44

Même si la société a complétement marginalisé Lucky, sa rupture avec la collectivité est si
profonde qu’il est en train de devenir totalement insensible à ses alentours . Il est passi f devant les
abus de Pozzo, en exécutant avec calme tout ce qu ’il demande. Il est un spectateur invisible devant
le spectacle qui se déroule devant ses yeux avec ses amis com me acteurs principaux. Il y assiste
passif ancré dans son propre univers et réalité . « Lucky, în felul său mizer, e fericit, că l -a găsit pe

44 Romul Munteanu, Farsa tragică , op. cit., p. 117. Le non -héros de la farce tragique de notre époque se converti t
dans un clown ridi cule et absurde. L’homme exproprié de tous ses attributs majeurs par le contexte dans lequel il lui
est donn é de vivre, apparaît dans ce monde chaotique comme un être sans forme qui imite l’apparence d’une vie du
point du vue du clown. Le clown est devenu le héros moderne, humble, ridicule , réduit au néant par une civilisation
qui le détruit. (C’est nous qui traduisons .)

55
Godot al său. Nici una din aceste legături, insolubile în sine, nu sînt însă pozitiv umane. Ele sînt
grotești aprox imări ale com unității umane într -o continuă descompunere . »45
Nous pouvons observer co mment Lucky , même s’il ne peut pas valoriser les relations
humaines comme Didi et Gogo , se trouve dans une communion très profonde avec soi-même , il a
réussi à accepter sa mortalité , son destin de mo rtel, ainsi il trouve la rédemption dans son p ropre
unive rs n’ayant pas besoin de la présence de l’autrui pour le sauver. Sa relation avec Pozzo étant
extrêmement compliq uée, Lucky a trouvé sa propre bouée de sauvetage.
C’est pour cela que nous pouvons affirmer que le clown Lucky e st le plus privilégie parmi
tous. Pour celui -ci la vie est comme un cercle. Il est arrivé de nouveau du point de vue
psychologique, à l’état de nouveau -né, complètement inconscient de ses environs, niché dans son
cocon confortable d’où il assiste au specta cle qui se déroule devant ses y eux, devenant finalement
libre des contraintes sociales et morales.
Maintenant, nous allons analyser son camarade Pozzo, un personnage avec des facettes
multiples, lui aussi consommé par l’absurdité accablante qui se trouve autour de lui, mais qui,
oppos é aux autres personnages, décid e de gestionner son dépit contre le monde en agressant ceux
qui sont les plus faibles. Il est premièrement, l’incarnation de l’agresseur , du maître sévère, dur et
autoritaire qui exige que sa vi ctime exécute tout ce qu’il dem ande de façon immédiat e : Lucky doit
danser, reciter des poésies, même penser de temps en temps pour satisfaire les besoins autoritaires
de Pozzo et en même temps pour l’amuser. Mais opposé à toutes ces caractéristiques, Pozz o est
lui aussi une victime du néant qui vient d’une manière très vite, avaler tous ses proches. Ainsi,
pour lui la seule chose qui peut le sauver ou l’aider à oublier sa condition est cet excès de pouvoir
et d’autorité qu’il manifeste envers Lucky.
Pourt ant même s ’il est le maître de Lucky, Pozzo est peut -être sans avoir l’intention, un
mentor pour Lucky. Ce dernier est toujours un simple exécutant, jamais un actant principal dans
son histoire, en se laissant porté par son destin . Cependant Pozzo essaye t oujours à se réinventer,
en se créant plusieurs masques avec lesquels il pourrait sortir de l’anonymat qu’il déteste tellement.

45 Nicolae Balotă, Lupta cu absurdul , op. cit., p. 456. De sa manière miserable, Lucky est content d’avoir trouvé son
Godot. Aucune de ces liaisons insolubles en elles-mêmes ne sont pas positivement humaines. Ce sont des
approximations grote sques de la communauté humaine dan s une décomposition perpétuelle. (C’est nous qui
traduisons .)

56
Il essaye de donner un exemple à Lucky de comment dépasser cette angoisse de l’anonymat, mais
Lucky le refuse, en suivant ses pr opres intuitions et pensées. Se lon Geneviève Serreau,

Godot possède un double visible, c ’est Pozzo. Pozzo, celui qui vient quand on attend Godot qui lui
ne vient pas : la caricature d ’un père, la caricature d ’un maître. L ’entêtement d ’Estragon à pr endre
Pozzo pour Godot à chac une de s es apparitions ne s ’explique pas seulement par l ’assonance
semblable des deux noms. Le peu que nous apprenons, grâce au messager, du comportement de
Godot n ’est pas sans rappeler le comportement de Pozzo. Dieu le Père, Dieu ou le Père , quel qu ’il
soit, vu d’en bas manifeste le plus souvent à l ’égard de sa créature, dans l ’œuvre de Beckett, une
sorte de cruauté sadique.46

Ainsi, nous pouvons observer dans Pozzo une figure paternelle, comme nous avons déjà
observé la figure maternelle chez Didi. Les deu x gardent deux personnes qui dépendent
complétement d’eux. Même si la relation de Pozzo et Lucky ressemble au premier regard à celle
d’un maître avec son esclave, ou bien d’un agresseur avec sa victime, en réalité elle ne diffère pas
beaucoup de la relatio n qu’ont Didi et Gogo, Pozzo et Lucky ayant une relation d’interdépendance.
La relation des deux clowns est à double valence, c ’est-à-dire, Pozzo offre à Lucky la
stabilité qu’il désire si fort, Pozzo étant pour Lucky la constante dans un monde si chaotiq ue et
plein d’inconnus. Également, Lucky donne la chance à Pozzo de sortir de l’anonymat, et
d’affronter l’absurde à travers ces manifestations de pouvoir et d’autorité. C’e st pour ces raisons
que nous pouvons affirmer, que la corde avec laquelle Pozzo tir ait Lucky par ci par là, possédait
une double valence.
Tout d’abord Pozzo l’utilisait pour manifester son pouvoir sur Lucky mais en même temps,
c’était peut -être son instin ct de le protéger donc avec la corde il réussissait à le tenir plus proche
de lui. Pour tant, à la fin de la pièce, la corde devient l’instrument avec lequel Lucky va guider
Pozzo après son aveuglement, donc nous pouvons observer comment les rôles se sont i nversés et
comment Lucky devient maintenant le protecteur et Pozzo le protégé. Il f aut aussi mentionner que,

(…) oricare ar fi postura socială sau intelectuală, clownul rămâne întotdeauna fie un veleitar, fie pur
și simplu o voce care nu poate ieși din anonimat. Destinul ontologic sau social -istoric este

46 Geneviève Serreau, Histoire du « nouveau théâ tre », op. cit., p. 96.

57
reprezentat de mecanismul care îi barează clownului orice mișca re ascendentă. De aceea el nu își
poate depăși propria sa condiție, mișcarea sa verticală, fiind doar una de natura regresivă .47

Ainsi, nous pouvons observer que le destin des clowns est déjà scellé. Les deux ne seront
jamais capable s de dépasser l ’anonymat , en revanche ils ne sont n on plus capables de progresser .
Dans leur cas la seule fin qui surgit est la chute irréversible dans l ’oubli, que Pozzo craint le plus.
C’est pour cela qu ’il essaye d ’attirer l ’attention sur lui, mais para doxalement à l’aide de quelqu ’un
d’autre.
Pozzo voit l ’existence comme s i elle était une arène de cirque, et il doit présenter son
numéro . La lumière des réflecteurs est sur lui, le public attend , impatient , ses animations , public
qui dans la pièce sont Didi et Gogo, et il y a aussi Lucky, qui quelquefois représente pour Pozzo
un simple obje t qui l’aide à se mettre en valeur. D ’ici nous pouvons observer d ’une manière très
claire, la relation de Pozzo avec l ’autrui, le rapport de l ’être solitaire avec les autres et son besoin
de validation et d ’appréciation.
Nous pouvons aussi ob server comment pour l ’autre couple l ’arrivée de Pozzo et Lucky est
une v éritable bénédiction , selon les dires de Didi qui affirme enthousiaste : « Nous ne sommes
plus seuls à att endre la nuit, à attendre Godot, à attendre – à attendre . Toute la soirée nous avons
lutté, livrés à nos propres moyens. Maintenant c ’est fini. Nous sommes déjà demain. »48
Ainsi, nous pouvons observer comment Didi et Gogo ne sont plus respons ables de la
création de nouve lles distractions durant l’attente de Godot, parce que les deux clowns sont arrivés,
chose qui offre à Pozzo l’environnement propice pour s’exprimer et pour étaler ses nouvelles
sottises.
Les quatre personnages forment un gro upe, même s’i ls l’acceptent ou pas, groupe dans
lequel domine paradoxaleme nt l’individualisme. Chacun veut préserver sa solitude, mais en même

47 Romul Munteanu, Farsa tragică , op. cit., p. 118. (…) quelle que soit sa posture sociale ou intellectuelle, le clown
reste toujours soit un velléitaire, soit tout simplement une voix qui ne peut pas émerger de l’anonymat. Le destin
ontologique ou social -historique est repr ésenté par le mécanisme qui interdit au clown tout mou vement ascendante.
C’est pourquoi il ne peut pas surmonter sa propre condition, son mouvement vertical étant seulement de nature
régressive. (C’est nous qui traduiso ns.)
48 Samuel Beckett, En attendant Godot , op. cit., p. 109.

58
temps aspire à la présence de l’autre pour lui tenir compagnie et pour affronter ensemble
l’absurdité de la vie quotidienne pa rce que, finalement nous sommes tous dans le même bateau.
À la fin de ce périple, nous pouvons affirmer que les bouffons beckettiens sont des
personnages complexes, uniques chacun d e sa manière, tous condamnés à vivre comme nous tous,
une vie qui les étou ffe et les consomme, avec une angoisse constante d ’attendre une confirmation
ou un message salvateur jour après jour .
Dans le sous -chapitre qui suit, nous allons a nalyser le bouffon le plus « jeune » de tous,
Triboulet, le protagoniste de la pièce, Le Roi, le rat et le fou du Roi , pièce écrite par Matéi Vi șniec.
Le bouffon Triboulet est un personnage polyvalent, avec des intentions ca chées mais en même
temps loyal et honnête jusqu ’à la brutalité. Nous allons analyser sa relation avec le roi, et les
conditions uniques dans lesquels ils se trouvent.

3.2. La d égradation grotesque et l ’aliénation du bouffon

Dans ce sous -chapitre, nous nous proposons d ’analyser premièrement la transition que
Matéi Vi șniec commence à faire dans ses pièces du théâtre de l’absurde envers le théâtre plutôt
grotesque. Nous allons anal yser aussi quelques traits spécifiques du théâtre grotesque. Ensuite,
nous allons analyser le personnage principal Triboulet, et observer comment l ’espace dans lequel
il se trouve influence son parcours dans la pièce .
Nous allons commencer avec les caracté ristiques du théâtre grotesque . Selon Romul
Munte anu,

Cercetînd grotescul ca structură, trebuie puse în lumină, anumite trăsături constante ale acestuia,
evidente în arta din diverse epoci, dintre care reținem: amestecul între regnuri care pentru noi apa r
separate, anularea staticului, pierderea identit ății, distrugerea proprțiilor, din care rezultă apoi
anularea categoriei lucrurilor, distrugerea noțiunii de personalitate, dispariția ordinii istorice .49

49 Romul Munteanu, Farsa tragică , op. cit., p. 64. En analysant le grotesque en tant que structure, certaines
caractéristiques constantes de celui -ci doivent être mises en lumière, des caractér istiques évidentes dans l’art de
différentes époques . Retiendrons : le mélange des genres qui sont séparés pour nous , l’annulation du statique, la perte

59

Ainsi, nous pouvons retrouver quelques traits du théâtre grotesque dans la pièce tels que le
mélang e ent re les règnes, à travers la présence inexplicable des rats pr oches des protagonistes.
Ensuite, le trait le plus important est la perte de l ’identité, un trait extrêmement important dans le
théâtre de Matéi Vișniec : les deux personnages principaux commence nt à se d éperson naliser au
long de la pièce, jusqu ’à ce qu ’ils deviennent une seule identité, tellement l ’aliénation provoquée
par le fait de se trouv er en isolement les a accablés .
Si nous parlons d ’isolement, nous devons mentionner aussi l ’espace dans le quel la pièce se
déroule , parce que celui -ci constitue une clé très précieuse pour mieux compre ndre la pièce.
L’espace est clos, sombre, enferm é, qui aggrave l ’aliénation des personnages . Dans Le Roi, le rat
et le fou du Roi , la cellule est l’espace dans l equel l ’action de la pièce se déroule. Dans cette c ellule
l’état de claustration atteint des cotes maxim ales, justement à cause de l ’idée qu ’il est très difficile
d’en sortir. Triboulet est si désesp éré à un moment donné de sortir qu ’il commence à crier après
les gardiens qui n e sont même pas là de le libérer.
Le roi et Triboulet sont enfermés dans la cellule, ayant seulement la compagnie de l ’autre .
Dans cette situation, opposé e à celle que nous avons rencontré chez Beckett où en réalité les
personnages avaient besoin l ’un de l ’autre, ici les deux protagonistes commencent à un moment
donné à ne plus supporter la présence de l ’autre. Ainsi, ils se re tirent dans leur propre coquille, ils
intériorisent leurs pensées , jusqu ’à ce qu ’ils réalisent qu ’ils se tro uvent dans un univers fermé, sans
aucune perspective ayant la sensation qu ’ils vivent dans un présent permanent et le seul salut qui
apparait est l ’autre :

Prima constatare ne duce spre concluzia că cei mai mulți autori contemporani de farse tragice caută
în mod predilect spațiile mici, claustrate, care sugerează izolarea incapacitatea de comunicare,
alienarea. În farsele tragice în care protagonsitu l nu are u n antagonist, adversarul său fiind propriile
sale angoase, camera este spațiul de repliere, închiderea ei reprezintă lipsa de comunicare, alienarea
în existență, retragerea într -un univers obsesional. Camera rămâne totuși spațiul intim de
desfășu rare a une i drame intime, noneroul contemporan fiind reprezentat nu în existența sa
instituționalizată, de care are oroare, ci mai ales în intimitate .50

de l’identité, la destruction des proportions d’où résulte l’annulation des catégories des choses, la d estruction de la
notion de personnalité, la disparition de l’ordr e historique. (C’est nous qui traduisons.)
50 Ibid. , pp. 196 -197. La première constatation nous conduit à la conclusion que la plupart des auteurs contemporains
de farces tragiques sont en quête de petits espaces, cloîtrés , qui suggèrent l’isolement, l’incapacité de com munication,

60

Ainsi, nous pouvons observer comment l’espace clos ne fait qu ’amplifie r les angoisses des
personnages, qui asp irent à la liberté. Nous pouvons observer comment le dramaturge fait un
parallèle entre l ’ombre et la lumière. Les personnages se trouvent au début de la pièce encerclés
par l’ombre aussi intérieure qu ’extérieure et i ls aspirent à la lumière donnée par la liberté. Mais ils
ne sont pas habitués avec la lumière, c ’est-à-dire avec la liberté, ainsi ils ne la supportent pas et les
personnages veulent retourner dans la cellule. Donc, nous pouvons observer comment Matéi
Vișniec envisage le cercle vicieux de la liberté, concept qui l ’a toujours fasciné étant donné le fait
qu’il a été élevé dans le régime communiste roumain, régime dans lequel la liberté était un rêve
lointain.
Maintenant, nous allons analyser Triboulet, ce bouffon d u XXIe siècle et observer quelles
sont ses caractéristiques les plus poignan tes :

Niciodată literatura dramatică nu a înfățișat un om mai singur decît noneroul din antiteatrul
contemporan. Singur cu coșmarurile și angoasele sale, singur în fața morții, singur în fața crimei și
a durerii, singur în familie, singur în mulțime, noneroul ar e tăiate sau suspendate toate mijloacele
de comunicare cu ceilalți. Alienat în existență, măcinat de anxietăți permanente, angajat pe un
traseu labirintic pe care evoluează ca un clown lucid, lipsit de speranță, acest homme égaré este
înfățișat de dramatur gii contemporani ca un semn al condiției umane.51

Nous pouvons observer que, même si Triboulet et le roi se trouvent ensemble, dans la
même cellule, partagean t les mêmes expériences , le bouffon sen t que le roi ne l ’entend pas, il croit
que sa souffranc e est la plus grave et que personne ne peut ressentir ce qu ’il ressent maintenant. Il
est si consommé par ses sentiments destructifs qu ’il ne peut pas accepter l ’aide de l ’autre. Donc,

l’aliénation. Dans les farces tragiques, où le protagoniste n’a pas d’antagoni ste, son adversaire étant ses propres
angoisses, la chambre est l’espace de repli, sa clôture représente le manque de communication, l’aliénation dans
l’existence, l a retraite dans un univers obsessionnel. La chambre reste quand même l’espace intime d’un d rame privé,
le non -héros contemporain étant représenté non dans son existence ins titutionalisée dont il a horreur mais surtout dans
l’intimité. (C’est nous qui tradui sons.)
51 Ibid., pp. 218 -219. Jamais la littérature dramatique n’a montré un homme plus se ul que le non -héros de l’anti -théâtre
contemporain. Seul avec ses cauchemars et ses angoisses, seul devant la mort, seul devant le crime et la douleur, seul
dans la f amille, seul dans la foule, le non -héros a coupé ou suspendu tous les moyens de communicat ion avec les
autres. Aliéné dans l’existence, écrasé par des anxiété s permanente s, engag é sur un chemin labyrinthique où il évolue
comme un clown lucide et sans espoi r, cet homme égaré est dépeint par les dramaturges contemporains comme un
symbole de la co ndition humaine. (C’est nous qui traduisons.)

61
nous pouvons observer un manque total de communication et en même temps d ’empathie entre les
deux prisonniers. Ils sont ensemble physiquement, ils partagent la même cellule, mais en réalité
ils sont des êtres solitaires jusqu ’à la fin .
Triboulet désire sa liberté, il ne peut plus supporter les ténèbres de la cellule et les
aberrations du roi. Les personnages cré és par le dramaturge roumain désirent la liberté quand ils
sont prisonniers, et la captivité quand ils sont libres. Triboulet et le roi non plus ne peuvent pas
supporter la liberté, Vi șniec suggérant ici que la liberté n ’est pas toujours un chose désirable.
Même si les deux personnages sont deux aliènes à cause de l ’exil, Triboulet reste le plus lucide
entre les deux, il comprend le besoin du roi de se libérer et il reste avec lui jusqu ’à la fin, même si
la fin p our le roi signifiait la mort.
Ainsi, nous pouvons observer comment pour ce s personnages la seule forme d ’être
complétement libres, reste le suicide. Ils n ’ont pas perdu la liberté de choisir leur mort. Nous
pouvons donc observe r comment Triboulet qui au début de la pièce ne savait pas comment se
débarrasser plus vite du roi, à la fin ne le laisse pas seul, même si d ’une manière extrêmement
ridicule, nous pouvons affirmer que leur relation a évolué et que si au début la communica tion
semblait impossible entre les deux à la fin Triboulet et son roi commencent à devenir peu à peu la
même personne.
Comme ses ancêtres , Triboulet souffre d ’une maladie existentielle qui le rend lui aussi un
inadapté , un marginal de la société . Pourtan t vivant complétement coupé de la réalité, il n ’attend
aucun sa lut parce qu ’il s’est rendu compte que la seule chose qui p ouvait le sauver du néant venant
à l’avaler est la mort . C’est la seule certitude dont il dispose, e t sa seule chance de devenir libre et
de dépasser sa condition de mortel. Ainsi, nous pouvons affirmer que Triboulet est un personnage
complexe, dual, un aliéné mais aussi un bouffon qui reste loyal à son roi.

3.2.1. La communication à deux tranchants entre le roi et le bouffon
La cris e du langage se manifeste d ’une manière très intéressante dans l ’œuvre d e Matéi
Vișniec. Celui -ci a expérimenté le régime communiste roumain, ainsi, il a souffert lui -même une
crise de langage au moment où ses œuvres ont été censur ées, sa liberté ar tistique et de parole étant

62
supprimé es. Ainsi, nous rencontrons dans la pièce, une crise du langage pareil le. Les deux
personnages ont peur et sont incapables de s ’exprimer d ’une manière libre et sans aucun e
contraint e.
Nous pouvons donc affirmer que la co mmunication entre les deux personnages est au début
de la pièce presque inexistante, le s deux ayant des monologues que l ’autre est incapable de
comprendre . Les deux ont des dialogues intérieurs à haute voix, étant trop préoccup és par leurs
propres sentiments au détriment de ce ux de l’autre.
Au fur et à mesure que la pièce avance, les deux c ommencent à devenir plus conscients de
l’autre personne qui se trouve dans la cellule, et même si chacun continu e son discours ils
réussi ssent à s’harmoniser l ’un avec l ’autre. Ils réussi ssent à le faire parce que, finalement , les
deux verbalisaient les mê mes sentiments, seul le choix de mots étant différent.
À la fin de la pièce, nous nous rendrons compte, que finalement le geste est plus pré cieux
que le mot. Parce que, même si les deux protagonistes n e sont pas capables de parler, Triboulet
reste à côté de son roi quand ce dernier décid e de se suicider. Nous pouvons affirmer que les mots
sont devenus complétement inefficaces dans leur relati on.
Pour le dramaturge roumain, le mot était une arme qu i pendant le régime communis te
pouvait être utilis ée cont re l’autre . Un seul mot mal dit dans un moment inopportun aurait pu
coûter à quelqu’un s a liberté. C’est peut -être pour cela que les personnages sont si réserv és avec
l’usage des mots le dramaturge ayant la malchance de vivre p endant un régime oppres sif qu ’il a
toujours dénoncé et condamné avec toute occasion.
Ainsi, nous pouvons observer comment la crise du langage change au long des siècles, les
bouffons beckettiens réussissant de toute façon à se mettre d’accord avec le fai t qu’ils attend aient
Godot. M ais dans la relation de Triboulet avec le roi, la communication verbale manque
compl ètement , les mots étant pour les deux plutôt une serrure et pas un véritable allié pour faire
progresser leur relation. Quant à la communicatio n non verbale, elle est tout à fait présente dans la
pièce, le dramaturge lui donnant une vale ur plus importance qu’ à celle verbale. Les mots sont les
ennemis des deux protagonistes afin de faire progresser leur relation.

63
Nous pouvons donc affirmer que les expériences que le dr amaturge a vécues sont
transpos ées dans ses pièces, celui -ci essayant de les dénoncer d’une manière très subtile afin que
les lecteurs puissent les repérer et les démasquer.

3.2.2. Triboulet, libre ou prisonnier ?
Nous devons aussi mentionner dans notre analyse de la pièce la notion de liberté, notion
de nouveau extrêmement liée avec le régime oppressif vécu par le dramaturge. Au début de la
pièce, les deux protagonistes se trouven t dans une cellule d’où ils ne peuvent pas s’enfuir, cellule
dans laq uelle le roi a été enferm é par son peuple. Les deux attendent le jugement du peuple qui
n’arrivera jamais. Ce jugement est pourtant là, comme les informateurs du régime communiste qui
attendai ent un seul mot mauvais de votre part pour vous attraper.
Nous pouvo ns donc affirmer que nous ne sommes pas libres par naissance, mais nous
devenons libres au cours de la vie grâce à nos choix . C’est exactement c e que le roi a décidé à la
fin de la p ièce : incapable de supporter plus longtemps sa condition, il décide de se libérer soi –
même par son suicide. Le roi ne pouvait plus supporter la pierre philosophale qui résidait dans sa
tête, qui était peut -être sa conscience assez charg ée et coupable et encore la pression des rats, qui
commençaient à le dévorer, des rats q ui étaient peut -être ses propres pensées destructives. Ainsi,
nous pouvons affirmer que le roi a gagné sa liberté si désirée par son suicide, réussissant à
s’échapper à toute contrai nte qui avait un rapport avec le monde matériel.
Quant à Triboulet, il est lui aussi , au début de la pièce, le prisonnier de la cellule qui
amplifi e ses angoisses . Mais il est aussi le prisonnier du roi parce qu’un bouffon doit vivre toujour s
dans l’ombre de son roi. Ainsi, avec le suicide de son roi, Triboulet a réussi lui -même à s’en libérer,
chacun désirant un autre type de liberté et chacun réussissant finalement à l’obtenir. Le dramaturge
envisage donc une liberté métaphysique, c ’est-à-dire la liberté d’échapper et de dépasser
finalement sa condition de mortel, soit la liberté terrestre obtenu e par Triboulet, soit la liberté d u
langage, Triboulet réussissant enfin après l’absence du roi à donner cours à ses désirs .
Pour conclure ce chapitre, nous pouvons aisément affirmer que Matéi Vi șniec a réussi à
sanctionner d ’une manière très subtile et raffinée les oppressions communistes à travers des

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personnages extrêmement complexes en renouvelant la figure du bouffon telle qu e l’histoire
littéraire l ’avait perpétuée jusqu ’à lui.

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Conclusion

Chaque bouffon que nous avons analysé dans le cadre de ce travail de recherche est
extrêmement unique, complexe , possédant un pouvoir propre et ayant une grande capacité de
transmettre les idées et les p rincipes de chaque auteur, servant donc d’outil pour dénoncer les
injustices, les émotions et les inquiétudes à la fois d’une société et de l’individu.
Nous avons observé comment Triboulet , le protagoniste de la pièce Le Roi s’amuse de
Victor Hugo, est la victime d’une société corrompue, insens ible envers ceux qui sont différents,
qui ne s’encadrent pas dans une matrice sociale ou physique . Victor Hugo dénonce avec Triboulet
le manque d’ acceptation et de compréhension que la société de XIXe siècle avait montré envers
lui. Mais Triboulet commence au long de la pièce sa transition de l’état de victime vers celui
d’agresseur : il sera consommé par la soif de vengeance, geste qui sera sanctionné par Victor Hugo ,
celui-ci militant toujours pour le progrès mais p as à l’aide de la violence. Triboulet re ste donc, une
victime de la société mais aussi une victime de son propre orgueil et de sa vanité, des sentiments
tellement nuisibles qu’ ils apportent la mort de sa fille qu’il a pourtant essayé de protéger par tous
les moyens .
Ensuite, nous av ons avancé av ec l’analyse des bouffons jusqu ’au XXe siècle, arrivant aux
bouffons créés par Samuel Beckett dans sa pièce En attendant Godot . Avec les quatre bouffons
nous avons observé comment la crise du langage commence à se manifester, et comment elle
empêche et pri ve les bouffons d ’une communication rationnelle et lucide. Les bouffons servent de
nouveau comme un outil pour déno ncer des angoisses collectives. Ils sont l ’incarnation de
l’impui ssance, de la peur d ’inconnu, du manque de certitudes concernan t l’avenir, d ’une
communication précaire entre les hommes, toutes étant des conséquences de la guerre.
Le dernier bouffon que nous avons analysé s ’appelle de nouveau Triboulet et il est le
protagoniste de la pièce Le Roi, le rat et le fou du Roi écrite par Matéi Vi șniec. Celui-ci représ ente
l’aliénation totale et irréversible du bouffon. La communication entre Triboulet et le roi est
pratiquement inexistante mais paradoxalement ils forment une r elation d ’amitié fond ée surtout sur
les gestes et sur les idées qu ’ils partagent. De nouveau, nous retrouvons avec Matéi Vi șniec, la

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dénonciation d ’un régime politique oppressif, dénonciation cachée dans les pensées et les
angoisses des personnages qu ’il a créés. Les deux protagonistes sont privés de la liberté, la seule
liberté qu ’ils puissent obtenir étant la mort, et nous retrouvons une fois de plus le langage utilis é
comme un moyen de chantage.
Pour conclure, nous pouvons affirmer que les figures des b ouffons que nous avons
analysées servent à leurs créateurs comme un outi l pour une littérature à t hèse, les trois
dramaturges réussissant avec les bouffons imaginés à dénoncer et aussi à condamner d’une
manière extrêmement raffiné les injustices et les abus accomplis dans la société , des injustices
qu’ils ont eux-même s vécues ou auxquelles ils ont été de simples témoins.

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Bibliographie
1. Bibliographie primaire
BECKETT , Samuel, En attendant Godot , Paris, Les Éditions de Minuit, 1952.
HUGO, Victor, Le Roi s ’amuse , Paris, Nelson Éditeurs, 1877.
VIȘNIEC , Matéi, Le Roi, le rat et le fou du Roi , Lansman, 2002.

2. Bibliographie secondaire
BALOTĂ , Nicolae, Lupta cu absurdul , București, Univers, 1971.
BOISDEFFRE , Pierre de, Une histoire vivante de la littérature d ’aujourd ’hui, Paris, L e
livre contemporain, 1958.
ÉRASME, Éloge de la folie (1511), Actes Sud, coll. « Babel », 2001.
FAGUET , Émile, Études littéraires , Paris, Boivin & Cie Éditeurs, 1975.
HUGO , Adèle, Victor Hugo racont é par un témoin de sa vie , Paris, Nelson Éditeu rs 1920.
HUGO , Victor, Cromwell , Paris, Sociétés d’Éditions Littéraires et Artistiques , 1880.
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MUNTEANU , Romul, Farsa tragică , București, Editura Univers, 1970.

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NEVERT , Michèle, « Du bouffon d’antan à l’humoriste contemporain », in Jeu [En ligne] ,
n°140, 2002, URL : https://id.erudit.org/iderudit/26412ac , consulté le 6 janvier 2020.
PASCAL , Blaise, Pensées (1669), Paris, Flammarion, 1976 .
PETIT , Karl, Le livre d ’or du Romantisme, Verviers, Éditions Gérard & C°, 1968.
SERREAU , Geneviève, Histoire du « nouveau théâtre », Paris, Gallimard, 1966.

3. Sitographie
Réseau Canope, https://www.reseau -canope.fr/ , consulté le 6 janvier 2020.

Dictionnaire Larousse, https://www.larousse.fr/ , consulté le 8 janvier 2020.

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