Decodage Et Interpretation Contrastive de La Chute

=== cap I ===

Chapitre 1

1.Preambul

2.Langue, discours et traduction. Traduction et fonction du langage

3.Traductologie comme decodage.

1.Preambul

La Peste, Jonas ou l'artiste au travail et La Chute proposent trois représentations de l'artiste. Grand travaille à son mystérieux manuscrit dont il polit inlassablement la première phrase ; Jonas, peintre à succès, est peu à peu frappé de stérilité ; à Mexico-City, celui qui exerce avec maestria le métier de juge-pénitent fait figurer sur ces cartes: "Jean-Baptiste Clamence, comédien". Tous pourraient faire leur l'énigmatique mot inscrit par Jonas sur la toile blanche: "solitaire ou solidaire". Le solitaire petit employé de bureau de La Peste choisit tout naturellement et très modestement la solidarité. Envahi par les siens, famille, amis, élèves ou simples connaissances, Jonas finit par se bâtir une solitude haut perchée. Quant à Clamence, avocat "assez connu", spécialiste des "nobles causes", apprécié pour sa courtoisie et sa générosité, il quitte Paris, "un vrai trompe-l'œil", pour les brumes d'Amsterdam, à la suite d'un "plongeon rentré" qui lui a laissé "d'étranges courbatures". Tous sont victimes d'une chute, réelle ou métaphorique. Atteint par la peste, Grand "tourna sur lui-même et tomba sur le trottoir glacé" ; réfugié dans sa soupente, Jonas contemple son étoile "et il la regardait encore lorsqu'il tomba, sans bruit" ; pour Clamence, "la chute se produit à l'aube". Pour Camus, l'homme et l'artiste ne font qu'un. La composante autobiographique de chacun des personnages est indéniable. Les difficultés stylistiques de Grand renvoient ainsi à celles de l'écrivain peinant à achever son roman tandis que Camus-Jonas, prisonnier de sa légende, rompt avec elle en écrivant La Chute. Les liens qui unissent les trois héros permettent de se demander quelle est la place de l'artiste à la fois dans l'œuvre de Camus et dans le monde moderne et si la stérilité ne le guette pas.

L’objectif de cette communication est de s’appuyer sur la définition plurielle que le dictionnaire donne du mot "art" pour l’appliquer à la lecture de La Chute de Camus et à l’analyse de son principal personnage, Jean-Baptiste. Façon d’être, talent, ensemble d’œuvres esthétiques qui font sens et acte créateur qui leur a donné naissance, l’art est devenu un absolu alors même qu’il ne cesse d’être entaché d’un soupçon de tromperie. On saisit d’emblée combien le récit de Camus se nourrit de cette ambivalence entre la création et le mensonge et combien il génère des effets de sens. La lecture de La Chute révèle ainsi les multiples usages fallacieux de l’art et de la culture légitime effectués par Clamence qui met son habileté rhétorique d’avocat au service d’une imposture perverse. Face à cet usage malhonnête du langage et de la culture, Camus dessine cependant un envers du décor, un négatif, une promesse de pardon qui est aussi une esthétique. A la logorrhée de Clamence, il oppose en effet le mystère silencieux de la peinture de Van Eyck qui vaut d’être interrogé plus avant. Loin d’être une péripétie anecdotique, la référence au vol du tableau doit être creusée tant dans sa symbolique que dans ses motifs déclinés tout au long du récit. Les allusions à Van Eyck organisent par un réseau d’échos une lecture singulière du récit. L’art s’y montre comme une tentative toujours recommencée d’approcher l’énigme de la présence au monde et d’une vérité invisible susceptible pourtant d’orienter toute une vie. Ecrit sous le signe de Van Eyck, La Chute est l’envers de L’Agneau mystique, une image inversée de la rédemption, qui bruisse de l’espoir d’un dialogue avec le lecteur/spectateur et d’un rêve de paradis perdu.

2.Langue, discours et traduction. Traduction et fonction du langage

2.1. D’une fonction du langage à un archétype discursif

2.2. L’interpellation, acte de parole et unité conversationnelle

2.3. Espace interactif et deixis fictionnelle

2.4. Inscription du dialogue dans le discours monologal

2.5. L’interpellation comme stratégie discursive

La présente contribution se propose d’examiner la fonction textuelle et discursive de l’interpellation dans le roman La chute d’A.Camus : son rôle dans la construction d’une figure d’allocutaire qui représente à la fois l’interlocuteur fictif du narrateur-personnage et une projection du lecteur.

On s’intéressera également aux rapports complexes que l’interpellation entretient avec le dialogisme, notamment avec la diaphonie, qui confère à l’allocutaire une présence effective dans la fiction (secondaire). Il y est présent non seulement à travers les diverses marques allocutives mais aussi par la manière dont se construit le discours qui lui est adressé.

Le fait que l’interpellation s’associe organiquement à un dialogisme marqué assigne au discours romanesque une structure d’échange (au sens de Roulet et alii 1985), inscrivant ainsi un discours à priori monologique dans une relation interlocutive et par là dans un espace interactif ayant son propre système de référence (cf. Vion 1992).

Dans la mesure où elle débouche sur une interaction verbale aplatie (car reposant essentiellement sur la diaphonie et sur le recipient designed) l’interpellation engendre une structure textuelle-discursive qui sert de déclencheur et de cadre scénographique (au sens de Maingueneau 2003), i.e. de mise en scène au discours narratif proprement dit.

Avant de passer à l’analyse de texte, on va procéder à une approche théorique portant sur les rapports de l’interpellation avec la fonction conative de Jakobson (1970), avec la catégorie d’intimation de Benveniste (1974) et avec le mode discursif allocutif de Charaudeau (1983). Cette démarche, qui nous fait passer d’une fonction du langage à un archétype discursif, nous amène inévitablement à l’une des questions centrales du colloque : l’interpellation est-elle ou non un acte de langage ?

2.1. D’une fonction du langage à un archétype discursif

Si le schéma de l’acte de communication, tel qu’il a été conçu par Jakobson en 1960, a fait l’objet de quelques sérieuses critiques, sa théorie des fonctions du langage garde encore son actualité, à en juger du moins d’après le rôle qu’on lui attribue dans les diverses typologies des textes ou des discours.

L’interpellation relève dans un premier temps de la fonction conative. Centrée sur le destinataire du message, celle-ci « trouve son expression grammaticale la plus pure dans le vocatif et l’impératif », qui, sur le plan morphosyntaxique et même phonologique, « s’écartent des autres catégories nominales et verbales » (Jakobson 1970 : 216). L’opposition que postulait Jakobson entre phrases impératives et phrases déclaratives préfigure et précède de près la première distinction de Austin entre énoncé performatif et énoncé constatif.

Dans la mesure où, comme on le verra plus loin, l’interpellation sert aussi à établir un contact avec un destinataire proche ou éloigné, elle nous semble participer aussi de la fonction phatique. Dans la pragmatique de l’interaction verbale on désigne sous le nom de phatiques les marqueurs discursifs qui assurent, en tandem avec les régulateurs, le maintien du contact avec l’autre et par là les mécanismes de « synchronisation interactionnelle » (cf. Kerbrat-Orecchioni 1990).

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Dans un article, considéré aujourd’hui comme le programme de la théorie de l’énonciation, Émile Benveniste (1974 : 85) pose le « cadre figuratif de l’énonciation » qui fonde la structure du dialogue. Celle-ci suppose deux « figures en position de partenaires » qui assument alternativement le rôle de protagonistes de l’énonciation.

Parmi les grandes fonctions syntaxiques et discursives dont se sert l’énonciateur pour influencer de quelque manière le comportement de l’allocutaire, l’intimation occupe une place importante car elle suppose « un rapport vivant et immédiat de l’énonciateur à l’autre dans une référence nécessaire au temps de l’énonciation » (Benveniste 1974 : 84). Quelle que soit la forme qu’elle revêt (ordre ou appel, impératif ou vocatif), l’intimation a partie liée avec l’interpellation.

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Avec les « appareils langagiers » de Charaudeau (1983), on passe des fonctions du langage à ce que Bronckart appellera en 1993 « architypes discursifs ». Le modèle de Charaudeau comporte trois volets : énonciatif, argumentatif et narratif.

L’appareil énonciatif, où s’organisent les places et le statut des protagonistes et où se définissent leurs rapports et leur image de parole correspond au discours interactif de Bronckart. L’appareil argumentatif, où s’organise l’univers de discours en opérations de pensée de type cognitif correspond au discours expositif-théorique. L’appareil narratif, où s’organise l’univers de discours du point de vue des actions et des qualifications humaines renvoie chez Bronckart à deux architypes : le récit et la narration.

Le modèle de Charaudeau hérite aussi bien du modèle de Benveniste que de celui de Jakobson. Son appareil énonciatif renferme quatre composantes définies non comme un répertoire de marques linguistiques ou d’actes de parole mais « en termes de comportements langagiers » (Charaudeau 1983 : 60).

L’énonciatif polémique spécifie un comportement allocutif centré sur le sujet destinataire (TUd) ; l’énonciatif situationnel est un comportement élocutif centré sur le sujet énonciateur (JEé) ; l’énonciatif textuel et intertextuel dénotent tous les deux un comportement délocutif centré sur le propos énoncé (ILx). C’est l’énonciatif polémique qui nous intéresse pour l’étude de l’interpellation.

Charaudeau appelle cette composante « polémique » parce qu’elle dit quelque chose sur le rapport JE-TU (en prise directe l’un sur l’autre) mais aussi sur chacun de ces sujets en particulier : sur le TUd, qui se voit imposer l’univers de discours du JEé par le biais d’un contrat d’exécution, de même que sur le JEé auquel elle assigne une position d’autorité, qui varie selon le type de modalisation spécifiant ce comportement.

Les trois classes de modalisation qui spécifient le comportement allocutif sont :

l’injonctif, qui définit le rapport JE-TU comme « comminatoire », c’est-à-dire qu’il donne au JEé un statut d’autorité absolue et au TUd un statut de soumission ;

le discriminatif, qui définit le rapport JE-TU comme « interpellatif », c’est-à-dire qu’il donne au JEé un statut d’autorité (le droit à interpeller) et au TUd un statut de sujet discriminé parmi un ensemble d’individus et désigné comme destinataire impliqué dans un rapport au JEé ;

enfin le sollicitatif, qui définit le rapport JE-TU comme une « demande de dire », c’est-à-dire qu’il donne au JEé le double statut de désir de savoir et d’autorité (le droit de questionner) et au TUd le double statut de possesseur du savoir et de soumission (obligation de répondre).

Ces modalisations peuvent se combiner entre elles pour donner naissance à différentes modalités illocutoires impliquant chacune un certain cadre énonciatif. Un seul et même acte peut donc combiner deux ou trois composantes de l’appareil énonciatif : l’ordre ou l’avertissement peuvent inclure un discriminatif et un injonctif alors qu’une demande d’information peut combiner un discriminatif et un sollicitatif.

Si le terme « interpellatif » sert ici à caractériser le rapport de places qui sous-tend la modalisation discriminative, les exemples illustrant cette modalisation combinent un appel et une injonction : Hép ! Vous, là-bas ! ; S’il vous plaît, monsieur le Directeur !

2.2. L’interpellation, acte de parole et unité conversationnelle

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Nous partirons de cette conception de l’acte de parole pour distinguer :

un sens restreint, où l’interpellation se définit comme un acte d’autorité, un sous-type d’acte directif associé à un contrat d’exécution ;

un sens large où elle se définit comme une modalité d’établir un contact par la parole, une modalité discursive qui convertit un injonctif ou un sollicitatif en phatique.

Selon le Nouveau Petit Robert (2007), interpellation peut désigner depuis 1789 une demande d’explication adressée au gouvernement par un membre du Parlement en séance publique (ex.1) ou une sommation adressée par un agent de police à un passant lors d’un contrôle d’identité (ex.2). Sont à considérer également comme des actes d’autorité les appels par lesquels l’enseignant sollicite l’attention ou la participation des élèves, de même que les diverses injonctions servant de rappel à l’ordre (ex.3).

(1) Confirmez-vous, monsieur le Premier ministre qu’il ne s’agit pas d’un contrat à durée indéterminée mais d’un contrat à licenciement permanent ?

(question concernant le CPE posée par le député socialiste Alain Vidalies dans la séance du 7 février 2006 de l’Assemblée Nationale, apud Sandré 2008)

(2) Hé, vous, là-bas, vos papiers s’il vous plaît ! (exemple forgé)

(3) Attention tout le monde, c’est un jeu de mémoire !

Vous écoutez et moi je vous l’explique, hein !

Qui peut me dire comment ça se dit en anglais ? Natacha ! (exemples tirés de Rabatel 2004)

Au sens large, interpeller signifie « adresser brusquement la parole à quelqu’un pour interroger, insulter » (syn. apostropher, appeler) » (NPR 2007 : 1357). Les exemples donnés par le NPR en guise d’illustration :

(4) Tout le monde se rencontrait, s’interpellait et conversait (Camus)

Les jeunes gens interpellant les filles… (Aragon).

Il s’agirait donc, selon cette acception, d’un ensemble d’actes qui combinent une apostrophe et une question ou une apostrophe et une invitation et qui servent à établir de manière intempestive un contact avec autrui, quel que soit le degré de connaissance ou les rapports affectifs et sans qu’intervienne un rapport d’autorité.

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Dans la perspective d’une approche interactionnelle, nous proposons de définir l’interpellation, à partir de cette deuxième acception, comme une unité conversationnelle, plus exactement comme une intervention initiative du type préséquence qui inclut, à part l’apostrophe, une demande d’information, de permission, d’excuse ou autre.

Selon la conception de Moeschler (1985: 98), qui s’inspire là de Shlegoff et de Levinson, la préséquence est une fonction interactive qui vise à « rendre acceptable, légitime interactionnellement et contextuellement l’acte directeur ». A la différence des préliminaires et des préparations, qui sont des fonctions orientées du point de vue illocutoire ou argumentatif, les préséquences ne donnent aucune indication sur la nature de l’acte directeur.

Ainsi, dans une intervention initiative comme celle que cite Moeschler : « Excusez-moi, monsieur. Est-ce que vous avez l’heure ? » l’acte d’excuse ne ferait qu’annoncer une activité réparatrice sans spécifier la nature de l’acte réparateur. Son rôle est avant tout d’atténuer l’intrusion territoriale liée à l’énonciation de la requête.

Mais supposons que l’échange ne s’arrête pas une fois qu’il aura atteint la structure prototypique réparation/ satisfaction/ appréciation et qu’il se fasse suivre d’autres échanges, donnant lieu à tout un épisode conversationnel. Envisagée rétroactivement à ce niveau, l’intervention initiative citée par Moeschler acquiert dans sa totalité une fonction de préséquence.

L’incipit de La chute illustre parfaitement cette troisième acception du terme interpellation : « Puis-je, monsieur, vous proposer mes services sans risquer d’être importun ? ». C’est une interpellation au sens générique du terme : ‘adresser brusquement la parole à quelqu’un pour interroger’ (cf. Nouveau Petit Robert, 2007 : 1352).

Même si l’interrogation n’est ici qu’un acte primitif servant, en relation avec le verbe modal et le performatif, à construire un acte dérivé d’offre de service, elle reste une forme de discours intempestif qui abolit l’équilibre interactionnel et met en danger les faces des interlocuteurs.

Le protagoniste du roman, Jean-Baptiste Clamence, juge pénitent, vivant depuis dix ans à Amsterdam, propose à l’inconnu qu’il rencontre dans un bar de lui servir d’interprète auprès du gérant de l’établissement. Il interpelle son compatriote d’une manière aussi polie que possible, pour réduire les risques auxquels il s’expose :

(5) Puis-je, mo nsieur, vous proposer mes services sans risquer d’être importun? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l’estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement. Il ne parle, en effet, que le hollandais. A moins que vous ne m’autorisiez à plaider votre cause, il ne devinera pas que vous désirez du genièvre. Voilà, j’ose espérer qu‘il m’a compris; ce hochement de tête doit signifier qu’il se rend à mes arguments. Il y va, en effet, il se hâte, avec une sage lenteur. Vous avez de la chance, il n’a pas grogné […] Mais je me retire, monsieur, heureux de vous avoir obligé. Je vous remercie et j’accepterais si j’étais sûr de ne pas jouer les fâcheux. Vous êtes trop bon. J’installerai donc mon verre auprès du vôtre.

La préséquence d’interpellation correspond au premier énoncé et inclut une apostrophe et un acte d’offre associé à une demande de permission.

Il est intéressant de s’arrêter un peu sur les moyens dont se sert le locuteur pour parer aux effets négatifs de son interpellation : d’abord l’indirection (l’offre se joint à une demande de permission revêtant la forme d’une interrogation), puis le désarmeur sans risquer d’être importun, qui contient le présupposé « je ne veux pas être importun », ensuite la justification (« Je crains que vous ne sachiez… ») suivie immédiatement d’une explication (« Il ne parle, en effet, que le hollandais »). Enfin, les formules de politesse : à commencer par l’appellatif déférent et les tournures au subjonctif qui relèvent d’un style châtié légèrement emphatique.

Comme on peut le constater, l’interpellation est une modalité discursive qui va au-delà du simple appel à l’autre, englobant une requête et une demande d’excuse ou une requête et une justification. La préséquence qu’elle engendre est plus qu’une manière de s’adresser à l’autre pour lui demander quelque chose, c’est une manière d’entamer la conversation, d’établir une relation par la parole.

En effet, elle donne lieu dans la Chute à un long entretien qui montre que pour une nature communicative comme celle du protagoniste toute occasion de s’entretenir avec un « homme d’esprit » est une bonne aubaine. A en juger d’après les thèmes abordés, la conversation est éminemment orientée vers la construction d’une relation interpersonnelle.

Elle débute sous le signe de la gratuité absolue et glisse imperceptiblement du gérant du bar, affublé de l’aimable sobriquet de « gorille » à la ville d’Amsterdam et au caractère des Hollandais. Mais ce thème s’avère en fait un prétexte pour parler de Paris et de ses habitants. C’est là un objet de discours susceptible de rapprocher les deux personnages, même si le protagoniste adopte en parlant de ses compatriotes un ton d’ironie cinglante.

(6) Ferez-vous un long séjour à Amsterdam? Belle ville, n’est-ce pas? Fascinante? Voilà un adjectif que je n’ai pas entendu depuis longtemps. Depuis que j’ai quitté Paris, il y a des années de cela. […] Paris est un vrai trompe-l’oeil, un superbe décor habité par quatre millions de silhouettes. Près de cinq millions, au dernier recensement? Allons, ils auront fait des petits. Je ne m’en étonnerai pas. Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs: les idées et la fornication. A tort et à travers, pour ainsi dire. Gardons-nous, d’ailleurs, de les condamner; ils ne sont pas les seuls, toute l’Europe en est là […]

Les Hollandais, oh non, ils sont beaucoup moins modernes. Que font-ils? Eh bien, ces messieurs-là vivent du travail de ces dames-là. Ce sont d’ailleurs, mâles et femelles, de fortes bourgeoises créatures […] De temps en temps ces messieurs jouent du couteau ou du revolver, mais ne croyez pas qu’ils y tiennent. Le rôle l’exige, voilà tout…

L’échange suivant est celui des présentations ; l’appellatif « docteur » qu’on vient de lui adresser est pour le protagoniste une occasion de dévoiler enfin son identité. Même si l’identité de l’autre se laisse attendre, c’est là un moment important pour la construction de la relation interpersonnelle. Tout en sachant qu’il convient de respecter la discrétion de son compatriote, Jean-Baptiste Clamence ne pourra pas s’empêcher de lui adresser deux questions des plus indiscrètes.

(7) On nous apporte enfin notre genièvre. A votre prospérité. Oui, le gorille a ouvert la bouche pour m’appeler docteur (…) Au demeurant, je ne suis pas médecin. Si vous voulez le savoir, j’étais avocat avant de venir ici. Maintenant, je suis juge-pénitent.Mais permettez-moi de me présenter : Jean-Baptiste Clamence, pour vous servir. Heureux de vous connaître. Vous êtes sans doute dans les affaires? A peu près? Excellente réponse ! Judicieuse aussi ; nous ne sommes qu’à peu près en toutes choses (…) Permettez-moi de vous poser deux questions et n’y répondez que si vous ne les jugez pas indiscrètes. Possédez-vous des richesses ? Quelques-unes ? Bon. Les avez-vous partagées avec les pauvres? Non. Vous êtes donc ce que j’appelle un saducéen. Si vous n’avez pas pratiqué les Ecritures, je reconnais que vous n’en serez pas plus avancé. Cela vous avance? Vous connaissez donc les Ecritures? Décidément, vous m’intéressez.

L’incipit du roman La chute sert à introduire, avant que ne se mette en place le discours diégétique, une figure d’allocutaire où il est impossible de ne pas entrevoir un avatar du lecteur lui-même. Le premier énoncé du texte peut très bien passer pour le discours interpellatif générique qu’un écrivain adresse d’emblée au lecteur en guise de captatio benevolentiae.

Ce discours construit aussi et surtout une figure de locuteur : l’ethos d’un homme habitué à manier les phrases, ethos d’un orateur au plein sens du terme, esprit cultivé et raffiné mais ironique et moqueur. L’autoironie est du reste la modalité indirecte que le protagoniste choisit dès le début pour se présenter à son interlocuteur : « A moins que vous ne m’autorisiez à plaider votre cause, il ne devinera pas que vous désirez du genièvre. Voilà […] ce hochement de tête doit signifier qu’il se rendàmes arguments ». Les expressions en italique, de même que le style châtié et prétentieux jouent d’emblée un rôle décisif dans la construction de l’ethos.

2.3. Espace interactif et deixis fictionnelle

*

Mais une relation interlocutive est inséparable d’un contexte d’énonciation qui, bien que ne bénéficiant d’aucune description, est tout aussi présent dans le texte que les deux acteurs. Le contexte est introduit par un procédé du type showing, car il se construit par le biais de la référence associée au champ cognitif-perceptif du locuteur et de l’allocutaire.

Toute une série d’éléments concourent dans l’incipit du roman à mettre en place une situation dont les deux protagonistes sont partie prenante : la description définie l’estimable gorille, les déictiques spatiaux cet établissement, ce hochement de tête, voilà et les déictiques temporels : présent actuel (puis-je, je crains, vous désirez, j’ose espérer, il se rend, il y va, il se hâte), passé composé (il m’a compris) et futur simple (il ne devinera pas).

À mesure que la conversation avance, le cadre situationnel se précise et s’élargit grâce la multiplication des déictiques personnels, spatiaux et temporels. Le moment où les deux compatriotes sont sur le point de se séparer, après avoir bu un second verre, mériterait lui aussi notre attention, car il s’amorce toujours par une interpellation :

(8) Vous partez déjà ? Pardonnez-moi de vous avoir peut-être retenu. Avec votre permission, vous ne paierez pas. Vous êtes chez moi à Mexico-City, j’ai été particulièrement heureux de vous y accueillir. Je serai certainement ici demain, comme les autres soirs et j’accepterai avec reconnaissance votre invitation. Votre chemin… Eh bien…Mais verriez-vous un inconvénient, ce serait le plus simple, à ce que je vous accompagne jusqu’au port ? De là, en contournant le quartier juif, vous trouverez ces belles avenues où défilent des tramways chargés de fleurs et de musiques tonitruantes. Votre hôtel est sur l’une d’elles, le Damrak. Après vous, je vous en prie.

Il est évident que la question de J.B.Clamence enchaîne sur du non verbal : son interlocuteur s’apprête à partir, peut-être qu’il se lève déjà.

La demande d’excuse se fait suivre d’un acte complexe qui ne fait que rééditer l’interpellation du début : offre assortie d’une demande de permission. En échange, la promesse je serai certainement ici demain, enchaîne selon toute évidence sur une intervention implicite de l’interlocuteur qui voulait savoir quand il pourrait prendre sa revanche.

Le fragment d’énoncé votre chemin annonce un changement de décor dont les grandes lignes se dessinent déjà grâce aux descriptions définies le port, le quartier juif, ces belles avenues, le Damrak. L’énoncé inachevé reprend en écho une demande d’information, qui suscite de la part du narrateur une nouvelle offre associée à une demande (indirecte) de permission : « mais verriez-vous un inconvénient à ce que je vous accompagne… ? »

Mais est ici non seulement un inverseur argumentatif signalant que l’énoncé qu’il introduit s’oppose aux conclusions qu’on pourrait retirer de votre chemin…eh bien où se joignent la fin d’une question et l’amorce d’une réponse. Mais est aussi un connecteur pragmatique reliant par-delà les actes de parole deux comportements opposés du narrateur : l’intention de quitter l’étranger, après l’avoir renseigné sur son chemin, et l’offre de l’accompagner jusqu’au port et de continuer la conversation. C’est un mais analogue à celui qu’il avait utilisé au début pour annoncer son intention de se retirer, contredite peu après par la décision d’accepter l’invitation de l’autre.

*

La construction du site, qu’il s’agisse du Mexico-City, des rues d’Amsterdam, de l’île de Marken, du lac de Zuyderzee ou, pour finir, de la chambre même du protagoniste, se réalise par des actes de référence composant et simulant a first person thinking reference (cf. Castañeda 1989). L’univers référentiel associé à l’espace interactif s’organise en fonction du champ cognitif et perceptif des deux protagonistes ; plus exactement, les actes de référence prennent pour origine le ToSo de la situation d’énonciation représentée par le texte, de sorte que la perspective du locuteur devient la perspective commune des deux participants.

On voit ainsi se mettre en place une deixis fictionnelle, i.e. une deixis de la fiction secondaire, ancrée dans la temporalité de l’acte de narration. C’est le système de référence que se donne la scène d’énonciation narrative (cadre scénographique) construite par le texte (cf. Maingueneau 1987 et 2003). C’est une deixis empathique ancrée dans un éternel présent qui s’actualise à travers l’acte de lecture. Par le biais du contrat de fiction, le lecteur se voit imposer ainsi l’univers de discours et l’univers référentiel du narrateur, qu’il finit par intégrer par un mécanisme d’exotopie réceptive (cf. Bakhtine 1978).

Le passage le plus intéressant à cet égard nous semble le voyage à l’île de Marken et la description du Zuyderzee.

(9) Un village de poupée, ne trouvez-vous pas ? Le pittoresque ne lui a pas été épargné ! Mais je ne vous ai pas conduit dans cette île pour le pittoresque, cher ami. Tout le monde peut vous faire admirer des coiffes, des sabots […] Je suis un des rares à pouvoir vous montrer ce qu’il y a d’important ici.

Nous atteignons la digue. Il faut la suivre pour être aussi loin que possible de ces trop gracieuses maisons. Asseyons-nous, je vous en prie. Qu’en dites-vous ? Voilà, n’est-ce pas, le plus beau des paysages négatifs. Voyez, à notre gauche, ce tas de cendres qu’on appelle ici une dune, la digue grise à notre droite, la grève livide à nos pieds et, devant nous, la mer couleur de lessive faible, le vaste ciel où se reflètent les eaux blêmes […] N’est-ce pas l’effacement universel, le néant sensible aux yeux ? Pas d’hommes, surtout pas d’hommes ! Vous et moi, seulement, devant la planète enfin déserte !

On a là une illustration des plus spectaculaires de la mise en scène du discours narratif.

L’interpellation s’associe à un mode discursif allocutif contenant des demandes de dire, notamment des demandes de confirmation (ne trouvez-vous pas, n’est-ce pas) mais aussi des demandes de faire : asseyons-nous, voyez. La deixis empathique repose ici sur trois séries d’éléments : thématisation d’une entité non verbale (image visuelle), recours au PR actuel et aux marques indexicales (descriptions définies, SN démonstratifs, déictiques spatiaux).

Ce genre de séquences descriptives construit ainsi ce qu’on pourrait appeler un point de vue partagé, c’est-à-dire une perception/pensée attribuée au couple narrateur/narrataire, contribuant de façon décisive à activer les mécanismes d’identification empathique du lecteur avec le narrataire.

2.4. Inscription du dialogue dans le discours monologal

L’effet le plus intéressant de l’interpellation est le dialogisme marqué, qui imprime au discours romanesque – traditionnellement monologique – une structure d’échange.

Selon Bakhtine (1977, 1978), tout discours, même monologal, présente un dialogisme constitutif qu’il appelle dialogisation interne. L’originalité de ce discours romanesque réside en ce qu’il force les limites de la dialogisation interne jusqu’au point où elle côtoie la dialogisation externe. La chute construit un discours monologal qui ne se borne pas à réagir à un discours étranger sur le mode de la confirmation ou de la réfutation.

Tantôt il s’applique à reconstruire le discours étranger par des reprises diaphoniques (dialogisme interdiscursif), tantôt il entreprend de le provoquer par des interpellations, des injonctions ou des questions (dialogisme interlocutif, cf. Bakhtine 1978). A ces procédés s’ajoutent des marqueurs typiquement dialogaux : des phatiques (allons, tenez, voyons, n’est-cepas, voyez-vous, voulez-vous) et des régulateurs (oui, bon bon, vous avez raison). Le discours monologal arrive ainsi à mettre en scène un dialogue.

En effet, les trois premières pages du roman se laissent diviser en plusieurs séquences comportant chacune une structure d’échange. Dans les termes de Roulet et alii (1985), les constituants immédiats qui se dégagent du texte sont des interventions constitutives d’échange liées par des fonctions illocutoires initiative et réactive, ce qui permet de procéder à un découpage dialogal.

(5’)

L : Puis-je, monsieur, vous proposer mes services sans risquer d’être importun? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l’estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement.

A : Il ne parle pas français ?

L : Il ne parle, en effet, que le hollandais. A moins que vous ne m’autorisiez à plaider votre cause, il ne devinera pas que vous désirez du genièvre. Voilà, j’ose espérer qu‘il m’a compris; ce hochement de tête doit signifier qu’il se rend à mes arguments […] Mais je me retire, monsieur, heureux de vous avoir obligé. A : Venez vous installer là, si vous voulez !

L : Je vous remercie et j’accepterais si j’étais sûr de ne pas jouer les fâcheux.

A : Vous ne m’importunez pas, au contraire.

L : Vous êtes trop bon. J’installerai donc mon verre auprès du vôtre.

(6’)

L : Ferez-vous un long séjour à Amsterdam? Belle ville, n’est-ce pas?

A : Fascinante

L : Voilà un adjectif que je n’ai pas entendu depuis longtemps. Depuis que j’ai quitté Paris, il y a des années de cela. […] Paris est un vrai trompe-l’oeil, un superbe décor habité par quatre millions de silhouettes.

A : Près de cinq millions, au dernier recensement.

L : Allons, ils auront fait des petits. Je ne m’en étonnerai pas. Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs: les idées et la fornication. A tort et à travers, pour ainsi dire. Gardons-nous, d’ailleurs, de les condamner; ils ne sont pas les seuls, toute l’Europe en est là […]A : Les Hollandais aussi ?

L : Les Hollandais, oh non, ils sont beaucoup moins modernes.

A : Que font-ils ?

L : Eh bien, ces messieurs-là vivent du travail de ces dames-là. Ce sont d’ailleurs, mâles et femelles, de fortes bourgeoises créatures […] De temps en temps ces messieurs jouent du couteau ou du revolver, mais ne croyez pas qu’ils y tiennent. Le rôle l’exige, voilà tout […] Ceci dit, je les trouve plus moraux que les autres, ceux qui tuent en famille, à l’usure. N’avez-vous pas remarqué que notre société s’est organisée pour ce genre de liquidation ?

(7’)

L : On nous apporte enfin notre genièvre. A votre prospérité.

A : Le gorille a ouvert la bouche pour vous appeler docteur.

L : Oui […] Au demeurant, je ne suis pas médecin. Si vous voulez le savoir, j’étais avocat avant de venir ici. Maintenant, je suis juge-pénitent. Mais permettez-moi de me présenter: Jean-Baptiste Clamence, pour vous servir. Heureux de vous connaître. Vous êtes sans doute dans les affaires?

A : A peu près.

L : Excellente réponse! Judicieuse aussi; nous ne sommes qu’à peu près en toutes choses […] Permettez-moi de vous poser deux questions et n’y répondez que si vous ne les jugez pas indiscrètes. Possédez-vous des richesses?A: Quelques-unes.

L : Bon. Les avez-vous partagées avec les pauvres ?

A : Non.

L : Vous êtes donc ce que j’appelle un saducéen. Si vous n’avez pas pratiqué les Ecritures, je reconnais que vous n’en serez pas plus avancé.

A : Mais si, cela m’avance.

L : Vous connaissez donc les Ecritures? Décidément, vous m’intéressez.

Chaque séquence s’amorce par une interpellation (offre de service, question, vœu) qui suscite à chaque fois chez l’allocutaire une réaction verbale ou non verbale dont le discours du narrateur fixe la trace. La diaphonie consiste, selon Roulet et alii (1985 : 71) à reprendre et à « réinterpréter dans son propre discours la parole du destinataire pour mieux enchaîner sur celle-ci ».

Il convient de distinguer ici reprises diaphoniques et réactions à un discours implicite. Les reprises, qui sont de loin la stratégie dominante, sont repérables dans les trois séquences : en (5) « il ne parle en effet que le hollandais », en (6) « fascinante », « que font-ils » et surtout en (7) « à peu près », « quelques-unes », « non », « cela vous avance ». Les réactions à un discours implicite se réduisent à deux occurrences : « je vous remercie » et « vous êtes trop bon », toutes les deux dans la séquence (5).

Ces procédés concourent non seulement à simuler un dialogue parfaitement cohérent mais aussi à susciter et à relancer le discours narratif. Le dialogisme marqué intervient de manière décisive dans la construction d’un espace interactif fictionnel qui sert de déclencheur et de dispositif scénique au discours narratif.

2.5. L’interpellation comme stratégie discursive

On a pu constater que l’interpellation joue un rôle important dans la construction d’une figure de locuteur et d’allocutaire, dans la mise en place d’une relation interlocutive inséparable d’un référentiel énonciatif et par-dessus tout dans la mise en place d’un discours dont les structures dialogiques frisent de près les structures dialogales.

Ce qui amène à conclure que l’interpellation et le mode discursif allocutif qu’elle engendre ont dans La chute d’A.Camus une fonction structurante. D’une part ils mettent en place un dispositif textuel-discursif servant de déclencheur et de cadre scénographique au discours narratif proprement dit. D’autre part, ils servent à relancer le discours narratif d’une séquence à l’autre et d’un chapitre à l’autre contribuant ainsi à ponctuer et à structurer le texte du roman.

La fonction structurante de cette stratégie discursive joue selon nous à trois niveaux :

le mode allocutif avec tout ce qu’il suppose (adresse directe, actualisation de la relation interlocutive, référence au contexte, simulation de l’échange) a le rôle de marquer le changement de plan discursif : de la fiction secondaire à la fiction principale et vice versa ;

au cadre de la fiction secondaire, chaque préséquence interpellative a le rôle de préparer et de légitimer la poursuite du récit-confession, qui est une activité à risque. Les préséquences, le

mode allocutif et la dialogisation sont des stratégies destinées à favoriser l’entrée en confidence et le déploiement de cette activité discursive ;

la préséquence interpellative et le mode allocutif jouent un rôle important dans l’organisation même du texte : dans la division et le marquage des épisodes et du plan global de texte. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner brièvement les incipits de chaque unité textuelle (ou chapitre).

Chaque chapitre s’ouvre par une interpellation, à l’exception du dernier, qui s’achève par une telle séquence. On va les reprendre chacun par leur numéro.

1. Début : Puis-je, monsieur, vous proposer mes services sans risquer d’être importun? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l’estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement.

2. Début : Qu’est-ce qu’un juge pénitent ? Ah ! je vous ai intrigué avec cette histoire. Je n’y mettais aucune malice, croyez-le, et je peux m’expliquer plus clairement.

Si le premier chapitre s’amorce par l’offre de service que Jean-Baptiste Clamence fait à l’inconnu qui vient de franchir le seuil du Mexico-City, le second chapitre commence par une question. Le cotexte nous dit qu’il s’agit d’une reprise en écho et que par conséquent la question doit être attribuée au co-énonciateur.

Ce qu’elle a d’intéressant une telle interpellation, c’est que, dans la perspective de l’acte de production (inscrit dans la fiction secondaire), elle se présente comme issue de la rencontre avec un discours antérieur, donc comme relevant du dialogisme interdiscursif. Dans la perspective de l’acte de réception (lecture), la préséquence interpellative relève au contraire du dialogisme interlocutif, car elle anticipe sur une réaction possible du lecteur.

La séquence allocutive qui suit annonce clairement l’intention de fournir l’explication sollicitée et précède de près la séquence narrative, qui s’amorce dès le second alinéa : « Il y a quelques années, j’étais avocat à Paris et, ma foi, un avocat assez connu ».

3. Début : Vraiment, mon cher compatriote, je vous suis reconnaissant de votre curiosité. Pourtant, mon histoire n’a rien d’extraordinaire. Sachez, puisque vous y tenez, que j’ai pensé un peu à ce rire, pendant quelques jours, puis je l’ai oublié.

Le troisième chapitre s’ouvre par un remerciement. On n’a plus affaire à une reprise diaphonique mais à une reprise par implicitation : le remerciement ne fait que réagir à un discours antérieur, dans ce cas une question ou une injonction qui encourageait et engageait le protagoniste à poursuivre son histoire.

La suite du texte le confirme : « Sachez, puisque vous y tenez, que j’ai pensé un peu à ce rire… ». Cet énoncé métadiscursif sert à introduire dès le premier alinéa un nouvel épisode de l’histoire : l’épisode clef du suicide de la jeune fille.

4. Début : Un village de poupée, ne trouvez-vous pas ? […] Mais je ne vous ai pas conduit dans cette île pour le pittoresque, cher ami. Tout le monde peut vous faire admirer des coiffes, des sabots… Je suis un des rares à pouvoir vous montrer ce qu’il y a d’important ici.

Le quatrième chapitre s’ouvre par une demande de confirmation, ou, dans les termes de l’analyse conversationnelle, par un marqueur de recherche d’approbation discursive.

Sa présence au début du chapitre qui retrace le voyage à l’île de Marken n’est pas du tout accidentelle. Tout comme la description in situ qu’elle introduit (voir supra 3), la demande de confirmation assume une fonction importante du point de vue interactionnel : activer et stimuler le partage des représentations et des émotions.

A l’échelle du discours romanesque, la construction d’un point de vue partagé est une stratégie servant à la mise en scène du discours narratif et à l’activation des mécanismes d’identification empathique du lecteur avec le narrataire.

5. Début : Vous vous trompez, cher, le bateau file à bonne allure. Mais le Zuyderzee est une mer morte ou presque […] Alors nous marchons sans aucun repère, nous ne pouvons évaluer notre vitesse. Nous avançons et rien ne change […] Dans l’archipel grec j’avais l’impression contraire.

Le cinquième chapitre commence par un acte de réfutation qui renvoie à une intervention implicite de l’allocutaire, relativement facile à restituer : « On dirait que le bateau n’avance pas ». Ce début de chapitre est symétrique au précédent, car il sert à embrayer le discours sur une nouvelle description. Comme l’archipel grec n’est ici qu’un souvenir, ce qu’on va nous présenter cette fois n’est plus un décor in situ mais un décor remémoré.

Il convient de s’arrêter un moment sur le terme d’adresse, cher qui marque une nette progression par rapport à l’appellatif monsieur du début du roman. Les termes d’adresse indiquent dans leur succession une réduction significative de la distance interpersonnelle : de monsieur, chercompatriote à cher ami, cher et cher maître.

6. Fin : Alors, racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine…

Dans le dernier chapitre la séquence interpellative est située à la fin : elle clôt ainsi le chapitre et le roman qui s’achève à peu près comme il avait commencé.

Mais cette position n’enlève pas à l’interpellation sa fonction de préséquence, car la prière que Jean-Baptiste Clamence adresse à son interlocuteur ne fait qu’annoncer un autre entretien, un autre récit et une autre confession.

L’interpellation finale s’associe dans l’économie du roman à un déclencheur 2, c’est-à-dire au point culminant : le moment où l’étranger dévoile enfin son identité et où l’on se rend compte que cet autre est en fait un alter-ego, une instance qui consacre, par-delà la complicité entre narrateur et narrataire, celle de l’écrivain et de son lecteur : « – Hypocrite lecteur – mon semblable – mon frère ! »

3.Traductologie comme decodage

Traductologie : le mot a été forgé, semble-t-il, par Brian Harris en 1972 opportunément pour dénommer une réflexion qui commençait à acquérir de la substance et à prendre forme. Certes, le débat entre fidélité à la lettre et fidélité à l’esprit remonte sans doute à l’Antiquité et s’est poursuivi jusqu’à nos jours, traversant les modes et les idées dominantes, donnant lieu à une terminologie variée. A cet égard, après la Querelle des Anciens et des Modernes, on ne saurait passer sous silence « les belles infidèles » du XVIIe siècle pour lesquelles, d’ailleurs, le goût perdure au XVIIIe siècle, à en juger par la prise de position de Voltaire (1734)1 : « Malheur aux faiseurs de traductions littérales, qui en traduisant chaque parole énervent le sens ! C’est bien là qu’on peut dire que la lettre tue, et que l’esprit vivifie ». Toutefois, il ne s’agit encore que d’une opinion sur la manière de traduire. A cette ouverture parfois démesurée et excentrique vers la liberté dans la traduction, où tout est permis, succède un retour dominant à la littéralité au XIXe siècle, que confirme l’Avertissement de l’éditeur de la traduction de l’Iliade par Leconte de Lisle (1866) : « Le temps des traductions infidèles est passé. Il se fait un retour manifeste vers l’exactitude du sens et la littéralité ». A cette époque encore, à part quelques brillants traités sur l’art de traduire ou la manière de (bien) traduire, il n’y a guère que les préfaces d’œuvres traduites et les critiques de traduction qui fournissent des informations sur la pratique de la traduction, et encore s’agit-il plutôt d’appréciations impressionnistes de ce que devrait être une « bonne » traduction. Les points de vue exprimés relèvent plus d’un positionnement dogmatique que d’une réflexion sur la traduction en tant que processus. C’est au courant du XXe siècle que la traduction cesse d’être perçue exclusivement comme un art et commence à être considérée aussi comme une discipline. Toutefois, le débat n’est pas tranché et les oppositions subsistent entre partisans de la littéralité la plus grande possible tant que la langue d’arrivée ne s’en trouve pas pervertie, et partisans d’une réécriture présentant la même fluidité que la rédaction du texte original et suscitant les mêmes émotions chez le lecteur. Le présent développement se positionne délibérément en dehors de ce débat stérile et tente de retracer l’évolution de la réflexion traductologique depuis son ancrage dans le structuralisme jusqu’à son inscription actuelle dans le paradigme de la complexité.

Les théories linguistiques

Dans le prolongement du structuralisme, les théories linguistiques de la traduction prétendent à une grande objectivité. C’est sans doute leur principale revendication. De fait, l’objet de la traduction est la langue, c’est-à-dire l’expression verbale concrétisée par des graphismes noirs sur fond blanc pour prendre l’exemple le plus courant du texte écrit, imprimé sur papier. Les défenseurs de ces théories remarquent que la seule matière objective sur laquelle le traducteur puisse travailler, c’est bien un ensemble de mots agencés en phrases. Le traducteur a donc pour tâche de traduire des mots et/ou des groupes de mots. Dans ce cas, il focalise son attention sur la langue, au sens saussurien du terme.

Dans cette optique, le texte est considéré comme une entité fermée, vu en une seule dimension. Le texte est constitué de mots qui se succèdent pour former des syntagmes, eux-mêmes articulés pour former des phrases qui à leur tour s’enchaînent. Bref, le texte est ramené à une séquentialité de phrases. D’ailleurs, on remarque que l’objet de la linguistique est le mot, le syntagme ou la phrase ; les études linguistiques ne vont guère au-delà. Dans leur souci d’objectivité, les tenants de cette position théorique voient le texte, en tant qu’objet d’investigation, comme une entité autonome, extérieure à l’observateur et totalement indépendante de lui. Il y a donc disjonction entre le sujet traduisant et l’objet traduit. En outre, si le texte est considéré comme une entité isolée, autonome, indépendante du lecteur, il est aussi perçu comme étant indépendant de tous les autres textes qui ont pu exister avant lui et qui existeront après lui.

Vu sous cet angle, le texte ne véhicule qu’un seul sens, celui qui a été voulu par l’auteur et qu’il a codé en utilisant des éléments linguistiques dont la seule lecture doit permettre la reconstruction du sens. Le présupposé fondamental est ici qu’un sens ne peut être codé que d’une seule manière, donnant lieu à une production linguistique décodable de façon réversible pour redonner le sens initial. Ainsi, l’ensemble de mots qui constitue le texte est une réalité objective qu’il y a lieu de transcoder pour en donner une traduction « fidèle ». Le sens étant censé être dans les mots et leur agencement (lexique + syntaxe), il y a pratiquement une sorte de relation obligée entre la présence des mots et leur place dans la phrase et la traduction qu’il y a lieu d’en donner.

Cette conception du texte conduit à considérer qu’il est possible de l’appréhender de façon fragmentaire. En effet, il est vu dans une seule dimension – sa dimension horizontale – qui correspond à la présentation séquentielle des mots composant les phrases et des phrases composant le texte. De ce fait, le texte peut être décomposé en éléments ou en unités élémentaires de signification, chacune d’elles pouvant faire l’objet d’une analyse séparée et, donc, d’une traduction dans une autre langue.

Les phrases, ou le texte à traduire réduit à une succession de phrases, sont transcodées d’une langue à l’autre. L’opération consiste à puiser des correspondances lexicales pré-établies répertoriées dans des dictionnaires bilingues ou apprises par coeur et à appliquer des règles de syntaxe de la langue d’arrivée pour assurer le bon agencement des correspondances adoptées. Traduire revient alors à repérer des éléments préexistants et à les positionner et les imbriquer à la manière d’un puzzle de façon à se rapprocher le plus possible de l’image virtuelle du texte à reconstituer dans la langue d’arrivée. Il s’agit donc d’un processus linéaire qui porte sur une entité fermée. Par exemple, la traduction scolaire porte sur des fragments de textes isolés. L’exercice lui-même procède par découpage de l’extrait de texte à traduire en fragments plus petits, généralement de la taille d’une phrase ou d’une proposition si la phrase est jugée trop longue pour être traitée en bloc. Le présupposé est qu’il est ensuite possible de ré-agréger les fragments traduits, ou plutôt transcodés, pour reconstituer le tout. Dans ce cas, le tout est égal à la somme des parties. La traduction présente ainsi des caractères de prévisibilité et de réversibilité. C’est cette conception de la traduction qui est à l’origine des travaux sur la traduction automatique, et qui a mené à l’impasse que l’on constate encore aujourd’hui.

En effet, dans le cadre de la théorie linguistique de la traduction, l’approche est contrastive. Par contrastivité, nous entendons la recherche de correspondances entre deux langues. De fait, selon cette théorie, la traduction se fait par la mise en regard des formes d’expression dans la langue source et dans la langue cible. Il s’agit de correspondances pré-établies, consignées antérieurement à la traduction. L’opération traduisante consiste en quelque sorte à puiser dans un catalogue de correspondances interlinguistiques les termes et les tournures voulues. Cette approche implique une démarche de type transcodage. De fait, la traduction au sens de l’opération traduisante est vue comme la conversion d’un code linguistique en un autre code linguistique et l’outil idéal pour réaliser ce type de conversion est bien entendu le dictionnaire bilingue. Le présupposé est là encore la réversibilité, puisqu’il est entendu qu’il y a bijection entre les mots d’une langue et leur correspondance dans l’autre langue (par exemple, dans l’extrait donné plus bas : ligne  line et jaune  yellow).

L’évaluation apporte un autre exemple d’application de la propriété analogique de réversibilité. Selon la théorie linguistique, l’évaluation d’une traduction se fait par rapport au texte de départ. Il s’agit de voir si, dans la traduction produite, on retrouve bien tous les éléments présents dans le texte original. D’ailleurs, certains auteurs vont jusqu’à affirmer que le gage d’une bonne traduction est la possibilité de faire une traduction inverse permettant de retrouver les formulations mêmes du texte original. De plus, la référence par rapport à laquelle une traduction est évaluée est un corrigé-type unique (Durieux, 2005b). De fait, la théorie linguistique est plus particulièrement appliquée comme justification méthodologique dans le cas de l’enseignement / apprentissage des langues étrangères et l’évaluation d’une traduction se fait alors par référence au corrigé préparé par l’enseignant. Ce corrigé étant censé représenter la traduction idéale, l’évaluation se fait par rapport à cette traduction idéale, tout écart par rapport à cette référence donnant lieu à une sanction sous forme de points défalqués de la note maximale envisageable.

On peut alors s’interroger sur ce qu’est la qualité en traduction. Toujours dans ce même cadre théorique, la qualité d’une traduction est appréciée sur le plan intrinsèque, c’est-à-dire uniquement dans sa dimension linguistique par rapport au texte original. Que toutes les unités linguistiques aient bien été transcodées, et la traduction est réputée être de qualité. Il découle naturellement de ce qui précède que la fidélité en traduction est une fidélité à l’émission du texte, une fidélité à la forme du texte original, une fidélité à la lettre. Dans ce cadre, la finalité de la traduction est normalement l’enseignement/apprentissage des langues étrangères. En effet, c’est là que la théorie linguistique de la traduction s’applique le mieux. Le seul lecteur du résultat de l’exercice de traduction est l’enseignant. Celui-ci apprécie la prestation de ses élèves en fonction de ce qu’il leur a enseigné et de ce qu’ils sont censés avoir appris. Dans les études de langues étrangères, la traduction est utilisée comme contrôle des connaissances, ce qui justifie le rôle de la traduction littérale généralement pratiquée et attendue.

Les postulats sous-jacents aux théories linguistiques de la traduction sont notamment que tout est présent dans le texte original, que le sens est dans les mots, qu’en cas de polysémie, le contexte à lui seul permet de lever l’ambiguïté et que pour effectuer une traduction il convient de mobiliser des connaissances linguistiques. Ainsi la thèse de l’autonomie du sens et la thèse de la dépendance contextuelle mènent naturellement à l’adoption du principe instructionnel. La croyance en la validité de ce principe conduit à adopter une démarche ascendante (bottom up) de construction du sens. Cette démarche analytique procède par repérage de marqueurs et de connecteurs de nature à permettre un calcul du sens, considérant que les connexions logico-sémantiques sont censées assurer la lisibilité linéaire d’une séquence. Ainsi, le sens d’un énoncé résulte du traitement des seules instructions linguistiques présentes dans le contexte. Tout se passe donc en milieu fermé. Le texte-objet renferme à la fois les instructions pour le décodage d’un premier niveau de sens (co-texte) et les instructions pour le passage (obligé par le contexte) à un second niveau de sens. L’extrait ci-dessous de l’éditorial consacré à « l’affaire des fausses cellules souches » en donne un exemple :

Il est à présent certain que le célèbre scientifique sud-coréen Hwang Woo-suk n’a jamais créé de cellules souches spécifiques à des patients, malgré ses affirmations dans la prestigieuse revue Science en mai 2005. Avec cette imposture scientifique, la ligne jaune a été franchie.

Ainsi, au premier niveau, l’adjectif jaune est reconnu comme épithète de ligne, suscitant une compréhension de type : un trait de couleur jaune. Au second niveau, avec la prise en compte du contexte, la ligne jaune est comprise comme une limite au-delà de laquelle il n’aurait pas fallu s’aventurer par analogie avec la ligne jaune qui, dans le code de la route, matérialise une limite à ne pas franchir.

Les théories interprétatives

Face à l’ultrapositivisme des théories linguistiques de la traduction, les théories interprétatives font la part belle au constructivisme en impliquant tous les acteurs de la communication. De fait, alors que les théories linguistiques ne s’intéressent qu’à la langue, les théories interprétatives remettent l’être humain au cœur de la communication : « Dans la définition de l’opération de traduction, on en était venu à faire abstraction de l’homme qui traduit et des mécanismes cérébraux mis en jeu, pour n’examiner que les langues et ne voir dans l’opération de traduction qu’une réaction de substitution d’une langue à l’autre » (Seleskovitch, 1984 : 294). En totale opposition aux théories linguistiques, les théories interprétatives se positionnent résolument dans une logique de communication. Avec la négation de la thèse de l’autonomie du sens et de la stricte dépendance contextuelle, c’est une première rupture épistémique qui s’opère. Dans sa version initiale, le paradigme interprétatif est le résultat de l’observation théorisée d’une pratique professionnelle d’interprétation de conférence. C’est ainsi qu’un processus de raisonnement inductif aboutit à une forme de doxa.

La position interprétative prend en quelque sorte le contre-pied de l’argument linguistique. Dans ce cadre, l’objet de la traduction n’est plus le dire, n’est plus la langue, n’est plus l’expression linguistique, mais le vouloir-dire, désignant ce que veut dire le texte. On retrouve là presque l’opposition saussurienne entre langue et parole. Ce sur quoi va porter la traduction, ce ne sont plus les mots mais la production de l’acte langagier replacée dans la situation de communication. Il y a donc lieu de ne pas s’en tenir aux mots, mais de rechercher le sens qui se dégage des mots. En quelque sorte, les mots ne sont que des stimuli qui permettent au lecteur de construire un sens. Dans l’interaction entre le texte et le lecteur, ce dernier mobilise ce qu’il sait du sujet et de la situation de communication puis projette son savoir et globalement son acquis cognitif qu’il fait fusionner avec le résultat de son décodage linguistique du texte pour faire émerger un sens. Ce processus a pour effet de conférer au texte à traduire une certaine part de la subjectivité du traducteur, celui-ci participant activement à la construction du sens – ou vouloir-dire – en y apportant un peu de lui-même. Dans ce cadre, le texte apparaît comme une entité ouverte ; il peut véhiculer plusieurs sens. De fait, comme le sens naît, dans la tête du lecteur, d’une fusion des connaissances linguistiques et des connaissances thématiques ainsi que des connaissances liées à la situation de communication, aux conditions d’énonciation, etc., chaque lecteur – et le traducteur est un lecteur particulier – projette sur le texte son propre bagage cognitif.

En fait, dans l’exemple précédent sur l’affaire de fausses cellules souches, le traducteur comprend d’emblée que la ligne jaune est une limite à ne pas franchir, parce qu’il sait que la communauté scientifique juge inacceptable cette forme de fraude scientifique. Le traducteur ne procède pas par décodage d’un sens propre suivi d’un repérage d’indices dans le contexte – … n’a jamais créé … malgré ses affirmations… cette imposture scientifique… – pour construire un sens cohérent. Les mots ne suffisent pas à interpréter ligne jaune comme signifiant limite à ne pas franchir, ce sont les connaissances du monde que possède le traducteur qui lui permettent d’interpréter correctement cet énoncé, sans y voir une référence possible au code de la route ou à une des lignes de métro de Montréal.

Le postulat sur lequel repose la version initiale de la théorie interprétative de la traduction est l’existence d’une phase de déverbalisation entre la phase de compréhension et la phase de réexpression. Cette démarche en trois temps a l’immense mérite, sur le plan pédagogique, de faire admettre aux apprentis interprètes et traducteurs que l’opération traduisante n’est pas un simple exercice de transcodage, de conversion d’un code linguistique en un autre code linguistique, mais qu’elle consiste à appréhender le sens qu’il convient ensuite de réexprimer (Seleskovitch, 1984). Cette phase intermédiaire implique une rupture entre la langue de départ et la langue d’arrivée. Fondée sur une intuition, la déverbalisation est alors érigée en théorie.

La croyance en cette forme de théorisation fondée sur l’observation de sa propre pratique professionnelle conduit à cautionner la méthode des protocoles verbaux (Think aloud protocols) pour expliquer – scientifiquement, croit-on – le fonctionnement des mécanismes mentaux chez le traducteur. L’idée de départ est que, de même que l’observation de la prestation de l’interprète de conférence permet d’inférer ce qui se passe dans son cerveau, de même le sujet est parfaitement conscient de ce qu’il fait et une simple introspection doit pouvoir livrer la clé de ce qui se passe dans la boîte noire. Ces croyances ont bien sûr montré leurs limites et la version initiale de la théorie interprétative a servi de substrat à une version plus avancée.

Cette version avancée, fonctionnelle et adaptative, trouve son ancrage dans le modèle de Reiss et Vermeer (1984) fondateur de la Skopostheorie. Ce paradigme théorique est plus particulièrement applicable à la traduction écrite. En effet, les différences majeures entre la tâche de l’interprète de conférence et celle du traducteur relèvent des circonstances de la communication. L’interprète bénéficie d’une identité de temps, de lieu et de destinataires dans la communication alors que le traducteur travaille nécessairement en différé par rapport à la production du texte original et s’adresse à une communauté de lecteurs différente des destinataires du texte original. Ces différentiels peuvent s’accompagner d’un décalage du Skopos, c’est-à-dire de la fonction du texte. De ce fait, le destinataire de la traduction, avec l’effet que l’on veut produire sur lui et la réaction que l’on souhaite susciter chez lui, devient un paramètre pris en compte dans l’opération traduisante. En conséquence, l’adaptation n’est pas considérée comme un ajout à la traduction intervenant après sa production, mais comme une phase intégrée à l’opération traduisante. Cette dimension adaptative offre au traducteur une grande liberté et lui permet de laisser libre cours à sa créativité. D’ailleurs, l’évaluation de la traduction se fait alors par rapport à la fonctionnalité du texte d’arrivée. L’évaluation d’une traduction passe donc par une appréciation de son utilité fonctionnelle, et comme il existe bien souvent plusieurs manières d’exprimer un vouloir-dire de façon correcte et de telle sorte que le lecteur puisse le comprendre et l’utiliser, il y a plusieurs traductions possibles. Est considérée comme une traduction possible, une traduction qui satisfait aux critères de transparence, d’efficacité et de fonctionnalité, autrement dit une traduction que le lecteur peut assimiler d’emblée à un texte rédigé spontanément par un locuteur natif, qui véhicule effectivement le même vouloir-dire que le texte original et dont le lecteur peut se servir. Puisque plusieurs traductions d’un même texte sont possibles, la qualité d’une traduction est appréciée sur le plan extrinsèque, c’est-à-dire dans son adéquation à la situation de communication. Cette théorie fonctionnaliste de la traduction ne renie pas le fondement de la théorie interprétative qui souligne le rôle primordial joué par les compléments cognitifs dans la construction du sens et qui fait du sens l’objet-même de la traduction. Elle va au-delà de la doxa relative à l’interprétation de conférence en ouvrant la réflexion aux conditions de la traduction écrite.

De fait, la traduction écrite porte sur des textes. A cet égard, il y a lieu de préciser ce que l’on entend par texte. Loin d’être une entité isolée, le texte se trouve interconnecté avec d’autres textes dans des relations dites intertextuelles qui conduisent, par un appel de référence, à conférer un sens éventuellement particulier à l’expression linguistique pure. On voit alors que la lecture consiste à construire un sens qui est fonction de l’acquis cognitif du lecteur. Avec la prise en compte d’un large contexte thématique et situationnel, et de son interconnexion dans un réseau d’autres textes, le texte est considéré dans ses trois dimensions. A la dimension horizontale, correspondant au critère de connexion, c’est-à-dire à la succession de phrases s’enchaînant séquentiellement, il y a lieu d’ajouter une dimension verticale, correspondant au critère de cohésion, qui est l’articulation des idées à l’intérieur du texte : autrement dit, la dynamique du texte. Il faut encore ajouter une troisième dimension, qui est une dimension transversale, correspondant au critère de cohérence et qui met en jeu les liens qu’entretient le texte à traduire avec d’autres textes produits avant lui. De ce fait, il n’est plus question d’appréhender le texte de façon fragmentaire et séquentielle, car une telle démarche méconnaîtrait la deuxième et la troisième dimension du texte. La démarche ne peut donc être que globale. A ce stade, on peut souligner que le texte présente une synergie dans laquelle le tout est supérieur à la somme des parties. Ainsi, on peut affirmer que le sens d’un énoncé est supérieur à la somme des significations des mots qui le composent. Cela influe sur l’approche traductologique : il n’est plus question de rechercher des correspondances de langue, mais des équivalences de discours. Autrement dit, on va se poser la question de savoir comment un locuteur natif de la langue cible exprimerait spontanément le vouloir-dire identifié dans le texte original. Cette recherche d’équivalence ne se fait donc pas dans des dictionnaires, mais dans de la documentation (Durieux, 2007). Idéalement, l’approche documentaire se fait dans les deux langues : la langue source et la langue cible. Bien entendu, il ne s’agit pas de trouver des textes préalablement traduits, mais des textes rédigés de façon spontanée sur un même thème par des locuteurs natifs de chacune des deux langues. Ce qui est intéressant, ce n’est pas la mise en regard de deux textes équivalents, mais le repérage de modes d’expression spontanés sur un même sujet, par des locuteurs natifs. Ainsi, pour la traduction, l’approche documentaire permet non seulement de comprendre de quoi traite le texte puisque l’exploitation de la documentation fournit un complément d’informations thématiques, mais aussi et surtout de découvrir comment naturellement ces connaissances s’expriment dans l’une et l’autre langue. La démarche qui en découle est bien entendu une réécriture, une re-création, une nouvelle production d’un texte ayant sa structure propre.

Le postulat est que tout texte a une mission à remplir auprès des lecteurs. Le traducteur professionnel est investi d’un rôle d’intermédiateur dans la chaîne de communication et la finalité de la traduction est de faire comprendre au lecteur, de le faire réagir et de le faire agir en conséquence.

Toutefois, cette approche herméneutique de la saisie du sens remet en cause la notion de déverbalisation. De fait, qu’est-ce qu’une pensée nue sans support verbal ? L’affirmation de l’existence d’une phase de déverbalisation s’intercalant entre compréhension et réexpression n’est guère tenable, le sens déverbalisé flottant entre deux langues un peu comme on peut être assis entre deux chaises. De plus, comment concevoir une opération délibérée de déverbalisation, postérieure à la compréhension ? Il semblerait logique de considérer que l’accès au sens impliquant des actions constantes de référenciation se fait bien au cours de la phase de compréhension et non après. Cette critique de la déverbalisation entraîne une deuxième rupture épistémique qui conduit à construire un nouveau paradigme théorique.

Les théories inférentielles

L’application du principe inférentiel vient efficacement se substituer au concept flou de déverbalisation pour expliquer l’absence de contact entre les langues et l’articulation de l’opération traduisante autour du sens. Il est alors possible de proposer une version progressiste fortement influencée par les sciences cognitives.

La démarche mise en œuvre pour exécuter une traduction – considérée comme un acte de communication interlinguistique et interculturelle – revêt la forme d’une succession de prises de décisions. Tout au long de l’opération traduisante, les décisions s’enchaînent : décisions subconscientes et décisions délibérées. Spontanément, le traducteur n’accorde pas la même importance à toutes les unités lexicales composant le texte à traduire, en quelque sorte il décide de ce qui lui paraît majeur, de ce qui va retenir son attention, de ce sur quoi il va se focaliser pour appréhender le sens. Les décisions subconscientes tendent à se situer plutôt au cours de la phase de compréhension, et les décisions délibérées plutôt au cours de la phase de réexpression lorsque le traducteur doit effectuer un choix parmi les formulations possibles pour produire la traduction la plus efficace. Il semble, en effet, que les correspondances linguistiques dûment répertoriées, y compris dans les dictionnaires les plus prestigieux, ne s’imposent pas de façon obligatoire au traducteur ; c’est le traducteur qui a le dernier mot, c’est lui qui décide d’adopter une correspondance pré-existante ou au contraire de créer une équivalence. A cet égard, réfuter le principe instructionnel de calcul du sens (répondant aux théories linguistiques) pour adopter le principe inférentiel de construction du sens (répondant aux théories interprétatives) est déjà une première étape dans l’évolution de la réflexion traductologique. L’approche inférentielle explique les effets de sens par des principes pragmatiques. La construction du sens n’est pas le produit de la signification des mots composant l’énoncé, mais le résultat d’un processus inférentiel, c’est-à-dire d’un raisonnement logique, exploitant à la fois les informations linguistiques et des informations non-linguistiques telles que la connaissance du sujet traité et des facteurs circonstanciels de la communication, et les composantes para-linguistiques du texte. Le mécanisme mental mis en oeuvre chez le traducteur est de type si … alors ; c’est le modèle du moteur d’inférence adopté en intelligence artificielle. Ce processus implique une récupération en mémoire de connaissances extérieures au texte. Les inférences sont en quelque sorte des informations activées bien qu’elles ne soient pas mentionnées explicitement. Une fusion des inférences produites et des informations explicites s’opère, qui aboutit à la construction structurée d’un sens. L’idée avancée intuitivement par les théories interprétatives de la traduction est que la construction du sens se fait par mobilisation et fusion des connaissances linguistiques activées par la lecture du texte à traduire et des connaissances thématiques préalablement acquises et stockées en mémoire par le traducteur, afin d’aboutir à un tout cohérent. Toutefois, dans la pratique professionnelle courante, cette fusion se réalise non pas à l’issue d’un long calcul, mais de façon spontanée et assure la saisie du sens selon le principe de pertinence (Sperber et Wilson, 1986). Le sens global le plus probable et pertinent est celui qui résulte du traitement de l’information présentant le coût cognitif le plus faible. Le sens perçu s’impose à l’esprit ; il se détache comme une image ressort sur un fond. A cet égard, on peut convoquer la théorie de la Gestalt. C’est d’ailleurs le seul fondement théorique plausible pour expliquer la performance de l’interprète de conférence en interprétation simultanée : en quelque sorte, il surfe sur la vague du sens.

Si l’on reprend l’exemple de l’affaire des fausses cellules souches, dans ce contexte, la ligne jaune est immédiatement perçue comme étant une limite immatérielle à ne pas franchir, sans passer par la représentation mentale d’une ligne jaune déroulée sur une chaussée. De fait, dans l’extrait ci-dessous d’un article traitant de « la police de la pensée » à propos du débat sur la colonisation, on peut lire :

Pour nombre de chercheurs, c’est avec le procès intenté à Olivier P-G, paisible savant devenu à son corps défendant le symbole de la liberté menacée, que la ligne blanche est franchie.

Cette fois, la ligne est blanche, elle a changé de couleur, mais la compréhension est immédiatement, là encore, une limite immatérielle au-delà de laquelle il n’aurait pas fallu s’aventurer. Avec un autre changement de couleur, la référenciation renvoie encore immédiatement à une limite à ne pas dépasser :

SFR franchit la ligne rouge en ciblant les enfants de 11 ans. En adoptant une posture commerciale agressive, l’opérateur est à mille lieues du principe de précaution.

Avec la couleur rouge, le danger que constitue la transgression de la limite est-il plus grave ? On pourrait le penser à lire ce qu’a titré la presse à propos de la guerre israélo-libanaise de l’été 2006 :

Israël a franchi la ligne rouge : demain l’Apocalypse ?

Cette ligne rouge est bien immatérielle et renvoie à un acte de guerre, mais on remarque aussi qu’en entrant au Sud Liban l’armée israélienne a franchi la « ligne bleue » c’est-à-dire la frontière tracée par l’ONU entre le Liban et Israël. Quelle que soit la couleur de la ligne, la compréhension de la réalité est globale et immédiate ; il n’y a pas de calcul du sens à partir des unités linguistiques, mais bien une saisie spontanée du sens pertinent grâce à l’apport de connaissances du monde et de la situation évoquée.

Dans une visée pédagogique, notamment dans le cadre de la formation de futurs traducteurs professionnels, il est utile de mettre en évidence la construction du sens selon un processus inférentiel. L’efficacité de la recherche documentaire pour effectuer des traductions n’est plus à démontrer, encore faut-il exploiter judicieusement les informations recueillies et les mobiliser sous forme de connaissances pour pouvoir faire tourner le moteur d’inférence. Dans ce cadre, le raisonnement logique s’impose comme premier outil du traducteur ; le développement d’exemples réels témoigne de l’utilité de la démarche canalisée dans un strict enchaînement de propositions régi par la logique (Durieux, 1990). En fait, cette attitude doit beaucoup à la théorie de l’enquête de John Dewey (1938). Celle-ci articule cinq étapes successives : « (i) a felt difficulty ; (ii) its location and definition ; (iii) suggestion of possible solution ; (iv) development by reasoning of the bearings of the suggestion ; (v) further observation and experiment leading to its acceptance or rejection ; that is the conclusion of belief or disbelief » (Dewey, 1991 : 72). Son application à l’opération traduisante présente une pertinence visible. La mise en évidence d’un raisonnement logique aboutissant à la prise de décision permet de s’affranchir du concept flou de déverbalisation et de tenter d’éclairer le processus de compréhension.

Le postulat est que tout traitement de l’information est le fait du raisonnement. D’ailleurs, les systèmes d’intelligence artificielle appliquent ce principe. De plus, sur la base du modèle de Kintsch et Van Dijk (1978), plus récemment Kintsch (1993) intègre les processus inférentiels dans un modèle théorique plus général de la compréhension.

Toutefois, à ce stade, la réflexion reste ancrée dans un paradigme formaliste, certes d’un autre ordre que dans le cas des théories linguistiques de la traduction, mais néanmoins contrainte par un processus purement rationnel obéissant à des règles d’inférence strictement appliquées.

Les théories décisionnelles

Dès lors qu’on s’intéresse au fonctionnement de l’esprit humain, il y a lieu de faire intervenir le principe de rationalité limitée, et ce sera la troisième rupture épistémique. En effet, certes la traduction est une succession de prises de décisions, mais ces décisions ne sont pas le résultat d’un processus purement rationnel faisant appel à un raisonnement fondé sur des règles d’inférence rigoureuses. A cet égard, il y a lieu de formuler deux réserves. Déjà aux seules décisions sérielles, il apparaît pertinent d’ajouter les traitements parallèles effectués par le cerveau humain. De plus, à côté de la toute puissance du raisonnement logique qui exerce une forte attirance comme concept de rationalité idéale, il est opportun de faire une place à l’attention sélective pilotée par l’affect qui influe sur les croyances et les préférences et joue un rôle clé dans la prise de décision. « Nous émergeons d’un siècle soumis à la puissance de la raison. … cette puissance de la raison nous a fait croire que la décision était le produit du raisonnement » (Berthoz,2003 : 7-8).

C’est sans doute dans le domaine économique qu’est apparu pour la première fois le concept de rationalité limitée (Simon, 1959) qui venait remettre en cause le principe d’inférence optimal bayesien. Ainsi, par exemple, le consommateur n’achète pas un produit au terme d’une analyse complètement rationnelle de la situation, mais en se laissant influencer par ses préférences et ses croyances. Ce sont ses propres valeurs qui vont guider son interprétation des attributs d’un produit ou d’un service faisant l’objet de son analyse. Cette remarque est tout à fait transposable à l’opération traduisante. Non seulement les connaissances acquises du traducteur le guident dans son accès au sens du contenu du texte à traduire, mais aussi tout son système de valeurs intervient dans le processus d’interprétation-compréhension et contribue à l’orienter.

De plus, la démarche du traducteur est pilotée par l’attention. En fait, l’attention est une fonction cognitive complexe qui implique un processus de sélection. Or, dès lors qu’il y a sélection, il y a décision. Ainsi, les décisions qui s’enchaînent pour conférer sa substance à l’opération traduisante et permettre son déroulement ne procèdent pas uniquement d’une analyse purement rationnelle, mais sont influencées par tout un environnement personnel soumis aux valeurs et aux humeurs. « Décider, c’est établir un équilibre délicat entre la puissance de l’émotion et la force de la cognition » (Berthoz, 2003 : 307). Présentant l’attention comme un ensemble d’activités cognitives lié à la manière dont le système cognitif traite l’information, Camus (1996) propose d’établir une distinction entre deux modes de traitement : d’une part, les processus automatiques, rapides, parallèles, subconscients et, d’autre part, les processus contrôlés, lents, sériels, délibérés. Ces deux modes se trouvent sollicités dans l’opération traduisante : le premier lorsque le traducteur n’éprouve pas de difficulté et effectue la traduction de façon fluide, auquel cas il fait effectivement appel à des automatismes ; le second lorsque la compréhension ou l’expression n’est plus spontanée et que le traducteur doit mener une recherche ou une réflexion méthodique pour résoudre le problème auquel il se heurte.

La résolution de problèmes ne se réduirait pas à des opérations logiques mais ferait appel à un raisonnement sous forme de propositions fondées sur des modèles mentaux (Johnson-Laird (1993). Avec sa théorie des modèles mentaux, lui aussi remet en cause l’efficacité de l’inférence comme mode de raisonnement de nature à aboutir à une décision. En effet, il détache l’inférence de la déduction pour l’assimiler à l’induction, avec les limites que présente tout raisonnement inductif. La logique ne peut pas déterminer la seule solution donnée à un problème parmi l’infinie variété des solutions possibles. En outre, l’être humain n’est pas un logicien né ; il fait des erreurs. Et le traducteur n’est pas différent, ce n’est pas non plus un décideur idéalement rationnel. Pour pallier cette carence, l’expérience prouve que l’utilisation de diagrammes est une formidable aide à la décision, ce qui confirme l’idée d’un processus efficace autre que le seul moteur d’inférence. En effet, le raisonnement logique est par nature sériel, linéaire et séquentiel, alors que le diagramme relève d’une spatialisation résultant d’un traitement parallèle. Or, il a été démontré que la représentation spatiale a la capacité d’aider la mémoire, d’étayer la prise de décision et de faciliter la réflexion. C’est le cas, bien connu, de la figure en géométrie.

Une piste complémentaire est ouverte avec les théories de l’appréciation de Magda Arnold (1960) puis de Lazarus (2001). Dans cette optique, pendant la délibération qui précède la décision, l’être humain apprécie les éléments qui sont en jeu. Cette activité d’appréciation (appraisal) cognitive précèderait le jugement, et donc la prise de décision, et serait essentielle dans l’apparition d’une émotion. Avant de réagir de façon émotionnelle, le sujet prendrait en considération : d’une part, des composantes primaires – par exemple, la pertinence et la cohérence par rapport au but recherché – et, d’autre part, des composantes secondaires – par exemple, le blâme ou l’approbation.

L’idée selon laquelle des mécanismes d’évaluation et d’appréciation contrôlent les émotions a suscité un large débat. Autrement dit, dans la chronologie, les émotions interviendraient dans le prolongement de la perception et de l’appréciation et détermineraient la décision. Ainsi, l’émotion n’est pas seulement une réaction, mais une préparation à agir (Berthoz, 2003). Ce point de vue est aussi celui de Damasio (1995, 1999) qui confirme que l’émotion ne serait pas une réaction mais un outil pour préparer l’action. L’émotion est un outil pour la décision, c’est un instrument puissant de prédiction d’un cerveau qui anticipe et projette ses intentions. En fait, en conférant des poids différents aux diverses options possibles, les émotions se révèlent indispensables à la prise de décision et à la mise en œuvre de comportements rationnels.

L’émotion activerait les mécanismes de l’attention sélective et induirait non pas une déformation du monde perçu mais une sélection des objets perçus ou négligés dans le monde, elle modifierait profondément la mise en relation de la mémoire avec la perception du présent. L’émotion, guide de l’action, serait donc un filtre perceptif. « Ce mécanisme est fondamental pour la décision puisque nos décisions dépendent beaucoup de ce que nous percevons, de ce que notre cerveau échantillonne dans le monde et de la façon dont il met en relation les objets perçus avec le passé » (Berthoz, 2003 : 347).

En résumé, le schéma ci-dessous pourrait avantageusement se substituer aux schémas courants en deux ou trois phases censés illustrer l’opération traduisante.

Conclusion

En conclusion, ce développement vise à montrer l’évolution et la dynamique de la réflexion traductologique, qui tend à s’éloigner des strictes contraintes linguistiques pour s’inscrire dans le paradigme de la complexité et prendre en compte le facteur émotionnel dans la communication interlinguistique et interculturelle. Les repères indiqués ici marquent en fait de véritables ruptures épistémiques. D’abord, entre les théories linguistiques et les théories interprétatives, la rupture porte sur la nature du sens et son indépendance par rapport aux significations des unités linguistiques. Ensuite, entre la version initiale de la théorie interprétative de la traduction et la version avancée, la rupture porte sur la notion-clé de déverbalisation. La critique de la déverbalisation conduit à réfuter cette notion et à expliquer la construction du sens par un mécanisme inférentiel mettant en œuvre un raisonnement logique rigoureux. Enfin, en rupture avec ce paradigme formaliste, dans le sillage des sciences cognitives apparaît un nouveau cadre théorique récusant la toute puissance de la raison et intégrant l’émotion dans toute activité cognitive. Cette ouverture mène à la formulation d’une nouvelle théorie de la traduction qui s’articule autour de la décision régie par l’affect.

=== cap II ===

Chapitre 2

Grammaire et coherence textuelles

Étude comparative (français-roumain)

Conclusion

1.Grammaire et coherence textuelles

1. 1. La grammaire textuelle.

Il est apparu aux linguistes il y a de cela une trentaine d’années, que les limites du structuralisme étaient évidentes, et que la grammaire de la phrase était insuffisante pour donner une interprétation satisfaisante de certains phénomènes. D’où la nécessité de ne plus prendre la phrase comme l’unité linguistique la plus vaste et de l’élargir à une dimension textuelle, de cette dernière.

A ce sujet, Jean-Michel Adam, qui sera l’un des instigateurs du courant avec, entre autres, B. Combettes et M. Charolles dans les années 70, dit : “la phrase ne constitue ni la plus petite ni la plus grande unité linguistique, puisqu’en aval se trouve le phonème et en amont le texte” . Cette remarque, certes dépassée de nos jours, démontre ainsi que le texte paraît ce qui assure à une séquence d’éléments linguistiques une existence concrète. Dans ce cas, il a fallu aux linguistes résoudre la confusion qui entoure les notions de grammaire de texte et d’analyse de discours.

Selon Maingueneau, la notion même de discours est polémique ; premier sens : “discours synonyme de la parole saussurienne” et second sens : “le discours n’est plus tant rapporté à un sujet que considéré comme une unité linguistique de dimension supérieure à la phrase (transphrastique), un message pris globalement, un énoncé” .

Quant à Charolles, il parle, dans le cadre de sa “grammaire de discours”, d’une ouverture du texte (ensemble linguistique clos) vers le discours (ensemble linguistique rapporté à ses dimensions de production) .

Halliday et Hassan en citation chez Lyons conçoivent la notion de texte autrement : “le mot texte est utilisé en linguistique pour désigner tout passage, écrit ou parlé, de quelque longueur que ce soit, qui forme un tout cohérent . Nous savons en règle générale, si un spécimen de notre langue est un texte ou non”.

D’après son étymologie, le mot texte est issu des mots textura qui signifie : “trame” action de tisser, tissage, liaison des différentes parties d’un ouvrage, et de texere : faire de la toile ou d’autres étoffes en croisant ou en entrelaçant sur un métier les fils.

Nous donnons de notre côté les définitions du groupe Métagram dirigé par Michel Maillard qui ont paru dans le n°8 de la revue LIDIL .

Texte : séquence de parole présentant un haut degré de cohérence logique et de cohésion formelle.

Discours : mise en oeuvre d’une langue naturelle humaine dans le cadre d’un ensemble homogène d’énonciations.

En tout état de cause, ce qui intéresse au premier abord la grammaire de texte, ce sont les relations sémantiques qui permettent à différentes phrases de prendre appui les unes sur les autres. C’est ainsi que les linguistes distinguent plusieurs types fondamentaux de connexions entres les phrases :

Jean-Michel Adam en distingue trois :

– les connecteurs diaphoriques

– les connecteurs présuppositionnels

– les connecteurs sémantiques.

Todorov et Ducrot en distinguent également trois :

– l’anaphore,

– la coordination sémantique,

– la paraphrase.

Notre étude, comme nous l’avions définie en premier lieu dans notre avant-propos se limite aux premiers connecteurs c’est-à-dire aux diaphoriques.

1. 2. La cohérence textuelle

Nous savons par expérience que n’importe quel assemblage de mots ne produit pas une phrase. Pour qu’une suite de morphèmes soit admise comme phrase par un locuteur-auditeur natif, il faut qu’elle respecte un certain nombre de règles. le non-respect de ces règles aboutit à des qualifications de diverses origines :

– de l’ordre de la langue : “pas français”, “charabia”…

– les évaluations péjoratives : “familier”, “vulgaire”…

– les évaluations grammaticales : “agrammatical” …

Parallèlement, tout ensemble de phrases ne forme pas un texte. Il existe à ce niveau des critères efficients de bonne formation obéissant également à des règles. Les disqualifications à ce stade sont : “ce texte n’a ni queue ni tête”, “cette histoire ne tient pas debout” etc. Ce système de règles de base, à laquelle nous devrons nous référer, constitue la compétence textuelle des sujets. De ces règles, sont dérivés des jugements théoriques dits “de cohérence”.

M. Charolles propose 4 méta-règles de cohérence qui sont :

– méta-règles de répétition,

– méta-règles de progression

– méta-règles de non-contradiction

– méta-règles de relation.

Avant de donner une explication de ces méta-règles, M. Charolles pense qu’il faut porter son attention sur trois faits qui ont leur importance dans l’étude de la cohérence textuelle.

– la distinction entre cohérence et linéarité textuelle : on ne peut pas s’interroger sur la cohérence d’un texte sans tenir compte de l’ordre d’apparition des segments.

– la distinction entre cohérence micro – macrostructurelle. Il s’agit là de deux niveaux d’organisation textuelle : c’est en fait la distinction entre le niveau local ou microstructurel où la cohérence est étudiée entre les phrases d’une séquence et le niveau global ou macrostructurel où la question de la cohérence se porte entre les séquences consécutives formées de différentes phrases.

– la distinction entre cohérence et cohésion. D’après M. Charolles, la cohérence textuelle est appelée cohésion et la cohérence discursive, cohérence. Mais d’après le linguiste, il ne semble plus possible techniquement d’opérer une partition rigoureuse entre les règles de portée textuelle et les règles de portée discursive. Les grammaires de texte font éclater les frontières généralement admises entre la sémantique et la pragmatique, entre l’immanent et la situation. M. Charolles conclut que la distinction entre ces deux notions n’est pas fondée sur un partage précis de ces deux territoires.

Sans vraiment entrer dans les détails, voici les définitions que M. Charolles propose pour ces 4 méta-règles.

– Méta-règle de répétition : pour qu’un texte soit cohérent, il faut qu’il comporte dans son développement linéaire des éléments à récurrence stricte. Pour éviter le phénomène de répétition, les langues disposent de différentes ressources :

– la pronominalisation : l’utilisation d’un pronom rend possible, évidemment, la répétition d’un syntagme ou d’une phrase entière. C’est le rôle des diaphores morphématiques.

– la définitivisation : cela permet de rappeler nommément ou virtuellement un substantif d’une phrase à une autre ou d’une séquence à une autre. C’est le rôle des diaphores lexicales.

– la référentiation contextuelle : complémentaire du précédent, ce procédé permet d’éviter les reprises lexématiques, tout en garantissant un rapport strict.

– les substitutions lexicales : il s’agit des rappels des contenus sémantiques non manifestés. Ce phénomène est, nous le croyons, plus important en turc qu’en français car ayant longtemps emprunté à la langue arabe, le turc connaît actuellement beaucoup de mots qui réfèrent à une même réalité. Le premier de ces mots est celui emprunté sous l’Empire Ottoman à l’arabe et le second celui qui est propre à la langue turque. Le choix est ainsi plus vaste en turc qu’en français.

– Méta-règle de progression : pour qu’un texte soit cohérent, il faut que son développement s’accompagne d’un support sémantique constamment renouvelé.

– Méta-règle de non-contradiction : pour qu’un texte soit cohérent, il faut que son développement n’introduise aucun élément sémantique contredisant un contenu posé ou présupposé par une occurrence antérieure ou déductible de celle-ci par référence. Selon M. Charolles il existe plusieurs types de contradictions.

– Méta-règle de relation : pour qu’une séquence ou qu’un texte soient cohérents, il faut que les faits qu’ils dénotent dans le monde représenté soient directement reliés.

Notre but ici n’étant pas de travailler sur ces méta-règles, si l’on souhaite davantage d’explications et d’exemples, on voudra bien se référer à l’article de M. Charolles.

2. DEFINITIONS ET TYPOLOGIE DES DIAPHORES.

2. 1. Bref rappel historique.

Un grammairien alexandrin nommé Apollonios Dyscole (IIème siècle après J.C.) opposait à propos des démonstratifs grecs, un emploi déictique et un usage anaphorique ou contextuel. Ces deux termes sont d’ailleurs issus du grec : “deiktikoV” dérivé de “deiknumi” qui avait le sens de montrer, indiquer, désigner par la parole ou par le geste, alors que “anajorikoV” désignait les relatifs, les ligatures qui assurent au discours sa cohérence interne.

Il faut attendre 1934 et le psychologue allemand K. Bühler pour qu’apparaissent les termes d’anaphore et de cataphore, termes qui opèrent “la monstration syntaxique” tandis que la deixis opère “la monstration d’objets”.

Après être mis en “hibernation”, le mot cataphore réapparaît en 1962 chez le linguiste anglais Halliday, qui déjà distinguait trois usages bien distincts de l’article défini “the” : un emploi anaphorique, un autre cataphorique et un troisième homophorique. Jean Dubois travaille dans le même sens sur l’article français en 1965.

Et c’est Michel Maillard en 1972 qui, en utilisant un hyperonyme pour couvrir les deux processus de sens contraire que sont l’anaphore et la cataphore, propose le terme très employé et fort bien adopté par les linguistes depuis, de DIAPHORE. Cette notion sera adoptée par les linguistes après la parution de l’article de Michel Maillard dans la revue Langue Française n° 21 (1974) .

Dans le même sens, M. A. K. Halliday et Hassan (1976) proposent le terme d’endophore qui s’applique à l’intra-discursive et son contraire exophore réservée à l’extra-discursive ou situationnelle, à quoi on limitait traditionnellement la deixis.

Par la suite, c’est Marek Kesik – linguiste polonais – qui en 1986 donne ses lettres de noblesse au mot cataphore en lui consacrant un livre . La réflexion est à son apogée : il a défini la spécificité du mot ( surtout phrastique) non seulement en l’opposant à l’anaphore et à des formes voisines telles que l’apposition, le détachement, la coréférence, mais aussi en soulignant la possibilité de trouver des formules mixtes telles que l’ana-cataphore, ainsi appelée comme nous le verrons dans le détail, parce qu’elle appartient simultanément au contexte antérieur et au contexte postérieur. Cependant, il n’a pas trop insisté sur les emplois interphrastiques. Cette lacune est comblée par les thèses soutenues depuis sur ce sujet sous la direction de M. Maillard.

2. 2. Définitions.

Depuis Aristote, nous n’avons cessé de comparer un texte à un cours d’eau. Reprenant cette image, nous pourrions dire que l’anaphore oblige le lecteur à remonter un cours d’eau comme un texte, tandis que la cataphore le force à le redescendre.

A ce sujet, les étymons grecs de ces deux mots justifient cette image : anapora désigne un mouvement de bas en haut, et katapora, un mouvement de haut en bas.

Comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, les linguistes ont plus développé la notion d’anaphore que celle de la cataphore. L’anaphore a donc été travaillée au XXème siècle par Tesnière et les générativistes.

2. 2. 1. Définition de l’anaphore chez Tesnière.

Lucien Tesnière, qui commence à être redécouvert, et le colloque tenu à Rouen au mois de novembre 1992 en est la preuve, a consacré deux des chapitres (42-43) de son oeuvre Eléments de syntaxe structurale à la notion d’anaphore. Il la définit ainsi : “Toute anaphore suppose deux connexions sémantiques : 1° celle qui double la connexion structurale et 2° la connexion sémantique supplémentaire qui constitue l’anaphore” . Il illustre cette définition par le stemma :

aime

renvoi sémantique Alfred père

son –> élément anaphorique

trait anaphorique

Donc dans la phrase, “Alfred aime son père”, “son” est en connexion sémantique, non seulement avec le mot “père” dont il dépend, mais aussi avec le mot “Alfred”, dont il est structuralement indépendant. Les pointillés représentent pour Tesnière ce qu’il appelle “le trait anaphorique”. Par ailleurs, Tesnière souligne le fait que l’anaphore ne se limite pas uniquement à l’intraphrastique mais qu’elle la dépasse pour aboutir à l’interphrastique.

Sera dit anaphorique, le mot auquel aboutissent les deux connexions sémantiques de l’anaphore. La comparaison des anaphoriques avec des ampoules peut nous éclairer! Les ampoules ne s’allument que lorsque le fil qui les alimente est mis en contact avec la source d’électricité.

Tesnière classe dans les anaphoriques :

– les pronoms possessifs et personnels de 3ème pers., démonstratifs et relatifs.

– les adjectifs possessifs, démonstratifs et relatifs.

– le verbe “faire”

– les adverbes, “ainsi”, “comme ça” etc…

Il faut adjoindre à cette liste, les articles définis, indéfinis et les numéraux. A ce sujet, Michel Maillard (1974) souligne que ces derniers sans aucun doute font partie des anaphoriques. Il les appelle d’ailleurs des anaphoriques à valeur variable (ou additionnelle) car pour lui, non seulement ils réactualisent un référé, mais encore ils apportent une information spécifique non contenue dans ce référé. Il illustre ceci par un exemple extrait de la Chute d’Albert Camus.

“Paris est … un superbe décor habité par quatre millions de silhouettes. Près de cinq millions au dernier recensement? ” .

Il s’agit dans cet exemple, d’une simplification d’un syntagme nominal, c’est-à-dire d’une répétition du déterminant (quatre / cinq millions…) et d’une ellipse du déterminé (Paris).

Suivant Tesnière à côté des anaphores grammaticales (série close), il convient d’ajouter les anaphores lexicales (liste ouverte). Nous pouvons souligner que les nominalisations et les hyperonymes sont plus particulièrement privilégiés dans cette utilisation.

Quant à la cataphore, Tesnière fait allusion à celle-ci sans la nommer, lorsqu’il dit que l’anaphore interphrastique (celle qui ne dépasse pas la phrase) est produite lors de la projection actantielle loin du verbe sur la chaîne parlée. L’actant peut être projeté avant ou après le groupe verbal. Tesnière illustre ceci par cet exemple :

“Il a mangé l’agneau, le loup”.

2. 2. 2. Les définitions de Michel Maillard.

Nous avons vu que le terme de cataphore était apparue chez Halliday en 1962 à propos de l’article anglais “the” , mais c’est Michel Maillard qui va développer une théorie pour rendre son prestige à cette notion. Cette théorie paraît pour la première fois dans l’article “Anaphore et cataphore” en 1972 et elle sera reprise par la suite avec certaines modifications.

Nous pouvons schématiser cette sorte d’hyperonyme qui vient embrasser les deux notions d’anaphore et de cataphore, et qui, en outre, s’applique également aux structures mixtes appelées ana-cataphores :

DIAPHORE

ANAPHORE ANA-CATAPHORE CATAPHORE

Selon M. Maillard, la DIAPHORE comporte trois éléments :

– le référant

– le référé

– le lien référentiel.

Une DIAPHORE est, par conséquent, définie comme un lien référentiel établi, dans la chaîne énonciative entre un élément opaque et un élément dont la signification ne peut être établie sans le recours au contexte situationnel ou textuel. Sa référence, nommée le référant est un autre segment dans lequel il trouve son ancrage référentiel, dénommé le référé. Suivant l’ordre d’apparition de ces deux segments, le lien référentiel est appelé anaphore ou cataphore.

Nous pouvons définir ces termes par :

– “le référant est le segment qui doit être mis en rapport avec une autre partie de la chaîne” ,

– le référé est cette partie à laquelle se réfère le référant,

– le lien référentiel est le rapport sémantique qui s’établit entre les deux .

Ce lien référentiel porte le nom d’anaphore, lorsque le référé précède le référant, et celui de cataphore, lorsque le référé suit le référant sur la chaîne énonciative.

Michel Maillard illustre ces définitions à l’aide des schémas suivants :

ANAPHORE : est anaphorique, tout segment qui présuppose l’énoncé antérieur et reste inintelligible sans cette référence.

LIEN REFERENTIEL

REFERE REFERANT

A B

———————————————————————————>

chaîne énonciative

CATAPHORE : est cataphorique, tout segment de texte qui présuppose l’énoncé ultérieur.

LIEN REFERENTIEL

REFERANT REFERE

B A

———————————————————————————>

chaîne énonciative

Cependant, il est fréquent aussi qu’un référant soit simultanément anaphorique et cataphorique. Dans ce cas il sera appelé ANA-CATAPHORE :

LIEN REFERENTIEL

REFERE REFERANT REFERE

A B A’

———————————————————————————————>

chaîne énonciative

La diaphore, terme introduit par M. Maillard pour définir ces phénomènes, recouvre donc ces trois réalités linguistiques. Un fragment d’énoncé est aphorique selon M. Maillard, s’il est parfaitement clos sur lui-même et s’il n’implique pas le contexte.

Pour que ces théories soient davantage claires pour le lecteur, voici des exemples empruntés à La Chute qui illustrent parfaitement ces termes.

ex. 1. “Le style comme la popeline, dissimule trop souvent de l’eczéma” (La Chute, page 10, lignes 6, 7)

ex. 2. “Notez bien que je ne le juge pas. J’estime sa méfiance fondée et la partagerais volontiers, si comme vous le voyez, ma nature communicative ne s’y opposait” (La Chute, page 9, lignes 19, 20, 21, 22)

Le premier exemple, pour être intelligible, n’exige aucune référence au contexte. Les substantifs sont pris dans leur extension universelle et ne reçoivent aucune limitation de sens, aucune détermination du récit global où ils sont insérés.

Cette phrase se présente comme un véritable aphorisme et on peut donc l’extraire sans difficulté du texte où elle figure.

Par contre le second, lui, serait inintelligible si on le séparait de son contexte. Cet exemple contient des anaphoriques (les éléments de reprise) qui trouvent leur référence en

amont dans le texte ; il s’agit de : le, sa méfiance, et la , et un élément cataphorique dont le référent se trouve cette fois à droite du texte : l’article défini le, de la phrase “…si comme vous le voyez, ma nature communicative ne s’y opposait”. Si nous regardons de près cette phrase :

je ne le juge pas = je ne juge pas le gorille

j’estime sa méfiance fondée = j’estime la méfiance du gorille fondée

et la partagerais = et je partagerais sa méfiance.

Pour donner un exemple illustrant le phénomène d’ana-cataphore, nous empruntons à Marek Kesik un exemple qu’il extrait de La condition humaine de Malraux :

“… vous voulez savoir pourquoi vous êtes condamné ? Je vais vous le dire. C’est bien vous qui avez traité” .

L’indice d’objet “le” dans cet exemple, d’une part se substitue à l’interrogation qui le précède et d’autre part, annonce par son annexion au verbe dire, l’énoncé qui le suit.

Quand l’identification des référés des diaphoriques se fait par le recours au contexte linguistique (qu’il est subséquent et/ou antécédent), on dit que nous sommes dans le domaine de l’endophore. Si au contaire, nous sommes dans la deixis qui nécessite le contexte spatio-temporel réel, l’élément opaque sera appelé déictique et nous sommes dans le domaine de l’exophore.

La diaphore allocutive est appliquée aux interrogations de reprise qu’on trouve à travers le discours de J. B. Clamence, le héros et narrateur de La Chute, et à travers lesquelles on arrive à reconstituer les interventions de son allocutaire.

ex. “Comment quel soir ?” (La Chute, page 36, ligne 9)

Alors que la diaphore narrative est appliquée au retour que fait le narrateur sur son propre discours.

ex. “cet imparfait du subjonctif…/ ce mode…” (La Chute, pages 9, 10, lignes 28, 1, 2)

2. 3. Typologie des DIAPHORES.

Une étude des diaphores dans la Chute, puis plus tard du démonstratif ÇA (Comment ÇA fonctionne, 1989) a incité M. Maillard à effectuer un classement des diaphores selon leur portée et la nature de leur référé.

– le classement d’après LE REFERE.

Suivant la longueur du référé, M. Maillard distingue deux sortes de diaphores :

– les segmentales qui désignent tout référé inférieur à la phrase,

– les résomptives qui réfèrent à une phrase, à un ensemble de phrases, voire à un chapitre entier.

D’après la nature du référé, M. Maillard oppose les anaphores pseudo-situationnelles à celles appelées contextuelles pures. Les premières sont issues de la conversion de la deixis en anaphore, il s’agit de toutes les anaphores qui sont chargées, peu ou prou, de références au hic et nunc du locuteur , tandis que les secondes ne font aucun usage des déictiques et s’en réfèrent au contexte.

Nous pouvons définir le contexte comme l’ensemble des éléments linguistiques, c’est-à-dire comme l’ensemble des énoncés qui précèdent et suivent tel ou tel élément, telle ou telle partie du texte, et la situation comme l’ensemble des éléments extralinguistiques qui se définissent par rapport au sujet.

– le classement d’après LE LIEN REFERENTIEL.

Suivant le lien référentiel, sont appelés ana-cataphoriques, les éléments qui dans un récit, jettent un pont entre des phrases, des paragraphes ou des chapitres différents. Ce sont les diaphores interphrastiques .

ex. “J’ai connu autrefois un industriel. (……) Cet homme enrageait littéralement d’être dans son tort”. (La Chute, p. 83, l. 8.9.10). (anaphore transphrastique)

Seront appelés phrastiques, les diaphores qui établissent leurs rapports sémantiques à l’intérieur d’une seule phrase. Ce sont les intraphrastiques.

ex. “Les Hollandais, oh non, ils sont beaucoup moins modernes !” (La Chute, p. 11, l. 5.6. (anaphore intraphrastique).

Suivant la nature du lien référentiel, M. Maillard distingue deux espèces d’anaphores :

– les métalinguistiques qui se réfèrent au signifiant du référant,

– les sémantiques qui, elles, réfèrent au signifié du référant.

– classement d’après LE REFERENT.

Les anaphores sémantiques se réalisent de trois manières différentes, selon que le référant est un lexème, un morphème ou un syntagme. Elles sont appelées respectivement :

– lexématiques,

– morphématiques,

– syntagmatiques .

N’oublions pas que l’anaphore linguistique, qui a pour objet de réitérer un référé à l’aide de signifiants variés, s’oppose à l’anaphore rhétorique, qui a pour objet de reprendre le même signifiant sans en modifier le sens .

Nous pouvons donc représenter ces différentes typologies dans un tableau :

2. 4. La classification de C. Hagège.

Dans leur article intitulé “Hypo-/hyperonymie et stratégies discursives” M.-F. Mortureux et G Petiot opposent la classification de M. Maillard à celle de C. Hagège.

Nous avons déjà vu les classements de M. Maillard, voici ce que propose C. Hagège. Ses propositions ont été publiées dans les actes du colloque sur la Deixis de l’Université de Paris III en juin 1990 .

C. Hagège recense et classe les différentes marques linguistiques qui concourent à la monstration de l’univers centré autour d’ego ou égophore. L’auteur définit le système de l’égophore comme “une vaste construction, caractéristique des langues, en vertu de laquelle les adverbes de lieu et de temps, les démonstratifs, les articles le cas échéant, et les termes de référence à une autre partie du texte s’organisent tous autour d’un centre de désignation constitué par les partenaires du dialogue, indissolublement unis dans la relation d’inversion qui fait que chacun se nomme comme “je” et nomme l’autre comme “tu” .

C’est pourquoi la grille qu’il propose de ce système comporte huit termes dérivés en -phoriques, désignant les morphèmes concernés.

Voici le système de l’égophore de C. Hagège :

Chronophoriques Anaphoriques

Cataphoriques

EXOPHORIQUES / ENDOPHORIQUES Autophoriques

Chorophoriques Logophoriques

La présentation de cette classification est accompagnée d’un commentaire métalinguistique.

Ces désignations répondent à un souci d’unité terminologique, le suffixe “-phorique” signifiant “qui renvoie à”, ego est au centre, comme la mesure de toute assignation, et les instruments de référence qu’il utilise renvoient à une portion de l’espace (chorophoriques) à une période de temps (chronophoriques), pour ce qui est des exophoriques, – c’est-à-dire des outils de renvoi au cadre extérieur du discours-. En ce qui concerne les endophoriques,- c’est-à-dire les mots faisant écho à d’autres mots à l’intérieur du discours, les intruments de référence renvoient au sujet grammatical de l’énoncé (autophoriques), à une unité ou syntagme du contexte antérieur (anaphoriques) ou postérieur (cataphoriques) ou à l’auteur d’un discours explicite ou implicite-, cet auteur pouvant coïncider, ou ne pas coïncider avec le sujet de l’énoncé (logophoriques).

Par ailleurs, les auteurs de l’article, soulignent le fait que M. Maillard s’attache à décrire le fonctionnement “-phorique” de ça en français, alors que C. Hagège fixe le cadre d’une étude de morphèmes égophoriques en linguistique générale.

2. Étude comparative (français-roumain)

La préposition depuis : possibilités de transposition en roumain

1. Le relateur depuis : description sémantique

Le lexème prépositionnel depuis à sens temporel pose devant le traducteur des problèmes parfois assez complexes. On peut constater que les solutions proposées dans les dictionnaires français-roumains sont assez pauvres, simplifiant trop la réalité des faits. Les choses demanderaient à être nuancées, précisées et complétées, à partir d’une analyse sémantique de ce relateur et en fonction des différents contextes où il apparaît.

Depuis indique l’origine temporelle – la limite initiale (L1) d’un laps de temps, en même temps que le laps de temps lui-même (L1-L2). L’intervalle-durée envisagé, postérieur à L1, est considéré rétrospectivement à partir d’un point de référence (repère du locuteur : To , le moment présent, ou T1, transposition du moment de référence du locuteur dans le passé) implicite ou explicite. Pour situer depuis à l’intérieur du champ lexico-sémantique de la durée exprimée par les relateurs prépositionnels, nous avons précisé qu’il indique la durée dans la postériorité rétrospective1 . La durée du procès situé dans le cadre de l’intervalle temporel défini englobe le moment de référence. Nous précisons aussi que l’on peut avoir affaire à une durée fermée (L2 = To) ou ouverte (la durée du procès dépasse le repère To / T1).

Nous avons proposé une description sémantique du relateur depuis à l’aide de la formule componentielle que voici : [+Temps] [+Ponctuel] [±qT] [+Réf. To] [+Limite initiale] [+Postériorité] [+Durée].

La traduction en roumain des SP avec depuis ne retient parfois que certaines informations du français ; elle laisse dans l’ombre certains traits ou en annule d’autres. Les équivalences établies diffèrent parfois suivant les types de contextes dans lesquels le SP se trouve intégré, mettant en évidence, dans chaque type de situation, certains des traits qui définissent l’emploi de depuis en français. Nous allons examiner les choses de plus près, en tenant compte, en premier lieu, de la distribution de depuis dans le SP.

Depuis peut se combiner soit avec un lexème ponctuel ou considéré dans une vision ponctuelle (N ou Adv [-qT] ), soit avec une expression qT (quantificateur + N [+Division du temps] ou bien l’adverbe longtemps).

2. Durée ouverte

2.1. Depuis + SN [-qT]

Depuis est suivi par un lexème ou syntagme [-qT] ; L1 est explicite. La traduction souligne presque toujours la limite initiale, impliquant toujours l’idée d’une durée ultérieure (durée ouverte).

2.1.1. Depuis + SN [+Temps]

L1 est marqué par un N [+Temps] (indiquant une division temporelle, ainsi que les substantifs début et fin) ou par un Adv [+Temps]. Depuis a pour équivalents exacts les prépositions de / din / de la, choisies en fonction du substantif ou de l’adverbe employé en roumain, et précédées, parfois, par începând (qui insiste sur la limite initiale et implicitement sur la durée postérieure à cette limite).

2.1.1.1. De

Fr. Voilà un adjectif que je n’ai pas entendu depuis longtemps. Depuis que j’ai quitté Paris, justement, il y a des années de cela.

Roum. Iata un adjectiv pe care nu l-am mai auzit de multa vreme. Tocmai de când am plecat din Paris, si sunt ani de atunci.

La locution adverbiale depuis lors se traduit par de atunci ou de atunci încoace, avec le corrélatif adverbial încoace, qui marque la référence au repère du locuteur .

Dans certains contextes (lorsque depuis est suivi, par exemple, par le substantif début), on souligne en roumain, à l’aide de l’adverbe încă, la coïncidence entre un certain moment et le début du procès, l’idée d’immédiateté (à comparer avec les SP construits avec dès).

2.1.1.2. Din

Fr. Ce jour-là, je commençai de m’éloigner d’elle. Depuis, je l’ai oubliée.

Roum. Din acea zi am început sa ma îndepartez de ea. Apoi am uitat-o cu desavârsire.

2.1.1.3. De la

Fr. Il est parti depuis le 1er janvier.

Roum. E plecat de la 1 ianuarie.

2.1.1.4. Începând de / din / de la

Les prépositions de / din / de la peuvent être précédées par începând, qui souligne le commencement du procès (l’aspect inchoatif), aussi bien que l’idée d’une continuation. Începând est obligatoire, très souvent, dans la traduction, lorsque depuis précède une indication du temps-date :

Fr. Il y vécut, depuis 1919, les seize ans de sa gloire.

Roum. Acolo și-a trăit, începând din 1919, cei 16 ani de glorie.

2.1.2. Depuis + SN [-Temps]

L1 peut être exprimé par un N [-Temps] qui, précédé par depuis, acquiert une signification temporelle. On peut rencontrer soit des noms évoquant des actions (qui, par cela même, impliquent une idée temporelle, soit des noms qui marquent des lieux ou des personnes susceptibles d’évoquer des moments ou des époques.

2.1.2.1. De la

Le nom est, de façon générale, un déverbal, ayant donc le trait [+Action]. Quelquefois, c’est un nom propre qui évoque une période définie par rapport à une personne (par l’effet d’une ellipse), auquel cas le roumain est plus explicite que le français, la traduction pouvant faire appel au mot poveste (=histoire).

Fr. Depuis son renvoi de Henri IV, et surtout depuis Marthe, ses parents […] lui avaient défendu ma compagnie.

Roum. De la eliminarea lui din liceul Henri IV și mai ales de la povestea cu Marthe, părinții […] îi interziseseră tovărășia mea.

La variation contextuelle de la… încoace apparaît lorsque depuis précède un nom commun ou propre évoquant un événement historique, impliquant le repère T0.

2.1.2.2. (Încă) din

Le SP comporte un nom [-Temps], qui acquiert une signification temporelle grâce, précisément, à la préposition depuis.

2.1.2.3. De când cu

De când cu, qui appartient à la langue parlée, apparaît parfois comme équivalent de depuis, devant un N désignant une action ou devant un nom propre de personne, qui devient ainsi un repère temporel.

Fr. Ils étaient devenus les meilleurs amis du monde, surtout depuis la raclée mémorable que leur avaient administrée simultanément leurs pères respectifs. (J.-P. Chabrol)

Roum. Erau cei mai buni prieteni din lume, mai ales de când cu bătaia de pomină pe care le-o trăseseră în același timp tații respectivi.

2.1.2.4. De când + Prop

Le SP avec depuis doit être transposé en une proposition subordonnée introduite par de când et dont le verbe est à un temps passé, chaque fois qu’il s’agit de rendre explicite l’idée verbale contenue par le syntagme en question. Parfois la variante de + N [+Action] est également possible. Depuis peut être suivi d’un N [+Action] précédé par un possessif de première ou de deuxième personne :

Fr. Je cherche à vous voir depuis mon arrivée…

Roum. De când am sosit tot încerc să te văd…

2.1.2.5. După

Dans certains cas, depuis suivi d’un nom [+Action] a pour équivalent obligatoire la préposition după (« après »). La traduction met en évidence la postériorité d’un procès par rapport à la limite L1 de la durée à l’intérieur de laquelle il se situe ; elle laisse dans l’ombre cette limite, tout en annulant la référence à un repère du locuteur.

Fr. Malheureusement la prostituée avait une nature fort bourgeoise : elle a consenti depuis à écrire ses souvenirs pour un journal confessionnel très ouvert aux idées modernes. P62

Roum. Din nefericire, prostituata avea o fire foarte burgheza: nu dupa multa vreme a consimtit sa-si scrie memoriile pentru un ziar religios foarte deschis la ideile moderne.

On peut d’ailleurs signaler le fait que les apprenants roumains sont parfois tentés de traduire depuis par după, même lorsque cette traduction est incorrecte. C’est peut-être une influence de la forme du mot français, mais cela pourrait tout aussi bien indiquer que, parmi les nuances de sens impliquées par depuis, les apprenants n’en ont saisi que l’idée de postériorité.

2.2. Depuis + SN [+qT]

La durée est exprimée explicitement au moyen d’un syntagme qT (SN ou adverbe). L1 est déterminé de façon implicite par la distance temporelle qT, comptée rétrospectivement à partir d’un repère.

2.2.1. De

L’équivalent exact de depuis est de, qui indique la limite initiale de la durée.

J’exerce donc à Mexico-City, depuis quelque temps, mon utile pro-fession.

De câtava vreme îmi exercit utila profesie la "Mexico-City".

Dans certains énoncés, la traduction fait appel à la variante contextuelle de… încoace. La durée en déroulement est rapportée explicitement au moment de référence du locuteur. Le SP avec depuis est généralement placé en fin de phrase et il comporte, le plus souvent, le substantif ans.

2.2.2. În

Il s’agit d’une équivalence contextuelle qui implique une modulation, entraînant le changement du lexème prépositionnel. Dans certains types de contextes, on utilise comme équivalent de depuis la préposition în, avec le trait [+Intériorité]. La traduction ne retient alors que l’information sur la situation du procès à l’intérieur d’un intervalle-durée aux limites implicites, neutralisant l’idée de postériorité par rapport à une limite initiale. Depuis est interprété ici comme synonyme de en ou de pendant. Très souvent, le SP avec depuis est conditionné par un syntagme du type le n-ième + N ou (pour) la n-ième fois, depuis étant suivi d’un quantificateur défini. On peut distinguer deux variantes :

a) în (decurs de) ou într-, qui laisse dans l’ombre la référence au repère:

Fr. C’est peut-être la première fois depuis dix ans.

Roum. E poate prima oară în (decurs de) zece ani.

b) în ultimii / ultimele…, qui met l’accent sur l’intervalle-durée à l’intérieur duquel se situe le procès (cf. pendant) et souligne la référence au repère du locuteur. La vision que l’on a de la durée change : la durée du procès n’est plus considérée comme postérieure à L1, mais plutôt comme antérieure à L2 (L2 = To).

Fr. Dans toute ma vie […], je n’ai pas vécu aussi longtemps que depuis trois semaines.

Roum. În (toată) viața mea […] n-am trăit atât de mult ca în ultimele trei săptămâni. (= pendant les trois dernières semaines)

2.2.3. După

On emploie la préposition după, avec le trait [+Postériorité], lorsque la phrase contient le syntagme le premier ou (pour) la première fois; le SP avec depuis comporte un quantificateur indéfini. Le procès coïncide avec la limite L2 d’un intervalle qT. La traduction retient seulement le fait que le procès est postérieur à cet intervalle, qui se caractérise justement par l’absence du procès en question. Depuis est donc interprété ici comme synonyme de après.

Fr. Ce jour-là, je commençai de m’éloigner d’elle. Depuis, je l’ai oubliée.

Roum. Dupa acea zi am început sa ma îndepartez de ea. Apoi am uitat-o cu desavârsire.

3. Durée fermée (L2 explicite)

On a affirmé que depuis « présuppose jusque, exprimé ou non » 4, marquant la limite finale L2 de la durée. Les constructions où jusque apparaît effectivement dans la phrase, en corrélation avec depuis + SN [-qT] ne posent pas de problèmes pour la traduction. La structure comportant les corrélatifs depuis … jusque a pour équivalents de / din / de la… (și) până / până la / până în.

Fr. J’ai lu depuis le coucher du soleil jusqu’à minuit.

Roum. Am citit de la apusul soarelui până la miezul nopții.

4. Conclusion

La traduction en roumain des SP avec depuis est influencée par les facteurs suivants : d’une part, les éléments constitutifs du SP, la présence de certains éléments dans le contexte, en français, et, d’autre part, les contraintes imposées par la langue d’arrivée ainsi que la nécessité d’éviter l’ambiguïté de certaines constructions du roumain.

Les équivalents roumains de depuis reprennent, dans les contextes type, le trait sémantique fondamental de ce relateur, avec l’indication de la limite initiale et la durée ultérieure implicite : de, din, de la ; les variantes contextuelles peuvent souligner L1 ou le repère To / T1. On peut également avoir affaire à des modulations qui laissent dans l’ombre certaines informations, au profit des traits [+Intériorité] – situation d’un procès à l’intérieur d’une durée – ou [+Postériorité] par rapport au repère défini par le SN, suivant la perspective imposée par le contexte de l’énoncé. Dans le cas de l’interprétation centrée sur l’intériorité, la postériorité – qui est d’ailleurs un trait secondaire – est annulée, ou bien elle change en antériorité. Dans l’interprétation centrée sur la postériorité, c’est la référence au repère du locuteur qui peut être annulée.

Par ailleurs, le roumain s’avère parfois plus explicite que la langue de départ, dans le cas des constructions impliquant en français une ellipse, ou encore s’il s’agit d’expliciter une idée verbale. Comme on a pu le voir, le roumain peut également rendre explicite le repère implicite du français, qui constitue la limite L2 de la durée.

La préposition dès et ses équivalents en roumain

1. Dès – relateur temporel

Appartenant au champ lexico-sémantique de la relation temporelle, la préposition dès peut être décrite à l’aide de la formule componentielle suivante: [+Temps] [+Ponctuel] [-qT] [-Réf.To] [+Précocité] [-Durée].

[+Temps] : dès s’actualise essentiellement dans le domaine temporel ; il sert à construire des compléments de temps, mettant en relation un procès avec un repère R :

Et dès le lendemain nous sortîmes ensemble. (A. Gide, L’immoraliste)

Le repère est exprimé, le plus souvent, par des lexèmes ou des syntagmes [+Temps] – termes à référence absolue, déictique ou cotextuelle – ou, parfois par des syntagmes [-Temps], qui acquièrent une signification temporelle grâce, précisément, à la présence du relateur dès. Dans les exemples ci-dessous, un SN [+Lieu] devient, grâce à dès, apte à évoquer une situation temporelle (moment ou époque) .

Lorsque le repère est exprimé par un lexème nominal [+Action] ou par une forme verbale non personnelle (le SP impliquant alors dans la structure sous-jacente dès que + Prop), dès marque un rapport de postériorité immédiate, signifiant «aussitôt après», «juste après». L’idée de postériorité résulte de l’impossibilité logique de concevoir l’action-repère et l’action exprimée par le verbe régissant comme simultanées.

Dès le travail fini, je voyagerai. [« dès que j’aurai fini le travail »]

Lorsque le moment référentiel est déjà défini comme postérieur à un repère (dès après…), la présence de dès fait apparaître l’idée d’immédiateté:

Les jours ouvrables (…), nous nous rendions dès après le déjeuner dans la banque la plus voisine… [« aussitôt après le déjeuner »]

La préposition dès impose une vision ponctuelle, perfective du procès exprimé par le verbe régissant, l’action étant considérée « en dehors de sa durée »

La préposition dès se situe donc dans la zone des relateurs prépositionnels qui impliquent une visée initiale. Dès indique soit le moment du procès perfectif, avec référence implicite à des moments ultérieurs, niés en tant que moments du procès, soit le moment initial, considéré précoce, d’un procès imperfectif dont la durée, postérieure au moment-repère, n’est pas prise en considération.

À ce titre, dès pourrait être rapproché de depuis, relateur de la limite initiale ; les deux prépositions s’opposent, cependant, par le fait que depuis comporte le trait [+Durée], la durée du procès étant rapportée au moment de référence T0. Dans la phrase Il travaille dès le matin, le SP insiste sur la limite initiale d’un procès duratif qui se répète, alors que dans l’énoncé Il travaille depuis le matin, le SP marque la limite initiale du procès, tout en insistant sur la durée du procès, qui continue au moment de la parole.

C’est précisément la propriété de la préposition dès de conférer une valeur inchoative aux procès imperfectifs qui explique un emploi particulier de ce relateur dans les structures prépositionnelles corrélatives. Dès y marque la limite initiale, considérée précoce, du procès, la limite finale du déroulement temporel étant marquée par jusqu’à (limite finale + durée antérieure).

2. Équivalents roumains de la préposition dès

2.0. La préposition dès du français n’a pas d’équivalent dans le système des prépositions du roumain. Les multiples nuances temporelles et aspectuelles qu’elle implique se retrouvent à travers les diverses possibilités de transposition en roumain, où l’on fait appel à des lexèmes prépositionnels ou conjonctionnels, ainsi qu’à certains adverbes. La difficulté à laquelle on se heurte dès l’abord, c’est qu’en roumain il n’existe pas d’hétéronyme prépositionnel qui puisse rendre l’idée de précocité spécifique pour dès ; elle ne peut être rendue que grâce à des adverbes tels que chiar ou încă.

La traduction roumaine privilégie, suivant le contexte, tel ou tel trait temporel et / ou aspectuel, le choix des équivalences étant dicté par plusieurs facteurs. Il faudra tenir compte de tous les éléments susceptibles de créer des effets de sens contextuels (la distribution de dès à l’intérieur du SP : il se combine avec un SN, un adverbe ou une structure verbale non personnelle – syntagme à verbe non fini ; le caractère perfectif ou imperfectif du procès exprimé par le verbe), ainsi que des possibilités de combinaison de certains lexèmes du roumain, l’option du traducteur étant parfois déterminée – ou limitée – par les procédés dont dispose le roumain pour exprimer les sens correspondants du français.

Nous distinguerons plusieurs types d’équivalences, en fonction des sens actualisés dans chaque cas.

2.1. Équivalences qui correspondent à l’idée fondamentale exprimée par dès, à savoir la visée initiale (cf. Pottier) ; elles laissent dans l’ombre la nuance de précocité.

2.1.1. La préposition de, avec les variantes : de la, din, de pe la, de cu. Structure du SP en français: dès + SP [+Temps] ou [+Action].

Fr. Mais dès ce moment-là, je fus persuadé qu’il était, lui aussi, une victime.

Roum. Din acel moment, însă, am fost convins că și el e o victimă.

2.1.2. Équivalences qui expriment un ablatif temporel: începând de / din / de la / cu, qui mettent en lumière la limite initiale d’un procès imperfectif, duratif (on peut envisager aussi les résultats d’un procès perfectif), comportant en même temps l’idée d’une durée ouverte postérieure à cette limite (la continuation du déroulement processuel, cf. fr. à partir de). Dans ce cas, la nuance de précocité (« sans tarder ») n’est pas actualisée en roumain. Structure du SP en français : dès + SN ou Adv [+Temps].

Fr. Dès quatre heures, il devait quitter la chasse.

Roum. Începând cu orele patru trebuia să-și înceteze vânatoarea.

2.2. La traduction explicite l’idée de précocité au moyen des adverbes chiar ou încă. Le SP, en français, comporte généralement un SN ou un adverbe [+Temps].

2. 2. 1. L’adverbe chiar souligne la coïncidence du procès avec le moment-repère, impliquant une opposition entre ce moment et d’autres moments.

a) Chiar + circonstant temporel : Adv, SP ou SN se rapportant à un certain jour ou aux divisions de la journée (référence déictique ou cotextuelle), ou locution conjonctionnelle introduisant une subordonnée temporelle (en français: aujourd’hui, hier, demain, le (sur)lendemain ; ce soir, cette nuit, cet après-midi ; avant que + Prop).

Fr. Que tout ce qui était caché apparaisse dans la lumière, et dès ce soir.

Roum. Să scoată la lumină chiar în astă seară tot ceea ce mocnea în întuneric.

b) Chiar + de / din / de la + SN [+Temps] ou [+Action] ; la préposition marque une idée inchoative : le début d’un état, résultat du procès perfectif qui coïncide avec le repère.

Fr. Mais il, dès le surlendemain, reprit ses habitudes.

Roum. Chiar din a treia zi, el își relua obiceiurile.

2.2.2. L’idée de précocité est exprimée à l’aide de l’adverbe încă.

a) încă + de ou variantes (visée initiale) :

– încă + de / din / de la / de (pe). Structure du SP en français: dès + SN [+Temps] (ou équivalent).

Fr. … il neigea dès le matin.

Roum. … începu să ningă încă de dimineață.

2.3. Équivalences qui effacent la nuance de précocité, privilégiant l’expression d’un rapport temporel – coïncidence ou postériorité immédiate.

Fr. Impossible de partir dès le lundi matin.

Roum. Cu neputință să plece luni dimineața

Fr. Dès la fin de la matinée, les visites commencèrent.

Roum. Puțin înaintea prânzului, începură vizitele.

3. Conclusion

3.1. Nous avons mis en évidence le spécifique du relateur dès du français, qui appartient au champ lexico-sémantique de la relation temporelle, étant défini par le trait sémantico-pragmatique [+Précocité], qui fait référence à l’énonciateur. Dès implique, à la façon de déjà, une opposition entre le moment-repère R et les moments ultérieurs, le moment du procès étant considéré comme précoce par le locuteur. Le moment référentiel, marqué par le terme avec lequel se combine la préposition dès, est défini soit comme coïncidant avec le repère R (auquel cas on peut sous-entendre l’un des relateurs exprimant la coïncidence temporelle – adessif ou inessif), soit comme antérieur vs postérieur à R (l’antériorité ou la postériorité étant exprimée explicitement par avant ou après). En tant que situant temporel, dès marque la coïncidence du moment du procès – considéré comme précoce – avec le moment référentiel ainsi défini ; parfois, il peut marquer aussi la postériorité immédiate, en tant qu’effet de sens contextuel.

Imposant une vision ponctuelle du repère, dès impose également une vision ponctuelle – non durative – du procès exprimé par le verbe régissant le SP. Le SP en dès se rapporte, dans cette perspective, soit au moment du procès perfectif, soit au premier moment d’un procès imperfectif-duratif, la visée initiale propre à dès, qui se traduit par l’opposition implicite entre R et les moments ultérieurs, actualisant alors une nuance inchoative.

3.2. L’analyse sémantique et distributionnelle de la préposition dès du français s’est avérée indispensable dans la recherche des équivalences de ce relateur en roumain.

On peut également affirmer que la traduction contribue à mettre en évidence les caractéristiques de la préposition dès au niveau du système des prépositions temporelles du français, ainsi que son fonctionnement dans le contexte.

Dans le système des prépositions du roumain, il n’existe pas d’équivalent exact de dès, qui puisse exprimer l’idée de précocité. Les diverses possibilités dont on dispose pour transposer en roumain les syntagmes temporels construits avec dès privilégient, en fonction du contexte, certains des sens exprimés par cette préposition ; la précocité peut être explicitée à l’aide des adverbes chiar ou încă, mais, dans d’autres cas, elle n’est pas rendue en roumain. Les équivalences roumaines de dès que nous avons envisagées actualisent, dans le cadre de divers syntagmes prépositionnels ou de certaines macrostructures temporelles, soit la visée initiale (de et variantes ; începând de), soit l’idée de précocité, exprimée par les adverbes chiar ou încă, accompagnant un circonstant temporel, soit encore un simple rapport temporel: la coïncidence (o dată cu ou d’autres relateurs exprimant la coïncidence temporelle) ou la postériorité immédiate (imediat / îndată după, îndată ce, imediat ce, de cum).

Les périphrases verbales aspectuelles

1. La catégorie de l’aspect : les périphrases verbales aspectuelles

L’aspect est une caractéristique immanente, inhérente au procès. La catégorie de l’aspect envisage le procès « sous l’angle de son développement interne » (Imbs, 1968 : 15) ; elle désigne « la manière dont s’exprime le déroulement, la progression, l’accomplissement de l’action » (Grevisse, 1986 : 605). C’est une catégorie complexe, peu homogène, englobant, sur le plan de l’expression, des procédés très divers, tant grammaticaux que lexicaux, tels que : le choix du temps verbal, le sémantisme du verbe, certaines périphrases verbales, l’emploi de circonstants adverbiaux, ainsi que la répétition du verbe (procédé syntagmatique).

Nous nous occuperons ici des périphrases aspectuelles du français, en mettant en évidence leurs équivalents possibles du roumain.

En français, les périphrases verbales aspectuelles sont formées, pour l’essentiel, d’un semi-auxiliaire et d’un verbe à l’infinitif ou au gérondif / participe présent). Les verbes qui peuvent fonctionner comme semi-auxiliaires d’aspect, appelés aussi aspectifs (Charles Bally) ou indicateurs d’aspect, comportent des sèmes très abstraits, comme [Inchoatif], [Duratif], [Terminatif]. C’est cette signification aspectuelle spécifique des verbes semi-auxiliaires qui détermine la signification aspectuelle globale de la périphrase. Les verbes employés comme semi-auxiliaires ont le rôle d’indiquer l’aspect du procès exprimé par le verbe à l’infinitif ou au gérondif.

Le roumain connaît aussi des verbes actualisés comme semi-auxiliaires d’aspect, même s’ils ne sont pas acceptés de façon unanime par les linguistes.

2. Phases du procès

Les périphrases verbales aspectuelles présentent le procès à l’une des phases de son développement : le début, le déroulement, la fin.

2.1. Phase initiale – aspect inchoatif

On met en évidence le commencement d’un procès qui va avoir une certaine durée. Cette vision se double parfois d’une idée itérative. Les périphrases qui présentent la phase initiale du procès sont : (re)commencer à / de + Inf., se (re)mettre à + Inf., se (re)prendre à + Inf., partir pour / à + Inf. Pour exprimer la même valeur inchoative, on emploie, en roumain, les constructions verbales a începe să…, a (se) porni să…, a prinde să…, a se apuca să… + V subjonctif ; a se apuca de + supin.

La structure des périphrases aspectuelles inchoatives est donc la suivante :

Fr. V [Inchoatif] (affirm.) + Prép + Inf

Roum. V [Inchoatif] + subjonctif (să) / supin (de).

Les structures correspondantes du roumain représentent les équivalences type, ce qui n’exclut pas le recours à d’autres tournures, qui relèvent non pas de la traduction littérale, mais d’une équivalence globale.

♦ (re)commencer à / de + Inf.

Fr. Il commence à pleuvoir.

Roum. Începe să plouă.

♦ se (re)mettre à + Inf.

Fr. Il se met à écrire.

Roum. Se apucă să scrie. / Se apucă de scris.

Fr. J’avais peur qu’il se mette à pleuvoir.

Roum. Mi-era teamă că va începe să plouă.

Fr. La pluie se remit à tomber.

Roum. Ploaia reîncepu. / Începu din nou să plouă.

♦ se (re)prendre à + Inf.

Fr. Parfois ils se prennent à hausser le ton…

Roum. Uneori ei încep să ridice tonul… (lecture itérative)

Fr. Cette journée (…) a été bonne pour Balandran. Il s’est repris à vivre.

Roum. A fost o zi bună pentru Balandran. A revenit la viață. (traduction littérale : a reînceput să trăiască)

♦ partir pour + Inf.

Fr. Il s’aperçut qu’il était parti pour parler au moins un quart d’heure.

Roum. Își dădu seama că se pornise să vorbească cel puțin un sfert de oră.

♦ partir à + Inf. «se mettre soudain à»

Fr. Ne me regardez pas, je sens que je partirais à rire.

Roum. Nu vă uitați la mine, simt că aș izbucni în râs. – En roumain on a recours à une locution verbale (a izbucni în râs «éclater de rire»).

2.2. Phase médiane : procès en cours

Les périphrases verbales qui présentent le déroulement du procès (l’action en cours) expriment l’aspect inaccompli duratif ou, parfois, la progression.

2.2.1. Aspect duratif

On distinguera deux types de structures :

2.2.1.1. V [Duratif] (Affirm.) + Prép. (ou loc. prép.) + Inf.

Cette structure s’actualise dans les périphrases suivantes: être en train de + Inf., être en voie de + Inf., être à + Inf., continuer à / de + Inf., rester à + Inf.

♦ être en train de + Inf.

La périphrase être en train de + Inf. s’emploie à des temps inaccomplis : présent, imparfait, futur. Le verbe à l’infinitif est, le plus souvent, un verbe imperfectif.

La périphrase grammaticalisée avec être en train de n’a pas d’équivalent du même type en roumain. Le verbe exprimant l’action en cours sera mis au temps marqué en français par l’auxiliaire être ; il peut aussi être accompagné de l’adverbe tocmai.

Fr. Je suis en train de faire une expérience très curieuse.

Roum. Tocmai fac o experiență foarte curioasă.

Fr. Lorsque les deux policiers reviennent, le magistrat est en train d’examiner avec attention un Renoir, qui décore l’un des panneaux.

Roum. Când cei doi polițiști se întorc, magistratul (tocmai) examinează cu atenție un Renoir aflat pe unul dintre panouri.

Il peut y avoir ellipse du verbe être :

Fr. Plan général. Guiboud dans le salon, Michel, toujours dans la chambre de son fils, en train de regarder la photo.

Roum. Plan general. Guiboud e în salon, iar Michel, tot în camera fiului său, privește fotografia.

Schogt (1962) montre que, tandis que le présent de certains verbes indique un procès ou un état, la périphrase correspondante avec être en train de indique un procès:

L’ennemi occupe la ville (procès ou état) / L’ennemi est en train d’occuper la ville (procès).

Cette distinction n’existe pas en roumain :

Inamicul ocupă orașul (désambiguïsation possible à l’aide de tocmai).

L’emploi du futur est assez rare, mais possible. Le roumain semble éviter de mettre au futur le verbe dont il s’agit d’indiquer l’aspect duratif, en faisant appel à d’autres procédés. En voici un exemple :

Fr. – Je suis curieux de savoir dans quel état nous la trouverons.

– Oh, elle sera en train de pleurer.

Roum. – Sunt curios să aflu în ce stare o vom găsi.

– O! O vom găsi plângând.

Dans la traduction roumaine, la reprise du verbe a găsi «trouver» au gérondif contribue à rendre l’idée durative.

Être en train de ne peut pas s’employer avec les verbes momentanés (*La bombe est en train d’éclater), ni avec les verbes qui expriment un état et non pas la durée d’un procès (*Cette valise sera en train de contenir tout ce qu’il te faut). L’emploi de cette périphrase avec des verbes perfectifs (inchoatifs ou terminatifs) confère à l’action une certaine durée. Dans ce cas, la traduction de la périphrase sera a fi pe cale de / pe punctul de + infinitif / să + subjonctif ; (tocmai +) indicatif:

Fr. Il était en train de finir ou plutôt de chercher à terminer. (Cl. Simon, dans Grammaire Larousse)

Roum. Tocmai termina / Era pe cale de a termina sau mai degrabă încerca să termine.

Fr. Il est en train de finir l’instruction d’une très grosse affaire.

Roum. E pe cale de / pe punctul de a termina instruirea unei afaceri foarte importante.

Fr. Vous êtes en train de vous mettre dans une situation impossible. Tous vos mensonges feront sur les jurés la plus mauvaise impression.

Roum. Vă creați o situație imposibilă. Toate minciunile dumneavoastră vor produce o foarte proastă impresie asupra juraților.

♦ être en voie de + Inf.

Cet emploi de la périphrase être en train de + Inf. doit être mis en relation avec la périphrase être en voie de + Inf., qui exprime une action en cours dont on envisage avec certitude la fin. Être en voie de + Inf., synonyme de être en train de + Inf., se dit « de ce qui se modifie dans un sens déterminé » (Le Petit Robert). Traduction : a fi pe cale de a… / să…

Fr. L’affaire est en voie d’aboutir. (dans Mauger)

Roum. Afacerea e pe cale de a reuși.

Le verbe aboutir, terminatif, fait envisager la fin du procès qui est en cours de déroulement.

Dans l’exemple ci-dessous, on utilise en roumain le présent de l’indicatif, l’idée d’une limite finale étant évoquée par l’adjectif ultimii :

Fr. Il est en voie de dépenser tout l’argent qu’il possédait. (DFC)

Roum. Își cheltuie și ultimii banii pe care îi avea.

♦ être à + Inf.

La périphrase être à + Inf. exprime également l’aspect duratif. Le verbe est généralement au présent ou à l’imparfait. Il n’y a pas de structure verbale équivalente en roumain. Dans la traduction, on emploie le présent ou l’imparfait du verbe, accompagné, éventuellement, de tocmai ou d’un autre adverbe qui souligne la nuance durative.

Fr. Elle est à s’habiller.

Roum. (Tocmai) se îmbracă.

Fr. Nous sommes à faire nos comptes.

Roum. (Tocmai) ne facem socotelile. (Même sens que nous sommes en train de faire…)

Très souvent, la phrase comporte un adverbe qui marque la permanence ou la continuité (toujours, encore), devenant synonyme de continuer à… La traduction fait appel à des adverbes ou locutions adverbiales tels que tot, încă / întruna, fără încetare…) ; on peut également utiliser, parfois, le verbe a continua «continuer».

Fr. Ils sont toujours à fouiller la neige.

Roum. Continuă să scotocească prin zăpadă / Încă / tot / mai scotocesc…

Fr. Elle est toujours à se plaindre. – durée

Roum. Se plânge întruna/ tot timpul se plânge.

Avec un verbe perfectif accompagné d'une détermination adverbiale, la périphrase être a + Inf. acquiert une valeur itérative.

Fr. Puis je me rembrunissais en songeant qu’il y avait le téléphone dans ma chambre d’hôtel, qu’elle serait tout le temps à me téléphoner.

Roum. Apoi mă întunecam la gândul că am telefon în cameră la hotel și că (ea) o să-mi telefoneze într-una.

♦ continuer à / de + Inf. – Roum. a continua să…

Fr. C’est comme le gars qui a touché un très gros tiercé dans l’ordre et qui continue de jouer pendant des mois ou même des années.

Roum. E ca tipul care a câștigat la curse și care continuă să joace luni sau chiar ani în șir.

♦ rester à + Inf.

La périphrase rester à + Inf. (±Adv. [+Durée], par exemple longtemps) peut être rendue en roumain au moyen des structures suivantes, comportant les verbes a sta ou a rămâne: a sta (indicatif) + și + V (au même temps que a sta) ; a rămâne + gérondif ; V (indicatif) + Adv. [+Durée] îndelung “longtemps”. Il est possible aussi d’utiliser en roumain un verbe à l’imparfait suivi de l’adverbe îndelung.

Fr. Je restais à contempler la masse noire des arbres, les plans clairs de la pelouse.

Roum. Stăteam și contemplam (ou : Contemplam îndelung) grupul întunecat al copacilor și peluzele luminoase.

Fr. Il entra, feuilleta mes notes, consulta l’herbier et resta très longtemps à regarder les plantes.

Roum. Intră, răsfoi notițele mele, consultă ierbarul și rămase acolo mai multă vreme privind plantele.

2.2.1.2. V [Terminatif] + Nég. + de + Inf.

Les périphrases de ce type sont : ne pas arrêter de + Inf., ne pas cesser de + Inf., ne pas en finir de + Inf., ayant pour équivalents en roumain tantôt des constructions avec un verbe terminatif à la forme négative + infinitif ou supin, tantôt des constructions sans verbe terminatif, mais comportant un adverbe qui indique la continuité du procès.

♦ ne pas arrêter de + Inf.

Fr. Je n’arrête pas de regarder un canot de caoutchouc qui fait le toton dans un remous au milieu de la Marne.

Roum. Nu încetez să privesc o barcă de cauciuc ce se învârte ca titirezul într-o vâltoare a Marnei.

♦ ne pas cesser de + Inf.

Fr. Pendant toute la séance, il n’a pas cessé de bavarder avec son voisin.

Roum. În (tot) timpul ședinței a vorbit fără încetare cu vecinul său.

Fr. Elle ne cesse de se lamenter.

Roum. Se plânge întruna / fără încetare.

♦ ne pas en finir de + Inf.

Fr. Il attend la dernière page pour les comptes rendus sportifs, mais cet animal n'en finit pas de lire son histoire de crime.

Roum. Așteaptă ultima pagină pentru cronicile sportive, dar animalul ăla nu mai termină de citit povestea cu crima.

Fr. On n’en finirait pas de raconter ses aventures.

Roum. N-am mai termina să povestim aventurile lui.

♦ On ajoutera ici la construction ne faire que + Inf., qui signifie «être toujours ou habituellement occupé à une certaine chose ; ne pas cesser de».

Fr. Elle ne fait que pleurer.

Roum. Plânge întruna / fără încetare.

2.2.2. Aspect duratif-progressif

La périphrase aller / s’en aller + participe présent ou gérondif d’un verbe «impliquant l’idée d’un mouvement réel ou figuré» (Grevisse, 1975 : 645) exprime l’aspect duratif, la continuité du développement d’un procès, la progression de l’action. Le plus souvent, le lexème verbal exprime lui-même l’idée d’une progression, et il peut aussi être accompagné de circonstants qui soulignent la même idée (peu à peu, sans cesse). En roumain il n’y a pas de construction verbale spécifique pour rendre cet aspect progressif. Dans la traduction on emploie l’équivalent du verbe qui apparaît en français au participe présent ou au gérondif (le temps utilisé est celui du verbe semi-auxiliaire), en le faisant presque toujours accompagner d’un circonstant qui explicite l’idée de progression : tot mai (mult), treptat, din ce în ce, încetul cu încetul.

♦ aller + gérondif

Fr. Le bruit du moteur allait en se mourant.

Roum. Zgomotul motorului se stingea treptat.

Fr. … dans une espèce de nuit qui allait sans cesse en s’assombrissant.

Roum. … într-un fel de noapte care devenea tot mai întunecoasă.

Fr. Il commence à avoir peur et je crains, pour lui, que ça n’aille qu’en empirant.

Roum. Începe să-i fie frică și mă tem, în ce-l privește, ca situația să nu se înrăutățească și mai mult.

♦ aller / s’en aller + participe présent

Fr. La beauté du paysage allait grandissant.

Roum. Peisajul devenea tot / din ce în ce mai frumos.(traduction quasi littérale : Frumusețea peisajului creștea din ce în ce)

Fr. Cette vie qui sous ses yeux allait peu à peu s’éteignant, elle avait rempli son destin.

Roum. Această viață care sub ochii săi se stingea încetul cu încetul își împlinise destinul.

Fr. L’emploi de l’article alla sans cesse croissant.

Roum. Folosirea articolului s-a extins tot mai mult.

Fr. Cette musique mystérieuse et qui s’en va déclinant.

Roum. Această muzică misterioasă și care se stinge treptat.

On trouve aussi d’autres solutions pour traduire en roumain ce type de périphrase :

Fr. Cet homme s’en va mourant.

Roum. Acest om e pe moarte / se stinge văzând cu ochii.

Aux temps composés, le verbe aller est parfois remplacé par être :

Fr. La plupart des difficultés ont été s’aggravant, de saison en saison.

Roum. Dificultățile s-au tot agravat, de la un sezon la altul.

2.3. Phase finale – aspect terminatif

Un procès imperfectif est considéré à la fin de son déroulement. La structure des périphrases terminatives est : V [Terminatif] + de + Inf., s’actualisant dans : finir de / achever de / cesser de / s’arrêter de + Inf. Pour marquer la phase finale du procès, le roumain dispose des verbes a termina, a sfârși, a înceta, a se opri, a isprăvi, employés tantôt comme semi-auxiliaires, tantôt comme verbes pleins, dans l’un des contextes suivants : verbe au supin (construit avec de, din) ou au subjonctif (să); substantif ; préposition (cu) + substantif.

On peut marquer :

– la phase finale en cours (terminatif inaccompli). Finir / achever de… signifie plutôt, dans ce cas, être en train de finir… ; il est possible d’employer, dans la traduction, l’adverbe tocmai ou bien a fi pe punctul de a termina de + supin / cu + substantif verbal (précédé de l’article défini).

Fr. Elle finit de s’habiller.

Roum. (Tocmai) termină cu îmbrăcatul.

Fr. Ils finissaient de dîner, quand je suis arrivé.

Roum. Tocmai își terminau cina / Tocmai terminau de cinat / erau pe punctul de a termina de cinat când am sosit eu.

– la phase finale dépassée (terminatif accompli). Structures : finir / achever / cesser / s’arrêter de + infinitif. Traductions possibles : a termina + N, a termina de + supin, a termina cu + N, a se opri din + supin, a înceta să + subjonctif.

♦ finir de + Inf.

Fr. J’ai fini de travailler.

Roum. Am terminat lucrul.

Fr. Vous n’avez pas fini de vous disputer?

Roum. N-ați terminat cu cearta?

♦ achever de + Inf.

Fr. J’ai achevé de ranger mes papiers.

Roum. Mi-am terminat de aranjat hârtiile.

♦ cesser de + Inf.

Fr. Il a cessé de rire.

Roum. A încetat să râdă / S-a oprit din râs.

♦ s’arrêter de + Inf.

Fr. Je me suis arrêté de lire et j’ai levé les yeux.

Roum. M-am oprit din citit și am ridicat ochii.

L’expression de la phase finale est compatible avec l’idée d’itération :

Fr. Quand j’arrivais, il s’arrêtait de lire.

Roum. Când soseam (eu), se oprea din citit.

3.Conclusion

Toute langue est en principe capable d’exprimer n’importe quelle idée, en faisant appel à des procédés variés, parfois spécifiques. Les mêmes signifiés aspectuels peuvent être exprimés en français et en roumain, par des moyens tantôt semblables, tantôt différents.

Le français possède un système assez bien organisé de périphrases verbales à valeur aspectuelle, indiquant la phase du déroulement processuel. Certaines de ces périphrases restent encore des constructions à caractère lexico-grammatical, tandis que d’autres sont tout à fait grammaticalisées.

Le roumain connaît aussi l’emploi de certains verbes semi-auxiliaires pour indiquer la phase du procès, cependant il n’a pas un système de périphrases comme celui du français. C’est peut-être une lacune du système grammatical du roumain ; le plus souvent, c’est par des moyens lexicaux que la langue y supplée.

Pour exprimer la phase initiale ou finale du procès, on trouve en roumain des équivalents exacts, du même type qu’en français, à savoir certains verbes actualisés comme semi-auxiliaires d’aspect (suivis de l’infinitif ou du supin). Les choses se compliquent lorsqu’il s’agit d’exprimer les diverses nuances se rapportant au déroulement de l’action. Les périphrases du français peuvent, dans ce cas, être rendues en roumain par différents moyens : le choix du temps verbal (imperfectif – avec perte d’une certaine nuance du français, le verbe étant suivi ou non d’un adverbe qui compense cette perte), l’emploi de circonstants adverbiaux se rattachant, par leur sémantisme, à l’action en cours, ainsi que l’emploi de certaines périphrases verbales à caractère lexico-grammatical, sans oublier la possibilité de certaines solutions purement lexicales.

=== cap III ===

Chapitre 3

La methaphore de l'absurde dans La Chute. Rendre un sens à un age de l'absurdité

L’influence dostoïevskienne

Procès du discours

La methaphore de l'absurde dans La Chute. Rendre un sens à un age de l'absurdité

La notion d’absurde est très importante dans l’oeuvre de Camus – même s’il ne faut pas chercher à interpréter tous ses récits comme des illustrations systématiques de ce concept philosophique. Camus définit l’absurde dans un essai qu’il publie dès 1942 et qui s’intitule Le Mythe de Sisyphe.

L’absurde définit l’état d’un monde caractérisé par le non-sens, c’est-à-dire l’état d’un monde privé de transcendance, privé de toute justification (religieuse ou idéologique) capable de donner une signification à l’existence humaine, et donc de tracer une ligne de conduite que les hommes devraient suivre.

Le thème de la fin de la transcendance, et notamment de la transcendance chrétienne, est très présent dans La Chute (1956). Les références au Nouveau Testament sont nombreuses et Jean-Baptiste Clamence se compare régulièrement au Christ, même s’il se présente à la fin du récit comme un « faux prophète » (p.1551). L’idée dominante dans le récit est celle d’un monde privé de lois et de valeurs susceptibles de fonder l’ordre du monde. En disparaissant, le christianisme a laissé une place vide, a créé un manque que chacun cherche à combler tant bien que mal : « Celui qui adhère à une loi ne craint pas le jugement qui le replace dans un ordre auquel il croit. Mais le plus haut des tourments humains est d’être jugé sans loi. Nous sommes pourtant dans ce tourment. […] Et c’est le grand branle-bas. Les prophètes et les guérisseurs se multiplient, ils se dépêchent pour arriver avec une bonne loi, ou une organisation impeccable, avant que la terre ne soit déserte » (p.1535).

Pour J.B. Clamence, le monde contemporain se caractérise par une recherche éperdue du sens, qui demeure selon lui vouée à l’échec, car il n’est plus possible de croire en quoi que ce soit. Sur les ruines de la transcendance chrétienne se développent des doctrines plus trompeuses et illusoires les unes que les autres. Les valeurs dominantes sont par conséquent les valeurs des plus forts ; elles ne tirent leur légitimité que de rapports de force : « Par exemple, vous avez dû le remarquer, notre vieille Europe philosophe enfin de la bonne façon. Nous ne disons plus, comme aux temps naïfs : “Je pense ainsi. Quelles sont vos objections ?” Nous sommes devenus lucides. Nous avons remplacé le dialogue par le communiqué. “Telle est la vérité, disons-nous. Vous pouvez toujours discuter, ça ne nous intéresse pas. Mais dans quelques années, il y aura la police, qui vous montrera que j’ai raison.“ » (p.1498-1499 : ces propos de Clamence illustrent ce qui a été dit lors des cours d’introduction sur l’idéalisme de l’ironiste : Clamence présente comme un bien (« Nous sommes devenus lucides ») une situation qu’il critique en fait et qui, à ses yeux, s’oppose à ce que serait un ordre du monde idéal).

Les notions de « règne » et de « domination » sont omniprésentes dans le récit. Elles caractérisent notamment toute la première partie de l’existence de Clamence. Le principe de la domination, pour le narrateur, consiste à obliger les autres sans rien leur devoir, mais aussi à ne jamais s’attacher et à ne dépendre d’aucun être. C’est ainsi que J.B. Clamence conçoit ses rapports avec les femmes, qui ne sont pour lui que des objets de plaisir. L’amour n’existe pas à ses yeux et les relations avec les femmes se fondent sur le jeu de la séduction, dont il paraît capital de respecter les règles : « Je jouais le jeu. Je savais qu’elles aimaient qu’on n’allât pas trop vite au but. Il fallait d’abord de la conversation, de la tendresse, comme elles disent. Je n’étais pas en peine de discours, étant avocat, ni de regards, ayant été, au régiment, apprenticomédien.

[…] Les plus sensibles de mes amies s’efforçaient de me comprendre et cet effort les menait à de mélancoliques abandons. Les autres, satisfaites de voir que je respectais la règle du jeu et que j’avais la délicatesse de parler avant d’agir, passaient sans attendre aux réalités. J’avais alors gagné, et deux fois, puisque, outre le désir que j’avais d’elles, je satisfaisais l’amour que je me portais, en vérifiant chaque fois mes beaux pouvoirs » (p.1506-1507). Les conquêtes féminines font partie des succès que recherche le narrateur. En ce sens, sa position se fonde sur une séparation stricte des genres et pourrait tout à fait être qualifiée de misogyne. Son rapport aux femmes est un rapport de domination, qu’il analyse comme une preuve supplémentaire de sa culpabilité morale.

Dans un tel contexte, l’ironie trouve tout à fait sa place, dans la mesure où elle permet au locuteur de naviguer entre les discours, les croyances et les idéologies sans jamais donner son adhésion et en conservant ses distances. L’ironie comme mise à distance est la figure la mieux adaptée au monde contemporain – d’où son emploi continuel de la part de Clamence. Rien n’est stable, rien n’est fixe, rien n’est définitif ; tout peut être soumis à la critique, à la remise en cause, à l’érosion de l’ironie.

La seule réalité indubitable, aux yeux du narrateur, est alors la culpabilité générale de l’humanité. On retrouve ici le thème du péché, cher à la théologie catholique ; mais ce qui fait défaut, dans le système du narrateur, c’est précisément la possibilité de la rédemption. Il n’y a plus d’absolution possible ; il n’existe plus aucun moyen de se racheter. Ce thème du mal omniprésent explique l’identification du monde contemporain à l’enfer, qui se manifeste notamment à travers les nombreuses références à la Divine Comédie de Dante (p.1483, 1518, 1528).

Le choix d’Amsterdam comme lieu de la diégèse obéit à plusieurs raisons, mais l’une d’elles est précisément l’analogie entre les canaux concentriques de la ville et les cercles de l’enfer décrits par Dante : « Avez-vous remarqué que les canaux concentriques d’Amsterdam ressemblent aux cercles de l’enfer ? » (p.1483). Clamence habite au coeur de cet enfer, de la même manière que le diable trône au centre du neuvième cercle dans la Divine Comédie ; le narrateur de La Chute apparaît donc bien comme une figure inversée du Christ, comme un ange déchu. Le thème du mal est renforcé par des références aux atrocités de la Seconde Guerre mondiale : la bombe H (p.1520) et la Shoah, dont Amsterdam constitue l’un des principaux symboles, dans la mesure où la communauté juive de la ville a été massacrée par les nazis (p.1481). Clamence parle de « nos frères hitlériens » : l’expression est ironique et montre que, dans le contexte de l’après guerre, à la suite des pires horreurs que l’humanité ait commises, nul ne peut plus prétendre à la pureté. L’humanité tout entière est coupable ; il y a ce que l’on pourrait appeler une communauté dans le mal.

L’évocation du mal dans La Chute ne se limite cependant pas aux crimes de guerre : le mal existe aussi dans l’existence banale et quotidienne de tous les hommes. En ce sens, la vie de J.B. Clamence est exemplaire : lorsque le narrateur dit avoir retrouvé la mémoire (p.1501) et être sorti de l’oubli confortable qui lui permettait d’entretenir une image flatteuse de luimême, il propose une réinterprétation de son expérience à la lumière d’une certitude nouvelle, celle de la non coïncidence de l’image idéale qu’il projetait et de la réalité qui était la sienne, faite de trahisons, de lâchetés, d’hypocrisies et de tromperies innombrables. Le rire qu’il entend pour la première fois sur le pont des Arts (p.1495) et qui ne cesse de le hanter par la suite introduit la division et sème le doute dans son esprit.

L’harmonie existant entre le monde et lui se trouve soudain brisée et le thème de la duplicité commence à s’imposer : « Mon image souriait dans la glace, mais il me sembla que mon sourire était double » (p.1495). Cette prise de conscience survient au moment où Clamence se sent au faîte de sa puissance, si bien que l’on peut distinguer deux grands moments dans son existence : une période harmonieuse et comblée, durant laquelle il a le sentiment de dominer ses semblables et d’exercer sur eux une souveraineté indiscutée ; puis une période marquée par une disharmonie croissante. Le rire entendu sur le pont des Arts se situe donc à l’apogée de cette trajectoire – apogée qui est dans le même temps le début de la chute et de la descente aux enfers. A partir de l’épisode du rire, Clamence ne peut plus ignorer la présence du mal en lui, ce qui le pousse non à chercher à se corriger, mais à tenter de découvrir le moyen de continuer à dominer les autres – moyen qu’il va trouver dans la formule du « juge-pénitent ».

La stratégie et la démonstration de Clamence reposent sur la prémisse selon laquelle il serait impossible d’échapper au jugement des autres, et donc de se croire innocent. Personne ne pourrait se soustraire à une culpabilité que le narrateur étend à l’humanité tout entière (cf à ce sujet le passage consacré à la culpabilité du Christ, responsable malgré lui du massacre des Saints Innocents (p.1533)). Il est donc illusoire de chercher à se soustraire au jugement et de penser vivre impunément. Dans ces conditions, la stratégie imaginée par Clamence consiste à étaler sa propre culpabilité au grand jour, moins dans le but de se flageller que dans le but de présenter un miroir à ses interlocuteurs, afin de les inciter à s’interroger sur leur propre vie et à retourner leur jugement sur eux-mêmes. Pour y parvenir, Clamence n’hésite pas à arranger les faits qu’il relate ; en d’autres termes, il revendique la part de mensonge et d’extrapolation que comporte nécessairement son récit. Le narrateur n’est donc pas un narrateur entièrement fiable ; son récit est au contraire orienté et obéit à une intention démonstrative.

Le personage que construit Clamence et qui alimente son discours autobiographique est en fait – il le dit de manière très claire quelques pages avant la fin – une figure générale, dans laquelle n’importe quel interlocuteur doit être capable de se reconnaître : « Je mêle ce qui me concerne et ce qui regarde les autres. Je prends les traits communs, les expériences que nous avons ensemble souffertes, les faiblesses que nous partageons, le bon ton, l’homme du jour enfin, tel qu’il sévit en moi et chez les autres. Avec cela, je fabrique un portrait qui est celui de tous et de personne. Un masque en somme […]. […] Mais, du même coup, le portrait que je tends à mes contemporains devient un miroir » (p.1547). L’expression « homme du jour » est importante : Clamence jette le doute sur tout ce qu’il vient de raconter – ou tout au moins sur tous les faits particuliers qu’il vient de rapporter. Ce qui compte, ce ne sont pas les circonstances précises, ce ne sont pas les accidents et les moments de sa propre existence, mais l’image qu’il projette, la culpabilité qu’il exprime. Il est possible que les incidents qu’il a racontés ne lui soient pas arrivés – ou bien lui soient arrivés différemment. Peu importe. Ce qui compte, à ses yeux, c’est qu’il ait réussi à peindre une forme de culpabilité que ses interlocuteurs soient non seulement susceptibles de comprendre, mais aussi de reconnaître en eux, autrement dit de partager. Il cherche avant tout à les amener à prendre conscience de leur propre culpabilité :

« Couvert de cendres, m’arrachant lentement les cheveux, le visage labouré par les ongles, mais le regard perçant, je me tiens devant l’humanité entière, récapitulant mes hontes, sans perdre de vue l’effet que je produis, et disant : “J’étais le dernier des derniers.” Alors, insensiblement, je passe dans mon discours du “je” au “nous”. Quand j’arrive au “voilà ce que nous sommes”, le tour est joué, je peux dire leurs vérités » (p.1547).

De cette stratégie censée conduire l’interlocuteur à reconnaître la présence du mal en lui, J.B. Clamence tire un sentiment de supériorité qui tient au renversement des positions. Selon lui, dominer les autres, c’est être en mesure de les juger. Le « juge-pénitent » est donc celui qui confesse ses fautes – non pour s’abaisser, mais pour être ensuite en mesure de juger celles des autres : « Je suis comme eux, bien sûr, nous sommes dans le même bouillon. J’ai cependant une supériorité, celle de le savoir, qui me donne le droit de parler. Vous voyez l’avantage, j’en suis sûr. Plus je m’accuse et plus j’ai le droit de vous juger. Mieux, je vous provoque à vous juger vous-même, ce qui me soulage d’autant » (p.1547-1548). Comme il le dit par ailleurs, le fait de souligner la culpabilité d’autrui permet aussi à Clamence d’alléger le sentiment de sa propre culpabilité, qu’il n’est plus seul à porter : « Il faut donc commencer par étendre la condamnation à tous, sans discrimination, afin de la délayer déjà » (p.1543).

Ce que propose Clamence n’est cependant pas une véritable rédemption. Le narrateur n’est pas le Christ ; il n’est qu’un « faux prophète ». Son absence de fiabilité jette par ailleurs le doute sur ses propos, et donc sur la validité de la solution qu’il croit avoir découverte. Luimême est d’ailleurs moins intéressé par la perspective de sauver ses interlocuteurs et de leur fournir les moyens de se racheter que par la perspective de continuer à les dominer. C’est la raison pour laquelle il affirme qu’il n’a « pas changé de vie » (p.1548). Son but est encore et toujours de « régner », de se hisser au-dessus des autres, dans un monde ayant perdu toute innocence et toute pureté. La volonté de puissance lui tient lieu de loi et de transcendance.

Le texte se termine ainsi par un véritable retournement ironique. Alors que le récit apparaît dans les cinq premières sections comme une confession autobiographique, la dernière section invite le lecteur à remettre en cause ce pacte de lecture : on apprend que le narrateur a tendu un piège à son interlocuteur – et donc aussi à ses lecteurs. Ce n’est pas sa propre vie et sa propre chute qu’il a racontées et révélées, mais celles de tout le monde, de chaque home en particulier. Le titre du récit joue donc sur la polysémie du terme « chute » : il s’agit en effet de la chute de J.B. Clamence, de la chute de l’humanité tout entière (le mot est alors employé dans son sens religieux et théologique : la chute comme perte du lien direct avec Dieu, comme remise en question de l’harmonie entre l’humain et le divin), mais aussi de la chute d’un récit dont on ne découvre le principe et le fonctionnement que dans les toutes dernières pages.

L’influence dostoïevskienne

Il me semble que La Chute nécessite un espace propre, un temps particulier tant ce récit est, dans l'ensemble de l'oeuvre, un moment singulier. C'est pourquoi je place cette etude comme une assez large digression illustrant tout particulièrement la dimension ménippéenne de l'inspiration camusienne.

Dans La Chute, il ne reste plus qu'une seule voix dans laquelle résonnent de multiples voix par le même procédé utilisé par Dostoïevski dans L'Homme du sous-sol ainsi que par Louis-René des Forêts dans Le Bavard. Jean-Baptiste Clamence est le porteur de cette voix solitaire. Il cristallise, dans son discours, les traits propres à la satire : il est l'homme de toutes les vanités, de toutes les boursouflures. Il est la voix de la suffisance du pédantisme, de la fanfaronnade. Il est aussi une voix de ressassement, une voix de souffrance sans fin, sans origine et sans centre. Il ressemble à ce fauve en cage évoqué par Charles Juliet : « Parfois, la pensée est comme un fauve en cage. Ne pouvant ni s'arrêter, ni s'échapper, elle tourne, tourne, harcelée par ce qui la meut, emportée par une giration qui l'épuise. Sous la pression d'un souvenir, d'une peur, d'une blessure, de tel état de conscience, elle parcourt sans fin le meme cercle, remâche sans fin les mêmes idées, répète sans fin les mêmes mots. » Mais ce fauvelà n'est pas aimable. Il n'inspire nulle compassion même s'il fait entendre sa voix comme étant aussi la nôtre. Ses motivations sont viles et dégradantes.

Mais à la différence de la vision du satiriste qui observe son modèle comme s'il le plaçait sous un microscope favorisant les effets grossissants et le comique, Camus donne la parole à celui-là même qu'il fustige et lui autorise l'auto-dénigrement que permet l'accès à la conscience.

« Le lyrisme cellulaire »

La Chute se déroule dans une circularité stérile. La ville d'Amsterdam prend forme dans les images de moisissure et d'enfermement, d'obscurité et d'humidité : « Comme les canaux sont beaux, le soir ! J'aime le souffle des eaux moisies, l'odeur des feuilles mortes qui macèrent dans le canal et celle, funèbre, qui monte des péniches pleines de fleurs. » (TRN, 1497-1498) On est là dans un envers du lyrisme solaire de Tipasa. Le locuteur s'applique à maintenir intact l'enfermement dans l'horreur. Il a choisi de vivre dans le quartier juif où a eu lieu le plus grand crime de l'histoire. C'est sur le ton du cynisme qu'il en parle : « Quel lessivage ! Soixante-quinze mille juifs déportés ou assassinés, c'est le nettoyage par le vide. J'admire cette application, cette méthodique patience ! Quand on n'a pas de caractère, il faut bien se donner une méthode. Ici, elle a fait merveille, sans contredit, […] » (TRN, 1481)

Le locuteur loge dans une chambre qui ressemble à celle de Raskolnikov : les deux lieux se caractérisent par l'exiguïté, l'absence de livres, l'absence de vie et une allusion explicite à la mort : « Quel vilain logement tu as […] on dirait un cercueil. » « Vous regardez cette pièce. Nue, c'est vrai, mais propre. Un Vermeer, sans meubles ni casseroles. Sans livres, non plus, j'ai cessé de lire depuis longtemps […] Plus de livres, plus de vains objets non plus, le strict nécessaire, net et verni comme un cercueil. » (TRN, 1537-1738) Le lieu clos de la chambre, du bar ou du labyrinthe de la ville d'Amsterdam, humide, sombre et sinueuse, favorise une introspection dysphorique et l'expression complexe née d'une culpabilité assumée placée dans une ère sans transcendance. La solitude exacerbée par la fermeture spatiale permet la mise en place de cette voix dédoublée, de ce dialogue avec un autre qui n'est pas présent, qui ne fait jamais entendre sa voix si ce n'est par l'intermédiaire de la première voix qui semble parfois reprendre en écho une intervention, une remarque, une question.

Le lieu clos est une exemplification de l'ère de la modernité. Évoquant un camp dans lequel il a été, comme fortuitement fait prisonnier, Clamence explique : « Nous autres, enfants du demi-siècle, n'avons pas besoin de dessin pour imaginer ces sortes d'endroits. Il y a cent cinquante ans, on s'attendrissait sur les lacs et les forêts. Aujourd'hui, nous avons le lyrisme cellulaire. » (TRN, 1539).

Dans l'ensemble de l'oeuvre de Camus, le topos de la cellule, ou du lieu fermé où se déroule un huis clos le plus souvent dysphorique, réapparaît fréquemment. La cellule de Meursault ou celle de Kaliayev, le camp des pestiférés dans La Peste, la soupente de Jonas, l'hôtel dans Le Malentendu, mais aussi ces lieux de l'enferment quotidien, les appartements exigus dans lesquels, dès « L'Ironie » dans L'Envers et l'Endroit, on abandonne lâchement le vieux ou la vieille pour s'enivrer de plaisirs fugaces sont autant d'exemplification d'une modernité du cloisonnement, de la réduction spatiale. Le lieu clos, c'est l'expérience de la limite et la rencontre avec soi. C'est, à l'instar de la chambre noire, le lieu de la révélation ou le lieu de la mort. Le clos c'est le cercueil et l'horizon parfois se réduit jusqu'à la menace terrifiante et fatale d'un enfermement irréversible : « Mais la terre est obscure, cher ami, le bois épais, opaque le linceul. Les yeux de l'âme, oui, sans doute, s'il y a une âme et si elle a des yeux ! Mais voilà, on n'est pas sûr. Sinon, il y aurait une issue […] » (TRN, 1513)

Clamence évoque, dans la deuxième partie du récit, deux types de cellules, la cellule du malconfort et la cellule des crachats. La première est utilisée au Moyen Âge. Le juge-pénitent la décrit avec une certaine jouissance et permet de poser le concept de l'impossible innocence : « Cette cellule se distinguait des autres par d'ingénieuses dimensions. Elle n'était pas assez haute pour qu'on s'y tint debout, mais pas assez large pour qu'on pût s'y coucher. Il fallait prendre le genre empêché, vivre en diagonale ; le sommeil était une chute, la veille un accroupissement. Mon cher, il y avait du génie, et je pèse mes mots, dans cette trouvaille si simple. Tous les jours, par l'immuable contrainte qui ankylosait son corps, le condamné apprenait qu'il était coupable […] » (TRN, 1531)

Prononçant le mot « coupable », le juge-pénitent fait donc le constat suivant : « Du reste, nous ne pouvons affirmer l'innocence de personne, tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. » (TRN, 1531-1532) Cette affirmation lui permet de figurer une nouvelle solidarité entre les hommes, non pas fondée sur un crime collectif, mais sur la capacité des hommes à témoigner du crime d'autrui. La nouvelle communauté est fondée sur la délation générale qui devient le dénominateur commun, la clé de voûte cachée de toutes les idéologies. Une deuxième cellule est évoquée par Clamence, la cellule des crachats : « Une boîte maçonnée où le prisonnier se tient debout, mais ne peut pas bouger. La solide porte qui le boucle dans sa coquille de ciment s'arrête à hauteur du menton. On ne voit donc que son visage sur lequel chaque gardien qui passe crache abondamment. » (TRN, 1532)

À la suite de cette évocation, la religion est appréhendée comme « une entreprise de blanchissage » ce qui suppose que l'homme est sale. Ce dénigrement du genre humain se fait dans le ton du discours ménippéen : « Depuis, le savon manque, nous avons le nez sale et nous nous mouchons mutuellement. Tous cancres, tous punis, crachons-nous dessus, et hop, au malconfort ! C'est à qui crachera le premier. Je vais vous dire un grand secret, mon cher, n'attendez pas le jugement dernier. Il a lieu tous les jours. » (TRN, 1532) Nous sommes ici dans une esthétique du rabaissement et de la surenchère. Les vices humains sont présentés de façon outrée, caricaturale. Le propos nous rapproche de la matérialité la plus vile et la plus dégradante. Clamence construit une dystopie.

« Ce rectangle vide qui marque la trace d'un tableau décroché.»

La béance est en effet annoncée par le tableau de Van Eyck. Camus s'est inspiré d'un fait divers : en 1934, deux tableaux de Van Eyck ont été volés, « Les Juges pénitents » et « Saint Jean-Baptiste ». Le deuxième a été retrouvé mais pas le premier. Camus écrit dans les Carnets : « A.B. m'écrit la véritable histoire du Van Eyck. Peu après le vol, un prêtre attaché au chapitre fut soupçonné. Il avoue. Il avait volé le volet parce qu'il ne pouvait pas supporter de voir des juges près de l'Agneau Mystique. Il reçoit l'absolution, en considération de ses intentions, en promettant de révéler la cachette du volet le jour de sa mort. Le jour vient. Extrême-onction. Il veut parler. Mais la voix s'éteint. Il profère des mots inintelligibles et meurt. » (C III, 189)

L'impossible juxtaposition de l'intemporel et du temporel est ici suggérée. L'indicible, ce n'est pas l'endroit où le tableau est caché mais la faillite de l'Agneau Mystique. L'homme ne peut être absous. Le juge s'impose et révèle à la fois son arrogance et son échec. La disparition du tableau, c'est la fin de la transcendance et l'inauguration d'une modernité où l'homme, seul face lui-même ne peut plus être pardonné et n'a pas d'autre solution que de s'inventer un alter ego à qui parler, à qui faire semblant de se confier. Cette déréliction sans Dieu est dévoilée explicitement – c'était d'ailleurs inutile de se montrer aussi didactique, la suggestion seule aurait suffit – au moment même où le tableau lui-même est révélé.

Clamence développe l'allégorie : « […] ces juges vont au rendez-vous de l'Agneau, qu'il n'y a plus d'agneau ni d'innocence, et qu'en conséquence, l'habile forban qui a volé le panneau était un instrument de la justice inconnue qu'il convient de ne pas contrarier. […] nous sommes dans l'ordre. La justice étant définitivement séparée de l'innocence, celle-ci sur la croix, celle-là au placard […] » (TRN, 1542-1543), désignant là le réduit dans lequel il cache la célèbre toile. Dès l'incipit, Clamence fait remarquer la marque blanche laissée par un tableau qui a été retiré : « Voyez, par exemple, au-dessus de sa tête, sur le mur du fond, ce rectangle vide qui marque la trace d'un tableau décroché. Il y avait là en effet un tableau, et particulièrement intéressant, un vrai chef-d'oeuvre. » (TRN, 1478).

Le motif du tableau est récurrent dans le récit. On apprend que Clamence défend un homme accusé dans le trafic de tableaux. (TRN, 1495) On sait qu'il dissimule une toile chez lui, à l'instar de ce curé dont Camus parle dans ses Carnets. Ce rectangle blanc annonce toutes les béances que Clamence va, au fur et à mesure de son récit, dévoiler comme autant de trous autour duquel le verbe tisse une toile.

Dire ne permet pas de révéler mais empêche de tomber dans le gouffre de l'inanité. Clamence bavarde. En contrepoint, par la figure de l'ironie, apparaissent les vides de l'existence, les mensonges, les hypocrisies, les faux-semblants, l'ennui, la couardise, les petits vices et les grandes satisfactions futiles et présomptueuses. Tout le bavardage de Clamence, cette logorrhée incessante, ce ressassement infini n'est cependant possible que par l'émergence du dédoublement qui permet la lucidité qui, chez le juge-pénitent prend le ton supérieur de l'homme cynique.

Faute – innocence – jugement

À l'origine de ce triptyque prend place la figure de Janus. Clamence s'est dédoublé à l'instant où il a entendu un rire sur le pont des Arts et que ce rire a résonné – c'est l'interlocuteur-lecteur qui reconstitue les enchaînements – comme une accusation, comme une désignation, une révélation de sa couardise véritable : il est un lâche, il est coupable, il n'est pas l'homme qu'il donne à voir aux autres, d'ailleurs il se croit aimé mais il est jugé.

Tout se détraque alors dans la tête du jeune avocat prétentieux. Il n'est plus en « prise directe », il est double. Il est lucide. Il est cynique : « J'avais vécu longtemps dans l'illusion d'un accord général, alors que, de toutes parts, les jugements, les flèches et les railleries fondaient sur moi, distrait et souriant. Du jour où je fus alerté, la lucidité me vint, je reçus toutes les blessures en même temps et je perdis mes forces d'un seul coup. L'univers entier se mit alors à rire autour de moi. » (TRN, 1516) Voilà donc Jean-Baptiste transformé subitement en saint Sébastien ! Le récit du rire entendu sur le pont des Arts se place à la fin du premier chapitre, il intervient avant le récit de la noyade alors qu'il se situe chronologiquement après.

Les deux récits forment un diptyque. Ils fonctionnent ensemble – comme si l'un était l'écho de l'autre, comme s'il en était la conséquence fatale. Le récit de la chute insiste sur l'effet de silence accentué par le bruit du choc du corps sur la surface de l'eau et quelques cris emportés par le courant. Les rires du pont des Arts sont déterminants et récurrents. Dans les deux cas, la scène se situe de nuit et sur un pont – pont Royal pour la noyade, pont des Arts pour les rires. Tous deux se déroulent de nuit.

La similitude contextuelle permet, dans la conscience de Clamence, le surgissement du souvenir, comme à son insu. La mauvaise conscience s'installe et génère le dédoublement vécu comme une fracture. L'être est double mais au coeur de la dualité semble se situer une béance que plus rien désormais ne pourra combler. Comme dans L'Étranger, l'événement tragique prend place au coeur du récit. Il entraîne un bouleversement du quotidien, une relecture du passé placé sous l'éclairage d'une conscience forcée de se réveiller, d'une conscience dédoublée qui se regarde vivre, au présent et au passé mais sans foi dans un quelconque avenir. Les deux hommes désirent une communauté de haine à l'heure d'un châtiment qui ne sauve que parce qu'il fait cesser la souffrance existentielle.

Ainsi que le rappelle Hélène Cixous, l'écriture a partie liée avec la faute et la culpabilité et notamment le vol. Elle rappelle les épisodes célèbres de saint Augustin confessant le vol des poires, le plaisir éprouvé d'être coupable et de partager la mauvaise action avec des complices. Elle rappelle Rousseau et les pommes mais également la grappe de raisin factice de Jean Genet, les figues et encore les raisins chez Derrida. Elle explique le gout du défi, le plaisir qui lui est consubstantiel et le désir d'écrire qui en est la conséquence :

« Nous sommes, nous qui nous reconnaissons dans la maçonnerie secrète des écrivains, des voleurs amoureux de leur crime-et-châtiment. Mais il est dangereux de le dire. Cela passé aussitôt pour vantardise. Pourtant je ne connais pas d'écrivain qui voudrait renoncer au violent héritage gratuit qui lui tombe dessus, qui voudrait d'un coeur uni échapper à tous ces bizarres biens à visage effrayant appelés prison bagne exil trahison. Et qui tous récompensent le premier exploit commis au jardin : avoir défié le légitime propriétaire quel qu'il soit, un Dieu, le tsar, un papa, un monsieur, un critique littéraire, un gouvernement despotique. Et porte la main sur les fruits. »

Jean-Baptiste Clamence, outre sa lâcheté, est aussi un voleur. Il explique à son interlocuteur dans quelles circonstances fortuites il s'est retrouvé en possession du célèbre tableau de Van Eyck, Les Juges intègres. Puis il explique, en termes de domination, la jouissance qu'il ressent à être en possession de la toile authentique, à être le seul à connaître la vérité, à retrouver ainsi sa position de « voyageur de l'impériale » même si c'est à l'insu de tous, c'est au su de lui-même et cela semble lui suffire.

L'isotopie du théâtre permet de construire la figure du dédoublement : « Sur mes cartes : "Jean-Baptiste Clamence, comédien". Tenez, peu de temps après le soir dont je vous ai parlé, j'ai découvert quelque chose. Quand je quittais un aveugle sur le trottoir où je l'avais aidé à atterrir, je le saluai. Ce coup de chapeau ne lui était évidemment pas destiné, il ne pouvait pas le voir. À qui donc s'adressait-il ? Au public. Après le rôle, les saluts. » (TRN, 1500)

Dans un mouvement spécifique de la satire ménippée, le faux devient révélateur du vrai, le masque révèle le vrai visage. Mais il ne s'agit pas du sentiment d'avoir bien joué son rôle, d'avoir accompli son métier d'homme qui est celui du jeune Camus de Noces qui confie, candide et serein, qu'il a « au coeur une joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience tranquille. » (E, 60) Il s'agit cette fois d'aborder la mauvaise conscience et ses ravages et de voir que le masque donjuanesque a les traits de la débauche, de l'orgie. Le passage de la restitution des nuits d'ivresse et de débauche est un topos de la ménippée : « Parce que je désirais la vie éternelle, je couchais avec des putains et je buvais pendant des nuits. Le matin, bien sûr, j'avais dans la bouche le goût amer de la condition des mortels. Mais, pendant de longues heures, j'avais plané, bienheureux. Oserais-je encore l'avouer ? Je me souviens encore avec tendresse de certaines nuits où j'allais, dans une boîte sordide, retrouver une danseuse à transformations qui m'honorait de ses faveurs et pour la gloire de laquelle je me battis même, un soir, avec un barbillon vantard. Je paradais toutes les nuits au comptoir, dans la lumière rouge et la poussière de ce lieu de délices, mentant comme un arracheur de dents et buvant longuement. » (TRN, 1528)

Camus se rapproche ici de la ménippée latine d'un Juvénal, célèbre pour sa critique de la Rome impériale et sa débauche obscène. Par l'accumulation des maîtresses, Clamence est Don Juan. Séducteur et comédien, cela semble, pour Clamence d'ailleurs coïncider parfaitement : « Donc, je jouais le jeu. Je savais qu'elles aimaient qu'on allât pas trop vite au but. Il fallait d'abord de la conversation, de la tendresse comme elles disent. Je n'étais pas en peine de discours, étant avocat, ni de regards, ayant été au régiment, apprenti comédien. » Quelques lignes plus loin, Clamence poursuit dans le même registre : « […] je vivais mon rôle. Il n'est pas alors étonnant que mes partenaires, elles aussi, se missent à brûler les planches. » (TRN, 1507) (TRN, 1506) Par le goût de la perversion, il est Valmont. Mais Clamence, à la différence des figures archétypales des grands séducteurs de la littérature a un foie qui met fin à ses folles débauches. Le rappel d'une limite du corps renvoie à la matérialité, à la réalité du dégénérescent, du sénescent, du glauque pitoyable des matins nauséeux.

Clamence dévoile l'aspect factice du personnage qu'il avait construit de toutes pieces et excelle dans l'art de la déconstruction qui passe, dans une logique deleuzienne, par l'humour. En effet, l'humour, par la scrupuleuse application qui en démontre l'absurdité, conteste la loi. La finalité ici est de proposer une image dégradée du monde. Paris devient le lieu de toutes les turpitudes et les Parisiens sont rabaissés à des fornicateurs et des lecteurs de journaux. La matérialité domine le monde, elle pénètre le discours sous la forme de métaphores réductrices. Dans ce monde dégradé par le locuteur lui-même, la position qu'il se targue d'occuper dans ce monde est dévaluée d'autant. Qu'importe que Clamence soit respecté s'il l'est par des personnes que lui-même présente comme peu respectables ou qu'il méprise. Quel intérêt y a-t-il à goûter une position spatiale supérieure dans un monde nivelé par la bassesse de la couardise et de l'hypocrisie ?

Le monde aussi est décor de théâtre. Les évocations d'Amsterdam sont comme des toiles de maîtres – la référence à la peinture est bien sûr capitale – ou des intertextes baudelairiens dans lesquels tout onirisme est comme saboté ou entaché d'usure sale. Après sa confession, Clamence est de plus en plus fatigué, d'une fatigue qui aiguise sa lucidité cynique ou son désenchantement post-romantique. Il conduit son interlocuteur dans une ville voisine réputée pour son pittoresque. Clamence désigne ce lieu comme « un village de poupée » identifiant implicitement les habitants en particulier et les hommes en général à des marionnettes.

On pense là à Kundera dans sa réflexion sur le genre romanesque et les Temps modernes et qui constate : « C'est en écrivant L'insoutenable légèreté de l'être que, inspiré par mes personnages qui tous se retirent d'une certaine façon du monde, j'ai pensé au destin de la fameuse formule de Descartes : l'homme "maître et possesseur de la nature". Après avoir réussi des miracles dans les sciences de la technique, ce "maître et possesseur" se rend subitement compte qu'il ne possède rien et n'est maître ni de la nature (elle se retire, peu à peu, de la planète) ni de l'Histoire (elle lui a échappé) ni de soi-même (il est guidé par les forces irrationnelles de son âme. Mais, si Dieu s'en est allé et si l'homme n'est plus maître, qui donc est maître ? La planète avance dans le vide sans aucun maître. »

Procès du discours

La Chute est le procès du langage, une contre plaidoirie, une démonstration de l'impossible à dire par la logorrhée infinie, par le ressassement incessant. Clamence parle pour ne pas dire ou dit dans le détour et la circonvolution, dans l'anecdote ou le tic de langage.

Les circonvolutions topographiques de la ville d'Amsterdam épousent celles de la pensée et de la parole de Clamence. Le juge-pénitent, ancien avocat du barreau de Paris, est un bavard impénitent. Le verbe s'emballe et s'égare, affectionne la digression, l'anecdote, la fausse confession, mime la complicité avec celui en qui il reconnaît un compatriote, un alter ego parce que ce dernier a su identifier un imparfait du subjonctif. Mais il apparaît assez vite que ce discours est un non-dire. Clamence utilise un langage qui masque, dissimule. Les circonvolutions, le ressassement supposent un trou, un vide, une béance, un impossible à dire. La nouvelle clôture est celle du langage dans sa capacité à atteindre une vérité de l'être. Et cela suppose donc une foi dans une vérité qui semble, au fur et à mesure des mots qui s'enchaînent et des horreurs du siècle, de plus en plus difficile à appréhender.

Dominique Rabaté, introduisant l'ouvrage consacré aux écritures du ressassement note : « De façon générale, le texte moderne est hanté par l'épanorphose, qui devient l'archifigure de rhétorique de son énonciation problématique. Chez Beckett […], comme chez Simon, parler, dire, c'est aussitôt corriger, procéder à un léger déplacement qui en appelle un autre, à son tour un autre, et ainsi de suite. Le récit de notre siècle est troué en son centre : il y manque la pièce principale, celle qui pourrait servir de pierre de touche, ou de clé de voûte. Cette béance est ce que la narration cherche vainement à combler, car elle fonctionne comme un trauma indépassable, attirant par son vide le mouvement proliférant de la parole. »

C'est bien de cette béance dont il est question dans l'article que Robbe-Grillet, qui n'aimait pas ce récit de Camus, consacre à La Chute : « Dans La Chute, il y a un élément qui me fait regretter que ce livre soit ce qu'il est. Et cet élément, c'est justement un trou ; j'ai insisté sur l'importance de ce trou dans L'Étranger, et je crois que, fondamentalement le trou, le vide à l'intérieur du monde, l'espace creux où il n'y a rien, un manque à l'intérieur d'un texte, d'une vie ou d'une structure en général est quelque chose d'extrêmement important pour la modernité. Or justement, dans La Chute, il y a un trou, c'est-à-dire une espèce d'énigme concernant ce qui s'est réellement passé vraiment et qui troue en quelque sorte toute cette histoire. » Cette béance, ce trou, il semble que le discours de Clamence ne cesse de tourner autour, de s'en approcher et de s'en éloigner, de feindre de dire et de renoncer, de différer.

L'oeuvre est cet évitement et cette paradoxale rencontre avec les bornes du langage. Je dis paradoxale car c'est en parlant beaucoup que Clamence se tait et fait l'expérience de la vanité du discours et de la vacuité de sa fausse et hypocrite confession. Camus, dans Le Mythe de Sisyphe, reproduit une citation, d'ailleurs approximative, de Kierkegaard : « Le plus sûr des mutismes n'est pas de se taire mais de parler. » (E, 116) En réalité, on lit dans le Journal, en date du 19 février 1849 : « Se taire est dans le camp de la réflexion : c'est savoir parler, notamment de tout autre chose ; sinon, il est insolite et suspect en effet qu'on se taise, et ce n'est pas alors exactement ni absolument se taire. » Dans La Chute, le récit est une mise en forme de la lâcheté telle que la formule Kundera dans L'Art du roman : « […] avoir le vertige, c'est être ivre de sa propre faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne veut pas lui résister, mais s'y abandonner. On se saoule de sa propre faiblesse, on veut être plus faible encore, on veut s'écrouler en peine rue aux yeux de tous, on veut être à terre, encore plus bas que terre. » Dès le début pourtant, il est question de la confession centrale sous la forme hypothétique : « Supposez, après tout, que quelqu'un se jette à l'eau ? De deux choses l'une, ou vous l'y suivez pour le repêcher et, dans la saison froide, vous risquez le pire ! Ou vous l'y abandonnez et les plongeons rentrés laissent parfois d'étranges courbatures. » (TRN, 1483)

Clamence commence plusieurs fois sa confession pour l'interrompre aussitôt : « […] j'ai plané, littéralement, pendant des années dont, à vrai dire, j'ai encore le regret au coeur. J'ai plané jusqu'au soir où… Mais non ceci est une autre affaire et il faut l'oublier. » (TRN, 1490) Quelques pages plus loin, après avoir évoqué des anecdotes et mis en place la découverte de la lâcheté, Clamence reprend, allusif et non conclusif : « Ce que j'ai à vous raconter est un peu plus difficile. Il s'agit cette fois d'une femme. » (TRN, 1504) Et de poursuivre, à partir de ce mot, non sur le récit de la noyade, mais sur la relation que Clamence entretient avec les femmes.

La relecture du récit montre que le dire ne se dit pas dans la restitution de l'événement – aussi précis soit cette restitution par ailleurs, mais d'une précision toute relative en fait.

Finalement Clamence dit à côté du contenu sémantique et linéaire d'un propos apparemment construit et cohérent. Par exemple, on repère la récurrence, étonnante dans un premier temps mais qui fait sens ultérieurement, de l'expression « trop tard » Aussitôt après avoir différé la confession fatale – on sait donc a posteriori qu'il l'a en tête alors qu'il parle d'autre chose, Clamence glisse que sa vie est ailleurs (ne s'agit-il pas de sa parole qui est ailleurs que là où il faudrait qu'elle soit) et qu'il est trop tard. Or « trop tard » est la phrase terrible qui traverse la conscience de Clamence quand il fait le constat qu'il n'est pas intervenu, qu'il n'a pas sauté pour sauver la jeune fille à la si belle nuque, cette jeune fille pour laquelle, quelques minutes avant, il avait éprouvé du désir. On voit encore ici ce rapprochement entre le désir physique et la mort, événement fortuitement situés au même endroit. D'où le trouble.

Par exemple encore, les propos sur le suicide qui arrivent dans le cours de la conversation, comme par hasard. En réalité, ils sont placés de façon signifiante. Après avoir amorcé la confession aussitôt interrompue par la peur de dire qui relève d'une forme de lâcheté, Clamence évoque l'idée du suicide dans un propos d'amertume cynique sur l'amitié. La digression se clôt sur une question de l'interlocuteur virtuel qui rappelle à Clamence – et au lecteur – l'amorce de la confession : « Comment ? Quel soir ? J'y viendrai, soyez patient avec moi. » (TRN, 1491)

Dans les interstices du discours de Clamence, on entend, comme en écho lointain, la voix de Meursault. Clamence confesse, évoquant ce temps qui précède l'événement tragique : « La fête où j'avais été heureux… » (TRN, 1491) Meursault, après le meurtre, dit : « J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. » (TRN 1168) Les deux hommes étaient comblés, heureux, aimés. Et dans ce même lieu du bonheur, ils deviennent responsables de la mort d'un être. L'événement figure ce trou à partir duquel les deux récits à la première personne se construisent. Et dans les deux cas il n'est jamais question de culpabilité, car le sujet reconstruit aussitôt, soit du silence dans le cas de Meursault, silence sous cette forme particulière de l'indifférence au monde et de l'étrangeté à soi-même, soit un discours logorrhéique compulsif dans le cas de Clamence.

Mais finalement, il s'agit de la même histoire de l'homme coupable dans un monde absurde, sans transcendance et dans l'impossibilité de confesser ou plus exactement d'avoir, face à soi un confesseur qui puisse entendre véritablement et, par son écoute particulière, absoudre, ou aider l'autre à continuer à vivre. Mais, dans l'ère de la modernité qui est aussi ère du doute, dans ces temps où les contours du sujet se sont estompés, qui peut entendre la confession ? C'est pourquoi il était insupportable à ce curé de voir côte à côte le tableau d'un juge et celui de l'Agneau Mystique, celui qui enlève les péchés du monde. Qui désormais peut aider l'homme, de toute façon coupable dans une ère sans transcendance ? Une rédemption est-elle possible ?

La difficulté à dire prend le chemin du différé et de la digression. Clamence diffère donc autant qu'il le peut le contenu informatif sur les deux messages qu'il délivre à son interlocuteur. En fait, Camus place ces confessions à des endroits stratégiques puisque le récit de la noyade intervient au coeur du récit comme il se place au coeur de la mémoire de Clamence et la signification de la fonction de juge-pénitent n'est révélée que dans un excipit qui explicite l'ensemble. Les digressions sont nombreuses. Elles permettent le différé de la parole. Elles permettent à l'auteur de renouer avec cette liberté jubilatoire des romans du XVIIIe siècle, d'un Jacques le fataliste par exemple. Mais Clamence n'est pas Jacques et la vitalité de l'un s'est transformée en immense fatigue : le dernier volet de La Chute présente Clamence au lit, fiévreux.

Comme les satires ménippées du XVIIIe siècle, La Chute est née de l'échec de la justice, de la religion et du pouvoir. Elle est un produit du soupçon des temps modernes. Elle illustre la pensée dysphorique d'une modernité urbaine, d'une lucidité nouvelle qui est fissure puis fracture. Elle prend place dans ces temps évoqués par Camus dès Le Mythe de Sisyphe : « Tant que l'esprit se tait dans le monde immobile de ses espoirs, tout se reflète et s'ordonne dans l'unité de sa nostalgie. Mais à son premier mouvement, ce monde se fêle et s'écroule : une infinité d'éclats miroitants s'offrent à la connaissance. » (E, 111) À bien lire ce passage, on devine que la faille est le lieu de la création, l'endroit à partir duquel il faut s'élancer, une fois accompli le deuil de l'unité originelle. Cette connaissance annonce celle dont il est question dans Le Premier homme, lorsque le narrateur se retrouve devant la tombe de son père, éprouve un vertige face à l'incompréhension d'être face au corps d'un homme jeune qui est son père. Un gouffre intérieur surgit qui fait place au désir de savoir. Mais de quelle connaissance s'agit-il dans Le Mythe de Sisyphe, de quel savoir dans Le Premier homme ? Dans quel lieu, dans quelle instance peut tenter de se frayer un chemin ce désir de savoir ? Dans quelle forme d'art ? Dans quel discours ?

Chapitre 4

Decodage et interpretation de la partie finale

Conclusions sur Albert Camus et son oeuvre

1.Decodage et interpretation de la partie finale

Les derniers paragraphes, qui concluent le récit, donnent l’occasion à Clamence d’exposer sa méthode et de révéler en quoi consiste exactement le métier de « juge-pénitent ». La « chute » à laquelle on assiste ici se caractérise par une remise en question brutale du pacte de lecture : l’auditeur et le lecteur ne sont pas les destinataires d’une confession ; ils ont au contraire été piégés par un narrateur qui se joue d’eux et cherche à les prendre dans ses filets. Cependant, l’excitation et l’état fiévreux de Clamence, qui se trouve proche du délire, jettent le doute sur la portée de son stratagème et brouillent les pistes : la fiabilité du narrateur est plus que jamais suspecte, si bien que la fin du récit se caractérise avant tout par sa dimension aporétique (i.e. par une absence de conclusion définitive).

Clamence révèle sa stratégie et expose la nature du métier de « juge-pénitent » qu’il prétend exercer. Il s’agit en fait de s’accuser pour mieux pouvoir juger les autres, au nom de la légitimité que donne la reconnaissance et l’assomption de ses propres fautes. La confession du narrateur a pour but de provoquer une réaction chez son auditeur et d’amener ce dernier à s’interroger sur sa propre culpabilité, autrement dit sur la présence du mal en lui et dans ses actes. Pour parvenir à ses fins, Clamence admet la part d’invention et d’extrapolation que son récit comporte nécessairement ; cela ne compte guère à ses yeux, puisque son objectif est moins de se peindre lui-même que de décrire « l’homme du jour », c’est-à-dire l’homme normal, moyen, avec ses fautes et ses erreurs inévitables, afin de tendre un « miroir » à son interlocuteur. Il s’agit en fait de « commencer par étendre la condamnation à tous, sans discrimination, afin de la délayer déjà » (p.1543). En d’autres termes : accuser les autres pour ne plus avoir à porter seul le poids de ses fautes. Clamence affirme que sa stratégie a toujours réussi, mais cela n’engage bien entendu que lui.

Le narrateur cherche donc à créer une communauté humaine qui serait soudée non par des valeurs positives, mais par la certitude d’une culpabilité partagée. L’autobiographie de Clamence a pour but de créer une connivence débouchant sur une identification. L’innocence est définitivement hors de portée, comme le montrent les métaphores de la neige et des colombes : la pureté ne peut être qu’éphémère, « avant la boue de demain ». La comparaison des flocons de neige et des colombes est l’occasion d’imaginer une rédemption lyrique à laquelle ni Clamence ni son auditeur ne peuvent se résoudre à croire : « Vous n’y croyez pas ? Moi non plus ». Le salut n’est plus possible, mais au moins le narrateur parvient-il à accepter la présence du mal en lui : « J’ai accepté la duplicité au lieu de m’en désoler. Je m’y suis installé, au contraire, et j’y ai trouvé le confort que j’ai cherché toute ma vie ». Par « duplicité », il faut entendre le caractère double de l’être, qui ne coïncide jamais avec l’image idéale qu’il se fait de lui-même et dont même les bonnes actions sont hypocrites, puisqu’elles obéissent souvent à des motivations inavouables, comme par exemple le désir de dominer les autres en les obligeant sans rien leur devoir en échange.

Au-delà de l’explication de sa stratégie, Clamence présente l’exercice de la profession de « juge-pénitent » comme un moyen de continuer à « régner » sur ses semblables – comme le seul moyen, même, dans un contexte où l’innocence et la pureté n’ont plus de place. Il situe ainsi son existence nouvelle dans la continuité de son existence passée : « Je n’ai pas change de vie. Je continue de m’aimer et de me servir des autres ». Son ton devient particulièrement lyrique : « Quelle ivresse de se sentir Dieu le père et de distribuer des certificats définitifs de mauvaise vie et moeurs. […] Et moi, je plains sans absoudre, je comprends sans pardonner et surtout, ah, je sens enfin que l’on m’adore ! » Les phrases exclamatives se multiplient et les interjections (« ah ! ») occupent une place importante dans le discours du narrateur, ce qui ne manque pas de lui donner de la vivacité et de l’animation. Clamence emploie même un style et des images hyperboliques pour parler de sa « royauté », comme s’il dominait véritablement toute l’Europe : « Alors, planant par la pensée au-dessus de tout ce continent qui m’est soumis sans le savoir… »

Le pouvoir que s’attribue le narrateur ne vient pas seulement du piège qu’il tend à ses interlocuteurs et dans lequel il dit les prendre à chaque fois. Il vient surtout du sentiment qu’il a d’avoir découvert une loi, une méthode, une vérité suprême que rien ni personne ne semble capable de remettre en question.

Le fait de se comparer au Christ et même à Dieu correspond à ce messianisme déjà évoqué à la fin de la cinquième section du récit : « Heureusement, je suis la fin et le commencement, j’annonce la loi » (p.1535). Au-delà de la loi, c’est une vraie renaissance de l’humanité que le narrateur entrevoit, comme l’indique la mention symbolique de l’aube se levant sur la ville d’Amsterdam : « … une lueur rosée annonce, au ras des toits, un nouveau jour de ma création ». L’intertexte religieux est omniprésent dans l’extrait – plus encore que dans le reste du récit, où il est pourtant déjà très important. En un sens, par la découverte qu’il estime avoir faite, par la méthode et l’enseignement qu’il estime transmettre, Clamence suggère qu’il serait possible de sortir de l’absurde et d’accéder sinon à une loi définitive, du moins à une vérité indiscutable : il se présente comme le seul remède au doute généralisé. Cette vérité, c’est bien sûr la prise de conscience de l’omniprésence du mal, qui est à la fois général, définitif et inéluctable, comme le confirment les toutes dernières lignes du texte : même avec la meilleure volonté du monde, il est trop tard pour se racheter.

L’enthousiasme du narrateur témoigne cependant d’une certaine mégalomanie. J.B. Clamence n’est pas un narrateur fiable : non seulement il reconnaît avoir arrangé certains faits, mais surtout il est clairement présenté comme exalté. La fièvre qui le mine n’est pas là par hasard : il y a de l’exaltation, de la névrose ou du délire dans son discours. L’avant-dernier paragraphe du récit est particulièrement éloquent à cet égard : Clamence imagine son arrestation, sa condamnation et son exécution, qui lui permettraient de continuer à être un exemple pour l’humanité, c’est-à-dire un symbole de la condition commune. Or cette exécution est purement chimérique : le narrateur n’a rien fait qui justifie la peine de mort. Son exaltation et son délire le conduisent à pousser le parallèle avec le Christ au-delà du vraisemblable. Les mots qu’il emploie (« Tout serait consommé »), qui évoquent la Passion et la fin de Jésus sur la croix, sonnent de manière ironique : Clamence n’est pas le Christ ; il n’est pas le Messie, mais un « faux prophète ».

Son délire et sa fièvre contribuent par ailleurs à brouiller les pistes : quel crédit faut-il accorder à la solution qu’il propose ? Il lui arrive de douter : « Parfois, de loin en loin, quand la nuit est vraiment belle, j’entends un rire lointain, je doute à nouveau ». Et quelques lignes plus loin : « On s’égare parfois, on doute de l’évidence, même quand on a découvert les secrets d’une bonne vie ». L’identification à la figure du Christ, même si elle à la fois ironique et désespérée, fait douter de la lucidité du narrateur. La Chute n’est pas un essai traduisant la pensée de l’auteur et Clamence n’est pas le porte-parole de Camus ; le récit met en scène un personnage spécifique (au sens fort du terme : un personnage qui est à la fois particulier et représentatif d’une sensibilité, voire d’une époque), situé dans son contexte et ayant sa proper expérience, en proie à des interrogations qui sont celles de son temps, mais qu’il résout à sa manière. Le livre n’appartient pas au genre de l’essai : il n’expose pas une demonstration absolument rationnelle ; au contraire, il laisse la place à la subjectivité et aux affects auxquels tout personnage romanesque est nécessairement soumis. L’ironie présente dans le récit affecte aussi le discours du narrateur lui-même, dont l’expérience reste enfermée dans les limites de sa propre individualité.

La fin de La Chute justifie le titre polysémique du récit en présentant un retournement de situation plutôt inattendu : le pacte de lecture est rompu et l’interlocuteur/lecteur devient en quelque sorte la dupe du narrateur. Dans le même temps, la fiabilité de J.B. Clamence est plus que jamais mise en doute : la fièvre et le délire du personnage laissent clairement entendre que l’on a affaire à un « faux prophète » bien plus qu’à un nouveau Messie. Les références au Christ et aux Evangiles sont destinées à souligner le vide que l’effondrement des valeurs et de la transcendance chrétiennes a créé.

2. Conclusions sur Albert Camus et son oeuvre

Au terme de cette analyse de l'absurde, certaines questions se posent. Une première concerne l'absurde lui-même : quelle est sa place dans l'ensemble de la pensée de Camus ? Camus pouvait-il en demeurer à cette philosophie exprimée dans le cycle des œuvres absurdes culminant dans Le Mythe ? Une seconde question porte sur Dieu : l'absurde nie-t-il catégoriquement l'existence de Dieu ? Et finalement, à propos du monde et de l'existence humaine, l'absurde leur enlève-t-il tout sens ? Telles sont les principales questions auxquelles nous voudrions tenter de répondre.

L'absurde : un point de depart

Camus est formel sur ce point : il ne parvient pas à l'absurde au terme de sa pensée, mais il en part pour établir sa philosophie de la révolte. Il le faisait déjà remarquer dans l'introduction du Mythe : « L'absurde, pris jusqu'ici comme conclusion, est considéré dans cet essai comme un point de départ » . Il y reviendra encore dans l'introduction de L’Homme révolté : « L'absurde… son vrai caractère qui est d'être un passage vécu, un point de départ, l'équivalent, en existence, du doute méthodique de Descartes » . Et, dans une interview postérieure de quelque dix ans au Mythe, il se dira agacé par ce mot d'absurde . Ce n'est donc qu'un « point zéro » . Il affirmait déjà dans Le Mythe : « L'unique donnée est pour moi l'absurde. Le problème est de savoir comment en sortir » , car « constater l'absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un commencement. C'est une vérité dont sont partis presque tous les grands esprits.

Ce n'est pas cette découverte qui intéresse, mais les conséquences et les règles d'action qu'on en tire » . Cet absurde pourra accompagner les démarches ultérieures de la pensée, mais à titre de souvenir et d'émotion . Poussé par les événements et les leçons de la vie, il fallait revenir sur une position antérieure .

Quelles sont les raisons qui obligent à dépasser la philosophie de l'absurde ? Nous pouvons en découvrir trois. L'une, au point de vue logique, l'autre au point de vue de l'action en général, et la troisième au point de vue proprement éthique.

Du point de vue logique, l'absurde est contradictoire : « Toute philosophie de la non-signification vit sur une contradiction du fait même qu'elle s'exprime. Elle donne par là un minimum de cohérence à l'incohérence, elle introduit de la conséquence dans ce qui, à l'en croire, n'a pas de suite… La seule attitude cohérente fondée sur la non-signification serait le silence, si le silence à son tour ne signifiait. L'absurdité parfaite essaie d'être muette » .

On doit aussi quitter l'absurde, parce qu'il ne pousse pas à l'action comme le fera la révolte. Il laisse dans la complaisance : « Cette complaisance, cette considération de soi, marque bien l'équivoque profonde de la position absurde. D'une certaine manière, l'absurde qui prétend exprimer l'homme dans sa solitude le fait vivre devant un miroir. Le déchirement initial risque alors de devenir confortable. La plaie qu'on gratte avec tant de sollicitude finit par donner du plaisir » . L'absurde laisse dans l'impuissance, comme le démontrent les personnages de Sartre , l'homme est enfermé dans une liberté stérile et livré à l'angoisse . La révolte, et l'action qu'elle commande, en fera sortir ; l'homme pourra se mettre en marche dans le cercle étroit de sa condition .

Mais c'est surtout au point de vue spécifiquement éthique que l'absurde doit être dépassé. Il exclut les choix , implique un certain nihilisme , n'offre pas de raisons pour refuser le meurtre ni de règle d'action . Et surtout, il exclut les jugements de valeur : « L'effort de la pensée absurde (et gratuite), c'est l'expulsion de tous les jugements de valeur au profit des jugements de fait. Or, nous savons, vous et moi, qu'il y a des jugements de valeur inévitables. Même par-delà le bien et le mal, il y a des actes qui paraissent bons ou mauvais et surtout il y a des spectacles qui nous paraissent beaux ou laids… L'absurde, apparemment, pousse à vivre sans jugements de valeur et vivre, c'est toujours, de façon plus ou moins élémentaire, juger » .

La conclusion de Camus est la suivante : « L'absurde est réellement sans logique. C'est pourquoi on ne peut réellement pas en vivre »

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