L Art , Le Souvenir Et L Amour Dans A la Recherche Du Temps Perdu

INTRODUCTION

Marcel Proust considéré le plus grand écrivain du XXe siècle évoque dans son œuvre majeure À la recherche du temps perdu, la société parisienne de son temps et sa fascination des milieux aristocratiques après en être passablement déçu. Cette œuvre, à la fois inachevée et posthume, est colossale : trois mille pages. Par son œuvre éblouissante il a marqué la fin du XXe siècle et la littérature mondiale. Les articles, critiques, livres, biographies et autres études consacrées depuis 1920 à l'écrivain et à son œuvre sont tout aussi volumineux.

Marcel Proust, est né le 10 juillet 1871 dans le quartier d’Auteuil, au 96 rue La Fontaine, à Paris, dans la maison de son grand-oncle maternel. Parler de l'enfance privilégiée de Marcel Proust ne serait pas exact. Il vaut mieux dire enfance protégée, s'il est vrai que Proust vit ses premières années s'écouler dans un univers ouaté grâce à la tendresse vigilante d'une mère adorée. Jeanne Weil appartenait à une famille juive, d'origine lorraine et de solide fortune. Délicate et cultivée, elle entoura de son immense affection ses deux fils, Marcel et Robert. Son père, le professeur Adrien Proust, médecin réputé, était un homme froid mais bon, désarmé par ce fils aîné à la santé fragile, qui, à l'âge de neuf ans, a sa première crise d'asthme.

Les années d'enfance se passent dans quatre décors familiers aux lecteurs d'À la recherche du temps perdu. Le premier décor est la maison bourgeoise du boulevard Malesherbes ainsi que les jardins des Champs-Élysées, où, chaque après-midi, l'on conduit Marcel. Le deuxième est Illiers, où la famille Proust va en vacances et qui deviendra Combray. Le troisième est la demeure de l'oncle Louis Weil à Auteuil, chez qui l'on se rend par les jours de chaleur. Le quatrième est Trouville ou Dieppe, plus tard Cabourg, les belles plages d'où naîtra Balbec.

Marcel Proust étudie à partir de 1882 au lycée Condorcet et après une excellente année de philosophie sous la direction d'Alphonse Darlu, Proust donne ses premiers essais littéraires dans la Revue verte et la Revue lilas, qu'ont fondées ses condisciples.

Après une licence de lettres en mars 1895, il est nommé attaché non rétribué à la bibliothèque Mazarine. Il n'y mettra jamais les pieds, mais fait paraître les Plaisirs et les jours, livre à la grâce un peu surannée, à l'écriture recherchée. En secret, Proust travaille à un roman, Jean Santeuil, dont sa propre vie lui fournit la substance et où il y a les mêmes matériaux que dans À la recherche du temps perdu. Cet ouvrage est abandonné au bout de quelques années, car l'écrivain n'est pas encore mûr pour l'œuvre.

En novembre 1903, son père meurt ; deux ans plus tard, en septembre 1905, Mme Proust disparaît à son tour. Obligé de déménager, il s'installe dans un appartement situé au premier étage du 102, boulevard Haussmann. Il y restera plus de douze ans. Il compose une étude sur Sainte-Beuve dont les deux premiers chapitres serviront d'ouverture à Du côté de chez Swann ; il accumule les éléments qui apparaîtront dans différents passages d'À la recherche du temps perdu. Il rédige encore d'extraordinaires pastiches qui sont publiés dans le Figaro (Balzac, Faguet, Edmond de Goncourt, Flaubert, Sainte-Beuve, Renan).

Le temps passe, son manuscrit prend de plus en plus d'ampleur, et Proust est à la recherche d'un éditeur. Du côté de chez Swann paraît en novembre 1913 à compte d'auteur chez Bernard Grasset.

Désormais, Proust, dont la santé n'est guère bonne, va fournir un travail prodigieux –jusqu'à sa mort. Vivant dans une chambre hermétiquement close, tapissée de liège, ne laissant passer aucun souffle d'air et envahie par l'odeur des fumigations, il a maintenant l'obsession de l'œuvre à achever. Le prix Goncourt qu'il obtient en 1919 pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs, paru à la N. R. F., lui vaut la gloire. La rançon en est un surcroît de fatigue. Inlassablement, toutes les nuits, Proust poursuit son œuvre au prix d'une incroyable énergie dans une sorte de course contre la mort. Après le Côté de Guermantes, qui date de 1920, est publié en 1922 Sodome et Gomorrhe. En cette même année, le 18 novembre, Proust succombe à une pneumonie et il est enterré au cimetière du Père-Lachaise à Paris, division 85.

Même si À la recherche du temps perdu constitue une vaste comédie humaine de plus de deux cents acteurs, tout semble opposer Balzac à Proust. Balzac s’attache essentiellement à
l’étude des rouages historiques, économiques et idéologiques de la société de son temps. Proust ne s’intéresse à l’évidence qu’à certaines figures d’une certaine mondanité, qu’à ces réalités complexes de la vie intérieure que sont la sensibilité esthétique, la mémoire, l’amour ou la sexualité. Aucun rapport par conséquent entre ce romancier de l’objectivité sociale qu’est Balzac et ce romancier de l’intériorité qu’est Proust. Du reste, le fossé entre les deux auteurs apparaît d’autant plus profond que Proust a lui-même contribué à le creuser dans une certaine mesure. Dans un texte critique qu’il consacre à son illustre prédécesseur Sainte-Beuve et Balzac, il dénonce la vulgarité de l’homme Balzac et de l’écrivain. Il pousse même la charge jusqu’à remettre en question l’existence d’un style balzacien. Les rapports que l’auteur d’À la recherche du temps perdu entretient avec l’univers de La Comédie Humaine sont beaucoup plus ambigus et se caractérisent par un mélange de réprobation et d’admiration. Proust est à l’évidence un lecteur fidèle et fervent de Balzac, mais il ne se reconnaît
absolument pas dans la vision de l’écriture qui se dégage de La Comédie Humaine. L’univers
des deux écrivains est du reste souvent comparable : on retrouve chez chacun d’eux ce
mélange de répulsion et de fascination pour le microcosme mondain, une même attention aux
rites sociaux, aux codes, et plus largement aux univers de signes associés aux
fonctionnements sociaux (même si le traitement réservé à ces dimensions n’est pas le même).
Mais en même temps, l’oeuvre de Proust s’inscrit nettement en rupture avec la conception
balzacienne de l’art romanesque. Tant par le traitement réservé aux notions d’intrigue, de
personnage, de temps et d’espace, que par la représentation de l’homme et de la subjectivité
qui s’en dégage, À la recherche du temps perdu remet en question les fondements
esthétiques du roman de moeurs dans leur quasi-totalité.

Proust recrée des lieux révélateurs, qu'il s'agisse des lieux de l’enfance à Combray ou des salons parisiens qui opposent les milieux aristocratiques et bourgeois, ces mondes étant traités parfois avec une plume acide par un auteur à la fois fasciné et ironique. Ce théâtre social est animé par des personnages très divers dont Marcel Proust ne cache pas les traits comiques : ces figures sont souvent inspirées par des personnes réelles ce qui fait de À la recherche du temps perdu, appelée souvent par les critiques littéraires La Recherche, un roman à clés et le tableau d'une époque. La marque de Proust est aussi dans son style dont on remarque les phrases souvent longues, qui suivent la spirale de la création en train de se faire, cherchant à atteindre une totalité de la réalité qui échappe toujours.

Du côté de chez Swann est le premier volume de La Recherche. Il est composé de trois parties, dont les titres sont : Combray, Un amour de Swann, Nom de pays : le nom.

Dans Combray, le narrateur raconte son enfance à Combray, sa relation à sa mère dont il réclame la présence le soir avant de se coucher. Il évoque ses premières lectures, notamment François le Champi de Georges Sand. On voit se dessiner l'univers culturel et affectif d'un personnage dont on va suivre la vie et l'évolution pendant le reste de La Recherche. C'est aussi dans Combray qu'apparaît le personnage de Swann et surtout c'est là que naît la fascination du narrateur pour les Guermantes qui ne le quittera qu'une fois qu'il aura pénétré ce milieu qui lui semble si inaccessible et merveilleux.

Un Amour de Swann est un roman dans l'œuvre. On peut le lire indépendamment des autres parties. Il s'agit en réalité d'un retour en arrière dans la vie de Charles Swann. Sa rencontre chez les Verdurin avec celle qui sera sa femme, Odette, et surtout sa jalousie maladive sont les thèmes de cette partie. Comme le reste de l'œuvre, la narration se fait à la première personne, mais puisque les évènements décrits se déroulent avant la naissance du narrateur, celui-ci raconte forcément le récit à la troisième personne. Et bien qu'à deux reprises, le narrateur utilise « je » en se rappelant les faits de ses relations avec Odette et Swann, cette partie du roman tient tout de même une place à part dans La Recherche. Il n'en reste pas moins que les thèmes (l'amour, la jalousie, l'art, la critique des milieux bourgeois et de la noblesse) et les personnages (les Verdurin, Swann, Odette) se retrouvent plus tard et qu'Un Amour de Swann est bien une des pierres de l'édifice et non pas seulement une pause dans la narration.

Nom de pays: le nom évoque les rêveries du narrateur, ses envies de voyage, lui à qui la maladie interdit jusqu'à une sortie au théâtre. C'est donc à travers les horaires des trains qu'il voit Balbec et surtout Venise. À cette partie fait écho la partie Nom de pays: le pays. Ce parallélisme souligne la déception naissant de la confrontation du rêve à la réalité brute. Seul l'art est capable de réenchanter les paysages et de les rendre à la hauteur des espérances du narrateur (par exemple, les peintures de Balbec par Elstir dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs). C'est à partir de Nom de pays : le nom que La Recherche devient plus une esthétique qu'un roman pur.

À l'ombre des jeunes filles en fleurs est le deuxième tome de La Recherche. Il est composé de deux parties, dont les titres sont : Autour de Mme Swann, Noms de pays : Le pays.

L’action se déroule principalement à Balbec, petite cité balnéaire sur la côte normande dans laquelle il est possible de reconnaître Cabourg à la « Belle Epoque ». Dans ce microcosme privilégié, le narrateur va découvrir à la fois l’art (peinture, littérature, théâtre) et les premiers émois amoureux. Ces jeunes filles en fleurs fleurissent en un groupe d’adolescentes dont le dynamisme exprime une énergie vitale faisant déjà défaut au narrateur. Plages, ombrelles, toilettes féminines, paysages du bord de mer, l’aspect très visuel du roman évoque les peintres impressionnistes, en particulier le pinceau de Berthe Morisot.

Le Côté de Guermantes est le troisième tome de La Recherche publié entre 1921 et 1922 chez Gallimard. Dans son édition originelle, le roman est divisé en deux tomes dont la deuxième partie, Le côté de Guermantes I, est suivie de Le Côté de Guermantes II. Intitulé ainsi pour faire référence aux deux promenades favorites du narrateur lorsqu’il revenait à Combray. Du Côté de chez Swann fait allusion au monde bourgeois tandis que Le Côté de Guermantes étale les rêves aristocratiques et snobs de Marcel. C’est le volume de l’ascension sociale tant désirée par le narrateur, une entrée dans le monde en quelque sorte. On y découvre la féerie des salons, le luxe des tables et le particularisme des conversations, tout cet univers n’ayant pas pignon sur rue et vivant d’après ses propres codes, particulièrement rigides. La mort de la grand-mère du narrateur met fin à son enfance tout en lui imposant sa première réflexion sur le temps qui passe et ne revient plus.

Sodome et Gomorrhe est le quatrième volet de La Recherche publié en 1921 pour le premier tome et en 1922 pour le deuxième, chez Gallimard. Le titre évoque deux villes détruites par Dieu dans la Bile à cause de leurs mauvaises mœurs, notamment sexuelles. Dans ce volet, le narrateur découvre que l’homosexualité est très présente autour de lui. Le narrateur poursuit sa découverte des salons aristocratiques et bourgeois, s’intéressant aux relations qui s’y tissent entre les personnes. La relation affective esquissée avec Albertine lles en fleurs fleurissent en un groupe d’adolescentes dont le dynamisme exprime une énergie vitale faisant déjà défaut au narrateur. Plages, ombrelles, toilettes féminines, paysages du bord de mer, l’aspect très visuel du roman évoque les peintres impressionnistes, en particulier le pinceau de Berthe Morisot.

Le Côté de Guermantes est le troisième tome de La Recherche publié entre 1921 et 1922 chez Gallimard. Dans son édition originelle, le roman est divisé en deux tomes dont la deuxième partie, Le côté de Guermantes I, est suivie de Le Côté de Guermantes II. Intitulé ainsi pour faire référence aux deux promenades favorites du narrateur lorsqu’il revenait à Combray. Du Côté de chez Swann fait allusion au monde bourgeois tandis que Le Côté de Guermantes étale les rêves aristocratiques et snobs de Marcel. C’est le volume de l’ascension sociale tant désirée par le narrateur, une entrée dans le monde en quelque sorte. On y découvre la féerie des salons, le luxe des tables et le particularisme des conversations, tout cet univers n’ayant pas pignon sur rue et vivant d’après ses propres codes, particulièrement rigides. La mort de la grand-mère du narrateur met fin à son enfance tout en lui imposant sa première réflexion sur le temps qui passe et ne revient plus.

Sodome et Gomorrhe est le quatrième volet de La Recherche publié en 1921 pour le premier tome et en 1922 pour le deuxième, chez Gallimard. Le titre évoque deux villes détruites par Dieu dans la Bile à cause de leurs mauvaises mœurs, notamment sexuelles. Dans ce volet, le narrateur découvre que l’homosexualité est très présente autour de lui. Le narrateur poursuit sa découverte des salons aristocratiques et bourgeois, s’intéressant aux relations qui s’y tissent entre les personnes. La relation affective esquissée avec Albertine Bontemps dans les volumes précédents se cristallise lentement en une amitié amoureuse entrecoupée d’oublis. On y découvre le couple des Verdurin, leur salon naissant et le compagnonnage douteux de Charlus, Jupien et Morel, le violoniste protégé par le baron. Ce tome fut accueilli avec la réticence que l’on suppose: Proust y décrit complaisamment les vices sous toutes leurs formes et, à ce faire, en éprouve une certaine volupté. 

La Prisonnière est le cinquième tome de La Recherche publié en 1925 à titre posthume. Paru en 1923 soit un an après le décès de Marcel Proust, La Prisonnière est resté à l’état de manuscrit inachevé, recelant encore des incohérences. Ce volume est le point culminant de la relation du narrateur avec Albertine Bontemps. Il faut voir ici une transposition de la relation entretenue par Proust avec son chauffeur Alfred Agostinelli qui s’acheva par la mort accidentelle de ce dernier. Proust y détaille jusqu’au cauchemar les affres de la jalousie amoureuse; rien ne nous est épargné de son introspection masochiste et de son sadisme vis à vis de la jeune fille. Le livre se déroule sur une brève période nous semblant une éternité tant les méandres des états d’âme du narrateur prennent une place gigantesque. Albertine est soupçonnée d’avoir des relations saphiques et d’autres amants, cette pensée jetant son partenaire dans l’angoisse, réalisant du même coup l’impossibilité de connaître réellement les êtres qui vivent avec nous. Ce tome est aussi celui de la Femme magnifiée par son élégance, sa sensualité et les ressources de son esprit. Il se termine sur le départ de la jeune fille.

Albertine disparue, originellement titré La Fugitive, est le sixième tome de La Recherche, paru en 1927 à titre posthume. Ce volume, paru en 1925 raconte la fin de la liaison du narrateur avec Albertine Bontemps qui, après l’avoir quitté, meurt d’un accident de cheval rendant ainsi toute reprise de relation impossible. L’amour est analysé comme un phénomène qui, après les affres de la jalousie, génère tour à tour souffrance et indifférence, finissant par s’estomper dans l’oubli. A nouveau le passage du temps efface les êtres, personne ne pourra répondre à la question: qui était vraiment Albertine ? Lorsque le narrateur a épuisé ses larmes et pris conscience de la finitude humaine, il peut enfin se mettre à vivre.

Le Temps retrouvé est le septième et en même temps le dernier tome de La Recherche. Le dénouement de La Recherche fut publié en 1927 soit cinq ans après le décès de l’auteur. C’est un véritable coup de théâtre où réapparaissent tous les personnages de la fresque mais le temps passé, sans que le lecteur en ait perçu le déroulement, a fait son œuvre inexorable. Lors d’un luxueux bal, le héros ne reconnaît pas ses contemporains vieillis, lui aussi a pris quelques rides. Le narrateur, rendu à la vie dans Albertine disparue, mène désormais son existence comme une course contre la montre et contre la mort qui pourrait l’empêcher de terminer son roman enfin mis en chantier. Ce volume ramène le lecteur aux premiers épisodes de la vie du narrateur, permettant de saisir la finalité de l’œuvre de Proust: un voyage dans les années passées.

L’œuvre romanesque de Marcel Proust est une réflexion majeure sur le temps et la mémoire affective comme sur les fonctions de l’art qui doit proposer ses propres mondes, mais c'est aussi une réflexion sur l’amour et la jalousie, avec un sentiment de l'échec et du vide de l'existence qui colore en gris la vision proustienne où l’homosexualité tient une place importante. À l’encontre du roman traditionnel, Proust, considéré comme le grand maître de l’anti-littérature, relègue au second plan l’action, l’intrigue, le temps chronique et linéaire, en particulier, les personnages typiques qui vivent dans les milieux typiques, et n’obéit nullement aux règles du récit classique, c’est-à-dire que les codes essentiels du roman traditionnel ne sont plus privilégiés.

Chapitre I – L'Art

La vocation de l’art dans l’œuvre de Marcel Proust

Selon Marcel Proust, l’art n’est pas uniquement un jeu de dilettante, il est surtout et avant tout un moyen de faire connaître et de saisir la réalité.

L’art permet de transcender la réalité. Il est une religion et une philosophie. Il doit éclairer l’homme sur le monde et les mystères de la création. La fonction de l’art est de refléter les malheurs et les angoisses de l’homme et en même temps de lui révéler la voie à suivre pour retrouver l’essence des choses et le vrai sens de l’existence : « Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes , c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu’il nous fera suivre . »

C'est lorsque Proust découvre Ruskin, critique d'art anglais fort à la mode dans les années 1890, que s'accentuent et s'approfondissent ses idées. Il décide d'entreprendre deux traductions, La Bible d'Amiens (publiée en 1904) et Sésame et les lys (publié en 1906) dont les préfaces témoignent de l'évolution de sa pensée. Ruskin représente, curieusement, l'écrivain idéal pour Proust, qui n'hésite pas à écrire qu'il est « le plus grand écrivain de tous les temps et de tous les pays » dans la préface à la Bible d'Amiens. Ce qui donne au livre de Ruskin tout son prix, nous dit Proust dès les premières lignes de sa préface à la Bible d'Amiens, c'est qu'en allant visiter la cathédrale en suivant les indications du critique d'art, le lecteur est assuré de l'y retrouver : superposé aux beautés de la cathédrale d'Amiens se trouve donc ajoutée la beauté de la vision de Ruskin.

Ruskin critique d'art mais aussi créateur d'art, voilà une figure qui séduit tout à fait Proust et reproduit celle que lui-même voudrait être. En effet, parallèlement à son travail de critique, Proust a poursuivi jusque-là quelques projets d'écriture, qui ont abouti à la publication d'un recueil hétéroclite de morceaux de tous genres, Les Plaisirs et les jours, et à un roman resté inachevé, Jean Santeuil. En 1896, dans son premier livre Les Plaisirs et les Jours, Proust s’adonne aussi au symbolisme. Il suffit de parcourir la table des matières pour deviner des influences : Baudelaire, Tolstoï, Verlaine. Des vers, des proses, des pastiches, des nouvelles, des portraits : Proust, seul, adaptant son style aux genres qu’il pratique et son humeur aux sociétés et aux paysages que traversent ses personnages, compose le sommaire d’un luxueux volume qui accueille également des dessins de Madeleine Lemaire et des partitions de Reynaldo Hahn.

Il semble évident que la pratique de l'écriture a influencé les idées de Proust véhiculées dans ses essais critiques, mais le contact de Ruskin intensifie et surtout justifie cette approche binaire entre théorie et pratique. C'est ainsi que dans la préface à la Bible d'Amiens Proust désigne le péché de l'idolâtrie comme étant le péché capital de tout amateur d'art qui ne deviendrait pas à son tour créateur. L'idolâtrie s'applique de façon générale aux grands admirateurs d'une oeuvre qui vont s'extasier devant un tissus parce que c'est le même que celui qui figure dans un tableau de Gustave Moreau ou devant une robe parce que c'est celle que portait la princesse de Cadignan dans un roman de Balzac : « La toilette de Mme de Cadignan est une ravissante invention de Balzac parce qu'elle donne une idée de l'art de Mme de Cadignan, qu'elle nous fait connaître l'impression que celle-ci veut produire sur d'Arthez et quelques-uns de ses « secrets ». Mais une fois dépouillée de l'esprit qui est en elle, elle n'est plus qu'un signe dépouillé de sa signification, c'est-à-dire rien. »

Proust ne conseille pas pour autant de nier toute influence extérieure à soi, bien au contraire : il préconise seulement de ne pas verser dans l'excès et de ne jamais oublier de se placer soi-même dans la peau du créateur : « Il n'y a pas de meilleure manière d'arriver à prendre conscience de ce qu'on sent soi-même que d'essayer de recréer en soi ce qu'a senti le maître. Dans cet effort profond c'est notre pensée elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour. »

L'essai Journées de lecture, publié comme préface à la traduction de Sésame et les Lys de Ruskin, mais écrit en 1905, (année où il a été publié pour la première fois sous le titre Sur la lecture), accentue cette position de critique-créateur prônée par Proust. Une mise en scène narrative où sont retrouvées, intactes, les journées de lectures de l'enfance, est suivie d'une réflexion sur les limites de la lecture n'ayant pas pour but une exploration créatrice personnelle.

« Le suprême effort de l'écrivain comme de l'artiste n'aboutit qu'à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d'insignifiance qui nous laisse incurieux devant l'univers. Alors il nous dit […] « Regarde ! Apprends à voir ! » Et à ce moment il disparaît. Tel est le prix de la lecture et telle est aussi son insuffisance. C'est donner un trop grand rôle à ce qui n'est qu'une initiation d'en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas. »  

Les lecteurs exclusifs sont comme les idolâtres dont Proust parlait dans la préface de la Bible d'Amiens, car le livre est décrit, dans Journées de lecture, comme étant en vérité : « Une idole immobile, [que le lecteur] adore pour elle-même, qui au lieu de recevoir une dignité vraie des pensées qu'elle éveille, communique une dignité factice à tout ce qui l'entoure. […] Son esprit (au lecteur) sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres la substance qui pourrait le rendre plus fort ; il s'encombre de leur forme intacte, qui, au lieu d'être pour lui un élément assimilable, un principe de vie, n'est qu'un corps étranger, un principe de mort. »

Lire sans chercher à soi-même écrire devient donc une « maladie littéraire », car « un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle. » Ainsi, « la puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne pouvons la développer qu'en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre vie spirituelle. »

La traduction de Ruskin est pour Proust un moment charnière où s'affirme sa personnalité. En effet, il accompagne ses traductions de notes abondantes et de préfaces longues et riches qui occupent une place presque aussi importante que le texte traduit.

Dans La Recherche, Proust n'a pas seulement créé une oeuvre colossale, mais il a proposé aussi une théorie de l'oeuvre d'art. La Recherche est une oeuvre originale car nous y trouvons la mise en scène de la création et les efforts d'un écrivain pour concrétiser sa vocation. Déjà dans Jean Santeuil, Pastiches et mélanges et Contre Sainte-Beuve, Proust a essayé d'esquisser une théorie de l'art. Ainsi, il n'a pas parlé de son esthétique de l'art dans une seule oeuvre, mais il l'a éparpillée dans ses différentes oeuvres pour la condenser enfin dans Le Temps retrouvé. Plusieurs critiques considèrent ce dernier tome de La Recherche comme une démonstration esthétique. En effet, c'est à la fin de son oeuvre que Proust a justifié et a expliqué les procédés utilisés et surtout celui de la réminiscence.

Proust a créé des artistes imaginaires comme Elstir, Vinteuil et Bergotte dans le seul but de développer des théories sur la peinture, la musique et la littérature. Dans Du côté de chez Swann il parle de la vocation naissance du narrateur pour l'écriture et il analyse l'acte de créer dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs.

La peinture, selon Proust, dévoile la réalité subjective. La musique, comme celle de Vinteuil, provoque certaines réminiscences et fait émerger le souvenir dans une conscience. Dans La Recherche la musique joue le même rôle que la madeleine. En parlant de littérature, Marcel Proust a avoué et a désiré ardemment bâtir son oeuvre comme une cathédrale. Une oeuvre qui sera colossale et où différents sujets seront traités.

Pour Gilles Deleuze le troisième monde de signes est celui de la sensibilité, et de l’expérience qui la réalise idéalement, à savoir l’art. Une sensation peut procurer une telle impression qu’elle nous oblige à déchiffrer le sens mystérieux que la réalité recèle. Quel est le sens du goût de la madeleine ? C’est Combray, non pas le Combray tel qu’il a été vécu, mais l’essence de Combray. Mais ce qui donne sens et profondeur aux signes de la sensibilité, ce sont les signes de l’art. Ceux-ci sont supérieurs parce qu’ils sont immatériels. Ils portent en eux la révélation de l’essence des choses. La petite phrase porte en elle l’essence de l’amour de Swann. Au-delà encore, l’oeuvre d’art permet de retrouver le temps perdu.

Dans ses oeuvres de jeunesse, Proust a fait des tentatives pour esquisser une théorie esthétique. Néanmoins, cette théorie ne sera développée que dans Le Temps retrouvé. Dans La Recherche, il a parlé du temps perdu, des impressions éprouvées devant chaque objet et dans des lieux différents.

Pour qu'il y ait art, selon Proust, il faut que la réalité racontée soit réfractée par la subjectivité de l'artiste. La création esthétique permet seule de pénétrer l'essence du monde, dont l'expérience commune ne distingue que des aspects illusoires. Sa conscience d'artiste s'applique continuellement à rendre évidente, au sein de son oeuvre, la présence d'une réalité absolue. L'esthétique proustienne fait de l'artiste le centre de l'oeuvre; et on ne peut en aucun cas opérer une séparation entre sa personnalité artistique et sa personnalité ordinaire. Ainsi, Elstir, Vinteuil et Bergotte ont deux vies et deux aspects. Dans l'intimité ils sont des hommes ordinaires et vulgaires, alors que dans leurs oeuvres on ne retrouve que la meilleure partie d'eux.

Le véritable artiste, selon Proust, est celui qui peut faire une oeuvre qui traduit sa sensibilité et sa vision du monde. L'artiste doit s'intéresser avant tout au côté esthétique de son oeuvre. L’art est destiné à nous aider à déchiffrer et à éclaircir ; il doit aussi nous permettre de retrouver notre passé. L’art peut, par le souvenir, ramener l’homme en arrière, lui faire revivre son passé et lui permettre de retrouver son enfance. La rédaction de La Recherche a permis à Proust de revivre intensément les moments les plus exaltants de sa jeunesse et de retrouver sa pureté originelle.

L’art, outre la fonction d’aider à opérer un retour aux origines n’a d’autre fonction que la connaissance et l’exploration de l’inconscient. Le narrateur et plusieurs autres personnages essayent de pénétrer les secrets de l’âme humaine et de retrouver une communion avec l’univers grâce aux sons et aux couleurs. L’homme se réalise à travers ses œuvres d’art, peut se purifier ainsi grâce à l’art. Pour cette raison Marcel Proust assimile très souvent l’art à la religion. L’art est parfois perçu par lui comme un dieu à la fois impitoyable et magnanime.

Celui qui a la vocation de l’art est un élu qui, grâce aux mots, aux couleurs et aux sons peut pénétrer dans le monde merveilleux de la création. Le narrateur, avant que sa vocation ne se concrétise, a la sensation d’être un damné, une âme en peine errant dans les méandres du monde à la recherche du salut. Car le salut, pour Marcel Proust et son narrateur ne peut venir que de l’art.

L’art du roman proustien

L'art du roman de Marcel Proust a la particularité qu'il est difficilement dissociable de sa vision globale de l'art. Le travail de tout artiste est sans cesse comparé, voire associé à celui du romancier. À l'inverse, ce que Proust dit de la littérature peut servir de théorie sur l'art dans son ensemble. L'art du roman chez Proust doit donc être entendu à la fois comme étant ce qui participe à la création du roman et ce qui lui donne sa valeur comme objet d'art. L'essai sur l'art enchâssé dans Le Temps retrouvé a pour cela une valeur exemplaire, car il exprime de la façon la plus complète, cohérente et profonde toute la vision esthétique de Proust, qui à la fois explique et justifie sa propre oeuvre romanesque. Lire Le Temps retrouvé, c'est donc avoir une idée d'ensemble de la pensée de Proust, qui n'est ailleurs qu'à l'état fragmentaire.
Ces fragments, qui sont autant d'indices d'une pensée qui s'est entièrement investie dans un même projet romanesque, n'en sont cependant pas seulement le reflet amoindri : l'étude des écrits non romanesques (essais, articles, lettres, notes de carnet) précédant et chevauchant la genèse de La Recherche dévoile un mouvement dynamique entre la réflexion critique de Proust et sa pratique comme romancier.

Le discours sur l'art que Proust expose dans Le Temps retrouvé est d'une continuité surprenante avec les idées émises dès ses premiers écrits. Paradoxalement, il n'y a pas à proprement parler de discours sur le roman dans ces écrits de jeunesse, car Proust se concentre plutôt sur des analyses d'autres arts que le roman : peinture, poésie, philosophie, histoire de l'art.

Seule une lecture téléologique de ces écrits disparates, c'est à dire une lecture orientée vers le discours contenu dans La Recherche, permet de mettre au jour les indices significatifs indiquant à la fois l'évolution chronologique et l'importance des idées qui seront reprises une fois le roman conçu. L'analyse des écrits de la jeunesse de Proust ne peut cependant pas se limiter à cette lecture orientée visant à retrouver dans un passé de critique amateur les indices d'une pensée future sur le roman, puisque Proust, avant l'année charnière que représente 1908, ne se considère pas comme étant un romancier. Ses écrits sur l'art n'ont donc pas été écrits afin de tester une vision de son art du roman, mais répondraient plutôt à un besoin de réfléchir aux conventions artistiques et esthétiques de son temps. Ces réflexions se sont néanmoins toujours jumelées à un désir de créer, si bien que Proust, sans se trouver dans la posture du romancier, propose une conception de l'art qui s'articulerait le mieux au roman.

Après une première lecture, téléologique, permettant de dégager les principaux lieux de la pensée de Proust dans ses écrits, il faut reconsidérer ces mêmes fragments indépendamment de ce fil conducteur les liant à La Recherche. On peut alors constater que la pensée critique de Proust l'a certes menée vers le roman, puisqu'une fois romancier ses conceptions premières ont peu changé, mais qu'elle n'a pas été suffisante pour concevoir le roman tel que le sera La Recherche. En effet, ce qui surgit de l'étude minutieuse des écrits entourant l'année 1908, dont on ne peut trop souligner l'importance, c'est que Proust n'a réussi a transformer ses idées générales sur l'art en art du roman qu'en pratiquant concrètement l'écriture romanesque. Les années 1908-1909 voient donc la pensée critique se nourrir des découvertes dans l'écriture proprement romanesque, qui à son tour s'enrichit des réflexions théoriques. L'importance que revêt la pratique de l'écriture dans le développement d'une poétique du roman n'annule cependant pas l'importance des écrits non romanesques, car la pratique du roman concrétise et pousse plus loin les idées élaborées auparavant dans la réflexion critique.

Le contact critique de Proust avec Balzac, pendant la rédaction du Contre Sainte-Beuve en 1909 lui permet d'affiner cette idée de personnages exprimant l'universel dans leur individualité. Cependant, Balzac sert à la fois de modèle et de repoussoir.

Dans son carnet Proust note de longues listes de noms aristocratiques car il est à la recherche de noms pour ses propres personnages. C'est en mai 1909, sur le feuillet 35, que Proust trouve le nom de Guermantes. Sur le même feuillet, il écrit : « Balzac fait bien parler chaque personnage », propos qu'il reprend et développe dans son essai sur Balzac dans le Contre Sainte-Beuve : « Ce même homme [Balzac] qui étale naïvement ses vues historiques, artistiques, etc., cache les plus profonds desseins, et laisse parler d'elle-même la vérité de la peinture du langage de ses personnages, si finement qu'elle peut passer inaperçue, et il ne cherche en rien à la signaler. Quand il fait parler la belle Mme Roguin qui, Parisienne d'esprit, pour Tours est la femme du préfet de la province, comme toutes les plaisanteries qu'elle fait sur l'intérieur des Rogron sont bien d'elle et non de Balzac ! »

Il conçoit et théorise sa conception du personnage romanesque par rapport à celle de Balzac à la fois dans la partie strictement essayistique de son Contre Sainte-Beuve et dans la partie à caractère plus romanesque, Le Balzac de M. de Guermantes. Il y a un écho certain entre ces deux projets parallèles : on voit, testés dans la partie « romanesque », les remarques dégagées dans l'essai. Par exemple, Proust souligne la vulgarité de Balzac qui nomme par son petit nom un personnage qui vient à peine d'entrer en scène « comme un enfant qui, ayant baptisé ses poupées, leur prête une existence véritable ». Or lui-même, dans Le Balzac de M. de Guermantes, introduit à peine le personnage de Mme de Guermantes avant de l'appeler Pauline. Proust admire donc chez Balzac ce don de fortement individualiser ses personnages, au risque de paraître un peu vulgaire. Il admire en outre la grande idée de Balzac d'avoir gardé les mêmes personnages dans tous ses romans. C'est cela qui a permis d'établir des rapports nouveaux entre les parties séparées de son oeuvre, qui dès lors « vivent et ne pourraient plus se séparer ». Dans une note qu'il voulait inclure dans son essai, Proust ajoute : « Bien montrer pour Balzac […] les lentes préparations, le sujet qu'on ligote peu à peu, puis l'étranglement foudroyant de la fin. Et aussi l'interpolation des temps […] comme dans un terrain où les laves d'époques différentes sont mêlées. »  

Ces réflexions sur le personnage balzacien ont fortement influé sur l'art du roman de Proust qui, une fois romancier, décrit sa vision du personnage en ces termes dans une entrevue accordée à la sortie du Côté de chez Swann: « Vous savez qu'il y a une géométrie plane et une géométrie dans l'espace. Eh bien, pour moi, le roman ce n'est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette substance invisible du temps, j'ai tâché de l'isoler, mais pour cela il fallait que l'expérience pût durer. […] les divers aspects qu'un même personnage aura pris aux yeux d'un autre, au point qu'il aura été comme des personnages successifs et différents, donneront – mais par cela seulement – la sensation du temps écoulé. »

Il faut cependant rappeler que Balzac n'a pas servi que de modèle à Proust. Balzac a ses défauts, comme celui de sans cesse souligner l'intelligence d'une remarque d'un de ses personnages, soit par le biais de la narration, soit par les commentaires des autres personnages, ceci « aux dépens de l'impression de vie de l'oeuvre d'art ». Mais les défauts de Balzac sont formateurs et aussi utiles à Proust que ses qualités. La dynamique qui s'opère entre les découvertes dans l'écriture d'un roman et les réflexions critiques sur l'art du roman de Balzac se reflète dont avec force dans la formation de la conception proustienne du personnage romanesque.

L'étude de l'art du roman de Proust que l'on trouve dans les écrits non romanesques précédant l'écriture de La Recherche a pour fonction première de montrer le mouvement inverse de ce qui serait attendu. En effet, plutôt que d'être le résultat d'une pratique assumée du roman, la réflexion critique qui met en place les principaux lieux de la poétique du roman de Proust se forme alors que le roman lui-même n'a pas encore été pensé par l'auteur. Si une lecture indicielle, orientée vers le discours reconnu comme étant celui définissant l'art du roman de Proust présentait un risque puisqu'elle pouvait mener à une lecture biaisée, la forte dynamique entre la pensée critique et la pratique romanesque au moment de la genèse de La Recherche montre au contraire que cette vision d'un mouvement vers le roman était justifiée. La réflexion théorique, toujours doublée d'un désir de créer, s'est enrichie au fil des années, sans jamais se contredire, si bien qu'elle a été entièrement absorbée par le roman une fois ce dernier conçu. Les idées plus conceptuelles de Proust sur l'art et la littérature ont réussi à s'incarner dans le travail de mise en scène narrative, permettant alors les découvertes essentielles à la structure de La Recherche sur le temps et la mémoire involontaire. Le rapport symbiotique, de plus en plus intense à partir de l'année 1908, entre la réflexion critique et l'écriture romanesque, s'est fait au profit d'un investissement toujours plus grand dans le roman, jusqu'au point où la réflexion théorique est devenue désuète. Comme on peut le constater avec les réflexions entourant le traitement du personnage chez Balzac, l'analyse critique a néanmoins joué un rôle majeur dans l'évolution de la pensée sur l'art du roman de Proust jusqu'à ce que l'écriture de La Recherche débute véritablement, illustrant ainsi de façon exemplaire comment l'art du roman chez Proust est celui d'une pratique tout autant que celui d'une théorie.

La peinture et la musique, des thèmes récurrents du récit proustien

C'est par le biais de l'analyse de la peinture que Proust étoffe sa conception de l'art en lui faisant prendre source dans la réalité. Comme il le montre dans un article incomplet sur Chardin et Rembrandt, écrit vers 1895 ou 1896, Proust montre que l'art est avant tout une question de vision de la réalité. Cette réalité, vue par l'artiste, dévoile alors quelque chose de mystérieux qui provoque en lui de la joie, et c'est cette joie même qu'un Chardin va fixer sur la toile. C'est ainsi que « [l]e plaisir que vous donne sa peinture d'une chambre où l'on coud, d'une office, d'une cuisine, d'un buffet, c'est saisi au passage, dégagé de l'instant, approfondi, éternisé, le plaisir que lui donnait la vue d'un buffet, d'une cuisine, d'une office, d'une chambre où l'on coud. » Regarder un tableau, c'est réussir à partager la vision du peintre et donc à voir avec lui qu'il est possible de sortir une scène de vie quotidienne de la trivialité du temps dans laquelle elle était inscrite. Dans le même article, Proust constate cependant que le tableau renferme en lui-même tout ce que la vision avait à offrir : il n'ouvre pas, comme la philosophie, sur une réflexion qui tenterait de comprendre la source de la joie du peintre. Malheureusement l'article est incomplet, mais il laisse entrevoir l'idée selon laquelle la littérature permettrait de franchir cette étape que la peinture, elle, ne franchit pas. Sans faire de la philosophie qui la détruirait, la littérature irait au-delà de la simple reproduction de la joie ressentie au contact de la réalité.

L’aspect impressionniste du style de Marcel Proust a frappé plus d’un lecteur. On sait que l’auteur de La Recherche admirait beaucoup les tableaux des peintres impressionnistes et surtout Claude Monet. Il existe beaucoup de convergences dans les œuvres des deux créateurs. L’évocation de la nature chez Marcel Proust n’est pas sans rappeler les toiles de Claude Monet : descriptions de nénuphars flottant sur les eaux, lilas en fleurs, orchidées, jardins, étangs, en somme la nature peinte par l’écriture : « (…) dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de Nymphéas (…) ça et là, à la surface, rougissant comme une fraise une fleur de nymphéas au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées… »

Cette description proustienne n’est pas sans rappeler la série de tableaux de Claude Monet consacrée aux nymphéas.

Nombreux sont les passages de La Recherche qui rappellent les toiles impressionnistes. Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, la description de la mer de Balbec rappelle une marine d’Alexandre Harrison, Albertine à Balbec ressemble à Annette sur la plage de Villerville. Pour décrire la maison d’Elstir, Marcel Proust parle de falaises, de plages, du ciel gris et lumineux, de la mer ; ce qui donne l’impression qu’il parle d’un tableau de Boudin. Ainsi, il est évident que la peinture impressionniste a beaucoup influencé l’écriture de Marcel Proust.

La figure du peintre, qui détourne l'art d'une contemplation abstraite d'idées pour le ramener dans le concret de la réalité, se voit cependant rapidement mise au second rang après celle du poète, dont le travail devient la quintessence de ce qui constitue la création artistique pour Proust. Le poète, contrairement au peintre qui se contente de restituer sur une toile sa propre vision de la réalité, fait le travail supplémentaire de tenter de connaître et de comprendre la joie qui le saisit au contact de cette même réalité. Dans son article La poésie ou les lois mystérieuses, écrit entre 1896 et 1899, Proust écrit : « Le poète reste arrêté devant toute chose qui ne mérite pas l'attention de l'homme bien posé, de sorte qu'on se demande si c'est un amoureux ou un espion et, depuis longtemps qu'il semble regarder cet arbre, ce qu'il regarde en réalité. […] Il reste devant cet arbre, mais ce qu'il cherche est sans doute au-delà de l'arbre, car il ne sent plus ce qu'il a senti, puis tout d'un coup il le ressent de nouveau, mais ne peut l'approfondir, aller plus loin. […]Le poète regarde et semble regarder à la fois en lui-même et dans le cerisier double, et par moments quelque chose en lui-même lui cache ce qu'il y voit, et il est obligé d'attendre un instant, aussi que la personne qui passe l'oblige à attendre un instant en lui masquant un instant le cerisier double. »

La peinture est un thème récurrent du récit proustien. Dès Jean Santeuil, les peintres sont plusieurs fois mentionnés. Ils sont même présentés sous leur véritable nom : Rembrandt, Sisley, Vermeer, Renoir, Monet.

Dans La Recherche, Marcel Proust crée un artiste imaginaire à l’image des peintres impressionnistes. Ainsi, Elstir est un des trois artistes imaginaires qui traversent les pages de La Recherche. Ses peintures sont inspirées de celles de Monet, Manet, Whistler, Degas. Même son nom est un amalgame francisé de Whistler (avec suppression du Wh). Il apparaît pour la première fois dans Du côté de chez Swann, il est l’un des fidèles du salon de Mme Verdurin. A aucun moment dans Du côté de chez Swann, Proust ne donne son vrai nom, il était surnommé Monsieur Biche. Il n’y a pas beaucoup de détails concernant son œuvre, à part le fait qu’il fait des cheveux mauves à ses femmes. Ce n’est que dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs que nous apprenons son véritable nom lorsque le narrateur évoque sa rencontre avec le peintre : « « Un peintre que j’allais rencontrer à Balbec et qui eut une influence profonde sur ma vision des choses, Elstir. »

La peinture d’Elstir, à l’instar de celle des impressionnistes, transgresse toutes les normes imposées par la peinture académique. Devant ces formes nouvelles les « fidèles » du salon de Mme Verdurin sont désorientés. Pour eux la peinture doit être une copie du réel et non pas avoir des cheveux mauves : « Quand dans celles-ci ils pouvaient reconnaître une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est- à dire dépourvue de l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient dans la rue même les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes n’ont pas les cheveux mauves. »

Ils ignorent que l’art est une recréation du réel. Incompris, Elstir se moque, lui aussi, de sa façon de peindre. Par snobisme et pour respecter l’esprit du clan, il adopte un ton railleur pour répondre à Swann qui lui demande son impression sur une exposition à laquelle il avait assisté : « Je me suis approché, pour voir comment c’était fait, j’ai mis le nez dessus. Ah ! bien ouiche ! On ne pourrait pas dire si c’est fait avec de la colle, avec du ribis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil… »

Encouragé par l’attitude des autres fidèles il ajoute : « Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration, ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi c’est fait, c’en est sorcier, c’est de la rouerie, c’est du miracle (éclatant tout à fait de rire) :c’en est malhonnête ! »

Toutefois, il ne cache pas son admiration pour les tableaux exposés. Au sein du clan il est frivole et maladroit, il n’arrive pas à expliquer sa théorie en peinture. Quand il quitte le groupe, il n’est plus Biche, il devient Elstir. On a l’impression que le fait d’appartenir à un groupe ne lui permet pas d’exprimer son art. Par peur d’être exclu du clan des fidèles il doit adopter leur ton. Ce n’est qu’en les quittant qu’il devient lui-même. Tel Paul Cézanne, qui quitta le groupe des impressionnistes pour se retirer à Aix-en-Provence, il préfère lui aussi s’isoler pour se consacrer à son art.

Elstir attire l’attention du narrateur sur le lien qui unit l’artiste à son œuvre. En entrant dans l’atelier du peintre à Balbec, Marcel éprouve un plaisir qui est, avant tout, intellectuel.

« Je me sentis parfaitement heureux, car par toutes les études qui étaient autour de moi, je sentais la possibilité de m’élever à une connaissance poétique, féconde en joies, de maintes formes que je n’avais pas isolées, jusque là du spectacle total de la réalité. »

Cet atelier lui apparaît comme un laboratoire où le peintre peut créer un monde nouveau : « L’atelier d’Elstir m’apparut comme un laboratoire d’une sorte de nouvelle création du monde, où, du chaos que sont toutes les choses que nous voyons, il avait tiré, en peignant sur divers rectangles de toile qui étaient posés dans tous les sens, ici une vague de la mer écrasant avec colère sur le sable son écume lilas, là un jeune homme… »

Marcel Proust a fait d’Elstir le modèle du peintre qui ne se contente pas de peindre mais d’expérimenter des couleurs et des techniques. En entrant dans l’atelier de l’artiste, le narrateur admire les esquisses et décrit ce que sera d’après lui le tableau idéal. La description minutieuse du port de Carquethuit ne ressemble aucunement ni au travail de Monet ni à celui de Manet. Elstir est un amalgame de tous les peintres impressionnistes.

Pour le narrateur, Elstir apparaît comme une figure quasi-divine : « Si Dieu le père avait crée les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur donnant un autre, qu’Elstir les recréait.»

Le peintre devient un créateur. Dans son œuvre il y a une véritable création de la lumière : « Au moment où j’entrai le créateur était en train d’achever, avec le pinceau qu’il tenait dans sa main, la forme du soleil à son coucher… »

Grâce à Elstir, le narrateur découvre ce que jamais, sans lui, il n’aurait pu voir. C’est grâce au peintre qu’il peut enfin apprécier la beauté des falaises des Creuniers quand elles sont réalisées dans une esquisse. De son contact avec Elstir, Marcel comprend que la réalité peut être aussi subjective.

Un amour de Swann est sans nul doute le roman de la musique. On sait en effet quel rôle important joue la fameuse Sonate de Vinteuil dans cette intrigue amoureuse.

Qu’il s’agisse du clan Verdurin ou de la coterie Guermantes, le discours sur l’art est
une des postures mondaines les plus caractéristiques. Ainsi, pour être reconnu et identifié
comme membre du petit noyau, il convient de s’associer aux mots d’ordre artistiques de Mme
Verdurin. Il faut encenser le pianiste, aller à Bayreuth pour célébrer le culte Wagnérien ou
fondre en larmes à l’écoute de l’andante de la Sonate de Vinteuil. Inutile d’insister sur cette approche caricaturale de l’expérience de l’art : la musique est réduite ici à n’être qu’un code de reconnaissance mondaine. Peu importe que les fidèles apprécient authentiquement les artistes, l’essentiel est de donner l’impression du goût artistique pour briller en société. A ce ridicule simulacre bourgeois répond une attitude tout aussi ridicule chez les aristocrates. Le narrateur se divertit à dépeindre Mme de Cambremer qui accompagne son écoute du pianiste d’une battue experte, ou Mme de Gallardon souhaitant recueillir l’avis de la Princesse des Laumes sur « un » Quintette avec clarinette de Mozart (elle ignore visiblement que Mozart n’a composé qu’un seul Quintette avec clarinette). Dans les salons aristocrates, la relation à l’art, même si elle ne transite pas par les mêmes codes, est tout aussi superficielle que dans le milieu Verdurin.

Une fois désillusionné sur les mérites du petit noyau, Swann n’en aura que plus de mépris pour la médiocrité de ces imposteurs : « Il voyait le pianiste prêt à jouer la Sonate Clair de lune et les mines de Mme Verdurin s’effrayant du mal que la musique de Beethoven allait faire à ses nerfs : Idiote, menteuse ! s’écria-t-il, et ça croit aimer l’Art ! ».

Les trois auditions de la Sonate de Vinteuil constituent une authentique expérience esthétique dans la mesure où elle transforme intérieurement le personnage. Elle s’oppose en cela à l’exploitation mondaine de l’art qui n’a d’autre fin que d’épater la compagnie, qu’il s’agisse du clan Verdurin, qui ne comprend rigoureusement rien à la valeur artistique de l’oeuvre de Vinteuil, ou du milieu Guermantes.

D'où vient la fameuse Sonate de Vinteuil ? L'idée juste est d'en faire la célébration synthétique d'une culture musicale qui opère un mouvement large et particulier à la fois. Proust agit comme un collectionneur, et aussi un savant bricoleur. Tel un entomologiste, l'auditeur distingue une phrase musicale comme le scientifique dissèque un élément de son étude. La citation devient l'emblème d'une sensation affleurante, de plus en plus précise. La Sonate ainsi recomposée dans son oeuvre d'écrivain recrée à l'infini le mystère et la fascination de la musique qu'éprouva le mélomane averti et exigent qu'il fut. Sonate ou Septuor, Vinteuil dans La Recherche, concentre un idéal esthétique, qui résonne par la musique, mais active aussi les forces de la mémoire, forçant les êtres à reprendre conscience d'une part d'eux- mêmes, part immergée mais pourtant essentielle de leur identité dormante…

Dès Les Plaisirs et les jours, le jeune auteur cite la musique comme le véhicule de l'activité psychologique. Comme Bergotte capable d'isoler le petit pan de mur jaune dans la Vue de Delft de Vermeer, Proust se concentre sur un thème, une phrase musicale, ici, un extrait du monologue de Hans Sachs au II ème acte des Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner, pour rehausser l'expression de la pensée de son héroïne, Madame de Breyves.  Celle-ci, en écoutant la petite phrase, revit un épisode sensitif aigu où la citation wagnérienne s'identifie à Monsieur de Laléande. L'anneau musical resserre son influence dans l'esprit de la jeune femme et suscite un jaillissement presque incontrôlé de la mémoire. Ainsi une personne vue, ressuscite. Le passé, devient présent. Ailleurs, Jean Santeuil, sent de la même façon, surgir les larmes quand à l'écoute de la Sonate de Saint-Saëns, il pense à celle qu'il aima tant et qui lui jouait la partition sans compter, comme l'hymne de leur amour.
Cette Sonate (pour violon et piano en ré mineur opus 75 de Camille Saint-Saëns, de 1885) devait être l'emblème de la Sonate de Vinteuil, son thème central, l'indice que la mémoire involontaire réalise son activité irrépressible. Ainsi dans la partition littéraire, le point le plus aigu de l'action psychologique est souvent exprimé par la citation de la musique.
Comme Balzac, dans Zambellina, l'une de ses trois nouvelles "musicales", où l'auteur rend un hommage appuyé à Niccolo Jommelli, à une époque où les chefs baroqueux n'avaient pas encore opéré leur percée révolutionnaire, Proust innerve son texte de composants musicaux essentiels, tels des phares ou des points de repère dans le flot de l'écriture, tels la formule clé de l'aria, dans la continuité de la prose-récitatif. L'écrivain cite Saint-Saëns avec d'autant plus d'aisance et de sensibilité qu'il connaît parfaitement sa musique. Il aime sa Troisième Symphonie avec orgue, la plus belle dans le genre, depuis Beethoven. Il a écouté le prodige du piano, en particulier dans les Concertos de Mozart. Il loue en particulier sa pureté et sa  transparence. Proust sous l'influence de Reynaldo Hahn, son ami intime, semble préférer Saint-Saëns à Wagner. Le compositeur français incarne alors la manière proprement hexagonale la plus élaborée, digne équivalente du massif de Bayreuth. Lorsque Charlus se met au piano lors d'une soirée Verdurin, il arbore les qualités de jeu que Proust avait remarqué chez Saint-Saëns. Pourtant, il écrira plus tard, avoir pris un certain recul bénéfique par rapport à la musique de chambre de Saint-Saëns, un compositeur qu'il taxe de médiocrité.

En fin connaisseur des filiations et des hommages entre artistes, Proust qui savait l'admiration du jeune Fauré pour son aîné Saint-Saëns, fait glisser l'amour de Swann, dans Un amour de Swann, de la Sonate en ré mineur de Saint-Saëns vers la Ballade de Fauré. L'écrivain décrit l'impact de la ligne du violon sur la mauve agitation du piano avec d'autant plus de pertinence et de fine subtilité, que cette ligne vocale se retrouve d'un compositeur à l'autre,  que Fauré, surtout, dédia sa Ballade à son maître tant estimé.

Au final,  le terme Vinteuil renvoie à la culture musicale de Proust au moment où il puise dans son réservoir personnel de motifs et de thèmes musicaux. A chaque épisode où l'un de ses personnages éprouve l'expérience de la musique émotionnelle, celle qui sans que l'on s'y prépare, suscite un éclair dans la pensée, produit le surgissement d'un souvenir enfoui, d'autant plus immédiatement vivace qu'il était jusqu'alors éteint et oublié, Proust cite Vinteuil et sa petite phrase énigmatique et active. Encore à l'évocation du concert du pianiste lors des soirées Verdurin, l'écrivain fait paraître selon son habitude, l'éclat d'une formule musicale isolée dont l'impact réalise cette résurrection du passé. Comme si la musique favorisait ce qui tient d'une aventure passionnante, l'activité de la psyché, les plis et rebonds de la conscience sollicitée, le flux et le reflux de la mémoire. Ainsi s'inscrivent le prélude de Lohengrin de Wagner ou surtout, bien encore le souvenir fragmentaire d'une phrase de Schubert qui pourrait être l'Impromptu en sol bémol majeur D 899. Prise isolément, la petite phrase devient l'élément premier du processus de remémorisation, certains diront d'un fétichisme sentimental, terme de notre point de vue, un peu réducteur.

De Saint-Saëns à Beethoven, de Fauré à Franck. De Saint-Saëns et Fauré à Wagner et Schubert, puis Beethoven, l'exigence de l'écrivain mélomane évolue. Terme nous l'avons vu générique, Vinteuil cite de nouveaux maîtres admirés, de nouvelles pages musicales tendrement aimées. Le cycle lié à Albertine puis les derniers épisodes de La Recherche,  imposent l'ombre persistante des derniers Quatuors de Beethoven ( en particulier la troublante rêverie du Quatuor n°12 opus 127), mais aussi Carnaval de Schumann qui cite encore la figure de l'enfant endormi. Mais fidèle à sa passion de jeunesse, Proust revient à Fauré. Cantique de Jean Racine, surtout Quatuor en ut mineur opus 15 (qu'il fait jouer dans son appartement parisien), nourrissent l'inspiration du poète, soucieux de toujours renouveler les références contenues dans la citation de Vinteuil. Pourtant, César Franck laissera une impression durable dans l'imaginaire romanesque de l'écrivain. Le Quatuor en ré majeur de 1889 enrichit à son tour la citation du Septuor de Vinteuil.

A travers l'évocation plurielle de la Sonate ou du Septuor de Vinteuil, l'écrivain abandonne les divagations exclusives de la voix, trop attachées à la dilution de la conversation. Il lui préfère, nous l'avons vu, les pages purement orchestrales des opéras de Wagner, isolant à titre personnel, dans le Pelléas de Debussy qu'il admira immédiatement après sa création parisienne en 1902, les pages purement instrumentales. L'alliance violon/piano étant de son point de vue, d'un souverain accomplissement. Au sommet de son panthéon musical, règne donc la musique de chambre. Et la petite phrase de Vinteuil accomplit sa morsure sur le mode adagio ou andante: mouvement lent, suspendu, tendre, comme une berceuse.  Dans l'une de ses lettres dernières, Proust évoque le finale du Quatuor n°15 de Beethoven dont il se sent tellement proche de la si puissante tendresse humaine.
Au final, le thème de la Sonate de Vinteuil interroge dans la prose musicale de Proust, l'effet de la musique dans le processus de conscience et de remémoration de chaque personnage de La Recherche.

La Sonate pour piano et violon (Un amour de Swann), le Septuor (La Prisonnière) paraissent dans l'oeuvre du poète écrivain aux moments clés de La Recherche: l'andante de la Sonate serait bientôt l'emblème de son amour pour Odette; et le Septuor marque un temps plus décisif où le narrateur prend conscience de sa vocation artistique. La musique interroge constamment l'enjeu de l'art et la finalité d'une vie, sauvée par la création. Comme le compositeur écrit sa partition, l'écrivain tisse sa propre trame musicale dans l'écriture et le récit de sa propre expérience.

L’art a une fonction de conservation ; c’est un musée, où le moi profond de l’artiste est gardé jalousement, ainsi que ses impressions originelles et la meilleure partie de lui-même. L’art sublime la vulgarité, la banalité et tous les mauvais instincts de l’homme comme l’agressivité et la destruction. Il permet enfin la communication entre l’artiste et son lecteur, son auditeur ou son spectateur.

Chapitre II – Le Souvenir

La genèse de l’idée fondamentale de La Recherche : la mémoire involontaire

Pour cerner la philosophie de Proust, il est absolument nécessaire d’en chercher d'abord la source  principale. En 1885 est parue, dans La revue philosophique, une étude très remarquable sur le problème du temps, laquelle étude fut éditée sous forme de livre en 1890, avec pour titre La genèse de l’idée de temps.

Son auteur, Jean-Marie Guyau, était un très jeune philosophe qui avec son œuvre surprenante Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction connut une certaine célébrité en son temps et fut bientôt très vite oublié de ses concitoyens. Mais Guyau avait eu au moins la chance d'être lu avec attention par quatre esprits remarquables qui réfléchirent à ses idées : Henri Bergson qui utilisa quelques éléments de la pensée de Guyau pour arriver finalement à d'autres résultats. Ensuite, Léon Tolstoï, qui dans son essai Qu’est-ce que l’Art ? attaquait férocement toute l'esthétique de Guyau. Aussi Friedrich Nietzsche, grand lecteur de Guyau, et qui y puisa son idée esthétique principale « l'art est le grand stimulant de la vie ». Et Marcel Proust enfin, qui trouva en la philosophie de Guyau la base de son roman, où elle serait développée largement.

Des écrits de Proust émergent surtout deux philosophes qui pourraient être ses inspirateurs principaux :

Bergson, dont Proust nie cependant l'influence. N'écrit-il pas : « Mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de Bergson, mais est contredite par elle » ?

Darlu, que Proust désigne explicitement comme le maître à penser de ses débuts : « M. Darlu, le grand philosophe dont la parole inspirée, plus sûre de durer qu'un écrit, a, en moi comme dans tant d'autres, engendré la pensée ».

Faire le point sur les rapports que Proust a entretenus avec Bergson, la personne et l'ensemble de son oeuvre philosophique, c'est encore et toujours tenter de dissiper de tenaces malentendus. Bergson est devenu par son mariage, en 1892, le cousin par alliance de Proust. Proust n'a pas fait ses études de philosophie sous la tutelle de Bergson, qui en outre n'enseignait pas à la Sorbonne. Proust a assisté à la leçon inaugurale de Bergson au Collège de France, en 1900 et il lu sinon la totalité du moins certains des ouvrages de Bergson et il en a annoté au moins un, Matière et mémoire. Cela ne fait pas de lui un disciple de Bergson ni de La Recherche un roman bergsonien, tant les divergences sont grandes même pour les concepts qui leur sont communs. Lors du mariage d'Henri Bergson avec Louise Neuburger, Marcel Proust a été garçon d'honneur. Il avait alors 21 ans et Bergson 33. Les rencontres familiales ont été rares : un dîner cette même année 1892, les obsèques de Jeanne Proust, en 1905. Ils échangent quelques lettres en 1904 à propos de La Bible d'Amiens, de Ruskin, traduction de Marcel Proust. Ce dernier écrit en mai 1919 à son ami Louis de Robert qu’il ne voit plus Bergson.

Alphonse Darlu était professeur de philosophie au lycée Condorcet et, dans les années 1888-1889, Marcel Proust fit partie de ses élèves. Proust fut si enthousiasmé par son enseignement qu'il suivit bientôt un cours particulier avec lui.

Darlu estimait Guyau, qu'il avait connu personnellement et qui fut lui-même, pendant un an, professeur au même lycée. Beaucoup plus tard, Darlu tiendra à rappeler  que « toute la jeunesse s'était reconnue dans les écrits [de Guyau] et était tout de suite venue à lui ».

De toute évidence le professeur n'a pas manqué de transmettre à ses élèves les théories de Guyau. Et parmi les notes prises par l'élève Proust on peut lire : « La Rochefoucault. Une seule inclination fondamentale : l'amour de soi : le problème est : n'y a-t-il pas en nous deux principes d'amour : égoïsme et altruisme." L'altruisme originel, principe fondamental chez Guyau a dû être évoqué par Darlu, pour qui la phrase la plus caractéristique de Guyau est "Notre poitrine est trop étroite pour notre cœur ».

Et c’est Proust qui écrira dans son roman : « l’amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ».

Outre cette influence de Guyau sur Proust par l'intermédiaire de Darlu, il y eut aussi un intérêt plus direct et plus délibéré de Proust pour Guyau. Les écrits du diplomate français Robert de Billy attestent que Proust s'adonnait à l'étude de Guyau. Robert de Billy avait fait la connaissance de Marcel Proust pendant leur service militaire au 76 ème régiment d'infanterie d'Orléans, et s'en fut plus tard avec lui aux cours de l'école des sciences politiques. Toute sa vie il resta très lié à Proust. Dans son ouvrage Marcel Proust, lettres et conversations, il écrit : « Nous ne parlions d'argent, ni sport, ni  amour […] Mais nous savions, à n'en pouvoir douter, que la lecture était un sacerdoce et non l'occupation des désœuvrés, que le théâtre n'est pas seulement un adjuvant de la digestion et qu'il importait, avant tout, de restituer à la littérature son éminente dignité. Nous parlions de la philosophie de Guyau, de Tarde, de Ribot ».

Il est important de voir ici déjà inscrit le caractère sérieux de l'art qui traverse toute l'œuvre de Proust et qui est aussi la base de l'esthétique de Guyau.

Apparemment, Robert de Billy était un ardent défenseur de Guyau : « Pour moi, écrit-il, j'avais été plus séduit par les ouvrages sociologiques de Guyau et de Tarde que par la métaphysique bergsonienne, tandis que Marcel, métaphysicien d'instinct, s'intéressait moins aux conséquences de la croyance et du désir dans les sociétés humaines qu'à l'esprit même ». Mais il se trompait lorsqu'il supposait que Bergson exerçait une influence prédominante sur la réflexion de Proust. Et il sous-estimait sa propre influence sur son ami qui le respectait beaucoup, au point d'opter finalement pour ces mêmes idées qu'il avait d'abord combattues ou avait eu l'air de combattre. Il est vrai que Proust lui,  parlait peu de son œuvre et n'avait pas ainsi à exposer les concepts qui étaient les clefs de son œuvre.

Il y a chez Proust un désir de trouver le bonheur et aussi un désir de rendre heureux; En 1912, il écrit à sa chère madame Straus : « Je ne peux pas dire comme Joubert : 'Qui se met à mon ombre devient plus sage', mais peut-être ‘plus heureux’, en ce sens que c'est un bréviaire des joies que peuvent connaître même ceux à qui beaucoup de joies humaines sont refusées ».

Il est probable que Proust a formulé cet eudémonisme à partir de sa lecture précoce du remarquable ouvrage consacré à La Morale d'Épicure que Guyau fit paraître en 1878.

Les débuts littéraires de Proust dans les années 1890 témoignent de sa grande curiosité pour tous les arts et toutes les formes de pensées. Il aime explorer ce qui distingue et unit les formes d'art entres elles. Le point fixe de cette réflexion est pourtant toujours la littérature, à laquelle sont comparés les autres arts, mais aussi la philosophie. Sous l'éclectisme apparent des sujets abordés se trouve donc un fil conducteur, une pensée sur la littérature, qui sert de point de comparaison mais qui aussi se nourrit et se développe au contact d'autres arts.

La philosophie est reconnue, dès les premiers articles de Proust, comme étant de nature semblable à la littérature par sa « raison supérieure une et infinie comme le sentiment » et « ce sentiment mystérieux et profond des choses » qui les caractérisent toutes les deux. Art de la raison, la philosophie sert rapidement de repoussoir à ce que Proust perçoit comme étant l'art véritable : « L'art est un instinct, et les réfléchis sont un peu des impuissants, tel est à peu près le sens du mauvais sort jeté aux nobles oeuvres modernes, qui les frappe à leur naissance d'une mort immédiate. »

En juillet 1896, dans un article intitulé Contre l'obscurité, Proust pousse plus loin sa condamnation de la philosophie en littérature et dégage une idée maîtresse de ce qui deviendra son art du roman : « Le romancier bourrant de philosophie un roman qui sera sans prix aux yeux du philosophe aussi bien que du littérateur, ne commet pas une erreur plus dangereuse que celle que je viens de prêter aux jeunes poètes et qu'ils ont non seulement mise en pratique, mais érigée en théorie. » Ainsi, « l'aide du raisonnement, loin de le fortifier, paralyse l'élan du sentiment qui seul peut les porter au coeur du monde. Ce n'est pas par une méthode philosophique, c'est par une sorte de puissance instinctive que Macbeth est, à sa manière, une philosophie. »

La vision des idées abstraites comme étant inférieures aux sensations, aux impressions vécues, constitue le coeur même de l'esthétique de Proust. Il ouvre donc son essai Contre Sainte-Beuve, qu'il a commencé à rédiger vers la fin de l'année 1908, par des phrases qui rappellent l'article de 1896 : « Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n'est qu'en dehors d'elle que l'écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c'est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l'art. »

Le véritable poète est celui qui, à l'instar de Jules Renard dans son recueil Histoires naturelles, «ne cherche pas d'échappatoires, au contraire de presque tous qui ne pouvant approfondir leur sensation, au lieu d'insister, de chercher ce qu'il y a dedans, ne s'obstinent pas, glissent ailleurs, ne peuvent y pénétrer davantage et , de ratages en ratages, finissent par couvrir une immense circonférence, croient que cela finit par être plus beau que, d'un point quelconque, avoir su descendre au centre. [Jules Renard] approfondit, saisit la vérité cachée dans la sensation. »

Ce poète idéal n'est cependant pas forcément celui qui écrit de la poésie. Le poète est l'écrivain qui est capable d'accomplir un travail de perception réelle et profonde des choses. C'est ainsi que Chateaubriand, sur lequel Proust écrit vers 1898, est considéré comme un poète, puisqu'il est capable d'accéder à une autre réalité et, en la partageant dans ses livres, permet de faire survivre à sa personne mortelle, une autre personne qui, elle, est immortelle.

Les années qui suivent la rédaction de l'essai Journées de lecture sont cruciales pour Proust : comme il s'assume de plus en plus comme écrivain, sa pensée critique sert de façon plus directe ses réflexions en tant que romancier. Ses idées sur l'art et l'écriture s'affinent, se solidifient, s'approfondissent, mais restent néanmoins assez semblables à ce qu'elles avaient été jusqu'à ce moment-là.

Depuis l'essai Journées de lecture, Proust adopte donc une attitude qui reflète une volonté de se former avant tout comme écrivain. Malgré ses affinités avec la poésie et le processus de création poétique, c'est le roman qui devient pour Proust la seule voie possible. En effet, il note à l'été 1908 dans son carnet une phrase qui sera reprise dans Le Temps retrouvé et qui montre ici le renoncement de Proust à la poésie : « Arbres vous n'avez plus rien à me dire, mon coeur refroidi ne vous entend plus, mon oeil constate froidement la ligne qui vous divise en partie d'ombre et de lumière, ce seront les hommes qui m'inspireront maintenant, l'autre partie de ma vie où je vous aurais chantés ne reviendra jamais. »

Il ne s'agit pas à proprement parler d'un renoncement à la poésie mais d'un déplacement des vérités trouvées dans l'impression poétique vers un objet qui n'est pas la poésie et où, plutôt que la nature, ce seront les humains qui seront « chantés ». Beaucoup de doutes entourent cette position équivoque de Proust entre deux genres, entre deux postures, celle du poète et celle du romancier. Pour se rassurer et surtout justifier à ses yeux la validité d'une telle démarche, il note dans son carnet, à l'automne 1908 : «  Ce qui me console c'est que Baudelaire a fait les poèmes en prose et les Fleurs du Mal sur les mêmes sujets, que Gérard de Nerval a fait en une pièce de vers et dans un passage de Sylvie le même château Louis XIII, le myrte de Virgile, etc. En réalité ce sont des faiblesses, nous autorisons en lisant les grands écrivains les défaillances de notre idéal qui valait mieux que leur oeuvre. »

Proust s'insère donc dans une filiation d'écrivains dont la posture était selon lui semblable à la sienne : Chateaubriand, Baudelaire, Gérard de Nerval. Son projet, encore vague, vise à dépasser le projet artistique de ses prédécesseurs : « Allons plus loin que Gérard, pourquoi se borner à tel rêve, tel moment, cristalliser dans une seule chose y sacrifier tout … »

Dès janvier 1908 Proust entreprend un projet de roman. Ce projet de roman n'est cependant pas assez solide pour se développer pleinement et Proust le laisse de côté à l'automne 1908 pour se concentrer sur un essai sur Sainte-Beuve auquel il pense depuis quelques années déjà. Pourtant, les pages de ce projet témoignaient d'un état avancé dans la conception, voire l'écriture d'un roman. Ces pages ont pour la plupart été reprises dans l'édition de 1954 du Contre Sainte-Beuve. Or Proust n'a peut-être pas encore trouvé l'idée majeure qui lui permettra d'écrire l'oeuvre qu'il veut vraiment faire. Ses doutes quant à sa capacité à devenir un romancier tel qu'il le conçoit, se retrouvent dans une note écrite dans son carnet vers octobre 1908 : «  La paresse ou le doute ou l'impuissance se réfugiant dans l'incertitude sur la forme d'art. Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ? […] Je sens que j'ai dans l'esprit comme un lac de Genève invisible la nuit. J'ai là quatre visages de jeunes filles, deux clochers, une filière noble, en l'hortensia normand un "allons plus loin" dont je ne sais ce que je ferai. »

L'incertitude sur la forme d'art à adopter se résout, à la fin de 1908, par l'entreprise de deux projets similaires sur Sainte-Beuve, mais dont l'un sera narratif, et l'autre sera un essai.

C'est en 1909, où Proust poursuit ces deux projets indépendants, mais qui ont été confondus comme n'en étant qu'un seul par la première édition du Contre Sainte-Beuve en 1954, qu'il est possible de voir que la pensée de Proust sur son propre art du roman n'a été possible que par la pratique du roman. Il apparaît que les idées fondamentales de Proust sur le roman ne s'articulent véritablement que par la mise en scène narrative. Les réflexions critiques donnent toujours le pas à la création romanesque, tout en ayant un rôle important dans la genèse du roman : elles permettent de cristalliser et de mieux affirmer comme art du roman ce qui a été pressenti lors des recherches en création.

C'est ainsi que pendant la rédaction de ces deux projets, l'un romanesque, l'autre essayistique, Proust approfondit l'idée fondamentale de son grand roman : la mémoire involontaire. On trouve au feuillet 10v du Carnet de 1908, donc vers la fin 1908, la note suivante: « Nous croyons le passé médiocre parce que nous le pensons mais le passé ce n'est pas cela, c'est telle inégalité des dalles du baptistère de St Marc (photographie du Bap[tistère] de St Marc à laquelle nous n'avions plus pensé [)], nous rendant le soleil aveugla[nt] sur le canal. »

La préface de l'essai Contre Sainte-Beuve, écrite en juillet 1909, articule plus nettement l'idée de mémoire involontaire grâce à une scène qui préfigure la scène de la madeleine de Combray. Ici, un narrateur « je » trempe une biscotte dans du thé : « Je sentais un bonheur qui m'envahissait, et que j'allais être enrichi de cette pure substance de nous-mêmes qu'est une impression passée, de la vie pure restée pure (et que nous ne pouvons connaître que conservée, car en ce moment où nous la vivons, elle ne se présente pas à notre mémoire, mais au milieu des sensations qui la suppriment) et qui ne demandait qu'à être délivrée, qu'à venir accroître mes trésors de poésie et de vie. »  

Un autre moment de mémoire involontaire, où le narrateur se rappelle brusquement un voyage en train, approfondit la réflexion : «  À la même minute, l'heure brûlante et aveuglée où ce bruit tintait revécut pour moi, et toute cette journée dans sa poésie, d'où s'exceptaient seulement, acquis pour l'observation voulue et perdue pour la résurrection poétique, le cimetière du village, les arbres rayés de lumière et les fleurs balzaciennes. »

Tout comme Proust l'exposait dans son article sur Les Éblouissements d'Anna de Noailles, l'impression poétique provient de la résurrection soudaine d'un moment du passé. Il semble pourtant évident que l'incarnation de cette idée de la mémoire involontaire, de la résurrection du passé par un personnage « je » et une mise en scène fictive qui elle-même est située dans le passé de ce narrateur, indique que l'impression poétique ne s'articule pas chez Proust dans la poésie. Un passage du Contre Sainte-Beuve, qui est purement narratif, permet de voir plus clairement le mouvement vers le roman que permet l'idée de mémoire involontaire : la scène présente un narrateur « je » qui s'émeut devant un rayon de soleil sur le balcon, alors que Françoise coiffe sa mère. Il réalise que la joie qu'il ressent n'est pas contenue seulement dans la beauté plastique de ce rayon de soleil sur les pierres mais dans ce que cette joie cache : « des innombrables souvenirs indistincts les uns derrière les autres jusqu'au fond de mon passé ressentaient l'impression de ce rayon de soleil en même temps que mes yeux aujourd'hui, et donnaient à cette impression une sorte de volume, mettaient en moi un sorte de profondeur, de plénitude, de réalité faite de toute cette réalité de ces journées aimées, consultées, senties dans leur vérité, dans leur promesse de plaisir, dans leur battement incertain et familier. »

Ce passage, qui rappelle ceux cités précédemment, ajoute l'idée essentielle que, dans ce rayon de soleil, ce sont des moments entiers du passé, vécus dans la durée, qui se trouvent imbriqués dans l'impression vécue dans le présent. Pour décrire ces moments nés du rayon de soleil, faire renaître ces « journées aimées », il faut les inscrire de nouveau dans la durée, celle du roman.

La mise en scène narrative est ce qui permet à Proust de concevoir l'espace romanesque qui sera le sien. C'est par le roman que le roman se crée. Par la mise en scène narrative, Proust récupère et approfondit des idées articulées auparavant dans des essais critiques pour les mener plus proche d'une conception du roman. Le projet de roman sur Sainte-Beuve n'aboutit pas à un essai, procédé qu'il avait déjà employé dans Journées de lecture, mais ouvre sur un roman encore plus vaste. Les passages entourant celui du rayon de soleil montrent d'ailleurs comment les moments du passé rapidement décrits ont un potentiel romanesque latent, car ces moments, nés des souvenirs ressurgis de ce rayon de soleil, évoquent à leur tour des journées qu'il faudrait décrire plus en profondeur. Ils permettent en outre l'apparition de personnages, « d'individus » qui seuls, selon l'article de Proust Contre l'obscurité de 1896 peuvent réaliser « l'universel ou éternel ». Or, « dans les oeuvres comme dans la vie des hommes, pour plus généraux qu'ils soient, doivent être fortement individuels (cf. La Guerre et la Paix, Le Moulin sur la Floss), et on peut dire d'eux, comme de chacun de nous, que c'est quand ils sont le plus eux-mêmes qu'ils réalisent le plus largement l'âme universelle. »

L’univers de Proust este centré sur la distinction entre la mémoire volontaire et la mémoire involontaire. Ainsi que l’indique le titre du cycle À la recherche du temps perdu, le temps est le motif majeur de son oeuvre. Chez Balzac ou Zola, le temps romanesque est une représentation de la durée dans laquelle s’inscrivent les êtres et les événements. Chez Proust, le temps est devenu l’objet même du roman, objet d’une quête que convoite un sujet, le narrateur-personnage. La médiation essentielle qui permet d’accéder à la conscience et à la sensation du temps, c’est la mémoire. Le temps, en effet, n’existe que parce qu’il est retrouvé. Le présent, lui, est frustrant et dépourvu de consistance. Dans le présent vécu dans l’instant, la sensibilité du personnage est impuissante à pénétrer l’essence des choses. Seul le présent vécu sous la forme du souvenir peut lui permettre d’atteindre la plénitude de la sensation, et par là la vie authentique de l’esprit qui n’est que sensibilité. D’où l’importance du concept de mémoire. Proust distingue deux types de mémoire : la mémoire volontaire, qui est une mémoire de l’intelligence, et la mémoire involontaire qui est la mémoire sensible. Or, à ses yeux, l’intelligence est une dimension de l’esprit parfaitement subalterne : « Chaque jour, j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions passées, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. ».

Les excès du réalisme proustien : l’intelligence et la mémoire volontaire

Tout en définissant le rôle et les tâches de l'écrivain tels qu'il les entend, Proust ne cesse de donner un aspect critique à ses réflexions et, dans une certaine mesure, fonde ses théories artistiques sur celles qu'il condamne. S'il montre ce que le véritable écrivain doit faire, il met également en lumière les écueils qu'il lui faut éviter. Il n'est pas inutile de relever les principales critiques de Proust vis-à-vis des romans de son temps, afin de vérifier s'il a su lui-même s'affranchir des travers qu'il relève : « Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s'éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu'une telle vue cinématographique». « Pourquoi ? Parce qu'elle s'éloigne d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui ; la simple reproduction de ce que les yeux voient et de ce que l'intelligence constate ne permet jamais d'atteindre la réalité profonde contenue et cachée dans l'objet». « Fausseté même de l'art prétendu réaliste […] qui ne serait pas si mensonger si nous n'avions pris dans la vie l'habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement et que nous prenons au bout de peu de temps pour la réalité même ».

L'écrivain est dupe de lui-même et écrit une œuvre artificielle parce qu'il ne s'aperçoit pas qu'il ne peint que l'apparence. Et Proust grossit et exagère sa thèse pour mieux la faire comprendre : « La littérature qui se contente de décrire les choses, de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface est, malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, ne parlât-elle que de gloire et de grandeurs, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardent l'essence, et l'avenir, où elles nous incitent à le goûter encore».

L'important est de réaliser cette communication. Or, une foule de dangers menacent l'écrivain : les uns le détournent de l'acte d'écrire (Proust donne comme exemples l'amour-propre, la passion) ; les autres, qui sont peut-être bien plus graves l'invitent à écrire, mais risquent à tout moment de le faire tomber dans les excès du réalisme : ce sont l'intelligence et la mémoire volontaire.

Déjà, le Contre Sainte-Beuve commençait par ces mots : « Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence. Chaque jour je me rends compte que c'est en dehors d'elle que l'écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c'est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l'art. Ce que l'intelligence nous rend sous le nom de passé n'est pas de lui ». L'intelligence, qui substitue une « connaissance conventionnelle » à la vraie connaissance, est incapable de recréer un monde qui n'est plus ; jamais elle n'aurait pu aider le narrateur à évoquer Venise, alors que ces simples dalles de l'hôtel de Guermantes lui rappellent le baptistère de Saint-Marc. Notre intelligence est limitée ; ses découvertes sont sans profondeur et restent en marge de la vie ; elles n'apportent qu'une pure satisfaction intellectuelle et rien de plus. « À côté du passé, essence intime de nous-mêmes, les vérités de l'intelligence semblent bien peu réelles » (Contre Sainte-Beuve) ; « les vérités que l'intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière – et Proust dira et répétera que les grands livres sont les enfants de l'obscurité et du silence – ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression matérielle parce qu'elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l'esprit. »

Proust ne met pas en doute qu'il y ait des vérités de l'intelligence ; il en dénie seulement la valeur. L'écrivain doit, autant que possible, les éviter, malgré la grande tentation d'écrire des œuvres intellectuelles. Proust entend bien ne pas y succomber et se méfie de la rigueur de ces vérités : « Ces idées formées par l'intelligence pure n'ont qu'une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire ». Or, la vie oppose un démenti constant à la logique : « Ce que nous n'avons pas eu à éclaircir nous-mêmes, ce qui était clair avant nous » (par exemple des idées logiques), cela n'est pas vraiment nôtre, nous ne savons pas si c'est réel. C'est du possible que nous élisons arbitrairement. 

La fidèle compagne de l'intelligence est la mémoire volontaire. L'intelligence guide la mémoire et lui fait commettre ces mêmes erreurs. Solidaires l'une de l'autre, elles ont les mêmes défauts, et Proust les condamne toutes deux, puisqu'elles faussent chaque chose : « Extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter». « Pour moi, la mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de l'intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que des faces sans vérité ; mais qu'une odeur, une saveur retrouvées, dans des circonstances très différentes, réveillent en nous, malgré nous, le passé, nous sentons combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire peignait, comme ces mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité ».

Ainsi, les critiques de Proust sont précises. Ni la mémoire volontaire, ni l'intelligence ne peuvent créer une œuvre sous peine de supprimer ce qui est pour Proust la vérité en art : la reconnaissance de notre moi et du passé par des objets présents. Le réalisme qui peint en se fiant à la vision toute faite des yeux et de la seule intelligence ignore les vérités essentielles.

Si Gilles Deleuze, dans Proust et les signes, reconnaît chez Proust, selon Anne Simon, le primat de l'essence comme noyau pur caché derrière l'apparaître même de la chose, Anne Simon dans Proust ou le réel retrouvé entend à l'inverse interpréter l'ontologie proustienne comme le rapprochement asymptotique de l'être et du paraître, de l'intelligible et du sensible. L'argument clef de cette opposition de principe consiste dans la volonté d'unifier tous les livres de La Recherche, et de rendre compte en les justifiant de certains passages, voire de certains romans entiers, dans lesquels on pourrait lire, en adoptant l'ontologie deleuzienne, comme un hiatus fondamental, impossible à réduire, avec la théorie proustienne supposée aboutie dans Le Temps retrouvé.

La relativité du temps proustien et la mémoire involontaire

L'œuvre de Proust sera le fruit du miracle et du bonheur. Son point de départ jaillira de la coïncidence, dans l'esprit de l'écrivain, en un moment unique, d'une sensation auditive, olfactive ou visuelle et du passé. Chaque fois qu'il y aura identité entre le présent et le passé, par l'intermédiaire d'un objet matériel, Proust se sentira soulevé par une sorte de félicité divine qui donnera un élan nouveau à son œuvre. Cette coïncidence aura pour effet de situer le narrateur hors du temps : « Cet être extra-temporel n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté, qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours».

L'analogie miraculeuse des pavés irréguliers et des dalles de Saint-Marc, du bruit de la cuiller contre une assiette et des coups de marteau contre l'essieu d'un wagon, de la serviette empesée et de la mer projette le narrateur dans un monde idéal qui n'est ni le passé ni le présent.

C'est seulement lorsqu'il est libéré des servitudes temporelles que Proust conçoit qu'il lui est possible d'écrire. Placé dans cette situation qui est à mi-chemin entre la vie vécue et la vie passée, il constate le bonheur qu'il éprouve et y voit une invitation à la création romanesque. « N'éprouvant cette impression de beauté que quand à une sensation actuelle, si insignifiante fût-elle, venait se superposer une sensation semblable, qui renaissant spontanément en moi venait étendre la première sur plusieurs époques à la fois et remplissait mon âme, où habituellement les sensations particulières laissaient tant de vide, par une essence générale […] »

La joie du narrateur est déjà la promesse, voire la certitude qu'il peut accomplir une œuvre. Maintenant que le déchaînement de la vie spirituelle est assez fort en lui, il décide d'écrire À la recherche du temps perdu précisément à partir d'impressions analogues : « En tout cas, qu'il fût théoriquement utile ou non que l'œuvre d'art fût constituée de cette façon […] je ne pouvais nier que vraiment en ce qui me concernait, quand des impressions esthétiques m'étaient venues, ç'avait toujours été à la suite de sensations de ce genre». Le narrateur décèle chez Chateaubriand, Nerval, Baudelaire les mêmes réminiscences, qui sont pour lui le fondement de l'œuvre d'art ; et l'exemple de ces écrivains, qui tirent le même parti que lui de ces impressions en les utilisant pour donner naissance à un phénomène de mémoire, conforte Proust dans l'effort qu'il veut consacrer à son œuvre.

La mémoire à laquelle Proust fait appel est la mémoire involontaire, puisqu'elle seule est capable de l'aider à déchiffrer avec vérité le grimoire compliqué de ses sensations. « Mon œuvre, dit Proust, sera la création de la mémoire involontaire », et il n'est pas loin de considérer que c'est la forme la plus élevée de l'art. Il s'étend longuement sur ce point dans l'interview qu'il a donnée à E. J. Bois : « Voyez-vous ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D'abord, précisément parce qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes, attirés par la ressemblance d'une minute identique, ils ont seuls une griffe d'authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un dosage exact de mémoire et d'oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter les sensations dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous en donnent l'essence extra-temporelle».

Mais la grande découverte proustienne est le temps dans le roman. On sait qu'en ce qui concerne la transcription artistique du temps Proust considérait Flaubert comme un précurseur et comme l'écrivain qui « le premier a mis le temps en musique ». Il admirait dans l'Éducation sentimentale un « blanc », un énorme « blanc » qui indique un changement de temps soudain d'une dizaine d'années. « Le roman, ce n'est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette substance indivisible du temps, j'ai tâché de l'isoler, mais pour cela il fallait que l'expérience pût durer ». Les personnages de l'œuvre seront vus sous des angles différents ; il y aura une multiplicité de personnages en un seul, suivant les êtres qui le voient. Pour les mettre en scène, le procédé utilisé par Proust sera de les rendre perpétuellement mobiles aux yeux d'eux-mêmes comme aux yeux des autres, de telle sorte qu'on ait le sentiment du temps et de la durée : « […] Comme dans une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu'un même personnage aura pris aux yeux d'un autre, au point qu'il aura été comme des personnages successifs et différents, donneront – mais par cela seulement – la sensation du temps écoulé ». Les choses elles-mêmes seront peintes en fonction du temps : « Je tâcherai de rendre continuellement sensible cette dimension du temps dans une transcription du monde qui serait forcément bien différente de celle que nous donnent nos sens si mensongers »

L'œuvre se présentera donc « comme un essai d'une suite de romans de l'inconscient ». La relativité du temps proustien, la mémoire involontaire situeront l'ouvrage dans un monde qui ne sera jamais tout à fait le passé, ni tout à fait le présent, mais qui participera des deux. Par ailleurs, quand la mémoire sera impuissante à faire apparaître à la surface de la claire conscience les souvenirs, quand l'effort pour arracher leur secret aux choses, pour percer le mystère enclos en chaque objet restera stérile, Proust ne dédaignera pas l'aide d'une « seconde muse », le rêve, qui suppléera aux défaillances des autres : « Le rêve était encore un de ces faits de ma vie qui m'avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerai pas l'aide dans la composition de mon œuvre ». Le rêve et le sommeil seront bien souvent le support de l'œuvre, à commencer par Du côté de chez Swann.

Cela ne signifie pas qu'À la recherche du temps perdu puisse être exclusivement le produit de la mémoire et du rêve, un recueil de souvenirs placés sous le signe du temps et conçus dans des moments de demi-conscience. Proust entend gouverner son livre et tient compte de l'acte volontaire de l'art de créer. Il a le dessein d'user d'un grand moyen technique qui relève du métier de l'écriture tout autant que les phénomènes qui l'inspirent. Sa passivité de romancier n'est qu'apparente, et une bonne partie de son œuvre sera le résultat d'une intention bien définie. Voici le procédé important exposé dans Le Temps retrouvé : « La vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qui est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots».

Les thèmes du temps, de l’intelligence, de la mémoire volontaire et

la mémoire involontaire dans l’anecdote de la madeleine et la Sonate de Vinteuil

Le temps est l'un de principaux thèmes de l'oeuvre de Proust. L'anecdote de la madeleine, située au début de la première partie Du coté de chez Swann constitue la première réflexion sur le temps et ouvre la série des réminiscences. En effet, c'est grâce à cette madeleine que tout le passé de l'enfance de l'auteur va resurgir. C'est à l'occasion de la célèbre scène de la madeleine que le héros, à une époque bien plus tardive que celle du récit principal de Combray, va vivre sa première expérience de mémoire involontaire (les autres ne suivront que dans Le Temps retrouvé).

L’auteur revient sur le souvenir fragmentaire qu’il eut pendant longtemps de Combray, souvenir qui ne gardait en mémoire que le drame de son coucher. C’est la première évocation dans le roman de cette expérience décevante qu’est la mémoire volontaire : « Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi ». Paradoxalement, la mémoire volontaire tue le passé au lieu de le faire renaître. Seule la mémoire involontaire, peut nous le restituer dans sa plénitude. Cette expérience de la mémoire involontaire correspond à l’épisode fameux de la madeleine. « Il y a avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine».

Voici que la saveur de la madeleine plongée dans la tasse de thé rappelle au narrateur la madeleine que lui donnait sa tante Léonie lorsqu’il était enfant : « Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul ». Cette association de deux sensations distantes dans le temps va aussitôt faire jaillir le souvenir de Combray dans sa totalité : « …tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé ». Des pans entiers de sa mémoire ressuscitent «  comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables ».

La Madeleine cristallise la théorie proustienne de la mémoire. La mémoire volontaire, qui dessèche toute réalité sensible, ne conserve rien, car elle est impuissante à pouvoir capter ce qu’il y a de purement affectif dans le souvenir. Elle obéit aux sollicitations du cerveau qui la mobilise à sa volonté, tandis que la mémoire involontaire n’est que le fruit d’un hasard. Il suffit de la saveur d’une madeleine trempée dans une tasse de thé ou de celle d’une petite phrase entendue au détour d’une pièce ou d’un couloir pour que surgissent dans toute leur plénitude les délices des impressions sensibles associées à un espace-temps de la vie, pour que le temps soit aboli : « Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendue ou respirée, jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présente et le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui, parfois, depuis longtemps, semblait mort mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’élève en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée ».

La madeleine est le symbole du passé qui surgit de manière involontaire. Proust trace ainsi les contours d’une subjectivité qui accumule des souvenirs sans s’en rendre compte (la madeleine, comme chaque acte, est vécue naïvement), une subjectivité marqué par le monde de manière passive. Si les analystes parlent de conscience affective pour qualifier le surgissement des souvenirs, c’est bien pour insister sur la dimension non-active et affectée du sujet : les souvenirs viennent à lui sans avoir été convoqués.

Les médias de la réminiscence sont l’odeur et la saveur, autrement dit il s’agit d’une action sensuelle, et non une entreprise intellectuelle. Mais par la suite, c’est bien la conscience qui reconstitue le fil du souvenir.

En fait, la théorie de la madeleine dit bien plus que : certains objets ou odeurs appellent les souvenirs. Cette théorie affirme plutôt que le passé peut redevenir présent, autrement dit que le sujet peut en quelque sorte courber le temps et rompre la dichotomie passé/présent.

Proust dessine par conséquent l’image d’une subjectivité emprisonnée dans le passé, incapable d’oublier. La conscience est rivée dans le passé et subit sa mémoire.

La première écoute de la Sonate de Vinteuil est évoquée dans un de ces longs développements que Proust consacre à la description des processus de la vie intérieure, qui mettent en jeu la sensibilité, l’intelligence et la mémoire. Rien de plus proche à cet égard, non dans le contenu mais dans la forme d’exposition, que l’écoute de la Sonate et l’épisode de la madeleine.
Une fois dépassée l’écoute purement matérielle des sonorités instrumentales, son oreille parvient à distinguer les deux lignes musicales superposées, la ligne d’accompagnement du piano et la ligne mélodique du violon. Puis son écoute cherche en vain
à isoler cette petite phrase qui est à la source de cette jouissance auditive. Plus il cherche à
capter cette phrase, plus le plaisir esthétique est profond, intense, pur. L’impression que nous
éprouvons à l’écoute de la musique est « sine materia », c’est-à-dire immatérielle par essence, même s’il est vrai que nous percevons dans les sons des différences de hauteur, de quantité, que nous associons à des représentations spatiales. En outre, la jouissance que procure la musique prend sa source dans la masse hétérogène et diffuse des notes; dans un ensemble confus duquel nous ne pouvons isoler une note ou un ensemble de notes. De là cette difficulté à capter la fameuse petite phrase. La musique est en effet un art du temps : une note correspond à un instant, et l’instant d’après une autre note s’est déjà substituée à la précédente, inexorablement. Impossible de fixer dans la durée le plaisir que nous éprouvons : un délice succède à un autre, sans qu’il soit possible de l’immobiliser. Voici alors qu’intervient la mémoire qui « comme un ouvrier travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives […] ». Ainsi la mémoire est ce précieux auxiliaire de l’écoute musicale qui va permettre d’isoler une sensation délicieuse par un jeu de comparaison avec les autres sensations. La mémoire permet de retrouver une sensation considérée perdue. Au lieu d’être emportée par le flot de la musique, l’oreille de Swann parvient à fixer des moments de délice, simplement parce qu’elle les retrouve. Mais du coup, en perdant sa confusion, la musique perd son immatérialité : Swann parvient à établir des analogies avec des sensations qui lui sont plus familières : les sensations spatiales : « Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que la mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d'un coup revenue, elle n'était déjà plus insaisissable. Il s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. »

C’est ainsi qu’il parvient à retrouver cette petite phrase qu’il cherche éperdument. A
chaque fois qu’elle passe au fil de son écoute, le plaisir qu’elle procure n’est jamais le même.
Mais il n’importe : elle a fini par créer un besoin, comparable en cela au besoin que lui inspire
Odette, le besoin de la posséder. De même que l’amour pour Odette, l’amour pour la petite
phrase transforme intérieurement Swann : loin de la médiocrité superficielle de son quotidien
mondain, il se met à croire à nouveau aux idées de profondeur et d’idéal. Or, c’est précisément cette petite phrase qu’il entend à nouveau chez les Verdurin sous les doigts du pianiste (mais sans accompagnement de violon). Cette fois l’analogie entre la petite phrase et une passante (« Mais rentré chez lui, il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom. ») se fait plus insistante. La petite phrase est d’autant plus personnifiée et féminisée qu’elle est secrètement associée dans l’esprit de Swann à la présence d’Odette à ses côtés. Cette association entre Odette et la petite phrase se manifeste plus intensément encore lors de la troisième audition de la Sonate à la soirée Saint-Euverte. Tandis que la première fois, il n’était parvenu à retrouver la petite phrase que grâce à l’intervention providentielle de la mémoire volontaire, c’est maintenant la mémoire involontaire qui devient l’auxiliaire de l’expérience esthétique.

Le temps est une dimension affective, et non intellectuelle. La mémoire involontaire
rend le souvenir affectif plus réel que la perception présente, dans la mesure où ce souvenir nous permet d’accéder à cette vérité cachée derrière chaque réalité. C’est précisément cette intervention de la mémoire involontaire se substituant à la mémoire volontaire que nous retrouvons dans la troisième audition de la Sonate. Avant de réentendre la Sonate, Swann
n’avait de son amour que des souvenirs fragmentés (comparables aux souvenirs de Combray
qui ne conservaient que le moment douloureux du coucher), car la mémoire de l’intelligence
ne conserve rien d’essentiel et enveloppe le passé dans des mots qui eux-mêmes ne préservent
rien du passé affectif. Mais l’apparition de la petite phrase va faire surgir grâce à la mémoire
involontaire, non des segments du passé amoureux, mais un roman tout
entier, exactement comme la madeleine avait fait ressurgir Combray tout entier, le Combray
sensible. Du coup, la mémoire involontaire abolit la différence purement intellectuelle entre
l’instant et la durée. Tous ces moments accumulés qui font Un amour de Swann
ressurgissent d’un seul coup dans cet instant que représente l’audition de la petite phrase.
Cette réduction de la durée à l’instant n’est possible que parce que chaque moment successif est vécu ici sur le mode de la sensation pure. Il n’y a plus de durée mais des impressions sensibles qui surgissent en même temps.

Le processus de la mémoire involontaire est complexe. Il repose sur un mécanisme
associatif qui établit une ressemblance synesthésique entre une sensation présente et une
sensation passée (l’écoute de la phrase parfumée et toutes les sensations éprouvées au contact
d’Odette). Mais dans cette expérience du souvenir affectif se glisse également une contiguïté
entre la ou les sensations passée(s) et un espace-temps vécu. C’est ainsi que les sensations
éprouvées par Swann au cours de sa vie avec Odette, et qu’il retrouve grâce à la mémoire
involontaire, se confondent avec cette vie même. Un amour de Swann est condensé dans
la petite phrase, comme Combray l’était dans la madeleine. Ce processus de la mémoire
involontaire qui fusionne entre elles des dimensions si radicalement dissemblables est au fond
très proche de la métaphore, dont nous examinerons plus loin la portée dans l’oeuvre de
Proust.
A partir du moment où Swann abdique tout recours à l’intelligence, où il s’abandonne
au pouvoir du sensible, il retrouve « tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la
spécifique et volatile essence ». Dans ce renoncement à l’intelligence, on peut lire le
triomphe de l’art qui seul permet à l’être d’atteindre l’essence et la vérité des choses.
« Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit
pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour
qu’on ne le vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même. »

Le « bonheur revécu » grâce à la mémoire involontaire est un bonheur plus profond
dans la mesure où il ne retient que les sensations les plus délicieuses. L’audition de la petite
phrase a en quelque sorte dépouillé Swann de sa vieille enveloppe d’amoureux d’Odette, et
voici qu’il est un autre. L’évocation de Swann en larmes lorsqu’il reconnaît le visage du
Swann passé est certainement une des plus poignantes de tout le roman. A partir du moment
où il comprend qu’il est devenu un autre, que la musique a opéré cette conversion intérieure,
il comprend également qu’il a cessé d’aimer Odette.

Si le motif de la mémoire involontaire est si intimement associé ici à l’expérience
esthétique, c’est qu’au fond ces deux dimensions participent d’une même réalité spirituelle
pour Proust. Le processus de la réminiscence est comparable à la création artistique : l’art est
cette expérience de l’esprit qui permet de retrouver l’essence sensible des choses.

Chapitre III – L'Amour

L’amour maternel

Du côté de l'enfant, l'amour maternel est reçu comme une bénédiction. Lorsque l'enfant est jeune, les témoignages d'affection sont réclamés, la présence de la mère toujours attendue. Marcel Proust a su raconter cette soif d'amour, cette attente que rien ne peut suffisamment combler : « Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m'embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l'entendais monter puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi, un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m'aurait quitté, où elle serait redescendue, de sorte que ce bonsoir que j'aimais tant, j'en arrivais à souhaiter qu'il vient le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n'était pas encore venue ».

Au début de Du côté de chez Swann, la mère du narrateur vient d'ordinaire l'embrasser dans son lit. Ce « rite du soir » agaçant son père, elle souhaite « lui en faire perdre le besoin » alors qu'il se retient d'appeler pour avoir un baiser supplémentaire. Quotidiennement douloureux, ce rite est un bonheur, comparé à ce qui se passe quand il y a un invité. Dans ce cas là, l'enfant doit quitter la table à huit heures pour aller se coucher seul.. Il lui faut transporter jusqu'à la chambre, jusque dans son lit, « ce baiser précieux et fragile ». Un jour que l'on devait dîner particulièrement tard, son grand père le trouve fatigué. « Il devrait monter se coucher », dit il. Et son père : « Oui, allons, va te coucher ». L'enfant s'approche pour embrasser sa mère. On entend la cloche du dîner. « Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte ! » L'enfant s'en va à contrecoeur. Il ne peut s'endormir.

Incapable de surmonter son angoisse et l'irrépressible besoin d'un baiser qui, croit il, l'apaiserait, il décide d'embrasser sa mère « coûte que coûte ». Il se met dans le couloir pour l'intercepter au passage. L'invité part enfin. Elle monte. Elle arrive. « Viens me dire bonsoir !  », supplie- t-il, tandis qu'elle lui répond d'une voix entrecoupée par la colère : « Sauve toi, sauve toi, qu'au moins ton père ne t'ait pas vu ainsi attendant comme un fou ! ». Mais le père, contre toute attente, au lieu de se fâcher et de punir, déclare en haussant les épaules : « Tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l'air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! » Et voilà la mère installée dans la chambre de l'enfant, consolant et partageant son chagrin, lui lisant François le Champi de George Sand.

Proust l'a dit à propos de ses personnages : il n'y a pas de clés, même si leurs éléments sont empruntés à des personnes qu'il a connues. Il en va de même des aventures de ses héros. Elles racontent sa vie autrement. Savamment découpée dans le récit, inscrite à la meilleure place dans la vaste ouverture qui introduit Swann et les grands thèmes du roman, l'anecdote du baiser du soir n'a pas à y être racontée comme elle s'est passée, mais comme elle doit l'être pour avoir le maximum d'efficacité sur le lecteur de ce livre là. Avec le temps et au fil des divers récits, elle s'est précisée, amplifiée, modifiée, métamorphosée. Signe du travail du romancier, non de la fidélité accrue du biographe. Il n'y a pas plus de raisons de croire le récit de La Recherche que celui de Jean Santeuil ou ceux des Plaisirs et les Jours. Ils ont tous la même vérité romanesque. Ils nous disent que le coucher et le baiser du soir ont profondément marqué l'imagination de Marcel Proust. Ils ne nous disent ni quand, ni comment, ni pourquoi. Ils ne nous permettent même pas d'affirmer en toute certitude qu'il a effectivement vécu une scène de ce genre. On peut tout au plus la supposer probable.

Heureusement, pour conter la vie de Proust, le biographe ne dispose pas seulement de ses romans. Il dispose par exemple de ses lettres, où il s'est exprimé autobiographiquement, en fonction des rapports qu'il a eus dans la vie avec divers correspondants. En janvier 1906, peu après la mort de sa mère, il a évoqué sur ce mode l'obsession fondatrice : « Toute notre vie, écrit il à Barrès, n'avait été qu'un entraînement, elle à me passer d'elle pour le jour où elle me quitterait, et cela depuis mon enfance quand elle refusait de revenir dix fois me dire bonsoir avant d'aller en soirée, quand je voyais le train l'emporter quand elle allait à la campagne, quand plus tard à Fontainebleau et cet été même, je lui téléphonais à chaque heure. Ces anxiétés qui finissaient par quelques mots dits au téléphone, ou sa visite à Paris, ou un baiser, avec quelle force je les éprouve maintenant que je sais que rien ne pourra plus les calmer ».
De cette confidence, on ne peut pas déduire que les récits de Swann et de Jean Santeuil racontent exactement des épisodes vécus, mais qu'ils correspondent, chacun à sa manière, à la longue suite des appels réitérés du petit Marcel pour le baiser du soir, des refus de sa mère et de ses acceptations différées. Inventés pour tenir leur place dans une fiction et selon la logique des romans où ils figurent, ils se nourrissent de ce que leur auteur ressentait encore au souvenir de ces lointaines épreuves. Rien de plus banal que le besoin enfantin du baiser du soir. Rien de moins normal que la transformation de ce besoin en obsession, puis en impossibilité de quitter sa mère sans drame, même à trente cinq ans. La peur avait été si grave qu'elle persistait à l'âge d'homme.

Proust en a conté les raisons en 1896, dans la Dédicace autobiographique des Plaisirs et les Jours. « Quand j'étais tout enfant, le sort d'aucun personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours, je dus rester dans "l'arche". Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle fût close et qu'il fît nuit sur la terre. Quand commença ma convalescence, ma mère, qui ne m'avait pas quitté, et, la nuit même restait auprès de moi, "ouvrit la porte de l'arche" et sortit. Pourtant comme la colombe, "elle revint encore ce soir là". Puis je fus tout à fait guéri, et comme la colombe, "elle ne revint plus". Il fallut recommencer à vivre, à se détourner de soi, à entendre des paroles plus dures que celles de ma mère ; bien plus, les siennes, si perpétuellement douces jusque là, n'étaient plus les mêmes ».

Le baiser n'est pas mentionné. Il est inclus dans le souvenir du sevrage qui a suivi la guérison. Pendant sa maladie, le petit Marcel s'était habitué à la présence de sa mère. Elle le protégeait de son mal. Elle le défendait contre la mort. Il s'y était accoutumé comme à une drogue. Un jour est arrivé où il a dû, convalescent, se contenter d'un banal baiser du soir. Mais il n'avait pas confiance dans son nouvel état, qui lui volait sa sécurité. S'il rappelait sa mère, ce n'était pas, lui, comme tant d'autres enfants, pour un baiser supplémentaire avant d'entrer dans le noir, mais dans l'espoir, irréalisable, de continuer à l'avoir près de lui toutes les nuits, toute la vie, pour le garder de tout mal. L'angoisse de l'éloignement, rapportée tant d'années plus tard dans la lettre à Barrès, s'explique par ce traumatisme initial. Au commencement de la vie de Proust était le paradis perdu du cocon maternel qui avait tendrement protégé le petit malade.

La scène du début de La Recherche n'est pas véridique. La colère de sa mère, explique le narrateur, « eût été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle [la présence de sa mère toute une nuit] que n'avait pas connue mon enfance ». Le petit Proust avait au contraire souvent ressenti cette douceur, puisque sa mère, selon la Dédicace des Plaisirs et les Jours, avait passé beaucoup de nuits dans sa chambre. Évoquant en 1901 le dévouement de Mme de Polignac pour son mari, qui venait de mourir, « elle m'a fait penser rétrospectivement, écrit Proust, à la fatigue que tu prenais, ma pauvre petite maman, à Auteuil, la nuit près de moi, en me racontant les nuits qu'elle passait près de son mari où ils causaient de Mark Twain à 3 heures du matin ». Tout y est : la lecture nocturne et le désir inconscient de tenir la place du mari.

C'est parce qu'il avait éprouvé ce plaisir et qu'il a fallu l'en sevrer que Proust a imaginé cette scène merveilleuse où la mère, pressée par le père, peut légitimement s'installer à nouveau pour une nuit près de l'enfant. La colombe est miraculeusement revenue dans l'arche. Les baisers facilement consentis des récits des Plaisirs et les Jours ne sont pas pour autant de pures fictions, d'imaginaires compensations des frustrations passées. Contrairement à ce que laisse entendre La Recherche, il y avait eu aussi pour Marcel le temps de l'arche, le temps de l'affection permise, le temps du bonheur – celui de la maladie, quand sa mère le veillait dans sa petite enfance.

Présente physiquement, mais parcimonieuse en ce qui concerne les manifestations de tendresse envers son fils, la mère apparaît dans l’œuvre proustienne comme un agent du déséquilibre affectif de l’enfant. Sans le vouloir, elle le pousse vers un état généralisé de déception, vers l’échec de sa vie sentimentale.

Amour et jalousie

L’intérêt majeur que présente le traitement proustien d’un thème aussi peu original que
l’amour consiste dans le refus de tout lyrisme. Du reste, il s’agit au départ d’un thème
essentiellement paradoxal, qui repose à la fois sur l’attirance et la répulsion. Contrairement à
un grand nombre de romanciers qui l’ont précédé, Proust s’intéresse moins au sentiment en
tant que tel, moins à la réalité affective de l’amour qu’à sa dimension psychique. À ses yeux, l’amour ne relève pas tant de la sublimation passionnelle, de la fusion des âmes, de la
communion des coeurs, que de la pathologie pure et simple.

Dans le titre choisi par Proust, Un amour de Swann, la présence de l’indéfini indique bien qu’il sera question d’une expérience d’amour de Swann. L’amour de Swann pour Odette, on le sait, n’a rien à voir avec un coup de foudre. Il s’agit tout au contraire d’un amour désidéalisé, d’un sentiment qui compose avec la loi de l’âge : « Mais à l’âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann et où l’on sait se contenter d’être amoureux pour le plaisir de l’être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des coeurs, s’il n’est plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l’amour, lui reste uni en revanche par une association d’idées si forte qu’il peut en devenir la cause, s’il se présente devant lui. Autrefois, on rêvait de posséder le coeur de la femme dont on était amoureux ; plus tard, sentir qu’on possède le coeur d’une femme peut suffire à vous en rendre amoureux ».

Ainsi Swann ne tombe pas amoureux d’Odette, il le devient. Progressivement, son
esprit et son intelligence finiront par dissiper tous les obstacles – physiques aussi bien
qu’intérieurs – qui contrariaient leur union. Il ne s’agit pas ici des feux de la passion, mais
d’une lente acclimatation mutuelle, qui finit par créer le désir. L’amour se confond avec une
expérience intérieure, un cheminement introspectif. Il arrive en effet à Swann de pouvoir
constater les progrès de son amour, ou bien d’en évaluer l’intensité ou la cohérence. De sorte
que le sentiment amoureux est avant tout cosa mentale chez lui. Ainsi, il lui faudra transfigurer cette beauté d’Odette qui ne lui convient pas en une beauté plus conforme à ses propres normes esthétiques. Assimilée à la Zéphora du peintre Botticelli, Odette est sublimée en oeuvre d’art : « Le mot d'"oeuvre florentine" rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer l'image d'Odette dans un monde de rêves où elle n'avait pas
eu accès jusqu'ici et où elle s'imprégna de noblesse. Et tandis que la vue purement
charnelle qu'il avait eue de cette femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur
la qualité de son visage, de son corps, de toute sa beauté; affaiblissait son amour, ces
doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour base les données
d'une esthétique certaine; sans compter que le baiser et la possession qui semblaient
naturels et médiocres s'ils lui étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner
l'adoration d'une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et délicieux ».
Voici l’Odette réelle métamorphosée en créature imaginaire, recréée en quelque sorte
par le regard d’artiste. Voici également que le Swann amoureux et le Swann esthète sont
désormais réconciliés. Une fois transformée en chef-d’oeuvre pictural, la chair d’Odette ne
constitue plus un obstacle. Seule cette transformation peut créer les conditions de possibilités
de l’amour. On constate, à la lecture d’un tel passage, à quel point le sentiment ne se confond
plus ici avec un élan passionné ou un feu quelconque. Le vocabulaire atteste ce refus de toute
idéalisation : « rendit un grand service », « assuré », « base », « esthétique certaine ». Le
sentiment amoureux a besoin d’expédients, il programme et calcule efficacement ses propres
possibilités de réalisation. Au fond, l’amour se confond ici avec une quête de cohérence
intérieure : il s’agit moins pour Swann d’aimer Odette, que de donner sens et cohérence à sa
propre identité de mondain, d’artiste et d’amoureux. De sorte que la paronomase associée par
jeu de mots au titre de ce roman peut dans ce contexte se révéler éclairante : il y a un amour
de Soi dans Un amour de Swann. Plus que des qualités réelles de l’aimée, cet amour
dépend surtout des capacités de transfiguration esthétique de l’amant. Au fond, l’amoureux
est amoureux de son amour, comme on peut l’être d’une oeuvre que l’on a créée. Reste bien
sûr en suspend la même question obsessionnelle qu’induit fatalement un tel amour et qui
alimentera la jalousie à venir : pour Swann, Odette est un Boticelli, mais qui est la véritable
Odette en dehors de la perception sublimée qu’il en a ?

Quant à l’amour physique, loin d’être vécu sur le mode impulsif du désir charnel, il est
en quelque sorte mis à distance sous la forme d’un rituel : « faire catleya ». Nul doute que la
présence de la symbolique florale ne soit ici hautement signifiante. Elle est du reste associée à
la figure d’Odette tout au long du cycle romanesque. Le rite d’attouchements physiques
transite par un repositionnement de l’orchidée sur le corsage d’Odette, comme la première
fois qu’elle s’était donnée à lui. Mais l’expression va survivre au rite, l’expression « faire
catleya » deviendra synonyme de « faire l’amour » : « Et peut-être cette manière particulière de dire "faire l'amour" ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus différentes comme toujours la même et connue d'avance, elle devient au contraire un plaisir nouveau s'il s'agit de femmes assez difficiles – ou crues telles par nous – pour que nous soyons obligés de la faire naître de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait été la première fois pour Swann l'arrangement des catleyas. Il espérait en tremblant; ce soir-là (mais
Odette, se disait-il, si elle était la dupe de sa ruse; ne pouvait le deviner), que c'était la
possession de cette femme qui allait sortir d'entre leurs larges pétales mauves; et le
plaisir qu'il éprouvait déjà et qu'Odette ne tolérait peut-être, pensait-il, que parce
qu'elle ne l'avait pas reconnu, lui semblait à cause de cela – comme il put paraître au
premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre – un plaisir qui n'avait
pas existé jusque-là, qu'il cherchait à créer, un plaisir – ainsi que le nom spécial qu'il
lui donna en garda la trace – entièrement particulier et nouveau ».

Le narrateur éclaire ici pour nous la signification profonde de cette formule de
substitution. Il n’est certes pas douteux que l’orchidée soit ici investie de la charge
symbolique à laquelle on l’associe : en tant que fleur, elle est symbole de principe passif.
Mais il s’agit surtout, à travers cette expression, de faire en sorte que le désir se survive à lui-même, de réinventer un désir toujours nouveau. Désir d’autant plus délectable pour Swann
qu’il est seul à pouvoir en pénétrer le sens : « faire catleya » ce n’est pas exactement faire
l’amour, c’est fantasmer une possession florale d’Odette, à son insu. La fleur devient matrice
d’un désir originel, immaculé, neuf. Ce n’est pas Swann qui possède Odette, mais la suavité
envoûtante de la fleur qui engendre la possession.

Indissociable du monde de l’esprit, vecteur de jouissances purement mentales, l’amour
est aussi à l’origine d’une terrible souffrance. C’est du reste pourquoi la métaphore qui
s’applique à lui est celle de la maladie. Mais le révélateur de cette dimension morbide de
l’amour, c’est bien sûr cette autre perversion morbide qu’est la jalousie. Dans l’univers
affectif de Proust, amour et jalousie sont deux passions consubstantielles : la jalousie est en
effet une virtualité de l’amour, tandis que la vérité de l’amour ne réside à son tour que dans la
jalousie. Convaincu que ce que l’on appelle amour n’est qu’une imposture, que l’être aimé est
toujours un « être de fuite » qui nous échappe toujours, que les êtres les plus proches sont
paradoxalement ceux qui nous sont le plus éloignés, Proust a une conception particulièrement
désenchantée de l’amour. De cette conception négative, l’expérience de Swann est une
illustration très éloquente. L’amour de Swann pour Odette, ne l’oublions pas, prend sa source
dans une angoisse, une souffrance : « En voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une souffrance au coeur ; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il mesurait pour la première fois. […] Swann tout d’un coup aperçut en lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté de la douleur au coeur dont il souffrait, mais qu’il constata comme s’il venait de
s’éveiller »

C’est précisément cette douleur qui fait prendre conscience qu’Odette lui manque.
Douleur qui résulte, non d’un désir plus intense, non d’un élan de ferveur amoureuse, mais
d’un « besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce
monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir – le besoin insensé et douloureux de
le posséder ».

Symptôme de la naissance de l’amour, la douleur en est aussi dans une certaine mesure
la finalité. On peut considérer en effet que la jalousie en donnant sens à cette douleur
engendrée par un besoin « absurde » donne également sens à l’amour. A partir du moment où
la jalousie va exercer son pouvoir de conditionnement, la souffrance de Swann trouve enfin
une motivation et un mobile. L’épisode des persiennes, on s’en souvient, marque l’amorce du
processus de la jalousie. Swann, assailli par des soupçons sur la sincérité d’Odette, qui,
prétextant une migraine, vient de lui demander de la laisser seule, rebrousse chemin et
aperçoit une lumière à travers les persiennes fermées du domicile de sa maîtresse. La présence
de cette lumière fait aussitôt naître un soupçon jaloux : Odette a renvoyé Swann car elle
attendait un autre amant, et ils sont maintenant réunis tous les deux dans cette pièce. Sur cette
fragile conjecture, il va alors méditer tout un scénario de revanche. Le moindre indice, si
faible soit-il, est immédiatement interprété comme une preuve de trahison. Dans l’incapacité
où il se trouve de pouvoir s’assurer concrètement de la présence d’un homme aux côtés
d’Odette, il en est réduit à échafauder des hypothèses. Mais Proust ne s’arrête pas à cette
étape de naissance de la jalousie, il montre également que cet automatisme du soupçon obéit à
un besoin intérieur très particulier, le besoin de donner un objet précis à sa souffrance. Les
tourments endurés par l’amoureux sont d’autant plus intolérables qu’ils sont vagues, imprécis.
Du coup, la jalousie présente une vertu thérapeutique insoupçonnée : elle fait certes souffrir
mais elle rend la souffrance supportable en lui donnant une cause, un sens.
À l’image de l’amour, la jalousie est également un composé de souffrance et de
jouissance : en même temps que la douleur, elle fait naître en Swann un « plaisir de
l’intelligence ». Swann va pouvoir en effet satisfaire sa « passion de la vérité ». Sa jalousie
transforme l’autre vie d’Odette en objet d’investigation et Swann en enquêteur qui épie et
exerce sa sagacité pour débusquer la vérité : « Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu’ici, espionner devant une fenêtre, qui sait ? Demain peut-être, faire parler habilement les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et l’interprétation des monuments, que des méthode d’investigation scientifique d’une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité ».

De sorte que les comportements les plus mesquins, les plus inavouables, se voient
auréolés de dignité, dès lors qu’ils servent cette quête noble et prestigieuse qu’est la recherche
de la vérité. À travers ces lignes, on mesure le pouvoir d’automystification qui accompagne le
ressentiment jaloux. Pour satisfaire ce besoin impulsif d’interprétation, cette passion du
déchiffrage qui le pousse à donner sens au moindre indice, insignifiant dans d’autres
circonstances, le jaloux n’hésite pas à sacrifier ses propres valeurs morales pour embrasser
des principes qu’il réprouve. Peu importe qu’il s’avilisse puisque cet avilissement est au
service d’une juste cause. La jalousie se confond ici avec une maladie de l’interprétation. Ce
besoin compulsif et obsessionnel de donner sens à toutes choses est évidemment étroitement
associé à cet autre besoin amoureux qu’est le besoin de « posséder » entièrement l’autre. En
ce sens, amour et jalousie obéissent à un même fantasme. Comme le dit Julia Kristeva « Du désir la jalousie préserve l’envie et de la haine, son négatif – la dépression ».

Proust n’est certainement pas le premier écrivain à avoir montré le formidable pouvoir
de la jalousie. A l’âge classique, des moralistes comme La Rochefoucauld ou La Bruyère, ou
des dramaturges comme Shakespeare ou Racine, ont dépeint de façon saisissante les ravages
de la jalousie, et l’analyse psychologique qu’ils nous livrent de cette passion est souvent
très proche de celle de Proust. Comme chez La Rochefoucauld, la jalousie de Swann devient
un agent autonome (statut qui est confirmé par le fait que le mot est très souvent agent
grammatical des phrases), un organisme vivant qui prend possession de l’individu et le
contrôle. C’est du reste si vrai qu’elle n’a nul besoin de mobiles authentiques pour se
développer. Swann, désireux de surprendre et de confondre la fautive et son complice, frappe
aux persiennes, mais ce sont deux vieux messieurs qui apparaissent à la fenêtre. Dénouement
comique qui n’en souligne que mieux toute la dérision de cette crise de jalousie. Non
seulement Swann s’est trompé de persiennes, mais il n’a pu confirmer ses doutes sur la
fidélité d’Odette. Pourtant, cette absence de preuves devient paradoxalement secondaire :
Swann a beau n’avoir aucun motif plausible d’être jaloux, sa jalousie n’en continue pas moins
à se développer. Elle s’alimente elle-même du moindre indice et devient autosuffisante, à tel
point que la figure d’Odette finira, elle aussi, par devenir secondaire. L’emprise qu’elle exerce
est au fond assez démoniaque : elle est un mal mais elle aide à canaliser le mal, à le maîtriser ;
elle est cette puissance d’automystification qui aveugle, mais elle confère également une
lucidité supérieure. Elle est à la fois frustration et satisfaction. Bref, elle est le mal, mais elle
est aussi un pouvoir de lire le mal. Tandis qu’il souffre, Swann a aussi le pouvoir d’analyser
sa souffrance : « Certes l'étendue de cet amour, Swann n'en avait pas une conscience directe. Quand il cherchait à le mesurer, il lui arrivait parfois qu'il semblât diminué, presque réduit à rien; par exemple, le peu de goût, presque le dégoût que lui avaient inspiré, avant qu'il
aimât Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraîcheur, lui revenait à certains jours.
"Vraiment il y a progrès sensible, se disait-il le lendemain; à voir exactement les
choses, je n'avais presque aucun plaisir hier à être dans son lit: c'est curieux je la
trouvais même laide." Et certes, il était sincère, mais son amour s'étendait bien au-delà
des régions du désir physique. La personne même d'Odette n'y tenait plus une grande
place. Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie d'Odette, ou quand
elle venait le voir, il avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le
trouble douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonnement:
"C'est elle", comme si tout d'un coup on nous montrait extériorisée devant nous une de
nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante à ce que nous souffrons.
"Elle", il essayait de se demander ce que c'était; car c'est une ressemblance de l'amour
et de la mort, plutôt que celles si vagues, que l'on redit toujours, de nous faire
interroger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la
personnalité. Et cette maladie qu'était l'amour de Swann avait tellement multiplié, il
était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée,
à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu'il désirait pour après sa mort, il ne
faisait tellement plus qu'un avec lui, qu'on n'aurait pas pu l'arracher de lui, sans le
détruire lui-même à peu près tout entier: comme on dit en chirurgie, son amour n'était
plus opérable ».

Nous retrouvons dans ce passage la métaphore médicale appliquée à l’amour. Swann
scrute en lui-même les progrès de cette « maladie » qui est en lui. Penser à son propre amour
relève de l’examen clinique, de la démarche du diagnostic. L’expérience de la souffrance est
aussi une expérience de lucidité : l’examen introspectif lui enseigne que non seulement Odette
n’est pas la seule cause de son mal, mais qu’elle est d’une importance négligeable. Il réalise
que son mal n’a pas réellement de cause extérieure : la maladie ce n’est pas Odette mais son
amour. Le mal est en lui et il s’identifie à son mal. La métaphore finale « son amour n’était
plus opérable » indique bien le caractère irréversible du processus, et à quel point la maladie
de l’amour a pris complètement possession de son être, à quel point elle est devenue le
principe même de la vie. Ainsi que l’exprime idéalement la métaphore proustienne : la
jalousie est « l’ombre de l’amour ».

S’il est vrai que La Recherche est un monde de signes, c’est sans doute plus vrai encore pour ce roman de la jalousie qu’est Un amour de Swann. Le jaloux, a vocation à déchiffrer les signes, à sur interpréter, dans la mesure où le moindre indice dans un comportement ou un événement se charge pour lui d’une signification inconcevable pour tout autre. Ce système de signes qui traversent l’oeuvre tout entière a été magistralement étudié par le philosophe Gilles Deleuze dans son ouvrage Proust et les signes.

Dans ce récit d’apprentissage qu’est l’oeuvre de Proust, le héros doit apprendre à déchiffrer trois types de signes associés à des sphères différentes de l’existence. Il y a d’abord les signes mondains qui, dans la mesure où ils ne renvoient à rien d’autre qu’à eux-mêmes, se
caractérisent par leur inconsistance. Un signe mondain n’a pas de signification en dehors du
fait de faire signe. Ce n’est pas qu’il soit inutile ; au contraire, il est indispensable. La
mondanité n’est en effet qu’une expérience des signes. Etre mondain, c’est émettre des signes
pour faire signe qu’on fait quelque chose. Dans la mesure où cette pratique du signe est bien
souvent exhibitionniste, il arrive que le mondain fasse signe qu’il fait signe, qu’il fasse signe
pour montrer sa connaissance des signes mondains. Nul exemple plus éloquent de ce
phénomène que les pages consacrées à la mondanité Verdurin dans Un amour de Swann.
Madame Verdurin ne rit pas, mais fait signe qu’elle rit, Cottard ne comprend pas, mais fait
signe qu’il comprend.

Les plus profonds, et les plus perfides également, sont les signes de l’amour. L’être aimé chez Proust est un monde de signes qu’il faut interpréter. C’est du reste ce qui explique que l’amour soit toujours associé à la jalousie. C’est, en effet, un sentiment contradictoire par
essence : Swann ne peut jouir d’un sourire d’Odette sans aussitôt penser qu’elle a pu adresser
ce sourire à un autre. Les signes de l’amour n’étant jamais exclusifs, ils peuvent donc
exprimer la tendresse ou son contraire : « De sorte qu’il en arrivait à regretter chaque plaisir
qu’il goûtait avec elle, chaque caresse inventée et dont il avait eu l’imprudence de lui signaler la douceur, chaque grâce qu’il lui découvrait, car il savait qu’un instant après, elles allaient enrichir d’instruments nouveaux son supplice ». Les signes de l’amour alimentent aussi bien l’amour que son contraire, à savoir cette « inflexion haineuse du désir » qu’est la jalousie. Mais à la différence des signes mondains, les signes de l’amour sont profonds : « La première loi de l’amour est subjective : subjectivement la jalousie est plus profonde que l’amour, elle en contient la vérité. C’est que la jalousie va plus loin dans l’interprétation des signes. Elle est la destination de l’amour, sa finalité ».

Les signes de l’amour ne sont donc pas vides comme les signes mondains,
ils sont mensongers : ils cachent ce qu’ils signifient. Quant à la seconde loi de l’amour chez
Proust, elle implique que les signes de l’homosexualité sont plus profonds que ceux de
l’hétérosexualité : « les personnages de Sodome et Gomorrhe compensent par l’intensité des
signes le secret auquel ils sont tenus ».

Le “discours amoureux” de Proust, est certes la plus belle recherche et contemplation du temps passé. Mais c'est aussi un conservatisme jaloux -une chasse gardée qui devient un jardin secret- qui fait de l'amour le plus splendide des musées imaginaires de la culture bourgeoise, une autre gestion de l'avoir, avoir de l'esthétique, esthétique d'une subjectivité devenue libre entreprise.

Homosexualité

Un brouillard enveloppe la vie personnelle de Marcel Proust. Issu de la grande bourgeoisie parisienne, recherchant avec avidité la fréquentation des élites par convenance ou par diplomatie, le « petit Marcel » a pris soin de cacher ses préférences sexuelles, qui, du reste, n'étaient un secret pour personne. Au printemps 1888, à 17 ans, Marcel alors en classe de philosophie tombe amoureux de Jacques Bizet qui fait partie avec Daniel Halevy (son cousin) et Robert Dreyfus d’un groupe d’amis du lycée Condorcet. Les quatre jeunes font apparaître la Revue verte et la Revue lilas. Son amitié passionnée pour Reynaldo Hahn, ou pour les frères Bibesco ou Bertrand de Fénélon, hétérosexuels affichés témoigne d'une nature jalouse et racinienne, sans doute aussi de tendances masochistes. On sait qu'il a très largement transposé son amour difficile pour son chauffeur, Alfred Agostinelli, dans le personnage d'Albertine. Evoquant celle-ci dans son sommeil, il parle à un moment de « son cou puissant ». Proust fait la connaissance du prince Antoine Bibesco chez la princesse Hélène, la mère du prince, qui tenait un salon, où elle invitait surtout des musiciens (dont Fauré qui est si important pour la Sonate de Vinteuil) et des peintres. Les deux jeunes gens se retrouvent après le service militaire en Roumanie du prince, en automne 1901. Antoine Bibesco deviendra un confident intime de Proust, jusqu'à la fin de sa vie, tandis que l'écrivain voyage avec son frère Emmanuel Bibesco, qui aime aussi Ruskin et les cathérales gothiques. Proust continue encore ses pèlerinages ruskiniens en visitant notamment la Belgique et la Hollande en 1902 avec Bertrand de Fénelon (autre modèle de Saint-Loup) qu'il a connu par l'intermédiaire d'Antoine Bibesco et pour qui il éprouve un attachement qu'il ne peut avouer.

Marcel Proust, homosexuel lui même, écrit sur l’homosexualité et certains personnages importants de son roman sont des homosexuels. Le portrait du Proust gay est campé par le romancier américain Edmund White qui revendique son homosexualité et peut être considéré comme le chef de file de la littérature gay américaine.

Que Proust ait fréquenté les bordels réservés aux hommes entre eux n'est pas une surprise. Qu'Albert Le Cuziat, ancien valet de chambre du prince Radziwill et la comtesse Greffulhe, ait été l'un de ses "indics" pour l'évocation des moeurs salaistes (ainsi qu'il disait à l'exclusion de pédérastes) pour l'élaboration de la Recherche ne l'est pas davantage. Tout proustien sait ce que Jupien doit à Le Cuziat, tenancier de deux maisons spécialisées fréquentées par certains députés, ministres et officiers, l'un un établissement de bains rue Godot-de-Moroy, l'autre dit l'hôtel Marigny, garni situé au 11 rue de l'Arcade. C'est surtout dans ce dernier que le romancier viendra se dissimuler, derrière une petite fenêtre prévue à cet effet, pour observer les rituels sado-masochistes qu'il prêtera notamment à Charlus. Mais ce qu'on ne savait pas, c'est ce que la police en savait.

Il s'agit d'un document de la Brigade des moeurs chargée de la surveillance des maisons closes, échappé du dossier "Le Cuziat, Albert" truffé de lettres anonymes, et conservé aux archives de la préfecture de police où nul ne l'avait encore déniché.

Dans son rapport en date 19 janvier 1918, le commissaire Tanguy écrit au lendemain de sa descente rue de l'Arcade : «  Cet hôtel m'avait été signalé comme lieu de rendez-vous de pédérastes majeurs et mineurs. Le patron de l'hôtel, homosexuel lui-même, facilitait la réunion d'adeptes de la débauche anti-physique. Des surveillances que j’avais fait exercer avaient confirmé les renseignements que j'avais ainsi recueillis. A mon arrivée, j'ai trouvé le sieur Le Cuziat dans un salon du rez-de-chaussée, buvant du champagne avec trois individus aux allures de pédérastes ».

Et parmi eux, sur la liste, se trouve: "Proust, Marcel, 45 ans, rentier, 102, bd Haussmann".

Mais l'anecdote autobiographique nous importe moins que le discours sur l'homosexualité qui traverse en force La recherche. Discours novateur et courageux. Gide, avec Corydon, tendait à justifier l'inversion par le retour à l'hédonisme antique. Genêt exaltera la figure mythique de l'archange voyou. Proust, tout en dénonçant le tragique de la condition sociale de l'homosexuel, contraint au masque, ramène celui-ci de son ghetto au cœur de la condition humaine, bien au-delà de ce que, non sans humour, il nomme « les impérieuses localisations du plaisir ». Un volume entier de La Recherche, Sodome et Gomorrhe, est consacré à développer les multiples figures de l'ambiguïté sexuelle.

Le brillant et viril marquis de Saint-Loup, époux de Gilberte Swann, perd sa croix de guerre en sortant du bordel pour hommes de Jupien, qui recrute pendant la Grande Guerre parmi les permissionnaires et les garçons bouchers. Ce qui n'empêche pas Saint-Loup de mourir héroïquement sur le front quelques semaines plus tard. Le baron Charlus, à qui son titre permet au besoin le scandale, est un guide intellectuel pour le narrateur. Surtout, sa passion pour le violoniste Morel ne diffère en rien de celle de Swann pour Odette. Ce qu'évoque Proust à travers ses personnages homosexuels, c'est surtout la difficulté d'être, et d'être soi. C'est aussi, à travers les caprices de la nature, dire les limites de la raison, et célébrer la poésie du monde dans les mystères des corps, avec son irrégulière et imprévisible beauté.

Le quatrième tome de La Recherche est connu pour être le plus sombre. Dès le titre, le lecteur est renvoyé à la Bible et par là mis en garde : Sodome et Gomorrhe. Le temps des jeunes filles en fleurs est déjà loin derrière lui et le héros découvre des vices qui décuplent sa possessivité d’origine.

Cette fois-ci, l’enchaînement avec Le Côté de Guermantes est très fluide : le narrateur reprend où il s’est arrêté, c’est-à-dire au moment du départ pour une soirée chez la Princesse de Guermantes. Le récit est pourtant interrompu rapidement, alors que notre oeil se voit être le témoin d’une scène de séduction entre le Baron Charlus et Jupien, le giletier.

Alors que la problématique de l’« inversion », ou plus communément de l’homosexualité, a été abordée autour de Mademoiselle de Vinteuil dans Du Côté de chez Swann, la voici recentrée et observée de plus près. Le narrateur a grandi entre temps et est en âge de comprendre et d’analyser.

Le roman pose donc d’emblée les fondements théoriques de cette orientation sexuelle et donne du sens à l’ensemble du récit qui suit. Dans un premier temps, donc, c’est la région de Sodome qu’il explore, en suivant pas à pas l’esthète qu’est Charlus. La boucle est bouclée quand il se trouve du côté de Gomorrhe, au moment où il apprend que sa chère Albertine connaît la fameuse Mademoiselle de Vinteuil à la fin du volume.

La découverte des tendances de Charlus provoque une révolution dans le regard de notre jeune homme. Gagnant en omniscience, il redouble d’attention lors des soirées et voit le Baron cacher ses goûts et évoluer sans gêne, malgré les doutes qui pèsent sur lui.

L’initiation du narrateur se poursuit dans ces cercles mondains, bien qu’elle ne soit plus centrale. Ainsi, dans Les intermittences du cœur, lorsqu’il retourne à Balbec pour la seconde fois, et retrouve Albertine, il cherche moins à se faire accepter des plus grands qu’à s’étonner des nombreux invertis qu’il voit maintenant fleurir de partout.

Pour l’être passionné et torturé qu’il est, c’est une nouvelle raison de s’inquiéter de la fidélité de son amie et l’occasion de lui faire de nouveaux reproches. Il se trouve donc dans la nécessité de multiplier les raisons pour qu’elle reste auprès de lui et de l’éloigner aussi bien de Saint-Loup que d’Andrée.

Par ailleurs, si le tome permet d’approfondir des thématiques déjà rencontrées, comme la curiosité pour les noms de lieu ou les considérations sur la médecine et les domestiques, il marque aussi un tournant dans l’écriture. La narration laisse peu à peu place à l’analyse, à la théorisation et à la créativité. La voix de l’auteur adulte se fait plus entendre, et le temps de la rédaction se distingue du temps du récit.

L’exemple le plus évident ouvre Sodome et Gomorrhe : le narrateur, devenu auteur, considère la position des homosexuels dans la société et y voit le même rejet que pour les Juifs lors de l’affaire Dreyfus. Il va jusqu’à s’interroger sur une genèse de l’homosexualité dès l’enfance et dans le rapport à la mère. A ce stade, la narration est clairement mise entre parenthèse avant de reprendre son cours.

Dans l’œuvre de Proust, l’homosexualité féminine est mise sur le même plan que l’homosexualité masculine, alors qu’il n’en est pas de même dans les lois, en médecine, etc.

Pour lui l’homosexualité est un enfer, une dépravation vouée obligatoirement à l’humiliation morale et physique.

Dans Sodome et Gomorrhe I, Proust étudie les caractéristiques des homosexuels et de l’homosexualité à son époque. L’homosexuel est pareil aux autres hommes en apparence seulement car, si son idéal est viril, son tempérament est féminin.

Il pèse sur lui une malédiction car « son désir, ce qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre » est « punissable et honteux », inavouable. Il est un être seul, sans mère, sans amis. Pour lui l’amour est quasi impossible, se réduisant aux relations tarifées, achetées. Sa situation sociale est instable, puisqu’elle peut basculer à la découverte de son homosexualité. Il a tendance à chercher à démasquer ses semblables, pour s’excuser lui-même.

Curieusement, constate Proust, l’homosexualité répugne plus que certains vices comme le vol, la cruauté, la mauvaise foi, alors qu’elle peut « s’accompagner de hautes qualités morales ».

Finalement, Proust n’échappe pas toujours aux clichés de ses contemporains, aux  à priori de son époque, même s’il compense cette faiblesse par le sérieux de sa réflexion et de son argumentation.

A propos du personnage de Charlus, le narrateur du roman explique comment le fait de connaître à présent son homosexualité lui permet de voir ce qu’il ne voyait pas auparavant et de comprendre ce qui lui était incompréhensible : « non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenait intelligible, se montrait évident » Si l’on n’a pas l’homosexualité comme clé de déchiffrement, une grande partie du monde demeure fermée, l’accès aux rouages de la société reste très limité, superficiel.

Proust multiplie les occasions d’établir des parallèles entre l’amour d’homosexuels et celui d’hétérosexuels. Cette recherche de précisions afin de faire émerger ressemblances et différences aboutit à approfondir, nuancer, complexifier la peinture des sentiments et des comportements amoureux. Ainsi la passion de M. de Charlus pour Morel est-elle présentée comme ayant joué le même rôle que celle de Saint-Loup pour Rachel, amener l’aimé(e) à accorder fort peu, puisqu’il est conforté dans son attitude par le passionné: craignant de perdre le peu qu’il a, celui-ci en arrive en effet à accorder à ce peu un prix infini, ce qui dispense l’aimé(e) de donner davantage. Se vérifiant pour des couples aussi différents, ce phénomène peut être présenté comme conforme à une règle générale (Le Temps retrouvé). Au contraire, la parade de M. de Charlus devant Jupien (Sodome et Gomorrhe) servira à montrer l’originalité du comportement homosexuel, de même que l’étude du désir d’homosexuelles soulignera leur caractère plus brutal, plus violent, que celui de femmes attirées par des hommes : « Souvent, quand, dans la salle du Casino, deux jeunes filles se désiraient, il se produisait comme un phénomène lumineux, une sorte de traînée phosphorescente allant de l’une à l’autre. (…) Les yeux de la jeune femme s’étoilèrent…» . De même, dans sa réflexion sur la jalousie, qui tient une place très importante dans l’œuvre, Proust soulignera à la fois les traits universels de ce sentiment, mais aussi mettra en valeur ce qu’a de particulier pour un homme d’être jaloux d’une femme homosexuelle : « Et quelle difficulté plus grande quand il s’agit d’une souffrance comme celle-ci, celle de sentir celle qu’on aimait éprouvant du plaisir avec des êtres différents de nous, lui donnant des sensations que nous ne sommes pas capables de lui donner, ou du moins, par leur configuration, leur image, leurs façons, lui représentant tout autre chose que nous ! Ah ! qu’Albertine n’avait-elle aimé Saint-Loup ! comme il me semble que j’eusse mois souffert ! » 

Peindre les comportements érotiques d’homosexuels permet aussi à Proust d’aborder des sujets délicats, comme si le plus dur avait été de franchir les limites en osant parler de l’homosexualité, et, qu’après, puisqu’on en parlait, il était naturel d’aborder voyeurisme, masochisme, goût pour la canaille, perversité, etc.

Le voyeurisme tient une grande place dans le roman. Le personnage de narrateur, chargé de raconter l’histoire, se décrit souvent regardant : « Dans une maison de passe, j’avais fait venir deux petites blanchisseuses d’un quartier où allait souvent Albertine. Sous les caresses de l’une, l’autre commença tout d’un coup à faire entendre ce dont je ne pus distinguer d’abord ce que c’était, car on ne comprend jamais exactement la sensation d’un bruit original, expressif d’une sensation que nous n’éprouvons pas ». Parfois il ose en faire la demande explicitement : « Je dis à Andrée que c’eût été une grande curiosité pour moi si elle avait voulu me laisser la voir (même simplement en caresses qui ne la gênassent pas trop devant moi) faire cela avec celles des amies d’Albertine qui avaient ces goûts…». Parfois il se retrouve involontairement en position de voyeur : «… je vis Mlle Vinteuil (…) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi… La fenêtre était entr’ouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les buissons…». L’ambiguïté de la scène est renforcée par le choix de montrer Mlle Vinteuil et l’amie qui l’a rejointe comme exhibitionnistes : « quand même on nous verrait, ce n’en est que meilleur ». Elles sont aussi provocantes, installant le portrait du père de Mlle Vinteuil comme pour ne lui rien faire perdre du spectacle de leurs amours (alors que de son vivant elles étaient obligées de se cacher de lui), si bien que le narrateur, se rappelant cette scène, se dit qu’elle est ce qui a forgé « l’idée que je me suis faite du sadisme ».

Le narrateur surprendra aussi, en étant caché volontairement ou non, les jeux de séduction de M. de Charlus, et surtout la séance masochiste où celui-ci se fait frapper violemment : « … je me glissai jusqu’à cet œil-de-bœuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus ».

Le narrateur tirera les conclusions de ces expériences. Finalement, dans cette maison de passe où il cherche à dépasser ses limites, M. de Charlus ne trouve pas un personnel à la hauteur des exigences de sa quête : « Et (il) était à la fois désespéré et exaspéré par cet effort factice vers la perversité qui n’aboutissait qu’à révéler tant de sottise et tant d’innocence. (…) M. de Charlus fut seulement frappé combien ces saloperies se bornaient à peu de chose. Rien n’est plus limité que le plaisir et le vice. On peut vraiment, dans ce sens-là, en changeant le sens de l’expression, dire qu’on tourne toujours dans le même cercle vicieux ».

Dans Proust et les signes, Gilles Deleuze consacre plusieurs pages à l’homosexualité, pour s’écarter des interprétations traditionnelles de la conception proustienne. Alors que l’on insiste souvent sur le fait que l’homosexualité, chez Proust, est décrite comme une forme d’hétérosexualité, puisqu’un homosexuel masculin est une « femme » dans un corps d’homme, et qui, étant « femme », est attirée par les hommes, Deleuze s’arrête sur un passage assez étrange de Sodome et Gomorrhe où Proust évoque l’intérêt porté aux « femmes qui aiment les femmes » par certains homosexuels masculins. Ces derniers jouent, écrit Proust, « pour la femme qui aime les femmes, le rôle d’une autre femme, et la femme leur offre en même temps à peu près ce qu’ils trouvent chez l’homme ». Par conséquent, si Proust évoque parfois, dans son analyse de l’homosexualité, la « séparation » des sexes, ce que Deleuze appelle des « séries homosexuelles » divergentes, il y a également un autre niveau où l’homosexualité n’est plus, nous dit Deleuze, « globale et spécifique » (les hommes d’un côté, les femmes de l’autre), mais « locale et non spécifique », c’est-à-dire une homosexualité « où l’homme cherche aussi bien ce qu’il y a d’homme dans la femme, et la femme, ce qu’il y a de femme dans l’homme ». Deleuze désigne cette sorte de « transsexualisme » (c’est le mot qu’il emploie) comme le « niveau ultime de l’œuvre de Proust » : le fait qu’une homosexualité « locale et non spécifique » puisse se fonder sur cette « contiguïté » hermaphrodite des sexes, à l’intérieur d’un même individu, qui nous est révélée par l’homosexualité « globale et spécifique ».

Dans À la Recherche du temps perdu, Marcel Proust parle des homosexuels et de l’homosexualité afin de présenter une critique de l’ordre établi, afin de dépeindre le bouleversement des classes sociales, et aussi afin d’explorer ce qu’il y a de plus ambigu, de plus trouble dans les relations amoureuses et la sexualité. Son œuvre milite pour le refus des jugements tout faits si répandus dans la société, pour le refus du confort moral, de la fuite dans une idéalisation lénifiante. Par là-même, il nous enrichit d’une expérience humaine d’une rare qualité.

CONCLUSIONS

À la Recherche du temps perdu est à la fois l'histoire d'une époque et l'histoire d'une conscience. Ce dédoublement et cette conjonction en font la profonde et surprenante originalité. Cette œuvre en effet est à la fois observation et introspection, car la grande découverte de Proust, c'est que non seulement le monde s'organise autour de nous, mais qu'il est en nous, il est nous-mêmes.

Que nous abordions La Recherche de n'importe quel point de vue, que nous y analysions la langue, la composition, les caractères ou la philosophie existentielle de Proust, que nous considérions ce roman comme une œuvre d'art absolue, comme un témoignage sur la vie de l'auteur ou sur la société qui s'y reflète, la conclusion sera toujours la même: La Recherche est l'un des chefs-d'œuvre de la littérature française du XXe siècle. C'est un roman qui a poussé l'évolution de la prose narrative d'une manière considérable dans la direction du roman contemporain, même vers le nouveau roman français. Le roman de Proust est en même temps un ouvrage philosophique qui, sous une forme artistique, renferme une conception cohérente du monde et du sens de la vie humaine. Proust essaie de trouver la solution du problème essentiel de l'homme moderne: comment franchir l'abîme qui existe entre l'individu et la société, solution qui aiderait l'individu à retrouver son authenticité.

Le premier grand paradoxe de l’œuvre de Proust : elle est l’histoire d’un monde qui change perpétuellement et elle a été conçue dans la prévision détaillée de tous les changements qui devaient se produire. Le deuxième grand paradoxe est que cette œuvre si pessimiste, si noire, se lit dans un bonheur de chaque minute et nous laisse, après l’avoir lue, plus forts que nous n’étions avant de l’aborder.

La principale et décisive nouveauté de Proust consistait à avoir introduire la relativité dans l’espace de la fiction romanesque. Dans l’œuvre de Proust, tout est vu à travers le regard d’un observateur qui n’est pas en dehors du monde qu’il décrit mais qui occupe dans ce monde une position précise, mobile et changeante selon les aléas de sa vie. C’est un changement considérable dans l’optique traditionnelle du roman, où, depuis des siècles, tout ce qui était raconté l’était par un narrateur auquel on accordait spontanément le privilège de l’omniscience. Dans la suite de l’œuvre, elle est l’un des thèmes fondamentaux et récurrents du récit. Les positions respectives de tous les personnages proustiens, sans exception, ne cessent pas de changer, et ce qu’on croit être leur vérité profonde, intime, change aussi, à telle enseigne qu’il devient presque impossible, à partir des aspects qu’ils ont successivement adoptés au cours du roman, de dégager une vérité qui serait indubitablement la leur. C’est que, avec la relativité, le concept d’une dimension nouvelle où l’espace et le temps se fondent. Proust a introduit dans le roman la notion d’une psychologie qui, elle aussi, est indissociable du temps, et dans laquelle baignent tous ses personnages.

Marcel Proust est surtout célèbre pour les analyses psychologiques auxquelles il a donné libre court dans son vaste roman. Ses considérations judicieuses et ses explications claires et minutieuses concernant l’âme humaine ont contribué, selon les spécialistes, à projeter une lumière révélatrice sur la vie mentale, jusqu’en ses plus secrètes retraites. Or, étroitement liés à ses observations à caractère psychologique, il existe au surplus, chez ce grand génie du XXe siècle, des réflexions et des commentaires sur différents aspects de la langue, mais également, des données de type expérimentales relatives à la linguistique. En effet, Proust qui a doté chacun de ses personnages d'un langage particulier, n’a pas manqué d’enrichir leurs conversations par l'ajout de remarques ingénieuses, d’hypothèses ou d’interprétations aux allures de lois générales.

Proust aime la clarté — celle des jardins de Le Nôtre et des tableaux de Poussin —, mais il en donne une version toute personnelle : clarté de l’énonciation et de l’élucidation, et pas forcément de la composition et de la représentation. Ce qui est clair, chez Proust, ce n’est pas ce qui l’était déjà avant qu’on ouvre le livre, c’est ce qu’il a éclairci par son effort, ce coeur de l’homme qu’il étudie, ses mouvements secrets, ses motivations inconscientes — et par là il rejoint l’autre grande révolution de son temps, la psychanalyse de Sigmund Freud.

Le second caractère qui rend l’œuvre de Proust si nouvelle et si originale est sa composition. Lorsqu’on conçoit le monde comme un système en état de perpétuelle mutation et en incessant devenir, ou tout et son contraire peut arriver, il semble qu’on ne puisse le décrire que par étapes successives, selon les images toujours différentes qu’il offre au regard de celui qui l’observe. Alors, on le décrit en quelque sorte au jour le jour, sans préméditation, sans présumer de ce que sera le tableau définitif qu’on en donnera.

La lecture de Proust est une expérience non seulement enrichissante mais roborative et infiniment exaltante. Tout, en effet, est vu à travers le prisme transfigurateur de l’intelligence, du comique et de la poésie. À chaque phrase, nous sommes transportés et émerveillés par la précision incomparable de l’analyse, par la justesse du jugement porté. Le comique aussi est partout présent, même dans les pages les plus désespérantes ou apparemment les plus désolées. Il n’est pas une page de La Recherche où nous ne soyons amusés, où nous n’ayons envie d’éclater de rire. Enfin, son style, fondé sur la métaphore, est ruisselant de poésie.

Le style inimitable de Marcel Proust est d'une foisonnante richesse. La phrase de Proust, tantôt longue et sinueuse, tantôt fleurissant en rosace, capte une infinité de reflets, crée mille correspondances et parfois une sorte d'osmose entre différents domaines.

Si la filiation balzacienne de Proust est sensible dans le traitement qu’il réserve aux codes de comportements mondains, le culte qu’il voue à l’esthétique de la phrase fait en revanche davantage songer à Flaubert. On sait qu’en dépit du peu d’affinité qu’il a avec son style, l’auteur de La Recherche a su, le premier, reconnaître l’intérêt et la nouveauté de la prose romanesque flaubertienne. Si personnelle que soit leur écriture, on n’en retrouve pas moins chez ces deux romanciers, si différents, une même exigence, qui se traduit par un refus de tout formalisme stérile, par une volonté de marier le mouvement de la phrase et le contenu qu’elle exprime. De ce point de vue, on peut dire que Proust a mené jusqu’à son terme une démarche d’écriture qui avait été initialisée par Flaubert.

Proust affirmait que le style est affaire de vision, non de technique. Le choix de structures grammaticales si compliquées répond à une haute exigence esthétique. Le mouvement de l’écriture doit s’efforcer d’épouser au plus près la complexité des réalités qu’elle évoque. Qu’il s’agisse des méandres de la codification mondaine, du labyrinthe de la jalousie ou des profondeurs de l’écoute musicale, la phrase devient un instrument d’investigation qui transpose dans le verbe même la complexité irréductible des expériences subjectives ou intersubjectives.

Autre composante essentielle du style de Proust : la composition du paragraphe. Comparé au paragraphe stendhalien, flaubertien ou zolien, le paragraphe de Proust est d’une taille beaucoup plus importante. Un tel changement de format – qui n’a bien sûr rien de régulier, même si statistiquement les paragraphes longs semblent l’emporter – n’est pas sans
conséquence stylistique. Tandis que le découpage en paragraphes épouse, dans la tradition, la
logique du sens et segmente en différentes unités thématiques le fil du discours romanesque,
on assiste avec Proust à un phénomène d’amplification très caractéristique de sa vision du
monde. Parmi tant d’autres, l’exemple de l’écoute de la Sonate de Vinteuil est très éloquent :
il ne s’agit pas tant de découper des segments de sens que d’épouser les mouvements de
l’intériorité, de déployer sans discontinuité le processus complexe de l’écoute musicale. A
l’instar de ces prédécesseurs, Proust est également un maître du paragraphe descriptif.
Dans son œuvre, Proust n'est pas encore arrivé à l'étape de la négation absolue de tout ce qui a été, à la littérature de contestation qui reflète les rapports de ses successeurs avec le monde dans lequel ils vivent. La Recherche est une œuvre de transition. Son héros renonce à la fin à tout ce que la société peut lui offrir, mais d'autre part il s'efforce de s'accrocher à une valeur positive dans ce monde. Il trouve son centrum securitatis dans lui-même, dans la reconstruction de sa vie et dans l'acte créateur par lequel il réalise cette plongée dans le passé.

La recherche de la vérité sur la vie passée, sur le monde et sur la société, voilà le noyau autour duquel est construit le roman proustien. Mais Proust est un enfant de son siècle, du siècle des valeurs relativisées et profondément bouleversées en ce qui concerne leur hiérarchie: il ne croit pas à la possibilité de trouver la vérité absolue. Tout mot, tout geste, tout phénomène est pour lui un foyer où se rencontrent les conditions et les circonstances les plus variées et dans lequel se projette tout ce qui a précédé mais aussi tout ce qui a suivi. L'adoption de cette méthode résulte de la situation particulière du narrateur qui connaît non seulement ce qui s'est passé à un certain moment, mais aussi ce qui a suivi. Le monde que Proust considère et reconstruit n'est pas compliqué ou au moins il n'est pas plus compliqué que le monde de ses contemporains. Ce qui est compliqué ou plutôt complexe, c'est la vision proustienne du monde, les chemins par lesquels il espère arriver à sa compréhension.

Proust sait très bien que l'idée que nous nous faisons des choses, n'embrasse que certains de leurs aspects, qu'elle n'en rend jamais tous. La reconstruction du passé à travers la confrontation de ses opinions avec celles d'autres personnes, l'introduction des points de vue de différentes personnages du roman, n'a pas pour but de découvrir toutes les propriétés possibles d'un phénomène, mais de comprendre les idées du narrateur, de les comparer avec celles des autres et de définir, en relevant les différences, le point de vue de Marcel. Proust ne cherche pas la vérité absolue mais une vérité subjective, individuelle qui, au fond, est la seule qui importe. La Recherche marque, en ce sens, le pas décisif dans la transformation du héros objectif que l'auteur omniscient considère comme un observateur impassible, en un héros qui raconte sa propre vie et qui, au cours du récit, commence à comprendre pleinement tout ce qu'il a vécu et tout ce qu'il a senti.

Toute une série d'éléments acquièrent une place bien définie dans la structure du roman à partir du moment où nous le lisons sous l'angle indiqué. Le problème du temps dans le roman n'est pas un problème abstrait, par exemple celui du temps conçu comme une catégorie philosophique. Il est posé d'une façon très concrète: c'est le temps qui sépare le plan de Marcel-héros et de Marcel-narrateur et qui, modifiant l'optique et les critères, permet au narrateur de réaliser le but final de son activité créatrice.

La Recherche n'est pas seulement l'œuvre d'un homme qui espère trouver dans l'art son salut et qui essaie de fixer dans une œuvre littéraire le temps qui coule et sauver de l'oubli les moments passés. C'est aussi — ou plutôt avant tout — une expérience tragique de l'homme qui veut authentifier son existence à travers la recherche du sens de sa vie, de ce qui représente le temps perdu. Ce n'est pas l'expérience elle-même, mais la recherche de sa signification qui lui ajoute la dimension philosophique par laquelle le temps perdu se transforme en un temps retrouvé. La Recherche est le roman d'un homme qui — non seulement dans l'œuvre tout entière, mais dans une seule phrase et dans une seule dénomination — semble vivre à la fois différents épisodes de sa jeunesse, reconstruit tout ce qu'il a vécu grâce à une optique différente, et cherche le sens du passé. Une lutte permanente et jamais accomplie pour le sens, pour la compréhension, pour la connaissance et, par conséquent, une lutte pour se définir soi-même, voilà la signification profonde autour de laquelle se construit le contenu philosophique d'A la recherche du temps perdu.

Le geste sémantique proustien projette aussi sa lumière sur un autre aspect du roman: la source de sa poésie particulière. Le narrateur découvre des rapports nouveaux, parfois curieux, entre les objets et les personnes. Ces rencontres inattendues, le jeu des perspectives et la conception du monde comme réseau complexe des rapports représentent l'une des sources non seulement de l'ambiguïté du roman proustien, mais aussi de la puissance poétique qui émane de cet ouvrage et qui en constitue un des caractères originaux.

Il est possible que le lecteur de la seconde moitié de notre siècle ne s'intéresse plus au monde dans lequel Proust a vécu et qui a passé dans son roman, au monde des salons aristocratiques qui ont fait leur temps, au monde des Guermantes et des Charlus. Il est possible que le lecteur ne s'intéresse pas non plus à la tragédie personnelle d'un malade introverti qui se complaît dans ses sentiments les plus subjectifs et dans les mouvements les plus infimes de son âme. Mais ce qui a survécu à Proust, et ce qui est à l'origine de la gloire toujours croissante de son œuvre, c'est l'effort de pénétrer la vérité sur lui-même et sur le monde, l'essai d'en faire la base d'une œuvre d'art qui, par sa signification ultime, dépasse le cadre de ce processus intellectuel et créateur et devient un tableau à valeur humaine plus générale. C'est l'effort de comprendre et de fixer son passé par un acte créateur par lequel Proust espère justifier son existence dans une vie authentique où le temps ne se perd pas mais se retrouve.

L’enseignement majeur de La Recherche réside surtout dans les nouveaux horizons qu’il ouvre à la création romanesque. Cette oeuvre consomme en effet la rupture avec le roman du XIXe siècle. D’abord, parce que la vision subjective du monde l’emporte sur l’invention fictionnelle. Ensuite, parce que la psychologie telle que la conçoit Proust renouvelle profondément les concepts de sujet et de personnage. Egalement, parce qu’à la thématique classique des passions et du lyrisme sentimental il substitue cet autre motif qu’est la sexualité. Enfin, parce que La Recherche est un roman poétique qui a considérablement enrichi les virtualités expressives de l’écriture romanesque en prose.

Bibliographie

Billy, Robert de, Marcel Proust, Lettres et conversations, Paris 1930.

Bois Elie-Joseph, Interview de Marcel Proust, Le Temps (13 novembre 1913.

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Erman Michel, Marcel Proust, Fayard, 1994.

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Kristeva Julia, Le temps sensible : Proust et l’expérience littéraire, Flammarion et Cie, 1994.

Macchia Giovanni, L'Ange de la Nuit (Sur Proust), Gallimard, 1993.

Margerie Diane de, Proust et l'obscur, Albin Michel, 2010.

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Milly, Jean. Les Pastiches de Proust, édition critique et commentée par Jean Milly, Paris, Librairie Armand Colin, 1970.

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Proust, Marcel. Correspondance. Texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, 21 vol., Paris, Plon, 1970-1993.

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Simon Anne, Proust ou le réel retrouve, Paris, PUF, 2000.

Tadie Jean Yves, Marcel Proust, NRF, Biographie, Gallimard, 1996.

White Edmund, Marcel Proust, Fides, 2001.

Cuprins

Introduction ––––––––––––––––––––––––––––––– 1

Chapitre I – L'Art ––––––––––––––––––––––––––––– 5

La vocation de l’art dans l’œuvre de Marcel Proust –––––––––––––––- 5

L’art du roman proustien –––––––––––––––––––––––––– 8

La peinture et la musique, des thèmes récurrents du récit proustien –––––––––- 10

Chapitre II – Le Souvenir –––––––––––––––––––––––––– 16

La genèse de l’idée fondamentale de La Recherche : la mémoire involontaire –––––- 16

Les excès du réalisme proustien : l’intelligence et la mémoire volontaire –––––––- 21

La relativité du temps proustien et la mémoire involontaire ––––––––––––– 23

Les thèmes du temps, de l’intelligence, de la mémoire volontaire et la mémoire involontaire dans l’anecdote de la madeleine et la Sonate de Vinteuil –––––––––––––– 25

Chapitre III – L'Amour ––––––––––––––––––––––––––– 29

L’amour maternel ––––––––––––––––––––––––––––– 29

Amour et jalousie ––––––––––––––––––––––––––––– 32

Homosexualité –––––––––––––––––––––––––––––– 37

Conclusions –––––––––––––––––––––––––––––––- 42

Bibliographie ––––––––––––––––––––––––––––––– 46

Bibliographie

Billy, Robert de, Marcel Proust, Lettres et conversations, Paris 1930.

Bois Elie-Joseph, Interview de Marcel Proust, Le Temps (13 novembre 1913.

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Proust, Marcel, À la recherche du temps perdu: Le Temps retrouvé, tome VIII, Gallimard, 1929.

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Richard Jean Pierre, Proust et le monde sensible, Seuil, 1974.

Simon Anne, Proust ou le réel retrouve, Paris, PUF, 2000.

Tadie Jean Yves, Marcel Proust, NRF, Biographie, Gallimard, 1996.

White Edmund, Marcel Proust, Fides, 2001.

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