Femme Orientale Et Femme Occidentale Dans Le Roman Lettres Persanes
INTRODUCTION
Lorsqu'en 1721 un auteur anonyme fait paraître à Amsterdam les Lettres persanes, il s'accorde à une double mode : celle de l'Orient et celle du roman par lettres. Cet auteur, était Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1688-1755), connu sous le nom de Montesquieu, qui avait craint par ce petit livre licencieux de paraître bien léger pour sa fonction de magistrat. Le succès n'en fut pas moins considérable et inaugura une autre mode qui eut sa fortune jusqu'à nos jours.
L’édition originale des Lettres persanes parut durant les premiers mois de 1721 en deux volumes in-12. Au cours de la même année paraissaient d’autres volumes qui comprenaient un texte identique et portaient sur la page de garde le nom de l’éditeur Brunel, à Amsterdam. Le succès de l’ouvrage provoqua un grand nombre de contrefaçons.
Toujours en 1721 parut une seconde édition revue, corrigée, diminuée et augmentée par l’auteur, avec l’adresse "Cologne chez Pierre Marteau" en deux volumes in-12, ne comptant cependant que 140 lettres au lieu de 150. On avait ainsi éliminé treize lettres de l’édition précédente pour en ajouter trois nouvelles (les lettres CXI, CXXIV, CXLV). D’après les spécialistes, ces dernières lettres sont authentiques, et il semble donc que cette édition n’ait pu se réaliser sans une certaine collaboration, directe ou indirecte, de l’auteur. Au cours des années qui suivirent, une trentaine de rééditions ou d’éditions nouvelles furent imprimées, non sans erreurs et en dehors de tout contrôle de la part de Montesquieu, qui semblait alors se désintéresser de ses écrits de jeunesse.
En 1754 fut publiée, au chiffre de Pierre Marteau, une nouvelle édition avec supplément en un seul volume divisé en trois parties : deux tomes et un Supplément. Cette édition reproduit, à quelques mots près, les 150 lettres de l’édition princeps de 1721 et y ajoute, à la fin du deuxième tome, un Supplément de 28 pages. Celui-ci contient Quelques réflexions sur les Lettres persanes, ainsi que onze nouvelles lettres.
Après la mort de Montesquieu en 1755, son fils, Jean Baptiste de Secondat, fit publier par l’avocat Richer une grande édition en trois volumes in-4 des œuvres de son père en 1758 (à Amsterdam et à Leipsik, chez Arkstée et Merkus). Une note des Lettres informe que les éditeurs ont utilisé le manuscrit que l’auteur avait confié de son vivant aux libraires. Dans cette édition, qui est la dernière reproduisant les volontés de Montesquieu, les lettres du Supplément de 1754, ont été réparties, selon l’ordre chronologique et thématique établi par l’auteur, à l’intérieur de la structure narrative originaire des 150 lettres, mais en l’augmentant jusqu’à 161. L’édition de 1758 des Lettres persanes constitue donc le texte de base de la tradition imprimée, celui sur lequel s’est fondée la plus grande partie des éditions ultérieures. C’est l’édition qui a été utilisée comme source dans la rédaction de la présente étude.
Notre étude Femme orientale et femme occidentale dans le roman Lettres persanes est constituée de cinq chapitres. Le premier chapitre présente un panorama du vaste mouvement des Lumières qui domina le monde des idées dans l'Europe de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Nous considérons utile d’insérer dans le premier chapitre un petit aperçu sur la place de la femme au XVIIIe siècle en France. Au XVIIIe siècle, même si la société chrétienne européenne a quelque peu évolué depuis le Moyen-Age, il est des mythes qui perdurent. Ainsi en est-il du mythe de la femme créée non en même temps que l'homme, mais à partir de l'homme. Sur ce mythe repose l'essentiel du comportement des hommes à l'égard des femmes : la femme doit tout à l'homme, elle lui est soumise.
La biographie de Montesquieu ce grand écrivain et philosophe français qui oriente sa curiosité vers les hommes et l'humanité à travers la littérature et la philosophie fait l’objet du deuxième chapitre. La vie et l’œuvre de Montesquieu sont représentatives d’un monde, d’une époque, marqués du sceau du changement. Ses voyages lui rendirent possible une observation minutieuse, de la géographie, de l’économie, des mœurs et des coutumes politiques des différents pays européens. Il peut donc dans son œuvre rendre compte de ses observations et engager une réflexion qui prépare les esprits à la possibilité de changements. Les Lettres persanes de Montesquieu ont contribués à donner une image de l'Orient au XVIIIe siècle et ainsi relancer la vague de l'orientalisme en France ce courant littéraire et artistique qui a nourri l'imaginaire de la bourgeoisie européenne et l'inspiration des artistes et écrivains.
Le troisième chapitre traite la structure des Lettres persanes et le thème de la femme dans le roman. Les Lettres persanes tirent leur originalité de la composition sous forme épistolaire du roman. Montesquieu choisit la fiction du roman épistolaire pour donner une prétendue authenticité au récit et aux critiques qu’il présente dans cet ouvrage et échapper à la condamnation d’un genre bas. L'échange des lettres multiplie les points de vue, relativise les jugements émis par les personnages ou les infirme malignement par la conduite des faits. Leur psychologie reste aussi évolutive, puisque ces lettres s'échelonnent sur une huitaine d'années (1712 à 1720) : le narrateur peut tour à tour transparaître dans chacune d'elles ou brouiller les pistes en laissant aux personnages la totale responsabilité de leurs propos. Le plus souvent, les lettres se succèdent de manière à varier les points de vue et à prévenir la lassitude. Le roman par lettres vaut surtout par l'alternance malicieuse des points de vue.
Même si n'est pas facile de déterminer une structure dans ce roman où l'échange épistolaire passe rapidement d'un sujet à un autre, toutefois nous pouvons proposer une succession de séquences organisées autour de thèmes dominants : Lettres I-X Présentation des personnages – Les motifs du voyage ; Lettres XI-XV Histoire des Troglodytes ; Lettres XV-XXIII Jusqu'à Paris ; Lettres XXIV-XLVI Curiosités parisiennes ; Lettres XLVII-LXVIII Inventaire de l'Occident ; Lettres LXIX-XCI A la recherche d'un État harmonieux ; Lettres XCII-CXI Où l'on découvre le modèle anglais ; Lettres CXII-CXXXII Apologie du libéralisme ; Lettres CXXXIII-CXLVI Un constat pessimiste du mal français ; Lettres CXLVII-CLXI Terreur au sérail.
Les Lettres abordent tous les grands sujets de l’époque, notamment la femme, perse et occidentale. Montesquieu parvient à travers ses personnages étrangers à porter sur les mœurs françaises mais aussi perses un regard à la fois naïf et impitoyable. Le statut de la femme est différent en Orient et en Occident. Montesquieu présente ainsi deux visions stéréotypées de la femme.
Le quatrième chapitre de notre étude présente l’image de la femme de l’Occident selon Montesquieu. Dans ce chapitre nous étudierons le regard étranger sur les femmes, les caprices de la mode et le ridicule de femmes dans les portraits des vieilles dames coquettes. La femme occidentale est analysée par les deux Persans, qui regardent bien souvent d’un œil critique tout ce qui leur est étranger. Montesquieu joue sur l’origine des étrangers pour livrer une critique à la fois amusante et pleine de vérité des femmes de la société de son temps. Les deux seigneurs perses en voyage d’études ne peuvent qu’être surpris de la condition de la femme au XVIIIe siècle, puisque celles qu’ils ont l’habitude de côtoyer leur sont entièrement dévouées et n’ont pas le droit de s’exposer aux regards d’un homme autre qu’eux. Ils ne comprennent pas leurs habitudes, coutumes et manières. Contrairement aux femmes orientales, les femmes françaises sont très coquettes et veulent plaire à tous les hommes.
L’image de la femme de l’Orient selon Montesquieu fait l’objet du cinquième chapitre. Les femmes orientales vivent dans un sérail, elles sont soumises à la polygamie de l’homme, leurs corps féminins étant réservés aux plaisirs seuls du maître. Les Lettres Persanes constituent aussi un roman du sérail (cet aspect un peu racoleur n'a pas échappé à l'auteur) : couleur locale, érotisme, mais aussi évolution lente vers un dénouement tragique qui, par son accélération, a sa part de théâtralité. Le genre, exotique et licencieux, était fort à la mode. Mais Montesquieu ne s'est pas contenté d'en reprendre les motifs pour de simples raisons tactiques. Si les lettres qui arrivent du harem rachètent par leur parfum le contenu parfois aride des autres échanges, elles n'en constituent pas moins une facette irremplaçable de la réflexion philosophique, à propos notamment de la condition féminine mais aussi des contradictions qu'elles révèlent chez le maître du harem, pris entre son désir de tolérance et ses réflexes phallocratiques à l'égard de ses femmes. Nous percerons ainsi le mystère du monde oriental, en découvrant le sérail avec son luxe, ses eunuques, son érotisme et son exotisme mais aussi avec ses drames.
Nous constatons que le message de Montesquieu est souvent négatif. La facticité des coutumes sociales, les ravages du fanatisme, du despotisme et de la dépopulation amènent à un scepticisme universel. L'échec dans la volonté de tolérance et d'ouverture à l'autre, nous amène à douter de la capacité humaine à triompher de son égoïsme ou des déterminismes culturels. La société idéale est, reléguée dans l'utopie et Lettres persanes où s'épanouissaient souvent les plus nettes aptitudes au bonheur s'achèvent en tragédie.
Mais les raisons d'espérer ne manquent pas. La confiance en l'homme, l'idéal de vertu, la force de l'utopie s'affirment comme des ferments de progrès. Aux maux qui s'accumulent, sont proposés des remèdes : la révolte, le pouvoir de la philosophie et de la science.
Cette ambiguïté peut être facilement infléchie dans l'un ou l'autre sens. Une sagesse moyenne nous est proposée à travers ces lettres, qui exprime sa confiance en une vie heureuse et digne pourvu que l'on vive en conformité avec la Nature. Cet idéal ressort dans tout le roman. Montesquieu condamne toujours l'excès : l'orgueil de l'homme, ses mensonges, l'horreur des puissances irrationnelles. La Nature au contraire, est caractérisée par l'ordre et la mesure, qui trouvent en politique une application conforme au bonheur des hommes : c'est le rapport de convenance dont est faite la Justice, c'est la douceur du gouvernement conforme à la Raison, c'est l'observation des lois, la piété filiale. Les Lettres persanes peuvent être lues comme le roman de cette recherche d'un ordre social équilibré bâti sur la Raison.
Chapitre I. Le mouvement de Lumières au XVIIIe siècle
I.1. L’esprit des Lumières en Europe
Le mouvement des Lumières doit son nom à la volonté des philosophes du XVIIIe siècle européen de combattre les ténèbres de l'ignorance par la diffusion du savoir. L’Encyclopédie, dirigée par Diderot et d’Alembert, est le meilleur symbole de cette volonté de rassembler toutes les connaissances disponibles et de les répandre auprès du public éclairé. Confiants en la capacité de l'homme de se déterminer par la raison, les philosophes des Lumières exaltent aussi la référence à la nature et témoignent d'un optimisme historique, fondé sur la croyance dans le progrès de l'humanité. L'affirmation de ces valeurs les conduit à combattre l'intolérance religieuse et à promouvoir une religion déiste.
Diffusées dans les salons, les cafés et les loges maçonniques, les idées des Lumières sont consacrées par les œuvres des philosophes, des écrivains et des savants. Les principaux représentants des Lumières sont, en Grande-Bretagne, J. Locke, D. Hume, I. Newton ; en Allemagne, C. Wolff, Lessing, Herder ; en France, Montesquieu, Voltaire, Diderot, J.-J. Rousseau, tous les Encyclopédistes, Condillac et Buffon.
Les Lumières ne connaissent pas de frontières. Leur cosmopolitisme découle de l'universalité de la condition humaine. Le mouvement touche donc toutes les élites cultivées d'Europe, mais sune application conforme au bonheur des hommes : c'est le rapport de convenance dont est faite la Justice, c'est la douceur du gouvernement conforme à la Raison, c'est l'observation des lois, la piété filiale. Les Lettres persanes peuvent être lues comme le roman de cette recherche d'un ordre social équilibré bâti sur la Raison.
Chapitre I. Le mouvement de Lumières au XVIIIe siècle
I.1. L’esprit des Lumières en Europe
Le mouvement des Lumières doit son nom à la volonté des philosophes du XVIIIe siècle européen de combattre les ténèbres de l'ignorance par la diffusion du savoir. L’Encyclopédie, dirigée par Diderot et d’Alembert, est le meilleur symbole de cette volonté de rassembler toutes les connaissances disponibles et de les répandre auprès du public éclairé. Confiants en la capacité de l'homme de se déterminer par la raison, les philosophes des Lumières exaltent aussi la référence à la nature et témoignent d'un optimisme historique, fondé sur la croyance dans le progrès de l'humanité. L'affirmation de ces valeurs les conduit à combattre l'intolérance religieuse et à promouvoir une religion déiste.
Diffusées dans les salons, les cafés et les loges maçonniques, les idées des Lumières sont consacrées par les œuvres des philosophes, des écrivains et des savants. Les principaux représentants des Lumières sont, en Grande-Bretagne, J. Locke, D. Hume, I. Newton ; en Allemagne, C. Wolff, Lessing, Herder ; en France, Montesquieu, Voltaire, Diderot, J.-J. Rousseau, tous les Encyclopédistes, Condillac et Buffon.
Les Lumières ne connaissent pas de frontières. Leur cosmopolitisme découle de l'universalité de la condition humaine. Le mouvement touche donc toutes les élites cultivées d'Europe, mais sa langue est le français, qui remplace le latin comme langue internationale des intellectuels. À la cour de Vienne ou de Saint-Pétersbourg, les Français sont à l'honneur, et leurs livres à la mode. Cette hégémonie tient au poids particulier de la France en Europe depuis Louis XIV, mais aussi au modèle de modernisme qu'elle incarne, à travers ses écrivains et ses savants, aux yeux des étrangers. Et, de fait, c'est en France que le mouvement des Lumières conquiert la plus large audience intellectuelle dans l'opinion. Dans les autres États d'Europe continentale, il n'a entraîné qu'une partie des élites. Le cas de l'Angleterre est singulier : elle a précédé et influencé les Lumières françaises naissantes, mais ses intellectuels n'ont pas prétendu se substituer au gouvernement ou à l'Église ; sa classe dirigeante est restée imprégnée de puritanisme et s'est plus préoccupée de commerce que de philosophie : elle s'est satisfaite des acquis de sa révolution de 1689.
La pensée du siècle des Lumières se développe autour de deux thèmes majeurs : le retour à la nature, la recherche du bonheur. Les philosophes dénoncent dans les religions et les pouvoirs tyranniques des forces obscurantistes responsables de l'apparition du mal dans un monde où l'homme aurait dû être heureux. Ils réhabilitent donc la nature humaine qui n'est plus entachée par un péché originel ou une tare ontologique ; ils substituent à la recherche chrétienne du salut dans l'au-delà la quête ici-bas du bonheur individuel. À la condamnation des passions succède leur apologie : l'homme doit les satisfaire, à condition qu'elles ne s'opposent pas au bonheur d'autrui.
Cette nouvelle vision de l'homme et du monde, les philosophes la défendent en écrivains militants. Leur combat s'incarne dans la pratique de formes brèves, faciles à lire et susceptibles d'une vaste diffusion : lettres, contes, pamphlets. Création littéraire et réflexion philosophique se nourrissent mutuellement. A cet égard, l'année 1748 marque un tournant, avec la parution et le grand succès de l'Esprit des lois, dans lequel Montesquieu analyse tous les régimes politiques et établit les rapports nécessaires qui unissent les lois d'un pays à ses mœurs, à son climat et à son économie. Par là apparaît bien la relativité du régime monarchique. L'année suivante, Diderot publie sa Lettre sur les aveugles, et Buffon le premier volume de son Histoire naturelle. En 1751 paraît le Siècle de Louis XIV de Voltaire.
Cette même année, les idées des Lumières se mêlent et s'affinent dans un creuset : l'Encyclopédie de Diderot, œuvre qui met à la portée de l'homme nouveau – le bourgeois, l'intellectuel – une synthèse des connaissances conçue comme un instrument pour transformer le monde et conquérir le présent. Entre 1750 et 1775, les idées essentielles des Lumières se cristallisent et se diffusent.
Si après 1775 les grands écrivains disparaissent (Voltaire et Rousseau en 1778, Diderot en 1784), c'est le moment de la diffusion maximale, tant géographique que sociale, des Lumières ; l'opinion se politise, prend au mot leurs idées : la philosophie est sur la place publique. L'œuvre de l'abbé Raynal (Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, 1770), qui condamne le despotisme, le fanatisme et le système colonial, connaît un grand succès. Le mathématicien Condorcet publie des brochures contre l'esclavage et pour les droits des femmes, et prépare sa synthèse de l'histoire de l'humanité (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1793).
En matière politique, les Lumières instruisent la critique de l'absolutisme et érigent le despotisme éclairé en modèle de gouvernement. Il s'agit de subordonner les intérêts privilégiés et les coutumes au système rationnel d'un État censé représenter le bien public, de favoriser le progrès économique et la diffusion de l'enseignement, de combattre tous les préjugés pour faire triompher la raison. Ce despotisme éclairé inspira Frédéric II en Prusse, Catherine II en Russie, Joseph II en Autriche. Mais les philosophes qui croyaient jouer un rôle positif en conseillant les princes, comme Voltaire auprès de Frédéric II et Diderot auprès de Catherine II, perdirent vite leurs illusions. Ce qu'ils avaient pris pour l'avènement de la raison et de l'État rationnel était en réalité celui de la raison d'État, cynique et autoritaire. Montesquieu, lui, est favorable à une monarchie modérée, de type anglais, où la liberté est assurée par la séparation des trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire. L'Angleterre est pour lui le royaume le mieux gouverné de l'Europe, parce que le citoyen y est protégé par la loi contre tout arbitraire, parce que le roi respecte la loi qu'il n'a pas élaborée lui-même, prérogative qui appartient aux représentants élus de la nation. Pour autant, le rôle prééminent de la noblesse dans la nation et au Parlement n'est pas remis en cause. Montesquieu propose qu'en France les pouvoirs intermédiaires (clergé, noblesse, parlements judiciaires) exercent une forme de contrôle, comme représentants naturels de la nation, sur la monarchie : son libéralisme politique est donc limité aux élites.
Les écrivains-philosophes ne marchent pas tous du même pas. Des lignes de partage se dessinent entre un courant déiste (Voltaire) et un matérialisme convaincu (Diderot, d'Holbach), entre une revendication générale de liberté (Voltaire) et un souci d'égalité et de justice sociale (Rousseau). À la fin du siècle, une nouvelle génération – celle des idéologues – tentera d'articuler théorie et pratique et de définir une science de l'homme qui, par la mise en œuvre de réformes politiques et culturelles, assure le progrès de l'esprit humain.
Mais, en réaction à l'affirmation de cette raison collective, le moi sensible revendique ses droits : Rousseau, qui a posé dans le Contrat social les conditions de légitimité de toute autorité politique, donne avec ses Confessions le modèle de l'expression authentique d'un être unique et fait de la remontée aux sources de l'enfance et du passé l'origine de toute création littéraire.
Le mouvement des Lumières se distingue des mouvements intellectuels qui l'ont précédé par son destinataire : l'opinion publique. Voltaire, Diderot et leurs amis sont des agitateurs d'idées ; ils veulent discuter, convaincre. Les progrès de l'alphabétisation et de la lecture dans l'Europe du XVIIIe s. permettent le développement de ce qu'on a appelé un espace public : les débats intellectuels et politiques dépassent le cercle restreint de l'administration et des élites, impliquant progressivement des secteurs plus larges de la société. La philosophie est à double titre « l'usage public de la raison », comme le dit Kant : à la fois le débat public, ouvert, contradictoire, qui s'enrichit de la libre discussion, et l'agitation, la propagande pour convaincre et répandre les idées nouvelles.
Les Lumières en Roumanie sont parues premièrement à la région de Transylvanie et ensuite en Roumanie entière. Au siècle des Lumières prend naissance en Transylvanie le mouvement politique et culturel connu sous le nom d'« École transylvaine », qui se déploie dans deux directions principales : l'une, historico-linguistique, matérialisée par les travaux érudits de Samuil Micu (1745-1806), Gheoghe Sincai (1754-1816), Petru Maior (1761-1821), qui affirment la pureté latine des Roumains et de leur langue pour en tirer argument dans la lutte de libération nationale ; l'autre, littéraire, illustrée par la Tziganiade, étincelante épopée héroï-comique de Ioan Budai-Deleanu (1763-1820).
Les Lumières trouvent au sein de la fragile intellectualité de Transylvanie un terrain propice à leurs réflexions. Professeurs et savants roumains dont Petru Maior, Samuil Micu, Gheorghe Sincai, rédigent plusieurs mémoires revendicatifs. Le plus important, Supplex libellus valachorum est envoyé en 1791 à l’empereur d’Autriche Léopold II. Recourant à des arguments à la fois historiques et philosophiques, le mémoire met à jour les revendications essentielles du peuple roumain : l’élimination du statut de nation tolérée dans leur propre pays ; l’égalité en droits avec les autres nations ; la reconnaissance des droits de citoyenneté pour les Roumains ; la représentation proportionnelle des Roumains dans la vie politique du pays. Les résultats du Supplex s’avèrent nuls mais les idées développées feront leur chemin et aideront à forger le sentiment national.
C'est seulement vers la fin du XVIIIe siècle qu'une séparation consciente entre littérature et culture commence à se produire, grâce aux exercices lyriques de quelques aristocrates cultivés, tels les membres de la famille Văcărescu (Ienăchiță Văcărescu 1735-1797), imitant la poésie néogrecque, française ou italienne, mais aussi le folklore. Ces débuts timides évolueront rapidement vers une production littéraire plus complexe, dont l'engagement politique et social est la principale caractéristique.
La philosophie des Lumières a donc coïncidé avec une société qui découvrait ses contradictions. Une société en devenir mais une administration anachronique, des institutions sclérosées, des structures figées. Il s'est créé un contraste entre une intelligence en expansion et une économie en stagnation.
Les Lumières léguèrent un héritage durable aux XIXe et XXe siècles. Le XVIIIe siècle marqua le déclin de l'Église, ouvrit la voie au libéralisme politique et économique, et suscita des changements démocratiques dans le monde occidental du XIXe siècle. Le siècle des Lumières apparaît ainsi à la fois comme un mouvement intellectuel et une période historique marquée par des événements décisifs.
I.2. La femme au XVIIIe siècle en France
Dès la Renaissance, on écrit beaucoup sur l'infériorité ou la supériorité supposées des femmes. La question abordée à la Renaissance occupe une place de plus en plus importante au XVIIIe siècle et ne se résout ni dans les tumultes de la Révolution ni au XIXe siècle. Elle est simple : les femmes sont-elles inférieures aux hommes par nature ou par éducation ? L'article «Femmes (droits naturels)» de l'Encyclopédie remet en cause l'idée d'une subordination naturelle. Laclos, Condorcet affirment que c'est une tyrannie injustifiée : « On ne voit pas trop pourquoi un des sexes se trouverait en quelque sorte la cause finale de l'existence de l'autre… » « Ce n'est pas la nature, c'est l'existence sociale qui cause cette différence… ».
Beaucoup de philosophes sont opposés à ce point de vue et doutent, de fait, de la raison des femmes. Littérature, philosophie et médecine ont croisé leurs approches afin de " naturaliser " à l'extrême la féminité ", constitution délicate ", " tendresse excessive ", " raison limitée ", " nerfs fragiles ". L'accent est mis sur l'infériorité intellectuelle et physiologique de la femme. Diderot, Montesquieu, Rousseau : le premier rêve d’amour libre et prône « le retour à la nature » et dans son essai de 1772 Sur les Femmes, note que l'exaltation de la beauté féminine et la célébration du sentiment amoureux ne sont que l'envers de l'enfermement de la femme dans son infériorité physique ; le second dénonce la rigueur de l’Eglise et des légistes, et considère l’indissolubilité du mariage comme étant la cause de bien des unions stériles (De l’Esprit des lois); le troisième parle de l’amour passion et défend le droit des femmes à choisir leur amant et leur époux (la Nouvelle Héloïse). Mais ni ces trois auteurs ni les autres philosophes ou écrivains du siècle des Lumières n’ont vraiment d’idées nouvelles en ce qui concerne le rôle de la femme, sa « destination naturelle » pour reprendre l’expression en usage au XVIIIe siècle. Influencés par les représentations physiologiques de l’époque, Diderot, affirme que la femme se définit par « l’organe propre à son sexe » ; Montesquieu, déplore le génie féminin de l’intrigue et de la manipulation souterraine, qui fait des femmes un Etat dans l’Etat ; Rousseau, rappelle que la femme « est faite pour céder à l’homme et supporter son injustice », dresse avec le personnage de Sophie le portrait de la femme idéale, à la fois épouse et mère, et affirme que « la première et la plus grande qualité d’une femme est la douceur ».
Mais beaucoup écrivains et poètes doivent leur introduction dans la haute société française aux salons des femmes puissantes de l’époque. Les salons naissent au XVIIe, se multiplient à la fin du siècle. Lieux "pédagogiques" au XVIIe siècle, les salons deviennent au XVIIIe siècle des "moyens de propulsion" pour les auteurs, savants et artistes. Le salon devient l’institution par excellence du dix-huitième siècle. Plus qu’ailleurs les femmes s’y sont fait leur place et parlent avec égalité avec les plus grands hommes. Tous et toutes sont animés par un même but : diffuser les Lumières, lutter contre l’obscurantisme, dans tous les domaines, politique, artistique, mais aussi économique.
Les salons sont caractérisés par la mixité intellectuelle ; des femmes s'y expriment, y trouvent une occasion de satisfaire leur soif de savoir, (certaines parviendront à aller assez loin, au XVIIIe, dans la connaissance des sciences), y entretiennent les hommes de leur vision du monde. Le langage s'y polit ; il se doit d'être clair, agréable, et se plie aux règles du jeu permanent qu'est la conversation. Une minorité de femmes peut ainsi participer de l'élite.
Cependant, si certaines sont tentées de passer de la conversation à la création, leurs productions littéraires, se doivent de rester anonymes. Il en est ainsi de Mme de Lafayette avec La Princesse de Clèves, roman paru en I678. Il y a encore malheureusement une grande méconnaissance de l’abondante production littéraire des femmes auteurs du XVIIIe siècle dont Mme Riccoboni, Mme de Graffigny, Isabelle de Charrière, Mme de Genlis, dans la transition du siècle, Mme Leprince de Beaumont, Mme d’Épinay (Prix de l’Académie française à l’époque), Olympe de Gouges, qui nous ont laissé de nombreuses œuvres.
Chaque salon a sa spécialité, ses couleurs. Ainsi le premier salon où l’on se réunit, dès 1699, fut tenu par la duchesse du Maine dans son domaine de Sceaux, célèbre surtout par l’éclat de ses fêtes de nuits costumées. Elle accueillait les écrivains et les artistes.
Parmi les gens d’esprit que l’on voyait aux fêtes de Sceaux, se distinguaient, au premier rang, Fontenelle, La Motte Houdar et Chaulieu.. La femme de chambre de la duchesse, Marguerite de Launay, future baronne de Staal, se fit bientôt remarquer et joua son rôle dans celle aimable société dans laquelle on pouvait également côtoyer Voltaire, Emilie du Châtelet, Marie du Deffand, Montesquieu, d’Alembert.
Dans le même temps, le salon de la marquise de Lambert, s’ouvrit en 1710 et ne se ferma qu’en 1733. Elle accueille rue de Richelieu un salon plus "sérieux" qu'à la Cour de Sceaux. Elle désapprouve le libertinage de l'époque et essaie de s'entourer de personnes plus réservées. Son salon est fréquenté en partie par les mêmes écrivains, Montesquieu faisant aussi partie de ses raffinés invités.
A la fermeture du salon de la marquise de Lambert la plupart de ses hôtes dont Montesquieu et Marivaux se réunirent alors dans le fameux salon de Mme de Tencin, qui brilla jusqu'à la mort de cette dernière en 1749. Chez Madame de Tencin, rue Saint-Honoré, la société est plus nombreuse, plus mêlée, plus cosmopolite. C’est le premier « salon philosophique » proprement dit. On y encourage les propos brillants ou piquants, la discussion des idées nouvelles. Mettant à la mode les entretiens philosophiques, ce salon a beaucoup contribué à la diffusion des idées nouvelles.
Parmi les nombreux salons littéraires qui furent ouverts à Paris au milieu du XVIIIe siècle, il faut citer les salons de la marquise Marie du Deffand, de Julie de Lespinasse sa nièce, de Marie-Thérèse Geoffrin, de Louise d’Epinay, de Quinault Cadette, de Doublet de Persan. Enfin, à la veille de la Révolution, on trouve encore le salon de Suzanne Necker, où Germaine de Staël et le salon de Anne Catherine-Helvétius.
La mixité est particulièrement réussie en France, au XVIIIe siècle. Des femmes cultivées, intelligentes y sont de véritables partenaires avec qui on peut remettre en question des idées religieuses, politiques, scientifiques, qui sont capables de donner un élan aux débats. De cette mixité intellectuelle il subsisterait en France, plus encore que dans les autre pays d'Europe, une tradition sociale de bons rapports, d'échanges, de jeux langagiers entre les deux sexes, de séduction plutôt que d'affrontement.
Les femmes ne sont pas considérées comme de vrais individus pour les hommes de 1789. Elles doivent se contenter d'une activité domestique, extérieure à la société civile, et sont donc considérées comme des mères ou ménagères, loin des fonctions sociales que certaines désirent. Cette identification de la femme à la communauté familiale dépouille la femme de son individualité. La femme est le principe spirituel (l'âme) du foyer, l'homme en est le principe juridique.
Les partisans de l'égalité politique ne sont pas nombreux pendant la Révolution. Leur but est de passer de la nature à la société pour comprendre la femme et dénoncer comme de simples préjugés les descriptions traditionnelles de l'être féminin.
Avec Antoine de Caritat, marquis de Condorcet, le mouvement féministe trouve dès 1787 son avocat. L'inégalité apparente des femmes se fonde donc selon lui sur le manque d'instruction dont elles sont victimes. Condorcet ouvre ainsi la voie aux féministes du XIXème qui centreront leur lutte sur l'accession des filles à l'instruction. Parallèlement à son combat pour l'instruction des femmes, Condorcet met l'accent sur leurs droits politiques. Les femmes doivent voter car aucune caractéristique naturelle ne peut constituer une contre indication. Tous les féministes de la période révolutionnaire développent le même argument.
Les militantes de 1789 sont pour l'essentiel tricoteuses, marchandes de halles, pauvresses, révoltées contre la misère, l'insolence et les privilèges. Peu d'entre elles ont conscience d'un combat pour les droits de leur sexe. Seules quelques marginales, vite persécutées, donnent à leurs actes un dimension proprement féministe.
Parmi ces militantes, on peut se pencher sur une personnage marquant, Olympe de Gouges. Elle est une des premières féministes françaises de la période révolutionnaire. Née à Montauban, elle serait la fille naturelle du marquis Le Franc de Pompignan. La rumeur affirme même qu’elle serait bâtarde de Louis XV. Montée à Paris, elle devient une femme galante. Elle se lance malgré son parler approximatif dans la littérature et entreprend la rédaction de pièces de théâtre, qui seront longtemps boudées par la Comédie Française, théâtre officiel sans l'aval duquel le dramaturge n'existe guère. Sans doute aussi parce qu'en plus d'être une femme, elle se positionne comme anticolonialiste et donc comme adversaire du racisme plus largement. Sensible aux injustices, elle ne peut que mener, à côté de ses combats politiques, économiques et sociaux un combat spécifique relatif à l'égalité des sexes. Elle choisit une voie pacifiste pour mener son combat, loin des Enragées de la Révolution auxquelles adhérent Claire Lacombe et Pauline Léon.
Fascinée par la Révolution, qui donne un sens à son existence, elle se lance dans la lutte pour l’égalité des droits. En 1791, l’Assemblée constituante rédige une Constitution d’où sont exclues les femmes en tant que citoyennes. Elle réagit aussitôt en proposant sa fameuse Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, calquée point par point sur celle des droits de l’homme. Mais la société n'évoluera pas immédiatement de concert avec Olympe et celle ci, ayant dénoncé avec hargne Philippe d'Orléans, cousin du Roi, après l'avoir admiré, sera traînée dans la rue par des hommes envoyés par Philippe d'Orléans lui même. Elle sera par le suite guillotinée sous la Terreur pour avoir réclamé le droit de monter à la tribune.
Les femmes attendent beaucoup de la Révolution et expriment leurs revendications par le biais de pétitions, adresses et cahiers de doléances. Leurs revendications portent sur des problèmes auxquelles elles sont traditionnellement confrontées : absence d'instruction, mortalité en couches, droit d'exercer un métier, protection des travaux féminins (couturière, brodeuse…). Les revendications touchant aux droits politiques sont rares car rares sont celles qui ont conscience de leur importance. Durant l'ensemble de la période révolutionnaire, elles occupent la rue dans les semaines précédentes les insurrections, et appellent les hommes à l'action, en les traitant de lâches. De cette façon, les femmes pénètrent la sphère du politique et y jouent un rôle actif. Mais dès que les associations révolutionnaires dirigent l'événement, les femmes sont exclues du peuple délibérant, du corps du peuple armé (garde nationale), des comités locaux et des associations politiques.
Ne pouvant prendre part aux délibérations des assemblées politiques, les femmes prennent place dans les tribunes ouvertes au public. Dans la mentalité populaire, ces tribunes ont une fonction politique capitale et y prendre place signifie exercer une part de souveraineté.
Les femmes se regroupent également en clubs à Paris et en province. Elles y tiennent des séances régulières ponctuées par la lecture des lois et des journaux, discutent des problèmes politiques et s'occupent des tâches philanthropiques. Enfin, les salons, tenus par les femmes des milieux dirigeants, tels ceux de Mme Roland et de Mme de Condorcet, ont également joué un rôle important sous la Révolution. Le salon est à la fois un espace privé et un espace public, lieu d'échange entre les sexes.
Le 18 novembre 1793 Claire Lacombe (dite Rose) pénétra au Conseil Général de la Commune de Paris à la tête d'une cohorte de femmes en bonnet rouge, mais le Procureur Général Chaumette leur en interdit l'accès par un discours misogyne. Par la suite, la Convention décréta l'interdiction de tous les clubs et sociétés de femmes. Celles ci n'auront bientôt même plus le droit d'assister aux réunions politiques. La Révolution n'a donc nullement ouvert aux femmes le chemin de la citoyenneté. Pour les plus militantes, la Révolution est surtout une grande frustration, à la mesure des espoirs qu'elle a suscitée. Tant de suggestions, tant d'actes pour être finalement autant dominées qu'avant. Pourtant, les hommes ont découvert que les femmes ont une place dans la cité. La Révolution a été l'occasion d'une remise en cause des rapports entre les sexes, et des questions inédites ont été mises à l'ordre du jour, telles celle de la place des femmes dans la cité.
Mais découvrir que les femmes avaient une place dans la cité ne signifie pas leur donner cette place. L'éventualité d'accorder un droit de vote aux femmes n'est pas même évoquée et le poids du discours naturaliste est extrêmement lourd. Par ailleurs, par le biais de diverses mesures (interdiction des clubs de femmes, puis interdiction faite aux femmes d'entrer dans les tribunes, puis de se grouper à plus de cinq dans la rue) prises par les révolutionnaires, les femmes se voient exclues des affaires de la cité.
Cependant, la Révolution a reconnu aux femmes une personnalité civile qui leur était jusqu'à là refusée. Elles ont acquis une stature citoyenne : elles sont devenues des êtres humains à part entière, capables de jouir de leurs droits. Avec la Déclaration de 1789, les femmes sont libres de leurs opinions, de leurs choix et bénéficient de l'abolition de l'ordre, de la hiérarchie, de l'esclavage. La Constituante favorise l'émancipation civile des femmes en décrétant l'égalité des droits aux successions et en abolissant le privilège de masculinité. La Constitution de 1791 définit de façon identique pour les hommes et les femmes l'accession à la majorité civile. Parallèlement, la Révolution délivre les jeunes filles de la tutelle paternelle : celles ci sont désormais libres de se marier ou non, et d'épouser qui elles veulent. Les grandes lois de septembre 1792 sur l'état civil et le divorce traitent à égalité les deux époux. La femme mariée est délivrée de la tutelle maritale. La loi dispose par ailleurs que le mariage se dissout par le divorce, soit par simple incompatibilité d'humeur, soit par consentement mutuel.
Chapitre II. Montesquieu
II.1. Repères biographiques
Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, connu sous le nom de Montesquieu fait partie des grands penseurs du siècle des lumières.
Fils de Jacques de Secondat, baron de Montesquieu (1654-1713), et de Marie-Françoise de Pesnel, baronne de La Brède (1669-1696), Montesquieu naît le 18 janvier 1689 dans une famille de magistrats de la bonne noblesse, au château de La Brède (près de Bordeaux, en Gironde). Le père de Montesquieu, baron de La Brède, ancien garde du corps du roi, jurât de Bordeaux, était éclairé et pieux; la baronne fut le modèle des vertus chrétiennes, et a laissé une réputation de sainte.
Comme la plupart des enfants issus de famille noble, Montesquieu est confié jusqu’à l’âge de 3 ans à une nourrice. Il fréquente l’école du village jusqu’à l’âge de onze ans. En 1700 il est élève du collège de Juilly (collège des Oratoriens), près de Paris. En 1705, il revient à Bordeaux où il étudie le droit. Licencié en 1708, il devient avocat au parlement de Bordeaux puis il séjourne à Paris pour compléter sa formation et fréquenter les milieux savants et lettrés.
Après le décès de son père, survenu le 16 novembre 1713 il devient baron de La Brède et hérite des nombreuses propriétés de la famille.
En 1715, Charles-Louis de Montesquieu épousa Jeanne de Lartigue (1695-1770), fille d’un lieutenant-colonel à la retraite, protestant et de noblesse récente (acquise autant sur les champs de bataille — il était chevalier de Saint-Louis — que grâce à sa fortune personnelle). La dot de 100 000 livres, constituée pour l’essentiel en créances diverses, entraîna néanmoins rapidement les jeunes époux dans des procès multiples avec les débiteurs récalcitrants. Si les relations personnelles entre le philosophe et sa femme ont donné lieu à beaucoup d’hypothèses, madame de Montesquieu se révéla être un remarquable auxiliaire dans la gestion quotidienne des affaires et des domaines pendants les absences fréquentes du maître de maison. Le couple donna naissance à trois enfants : Jean-Baptiste, Marie, et Marie-Josèphe-Denise.
En 1716, à la mort de son oncle paternel, Montesquieu hérite de toute sa fortune, de la baronnie de Montesquieu, et de la charge de président à mortier (du nom du bonnet de velours des magistrats) au parlement de Bordeaux. Toute sa vie, Montesquieu reste fidèle à ses racines de propriétaire terrien et se consacre à l’exploitation de ses domaines et plus particulièrement de ses propriétés viticoles.
Montesquieu se passionne pour les sciences ; il est élu à la toute récente académie des sciences, arts et belles-lettres de Bordeaux, mène des expériences scientifiques (anatomie, botanique, physique) et rédige de nombreux traités scientifiques qui donnent la mesure de la diversité de son talent et de ses intérêts. Puis il oriente sa curiosité vers la politique et l'analyse de la société à travers la littérature et la philosophie.
En 1724 il devient le familier du Premier ministre, le duc de Bourbon, et commence à fréquenter les salons. En 1726, Montesquieu vend sa charge de président à mortier pour payer ses dettes, tout en préservant prudemment les droits de ses héritiers sur celle-ci.
Après son élection le 15 janvier 1728 à l’Académie française, Montesquieu part en Europe à la découverte des systèmes politiques et économiques, des mœurs, de la religion, de la culture, de la géographie des différents pays qu’il va traverser, mais aussi, et peut-être avant tout, pour devenir diplomate. Ses ambitions sont déçues, mais riche d’observations, il revient en 1731 à Bordeaux, où il habite successivement rue Sainte-Catherine, rue des Lauriers, rue Margaux, rue du Mirail et rue Porte-Dijeaux. Montesquieu alterne séjours à Paris et en province. A Paris, Montesquieu réside à l’hôtel de Flandre (rue Dauphine) et rue de la Verrerie et de 1734 à sa mort en 1755, sa résidence parisienne est rue Saint-Dominique.
Montesquieu s’appuie dans sa bibliothèque de La Brède, sur d’innombrables lectures savantes ainsi que sur une volumineuse correspondance avec tous ceux, en Europe, qui peuvent le tenir au courant des débats, des discussions philosophiques, religieuses et politiques, si chères à l’époque de Lumières. Son œuvre est importante et complexe : Essai sur le goût (1757), La Cause de la pesanteur des corps, La Damnation éternelles des païens (1711), Système des Idées (1716), Éloge de la sincérité (1717), Lettres persanes (1721), Le Temple de Gnide (1725), Histoire véritable d'Arsace et Isménie (1730), Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), De l’esprit des lois (1748), La défense de « L’Esprit des lois » (1750), Pensées suivies de Spicilège, Le Flux et le Reflux de la mer, Mémoires sur la fièvre intermittente, Mémoires sur l'écho, Les Maladies des glandes rénales, La Pesanteur des corps, Le Mouvement relatif, Le Spicilège, Pensées.
Ses problèmes de vision débuteront en 1742, provoqués par une cataracte, et le rendront presque aveugle en 1747. Montesquieu meurt brutalement d’une infection pulmonaire, le 10 février 1755. Il est inhumé le 11 février 1755 dans la chapelle Sainte-Geneviève de l’église Saint-Sulpice à Paris.
II.2. L’écriture de Montesquieu
II.2.1. L’Humour
Montesquieu a choisi la notion de gaieté pour caractériser son « espèce de roman ». Il note dans ses Quelques réflexions sur Les Lettres persanes : « tout l’agrément consistait dans le contraste éternel entre les choses réelles et la manière singulière, bizarre, dont elles étaient aperçues ». Rica donne la définition de la gaieté : « une espèce de badinage dans l’esprit ». Ainsi, dans la lettre LXIII Montesquieu définit la gaieté par la disposition à ne rien prendre au sérieux, à s’amuser et à vouloir amuser à propos de tout et de n’importe quoi.
La gaieté serait la manifestation extérieure le signe, l’indice, pour revêtir la forme de divers comportements, plus ou moins exubérants. Le corps peut y prendre part mais surtout l’esprit qui joue, badine, s’abandonne à toutes sortes de gesticulations, de « saillies » : principaux aspects de la gaieté ou de l’enjouement, qui conduisent à la plaisanterie. Les recoupements entre gaieté et plaisanterie ne sont pas impossibles mais c’est de cette notion de plaisanterie que Montesquieu tient à distinguer fermement ce qu’il entend par gaieté.
Dans les Lettres persanes, l’évocation du bonheur des Troglodytes (lettre XII), sous le signe de la « frugalité » et de la « nature naïve », n’appelle pas le terme de gaieté : c’est « bonheur » et « joie » qui se rencontrent. Il en est de même pour la lettre CXLI dans laquelle Rica envoie à Usbek la traduction du conte persan d’Ibrahim et Anaïs. Même si la narratrice, Zuléma, est dite douée d’un « certain caractère d’esprit enjoué » qui anime parfaitement ce récit alerte et voluptueux, ce sont « bonheur » « félicité » et non gaieté, qui désignent l’état d’âme du sérail soumis aux soins du faux Ibrahim ou celui d’Anaïs.
Usbek, dans la lettre XXXIV, souligne la « gaieté » des Français, résultat de leur « liberté d’esprit » et d’un certain contentement observable partout : « Cet air content que je trouve ici, dit-il, dans tous les états et dans toutes les conditions » ; autrement dit, d’une sorte d’équilibre entre l’âme et le monde, plus précisément, l’adoption par celle-ci, grâce à un heureux tempérament entre repos et inquiétude, ennui et désir, de mouvements aussi doux que son repos est animé. C’est le secret même du bonheur, lequel consiste plus dans une disposition générale de l’esprit et du cœur qui s’ouvre au bonheur que la nature de l’homme peut prêter que dans la multiplicité de certains moments heureux dans la vie.
II.2.2. L’Ironie
Forme d’expression par laquelle on se moque de quelqu’un, de quelque chose, d’une idée, l’ironie consiste essentiellement en un décalage humoristique entre ce qui est dit et ce que l’on cherche à faire comprendre. Notamment utilisé par Montesquieu dans Lettres persanes, elle fut l’arme privilégiée des philosophes du XVIIIe siècle.
L’ironie se traduit par plusieurs procédés rhétoriques. Dans ce sens, on note l’antiphrase qui consiste à dire le contraire de ce que l’on veut faire comprendre. La litote, une forme d’atténuation, peut elle aussi être utilisée ironiquement. La prétérition qui consiste à dire ce que l’on ne veut pas dire, l’hyperbole et l’ajout de commentaires décalés, sont aussi utilisés.
Si l'ironie est une forme argumentative très utilisée, c'est bien parce qu'elle est efficace, et ce de plusieurs manières. Dans une certaine mesure elle permet de contourner la censure. L'antiphrase, entre autres, autorise cela : puisque l'auteur feint de penser le contraire de son opinion réelle, comme Montesquieu dans les Lettres persanes où il donne la parole à ses Persans fictifs. Il est difficile de dresser contre lui un acte d'accusation en bonne et due forme, et il lui est bien facile de se défendre.
Montesquieu avance ses critiques par le biais des railleries de Rica, un héros vif, joyeux et perspicace. D’une jolie femme Rica dit : « qu’il n’y a rien de plus sérieux que ce qui se passe le matin à la toilette, au milieu de ses domestiques » (lettre CX)
L’ironie est une arme très efficace car elle place les rieurs de son côté. De plus, par l’utilisation de ce persiflage, l’auteur habitue le lecteur à se méfier des apparences, lui apprenant le scepticisme tout en luttant contre les préjugés. Ainsi, l’ironie est une forme philosophique et pédagogique. Dans le même temps, elle protège celui qui l'emploie et rend intelligent celui qui la comprend en le faisant rire. Néanmoins une telle arme ne saurait être à simple tranchant, et elle n'est pas sans danger.
L'irrévérence de Montesquieu à l'égard du roi Louis XIV sénile et dévot, n'épargne pas davantage la très Sainte Eglise Apostolique et Romaine. Le philosophe égratigne le pape et le prétendu mystère de la Sainte Trinité. Le pape est présenté dans ces lettres comme un apprenti sorcier, un « magicien » qui fait croire au roi « que trois ne sont qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce » (lettre XXIV).
La tolérance religieuse était inconnue au XVIIIe siècle. Qui ne pratiquait pas la religion dominante était hérétique. En 1721, Montesquieu s'intéresse, dans une anecdote rapportée par Usbek, à la diversité et à l'absurdité des rites, pratiques génératrices d'intolérance, de fanatisme, et d'incompréhension parmi les hommes. Les adeptes eux mêmes ne savent expliquer leurs coutumes. Leur intolérance se manifeste dans la violence des termes qu'ils emploient et dans le ton péremptoire de leurs jugements : « me firent trembler… immonde… I!s ont tort… action abominable… ».
L'auteur de la prière a perçu cette confusion ; il prend des distances ironiques : « en quelle posture », « il y en a qui… », « d'autres soutiennent ». Cette diversité des pratiques enseigne que la tolérance passe par l'acceptation de la relativité des dialogues avec Dieu. Mais, bien plus, le sage ici porte parole de Montesquieu – est celui qui refuse toute pratique cultuelle ; le sage n'adore aucun Dieu particulier ; il veut plaire à un Être Suprême, en quelque sorte. Il veut manifester, en tant que créature de cet Être Suprême assimilé à la Nature, un comportement exemplaire dans la vie civique et familiale. Par cette lettre, Montesquieu oblige les Français à s'étonner.
Aussi l’exemple d’ironie allusive concernant l’Académie française : « pour fixer son autorité donna un code de ses jugements. Cet enfant de tant de pères était presque vieux quand il naquit, et quoiqu’il fut légitime, un bâtard, qui avait déjà paru, l’avait presque étouffé dans sa naissance » (lettre LXXIII).
Le charme des Lettres persanes est ainsi donné par la gaieté, constituée d’une grande diversité d’humour et d’ironie.
II.2.3. La satire
Une satire est une représentation critique et humoristique d'un défaut, d'un vice ou d'un mensonge observé dans la réalité quotidienne, sur le plan politique, religieux ou social. Le satiriste vise à mettre à nu la conduite vicieuse, erronée de quelques personnalités, afin d’obtenir une correction.
Passons en revue les principaux travers et faiblesses, à la fois au niveau politique, religieux, social et moral, que Montesquieu a voulu dénoncer et condamner.
a. La monarchie
Alors qu’au XVIIe siècle, la monarchie absolue n’est guère mise en cause, les questions politiques agitent le XVIIIe siècle et les critiques vont se multiplier. La principale question que se pose Montesquieu est : quelle est la meilleure forme de gouvernement ? L’écriture des Lettres persanes recouvre deux périodes politiques importantes : d’une part la fin du règne du Roi Soleil (Louis XIV), d’autre part le début de la Régence de Philippe d’Orléans, qui régna en France en attendant la majorité de Louis XV – l’arrière-petit-fils de Louis « le Grand ».
La transition du règne de Louis XIV à la Régence du duc d’Orléans et puis le règne de Louis XV est formellement nommée dans le livre ; dans la lettre XCII, qui vaut à la fois comme repère historique dans la chronologie de l’échange épistolaire et comme date clé pour la matière politique de l’oeuvre. Dans cette lettre, Usbek rapporte à Rhédi : « Le monarque qui a si longtemps régné n’est plus ». Il explique aussi la composition du règne suivant : « Le roi, arrière- petit-fils du monarque défunt, n’ayant que cinq ans, un prince, son oncle, a été déclaré régent du royaume ». Il dénonce aussi l’astuce et l’habilité du régent qui, parce que le testament du feu roi bornait son autorité, est allé au Parlement, « y exposant tous les droits de sa naissance », pour faire casser la disposition du monarque, qui semblait vouloir régner encore après sa mort.
En 1715 la figure du Roi-Soleil, qui a si longtemps dominé de manière écrasante la scène politique, s’efface. Au Régent maintenant de tenir un rôle sur le devant de la scène. Cette seule lettre, la lettre XCII, même assez courte, rapporte la substitution – historiquement et politiquement de grande importance – du nouveau maître à l’ancien, du Régent à Louis XIV. Une seule lettre qui devrait marquer la fin d’un monde et le surgissement d’un autre. Que ce passage important ne se retrouve que dans cette lettre unique semble suggérer le caractère brusque de cette substitution, et en même temps peut-être la rapidité avec laquelle le testament du défunt roi a été cassé. Dans cette lettre Usbek-Montesquieu ébauche un bilan de cette transition, dans lequel se glissent ambiguïtés et ombres inquiétantes. D’un côté, la gloire du règne passé est exaltée comme le courage et la fermeté du vieux monarque devant la mort, mais de l’autre côté, en évoquant le rôle joué par les parlements, une voix soulagée annonce le retour de la « liberté publique » et la restauration d’une « autorité légitime ».
La principale source de critique politique de Montesquieu est le roi : Louis XIV. Les Persans tracent de lui un portrait peu flatteur : à la fois lucide et aveugle, avare et dépensier mais surtout absolu, il distribue des récompenses ou des blâmes de façon aléatoire. Une critique plus fondamentale s’organise autour du système politique qui règne en France : l’absolutisme de droit divin qui met Dieu au centre des affaires politiques.
Montesquieu accuse, entre autres, l’arbitraire du pouvoir royal : il s’agit d’être en grâce auprès du Roi. Usbek, qui ne l’est pas, est même obligé de s’enfuir de la cour, craignant à bon droit pour sa vie. Montesquieu révèle aussi la corruption à la cour : le monarque, dupe de la flatterie de ses courtisans, devient finalement la marionnette de ses proches.
b. La religion
Montesquieu n’épargne pas l’Église. Le despotisme, toutefois, constitue sa cible principale, à cause de l’arbitraire qui le fonde. C’est le philosophe, après le chrétien, qui condamne avec vigueur l’inquisition et les superstitions. D’un côté le christianisme éclairé, tolérant, évangélique, que Montesquieu a professé toute sa vie ; de l’autre une philosophie engagée dans le combat de la raison. Le philosophe ne se limite pas à la condamnation du christianisme et de l’islamisme, toutes les religions sont mises au même niveau et critiquées. Pourtant, Montesquieu ne renonce pas entièrement à la religion. Il est anticlérical, mais ce terme contient une idée positive : il développe l’idée de tolérance, de la séparation de l’Église et de l’État.
L’anticléricalisme n’est pas forcément antireligieux, car il n’est pas contre toute religion ; il exige seulement que la religion n’intervienne pas dans les affaires de la société civile. Le fait de croire (ou de ne pas croire) en Dieu et de pratiquer une religion, d’appartenir à telle ou telle Église ne doit pas avoir de répercussions dans la société. La loi civile doit pouvoir s’appliquer à tous, tout en garantissant la liberté de religion et de conscience.
Montesquieu condamne donc le fanatisme religieux et essaie de montrer que les divergences entre les différentes religions ne sont pas essentielles, que les ressemblances sont multiples. Il prêche le déisme et la religion naturelle, car il ne supporte pas qu’il y ait (ou qu’il puisse y avoir) une religion, qu’elle soit catholique, protestante ou juive, qui impose des contraintes.
Dans ses Lettres persanes, Montesquieu entreprend la description d’une religion autre que la sienne, c’est-à-dire de l’islam. La prise en considération d’autres religions conduit à une notion extraordinaire, revendiquée fortement par les Lumières : celle de la tolérance. Ces peuples ne prient pas les mêmes dieux, ne les honorent pas de la même manière, acceptent d’autres dogmes et d’autres rituels ; certains vivent même libres et heureux sans lois ni Église, et cette multiplicité prouve la relativité des coutumes religieuses.
c. La vie sociale
La vie sociale est représentée comme une comédie où les personnages d'un théâtre futile apparaissent fardés derrière leurs masques. Sous l'œil des Persans, les Français semblent faits uniquement pour la société, ne trouvant d'identité que dans le miroir complaisant de leurs conversations. Les mensonges des femmes, le brillant superficiel et la prétention des hommes d'esprit sont les manifestations essentielles de la vie intellectuelle parisienne, tout entière organisée autour de querelles idéologiques aussi bavardes qu'inutiles.
Le « regard persan » trouve ici sa plus grande acuité : l'étonnement d'Usbek, la malice de Rica cèdent peu à peu la place au dégoût à l'égard du néant de la vie sociale.
d. Relativité et facticité
Ces doutes sur les dogmes et les lois aboutissent à un relativisme universel qui se fonde sur une sagesse moyenne de mesure et de raison conformes à la Nature (« Je crois que le meilleur moyen est de vivre en bon citoyen et en bon père de famille », note Usbek). La comparaison de ces lettres qui arrivent de toutes parts ne tourne en effet à l'avantage de personne et débouche sur un scepticisme universel : la petitesse de la vie humaine finit par faire paraître bien vaine la prétention de se croire gouvernée par la Providence.
Il est évident que chez Montesquieu, le plaisir incontestable de la satire, il est toujours basé sur un arrière-fond sérieux, d’ordre philosophique.
II.2.4. Fiction de l’Orient
Les Français et notamment leurs écrivains ont été depuis des siècles fascinés par l'empire ottoman, l'empire perse, ou les empires orientaux, de part leurs multiples victoires qui ont laissé leurs marques sur le territoire européen. La fascination pour le monde oriental se retrouve dans l'image d'un sultan puissant et despotique ainsi qu'un protocole royale faisant vivre le peuple dans la peur et la crainte. Aussi une mode très répondue celle des harems, lieu de despotisme du sultan, se veut être l'expression d'un ailleurs inconnu. Les mœurs y seraient différentes et certaines pratiques tolérées (telles que l'esclavage, la polygamie, le bain public…etc.). Cette tolérance entraine en Europe un phénomène de fascination.
Les salons de la bourgeoisie et de la noblesse séduits par ce monde oriental vont donner des réceptions et des bals costumés sur le modèle fantastique et coloré des cours d'Orient. Certains personnages fortunés prirent la pose pour faire leur portrait revêtus des habits soyeux seyant à un émir. Ceci est du à leur fascination de la façon de s'habiller, des mœurs et des habitudes des orientaux.
Montesquieu utilise la fiction du conte oriental dans les deux contes insérés dans les Lettres persanes (les histoires d’Aphéridon et d’Astarté à la lettre LXVII et d’Ibrahim et d’Anaïs à la lettre CXLI).
L’auteur des Lettres persanes allège au maximum les tours orientalisants et ne garde que quelques « calques » pour l’effet de vraisemblance (insérés dans le contexte chrétien, des syntagmes comme « moufti », « dervis », « enrager comme un chrétien », « faire le Rhamazan » etc.) : « j’ai soulagé le lecteur du langage asiatique autant que je l’ai pu ».
Néanmoins, si la langue, effectivement, est bien classique, l’Orient est, justement réintroduit par la fiction : de la même façon que dans les Lettres persanes, c’est surtout le « roman du sérail » qui est porteur du questionnement oriental, les deux contes insérés – d’Aphéridon et d’Astarté et d’Ibrahim et d’Anaïs – redoublent et réorientent ce questionnement, comme si le romanesque ou le merveilleux étaient la condition même de l’existence de la matière orientale: pas d’Orient sans conte oriental mais la proposition est également réversible, pas de fiction sans Orient.
L’Histoire d’Aphéridon et d’Astarté, fait référence aux anciens Persans, les Guèbres, et à la religion « qui est peut-être la plus ancienne qui soit au monde » : le conte réintroduit ainsi de manière oblique la distance temporelle et, mieux encore, thématise la tension entre deux époques et deux civilisations (pré-islamique et islamique).
Qu’attendez-vous d’une religion qui vous rend malheureuse pour ce monde-ci et ne vous laisse point d’espérance pour l’autre ? Songez que la nôtre est la plus ancienne qui soit au Monde ; qu’elle a toujours fleuri dans la Perse et n’a pas d’autre origine que cet empire, dont les commencements ne sont point connus ; que ce n’est que le hasard qui y a introduit le Mahométisme ; que cette secte y a été établie, non par la voie de la persuasion, mais de la conquête. (lettre LXVII)
Le conte inséré raconte ainsi l’histoire d’une résistance à l’Histoire (histoire-cadre et Histoire dominante, Orient despotique), résistance elle-même conçue sur le mode d’un primitivisme, d’une fidélité à une origine naturelle, ladite nature étant bien sûr, comme pour la fable des Troglodytes, une construction théorique, un instrument de pensée.
Mon père, étonné d’une si forte sympathie, aurait bien souhaité de nous marier ensemble, selon l’ancien usage des Guèbres, introduit par Cambyse ; mais la crainte des Mahométans, sous le joug desquels nous vivons, empêche ceux de notre nation de penser à ces alliances saintes, que notre religion ordonne plutôt qu’elle ne permet, et qui sont des images si naïves de l’union déjà formée par la Nature. (lettre LXVII)
La résistance religieuse prend ainsi toutes les formes d’une résistance politique, à commencer par le recours à une langue différente, l’ancien persan dont l’enjeu dans le conte est multiple : affirmation à la fois d’une identité religieuse et linguistique (c’est une « langue sacrée »), piège narratif qui sert aux amants à communiquer, et aussi métaphore. En effet, elle est la langue dans laquelle est écrit le « livre sacré » de Zoroastre, le législateur de la religion des anciens persans, or ce livre n’a rien d’une parole révélée, il est au contraire l’instrument d’une pédagogie de la lecture, un outil de « persuasion » et non de conquête, un livre des Lumières (à venir…) et non de la Lumière religieuse : « ma sœur, au nom de Dieu, qui nous éclaire, recevez ce livre sacré que je vous porte ; c’est le livre de notre législateur Zoroastre ; lisez-le sans prévention ; recevez dans votre cœur les rayons de lumière qui vous éclaireront en le lisant […] ». En ce sens, le conte inséré participe de la métaphorisation générale du savoir des Lettres persanes et reprend, en petit et en abyme, le parcours vers le dévoilement que programme (et rate) la trame-cadre du roman. Le conte est donc à la fois pleinement autonome, comme tel, il est l’histoire d’une démystification et d’une libération (religion mahométane et despotisme étant ici superposables), celle d’Astarté, mariée à un eunuque et devenue ainsi l’esclave d’un esclave avant d’être doublement libérée (de corps et d’esprit) par son frère et amant Aphéridon ; mais le conte entre aussi forcément en résonance avec l’ensemble du roman des Lettres persanes et à mi-parcours propose déjà un modèle d’affranchissement complet (théorique et pratique, masculin et féminin) qui questionne et dénonce le modèle de dévoilement, purement théorique (et masculin), en train de s’élaborer dans le cours du roman. À ce titre, le conte d’Ibrahim et d’Anaïs, presque au terme des Lettres persanes, peut se lire comme le prolongement et la radicalisation de ce premier modèle : le conte oriental aurait ainsi pour premier enjeu la dissidence.
Au même titre que l’écart procuré par la distance géographique ou l’éloignement temporel, la plasticité formelle des récits contribue à cet art du détour.
D’abord, c’est le maniement jubilatoire et retors de l’insertion qui est sans doute le trait le plus net de cette poétique : trait topique attendu du conte et du conte oriental (depuis la traduction par Antoine Galland des Mille et Une Nuits mais aussi dans toute la tradition romanesque occidentale), l’insertion est soulignée, accentuée, exhibée par Montesquieu.
Dans l’histoire d’Anaïs : le récit cadre met en présence Rica et une dame de la Cour curieuse de lectures exotiques : le conte persan inséré se présente ainsi comme la traduction d’un livre rapporté par Rica (« Peut-être seras-tu bien aise de le voir travesti »). Mais l’insertion et ses manipulations vont plus loin : le conte rapporté (et deux fois « travesti ») n’étant toujours pas celui d’Anaïs mais celui d’une autre persane, Zulema, qui va, enfin, raconter l’histoire, lue, d’Ibrahim et d’Anaïs. Autrement dit, ce conte met en scène plus de cinq intermédiaires et versions : le livre arabe qu’a lu Zulema, la version qu’en donne Zulema, le conte Persan qu’a lu et traduit Rica pour la dame française, le récit qu’il rapporte dans sa lettre à Usbek, enfin, la traduction qu’en propose l’édition. Non seulement les destinataires sont multiples mais les modes narratifs également : les langues, les supports, les genres varient. Un complément d’analyse s’impose : cette insistance sur la voix narrative ne doit pas, s’interpréter comme un déni d’authenticité ou une « fictionnalisation » plus grande du récit. À la façon de la fable des Troglodytes introduite dans la lettre xi pour illustrer un propos d’Usbek (les hommes seraient nés pour être vertueux), le conte d’Anaïs entend montrer que le Paradis n’est pas réservé aux seuls hommes : « […] une d’elles lui demanda ce qu’elle pensait de l’autre vie, et si elle ajoutait foi à cette ancienne tradition de nos docteurs, que le Paradis n’est fait que pour les hommes ». La portée « morale » du conte inséré est donc à nouveau soulignée : le portrait de Zulema invite d’ailleurs le lecteur à la vigilance : « elle joignait à tant de connaissances un certain caractère d’esprit enjoué qui laissait à peine deviner si elle voulait amuser ceux à qui elle parlait, ou les instruire » – de même que la correspondance entre les trois portraits de femmes instruites et intelligentes, la dame de cour à laquelle s’est adressé Rica, Zulema et Anaïs. Le conte s’affiche ainsi comme le pendant féminin d’une histoire-cadre très masculine. La mise à distance, ici, par la multiplication des insertions, est donc d’abord une mise en regard et en perspective.
II.3. Les voyages de Montesquieu
Montesquieu commence en 1728 son grand périple en Europe, qui durera trois ans, véritable enquête sur les mœurs et les gouvernements. Il visite Vienne, la hongrie, les cités italiennes dont les plus importants : Venise, Milan, Turin, Gênes, Florence, Rome et Naples, l’Allemagne, la Hollande et l’Angleterre.
Au moment où Montesquieu se mit en route, les états qu’il devait visiter traversaient une crise dont peu de contemporains semblent avoir deviné l’importance. L’ancien état de choses était ébranlé profondément en Europe. Des puissances qui, depuis un, deux ou trois siècles, jouaient les premiers rôles, allaient s’effacer devant d’autres.
Le 5 avril 1728 Montesquieu et lord Waldegrave quittent Paris. Ils arrivent à Vienne le 2 mai. A Vienne Montesquieu s’initia à la théorie des arts plastiques sous la direction d’un certain chevalier Jacob, qui fut le premier maître qui lui exposa les principes de l’architecture, de la sculpture et de la peinture.
L’Autriche n’était le seul des états héréditaires des Habsbourg que Montesquieu fût curieux de voir. La Hongrie l’attirait par ses mœurs antiques, remontant au Moyen Âge. Il visite les mines de Kremnitz et de Schemnitz et celles de Neu-Sohl.
Le 26 juin 1728, il était de nouveau à Vienne, d’où il partit pour Gratz (une fois de plus avec lord Waldegrave) le 9 du mois suivant. Montesquieu fit un séjour d’un mois environ à Gratz. Il eut l’occasion d’avoir là avec le comte de Wurmbrand, président du Conseil aulique, des entretiens sur le droit public de l’Empire. Mais il ne négligea point, pour cela, de recueillir des notes sur l’histoire et sur les services administratifs de la Styrie, où il se trouvait. L’état des voies nouvelles de communications le frappa tout particulièrement.
Le 12 août il partit avec le chevalier Jacob de Gratz pour Venise. Arrivé, au bout de quatre jours, dans la Ville des Doges, Montesquieu étudia la situation topographique et politique, le gouvernement, les mœurs, l’industrie et le commerce, les œuvres d’art, etc. de la République, jadis si puissante. De plus, il recueillit de précieux renseignements sur des faits contemporains, qui s’étaient passés dans le reste de l’Europe, et qui lui furent racontés par deux aventuriers célèbres, pour lors échoué au bord de l’Adriatique : le financier Law et le comte de Bonneval.
Du 14 au 24 septembre 1728, il se rendit de Venise à Milan, s’arrêtant un ou deux jours à Padoue, puis à Vicence, et puis à Vérone. en passant, il visita les collections d’histoire naturelle et les galeries d’œuvres d’art et contempla les édifices, anciens et modernes, les plus remarquables de ces villes. Mais il fit aussi et consigna dans ses notes des remarques sur les cultures, les mœurs et les institutions des pays qu’il traversait.
Pendant les trois semaines qu’il resta en Lombardie, il put apprécier l’hospitalité de l’aristocratie milanaise surtout celle des Borromées et des Trivulces. Il visita soigneusement toutes les belles choses dont Milan était fière.
Le 16 octobre, il partit pour le Piémont, en faisant un détour par le Lac Majeur et les Iles Borromées. A Turin, il obtint audience du roi Victor-Amédée II et de son héritier présomptif. Mais il jugea bien sérieuse et bien froide cette capitale d’un royaume où la vie était en quelque sorte tendue par un effort continuel.
Si Turin, qu’il quitta le 5 novembre, laissa à Montesquieu l’impression d’une ville assez ennuyeuse, Gênes lui parut absolument maussade. Au bout de dix jours, il abandonna la Ville, en se promettant de ne plus y revenir. L’avarice de ses habitants l’avait offusqué, non moins que leurs manières arrogantes et peu courtoises. Il eut, cependant, l’occasion de faire à Gênes quelques connaissances illustres : le prince de Modène ; sa femme, qui était fille du Régent ; et le prince de Portugal, qui devait être un jour le roi Joseph. Rapidement il visita Lucques, Pise et Livourne.
Mais Florence, où il arriva le 1er décembre, le garda six semaines et l’enchanta par ses mœurs simples, par la sociabilité de ses habitants et même par le régime peu tracassier dont l’indolence du dernier des Médicis laissait jouir le pays. Il consacra le meilleur de son temps à l’étude des antiquités et des œuvres d’art que renfermaient la Galerie du Grand-Duc, le palais Pitti et les autres édifices publics ou privées de la Ville.
Le 15 janvier 1729, Montesquieu se mit en route pour Rome, où il ne parvint que le quatrième jour, mais après avoir visité Sienne et Viterbe.
L’attrait capital du séjour de Rome fut pour lui Rome elle-même ; Rome aux ruines imposantes et aux chefs-d’œuvre innombrables : les ruines parlaient à son esprit de la majesté du Peuple-Roi, dont il allait raconter dignement la grandeur et la décadence ; tandis que les chefs-d’œuvre dévoilaient à ses yeux, sous mille formes diverses, les éternelles splendeurs de la Beauté plastique. Il admire Rome pendant trois mois. Puis il prit le chemin de Naples.
C’est le 23 avril 1729 qu’il arriva dans la capitale du sud de l’Italie, encore ébloui de tout ce qu’il venait de voir. Ainsi ne fut-il guère séduit au point de vue artistique. Huit à six jours lui suffirent pour visiter la Ville et, de plus, les environs, qui semblent l’avoir intéressé davantage. Montesquieu retrouva au fond de l’Italie une de ses connaissances de Vienne : le comte de Harrach, qui y remplissait les fonctions de vice-roi et qui le reçut fort bien.
Il repartit le 6 mai pour Rome. En allant il avait vu Capoue. Il vit Gaëte, en revenant. Son second séjour dans la Ville éternelle fut plus court que le premier : il n’y resta que deux mois environ. Pendant ce temps, il reprit ses études d’esthétique, qu’il semble avoir cette fois dirigées plutôt vers l’architecture ; mais, en outre, il recueillit des notes historiques, politiques et statistiques, et parcourut les sites les plus célèbres de la campagne voisine : Frascati et Tivoli.
Montesquieu se décida de quitter Rome le 4 juillet 1729, après avoir pris congé des personnes qu’il avait le plus fréquentées pendant son séjour. Plusieurs d’entre elles lui remirent des lettres de recommandation, dont il profita tant en Italie qu’en Allemagne.
Il poursuit sa course relativement rapide, à travers l’Ombrie, les Marches e la Romagne, les duchés de Modène et de Parme et le Mantouan. en vingt et quelques jours il se rendit à Vérone qu’il revit ainsi au bout de dix mois.
Montesquieu franchit la frontière dans la nuit du 29 ou 30 juillet. C’est par le Tyrol qu’il pénétra en Allemagne. Il mit quatre à cinq jours pour aller de Vérone à Munich. A Munich il fut reçu par l’électeur de Bavière. Pendant une douzaine de jours, il étudia la cour de ce prince, ses ressources et ses inclinations politiques.
En quittant la capitale de Charles-Albert, Montesquieu se rendit à Augsbourg où il s’arrêta plus longtemps qu’il n’aurait voulu : car il fut malade, lui et son valet. Après sa guérison il traverse le Wurtemberg, le Palatinat, Francfort, Mayence et Coblence.
Il s’arrête à Bonn résidence de l’électeur et de l’archevêque de Cologne. Montesquieu reste à sa cour du 3 au 8 septembre 1729. Il y prit une foule de notes sur les ressources militaires et financières de Clément-Auguste. Il descend le Rhin jusqu’à Dusseldorf et Duisbourg et le 11 septembre tourne vers l’est. Il passe par Münster et Osnabrück et il se rend à Hanovre. Il était attendu à la cour de l’Electeur, roi de la Grande-Bretagne, par lord Waldegrave.
Ce dernier le présenta à Georges II, dont l’accueil fut des plus aimables. Au bout de quelques jours, les deux amis firent en commun un nouveau voyage. Ils allèrent à Brunswick, où Montesquieu fut reçu par le vieux duc Auguste-Guillaume et se lia avec le premier ministre du Prince. C’était un baron de Stein, qui paraît avoir uni l’intelligence la plus haute à une science des plus variées.
Grâce à lui, Montesquieu put visiter commodément les mines du Hartz, qu’il désirait connaître, et dont il put comparer l’exploitation à celle des mines de la Hongrie.
Le 8 octobre, il partit de Zellerfeld pour Utrecht, où il arriva le 12, sans avoir quitté sa chaise de poste pendant quatre jours et quatre nuits.
Il ne devait rester qu’une vingtaine de jours à Utrecht, Amsterdam et La Haye. L’impression qu’il reçut en Hollande ne fut pas bonne. Il amassa des renseignements sur la situation commerciale, financière et politique de la République. Puis il se disposa à passer en Angleterre.
Ce fut le 31 octobre 1729 qu’il quitta La Haye, dans le yacht de lord Chesterfield. En Angleterre il demeura jusqu’à 1731. Digne de voir et d’entretenir les plus grands hommes, il n’eut à regretter que de n’avoir pas fait plus tôt ce voyage. Il observe la monarchie constitutionnelle et parlementaire qui a remplacé la monarchie autocratique. Le 12 mai 1730 il est admis à la Royal Society et il est initié à la Franc-maçonnerie au sein de la loge londonienne Horn (le Cor).
Le 5 octobre 1730 il fut présenté au prince, au roi et à la reine, à Kensington. Il eut souvent l’honneur de faire sa cour à la célèbre reine d’Angleterre, qui cultivait la philosophie, et qui appréciait Montesquieu. Il forma à Londres des liaisons intimes avec des hommes exercés à méditer et à se préparer aux grandes choses par des études profondes. Il s’instruisit avec eux de la nature du gouvernement, et parvint à le bien connaître.
Montesquieu rapporta de son voyage à travers l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, l’Allemagne, la Hollande et l’Angleterre, une foule de notions sur les sujets les plus variés. Rien n’était étranger à cet esprit curieux, sinon les spéculations mathématiques. Agriculture, commerce et industrie, travaux publics et constructions navales, hygiène et finances, stratégie même, sciences physiques et naturelles, beaux-arts, tout l’intéressait. Sur tout il s’efforçait d’obtenir des renseignements exacts et précis. Pour mieux se rendre compte des choses, il traçait, au besoin, des croquis rapides, qu’il dessinait d’une main inhabile, mais intelligente. La diversité des notes que Montesquieu recueillit ainsi au passage témoigne à quel point il avait le désir de tout connaître et le don de tout comprendre.
L’orientalisme
L’orientalisme est un courant de pensée occidental qui prend ses racines au XVIIIe siècle et vécut son plein apogée au XIXe siècle, avec, entre autres, Chateaubriand, Delacroix, Hugo. Il regroupe de nombreuses formes d’art tel que la littérature et la peinture. Il s’est intéressé tout d’abord aux cultures arabes, turques et persanes, puis s’est élargit à l’Asie toute entière. L’orientalisme s’intéresse à l’Autre dans sa généralité, à ceux qui ne sont pas chrétiens ni même plus généralement Européens. L’art orientaliste est divers et varié, il ne correspond à rien de particulier et les auteurs qui s’y sont intéressés sont eux aussi très divers. Du recueil scientifique au théâtre en passant par le conte, la littérature orientaliste a fait voir le jour à de nombreux ouvrages.
Au XVIIIe siècle le courant orientaliste débuta en France avec la représentation du bourgeois gentil homme donnée par Molière devant le roi et sa cour ce dernier voulant être vengé du mépris donné par l'ambassadeur de Turquie. La pièce met en scène Monsieur Jourdain, un riche parvenu désireux d'acquérir de bonnes manières en vue d'obtenir un titre de noblesse. Il refuse de donner sa fille en mariage au jeune homme qu'elle aime parce que celui-ci n'est pas gentilhomme. Mais il se ravise lorsque le même jeune homme se présente comme le fils du Grand Turc et offre à M. Jourdain de l'élever à la dignité de mamamouchi en échange de la main de sa fille.
Parmi les nombreux ouvrages publiés en Europe sur l'Orient par les voyageurs ou missionnaires, la traduction en français par Antoine Galland des Contes des Mille et Une Nuits (1711) est la plus importante, ce conte d'origine persane contient une série de récits agréables tous encadrés par Shahrazade. Galland fige ainsi une tradition orale perpétuée depuis des générations dans un style académique. Ce sont plus une recréation des histoires qu’une véritable traduction. Les contes orientaux ont comme fonction importante l’apprentissage à l’usage des lecteurs. Ils instruisent. Ainsi, cette traduction suivie des Lettres persanes de Montesquieu en 1721 vont contribués à donner une image de l'orient au XVIIIe siècle et ainsi relancer la vague de l'orientalisme en France.
La littérature orientaliste et plus précisément les contes orientalistes ont développé différents clichés de l’Orient comme par exemple le fait que les personnages se déplacent toujours en groupe. Il n’y a pas d’individualité ce qui est visible sur les illustrations de ces contes. On remarque également une idéalisation du paysage. On voit beaucoup de palmiers, de couchers de soleil, autant d’images d’évasion imprimées dans l’esprit occidental. Les contes orientaux ont permis de faire comprendre aux français ce qu’était l’Autre. Mais ils se sont plus servis de l’altérité pour définir les européens, plus que pour faire découvrir les cultures orientales.
L’orientalisme relève d’un attrait de l’Ailleurs, une recherche d’exotisme qui va influencer les sociétés bourgeoises occidentales. Les deux thèmes principaux évoqués par les orientalistes français sont le Harem et l’exotisme.
Le mot «exotique » est venu à la langue française pendant la Renaissance comme dérivation du mot grec pour étranger, exoticus. Le mot « exotisme » est apparu trois cents ans plus tard, pendant la popularité du mouvement romantique. L’exotique définit l’étranger, un terme créait pour généraliser tous les inconnus d’une population assez isole. Plus scientifique, l’exotique s’occupe avec les renseignements des mondes nouveaux- la route des épices, le continent américain, etc. Ce concept de l’exotique fleurissait pendant le siècle des Lumières, une époque obsède par la raison, la société, et le politique. Le mouvement romantique est né d’après pour repousser ce froid rationalisme.
Le Harem représente une certaine image de la nudité qui n’est pas tolérée en Occident si elle n’est pas justifiée, or ici avec l’orientalisme, on justifie cette nudité par une culture orientale très libre en matière de sexualité. Ces Harems sont donc fantasmés par les Européens qui cherchent à exprimer l’Ailleurs par la représentation hyper sexualisée et la domination des sultans.
En ce qui concerne l’exotisme, de nombreux auteurs de littérature et de peintures orientalistes ne sont même jamais allés en Orient, ils se contentent de se baser sur des récits de voyages entrepris par d’autres personnes. Ce qui nous donne une image de l’Orient très marquée par un certain imaginaire de ce que pourraient être ces cultures orientales.
Les Lettres persanes s’inscrivent dans le courant de pensée orientaliste de l’époque. En effet, Montesquieu utilise les figures de personnages dit « d’Orient », ce qui montre un certain clivage « Orient / Occident ». Pour que l’orientalisme puisse exister, il a donc aussi fallu créer l’image d’un Occident pour pouvoir traiter une certaine vision de l’orient.
Ces personnages Orientaux sont présentés en contraste des personnages Occidentaux présents, soit par leurs vêtements souvent haut en couleur, ou leurs caractères candides, ils ne voient pas les choses de la même manière que les Occidentaux, il y a un certain choc culturel
Les Lettres persanes, invitaient à comparer l’orientalisme à l'avancée occidentale, naturellement idéalisée. On retrouvera les germes d'une vision globale plus politique, consistant à éduquer cet orient primitif – et parallèlement à en piller les richesses.
Dans les Lettres persanes, Montesquieu essaie de changer le regard banalisant que les français portaient sur l’orient. Désormais, tout ce qui vient de Perse, en bref d’Orient, est à la mode. Les Lettres persanes de Montesquieu renforcent cet attrait en nous présentant l’image d’un orient naturel, non corrompu et envieux. L’image que l’Orient véhicule au XVIIe et aux XVIIIe siècles est celle d’un monde magique et mystérieux, aux frontières mal définies, habité de sultanes et de muftis où le merveilleux et le pittoresque prennent le pas sur le réel.
Le lecteur lisant ce roman épistolaire se moque du Persan faisant preuve d'une naïveté à l'égard des modes occidentales. Mais il ne rit pas longtemps, car en continuant sa lecture il se rend compte que c'est de lui que l'on se moque. Montesquieu va critiquer les manières de s'habiller des Français, surtout des Parisiens, en utilisant des hyperboles, des antithèses, des métaphores, des accumulations d'exemples. Mais la mode n'est pas son intérêt. Montesquieu critique clairement de façon implicite le système monarchique sous lequel il vit. Cette « arme fatale » consiste à réunir les 3 pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif) sur la tête d'une seule et même personne: le Roi. En résumé, dans ce texte, Montesquieu laisse entendre la vulnérabilité et la versatilité des Français face à leur souverain.
Pour Montesquieu, l’utilisation de l’orientalisme n’a pas été faite pour présenter un ailleurs encore inconnu, mais plutôt à des fins politiques. Il s’est servi de la distance entre les personnages pour dénoncer les disfonctionnement de leur société de manière légère afin de ne pas s’attirer de problème.
Le mythe de l’Orient peut donc être utilisé pour plusieurs registres tels que la distraction, mais aussi pour la dénonciation. Il est en effet plus simple de faire parler des personnages imaginaires qui viendraient d’une culture lointaine plutôt que de clamer les injustices et les disfonctionnements de la société.
Chapitre III. Lettres persanes
III.1. Résumé du roman
Usbek, maître d’un sérail à Ispahan, entreprend en 1711 le long voyage de France, accompagné d’un jeune ami, Rica. Les raisons de son départ sont d’abord attribuées à sa curiosité, puis plus tard à ses indiscrétions politiques. Derrière lui, il laisse cinq femmes (Zachi, Zéphis, Zélis, Fatmé, et Roxane) sous la surveillance de plusieurs eunuques noirs dirigés par le Grand ou Premier eunuque. Au cours du voyage (du 19 mars 1711 au 4 mai 1712) et pendant le long séjour à Paris (1712-1720), il commente, dans des lettres échangées avec des amis et des religieux, les multiples aspects de la société occidentale et chrétienne, et plus particulièrement les mœurs et la politique françaises, avant de conclure par une critique mordante du Système de Law. Entre-temps, en l’absence du maître, différents désordres se manifestent dans son sérail et à partir de 1717 la situation se dégrade complètement. Usbek donne au Premier eunuque l’ordre de sévir, mais il n’arrive pas à temps et la révolte éclate. Le suicide vengeur de sa femme préférée, Roxane, surprend et en même temps chagrine le cœur d’Usbek..
Le schéma des correspondances est très souple : dix-neuf correspondants en tout, au moins vingt-deux destinataires différents ; cependant Usbek et Rica dominent de loin avec soixante-seize lettres pour le premier et quarante-sept pour le second (sur les 161 lettres finales). Certaines disproportions sont significatives : Ibben écrit deux lettres et en reçoit quarante-deux : ce personnage est essentiellement un destinataire et non un correspondant actif. De même, *** (si c’est toujours la même personne) en reçoit vingt et une et n’en n’écrit aucune. Il y a même une véritable anomalie, une lettre de Hagi Ibbi à Ben Josué (lettre XXXVII), ni l’un ni l’autre n’étant mentionnés ailleurs dans le roman ; et l’on n’a aucune idée de la raison pour laquelle le premier se trouve à Paris, d’où il écrit.
Les lettres sont apparemment toutes datées selon un calendrier lunaire qui, correspond en fait au nôtre, en y substituant seulement des noms de mois musulmans, selon le schéma suivant : Zilcadé (janvier), Zilhagé (février), Maharram (mars), Saphar (avril), Rebiab I (mai), Rebiab II (juin), Gemmadi I (juillet), Gemmadi II (août), Rhegeb (septembre), Chahban (octobre), Rhamazan (novembre), Chalval (décembre).
La métaphore du voyage encadre une opposition de perspectives entre deux cultures, asiatique et européenne, et deux religions, musulmane et chrétienne. La différence d’âge et de tempérament des deux amis est marquée, Usbek étant plus expérimenté et se posant beaucoup de questions ; Rica dont le passé est moins lourd, est plus disponible, et plus séduit par la vie parisienne.
Alors qu’Usbek apprécie les rapports plus libres qu’il découvre entre hommes et femmes en Occident, il reste, en tant que maître du sérail, prisonnier de son passé. Ses femmes jouent le rôle d’épouses langoureuses et éplorées, lui le rôle de maître et amant, sans véritable communication et sans nous révéler dans cet échange le fond de leur âme. Le langage dont Usbek se sert avec ses femmes est aussi contraint que le leur ; rien à voir avec le style plus spontané de ses lettres à différents amis de confiance. Sachant d’ailleurs dès le début qu’il n’est pas sûr qu’il puisse un jour réintégrer la Perse, Usbek est d’entrée de jeu désabusé par l’attitude de ses femmes. Le sérail est une serre chaude dont il se distancie de plus en plus, ne se fiant pas plus à ses épouses qu’à ses eunuques.
À Paris, les Persans s’expriment périodiquement sur des sujets variés, allant des institutions gouvernementales aux caricatures de salons. Si le règne du vieux roi stagne, son œuvre se fait toujours admirer dans un Paris où s’achèvent les Invalides et où fleurissent les cafés et les spectacles. On voit à quoi servent les parlements, les tribunaux, les congrégations religieuses (capucins, jésuites, etc.), les lieux publics et leurs habitués (les Tuileries, le Palais-Royal), les fondations d’État (hôpitaux des Quinze-Vingts pour les aveugles, des Invalides pour les mutilés de guerre). Ils décrivent une culture foisonnante, où la présence même de deux Persans devient vite un phénomène populaire, grâce à la démultiplication d’estampes. Le café s’est établi comme une institution publique, comme l’étaient déjà la comédie et l’opéra. Il s’y trouve encore des gens assez fous pour chercher à leurs dépens la pierre philosophale ; le nouvelliste et la presse périodique commencent à jouer un rôle dans la vie quotidienne. On va des institutions (l’Université, l’Académie, les Sciences, la Bulle Unigenitus) aux sociétés : la mode, le bel esprit, la coquette, la chanteuse d’opéra, le fermier général, le directeur de conscience, le vieux guerrier, « l’homme à bonnes fortunes ».
Usbek de son côté est troublé par les contrastes religieux. Sans songer à cesser d’être musulman, et tout en s’émerveillant des aspects les plus surprenants du christianisme (la Trinité, la communion), il écrit à des autorités austères pour savoir, par exemple, pourquoi certaines nourritures sont tenues pour immondes. Il rapproche aussi les deux religions et même toutes les religions en fonction de leur utilité sociale.
À mesure qu’ils se sentent plus à l’aise dans cet Occident merveilleux, ce sont les voix d’Usbek et de Rica qui dominent, dans une chronique saccadée de la Régence avec ses querelles parlementaires et ses innovations, surtout la terrible politique économique de Law. Par moments, une série de lettres émanant d’un seul auteur poursuit plus longuement un sujet, composant un court traité à l’intérieur du recueil, comme les lettres d’Usbek à Mirza sur les Troglodytes, les lettres d’Usbek à Rhedi sur la démographie, les lettres de Rica sur la visite de la bibliothèque de Saint-Victor.
La technique utilisée afin d’aborder la crise finale est amenée de manière assez remarquable. Tout se précipite dans les dernières lettres, au moyen d’un retour en arrière soudain de plus de trois ans par rapport aux lettres précédentes. Chronologiquement de 1714 à 1720, il n’y a pas une seule lettre d’Usbek concernant le sérail ; celui-ci n’est même pas mentionné dans toutes les lettres allant de 94 à 143. Pendant près de quinze mois, toutes les lettres de sont de Rica, ce qui veut dire que du 4 août 1719 au 22 octobre 1720, Usbek reste complètement muet.
Quoique Usbek ait appris dès octobre 1714 que « le sérail est dans le désordre », il hésite à sévir. Face à la révolte qui enfin s’annonce, il se décide, mais trop tard ; avec les délais de transmission des lettres et la perte de certaines d’entre elles, le mal est sans remède. Accablé, Usbek se résigne apparemment à la nécessité de retourner, sans grand espoir, en Perse : « Je vais rapporter ma tête à mes ennemis » (lettre CLV), se lamente-t-il le 4 octobre 1719. Les deux systèmes, occidental et oriental, semblent bien incompatibles.
Cependant, Usbek ne rentre pas en Perse. Fin 1720 il est toujours à Paris, car les lettres contenant toute l’histoire du Système de Law, sont en effet postérieures à la dernière lettre de Roxane ; et les dernières en date qui sont de lui, sont écrites en octobre et en novembre 1720, quand il a vraisemblablement déjà reçu la dernière lettre de Roxane datée du 8 mai (le délai ordinaire étant de cinq mois environ). On ne sait rien de plus de lui, sauf que si le sérail s’est écroulé, c’est sans engloutir Usbek avec lui.
III.2. Structure
Lettres I-X Présentation des personnages – Les motifs du voyage.
Les premières lettres sont principalement une mise en situation des personnages. Usbek possède un harem, tandis que Rica est un ami qui l’accompagne ; ils sont partis non seulement pour découvrir l’Occident, mais aussi car Usbek est mal vu à la cour du son roi : il est considéré comme trop vertueux face à une cour totalement corrompue, et il a donc besoin de s’exiler. Pour partir, il déclare à son roi vouloir s’instruire des sciences de l’Occident (il faut préciser qu’il est tout de même intéressé par ces sciences).
Ces premières lettres veulent d'abord donner la couleur locale nécessaire : datation, itinéraire, mais aussi notations orientales et érotiques sur la vie au harem qui permettent de laisser transparaître cette misogynie d'Usbek sur laquelle nous aurons à revenir. L'impression donnée par ce mélange de registres et de préoccupations est bien celle à quoi Montesquieu nous a préparés dans ses « quelques réflexions sur Les Lettres persanes », nous prévenant d'un roman par lettres « où les sujets qu'on traite ne sont dépendants d'aucun dessein ou d'aucun plan déjà formé », où « l'auteur s'est donné l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman ». Si ces réflexions préliminaires nous préparent à la satire, il n'en est ici encore aucune trace. On se souviendra néanmoins des précautions prises par l'auteur : son souci de différencier l'étonnement des Persans et l'idée d'examen ou de critique s'ajoute à sa volonté d'authentifier ces lettres et de se présenter comme un simple traducteur. Artifice bien connu de l'époque par lequel Montesquieu prévient les accusations de légèreté ou d'invraisemblance et excuse l'audace de la satire. D’emblée, l’auteur se place en retrait en laissant la parole à de nombreux personnages, permettant de ce fait de laisser libre cours à la satire, à la critique, et ainsi de se dédouaner des risques d’accusation de légèreté ou d’invraisemblance. Il se présente comme un simple traducteur, ce que confirment les notes qu’il ajoute parfois en bas de page (pour préciser des coutumes persanes ou pour expliquer des termes) : ces notes permettent à la fois de mettre à distance la parole de l’écrivain et de donner aux lettres une authenticité qui les affirme comme véritablement objectives.
De même, ces lettres montrent déjà comment des tensions se créent dans le sérail avec l’absence d’Usbek : reproches de ses femmes d’être parti, premières difficultés d’entente entre elles et l’eunuque qui doit les surveiller pendant son départ.
Lettres XI – XIV Histoire des Troglodytes.
C’est le premier apologue de l’œuvre, qui se tient sur quatre lettres ce qui permet de l'émailler d'un discours où le philosophe pose et illustre la notion fondamentale de vertu : « l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun ». C’est par Usbek que se fait cette réflexion, dans laquelle il explique qu’il considère la justice et la vertu comme inéluctables, et il montre alors la véracité de ses propos par l’intermédiaire d’un peuple Arabe, les Troglodytes. C’est un peuple méchant, féroce, à tel point qu’il n’y a ni justice ni équité dans leurs mœurs. De nombreuses anecdotes citées montrent alors comment l’égoïsme et l’envie sont primordiaux chez eux, menant toujours au meurtre, à des actions néfastes pour la société. Une épidémie finit par les décimer, ce qui est alors considéré comme un fait de justice divine (lettre XI), ce que montre le début de la lettre suivante en un résumé de la précédente : « comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même et furent victimes de leur propre injustice ». Mais deux hommes du peuple, droits et vertueux, ont survécu, et sont à l’origine de la création d’un nouveau peuple, vertueux, juste et partageur, idéal tout autant d’Usbek que de Montesquieu par son intermédiaire. La lettre XIII montre alors comment ce peuple vit en harmonie grâce à sa vertu, mais que des peuples voisins envieux veulent leur faire la guerre, malgré une proposition de paix et de partage. S’en suit un combat où chacun veut mourir pour sa famille, pour son peuple : « Tel fut le combat de l’Injustice et de la Vertu ; ces peuples lâches, qui ne cherchaient que le butin, n’eurent pas honte de fuir, et ils cédèrent à la vertu des Troglodytes, même sans en être touchés ». Vertu et paix sont donc à tel point synonymes de justice et de vérité que même les peuples les plus corrompus en sont intimidés. Enfin, la dernière lettre précise cette vertu par le refus d’un des Troglodytes de prendre le pouvoir car ceci crée un risque de suivre les lois du nouveau Roi, et de moins prendre en compte les règles spontanées de la vertu.
Lettres XV – XXIII Jusqu'à Paris.
Ces lettres cernent mieux encore le personnage d'Usbek parti chercher la sagesse, il est aussi friand d'une autre lumière que la lumière orientale. La lettre XVI fait acte d'allégeance à l'égard du mollak Méhemet-Ali, mais la suivante fait état de « doutes ». Ici se devine le philosophe de la relativité des mœurs : dans la simple affirmation du droit pour chacun de suivre l'appréciation de ses sens, n'y a-t-il pas de quoi renverser « les points fondamentaux de la Loi » ? Le « serviteur des prophètes » ne sait répondre aux doutes d'Usbek que par la fable et on devine déjà le sourire de Montesquieu. Mais s’en suit des lettres où il est question de conflit entre Usbek et son sérail, où celui-ci fait preuve d’intransigeance, d’intolérance envers les choix et les envies de ses femmes : le personnage semble paradoxal car il est à la fois désireux de laisser à chacune suivre ses propres règles en matière de religion et de contrôler de manière despotique ses femmes et ses eunuques.
Lettres XXIV – XLVI Curiosités parisiennes.
Ce machisme d'Usbek éclate encore ici : où nous voyons liberté, il voit licence, et pudeur où nous voyons esclavage. Cet éloge de l'innocence et ce souci farouche de préserver la femme de toute impureté ne valorisent que le « nous » impérieux de la gent masculine. Mais Usbek confie aussi des doutes, des suspensions de jugement qui humanisent le personnage, même si ses contradictions lui échappent. Ainsi la lettre XXXV obéit à un autre but que celui avoué : Usbek croit trouver chez les Chrétiens des « semences de ses dogmes » et se félicite qu'un jour la lumière mahométane les illuminera.
Mais, voyant partout le Mahométisme sans jamais le trouver, il fourbit des armes contre sa prétendue universalité et contribue à mettre toutes les religions à plat, dans la même facticité. Tout au long de cette section, Usbek semble ainsi en route vers une sagesse moyenne, difficilement conquise sur ses doutes. Nous lui préférons souvent Rica, dont les lettres marquent une curiosité plus vive pour les mœurs et la « vivacité d'un esprit qui saisit tout avec promptitude », comme le note Usbek. Rica décrypte et décrit beaucoup plus consciencieusement la France et ses coutumes, tout autant positivement que négativement. Ses lettres, émaillées de périphrases et d'italiques, donnent un bon exemple du regard persan qui, faussement naïf, déplace le point de vue et fait éclater la satire sociale et religieuse. L'œil de Rica est d'ailleurs plus redoutable de se limiter pour l'instant aux manières et aux mines qu'il dénonce dans la comédie sociale : la célèbre lettre XXX donne une juste idée de ces coteries mondaines et superficielles où Rica perçoit autant la badauderie et l'engouement que cet ethnocentrisme naïf qui avoue son impuissance à sortir de lui-même (« Comment peut-on être Persan ? »). Néanmoins, Rica semble ici de plus en plus gagné, sinon par l'Occident (« J'ai pris le goût de ce pays-ci »), à tout le moins par le doute, notamment à l'égard de l'infériorité naturelle des femmes tant proclamée par l'Islam. Parallèlement, cette section donne à lire les lettres de Rhédi, le neveu d’Ibben resté à Venise, qui s'instruit et s'applique aux sciences. Cette présence permet alors de confronter un nouveau point de vue persan dans un nouveau pays, et donc de donner une nouvelle vision de l’Occident. Son éloge du rationalisme paraît plus radical que celui d'Usbek, malgré la réflexion qui échappe à ce dernier : « La Loi, faite pour nous rendre plus justes, ne sert souvent qu'à nous rendre plus coupables » (lettre XXXIII).
Lettres XLVII – LXVIII Inventaire de l'Occident.
Cet inventaire commence par une galerie de portraits qui dénonce les mensonges de la vie sociale : « Les gens qu'on dit être de si bonne compagnie ne sont souvent que ceux dont les vices sont les plus raffinés », note Usbek, trouvant à la fin de la lettre XLVIII un style tout oriental pour envelopper d'opprobre la corruption des mœurs : mensonges des femmes, mensonges des prêtres, mais de quelle vérité le personnage est-il en quête ? C'est au moment où l'eunuque de son sérail l'invite à exercer son autorité que lui parvient un deuxième apologue, l'Histoire d'Asphéridon et Astarté, où Usbek lira la chronique d'un bonheur enfin conquis malgré une liaison contre-nature. De Moscovie (Russie actuelle), par le point de vue du diplomate persan Nargum, arrivent d'autres portraits, d'autres nouvelles de la condition des femmes. Présentant ainsi une vision d’un pays de l’est de l’Europe, après celles d’un pays de l’ouest et du sud. A travers son style nerveux, Paris, ville enchanteresse, donne plus chez Rica que chez Usbek l'impression d'un monde grouillant, corrompu et fou.
Lettres LXIX – XCI A la recherche d'un État harmonieux.
On ne sait trop qui écouter ni croire dans beaucoup de lettres de cette section : Usbek y paraît plus déchiré que jamais entre son scepticisme et son allégeance à l'Islam. « Vérité dans un temps, erreur dans un autre » (lettre LXXV), clame le philosophe, mais ses protestations de tolérance n'excluent pas le sectarisme. Au-delà d'Usbek, c'est le philosophe des Lumières qui exprime la relativité des lois humaines et substitue l'ordre de la nature à celui de la Providence. C'est lui qui dénonce à nouveau l'extrême facticité des valeurs en imaginant et parodiant ce que pourraient être des « Lettres espagnoles » (critique ouverte de chacun contre les valeurs de l’autre, comme preuve d’intolérance face à la nouveauté, ou tout simplement face à l’autre) (lettre LXXVIII); c'est lui, plus qu'Usbek, qui, soucieux de raison, définit le meilleur gouvernement comme celui qui est lui est fidèle et se manifeste par la douceur (lettre LXXX). Le philosophe déiste manifeste un optimisme raisonnable et exprime sa confiance en une Justice éternelle fondée sur un rapport de convenance (lettre LXXXIII). Des guerres de religion, il tire une défiance universelle contre cet « esprit de vertige », cette « éclipse entière de la raison humaine » qu'est le fanatisme : il nous est difficile, tant cette aversion touche aussi bien les Chrétiens que les Mahométans, d'y reconnaître le seul Usbek.
Lettres XCII – CXI Où l'on découvre le modèle anglais.
Cette section est la plus nettement politique : elle coïncide avec la mort de Louis XIV et les débuts de la Régence, où s'affaiblissent le pouvoir royal et celui des Parlements :
Les parlements ressemblent à ces ruines que l’on foule aux pieds, mais qui rappellent toujours l’idée de quelque temple fameux par l’ancienne religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre la justice, et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque conjoncture imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps, qui détruit tout, à la corruption des mœurs, qui a tout affaibli, à l’autorité suprême, qui a tout abattu. (lettre XCII)
C'est encore Usbek qui domine l'échange épistolaire, manifestant plus encore ses contradictions. Les premières lettres nous le montrent en quête d'une sorte de droit international qui remédierait à la confusion des pouvoirs et, au nom d'un code naturel, pourrait légiférer à propos de la guerre comme de tous les autres actes de justice et éviterait la surabondance des lois comme des critères qui les commandent. Les lettres suivantes révèlent son enthousiasme à l'égard des « lois générales, immuables, éternelles » de la science (lettre XCVII); les dernières développent les critiques les plus subversives à l'égard du despotisme et finissent par rêver au modèle constitutionnel anglais qui assurerait l'équilibre des pouvoirs et limiterait l'autorité de ces monarques qui sont comme le soleil. Mais à cette ouverture, à cette critique du despotisme (« Malheureux le roi qui n'a qu'une tête »), à cette réflexion sur les châtiments des princes, la lettre CXVI vient opposer de façon cinglante son propre absolutisme au sérail : toujours dominateur, menaçant et voulant avoir sous contrôle toutes ses favorites, tel un monarque européen qu’il dénonce.
Les tensions sont cependant de plus en plus grandes dans le sérail, malgré les menaces et remontrances d’Usbek, ce qui lui est annoncé par son premier eunuque. Celui-ci considère que ces tensions sont dues à l’absence de son maître : « Que pouvons-nous faire avec ce vain fantôme d’une autorité qui ne se communique jamais toute entière ? Nous ne représentons faiblement que la moitié de toi-même : nous ne pouvons que leur montrer une odieuse sévérité. Toi, tu tempères la crainte par les espérances ; plus absolu quand tu caresses, que tu l’es quand tu menaces » (Lettre XCVI). Dans cette vision paradoxale du despotisme chez le persan, le va-et-vient entre les lettres et les différents personnages permet en fait à Montesquieu de montrer les faiblesses et la mauvaise foi de son personnage, qui fait de nouveau allégeance à la religion musulmane après en avoir critiqué les fables, pour le choix d’une liberté de culte et d’un relativisme de pensée : « Tu diras peut-être que je parle trop librement de ce qu’il y a de plus saint parmi nous ; tu croiras que c’est le fruit de l’indépendance où l’on vit dans ce pays. Non, grâce au Ciel, l’esprit n’a pas corrompu le cœur, et tandis que je vivrai, Hali sera mon prophète » (Lettre XCVII). Usbek est celui qui donne des conseils, mais qui en même temps reste enfermé dans ses mœurs, malgré le souci et le besoin d’ouverture sur les autres civilisations qu’il prône sans cesse.
L'alternance des lettres voulue par Montesquieu trouve ici une de ses justifications : un incessant contrepoint dans l'agencement des expéditeurs suffit à marquer les faiblesses et la mauvaise foi du personnage qui fait de nouveau allégeance à l'Islam après en avoir critiqué les allégories. On pourra néanmoins souligner l'extraordinaire évolution d'Usbek vers les Lumières, que souligne son débat avec Rhédi (lettres CVI et CVII), où se lit quelque chose de la polémique qui opposera Voltaire et Rousseau.
Lettres CXII – CXXXII Apologie du libéralisme.
Les lettres CXII à CXXII correspondent à une longue dissertation que Montesquieu a un peu artificiellement divisée en lettres. Elles sont consacrées à la dépopulation de l'univers. Le XVIIIe siècle a cru à ce phénomène, mais on reste surpris d'en lire l'analyse sous la plume d'Usbek. Aux causes particulières (épidémies et famines), succèdent les causes générales : c'est en les recensant qu'Usbek en vient à condamner la polygamie musulmane et l'oisiveté des eunuques et des esclaves (lettres CXIV et CXV). Il exprime ici un idéal de mesure qui réprouve ce gâchis d'énergie, entonne l'éloge du commerce qui passe par celui de l'industrie et de l'abondance. Chez les catholiques, Usbek condamne l'interdiction du divorce et le célibat des prêtres (baptisés "eunuques"), leur préfère ouvertement les protestants pour leur libre entreprise et leur énergie marchande. Parmi les causes politiques enfin, il s'insurge contre la colonisation, le nomadisme et l'esclavage, nouvelles occasions de déperdition humaine, et rêve de lois naturelles qui reflètent la conscience publique. On notera comme toutes ces critiques – fort audacieuses – se font toujours au nom de la Raison et on leur opposera la lettre CXXVI où Rica écrit : « Je te l'avoue, je n'ai jamais vu couler les larmes de personne sans en être attendri : je sens de l'humanité pour les malheureux, comme s'il n'y avait qu'eux qui fussent hommes ». Montesquieu a-t-il voulu séparer en deux têtes ce que la vertu politique exige à la fois de raison et de cœur ?
Lettres CXXXIII – CXLVI Un constat pessimiste du mal français.
Un grand nombre de lettres dans cette section émane de Rica. Il réalise dans cette section un second inventaire de l’Occident. Plusieurs visites dans une bibliothèque sont pour lui l'occasion d'une critique vigoureuse des commentaires, fatras et autres compilations qui lui semblent exister au détriment de la Nature et de la Raison. Dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Victor il discute avec un dervis éclairé et ouvert du nombre incalculable de critiques et lectures de la Bible qui dénature le texte (lettre CXXXIV), mais également de toutes les autres religions, des livres de sciences, d’histoire, de la poésie, dont voici une partie de la description : « Ce sont ici les poètes, me dit-il, c’est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sens et d’enclaver la raison sous les agréments comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs ornements et leurs parures » (lettre CXXXVII). Puis il évoque, dans les autres lettres comment le gouvernement français est devenu instable depuis la mort de Louis XIV, avec changements incessants de ministres, inversion des richesses. Usbek de son côté livre une de ses lettres les plus nauséeuses sur le néant social, évoquant d’autres travers, ceux de la mascarade de vie sociale poussée à son paroxysme, ainsi que le risque de décrépitude de la société française si elle continue à vivre dans ce mensonge permanent, dans son désir incessant de richesse et de pouvoir. Il reçoit de Rica un nouvel apologue, l'Histoire d'Ibrahim et Anaïs. Il s'agit d'une sorte de sérail à l'envers où les femmes sont maîtresses et les hommes tolérants et libéraux. Comme les précédents, cet apologue manifeste une utopie dans laquelle Usbek pourrait avoir à méditer l'exemple d'Ibrahim le divin.
Lettres CXLVII – CLXI Terreur au sérail.
Informé des désordres de son harem (mort du grand eunuque, infidélité des femmes…), Usbek répond par les menaces les plus vives qui, une dernière fois, témoignent de l'impérialisme dont il n'a su se défaire : symboles de sa mauvaise foi et de son impuissance, le mot vertu se voit indignement perverti sous sa plume et une de ses lettres s'est égarée. Ses nombreuses interrogations manifestent ce désarroi, où se mêlent colère et inquiétude. La précipitation romanesque est sensible surtout dans l'évolution des femmes jusqu'au dénouement, digne d'une tragédie : la modeste Roxane en vient aux menaces et sa dernière lettre est, par l'arrogance du suicide qu'elle annonce, un cri de liberté : « J'ai réformé tes lois sur celles de la Nature ». Cette phrase est vraiment la plus significative de l’œuvre de Montesquieu : c’est la Nature et la Raison qui l’emportent malgré tout, contre les mœurs et les règles prônées par l’homme. Ce sont eux qui permettent de vivre au mieux sa liberté en tant qu’être humain, car ils contiennent les règles les plus dignes de vertu et d’égalité, les plus justes. Et c’est justement l’idéal sans cesse prôné par Montesquieu au travers de ses personnages.
III.3. Le thème de la femme dans le roman
Dans la correspondance imaginaire entre les deux seigneurs persans, Usbek et Rica, le thème de la femme porte un intérêt tout particulier. La femme perse et occidentale fait l’objet d’une cinquantaine de lettres. Cette riche correspondance offre la possibilité d’une comparaison entre les femmes orientales et occidentales.
Bien que l’objectif premier de Montesquieu soit très certainement de critiquer la société française du XVIIIe siècle, il cherche également à divertir son lecteur en le faisant rêver aux charmes orientaux, si à la mode au XVIIIe siècle. On retrouve dans les Lettres persanes l’intérêt tout particulier que portaient les hommes du XVIIIe siècle aux pays du Levant, lointains et mystérieux. Montesquieu associe inconnu, exotisme et sensualité pour donner à son œuvre une dimension divertissante. Il est d’ailleurs fort probable que le lecteur de Montesquieu associe les descriptions qui lui sont faites de la femme au sérail à celles qu’il a l’habitude de voir sur les peintures orientalistes. Ainsi, la femme perse, qui vit au sérail est représentée de manière très sensuelle, Montesquieu jouant avec l’exotisme et l’inconnu pour séduire son lecteur.
Montesquieu décrit de manière très précise la position et le rôle de la femme en Perse. Elle est représentée comme totalement dominée par l’homme, ne disposant d’aucune liberté individuelle. Pour cela, il confronte différents points de vue, qui s’accordent tous à dire que la femme est, par volonté divine, d’une race inférieure à l’homme. Si Montesquieu choisit de développer l’exemple des pays du Levant, c’est certainement parce qu’il s’agit des pays dans lesquels la femme dispose du moins de droits et qu’elle est le plus dépendante de son époux. Il cherche à amener son lecteur à réfléchir sur la légitimité d’un homme qui contrôle tous les actes et faits de sa femme.
Les femmes sont incontestablement soumises aux volontés des hommes. Pourtant, Montesquieu cherche à montrer qu’une domination en faits n’exclut pas pour autant toute forme de liberté. Le personnage de Roxane en est la preuve. Elle donne une image totalement différente de la femme orientale, qui se rapproche cette fois peut-être plus de la femme occidentale.
Pour la première fois, l’une d’entre elles ne se plie pas aux règles arbitraires fixées par la religion et refuse toute domination, malgré l’immense pouvoir de son époux. L’héroïne se bat pour des valeurs que Montesquieu a souvent défendues au travers des nombreuses œuvres : la liberté (face aux hommes et à la religion) ainsi que l’égalité. Le personnage de Roxane a une valeur à la fois politique et philosophique.
Dans Les lettres persanes, Montesquieu souligne un autre point fondamental quant au pouvoir des femmes dans les différentes sociétés. Les hommes n’ont pas sur les femmes un empire total. Ces dernières de par leur douceur, leur humanité et leur raison restent détentrices d’un pouvoir non négligeable : celui de l’amour (XXXVIII).
Montesquieu donne différentes représentations de la femme. La femme orientale apparaît comme extrêmement sensuelle, alors que la femme occidentale est tournée au ridicule.
Le nombre et la sévérité des éléments qui prêtent à critiquer les femmes de la société française du XVIIIe siècle laissent penser que Montesquieu est de l’avis du Perse Rica. L’auteur des Lettres persanes dénoncerait ici les habitudes de la noblesse et de la haute bourgeoisie du XVIIIe siècle.
Il critique les parisiennes et leur souhait de rester jeune. Il les trouve superficielles et rentre dans leur jeu pour mieux les critiquer. Pour cela il utilise Rica comme porte-parole.
Montesquieu connait bien la nature des femmes et utilise dépeint dans ses textes le besoin de la femme de tromper les autres pour mieux se tromper soit même. Les femmes occidentales utilisent des artifices pour paraître jeune et pour se persuader qu’elles le sont.
Dans la lettre XXXVIII, Montesquieu essaie de savoir, sous la plume de Rica, si « la loi naturelle soumet les femmes aux hommes ». Il donne la parole à un philosophe occidental, qui est, fort probablement, le porte-parole de Montesquieu. Sa démonstration se compose de trois parties. Il propose tout d’abord une réponse claire à la question et se justifie : « Non, la nature n’a jamais dicté une telle loi. L’empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie ; elles ne nous l’ont laissé prendre que parce qu’elles ont […] plus d’humanité et de raison ». Il analyse ensuite la position relative de l’homme et de la femme, et définit l’empire que chacun détient : « nous n’avons sur les femmes qu’un empire tyrannique » mais « elles ont sur nous un empire naturel, à qui rien ne résiste ». Montesquieu marque ici l’opposition entre les deux sexes en utilisant le procédé du parallélisme et de l’opposition. La construction grammaticale et les mots employés sont rigoureusement identiques, à l’exception de « nous » et « elles », « femmes » et « nous », et « tyrannique » et « naturel », qui se font opposition. Afin d’appuyer son argumentation, le philosophe / Montesquieu rappelle que « chez les peuples les plus polis, les femmes ont toujours eu de l’autorité sur leur mari ». Il donne, pour clore sa démonstration, une série d’exemples. L’argument de Rica, appuyé sur la parole sacrée du prophète, paraît bien léger à côté de la démonstration du philosophe.
Au travers de cette réflexion plus théorique, Montesquieu met en avant le fait que les femmes détiennent un « empire naturel » sur les hommes et que les lois naturelles ne soumettent en aucun cas les femmes aux hommes. L’auteur nous fait part de ce qu’il estime être la meilleure relation qu’il pourrait y avoir entre les hommes et les femmes. Avec la représentation qu’il donne ici de la femme, il va à l’encontre de toutes les étiquettes et préjugés de la société de son temps. Son esprit, incroyablement moderne pour le XVIIIe siècle, se libère des règles strictes imposées par le régime politique sous lequel il vit.
Chapitre IV. Femme de l’Occident selon Montesquieu
IV.1. Le regard étranger sur les femmes
Montesquieu est le peintre de la société de son temps, en dehors des affaires politiques : il évoque les mœurs frivoles et la superficialité de son époque, dénonce les absurdités inhérentes aux institutions françaises. Profitant donc de la forme romanesque et de l’engouement général pour l’orientalisme, il exerce une critique acerbe de la société, à peine voilée dans les lettres de son personnage Rica qui excelle dans la restitution d’images, de caractères : il sait en quelques phrases brosser un portrait exact à partir des traits les plus saillants d’une personne ou d’un phénomène. L’abondance de portraits faits par Rica montre qu’il s’intègre peu à peu à la société européenne, l’explorant chaque jour plus en profondeur.
Rica explore le pays qu’il vient de rejoindre, et sa gaieté naturelle lui permettra de relater avec humour les faits dont il sera témoin. Il est curieux et s’émerveille facilement de tout à son arrivée à Paris, mais il reste très attaché à ses traditions asiatiques, dans tous les domaines : concernant la pratique du mariage (lettre LV), par exemple, il considère comme une « chose honteuse » le principe de la nuit de noce, qui a lieu le soir même de la cérémonie, alors que les femmes persanes « disputent le terrain quelquefois des mois entiers » ; ce qui est aux yeux des Persans une preuve d’honneur. Il s’étonne que « les voiles qui les couvrent, les prisons où elles sont détenues, la vigilance des eunuques » paraissent étranges aux Français, qui, face à l’infidélité, « prennent leur parti de bonne grâce ». Les femmes, d’ailleurs, dont il prouve la domination politique (lettre CVII): « Il n’y a personne qui ait quelque emploi à la Cour, dans Paris ou dans les provinces, qui n’ait une femme par les mains de laquelle passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu’il peut faire ». Le fait d’inclure les injustices montre l’absolu pouvoir des femmes, qui ne s’occupent pas que des tâches agréables et ont la mainmise sur toutes les affaires : « Les femmes en général gouvernent, et non seulement prennent en gros, mais même se partagent en détail toute l’autorité ».
Rica n’est pas perméable à toute influence ; son séjour en France lui permettra d’évoluer, de mûrir. Sa façon de penser se mêlera peu à peu d’apports occidentaux, tout en s’approchant plus d’une réflexion constructive. Finalement, imprégné du modèle occidental où il évolue désormais, il finira par s’éloigner des coutumes persanes.
Au sujet des femmes considérées comme inférieures à la lettre XXIV, à la lettre XXXVIII, il reste assez timide quant à la question de leur liberté. Il admet par l’intermédiaire d’un philosophe que l’inégalité des sexes est « une véritable injustice », tout en finissant la lettre par une citation du Prophète selon laquelle « Le Prophète a décidé la question, & à réglé les droits de l’un & de l’autre sexe. Les femmes, dit-il, doivent honorer leurs maris : leurs maris les doivent honorer ; mais ils ont l’avantage d’un degré sur elles ». Cependant, le conte d’Anaïs (lettre CXLI) est clairement pour l’égalité, voire même un renversement des rôles entre les deux sexes : ce qui ne semble plus choquer Rica outre mesure, puisqu’il le cite sans commentaire sur ce point.
Avec la sagesse et le sens moral qui le font pencher vers la réflexion et l’égalité entre les individus, Rica s’est ouvert de plus en plus à l’Occident ; il en a donc plus ou moins adopté certaines coutumes, au détriment de celles de ses origines orientales. L’évolution la plus flagrante vers les mœurs occidentales concerne les femmes et leur liberté. Dès la lettre XXXVIII, il s’interroge sur cette question, et justifie les progrès (étranges aux yeux d’un mahométan) de sa pensée vers l’égalité des sexes par son engouement pour l’Europe : « j’ai pris le goût de ce pays-ci, où l’on aime à soutenir des opinions extraordinaires et à réduire tout en paradoxe ». Contrairement à la situation en Perse, les femmes n’ont pas à être voilées, et peuvent se trouver en compagnie d’hommes : si ce fait l’a probablement choqué d’abord, Rica n’est « plus si étonné de voir dans une maison cinq ou six femmes avec cinq ou six hommes » (lettre LXIII). Il a même suffisamment côtoyé ces femmes pour les connaître et savoir ce qui leur plaît ; il reconnaît : « Je le puis dire : je ne connais les femmes que depuis que je suis ici : j’en ai plus appris dans un mois, que je n’aurais fait en trente ans dans un sérail ».
Rica a évolué au cours du voyage : d’un observateur émerveillé, il est devenu un fin critique ; portraitiste de talent, il a poussé son observation jusqu’à la réflexion, l’approfondissement des sujets vers la morale et la philosophie ; Persan d’origine, il s’est fait Européen d’adoption. Les Lettres persanes, et plus particulièrement les écrits de Rica, sont l’image de la pensée de Montesquieu : Rica est par ailleurs un peu son alter ego, le double du Montesquieu nouvellement arrivé de Bordeaux à Paris, s’émerveillant de tout, immortalisant toutes ses impressions et réflexions.
IV.2. Les caprices de la mode
Lors de leurs déplacements dans les divers milieux parisiens, Usbek et Rica sont généralement attirés par l’aspect extérieur des personnes.
Dans la lettre XCIX Rica décrit à Rhédi, sur un ton qui traduit l'étonnement et la surprise, la rapidité de changement des modes. Le plus jeune des Persans insiste notamment sur le ridicule des costumes et des coiffures. Les exemples abondent et la lettre se transforme en satire des extravagances de la mode française. Au-delà de la portée politique, voire philosophique qu’a la lettre, il faut y voir une critique profondément comique de la femme du XVIIIe siècle.
Après un jugement qui exprime son étonnement, Rica a recours à l’illustration de son propos dans quatre paragraphes de plus en plus longs qui démontrent l'extrême rapidité des changements de la mode. Cette rapidité est soulignée par la structure du texte, les notations temporelles et l’idée du changement. L'idée du changement est illustrée par les imparfaits et les futurs : « étaient habillés », « le seront », par la transformation : « mode nouvelle », « détruire », « en revient aussi antique ». Ce qui conduit à la difficulté d’identifier la personne : « méconnaît le portrait ». En effet la modification est trop brutale : « une révolution », « on voit… disparaissent ».
La brièveté est traduite par la référence aux saisons : la succession « été »/« hiver » montre que la mode ne dure pas plus qu’une saison. La proposition subordonnée circonstancielle de temps « avant que tu eusses reçu ma lettre » permet de se représenter les quelques semaines nécessaires à l'acheminement d'un message à Venise. Il faut remarquer les rapprochements et les oppositions détonantes qui sont des marques d’ironie et d’humour : « six mois »/« trente ans », la brutalité de « tout à coup », la répétition suggérée par « souvent », la rapidité exprimée par « le lendemain », l'opposition « autrefois »/« aujourd'hui » et le parallèle établi entre les mères et les filles.
Il faut aussi souligner l’éclatement de ces successions d’exemples en petits paragraphes qui souligne la rapidité du changement.
Non seulement la mode ne dure pas longtemps, mais elle est extravagante. Elle transforme tant qu’elle rend l’identification difficile. Rica insiste avec fantaisie sur tout ce qui est ridicule et grotesque.
La mode change tellement une personne qu’elle la rend méconnaissable. C’est ce que traduit l'expression du vieillissement prématuré : « aussi antique », du portrait insolite ou totalement imaginaire en apparence. La difficulté d'identification se développe dans le champ lexical de l'étrange : « méconnaît », « étranger », « fantaisies ». L'allusion à une « Américaine », c’est-à-dire à une Indienne, une sauvage, ajoute une touche d’exotisme. L’instabilité est rendue par le passage d’un domaine à un autre : de la jeunesse à la vieillesse, de civilisée à indigène.
On retrouve la même idée de modification insolite dans l'affirmation « avaient de la taille et des dents » suivie de la négation « il n'en est pas question ».
Suivre la mode, c’est finalement essayer de plaire et de séduire par l’originalité et le nombre de ses ornements. La mode a pour conséquence de déformer les femmes. Suit pour illustrer ce propos une galerie de portraits qui ont la fonction de dresser des caricatures.
A cause de la hauteur des coiffures, les proportions sont changées : « Les coiffures montent insensiblement […] il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d’une femme au milieu d’elle-même ». Il en est de même pour les talons. L’aspect caricatural est renforcé par le choix de mots qui appartiennent à un autre registre : révolution, piédestal. Comme tout est grossi et exagéré par le procédé de l’amplification, la mode fait des femmes de véritables monstres. On note qu'il ne s'agit pas de descriptions : l'utilisation de verbes d'action : « mettait », « occupaient » accorde un véritable pouvoir de métamorphose aux éléments qui relèvent de la mode et qui ne sont pourtant pas dotés d'autonomie comme les coiffures et les chaussures. L'idée de modifications morphologiques d'une génération à l'autre complète, sous une forme plus simple mais tout aussi inquiétante, le catalogue des anomalies de la mode comme en témoigne l’allusion aux mères et aux filles.
Non seulement la mode modifie les silhouettes, mais elle a un effet sur l’environnement : « Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser, d’élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeaient ce changement ». L'énumération des verbes « hausser », « baisser », « élargir » souligne les variations importantes de la mode en hauteur pour les coiffures ou en largeur pour les robes et donc la soumission des arts et des métiers à un phénomène qui relève pourtant du caprice et de la futilité. La violence critique du terme « asservies », uni à « caprices » donne au texte une nouvelle direction qui oriente vers la critique finale.
Les fantaisies de la mode ne sont développées que pour faire prendre conscience qu’il y a une analogie entre l’asservissement à la mode vestimentaire et l’asservissement social et politique des Français. Le dernier paragraphe rompt avec l’anecdotique pour s’inscrire dans une analyse de la manière de vivre des Français. Le passage de la dérision à la sociologie et au politique se fait à travers un système de comparaisons qui fournit aussi une nouvelle grille de lecture de l’ensemble de la lettre. Les mots importants qui font ce passage sont : « manières », « façons de vivre » / « modes », « comme » « mœurs »/« âge ». La variation est exprimée de plusieurs manières. La comparaison initiale oblige à une relecture du texte en rappelant l'extravagance, la rapidité et le ridicule des modes suivies par des êtres peu raisonnables et peu réfléchis. Les verbes « changer », « rendre », « imprimer », « donner la forme » rendent le mouvement du changement.
Mais au-delà des apparences, il y a une autre réalité plus profonde : la mode n’est qu’un prétexte pour démontrer la faiblesse de l’esprit français, complètement soumis au roi. Dans ce paragraphe est établi le schéma d'une pyramide qui marque la hiérarchie de l’époque : tout dépend du roi qui « donne la forme ». Le roi, déjà présenté dans une autre lettre comme un puissant magicien, influence, non seulement l’aspect extérieur des sujets, mais aussi leur esprit.
La situation des sujets est remise en cause ainsi que le rôle et le comportement du roi. La petite remarque concernant sa capacité à rendre ses sujets sérieux « s'il l'avait entrepris » est un coup de griffe de Montesquieu à Louis XIV : le souverain devrait être un modèle et donner l'exemple à ses sujets, or il utilise sa fonction et son pouvoir à mettre en œuvre leur asservissement.
L’image de la hiérarchie dessine l'idée d'une centralisation extrême où l'exemple à suivre vient du sommet et se répercute à différents échelons sans aucune remise en question. La suite hiérarchique est exprimée dans l'avant-dernière phrase qui progresse par degrés successifs, chacun prenant, par le jeu d'une répétition, appui sur le précédent : « Prince » « Cour » / « Cour » « Ville »/« Ville » « Provinces ». L'idée force est résumée dans la formule finale soulignant le pouvoir absolu du roi et la soumission aveugle de ses sujets « âme du souverain »/« toutes les autres ».
Sujets et monarque se trouvent réunis dans une critique sévère qui reproche aux premiers leur passivité et au second son manque de courage et de lucidité. La responsabilité est ainsi partagée et la critique aussi sévère d'un côté que de l'autre.
IV.3. Portraits des vieilles dames coquettes
Dans la lettre LII destinée à son compagnon de voyage Usbek, Rica se moque des femmes parisiennes et il critique leur souhait de rester jeune et de séduire malgré leur âge avancé.
La lettre a une structure bien organisée :
– Présentation du lieu et d’un groupe de femmes : « J'étais l'autre jour dans une société où je me divertis assez bien. Il y avait là des femmes de tous les âges: une de quatre-vingts ans, une de soixante, une de quarante, laquelle avait une nièce qui pouvait en avoir vingt ou vingt-deux ».
– Dialogue de la plus jeune à la plus vieille avec des interventions du narrateur. Nous observons que cet enchaînement est fait sous forme de pyramide :
Rica rapporte la conversation qu’il a eue avec une jeune femme de vingt-deux ans : « Que dites-vous de ma tante, qui à son âge veut avoir des amants, et fait encore la jolie? » A cette question il répond : « Elle a tort, lui dis-je ; c'est un dessein qui ne convient qu'à vous ».
Il continue ensuite la conversation avec la tante : « Un moment après, je me trouvai auprès de sa tante, qui me dit: Que dites-vous de cette femme qui a pour le moins soixante ans, qui a passé aujourd'hui plus d'une heure à sa toilette ? » La réponse flatteur du narrateur était : « C'est du temps perdu, lui dis-je; et il faut avoir vos charmes pour devoir y songer ».
Approchant la soixantenaire il entend « J'allai à cette malheureuse femme de soixante ans, et la plaignais dans mon âme, lorsqu'elle me dit à l'oreille: Y a-t-il rien de si ridicule? Voyez-vous cette femme qui a quatre-vingts ans, et qui met des rubans couleur de feu; elle veut faire la jeune, et elle y réussit: car cela approche de l'enfance ». On remarque toute de suite la réflexion personnelle du narrateur par rapport au ridicule de la situation : « Ah! bon Dieu, dis-je en moi-même, ne sentirons-nous jamais que le ridicule des autres ? » Sa réponse rassurante ne tarde pas à venir : « C'est peut-être un bonheur, disais-je ensuite, que nous trouvions de la consolation dans les faiblesses d'autrui ».
– Dialogue inverse, il va de la plus vieille à la plus jeune avec l’intervention du narrateur. Ici le narrateur mène le dialogue :
Cependant j'étais en train de me divertir, et je dis: Nous avons assez monté, descendons à présent, et commençons par la vieille qui est au sommet. Madame, vous vous ressemblez si fort, cette dame à qui je viens de parler et vous, qu'il semble que vous soyez deux soeurs; et je ne crois pas que vous soyez plus âgées l'une que l'autre. Eh! vraiment, monsieur, me dit-elle, lorsque l'une mourra, l'autre devra avoir grand peur ; je ne crois pas qu'il y ait d'elle à moi deux jours de différence. Quand je tins cette femme décrépite, j'allai à celle de soixante ans: Il faut, madame, que vous décidiez un pari que j'ai fait; j'ai gagé que cette femme et vous (lui montrant la femme de quarante ans) étiez de même âge. Ma foi, dit-elle, je ne crois pas qu'il y ait six mois de différence. Bon, m'y voilà; continuons. Je descendis encore, et j'allai à la femme de quarante ans. Madame, faites-moi la grâce de me dire si c'est pour rire que vous appelez cette demoiselle, qui est à l'autre table, votre nièce? Vous êtes aussi jeune qu'elle; elle a même quelque chose dans le visage de passé, que vous n'avez certainement pas; et ces couleurs vives qui paraissent sur votre teint… Attendez, me dit-elle: je suis sa tante, mais sa mère avait pour le moins vingt-cinq ans plus que moi: nous n'étions pas de même lit; j'ai ouï dire à feu ma soeur que sa fille et moi naquîmes la même année. Je le disais bien, madame, et je n'avais pas tort d'être étonné. (Lettre LII)
– Réflexion et conclusion générale adressées à Usbek :
« Mon cher Usbek, les femmes qui se sentent finir d'avance par la perte de leurs agréments voudraient reculer vers la jeunesse. Eh! comment ne chercheraient-elles pas à tromper les autres? elles font tous leurs efforts pour se tromper elles-mêmes, et pour se dérober à la plus affligeante de toutes les idées ».
Dans cette lettre Montesquieu dépeint quatre générations de femmes qui ont toutes les mêmes caractéristiques :
1) La coquetterie
– La femme de quarante ans veut « avoir des amants », celle de soixante passe « une heure accordée pour la toilette », et celle de quatre-vingt ans utilise des « rubans couleurs de feu ».
– Elles veulent se valoriser, se mettre en avant. Chaque génération avec ses moyens.
2) Jalousie et mesquinerie
– La jeune de vingt ans croit avoir le privilège de la beauté et de la coquetterie. Elle ridiculise les femmes plus âgées qui se soucient de leurs apparences. « veut avoir des amants et fait encore la jolie »
– Chaque tranche d’âge critique la génération avant la sienne.
– Elles voient les défauts des autres et non les leurs.
– Elles sont jalouses.
– Elles portent des jugements négatifs.
– Elles blâment la vieillesse.
3) Peur de la mort et de vieillir
– Le narrateur joue avec elles et les flattent. Il comprend que la jalousie de ces femmes vient du fait qu’elles ont peur de vieillir et d’affronter la mort.
– Le narrateur les interroge et leur dit qu’on ne voit pas les différences d’âges.
– Certains de ces arguments sont assez frappants comme par exemple celui entre la tante et la nièce « Nous naquîmes la même année ». Il arrive à faire croire que la tante et la nièce sont nées la même année.
Le narrateur porte un regard étranger sur cette société de femmes. Cette expérience semble le divertir. En même temps le narrateur adopte une position de l’intermédiaire des femmes. Au début il approuve ce qu’on lui dit. Il flatte les femmes et rentre dans leur jeu. Mais son but est de les ridiculiser et de les prendre au piège de leur coquetterie. Le narrateur manipule l’hypocrisie et la mauvaise foi et il cherche à se divertir. Il y a un décalage entre ce qu’il dit et ce qu’il pense « quand je tint cette femme décrépite ». Tint a ici la signification de « prit au piège ». Le narrateur utilise des mots forts comme : décrépite (vieille, usée physiquement). Ses paroles sont tellement énormes que les femmes devraient lui répondre mais elles veulent y croire.
La satire est évidente :
– Les besoins de l’homme à se consoler dans la faiblesse de l’autre.
– Besoin de paraître plus jeune que l’on est.
– Besoin de tromper les autres pour mieux se tromper soit même. Les femmes utilisent des artifices pour paraître jeune et pour se persuader qu’elles le sont.
– Peur d’affronter la mort : euphémisme et périphrase.
Le narrateur se montre ainsi comme un penseur, un philosophe qui dénonce les travers de la société.
Chapitre V. Femme de l’Orient selon Montesquieu
V.1. Un monde mystérieux
L’une des originalités des Lettres persanes de Montesquieu est cette façon qu’il a eu de se mettre, l’espace d’un roman, dans la peau d’un Oriental à un moment de l’Histoire où l’Orient est perçu par l’Occident comme un bout du monde mystérieux, pittoresque, barbare et voluptueux, mais aussi comme un espace exotique très à la mode à une époque où les liens diplomatiques entre la France, la Perse et la Turquie se resserrent. Le 7 février 1715, Louis XV reçoit une délégation de l’ambassadeur de Perse, suivie en 1721 puis en 1742 de deux importantes ambassades turques.
Montesquieu n’a jamais voyagé en Orient (et encore moins en Perse). Pour décrire ce monde Montesquieu s’inspire de toutes sortes d’idées suggérées par ses lectures et ses conversations, mais c’est en les transformant. Il faut surtout reconnaître l’impact des Voyage du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient (publiées en 1686 et 1711) de Jean Chardin (John Chardin) (1643-1713), à qui il doit l’essentiel de son information sur la Perse, qui est loin d’être superficielle ; il possédait la première édition en deux volumes et il achète, en octobre 1720, l’édition augmentée en dix volumes, du récit des voyages de 1664 à 1680 de ce huguenot français et anglais d’adoption. Il s’informe aussi de Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes (1681) de Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689) et de Lettre écrite à Musala, homme de lettres à Hispahan, (1716) de J. Bonnet, avocat au parlement d’Aix, sans parler de beaucoup d’autres ouvrages dont sa bibliothèque personnelle était amplement fournie.
Sans doute les divers aspects du livre s’appuyait-il sur des « modèles ». Le seul qui soit vraiment important, à part la Bible et le Coran, c’est L’Espion dans les cours des princes chrétiens (1684) (appelé couramment L’Espion turc) de Jean-Paul Marana (Giovanni Paolo Marana), italien à la vie mouvementée, réfugié en France et pensionné par Louis IV. Il semble que Marana était un noble génois vivant en France après avoir participé en 1672 à une conjuration manquée destinée à faire passer la ville de Savone sous la domination des ducs de Savoie. L’Espion turc, quelque sept cents lettres pittoresques déjà imprégnées par l’esprit des Lumières, était très célèbre à l’époque. Si la grande popularité des Mille et Une Nuits d’Antoine Galland contribue beaucoup à l’engouement général pour des sujets orientaux, le fait est qu’elles n’ont presque rien en commun avec les Lettres persanes.
Dans les Lettres persanes, Montesquieu, présente la démarche d’un seigneur oriental, un Persan, qui décide un jour de partir en Europe. Motivé par une curiosité intellectuelle, le Persan décide d’aller vers l’Autre occidental afin d’apprendre de lui ce qu’il a à offrir. Le contact avec l’Autre ne se fait que par la volonté d’aller vers lui par le voyage, et Montesquieu ne manque pas d’inscrire – à travers Usbek – la conception arabe du voyage comme source suprême de savoir et de sagesse. Les Arabes encourageaient le contact des cultures et c’est la meilleure leçon de tolérance que puisse offrir un philosophe des Lumières à ses contemporains que de partager cette même attitude. La lettre XXXI de Rhedi (à Venise) à Usbek illustre particulièrement cette vision du monde :
Mon cher Usbek, je serais charmé de vivre dans une ville où mon esprit se forme tous les jours. Je m’instruis des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige pas même les superstitions européennes ; je m’applique à la médecine, à la physique, à l’astronomie ; j’étudie les arts : enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance.
Montesquieu fait preuve d’une remarquable maîtrise de la géographie orientale et persane plus particulièrement. Les indices topographiques et toponymiques que nous relevons dans le roman sont d’autant plus étonnants que celui qui les a mis en place n’a jamais voyagé en Orient. Le voyage de l’auteur a donc été purement intellectuel basé sur l’énorme documentation qu’il a dû consulter pour l’écriture des Lettres persanes. En suivant l’itinéraire des deux principaux protagonistes du roman, le lecteur se familiarise peu à peu avec de nouveaux lieux, des espaces différents et loin de ressembler aux villes européennes aussi décrites à travers le regard neuf et étonné des deux Persans. Face à Paris, Marseille, Venise et Livourne, l’Espagne, le Portugal, la Russie, nous sommes en présence d’une capitale persane appelée Ispahan et qualifiée fièrement de « ville du soleil » par Usbek. Com est aussi une ville persane dont Montesquieu révèle le caractère sacré pour les musulmans Chiites, d’autres villes sont évoquées et qui appartiennent au pays des « perfides osmanlins » la Turquie : Erzeron, Tocat, Tauris et Smyrne (l’actuelle Izmir) sont aussi des villes exotiques dans l’imaginaire du XVIIIe siècle et elles ont naturellement constitué des points de halte dans l’itinéraire qui devait mener Usbek jusqu’à Paris.
Le plus fascinant dans les Lettres persanes c’est la maîtrise des moeurs et du mode de vie persans que porte le discours des personnages sous la plume savante d’un auteur d’une culture orientale impressionnante.
A travers les lettres d’Usbek et de ses correspondants, un discours spécifie la nature de la plupart des gouvernements orientaux de l’époque : le despotisme. À la tête des monarchies héréditaires orientales, des tyrans absolus exercent et maintiennent le pouvoir par la force, Usbek, ce seigneur persan qui jouit des privilèges de la royauté, nous peint en la critiquant cette réalité politique :
Un Persan qui, par imprudence ou par malheur, s’est attiré la disgrâce du prince, est sûr de mourir (…) dans cette autorité illimitée qu’ont nos princes (…) s’ils n’avaient à leur solde un nombre innombrable de troupes pour tyranniser le reste de leur sujets, leur empire ne subsisterait pas un mois . (lettre CII)
On s’étonne de ce qu’il n’y a presque jamais de changement dans le gouvernement des princes d’Orient ; et d’où vient cela, si ce n’est de ce qu’il est tyrannique et affreux ? (…) ils ont tout ce qu’ils peuvent avoir ; s’ils changeaient quelque chose, ce ne pourrait être qu’à leur préjudice . (lettre CIII)
Montesquieu pousse plus loin ses connaissances à propos des monarchies despotiques orientales qui, à l’instar des monarchies occidentales qui découlent historiquement de la République romaine, seraient aussi issues d’une puissante république : Carthage, mais au fil du temps les choses ont changé et un pouvoir royal absolu a réduit à néant les valeurs républicaines en Orient, la sentence de Montesquieu-Usbek est des plus cyniques : « Il semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d’Europe, et la servitude pour celui des peuples d’Asie ». (lettre CXXXI)
La religion en Orient constitue l’un des thèmes sur lesquels Montesquieu semble aussi très averti. Il semble même saisir admirablement les distinctions entre chiites et sunnites partisans de deux courants d’une même religion, le « mahométisme ». Usbek étant chiite lui-même tient un discours hostile aux sunnites, il ne jure que par le grand Ali particulièrement dans la correspondance qu’il échange avec un certain mollak (mollah) Mehemet Ali à qui il s’exprime dans ces termes dans une lettre qu’il lui écrit d’Erzeron en Turquie : « …Ton esprit est plus perçant que Zufagar, cette épée d’Ali, qui avait deux pointes (…) Je suis au milieu d’un peuple profane : permets que je me purifie avec toi » (lettre XVI) «… Je jure par tous les prophètes du ciel, et par Ali, le plus grand de tous… » (lettre XXI).
En outre, quelques lettres du roman nous révèlent les connaissances de Montesquieu à propos du « saint Alcoran » (le Coran), que ce soit à travers des préceptes ou des expressions coraniques, le livre saint des musulmans est omniprésent dans les Lettres persanes : dans la Lettre XVI d’Usbek au mollak Mehemet Ali, Montesquieu reprend l’image du filet blanc et du filet noir que sépare l’aurore, il cite aussi la permission coranique de la polygamie :
…cette pluralité des femmes permise par la saint Alcoran, et l’ordre de les satisfaire ordonné par le même livre. Voyez vos femmes, dit le prophète, parce que vous leur êtes nécessaires comme leurs vêtements, et qu’elles vous sont nécessaires comme vos vêtements (…) Vos femmes sont vos labourages (…) approchez-vous donc de vos labourages: faites du bien pour vos âmes et vous le trouverez un jour. (lettre CXV)
L’histoire de la naissance de Mahomet nous est aussi rapportée dans une lettre qu’attribue Montesquieu à un certain Hagi Ibbi et adressée à un juif (lettre XXXIX), il y révèle les miracles qui marquèrent cet événement sacré. A propos de la tolérance religieuse, le philosophe des Lumières s’exprime à travers son personnage persan et musulman en tenant un discours hautement pacifiste. En effet, c’est le même Usbek- le chiite qui avait hâte de quitter la Turquie, ce pays étant celui des « profanes » sunnites – qui finit par prêcher la tolérance entre les différentes religions en dénonçant l’absurdité des conflits et des guerres de religion :
J’avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion : mais qu’on y prenne bien garde, ce n’est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c’est l’esprit d’intolérance qui animait celle qui se croyait la dominante. (…) C’est enfin cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être regardés que comme une éclipse de la raison humaine. (…) Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu’il ne changerait pas la sienne quand on voudrait l’y forcer : il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu’il ferait lui-même, peut-être pour l’empire du monde. (lettre LXXXV)
Pour compléter ce tableau persan qu’offre Montesquieu à son lectorat, un thème essentiel d’entre tous polarise son attention tout au long du roman : la femme persane et sa condition. Dans l’imaginaire exotique de la littérature française, la femme orientale est un fantasme dont le stéréotype est souvent l’image sensuelle et voluptueuse qui lui est systématiquement rattachée.
Dans le monde oriental la femme perse est représentée comme dominée par l’homme. Si la femme dispose de si peu de libertés, c’est parce qu’Allah en a décidé ainsi. Les femmes sont tellement inférieures à l’homme qu’elles « n’entreront point au paradis ». La religion musulmane est à l’époque suivie par la plupart des Orientaux, comme le christianisme et le protestantisme le sont en Europe. Selon Usbek, « elles y ont perdu toute retenue : elles se présentent devant les hommes à visage découvert […] l’usage de se faire servir par des eunuques leur est inconnu ». Il y voit une « impudence brutale à laquelle il est impossible de s’accoutumer » (lettre XXVI). Les hommes perses utilisent quantité de mots et d’expressions qui traduisent un sentiment de supériorité exacerbé : « faiblesse », « désavantage », « soumission ». C’est donc certainement à cause de l’influence de la religion musulmane en Perse et de son discours que la femme est privée de toute liberté.
V.2. Le roman du sérail
L’aspect « roman du sérail » des Lettres persanes a longtemps été regardé comme frivole et gaillard. Situé entre une institution historiquement donnée et un mythe de la volupté, le sérail devient le symbole d’un certain type de situation sociale et politique.
Le sérail est constitué par une circonstance matérielle — les murs d’un palais — et les trois catégories d’êtres qu’ils renferment : le maître, ses femmes, les eunuques, qu’ils gardent le palais (les blancs) ou qu’ils surveillent les femmes (les noirs). Le maître est libre, et les eunuques blancs communiquent avec le monde extérieur ; pour les autres, comme le disait Jean Chardin, le sérail est « une prison perpétuelle, dont l’on ne sort que par un coup de hasard ». Comme les femmes du sérail ; les eunuques pourraient d’abord n’apparaître que comme un accessoire littéraire porteur d’érotisme et d’exotisme, une sorte d’artifice romanesque. Il faut dire que l’eunuque est un être artificiel : sa castration l’a séparé de la nature et l’a même rendu improductif d’un point de vue social. Inapte à la reproduction, enfermé dans un sérail, il n’appartient plus ni à la nature ni à la société. La lettre autobiographique du premier eunuque à Ibbi (lettre IX) permet de suivre la logique de la fabrication de l’eunuque. L’eunuque est d’abord choisi par le maître : il est d’emblée la victime d’un pouvoir arbitraire, tyrannique et ambivalent, qui joue sur la caresse et le coup, la tromperie et la crainte (« des séductions soutenues de mille menaces »). Croyant gagner un état de tranquillité, l’esclave choisi accepte de devenir eunuque. Dès lors, c’est une mécanique implacable qui se met en route pour le transformer en antinature. La castration et la claustration ne le libèrent pas du désir comme il l’avait espéré.
Mais alors que le lieu se définit par la contrainte exercé par (ou au nom de) un seul, on lui prête une idéalité fantaisiste qui est celle du plaisir qu’inspire la passion : « ces lieux » dit Zachi, l’une des femmes d’Usbek, « qui me rappelant sans cesse mes plaisirs passés, irritaient tous les jours mes désirs avec une nouvelle violence » (lettre III). Amour et volupté, la quintessence même d’une certaine image de l’Orient, voilà la face officielle du sérail. Satiété aussi, le maître-amant étant comblé au-delà même du désir, ce qui en fait un symbole du désir en général. Tout en parlant à ses femmes tant en amant qu’en maître, Usbek avoue dès le début sa lassitude : « Ce n’est pas, Nessir, que je les aime : je me trouve à cet égard dans une insensibilité, qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail où j’ai vécu, j’ai prévenu l’amour, et l’ai détruit par lui-même ». (lettre VI)
En fait le langage passionné est une arme dont dispose la femme manœuvrant pour se tailler ou garder une place de favorite : langage contraint et quasi obligatoire, qui ne révèle donc rien de certain quant au fond de son cœur. Du côté des femmes, le sérail est marqué par deux signifiés paradoxaux, délices et discorde. Chardin avait bien évoqué les haines et cette jalousie « que les favorites ont l’une contre l’autre jusqu’à la fureur ». Lutte entre elles pour la préférence, guerre continue d’autre part avec les eunuques qui, crevant de rage, se vengent sur elles : « je me trouve dans le sérail comme dans un petit empire » déclare le Premier Eunuque, « et mon ambition, la seule passion qui me reste, se satisfait un peu » (lettre IX). Lui à son tour paie son autorité de son avilissement, physique et social : « tu les sers », lui écrit Usbek, « comme l’esclave de leurs esclaves, mais par un retour d’empire, tu commandes en maître comme moi-même ». (lettre II)
On a voulu voir aussi dans le sérail persan le miroir du couvent chrétien ; la comparaison entre les eunuques et les prêtres voués à la chasteté avait d’ailleurs été suggérée par Chardin. Dans un couvent, on fait son salut plus sûrement puisqu’on est à l’abri de mille tentations dont les autres sont assaillies ; en protégeant les femmes de toute atteinte le sérail les préserve et garantit par là l’exclusivité de la précieuse propriété du maître dont dépend sa propre réputation. C’est de cet avantage qu’Usbek félicite Roxane : « Vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l’innocence, inaccessible aux attentats de tous les humains : vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance de faillir » (lettre XXVI).
Le rôle du maître dans son sérail présente des analogies évidentes avec celui du despote dans l’État, l’un et l’autre contribuant à l’image prépondérante qu’on se fait de l’Orient. Le sérail, système clos, constitue un laboratoire où la décadence s’installe faute de stabilisation imposée de l’extérieur. Lorsque ses épouses se mettent à désobéir aux lois du sérail on voit les limites de l’empire d’Usbek. Les punitions « par procuration » qu’il inflige à ses épouses sont certainement en partie provoquées par la jalousie et la frustration de ne pouvoir avoir un contrôle absolu. S’il est aisé de devenir maître de leur corps, il est beaucoup plus difficile d’être maître de leur cœur. Les hommes n’ont donc pas sur les femmes un empire total. Ces dernières de par leur « douceur », leur « humanité » et leur « raison » restent détentrices d’un pouvoir non négligeable : celui de l’amour (lettre XXXVIII).
Dans le sérail, les femmes apparaissent comme être des objets, la propriété exclusive des hommes. D’ailleurs, Usbek ne séduit pas ses épouses, mais les achète comme de vulgaires biens matériels : « Dès que je l’eus jugée digne de toi[…] je lui mis au doigt un anneau d’or[…] Je payai les Arméniens » (lettre LXXIX). Les femmes ne disposent d’aucune liberté. Elles sont surveillées par des eunuques (des hommes castrés) qui sont « le fléau du vice et la colonne de la fidélité ». En son absence, Usbek a chargé son premier eunuque de commander en « maître » dès qu’il craindrait un quelconque relâchement « des lois de la pudeur et de la modestie » (lettre II). C’est certainement la comparaison entre les droits dont disposent les hommes et ceux dont disposent les femmes qui permet le mieux de s’apercevoir du fossé qui sépare les deux sexes. Une multitude de choses sont permises aux hommes alors qu’elles sont interdites aux femmes. Par exemple, la polygamie est autorisée pour les hommes, mais lorsque « les lois » donnent une femme à un homme, elles « les dérobent à tous les autres » (lettre LXII). Les femmes « ne jouent ni ne veillent ; elles ne boivent point de vin et ne s’exposent presque jamais à l’air » (lettre XXXIV), tant de petits plaisirs quotidiens dont peuvent jouir les hommes. Mais, l’élément qui caractérise le mieux cette absence de libertés est certainement le fait que les femmes ne peuvent recevoir ou fréquenter les personnes qu’elles souhaitent. Il leur est interdit de regarder ou de se montrer devant un autre homme que leur mari, ni même devant un eunuque blanc. Si une des femmes était surprise en compagnie d’un inconnu, il serait immédiatement mis à mort. C’est d’ailleurs ce qu’il se passa avec l’amant de Roxane. Si les femmes venaient à transgresser une seule des lois du sérail, elles seraient sévèrement punies. Les punitions infligées par les eunuques aux femmes désobéissantes sont très précisément décrites dans les quinze dernières lettres. Les punitions montrent sans aucun doute la sévérité avec laquelle les femmes pouvaient être punies si elles ne respectaient pas fidèlement les règles strictes du sérail. Elles doivent vivre en se conformant aux volontés et aux désirs de leur époux.
Le sérail est un exemple de lieu où les individus sont privés de toutes libertés individuelles. D’ailleurs, peut-être que le sérail doit être assimilé à la cour, où Usbek serait le Roi et les femmes les courtisans. Il est très difficile de percer les intentions de Montesquieu et de définir clairement le message qu’il veut faire passer tant la critique est implicite. Le sérail reste néanmoins un moyen pour Montesquieu de montrer jusqu’où peut mener l’absence de libertés et d’inciter le lecteur à réfléchir sur son propre comportement envers les femmes.
V.3. Les épouses d’Usbek
Le premier objectif de la femme perse est de combler son époux, de devenir sa favorite. Pour cela, elle doit chercher à se montrer toujours plus belle et élégante que les autres épouses « Chacune de nous se prétendait supérieure aux autres en beauté. Nous nous présentâmes devant toi après avoir épuisé tout ce que l’imagination peut fournir de parures et d’ornements » (lettre III). La beauté qui caractérise ici les femmes perses semble être entretenue dans l’unique but de plaire à l’époux, tous les efforts possibles et imaginables étant bons pour y parvenir. Les femmes sont animées par « une passion encore plus vive que l’ambition (…)de (te) plaire ».
Montesquieu revient à plusieurs reprises sur la toilette des femmes perses, parfois de manière seulement allusive, mais ce qui prouve tout de même l’intérêt particulier qu’il semble accorder au sujet. Il utilise beaucoup d’expressions propres à éveiller les sens de son lecteur et rend ainsi les descriptions plus vivantes. Par exemple, Fatmé ne va jamais se coucher sans s’être parfumée des « essences les plus délicieuses ». L’adjectif « délicieuse » fait appel à la fois au goût et à l’odorat du lecteur, qui s’imagine de manière réaliste cette femme allant se coucher. Les tournures hyperboliques sont aussi fréquemment utilisées par Montesquieu pour décrire la beauté de ces femmes. Elles apparaissent alors comme être presque divines, d’un autre monde, extraordinaires. Par exemple, il parle de « mille grâces naturelles » ou des essences « les plus délicieuses ». L’auteur décrit également certaines étapes de la toilette des femmes de manière assez ambiguë, si bien qu’à plusieurs reprises, l’ouvrage bascule dans l’érotisme. C’est notamment le cas lorsqu’il évoque les rapports entre Zélis et son esclave, dont « les mains adroites portent partout les ornements et les grâces » (lettre IV) ou lorsqu’à la lettre CXLVII, le grand eunuque informe Usbek que Zachi a été retrouvée « couchée avec une de ses esclaves ».
Les épouses d’Usbek sont d’abord, pour un lecteur du XVIIIe siècle, le support d’une certaine rêverie érotique. Leurs noms exotiques, leur nombre suggérant la variation possible des plaisirs, la vivacité des déclarations d’amour de certaines d’entre elles à Usbek, dessinent un univers sensuel. La suggestion érotique est encore renforcée par la clôture du sérail qui laisse le lecteur libre d’imaginer les intrigues amoureuses les plus inavouables, les plaisirs charnels les plus secrets. Instruments de plaisir pour Usbek, il peut les regarder nues, choisir qui aura la faveur (lettre III). Attirant auprès d’elles des eunuques en l’absence de leur mari, commettant des adultères, elles multiplient les aventures de séduction.
Mais les femmes du sérail ne sont pas qu’un élément de rêverie libertine. Elles accèdent au statut de personnages à part entière parce qu’elles incarnent, à des degrés divers, la force du désir. Pour n’avoir pas une épaisseur psychologique remarquable, elles ont chacune, pourtant, des caractéristiques propres. Et leur présence a un sens.
Zélis, Zéphis et Zachi
Toutes les trois ont des noms proches par leurs sonorités. Leur individualisation es peu poussée. Elles représentent cependant les nuances de la femme orientale.
Zachi est la plus joyeuse, elle est une femme-enfant, sensuelle et ingénue, qui a voulu être la favorite d’Usbek ; du moins se présente-t-elle ainsi dès la lettre III. Mais des doutes planent sur son innocence. Lettre XX fait allusion à une éventuelle liaison avec Nadir, un eunuque. La lettre CXLVII laisse soupçonner une liaison saphique avec une de ses esclaves. Est-elle ingénue ou intrigante ? N’est-elle pas une libertine masquée ?
Zélis est plus clairement perverse. Bien qu’elle dissimule ses intrigues derrière l’apparence d’une mère attentive, soucieuse d’éviter à sa fille les tentations charnelles (lettre LXII), on apprend qu’elle a enlevé ses voiles en public (lette CXLVII), on perçoit une curiosité un peu malsaine pour le mariage de l’esclave Zélide avec un eunuque (lettre LIII), on soupçonne des relations avec des hommes lors de son séjour à la campagne avec Roxane (lettre CLII). Lucide sur la tyrannie qu’Usbek exerce dans son sérail (CLVIII), elle prend du relief lorsqu’elle s’interroge sur la condition de la femme (lettre LXX). Zélis, accepte l’idée que l’homme est d’une race supérieure à la sienne. Elle ne cherche pas à le démentir puisque Dieu l’a décidé. Elle déclare simplement que « la nature est industrieuse en faveur des hommes » et souhaite que sa fille entre le plus tôt possible dans le sérail, car elle estime qu’ « on ne serait de trop bonne heure de priver une jeune personne des libertés de l’enfance et lui donner une éducation sainte dans les sacrés murs où la pudeur habite. » (lettre LXII)
Zéphis, à côté, n’en paraît que plus transparente, mais elle est également soupçonnée de relations saphiques avec l’esclave Zélide (lettre IV). Le saphisme est ainsi un voile translucide qui brouille l’image de la femme orientale. Les trois premières femmes d’Usbek ne font pas l’objet d’une analyse psychologique fouillée, mais suggèrent déjà la zone d’ombre, la part de mystère de la femme.
Fatmé
Ce mystère s’épaissit encore avec Fatmé, chez qui le désir s’exprime de façon plus violente, plus directe, plus impudique. La lettre VII montre une femme frustrée mais dominée par la passion, rendant problématique la place de la raison, dont on ne sait plus où elle peut se loger lorsque le sentiment devient si lourd, si envahissant.
Roxane
Enfin, Roxane, épouse favorite d’Usbek, est d’emblée mystérieuse. Lorsqu’Usbek lui écrit (lettre XXVI), elle se permet de ne jamais lui répondre. Elle ne se laisse pas posséder par Usbek qui écrit : « Je n’avais pas même une possession tranquille : vous me dérobiez tout ce que vous pouviez de ces charmes et de ces grâces, et j’étais enivré des plus grandes faveurs sans en avoir obtenu les moindres » (lettre XXVI). La chasteté qu’elle affiche se révélera n’être qu’un masque qui cachait sa haine pour son époux et l’amour qu’elle vouait à un autre homme (lettres CXLIX et CLXI). Son suicide et son cri de révolte final lui donneront une dimension héroïque qui n’est pourtant pas dénuée de toute ambiguïté. Sa mort apparaît comme l’ultime acte de sa revendication de liberté. Elle passe par delà tous les interdits de la religion et se libère définitivement de l’empire qu’a Usbek sur elle.
V.4. La lettre de Roxane
Durant l’absence d’Usbek, Roxane sa favorite est surprise avec un amant et dénoncée à son mari. Contre toute attente, celle-ci revendique sa trahison et annonce son suicide dans sa lettre à Usbek.
Roxane est l’épouse la plus vertueuse, la plus fidèle même, étant restée dans le devoir jusqu’à la lettre CLI. Dans cette lettre, Solim informe Usbek que Roxane a été « surprise dans les bras d’un jeune homme », bien sûr aussitôt mis à mort. Roxane commet ici un double crime, la rébellion et l’adultère, à la plus grande surprise son époux Usbek. En effet, la réaction qu’elle eut après leur mariage lui avait laissé croire que la belle et timide Roxane l’aimait et qu’elle était vertueuse. Elle défendit « jusqu’à la dernière extrémité une virginité mourante ». Usbek a cru voir en elle « les transports de l’amour » là où il n’y avait pourtant que « la violence de la haine ». D’ailleurs peut-être qu’Usbek aurait dû se méfier dès le début de cette jeune Roxane, qui n’hésita pas à prendre « un poignard » et menacer d’immoler un époux. L’épouse qu’il croyait être la plus vertueuse se révéla finalement être la plus avide de liberté. La haine qu’elle porte à son « tyran » d’époux la pousse à aller chercher une histoire d’amour contrariée et clandestine, dont le genre épistolaire ne livre que des brides. Lorsque Roxane a demandé « d’aller à la campagne » (CLII), c’était pour retrouver l’un des deux hommes cachés dans la maison isolée. Le « jeune garçon » surpris dans les jardins du sérail s’avère finalement être son amant. Lorsque Roxane évoque dans son ultime lettre l’exécution de son amant, elle utilise seulement quelques mots de formulation hyperbolique, blessants et humiliants pour Usbek, qui, pour la première fois n’apparaît plus en maître incontestable du sérail, mais en époux outragé : « Le seul homme qui me retenait à la vie » (lettre CLXI), « le plus beau sang du monde ». Roxane rend Usbek presque ridicule, de par sa naïveté : « Tu me croyais trompée, mais c’est moi qui te trompais ». Roxane représente ici la liberté, en osant enfreindre les lois du sérail et en tenant tête à son mari. Elle passe par delà tous les codes de comportements de la société de son temps. D'ailleurs, Roxane semble même à certains moments revêtir les habits d’une héroïne philosophe. « Ce langage sans doute te paraît nouveau » : Usbek qui aspirait à un savoir, à une sagesse éclairée, se révèle finalement n’être qu’un « tyran » (beaucoup de ses épouses le dénonceront d’ailleurs dans les quinze dernières lettres). Roxane évoque ses « caprices », ses « fantaisies » et dénonce un pouvoir domestique « arbitraire » et « illimité » (« pendant que tu te permets tout ») fondé sur la « servitude » et la soumission. Sa revendication de liberté ou plutôt son « esprit tenu dans l’indépendance » permet à l’épouse rebelle de s’affranchir de la domination de son mari.
Dès le premier mot de sa lettre : « oui », Roxane affirme sa trahison : c’est un aveu. L’anaphore : « je » au début des phrases qui suivent marque sa volonté à avoir effectué ces actes et elles les revendiquent. Les verbes « j’ai séduit » et « je me suis jouée » soulignent la trahison et n’admettent aucun signe de repentance. L’antithèse « affreux sérail » et « lieu de délices et de plaisirs » montre au sultan qu’elle a réussi là où lui a échoué. Elle veut à tout prix lui révéler leur différence. La question oratoire : « Comment as-tu pu penser que je fusse assez crédule […] ? » révèle sa vraie nature et brise le monde d’illusion dans lequel ils vivaient jusqu’à lors. L’opposition « adorer tes caprices » lui dévoile le faux jeu qu’elle menait depuis le début et Roxane lui avoue enfin ce qu’elle lui reproche : « tu te permets tout ». L’exclamation « Non ! » marque sa révolte et son refus catégorique de la soumission. L’antithèse « servitude » et « libre » révèle une jeune femme qui revendique sa liberté et en général celle des femmes en plus de l’émancipation de la pensée. Roxane continue de briser le monde de l’illusion, du faux, par les deux occurrences du verbe « paraître » et « croire » qui laissent enfin éclater la vérité. Cependant, le personnage féminin admet avoir commis une faute avec la phrase : « ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur » et l’oxymore « profané la vertu », mais elle se délivre de ses péchés par l’écriture de cette lettre. De plus, l’antithèse « amour » et « haine » annonce un préromantisme et creuse encore le fossé qui sépare le sultan de la jeune femme. Enfin, une inversion des rôles se fait ressentir avec le mot « violence » qui souligne la force qui existe en elle. De même, les phrases mesquines « ce langage te paraît nouveau » et « je te forçasse » illustrent la descente du sultan au profit de la montée en puissance du personnage féminin.
Le personnage de Roxane peut également apparaître tragique par son côté sublime révélé par la métaphore « mon ombre s’envole » et l’idée de « sacrifice » et de « souffrances » qu’elle a endurées, suscitant l’admiration du lecteur. Le futur proche « je vais mourir » annonce la certitude d’une fin funeste proche, mais « le poison va couler » dévoile également qu’elle a choisi une mort lente, métaphore du chemin. La question oratoire « Que ferais-je ici […] ? » révèle un personnage en proie à la solitude et qui n’a plus sa place dans le monde. Le paradoxe « le plus beau sang du monde » ainsi que l’euphémisme « le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus » mettent en évidence un éloge de son amant. Le champ lexical de la mort : « mourir », « sang », « sacrifice », « violence », « douleurs », « meurs » n’est pas mis en valeur négativement ; au contraire, il est signe de délivrance pour Roxane. L’énumération finale introduite par la phrase « Mais, c’en est fait » décrit la mort de la jeune femme qui s’affaiblit « jusqu’à la haine » comme si cela relevait de l’irréel, de l’impossible. Ainsi, le sublime de la jeune femme s’élève et la mort l’emporte enfin en lui redonnant sa liberté, accédant enfin aux Lumières.
Le roman de Montesquieu est avant tout un roman dans l’esprit des Lumières, car il dénonce le manque de libertés des femmes à travers le personnage de Roxane avec sa revendication « j’ai toujours été libre ». L’imparfait du subjonctif « tu eusses le droit » montre que la période de « soumission » de Roxane est révolue. Les questions oratoires révèlent un personnage pris de colère qui vide tout ce qu’il a sur le cœur et qui reprend son indépendance. Le sublime avec les mots « courage » et « s’envole » amène à l’élévation du personnage féminin et à l’émancipation des femmes caractéristiques de la période des Lumières et de la pensée philosophes de cette époque. L’adultère de Roxane et la métaphore « les transports de l’amour » expliquent le fait qu’il n’y ait pas de sentiments dans le harem et révèle la cause du libertinage. Le verbe « paraître fidèle » fait éclater la vérité et dévoile une critique, non du libertinage en lui-même, mais de son origine : les faux sentiments, le faux-semblant.
Ainsi, Roxane est un personnage tragique qui affirme sa trahison, mais accepte cette fin funeste à laquelle elle est destinée comme une délivrance. Cette lettre fait d’elle un personnage sublime grâce à son courage et à sa détermination à garder sa liberté. La défense des libertés justement et de l’émancipation des femmes est ainsi présente dans ce roman. Avec ce personnage féminin, Montesquieu donne une représentation bien différente de la femme.
V.5. Le drame du sérail
Pendant que le Persan Usbek se trouve à Paris, dans son sérail à Ispahan se joue un vraie drame. L’absence prolongée du maître tout puissant génère petit à petit parmi les captives du sérail un mouvement de révolte contre les constrictions imposées par leurs tortionnaires et un espoir de retrouver la liberté et le bonheur.
Le drame du sérail (lettres CXLVII à CLXI) révélera qu’en fait Usbek est plein de contradictions. Il rejette haut et fort le despotisme politique, mais règne en tyran dans le domaine privé du sérail. Il tient, en matière de religion et de morale, le discours d’un philosophe pondéré, qui opte pour la modération et le calme, mais les désordres du harem le mettent dans une colère terrible.
Le grand eunuque annonce à Usbek les désordres du harem : les épouses prennent des libertés inouïes, se dévoilant en public ou recevant des hommes :
Zélis, allant il y a quelques jours la mosquée, laissa tomber son voile, et parut presqu’à visage découvert devant tout le peuple.
J’ai trouvé Zachi couchée avec une de ses esclaves, chose si défendue par les lois du sérail.
J’ai surpris, par le plus grand hasard du monde, une lettre que je t’envoie : je n’ai jamais pu découvrir à qui elle était adressée.
Hier au soir, un jeune garçon fut trouvé dans le jardin du serrail, et il se sauva par-dessus les murailles. (lettre CXLVII)
Les choses étant « venues à un état qui ne se peut plus soutenir » (lettre CXLVII), Usbek délivra à son premier eunuque « un pouvoir sans borne sur tout le sérail » (lettre CXLVIII). Usbek lui envoie l’ordre de réprimer durement ces audaces :
Commandez avec d’autorité que moi-même : que la crainte et la terreur marchent avec vous : courez d’appartement en appartement porter les punitions et les châtiments : que tout vive dans la consternation ; que tout fonde en larmes devant vous : interrogez tout le sérail : commencez par les esclaves ; n’épargnez pas mon amour : que tout subisse votre tribunal redoutable : mettez au jour les secrets les plus cachés purifiez ce lieu infâme, et faites-y rentrer la vertu bannie. (lettre CXLVIII)
Mais le grand eunuque meurt et l’esclave Narsit qui le remplace est dépassé par les événements et dupé par les femmes. La lettre de l’esclave Solim qui était le confident du grand eunuque rend Usbek encore plus inquiet :
Tes femmes ne gardent plus aucune retenue : depuis la mort du grand eunuque, il semble que tout leur soit permis : la seule Roxane est restée dans le devoir, et conserve de la modestie. On voit les mœurs se corrompre tous les jours. On ne trouve plus sur le visage de tes femmes cette vertu mâle et sévère qui y régnait autrefois : une joie nouvelle, répandue dans ces lieux, est un témoignage infaillible, selon moi, de quelque satisfaction nouvelle. Dans les plus petites choses, je remarque des libertés jusqu’alors inconnues. Il règne, même parmi tes esclaves, une certaine indolence pour leur devoir, et pour l’observation des règles, qui me surprend ; ils n’ont plus ce zèle ardent pour ton service, qui semblait animer tout le sérail.
Tes femmes ont été huit jours à la campagne, à une de tes maison les plus abandonnée. On dit que l’esclave qui en a soin a été gagné ; et qu’un jour avant qu’elles arrivaient, il avait fait cacher deux hommes dans un réduit de pierre qui est dans la muraille de la principale chambre, d’où ils sortaient le soir, lorsque nous étions retirés. Le vieil eunuque, qui est à présent à notre tête, est un imbécile à qui l’on fait croire tout ce qu’on veut. (lettre CLI)
Usbek confie alors à Solim la charge du sérail, mais demeure maladivement inquiet (lettres CXLVII à CLV). Le châtiment que Solim fait subir aux femmes, pour avoir été différé, n’en est que plus terrible : Roxane, Zachi et Zélis se plaignent des violences exercées à leur égard (lettres CLVI à CLVIII). Ainsi, Zachi et Zélis reçurent « un traitement indigne » (lettre CLVI) et toutes les femmes d’Usbek furent tenues « enfermées chacune » dans leur « appartement » et contraintes de « vivre sous le voile » bien qu’elles y étaient « seules ». La répression sévère de la sexualité des femmes finit par déclencher à la fois un état de libération et de licence au sérail.
C’est alors qu’à lieu un coup de théâtre : Roxane, épouse favorite, a trahi le maître en entretenant une liaison avec un homme (lettre CLIX). Roxane anticipe l’exécution que lui réserve Solim (lettre CLX) en se donnant la mort après avoir écrit une dernière lettre à Usbek où elle dévoile la haine qu’elle ressent pour lui et où elle revendique son droit à la liberté (lettre CLXI).
Montesquieu utilise la fiction de la révolte du sérail pour attirer l’attention sur la situation politique et économique existante en France. La monarchie absolue avait pris les caractères du despotisme. Le despotisme dans la monarchie c’est l’absolutisme de droit divin qui règne en maître sous la forme de Louis XIV dont l’évocation est extrêmement significative : vieillesse d’un monarque usé, idolâtrie des courtisans, arbitraire royal fondé sur des superstitions. Le despotisme est dénoncé par l’intermédiaire de la constatation navrée et impuissante de la passivité des parlements et de la confusion des pouvoirs. D’où l’admiration pour le modèle anglais où les pouvoirs s’équilibrent, avec appel à un gouvernement fraternel, seul propre à assurer l’abondance et l’essor démographique.
Il en est de même pour la religion où le fanatisme est pointé du doigt, puisqu’il est également à l’origine d’une forme de despotisme, fondé sur la base de l’arbitraire. Autre point très critiqué, la vie sociale, qui est considérée comme une comédie grotesque, où chacun doit rester à sa place, derrière son masque d’apparence et d’artifice, ou au contraire en sortir pour mieux écraser les autres.
Aussi, l’équilibre financier et les fortunes étaient bouleversés par le système de Law, le Parlement de Paris était relégué et humilié, la Régence avait accumulé les scandales. Pour l’instant la situation à Paris n’était pas si explosive pour la comparer avec une vraie révolte mais Montesquieu montre que les éléments nécessaires pour arriver à ce qui se passera à la fin du siècle étaient déjà en train de se cristalliser. Le thème du sérail en quête de liberté représente un miroir imaginaire pour les tensions existantes dans la France du début du XVIIIe siècle et un exemple à suivre pour les citoyens révoltés contre les formes autoritaires du pouvoir et assoiffés de la liberté et de la tolérance.
CONCLUSION
L'auteur des Lettres persanes est évidemment l'un des hommes qui ont le plus agi sur le XVIIIe siècle, et, à ce point de vue, son rôle peut être comparé à celui de Voltaire, de Rousseau et de Diderot. Il est au même titre qu'eux un précurseur de la Révolution française. Il a défendu la conquête de la raison, de l'esprit de tolérance et, en politique, la séparation des pouvoirs. Montesquieu paraît être sollicité par deux tendances contraintes. D’une part, il est attiré par les courants intellectuels de son époque. D’autre part, certains aspects de ces mêmes courants, et surtout leur application font naître chez lui de fortes réserves. C’est pourquoi, derrière un certain persiflage se profile l’inquiétude d’un patriote soucieux de l’avenir de son pays, qu’il croit menacé par l’immoralisme de la société de son époque.
Ennemi de tous les despotismes, partisan déclaré de la liberté politique, civile et religieuse, Montesquieu est moins aristocrate que Voltaire et plus tolérant que Diderot. C'est à lui surtout que le monde est redevable du grand mouvement d'opinion, de la révolution, au véritable sens de ce mot, qui a transformé presque partout les monarchies absolues en royautés constitutionnelles ou en républiques parlementaires, et qui a fait prévaloir le système de la séparation des pouvoirs.
Pour Montesquieu, voyager est avant tout une attitude intellectuelle de l’homme éclairé qui, assoiffé du nouveau et de l’étranger, cherche à tout prix à s’ouvrir sur le monde et à se tourner vers autrui, à favoriser les rapports humains, à échanger des opinions, enfin à se communiquer des idées. Voyager ne se réduit absolument pas chez lui à la seule manifestation de la sociabilité de l’homme éclairé. Le déplacement s’avère être pour Montesquieu une étude, voire une prise de position philosophique, une méthode de connaissance parfaite, un moyen infaillible de découvrir l’univers.
Les Lettres persanes sont emblématiques tant en raison du combat qu’elles mènent contre la censure qu’en raison de leur portée critique, des vérités qui y sont mises au jour par le procédé de la satire. Bien entendu, l’intérêt de ce chef-d’oeuvre ne se trouve pas uniquement dans sa capacité à tromper les censeurs ; la portée de ce combat est beaucoup plus grande car il symbolise la volonté d’introduire la tolérance et la liberté dans la société française. Quoique la censure littéraire ne représente qu’une partie de l’oppression, toute la société de l’époque se marque par une ambiance d’intolérance à la fois au niveau intellectuel, religieux, politique, social et moral. Les régimes politiques et religieux en place dictent pour ainsi dire toutes les idées et toutes les actions des citoyens. Il n’est donc pas étonnant que quelqu’un comme Montesquieu essaie de révéler les abus et les travers des hommes au pouvoir : il est propre à ce travail de révélation compte tenu de sa familiarité avec la vie judiciaire et politique en général et ses contacts avec des gens des plus hauts rangs.
Plutôt que de proposer une laborieuse et ennuyeuse dissertation, Montesquieu adopte une tactique éditoriale qui consiste à rendre publique une correspondance par lettres où l'épistolier rend compte, sur le mode narratif, d'histoires anecdotiques, pour mieux lester de réalité l'ouvrage. Les Lettres persanes forment ce qu'on appelle un roman épistolaire qui implique une double énonciation. Ce roman est constitué de lettres qui ne sont pas authentiques, car les personnages sont fictifs. Ces lettres ont une double destination, pour leur destinataire fictif mais aussi pour un lecteur réel, qui est en quelque sorte le second destinataire des lettres.
Jouant avec les allusions, Montesquieu voue ses censeurs à la perplexité et au désespoir ; il est capable d’exprimer des idées audacieuses sans laisser des traces claires et précises. Quoique ses critiques se rendent compte des idées révolutionnaires exprimées dans cet ouvrage, ils ne peuvent pas désigner directement les idées compromettantes. Les quelques passages qu’ils censurent ne suffisent pas à éliminer toute idée subversive et incongrue. Voilà la force de Montesquieu : en insérant tout un réseau d’indications insaisissables quoique assez intelligibles, il veille à ce que son message passe, à ce que les lecteurs saisissent ses critiques.
Le caractère insaisissable de ses indications est dû en grande partie à la variation des techniques mises en œuvre. Ses idées se reflètent à la fois dans les descriptions ironiques, dans les nombreux portraits physiques (stéréotypés), dans les dialogues dans lesquels certains personnages se ridiculisent eux-mêmes, dans les illustrations et anecdotes. Les grands thèmes politiques, religieux, sociaux et moraux ne sont pas faciles d’accès. Montesquieu a compris qu’il fallait varier les propos, les égayer, ranimer ces thèmes graves en les introduisant dans un cadre oriental – l’orientalisme étant très à la mode à l’époque. L’écriture de Montesquieu n’a donc pas seulement une fonction défensive, mais également un rôle provocateur par les idées subversives qu’elle contient.
En faisant un sage mélange de gaieté et de critique, Montesquieu s’assure à la fois de l’intérêt de son public et d’une prise de conscience de sa part. Il établit des analogies multiples, il introduit des renversements, il fait surgir une même idée à la fois au niveau politique, religieux et social, à la fois dans une ambiance privée et publique, à la fois en Occident et en Orient, à la fois dans la réalité et dans la fiction. La dénonciation et l’accusation reviennent à plusieurs reprises, de sorte que le lecteur ne peut presque pas ne pas comprendre.
Lettres persanes est une œuvre qui est également à voir comme un roman enchâssé puisque se déroulent principalement deux histoires dans un seul récit : d’un côté, les deux Persans à Paris qui racontent leurs découvertes et correspondent avec leurs amis à ce sujet, et de l’autre la vie du sérail. Vie parisienne et vie persane coexistent comme si le temps les voyait s’écouler au même rythme, rendant encore plus sensible l’impression de multiplicité, de fusion des mœurs et des coutumes. L’Occident, qui se croyait depuis des millénaires détenteur exclusif d’une vérité universelle, découvre la pluralité des mondes culturels.
La parole est tour à tour aux nobles voyageurs, aux eunuques, aux épouses, aux amis lointains. Le régime de l'ouvrage est celui de la pluralité des consciences, de la diversité des points de vue et des convictions. Les personnages peuvent obéir chacun à leur propre subjectivité, donner libre cours à leur passion ou à leurs préjugés, plaider leur cause avec les arguments, de bonne ou de mauvaise foi, que leur inspire l'humeur du moment.
En confrontant deux civilisations totalement opposées, il montre également à quel point chacune semble étrangère à l’autre, et que le point de vue de chacune importe autant. En ce siècle des Lumières, ces deux visions permettent d’englober l’aspect cosmopolite du monde, et l’ouverture aux autres civilisations qui n’impose pas forcément que des visions négatives. Différents thèmes prédominants sont plus fortement critiqués, et donnent même parfois lieu à des solutions proposées par les deux Persans, et par leur entremise, par Montesquieu lui-même.
La confrontation entre Perse et France, en particulier par leur différence religieuse, culturelle, ou encore politique, est chargée par Montesquieu d’une intention satirique et critique. Tous les travers et les ridicules de la société française de l’époque, mais pas seulement sont montrés du doigt par l’écrivain (ce qui explique pourquoi l’œuvre est d’abord parue dans l’anonymat). Et c’est par le pouvoir de l’ironie sur le langage, les choses et les êtres que se réalise tout autant la satire des mœurs françaises que la réflexion philosophique profonde sur le devenir de l’homme et de la société dans laquelle il vit.
La lecture des Lettres persanes nous a attiré par la variété des matières, par la hardiesse des maximes, la singularité des idées, et le style tantôt léger, tantôt profond. Le genre des lettres est très différent : il y en a de morales, de galantes, de politiques, de badines, de métaphysiques. Le style de Montesquieu est vif, naturel, toujours dans le caractère de ceux qui écrivent.
Nous souhaitons continuer les recherches sur la littérature française du XVIIIe siècle, notamment sur l’œuvre de Montesquieu, pour l’élargissement des connaissances sur l’esprit des Lumières et pour apporter notre vision sur d’autres sujets aussi enrichissants que la présente étude.
Bibliographie
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Montesquieu Charles de Secondat (baron de), Lettres persanes, tome II, chez Arkstée & Merkus., à Amsterdam et à Leipsick, 1758.
Montesquieu, Lettres persanes, édition de George Gusdorf, Le Livre de poche, Paris, 1984.
Montesquieu, Lettres persanes, édition de Jean Starobinski, Seuil, Paris, 1994.
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Tamisey P. Larroque de, « Le journal de Jacques de Secondat », dans Revue critique d’histoire et de littérature, 27 avril 1878.
SOMMAIRE
Introduction ……………………………………………………………………………………1
I. Le mouvement de Lumières au XVIIIe siècle ………………………………………………4
I.1. L’esprit des Lumières en Europe ………………………………………………………….4
I.2. La femme au XVIIIe siècle en France ……………………………………………………7
II. Montesquieu ………………………………………………………………………………11
II.1. Repères biographiques ………………………………………………………………….11
II.2. L’écriture de Montesquieu …………………………………………………………………………………..12
II.3. Les voyages de Montesquieu …………………………………………………………..19
II.4. L’orientalisme …………………………………………………………………………..22
III. Lettres persanes …………………………………………………………………………..24
III.1. Résumé du roman ………………………………………………………………………24
III.2. Structure ………………………………………………………………………………..26
III.3. Le thème de la femme dans le roman …………………………………………………..31
IV. Femme de l’Occident selon Montesquieu ……………………………………………….33
IV. 1. Le regard étranger sur les femmes …………………………………………………….33
IV. 2. Les caprices de la mode ……………………………………………………………….34
IV. 3. Portraits des vieilles dames coquettes …………………………………………………36
V. Femme de l’Orient selon Montesquieu ……………………………………………………39
V.1. Un monde mystérieux …………………………………………………………………..39
V.2. Le roman du sérail ………………………………………………………………………42
V.3. Les épouses d’Usbek ……………………………………………………………………44
V. 4. La lettre de Roxane …………………………………………………………………….46
V.5. Le drame du sérail ………………………………………………………………………48
Conclusion ……………………………………………………………………………………………………………….50
Bibliographie …………………………………………………………………………………………………………….52
Bibliographie
Cadilhon F., « Jean-Baptiste de Secondat, oncle et mentor de Montesquieu », Revue française d’histoire du livre, 76-77, 3e et 4e trimestres 1992.
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