La Magie Dans Les Societes Primitives
LA MAGIE
DANS LES SOCIÉTÉS PRIMITIVES
PRÉFACE
La magie et le tabou viennent en tête des croyances et des pratiques sans fondement qui s'imposent à l'histoire de la psychologie humaine. L'attitude positive de la magie s'oppose à l'attitude négative du tabou. Il y a magie, par exemple, lorsque le chef tonga, grâce à sa richesse en mana, guérit l'un de ses sujets malades en le touchant du pied ; mais c'est un tabou qui interdit au chef maori de gratter sa tête sacro-sainte sous peine d'altérer ou de perdre sa sainteté en la communiquant à ses doigts, qui sont moins sacrés. Dans les îles Samoa, le propriétaire qui protège sa plantation au moyen d'un signe de Défense indiquant la présence d'une charge de mana pose un acte de magie ; en revanche, la Défense elle-même est un tabou dont la force réside dans la crainte qu'a le voleur possible d'être foudroyé par la puissance fatale attachée au signe. On voit d'ores et déjà que magie et tabou reposent sur la notion d'une puissance occulte impersonnelle. Il y a moyen d'utiliser l'influence bénéfique de cette puissance à condition, pour l'opérateur, de s'entourer des précautions voulues ; on peut, d'autre part, se soustraire à son influence maléfique en prenant des mesures d'isolement et d'isolation.
John H. King fut le premier à dégager la portée de cette conception dans les deux volumes de son livre, The Supernatural : its Origin, Nature and Evolution (London et New York, 1892). La belle tenue, la rigueur et l'information considérable du travail ne suffirent pas à lui mériter l'attention des contemporains. À vrai dire, l'opinion n'était pas préparée à celle voix nouvelle. Les théories animistes (âme et esprit des morts) formulées par E. B. Tylor, Herbert Spencer et leurs successeurs, ralliaient la majorité des historiens des origines religieuses ; quant aux phénomènes de la magie et du tabou, ils commençaient à peine d'occuper l'attention, grâce à J. G. Frazer, lui-même un adepte de l'hypothèse animiste. Aucun des savants que l'on vient de nommer n'avait conscience du rôle que la force « d'en haut » (supernal) – comme l'appelait King – a joué dans l'élaboration des croyances et des pratiques magiques. L'« efficacité
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mystique des formules, des malédictions et des bénédictions ; la « chance » des charmes et de la charlatanerie rituelle; la «vertu » immanente au magicien lui-même et à son équipement, tout cela continua d'être regardé non comme des qualités ou des propriétés impersonnelles, mais comme le mode d'activité d'êtres spirituels personnels.
Dans une communication sur la « religion pré-animiste » (Pre-animistic Religion), lue au Congrès de la « British Association for the Advancement of Science » en 1899 et publiée l'année suivante dans Folk-Lore, B. B. Marett, d'Oxford, contesta le monopole des théories animistes en faveur et sans même connaître le livre de King, avança plusieurs de ses arguments majeurs. En 1904, Marett publiait dans Folk-Lore un second article, intitulé From Spell to Prayer (« De la formule magique à la prière »), dans lequel il précisait ses vues. Indépendamment de King et de Marett, deux sociologistes français, H. Hubert et Marcel Mauss, publiaient en 1904 leur importante Esquisse d'une théorie générale de la magie (VIIe volume de l'Année Sociologique) qui reposait tout entière sur la notion de puissance occulte impersonnelle. En Allemagne, K. T. Preuss adopte les vues de Marett et les développe dans une série d'articles (Der Ursprung der Religion und Kunst), parus dans Globus (1904-1905). La brèche est ouverte dans les positions académiques ; d'autres vont s'y engager ; E. S. Hartland en Angleterre, Nalhan Söderblom en Suède, A. O. Lovejoy aux Etats-Unis, etc. De son côté, l'anthropologiste français, Arnold van Gennep, propose de baptiser « dynamisme » la théorie impersonnelle de la magie et du tabou par opposition à la théorie personnaliste des animistes.
King, et après lui Marett, Hubert et Mauss ainsi que d'autres auteurs, adoptèrent le terme de mana, emprunté aux langues mélanésiennes, pour désigner la force occulte, la force « d'en haut » conçue comme impersonnelle. Le terme et sa signification avaient été révélés à la science européenne par B. H. Codrington, longtemps missionnaire en Mélanésie. Toutefois, les propres recherches de Codrington, complétées par celles de ses héritiers, ont démontré que, dans cette partie de l'aire Pacifique, mana revêt beaucoup plus souvent un aspect personnel, qu'il prend sa source dans les mânes et les esprits, qui à leur tour le communiquent aux hommes. On doit en dire autant d'autres régions. Il en résulte que le mana doit être désormais considéré comme une force occulte, tantôt désignant une qualité ou propriété impersonnelle, tantôt rattachée à la personnalité bien définie d'un être spirituel. On voit par là que la distinction entre magie et animisme demeure
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vague et incertaine dans les cultures inférieures. Elle ne se détache nettement qu'avec la personnalisation et l'anthropomorphisation croissantes d'esprits et de dieux. Ce n'est pas tout : King et ses successeurs conjecturent sans fondement une antériorité logique ou chronologique de l'aspect impersonnel sur l'aspect personnel. En fait, les éléments dont dispose la science ne permettent pas de conclure à une priorité de la magie plutôt que de l'animisme. L'état de nos connaissances autorise simplement à dire que les deux phénomènes sont nés et se sont développés en même temps dans la nuit des origines.
Notre livre embrasse la magie tout entière telle qu'elle apparaît chez les peuples « non civilisés ». Pour en retracer l'histoire et l'influence énorme dans les civilisations antiques et jusque dans les temps modernes, en passant par le moyen âge, il ne faudrait pas moins qu’une constellation de savants. Mon dessein est plus modeste ; j'ai voulu présenter les principes fondamentaux de la magie, dont l'illustration dans les collectivités incultes n'a rien à envier aux exemples des civilisations plus évoluées. On chercherait en vain dans la magie de l'Égypte antique, de la Babylonie, de l'Inde et de la Chine, de l'Occident chrétien et de l'Orient islamique, des éléments qui n'aient pas leur pendant dans l'ethnographie australienne, mélanésienne, africaine et amérindienne. La magie n'est pas moins primitive qu'elle est universelle.
Impossible d'exclure la divination du champ de la magie : le devin opère en vertu de la force occulte qui réside en lui ou est attachée à ses techniques ou à ses instruments. Sans cette force il ne serait bon à rien. Nous avons cependant renoncé à traiter systématiquement les diverses branches de la divination, tout en accordant l'attention voulue aux présages, aux rêves, aux révélations de l'état extatique et à l'inspiration prophétique. Quant au problème des relations abstraites entre magie et religion, qui a déjà fait couler bien de l'encre, nous l'avons résolument laissé de côté. C'est que, si la religion se définit comme chacun l'entend, magie et animisme sont des termes ayant une signification reçue. Faut-il dire que nous ne contestons pas pour autant cette évidence, que n'importe quel système religieux, du haut en bas de la hiérarchie, est saturé de magie comme il l'est d'animisme. La magie y figure toujours, qu'elle y trouve sa consécration ou sa condamnation officielles.
Le lecteur constatera lui-même que ce que l'on appelle magie ne mérite pas toujours rigoureusement ce nom. Si vaste que soit l'aire des croyances et des pratiques magiques, bien des « superstitions » restent en dehors de ses frontières e n'ont aucun
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rapport avec elle. Nous avons donné à des termes tels que homme-médecine, chaman, formule magique, charme et sorcellerie, des limites plus nettes que ne leur en assignent d'ordinaire même des travaux de spécialiste : en sociologie comme dans les sciences de la nature, les définitions sont importantes, et il est capital de s'y tenir.
Ce livre est allé constamment aux sources. Il n'en doit pas moins un tribut à tous ses devanciers. J'en ai nommé quelques-uns ; j'ajouterai, sans prétendre épuiser la liste, les noms de A. E. Crawley, F. B. Jevons, Carveth Read, Edward Westermarck, Lucien Lévy-Bruhl, F. R. Lehmann, Wilhelm Schmidt, Gunnar Landtman, Rafael Karsten, Bronislaw Malinowski, J. H. Leuba, W. G. Sumner, A. G. Keller. J'ai pu parfois fausser compagnie à ces maîtres ; leur commerce ne m'a jamais été sans profil.
HUTTON WEBSTER.
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LA MAGIE DANS LES SOCIÉTÉS PRIMITIVES
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CHAPITRE PREMIER.
PUISSANCE OCCULTE
Dans son univers, l'homme primitif dut être frappé d'emblée par le contraste de phénomènes ordinaires et de phénomènes extraordinaires. Certains êtres, tant animés qu'inanimés, ne dépassaient pas son intelligence ; il les jugeait d'après leur utilité pour lui ; il en avait une connaissance familière et les faisait servir à son usage. Les êtres humains, les animaux, les choses «sans vie », pouvaient également agir d'une manière anormale et inexplicable et révéler ainsi une force qui ne tombait ni directement ni indirectement sous les sens, une puissance occulte. Tout ce qui alertait l'attention de l'homme, éveillait son intérêt, dépaysait ses habitudes de pensée, tout ce qui le remplissait d'étonnement et provoquait chez lui des réactions allant de la simple crainte méfiante à la terreur révérencielle, tout cela attestait une force de nature mystérieuse, riche en effets merveilleux qui la rendaient à la fois désirable et redoutable. J. R. Swanton; qui a étudié les Indiens Tlingit du sud de l'Alaska, note qu'il importe de bien distinguer chez eux les deux notions d'énergie « surnaturelle » et d'énergie «naturelle». Sans doute, la première est-elle censée produire des, résultats tout semblables à ceux de la seconde, mais l'esprit du Tlingit ne met pas une moindre différence entre l'une et l'autre que nous n'en mettons nous-mêmes. Un rocher qui dévale le flanc d'une montagne, un animal qui court, il n'y a là aucune manifestation d'une énergie surnaturelle, mais il suffira que vienne s'y ajouter un élément insolite pour que le Tlingit en reconnaisse une. Que l'Indien ait conclu à une cause indue, il importe peu ; cette considération ne diminue en rien la différence (26th Report Bureau American Ethnology, p. 451, note). L'affirmation peut fort bien se généraliser : il n'y a pour cela qu'à remplacer « surnaturel » par « occulte » pour désigner tout ce qui s'étend en marge de l'intelligence claire. L'idée de surnaturel n'apparaît en effet que le jour où l'homme a conçu un cours normal de la nature, brisé tout au plus par des phénomènes miraculeux. Or, pareille idée fut longtemps étrangère à l'esprit humain, pour lequel aucune
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ligne de démarcation ne passait entre ce qui peut arriver et ce qui ne le peut pas, entre un possible et un impossible.
De nombreux peuples primitifs sont arrivés à la notion de la force occulte qui produit des effets dépassant les moyens ou l'expérience de l'homme ordinaire et lui ont donné un nom précis. Certains peuples primitifs lui donnent même un nom différent suivant qu'ils distinguent en elle des aspects bons ou mauvais.
L'étude comparée des termes employés pour désigner la force occulte a commencé avec le mot mana et l'analyse de Codrington dans son livre classique sur les Mélanésiens. « Le Mélanésien a l'esprit absolument hanté par la croyance à une puissance ou influence surnaturelle dont le nom est presque partout mana. C'est le mana qui opère tout ce qui excède les facultés normales de l'homme et les voies ordinaires de la nature ; il est présent dans l'air et l'ambiance, il s'attache aux personnes et aux choses et il se manifeste par des effets qu'il est impossible d'imputer à d'autres qu'à lui. Celui qui est entré en sa possession peut s'en servir à sa guise et le diriger, mais sa force peut aussi exploser en un point nouveau ; on décèle sa présence par une épreuve… Mais cette puissance, tout en étant elle-même impersonnelle, est toujours liée à une personne qui la dirige ; les esprits l'ont toujours, les âmes des morts l'ont le plus souvent, enfin quelques hommes aussi la possèdent. Si une pierre passe pour présenter une puissance surnaturelle, c'est qu'un esprit a partie liée avec elle ; si l'ossement détient du mana, c'est parce que l'esprit du mort l'habite ; un individu peut être en relation si étroite avec un esprit ou l'âme d'un mort qu'il en possède en même temps le mana et en tire les effets qu'il lui plaît ; un charme est efficace parce que le nom de l'esprit ou de l'âme séparée mentionnés dans la formule y introduit le pouvoir que l'esprit ou l'âme exerce par lui. »
Ailleurs, le même auteur affirme qu'aucun homme ne possède le mana de son propre cru. «Tout ce qu'il fait, il le fait avec l'aide des êtres spirituels, âmes ou esprits ; impossible de dire de lui, comme de l'esprit, qu'il est mana lui-même, en employant le mot au sens de qualité (1). »
Cette description d'un mana « en lui-même impersonnel » et pourtant dérivant en dernier ressort d'esprits et d'âmes semble refléter le vague et l'imprécision de l'idée, aussi bien en Mélanésie que dans d'autres contrées du monde aborigène. Les successeurs de Codrington ont souligné le caractère spiritualiste du mana dans la plus grande partie du domaine en
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question à l'exception peut-être des îles Banks et Torrès (2).
Il est significatif que les aborigènes d'Australie, relégués par la culture matérielle à l'arrière-ban de l'humanité, non seulement reconnaissent l'existence d'une force occulte mais ont même parfois un mot pour la désigner. Suivant un vieux témoignage concernant les tribus occidentales (région de Perth), un magicien possède du boylia qu'il expulse de son corps et fait passer dans le corps de l'individu qu'il veut rendre malade. Un autre magicien guérit la maladie en extrayant le boylyia du corps du patient sous forme de fragments de quartz que les indigènes conservent « comme de rares curiosités ». Suivant une autre source ancienne concernant les aborigènes de Perth, le boylia, ou magicien, a dans le ventre un cristal de quartz (appelé aussi boylia) qui est le siège de son « pouvoir occulte extraordinaire ». À sa mort, il passe dans le ventre de son fils. Le magicien peut en projeter invisiblement un fragment sur un ennemi et le blesser et le tuer, même à grande distance. Les indigènes croient que toutes les morts sont provoquées de cette manière par des magiciens malveillants (3).
Les Wonkonguru du lac Eyre se servent du mot kootchi pour désigner quelque chose de mystérieux, tel qu'une pierre insolite, une malformation végétale, la difformité congénitale d'un enfant (4). Chez les tribus sud-orientales l'aspect nuisible et pernicieux de la force occulte reçoit un nom spécial, mung pour les Wurunjerri (Victoria), gubburra pour les Yuin (Nouvelle-Galles du Sud) et muparn pour les Yerklamining (Sud Australien).
Dans la tribu Kabi du Queensland, l'adjectif manngur signifie « charmé », et sa formule superlative, manngururugur, a le sens de «possédant, donnant la vie ». Ces termes sont appliqués à l'homme-médecine de la tribu : le premier, au médecin qui guérit ou qui tue au moyen des cristaux magiques contenus en lui ; le second, au médecin plus élevé qui dispose en outre, pour guérir, d'une corde magique. On dit encore du médecin qu'il est muru muru, « rempli de vie » . Il est clair que manngur et muru muru expriment la « vitalité » qui remplit le médecin et lui permet d'accomplir ses exploits.
Le mot de kunta, employé par les tribus queenslandaises de la péninsule du cap York, s'applique à une « force qui réside dans toutes les choses sacrées ou dangereuses pour le profane ». Un mariage incestueux est kunta ; l'anthropophagie est kunta ; kunta aussi, les pierres sacrées rattachées à certains êtres ancestraux honorés comme héros culturels. Appliqué aux objets du culte héroïque, le mot est nettement
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personnel ; dans les autres cas, il est impersonnel. Inutile de dire que les indigènes n'ont pas conscience de cette distinction.
Le terme arunta de arungquiltha est « toujours associé en définitive avec la possession d'une puissance surnaturelle mauvaise ». Le terme vaut indifféremment de l'influence mauvaise ou de l'objet qui en est le siège, temporaire ou permanent. Il est « parfois regardé comme personnel, parfois comme impersonnel » (5). Une personne atteinte d'une maladie à laquelle sont particulièrement exposés les jeunes gens communique l'arungquiltha aux femmes, qui le transmettent aux hommes ayant commerce illégitime avec elles. La récitation (le « chant ») des formules convenables sur un os, ou un bâton pointeur, le communique au bâton. Certaines pierres en sont imprégnées. Les lances qui ont touché ces pierres en chargent leurs pointes et déterminent chez l'ennemi contre lequel elles sont projetées une éruption de boutons. L'arbre qui marque l'endroit où est mort un aveugle contient ce pouvoir mauvais ; si l'on coupait l'arbre tous les hommes de la localité deviendraient aveugles. Veut-on aveugler un ennemi, il n'est que d'aller seul jusqu'à l'arbre, de s'y frotter et de murmurer son désir que l'arungquiltha aille frapper l'être détesté. Les nuages du détroit de Magellan contiennent de l'arungquiltha ; parfois ils descendent sur la terre pour étouffer les hommes et les femmes pendant leur sommeil. Les champignons comestibles ou vénéneux, qui passent pour des météorites, en contiennent aussi ; c'est pourquoi les indigènes, par ailleurs quasi omnivores, n'en mangent pas. Une éclipse de soleil sera attribuée à la présence d'arungquiltha dans l'astre (6). Le ittha des Kaitish correspond à l'arunquiltha et désigne une force mauvaise ou un objet doué de cette force. Spencer et Gillen rapportent qu'ils décidèrent, à force d'instances, un vieux Kaitish à leur faire une démonstration de l'usage des bâtons pointeurs dans la magie noire. À la fin de la démonstration son excitation, aggravée sans doute par une poussée de sang à la tête, le laissa dans un état d'étourdissement. Il expliqua que le ittha l'avait touché et qu'il se sentait très malade et sa mine répondait bien à son affirmation. Nos auteurs le rassurèrent en lui expliquant qu'ils avaient dans leur pharmacie tout ce qu'il fallait de forces magiques pour contrebalancer les effets du bâton pointeur. Dans la circonstance il ne se trouvait personne dans lequel le vieux voulût projeter l'influence mauvaise de l'instrument, ce qui lui faisait conclure tout naturellement qu'elle était entrée en lui (The Northern Tribes of Central Australia. London, 1904, pp. 464,750).
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Les tribus indigènes de l'Australie centrale ne disposent pas d'un nom spécial pour la force bonne, par opposition à la mauvaise, mais ils en ont l'idée dans le mot arunta churinga qui signifie « quelque chose de sacré ou de secret » et s'applique très souvent à des pierres et des bâtons sacrés qui correspondent aux « bull-roarers » des autres tribus. Le terme désigne tout ensemble un objet et la qualité qu'il possède. De sorte qu'il s'emploie « aussi bien comme substantif, quand il met en cause un emblème sacré, que comme qualificatif, quand il désigne le caractère sacré ou secret ».
Les Murngin de l'Australie septentrionale ont le mot maraim qui a le sens, dans la mesure où il est traduisible, de sacré ou tabou. On l'emploie pour désigner ce qui fait l'objet de tabou pour les femmes ou les garçons non initiés : les emblèmes totémiques, les terrains cérémoniels, certains noms connus seulement des vieillards et certains dessins artistiques. Toutes les choses qui sont maraim sont douées d'une « qualité extra-terrestre » appelée dal. Littéralement, dal signifie « fort », « solide », mais le mot n'a le sens de « force » que dans l'acception de « rituellement puissant ». Ces objets sont forts ou solides parce qu'ils « ont du mana et possèdent une force spirituelle ».
Dans les îles occidentales du détroit de Torrès, le mot employé pour la formule magique est unewen (wenewen). Ce terme, dans son acception large, semble être « l'équivalent du mana océanien ». On s'en sert pour rendre « puissance spirituelle » dans la traduction de l'Évangile aux néophytes (7). Dans les îles orientales du détroit de Torrès, « lorsqu'un objet se comportait d'une manière remarquable et mystérieuse, on le regardait comme zogo » . Le terme, généralement employé comme nom, s'employait aussi comme adjectif, avec le sens approchant de « sacré ». Un objet concret, pluie, vent, autel, formule employée pour un rite, le rite lui-même pouvaient être zogo. En règle générale, l'objet zogo était employé à des fins bienfaisantes (par exemple dans une cérémonie pour provoquer la pluie) ; toutefois, certains objets zogo étaient utilisés à des fins malveillantes (8).
Les Marind, une population de la côte sud-orientale de la Nouvelle-Guinée néerlandaise (du côté de Mérauké), ont une conception du dema qui paraît le pendant exact du mana. L'indigène entend par là tantôt une force impersonnelle et pénétrante, attachée à tout ce qui est insolite ou rare, tantôt un être spirituel personnel d'où procède cette force. Collectivement, les Dema sont les esprits ancestraux, les aïeux des différents groupes tribaux. Ils apparaissent au magicien en
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songe et tiennent conversation avec lui. Dans le nord-est de la Nouvelle-Guinée néerlandaise, au sud de la baie de Humboldt, vivent des Papous de l'âge de pierre connus sous le nom de Santani. Ils se servent du mot uarpo (uarafo) pour désigner une force occulte impersonnelle dont l'action peut être aussi bien favorable que nuisible. Tout ce qui a du uarpo appartient au monde mystique et est mis à part du monde des choses ordinaires et intelligibles (pujakara). Le plus souvent les objets ayant du uarpo sont tabou, et tout contact interdit avec eux a des résultats désastreux pour la personne intéressée. Suivant nos sources (Paul Wirz), il est souvent malaisé de trancher dans quelle mesure les indigènes font la distinction entre cette conception d'une force impersonnelle occulte et la force exercée par les êtres spirituels que sont les Uarpo. Ceux-ci ne sont pas des esprits d'ancêtres, comme les Dema des Marind, mais des esprits de la terre, de l'eau et de l'air.
On possède deux relations sur la conception de l'imunu chez les tribus Namau du delta du Purari (Papouasie). La première, d'un missionnaire (J. H. Holmes) ayant longtemps vécu parmi eux, décrit l'imunu comme « l'âme » des choses. II n'a de personnalité que dans la mesure où il assume les caractères spécifiques de l'être qu'il hante : s'il hante un homme, il sera humain ; s'il hante un dieu, il sera divin. Il a des attributs, il peut être bon ou méchant, il peut causer de la souffrance et en subir, il peut posséder et être possédé. Bien qu'inaccessible aux sens, il manifeste sa présence de la même manière que l'intelligence. Il pénètre tout ce qui a vie sans être pour autant rokoa, «vie » : il est imunu. La seconde relation, d'un anthropologiste officiel (F. E. Williams), attribue à l'imunu une valeur adjective. C'est une qualité ou un complexe de qualités plutôt qu'une chose. Le terme est appliqué à toutes sortes d'objets rituels tels que masques, « bull-roarers », charmes de chasse, vieilles reliques, dessins grotesques, curiosités de la nature. « Ces objets sont étranges, mystérieux ou secrets ; ils sont sacrés au sens d'inaccessibles ou d'intouchables ; ils ont une sorte de puissance bénéfique ou maléfique, on les conserve avec le plus grand soin ; leur âge ajoute encore, semble-t-il, à leur mana… Tout être que l'indigène peut redouter pour le mal qu'il peut lui faire et craindre pour son étrangeté, tout ce dont il peut solliciter la faveur ou qu'il peut conserver amoureusement en raison de son passé, il vous dira que c'est imunu. » De ces affirmations il ressort que ce qui, chez les tribus Namau, est imunu,
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ou a de l'imunu, peut aussi être doué d'une certaine personnalité.
Le terme koita d'aina a la signification générale de «sacré ». Il désigne une qualité contagieuse, dangereuse pour tous ceux qui entrent en contact avec elle : c'est ainsi qu'un cadavre ou un meurtrier (tant qu'il ne s'est pas purifié de l'effusion de sang) est aina. Ce terme correspond au motu helaga, « séparé, chargé de vertu ».
Chez les tribus Elema, le mot de « chaleur » (ahea) en est venu à désigner « une puissance au-dessus du commun». Au lieu de s'appliquer à la chaleur purement physique du feu ou du soleil, il indique à présent la chaleur du magicien qui est dans un état lui permettant d'effectuer quelque chose au-dessus de la capacité humaine normale. Les vieillards, les « bull-roarers », certaines plaques de bois sculptées d'une grande sainteté, les charmes du magicien, possèdent aussi de l'ahea. Il se trouve de préférence dans les feuilles et l'écorce que le magicien utilise secrètement et dans le gingembre qu'il mâche dans le dessein exprès de se rendre « chaud ». Les êtres dans lesquels réside l'ahea « sont chargés de puissance, et ceux qui les manient sans y avoir qualité s'exposent à une commotion : ou encore ils sont féroces et susceptibles de mordre ». De même, le sorcier Mailu mâche de la feuille de poivrier, de la cannelle ou de la racine de gingembre sauvage pour se procurer la « chaleur » ou la « force » (odoada) nécessaire aux formes les plus mortelles de sa magie. Chez les Suau-Tawala, le terme gigibori qui signifie « chaud » et « chaleur » y a également le sens de « puissant » et de « puissance ». Le terme s'applique aux personnes et aux choses dans lesquelles réside « quelque chose » capable d'affecter d'autres personnes ou d'autres objets d'une manière qui passe pour étrangère à la nature et anormale.
À Dobu, une île de l'archipel d'Entrecasteaux (sud-est de la Nouvelle-Guinée), cette notion de « chaleur » est particulièrement associée à la magie noire. Un feu miraculeux sort du pubis d'une sorcière, « et vous ne trouveriez personne qui ne l'ait vu embraser la nuit de sa lumière ou errer de tous côtés dans l'air et n'ait perdu le sommeil des heures durant, blotti dans la crainte de la puissance de la sorcière et de ses effets mortels ». La femme en cause a également le corps anormalement « chaud ». Le sorcier adonné à ces pratiques maléfiques est convaincu de pouvoir se garder brûlant et sec ; à cette fin il boit de l'eau salée, mastique du gingembre, s'abstient de nourriture pendant un certain temps, se prive de
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tout commerce sexuel. « Il ne veut pas répandre sa chaleur. » La mastication du gingembre intervient aussi dans les incantations destinées à guérir, à parer une bourrasque sur mer, à rendre une pirogue rapide et à l'épreuve de la mer. « Le magicien occupé à mastiquer du gingembre qu'il crache de temps à autre sur l'objet charmé, tout en murmurant sa formule, est un spectacle courant à Dobu (9). « Dans l'île Rossel la chaleur est toujours associée à la magie ; elle est l'attribut inséparable du pouvoir magique. Là où les Mélanésiens emploieraient le terme de mana ou un terme analogue, les gens de Rossel emploient le mot de « chaleur » (10).
Les Trobriandais ont le mot de megwa pour désigner leurs rites et leurs formules magiques. Au sens strict, il signifie la « force » ou la « vertu » de la magie. Le mot peut aussi s'employer comme adjectif, pour désigner quelque chose de nature magique ou comme verbe pour indiquer l'accomplissement de l'acte magique (11).
Chez les Fidjiens, le mot mana est réservé aux mânes et aux esprits (kalou), aux chefs comme représentants ou incarnations du kalou et aux médecines. L'efficacité de certaines médecines est attribuée à une action spirituelle; et il est probable que ce fut, à l'origine, le fait de toutes (12).
Le terme de mana est, ou a été, universel en Polynésie. Il y a plus : le mot et les idées qu'il exprime pourraient bien venir de Polynésie : on le rencontre en Mélanésie dans des régions qui ont été nettement influencées par des courants pacifiques. Mana s'emploie à la fois adjectivement et substantivement. Dans la langue des Maori, il signifie autorité, influence, prestige, pouvoir surnaturel, « possédant des qualités que ne possèdent pas des personnes ou des objets ordinaires », efficace, actif. Il présente un contenu substantiellement identique dans les langues des îles Samoa, Tahiti, Hawaii, Tonga et Marquises. L'idée-mère est, de toute évidence, celle d'une puissance occulte, merveilleuse, thaumaturgique, liée en particulier aux dieux et à leurs représentants terrestres, les chefs et les prêtres (13).
On retrouve des pendants plus ou moins rigoureux du mana dans l'aire indonésienne. Les indigènes des îles Mentawei ont pour désigner une «force invisible » le mot de « kere » ou « kerei ». Plus un individu a de kerei, plus est étendu le champ de son action. Le terme javanais de kesakten a un sens tout à fait approchant. Chez les Toba Batak de Sumatra, on trouve la notion de tondi : la force qui garde en vie tous les êtres vivants et qui constitue l'énergie potentielle des êtres inanimés. Tous les
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hommes ne sont pas également doués de tondi. Les chefs, les gens riches et de haute condition, les parents féconds, les magiciens en ont davantage que le commun. Il est divisible et partiellement communicable d'une personne à une autre. À Florès, l'homme passe pour posséder « quelque chose » d'autre que l'âme. C'est son manar. Toute personne heureuse dans ses entreprises doit avoir reçu une part spéciale de manar qui explique son intelligence et son adresse privilégiées. Les magiciens en sont mieux pourvus que les hommes ordinaires. Ils le tirent des herbes dont ils se servent. La « force » de manar se trouve aussi dans les animaux, les plantes, les arbres et même dans les pierres. À Halmahera, on rencontre l'idée de gurumini : c'est une énergie universelle qui pénètre tous les êtres ; elle n'est pas liée à un objet matériel particulier : on la retrouve dans tous les êtres vivants et surtout chez les êtres
humains. Le nouveau-né vient au monde avec elle, et il l'accroît en grandissant ; dans l'extrême vieillesse, elle se rabougrit et s'épuise. Gurumini n'est pas l'âme, mais la force grâce à laquelle l'âme peut se manifester. Le rang du défunt dans l'autre monde dépend de la quantité plus ou moins grande du fluide « vital » qu'il a possédée de son vivant.
Chez les Kayan de Bornéo, le mot bali s'emploie fréquemment en guise de titre. L'être dont on en fait précéder le nom est toujours un être qui « a des pouvoirs spéciaux du genre de ceux que nous appellerions surnaturels », et le préfixe marque la possession de ce genre de pouvoirs. « On peut dire qu'il est le pendant adjectif du mana des Mélanésiens ou du wakanda et de l'orenda de l'Amérique septentrionale, mots qui paraissent désigner toute énergie qui n'est pas exclusivement mécanique. » Le mot comporte un emploi encore plus étendu chez les Kényah, qui le préfixent au nom de plusieurs de leurs dieux. Le terme Klemantan, d'emploi semblable, est vali (Ch. Hose et W. McDougall). Le nom de Petara, dont se servent les Dayak de la côte ou Iban pour désigner leur principal être divin et ses multiples manifestations anthropomorphiques, comporte aussi à l'occasion le sens vague de « surnaturel ». On l'appliquera par exemple aux Blancs : « ils sont Petara », diront les indigènes. « Notre civilisation et notre science leur paraissent tellement supérieures qu'ils nous prêtent une participation au surnaturel. » (J. Perham.)
Le mot par lequel les Taiyal ou Ataiyal de Formose désignent l'esprit d'un défunt est ottofu. Mais il semble parfois employé tout à fait dans le même sens que mana chez les autres peuples du Pacifique. Quand un homme est guidé dans
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tous ses actes par l'âme de quelque puissant ancêtre, il est envahi lui-même par quelque chose de plus que la sagesse, la force et la puissance de l'homme.
Les Aïnu du Japon, qui sont le dernier vestige d'un peuple préhistorique très répandu, emploient le terme de kamui qui, pour désigner le dieu suprême et créateur, n'en désigne pas moins une foule d'esprits. Appliqué aux esprits bons, il exprime la qualité de bienfaisant et de secourable aux hommes ; appliqué aux esprits mauvais, il indique ce qu'il faut redouter plus que tout. Le terme est susceptible encore d'un autre emploi, comme terme de respect pour les êtres humains, et même pour les animaux et les êtres de la nature, sans que ceux-ci soient nécessairement tenus pour divins et dignes d'adoration. Sans être dérivé du tout de l'Aïnu kaimu, le nom japonais courant pour dieu, kami, s'accorde étroitement avec lui pour la signification. Motoöri, le grand champion du Shintoïsme (XVIIIe siècle), déclare que non seulement les diverses divinités du ciel et de la terre et les êtres humains tels que la succession des Mikados (« avec tout le respect qui leur est dû »), mais encore les oiseaux, les animaux, les plantes, les arbres, les mers, les montagnes, « tout ce qui mérite d'être redouté et révéré pour les pouvoirs extraordinaires et prééminents qu'il détient, sont appelés kami. Ils n'ont pas besoin d'être éminents par leur noblesse, leur bonté ou leur utilité supérieures. Les êtres malfaisants et bizarres sont aussi appelés kami du moment qu'ils sont l'objet d'une crainte générale. » Appliqué à des objets naturels, il ne voulait pas désigner leurs esprits. « Le mot s'appliquait directement aux mers et aux montagnes elles-mêmes en leur qualité de choses très redoutables. » (W. G. Aston, Shinto, London, 1909, p. 8 et suiv.)
Les Malais de la péninsule malaise appliquent le nom de badi au « principe mauvais ». Le mot se rapporte à tout ce qui a vie, y compris les objets inertes, ceux-ci passant aussi pour animés. Le badi sort d'un tigre aperçu (à cause de la fascination que le fauve exerce sur sa proie), de l'arbre vénéneux sous lequel on passe, de la bave d'un chien enragé et « du principe contagieux d'un objet malsain ». On ne recense pas moins de cent quatre-vingt-treize maux de ce genre, encore que certains prétendent n'en compter que cent quatre-vingt-dix. Ils correspondent exactement au nombre de djinns ou génies, qui forment une classe étendue de petits dieux ou esprits. Si les djinns peuvent être bienfaisants – ce qui ne saurait être le cas des badi – les uns et les autres passent
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pour causer toutes sortes de malheurs aux mortels, les uns et les autres habitent dans les cavernes de la montagne, dans les coins de forêt vierge et autres lieux solitaires. « À Patani, Jalor, et dans d'autres districts plus civilisés de la péninsule malaise, les badi sont des esprits caractérisés, tandis que dans la fédération malaise ils ne sont guère plus que des influences malignes « dépourvues de personnalité ».
La péninsule malaise a aussi le terme kramat, qui signifie « sainteté », mais s'emploie d'ordinaire adjectivement pour qualifier des hommes, des animaux, des objets inanimés et des lieux saints. Quand il intéresse des personnes, il implique « une sainteté spéciale et un pouvoir miraculeux ». Une petite fille de Malacca, qui passait pour kramat, était l'objet de pèlerinages ; ses clients venaient chercher auprès d'elle telle ou telle faveur ; à cette fin ils avalaient un peu de sa salive dans une tasse d'eau. Les animaux kramat ont le plus souvent un trait physique particulier, pied bot ou défense atrophiée ; parfois ils sont blancs (c'est-à-dire albinos d'une espèce qui n'est pas normalement blanche) et, de ce fait, distingués par la couleur sacrée caractéristique (14). Enfin, il y ale mot daulat qui s'applique à la sainteté incomparable des chefs malais. « La personne du roi n'est pas seule à être considérée comme sacrée, la sainteté de son corps passe pour se communiquer, en outre, à ses regalia et pour mettre à mort tous ceux qui violent les tabous royaux. On est convaincu que quiconque offense gravement la personne du roi, ou touche, ne fût-ce qu'en passant, ou imite (même avec la permission du roi) les principaux objets de l'attirail royal, ou encore quiconque utilise de travers l'un quelconque des insignes ou des privilèges de la royauté, sera kena dalat, c'est-à-dire frappé de mort par une sorte de déflagration électrique de la Force Divine que les Malais font résider dans la personne du roi (15). »
Suivant les Annamites, tous les êtres de la nature possèdent une « énergie active » du nom de tinh. C'est la vertu illuminatrice du soleil, la vertu germinative du grain, la vertu curative du remède, bref le « principe essentiel » de toute activité. Le mot tinh s'emploie également au sens d' « esprit », au sens de pouvoir personnel aussi bien bon que mauvais. Les Moï de l'Indochine Française désignent par pi toutes les « forces occultes » dont on escompte ou redoute l'intervention dans les affaires humaines. D'après notre source, il désignerait grossièrement l'idée d'« action surnaturelle » et correspondrait, pour le fond, au mana mélanésien (H. Baudesson). Les Bannar ou Bahnar, un sous-groupe des Moï, qui donnent
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au sorcier le nom de deng, s'en servent aussi pour désigner le pouvoir néfaste qu'il exerce. Le mot parait s'employer, en outre, comme verbe pour indiquer la communication de ce pouvoir aux objets.
Chez les Karen de Birmanie, le principe fondamental de la magie porte le nom de pigho, « cette force impersonnelle qui pénètre tout et peut aussi bien le bien que le mal » . Il peut résider dans certaines personnes, qui s'en servent pour accomplir des actes insolites. Transmis par voie de rites et d'incantations à certains objets, il les mue en charmes. Les divinités possèdent également le pigho, auquel elles doivent d'opérer des choses extraordinaires. Pigho est le pendant karen de mana.
Les Andalnans, qui comptent parmi les peuples les plus arriérés, ont le terme de ot kimil qui ajoute à sa signification de « chaud », au sens que nous donnons à ce terme, une signification métaphorique. On l'emploie, par exemple, à propos d'une maladie (une personne malade est « chaude », sa guérison est un retour au «froid ») ; on s'en sert pour une tempête, pour désigner la condition d'un jeune homme ou d'une jeune fille qui subit, ou vient de subir, les cérémonies d'initiation, pour ces cérémonies elles-mêmes ; il indique encore l'état de la personne qui a consommé certains aliments contenant une qualité maléfique. Diverses plantes et divers animaux, les cadavres humains et leurs ossements sont spécialement chargés de «chaleur » ;tout contact avec eux est dangereux, mais on peut se garer du danger au moyen de précautions rituelles. Les Andamans n'en sont point encore à donner un nom distinctif à la force occulte qu'ils regardent, dans certaines de ses manifestations, comme une sorte de chaleur, non plus qu'ils ne tracent de démarcation entre un caractère essentiellement bon ou mauvais de celles-ci.
La conception de la force occulte est largement répandue dans l'Inde, tant chez les Hindous que chez les Musulmans. Les Hindous l'appellent sakti (shakti), «c'est la puissance dynamique créatrice de tout être visible et invisible ; des objets animés et inanimés». Ses effets bons sont barkat, ses effets mauvais sont anisi. Elle est dangereuse et ne doit pas être traitée à la légère ; « à un certain point de vue, tout l'effort de l'homme dans le rituel magique et religieux doit viser à maîtriser cette force ».Les musulmans l'appellent kudrat :bonne, ses effets sont barkat (le terme hindou) ; mauvaise, ses effets sont harkat. Le synonyme hindou le plus courant de sakti est dea, « bon ».Les Musulmans emploient tab, ou « chaleur »,pour synonyme de kudrat (16).
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Une conception analogue, encore que plus fruste, d'une force occulte se trahit chez quelques peuples aborigènes de l'Inde. Les Ho, une tribu de langue munda de Chota Nagpur, l'appellent bonga, « un très grand pouvoir », vague et mystérieux qui envahit tout l'espace. De lui-même informe, il lui est loisible de prendre n'importe quelle forme. Il détruit le mal, arrête les épidémies, guérit les maladies, produit le courant des fleuves, donne aux serpents leur venin et leur force aux tigres. Son existence explique le mauvais œil, la mauvaise langue, la sorcellerie et l'activité de toute divinité, malveillante et bienfaisante. Il arrive qu'on le confonde avec l'objet auquel il est associé ; c'est ainsi qu'une montagne, un fleuve, le soleil, peuvent devenir bonga. Cette force occulte constitue une notion si caractéristique que la croyance à des esprits particuliers peut disparaître sans affecter la croyance générale à la présence et à l'influence du bonga. On nous dit encore que le bonga est possédé par des objets tant animés qu'inanimés dans une mesure variable et rend compte de leurs qualités respectives. Dans le champ humain, les différences de pouvoir et d'influence entre individus sont expliquées par leur apanage inégal de bonga. Un Ho n'acceptera pas à manger d'un étranger, il ne préparera pas son repas dans la même cuisine que des membres d'un autre clan, il ne se servira pas d'un four déjà utilisé par d'autres. Ces précautions ne s'inspirent pas d'un souci de pureté rituelle ; elles visent à éviter des contacts entre gens ayant des degrés différents d'accessibilité « en raison de leur pouvoir inhérent, de leur bonga » (17). Les Oraon de Chota Nagpur appliquent l'adjectif bangi à une personne qui passe pour réussir dans toutes ses entreprises. Le mot comporte, en outre, l'idée d'une « force impersonnelle mystérieuse » qui, suivant la croyance commune, donne aux feuilles du manguier leur pouvoir fécondateur, aux « pierres-tonnerre » leur vertu de guérir certaines maladies, au fer qui a été exposé à l'air durant une éclipse son pouvoir d'éloigner le mal, aux bouts de bois carbonisés employés pour la crémation le pouvoir de guérir la fièvre (18).
Le terme malgache hasina signifie « puissance surnaturelle ». Comme le daulat malais, il est spécialement attaché aux chefs. Un chef de clan, par exemple, a beaucoup d'hasina parce qu'il appartient à une famille connue pour le posséder et aussi en raison des divers rites consécratoires accomplis par ses parents et les magiciens pour l'en doter. Comme le daulat, le hasina est extrêmement contagieux, à tel point que celui qui, en étant touché, est incapable de l'assimiler tombera
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probablement mortellement malade. C'est pour cette raison que le chef ne doit pas s'adresser directement à ses sujets mais doit employer un intermédiaire immunisé. Les nobles et les membres de la famille royale possèdent aussi le hasina, bien que dans une moindre mesure que les chefs. Les gens ordinaires l'ont également à quelque degré, de même que certains animaux, plantes ou pierres (19). Le terme indigène pour la Divinité employé par les Tanala, une tribu montagnarde de Madagascar, est zanaharg (za : article ; naharg : « créateur »). Pris substantivement, il désigne un Être puissant ou une classe d'Êtres puissants qui n'ont jamais eu d'existence humaine ; adjectivement, il signifie « divin », « surnaturel », ou simplement « extraordinaire » ; il peut même se prendre dans un sens un peu plus fort que notre « merveilleux ». L'usage adjectif de ce terme semble étroitement voisin de celui de mana et des mots analogues qui servent à désigner ce qui est mystérieux et occulte.
Les peuples de langue bantoue de l'Afrique du Sud, suivant une excellente source, reconnaissent l'existence d'une « Énergie ou Puissance » impersonnelle, incorporelle, omniprésente, immanente à toutes choses, mais spécialement concentrée dans certains objets éminents. Par elle-même, elle n'a pas caractère moral et peut servir à des fins bonnes ou mauvaises au gré de celui qui s'en sert. Le commerce de l'homme avec cette force occulte consistera le plus souvent à l'exploiter à son profit et à éviter tout ce qui pourrait le mettre en contact fâcheux avec elle (E. W. Smith). Tout à fait dans le même sens, un autre auteur (J. H. Driberg) nous dit que les croyances africaines reposent essentiellement sur l'idée d'une « Force abstraite, d'une énergie naturelle, sans forme, comme l'éther, pénétrant tout et qui, en fin de compte, n'est jamais regardée d'une manière anthropomorphique ».
Pour les Bathonga, au-dessus des dieux adorés et invoqués par leur nom par le petit peuple, existe le Ciel (Tilo), une notion qui demeure confuse dans l'esprit du plus grand nombre ; dans le langage courant, tilo désigne le ciel bleu, mais, si le Ciel est un lieu, il est quelque chose de plus : c'est une puissance qui agit et se manifeste de diverses manières, une force conque comme entièrement impersonnelle. Les indigènes semblent croire que « le Ciel règle et gouverne certains grands phénomènes cosmiques auxquels l'homme doit, bon gré mal gré, se soumettre, particulièrement ceux d'une nature soudaine surtout la pluie, les orages et, dans l'ordre humain, la mort, les convulsions et la naissance de jumeaux ». (H. A. Junod.)
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Dans la pensée des Bavenda du Transvaal, tout objet, animé ou inanimé, possède un « pouvoir cinétique » pour le bien ou le mal ; l'art du praticien magico-médical consiste à canaliser ce pouvoir dans le sens désiré. Les Ba-ila de la Rhodésie du Nord ont la notion d'une force de nature « neutre », d'ordinaire « en repos » et qui n'est par elle-même ni bonne ni mauvaise. Elle peut être captée par celui qui connaît le secret et employée alors à des fins bonnes ou mauvaises. Il est dangereux d'avoir affaire aux objets dans lesquels elle réside ; c'est pourquoi ils sont tabous pour le commun. La conception n'est pas d'inspiration animiste, puisque ces objets ne passent nullement pour possédés d'une âme, de mânes ou d'un esprit. Nos sources, à défaut d'un mot spécial pour cette force occulte, ont proposé comme approchant le terme de bwanga, qui signifie « le contenu » ou « ce qui est contenu dans les choses » et désigne les remèdes utilisés par les magiciens (20). Dans un autre groupe de tribus rhodésiennes, les Balamba, le terme (sous la forme de ubwanga) se rapporte pareillement aux charmes, remèdes, actions et même aux mots que les médecins et les sorciers emploient au cours de leurs opérations. Comme chez les Ba-ila, c'est une « potentialité inhérente », d'action généralement « automatique », mais le plus souvent soumise à la direction de ceux qui savent s'en servir. On trouve aussi l'expression synonyme d'ichyanga (21).
Le terme de mulungu est largement répandu dans les langues bantoues de l'Afrique orientale. Chez les Wayao du Nyassaland, il dénote une propriété ou qualité inhérente, dans le sens où la vie et la santé sont inhérentes au corps. « C'est mulungu », dira un indigène devant un spectacle qui dépasse la portée de son intelligence. Les missionnaires ont adopté le terme pour désigner Dieu, mais l'indigène inculte refuse de lui assigner « toute idée d'être ou de personnalité » ; encore n'est-il pas loin de l'idée, quand il parle de ce que Mulungu a fait et est en train de faire : Mulungu a fait le monde, les animaux et l'homme. Chez les Anyanja du Nyassaland, le nom générique de Dieu est mulungu. Ce vocable inclut, outre la divinité, tout ce qui appartient au monde des esprits. Il est difficile de décider si, dans son sens principal, le mot comporte l'idée de personnalité, car il appartient à une classe impersonnelle de substantifs et observe toujours les règles d'accord de la classe impersonnelle. Toutefois, lorsque la divinité intervient sous l'aspect d'un de ses attributs, celui de « Créateur » ou de « Tout-Puissant » par exemple, il ne fait pas de doute qu'on lui attribue la personnalité. Les Wabena du
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Tanganyika reconnaissent l'existence d'une force « impersonnelle ambivalente » (mulungu)qui pénètre toutes choses mais peut être liée à certaines personnes ou à certaines choses. Cette notion parait très enracinée dans les secteurs les plus arriérés de la communauté. On rencontre aussi une croyance à Mulungu, comme grand dieu et créateur ; elle est d'ordinaire le fait de gens plus évolués qui ont eu contact avec le christianisme ou l'islamisme, ou avec l'un et l'autre. Mais les deux idées forment souvent un inextricable mélange. Un homme parlera dans la même conversation de Mulungu comme d'une personne qui peut l'aider et comme d'un remède qui est mulungu. Sous son aspect impersonnel, mulungu, la somme du surnaturel »,est apparenté au mana (A. T. et G. M. Culwick).
Chez les Masaï, le mot Engai (Ngai) s'emploie « soit d'une manière tout à fait indéfinie et impersonnelle pour des phénomènes naturels frappants (surtout la pluie, le ciel et les volcans), soit d'une manière personnelle et définie pour des êtres surnaturels ». Dans la dernière acception, il existe deux divinités, le Dieu noir et le Dieu rouge : le premier bienveillant, le second malveillant. Heureusement que le dieu bon est à portée et le dieu mauvais très éloigné, de sorte que les gens ne se sentent pas tenus à des formes cruelles de propitiation. Engai, conçu comme une personne distincte, est prié pour les enfants, pour la pluie et la victoire; suivant l'expression des indigènes, Engai est « celui que l'on prie et qui entend » (22). Cette foi dans un grand dieu créateur se rencontre également chez les Akamba du Kénya. Ils regardent Mulungu ou Engai comme un Être spirituel auquel les anciens des sanctuaires tribaux qui constituent la classe sacerdotale adressent à l'occasion des prières et des sacrifices. Toutefois, pour le commun, Mulungu est une notion très vague et indéfinie (23). Chez les Akikuyu, Engai se présente comme un grand dieu qui exauce les prières et accueille les sacrifices de ses adorateurs. Son nom a été emprunté aux Masai (24).
Les faits relevés chez les Wayao, les Anyanja, les Wabena, les Masai, les Akamba et les Akikuyu de l'Afrique Orientale donnent nettement à penser que, chez ces peuples, le caractère personnel défini attribué au grand dieu représente un état récent d'une conception ancienne, plus vague, d'une force occulte impersonnelle. Nos auteurs attribuent expressément une telle conception aux indigènes les plus arriérés et incultes. Mais, pour le répéter, les deux idées sont souvent inextricablement mêlées dans leur esprit.
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Les Baganda de l'Ouganda avaient un culte des lubale. Les lubale étaient les âmes des personnes qui avaient fait preuve, de leur vivant, d'une possession du « surnaturel » et qui s'étaient manifestées, après leur mort, pour aider leurs descendants en leur prédisant l'avenir et en leur révélant des moyens « magiques » pour obtenir richesse, fécondité et succès dans toutes sortes d'entreprises. Certains objets naturels tels que puits, gros rochers, arbres, passaient pour avoir des accointances avec les lubale et étaient entourés de respect. Les arbres ne pouvaient pas être coupés, l'eau des puits était employée avec des précautions spéciales et l'on déposait des offrandes auprès des rochers et des puits. Les Baganda avaient des histoires sur le comportement merveilleux de ces objets et leur pouvoir de récompenser ceux qui se conduisaient convenablement avec eux. Mais, en général, le lien des esprits ancestraux avec des objets naturels était si vague que « avoir un lubale » semble bien n'avoir rien signifié de plus qu' « être doué de qualités surnaturelles ».
Les Lango, une tribu nilotique de l'Ouganda, ont un grand dieu qui répond au nom de Jok. Connu sous une multitude de titres, qui correspondent à ses différentes manifestations et activités, il est regardé en fait comme une entité indivisible qui pénètre le monde entier. Sa puissance est telle qu'il est dangereux de l'approcher : ce n'est point qu'il soit méchant de nature, mais les mortels ne sauraient supporter le contact de son essence divine sans prendre les précautions voulues. On évitera donc les collines qu'il pourrait hanter ; de là aussi les fâcheuses conséquences de l'établissement, même involontaire, d'un village sur le chemin qu'il a accoutumé d'emprunter. Alors que Jok est parfois une divinité en bonne et due forme, nantie de sanctuaires et de ministres pour deviner sa volonté, on nous dit d'autre part que « tout ce qui offre un caractère franchement insolite ou surnaturel est couramment attribué à Jok et est qualifié de « pareil à Dieu » (25). Comment n'en pas conclure que Jok n'est autre chose que la personnification du mana ?
Les Azandé du Soudan anglo-égyptien ont la notion de mbisimo, l' « âme » d'une chose. C'est une force inhérente, aussi mystérieuse pour eux que pour nous. Ils ne saisissent pas bien comment un sorcier tue les gens, mais ils savent qu'il envoie « l'âme de sa sorcellerie » manger l'âme de la chair de l'homme. En disant que la sorcellerie a une âme, l'indigène ne veut pas dire autre chose que « elle fait quelque chose » ou, comme nous dirions, « elle est active ». Si vous lui demandez comment elle
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opère, il répond : « Elle a une âme. » Si vous lui demandez d'où il tient qu' « elle a une âme », il vous répond qu'il le sait du fait qu'elle opère. Le mot de mbisimo désigne donc et explique toute action d'ordre mystique, que ce soit celle de la sorcellerie, de l'oracle par le poison, ou des potions employées pour guérir les maladies internes (26).
Le mian des tribus parlant bari est une « force ou énergie » contenue dans des fleuves, des montagnes, des grands arbres, des rochers, des animaux portant le nom d'ancêtres défunts, des vieillards, les maris de femmes en couches, des lieux sacrés et certaines pierres utilisées pour la magie de la pluie (27). Le nom du grand dieu Bongo est Loma. Le terme de loma désigne également chance et guigne. Un homme qui tombe malade attribuera son état au loma. Perd-on un pari, perd-on au jeu, revient-on bredouille de la chasse ou sans butin de la guerre, on dit de vous que vous n'avez pas de loma (loma, nya), pour dire que vous n'avez pas de chance.
Les Pygmées Bambuté qui vivent dans la forêt d'Ituri au nord-est du Congo belge croient à une « force magique » à laquelle ils donnent le nom de megbe. On a recours à elle comme moyen de protection. Après la mort, elle suit en partie le défunt dans la tombe ; le reste passe à son fils aîné. Le fils applique la bouche sur celle de son père mourant pour recevoir cette partie en même temps que son dernier souffle. Le megbe est présent en toutes choses et chez tous les hommes. Sa répartition n'est pas nécessairement uniforme, un homme peut en posséder plus ou moins qu'un autre.
Les Nkundu du Congo belge désignent d'elima une force « échappant aux sens, impersonnelle ». P. Schebesta la compare au mana. Elle est partout, mais certains lieux (portions de rivières), certains objets (certains grands arbres) le contiennent en plus grande quantité. Traverse-t-on un lieu où se trouve de l'elima, celui-ci pénètre dans vos articulations et cause de la douleur. Les vieillards, surtout ceux qui ont du crédit et du renom, possèdent également de l'elima. Avant de mourir, ils transmettent leur puissance occulte à leurs successeurs, car ils ne peuvent l'emporter dans la tombe. L'animal totem du clan et l'aîné du clan ont une plus forte concentration d'elima. Les Nkundu semblent même croire que le plus ancien du clan tire son elima de l'animal totem. Certains anciens, grâce à leur possession d'elima, exercent une autorité quasi illimitée. Personne n'aurait l'idée de leur tenir tête, de crainte d'être tué magiquement. Certains vieillards – qui ne sont pas nécessairement les plus anciens du clan – prétendent
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savoir utiliser l'énergie mystique de l'elima : ils l'enferment dans des charmes qu'ils vendent à leurs clients. Un indigène, interrogé sur la nature exacte de cette puissance occulte, répondit : « Quand vous saisissez un poisson électrique dans l'eau, vous éprouvez une secousse, et vous lâchez le poisson. L'elima, c'est exactement comme le pouvoir qu'a le poisson électrique de vous donner une secousse (28). » Les Mangbattu (Monbuttu) emploient le terme de kilima pour « tout ce qui dépasse leur intelligence », tonnerre, arc-en-ciel, image dans l'eau. Le mot s'applique aussi à l'Être suprême dans lequel ils ont une « vague croyance ». Chez les Ababua, le terme qui désigne la ou les qualités dynamiques de n'importe quel objet est dawa.
Le Bangala (Boloki) désigne du nom de likundu la « puissance occulte » possédée et exercée par mainte personne, consciemment ou à son insu. Une personne peut être accusée d'avoir du likundu, si elle a une chance extraordinaire à la chasse, à la pêche, dans un travail d'habileté ou dans les affaires. Il suffit de dépasser tous les autres pour donner la preuve qu'on utilise ce pouvoir à son profit et qu'on prive autrui de sa part légitime. L'accusation peut se borner à une taquinerie, comme nous dirions : « Tu es trop malin. »
Mais, quand elle est lancée pour de bon, la personne visée doit se disculper (si elle le peut) en subissant avec succès l'épreuve du poison pour sorcellerie ou s'abstenir tout au moins de l'activité incriminée. C'est également une croyance commune que les jeunes gens et jeunes filles «ont du likundu en abondance ». Dans le même sens, un homme dont les affaires prospèrent, dont les ennemis se ruinent ou meurent, bref qui réussit sans exception, passera pour avoir un likundu très fort. De ces faits il faut conclure, d'une part, que les Bangala conçoivent cette puissance comme portant chance à son détenteur, et, de l'autre, qu'ils estiment que son exercice indu porte préjudice à la communauté. Pour eux un individu disposant de beaucoup de likundu sera donc un sorcier ou une sorcière nés.
Une conception très rapprochée de celle du likundu se constate chez la tribu, répandue dans le Gabon et le Cameroun, des Fang ou Pangwé : c'est l'evu (ewu). Cette tribu reconnaît trois classes de gens. La première, formée du commun, vit en paix avec ses voisins et ne pratique pas la magie noire : elle ne possède pas d'evu. La seconde est formée de personnes éminentes et douées telles que dépisteurs de sorciers, chefs du culte, chefs, artistes, chanteurs, ; elles ont
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suffisamment d'evu pour exercer ces professions et s'élever par ce moyen au-dessus du troupeau ; cette sorte d'evu est appelée wu-besi. La troisième est formée de personnes méchantes ayant beaucoup d'evu mauvais (ewu bojem), qu'elles utilisent pour léser ou tuer leur prochain. Il semble ressortir de ces constatations que, chez les Fang, evu, le pouvoir occulte, lorsqu'il n'est que légèrement développé, n'est pas considéré comme socialement dangereux : c'est plutôt comme quelque chose qui rapporte abondamment à son détenteur. Mais un individu fortement doué d'evu est un sorcier ou une sorcière.
Les tribus de parler bantou du Bas Congo ont un terme nkissi (nkici) qui signifie rigoureusement l'esprit, la puissance, le mystère « contenu dans les médecines, les arbres, les herbes, la terre. De là il est venu à signifier tout pouvoir mystérieux (R. E. Dennett) (29). »
Le terme njomm des Ekoi de la Nigéria du Sud, malgré sa définition difficile, embrasse « toutes les forces incompréhensibles et mystérieuses de la nature. Ces forces dessinent une gamme d'importances très diverses, depuis les esprits des éléments qui occupent presque la place de demi-dieux jusqu'au mana – pour employer le mot mélanésien – de l'herbe de la pierre ou du métal. » Chez les Haoussa, qui ont une croyance caractérisée dans le mauvais oeil, k'wari (la puissance occulte) passe pour être projetée par les yeux ; k'wari a même le sens de « pouvoir hypnotique ». Ce mot est, avec k'afi, « l'équivalent, ou en tout cas l'approximation Haoussa, du mana mélanésien ».
Les Yorouba de la Côte des Esclaves expriment l'idée de « pouvoir surnaturel et suprasensible » par le terme ogun.Les masques de bois que l'on porte pendant les rites de la société secrète Oro, le bâton Oro, ou « bull-roarer », la baguette du magicien, les paroles d'une malédiction possèdent tous l'ogun. Au Dahomey, la notion de vodun s'applique à tout ce qui surpasse le pouvoir de l'intelligence humaine, à tout ce qui « déconcerte, à ce qui sort de l'ordinaire, au terrible et au prodigieux » : qu'il s'agisse de grands gouffres, de l'arc-en-ciel, de rivières ou de lacs considérables, de l'océan, du tonnerre ou de l'éclair, des tigres, des boas constrictors, des crocodiles et de la petite vérole. Tous ces éléments sont doués de « vertus surhumaines » et passent pour être la demeure « de forces mystérieuses et d'esprits » (30). Chez les Twi de la Côte de l'Or, on donne le nom de Bohsum à une classe de divinités familiales ou locales ; le mot signifie aussi la lune ; il a,
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en outre, l'acception adjective d'« occulte », « mystérieux », « sacré » ; ainsi bohsum eppoh, « mer mystérieuse ».
Les Kpellé du Libéria appliquent le terme de sale (médecine, poison, magie), à tout objet caractérisé par une propriété bénéfique ou maléfique. Sale désigne, en outre, la vertu inhérente à tout objet de cette espèce. Ajoutons, du reste, que la pensée indigène ne fait pas cette distinction entre objet et vertu immanente ; pour elle, c'est tout un.
Les Lobi de l'Afrique Occidentale Française reconnaissent l'existence d'une force, d'une énergie mauvaise, le kele. Elle est la propriété des « petits » dieux et parfois des ancêtres qui la communiquent aux animaux, aux plantes, aux rochers, aux cavernes, aux cours d'eau, à certaines personnes (en particulier aux jumeaux) doués d'un caractère sacré. Le maniement en est réservé aux magiciens et aux prêtres. La personne qui a contact avec un être doué de kele tombera malade et mourra à moins de recourir à des sacrifices expiatoires et à des purifications. On constate une conception analogue d'une force occulte dans les tribus Mandingo, où elle porte le nom de gnama (n'ama). Cette force est le privilège d'animaux sauvages et dangereux et de certains êtres humains : les pauvres et les déshérités, les nouveau-nés et les vieillards. Les corps de suicidés, de personnes assassinées et de femmes mortes en couches sont remplis de gnama qui se communique par contact. Le gnama frappe, en outre, les individus ayant violé les lois divines ou offensé des êtres spirituels (H. Labouret) (31).
Les Berbères et les Marocains de langue arabe se servent du terme baraka, « bénédiction », pour désigner « une force thaumaturgique mystérieuse » considérée comme une bénédiction de Dieu. E. Westermarck, auquel nous empruntons surtout nos précisions sur les croyances et les rites de ces peuples, donne à ce pouvoir le sens de « sainteté », de « vertu magique bienfaisante » .
Il décrit longuement les personnes et les objets doués de baraka, ses manifestations miraculeuses, ses aspects bénéfiques mais aussi souvent dangereux, sa sensibilité au contact des influences polluantes, celles surtout d'ordre « surnaturel ». Les éléments dangereux de la baraka sont fréquemment personnifiés dans les jnûn (jinni), qui constituent, aux termes de l'orthodoxie musulmane, une race spéciale d'êtres spirituels antérieurs à la création d'Adam. Les relations entre saints et jnûn sont souvent étroites, d'autant que la frontière entre les deux est parfois presque oblitérée. Alors que la notion de baraka appartient au contexte rigoureux de la religion du
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Prophète, les idées et les pratiques diverses qui y ont pris corps « ne sont souvent que l'interprétation religieuse d'une foi à des forces mystérieuses, infiniment plus ancienne que l'Islam et commune aux Arabes et aux Berbères anciens » (32). Les Maures réservent à la force mauvaise impersonnelle le nom de bas. Il est difficile de faire le départ entre ses effets et ceux qui sont attribués aux jnûn et qui sont le plus souvent de caractère maléfique ; le parler populaire confond même parfois bas et jnûn.
Si la puissance occulte semble, chez les Amérindiens du Sud, « présenter souvent un caractère assez vague et impersonnel », on a tendance d'une manière générale à la personnifier et à lui donner une interprétation spiritualiste beaucoup plus prononcée que dans certaines autres zones du monde aborigène. « L'objet est-il conçu réellement comme le siège d'un être spirituel, ou bien ne fait-il que posséder une puissance magique impersonnelle ? Question superflue à laquelle l'Indien lui-même serait, la plupart du temps, sans doute bien embarrassé pour donner une réponse exacte. La distinction claire entre personnel et impersonnel n'existe évidemment pas pour lui. » (R. Karsten.)
La tribu Arawak des Chané (nord de l'Argentine ) et les Chiriguano – une tribu Guarani de la Bolivie centrale -donnent à la force « suprahumaine » le nom de tunpa. Mais ces Indiens personnifient aussi la notion : les Tunpa sont des morts qui possèdent cette force et avec lesquels les hommes-médecine sont en rapport étroit. Les Tunpa comprennent d'autre part divers personnages appartenant aux légendes tribales. Certaines tribus du Matto Grosso (bassin du Guaporé supérieur) croient à une « substance magique invisible » qui flotte dans l'air et imprègne autels, sonnailles et autres objets sacrés. Les magiciens attrapent la substance en question qu'ils pétrissent entre leurs doigts, serrent contre leur poitrine et donnent à d'autres personnes qui produisent un bruit de déglutition comme pour l'avaler. Tous les assistants de la cérémonie reçoivent leur part de cette substance, qui passe pour particulièrement utile aux malades. On peut aussi faire passer cette vertu dans la nourriture « en la remplissant de ce mana », comme l'atteste l'empressement à la faire bénir par leurs magiciens. Ces Indiens semblent croire de même à un principe mauvais conçu comme une substance invisible.
Les Jivaro de l'est de l'Équateur reconnaissent l'existence d'une force ou propriété appelée tsarutama. Cette force est l'apanage d'un nombre considérable de dieux et d'esprits
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en même temps que de tous les animaux et plantes qui figurent dans le mythe jivaro de leur origine. Il faut y ajouter certains objets naturels frappants qui sont le plus souvent personnifiés, comme le dieu rivière et le dieu pluie. Etsa, le soleil, et Nantu, la lune, sont remplis de cette force, dont l'influence s'exerce sur tous les événements terrestres. Le palmier chonta dont les Indiens font grand usage pour fabriquer leurs armes, leurs outils et même leurs maisons, contient aussi du tsarutama. Une lance faite entièrement en bois de chonta sera beaucoup plus efficace à la guerre qu'une lance à bout de fer. Le tsarutama est une «force magique impersonnelle » qui « équivaut plus ou moins » au mana (M. W. Stirling).
Les Indiens Chorti du Guatemala, dont la religion représente un amalgame d'éléments indigènes et de croyances catholiques, offrent la notion très définie des aigres, les substances qui pénètrent dans le corps humain pour y provoquer douleur et maladie. Il y a diverses sortes d'aigres : certains sont naturels ; d'autres sont mobilisés contre la victime par la magie noire ; d'autres se communiquent par contact avec despersonnes ou des objets en état d'impureté rituelle. Individus doués de mauvais œil, femmes enceintes ou en menstrues, cadavres, sorciers, apparitions, esprits des morts : tous ces êtres possèdent la troisième catégorie d'aigre (en espagnol hijillo) et la communiquent à ceux qui s'en approchent de trop près. L'hijillo est si ténébreux et si sale qu'il est presque visible sous la forme d'une vapeur sale. Il pénètre dans le corps par tous ses orifices et imprègne les vêtements, mais on peut aussi le contracter rien qu'en arrêtant le regard sur une personne qui l'a, à moins de se tenir à bonne distance.
Suivant une croyance quasi universelle des Indiens de l'Amérique du Nord, certains objets déterminés, des phénomènes de la nature, des animaux, des êtres humains, tous les esprits et les dieux, possèdent des qualités ou des propriétés supérieures à celles de l'homme. La majorité des tribus est même parvenue à la notion d'une puissance merveilleuse, capable d'accomplir des choses extraordinaires et pouvant se manifester par des bienfaits ou des méfaits ; cette puissance n'est que « vaguement localisée ». Elle porte souvent un nom spécial. Cette notion peut même se rapprocher de l'idée d'un dieu suprême de nature « fort peu anthropomorphique » (33).
Les tribus iroquoises donnent le nom d'orenda à l'énergie immanente, possédée ou exercée à un degré caractéristique par tout être, animé ou non. Ils ont, en outre, le terme d'otgon ou otkon pour désigner l'aspect nuisible de l'orenda dans ses
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rapports avec les hommes. Il tend même à remplacer ce dernier comme terme générique, pour la raison, sans doute, que « les manifestations mauvaises ou négatives de cette énergie magique font une impression plus durable sur l'esprit que ses manifestations bénéfiques ». Sous l'influence des missionnaires, la forme adjective otkon est devenue un substantif et le nom commun du Diable de la tradition chrétienne (34).
L'expression correspondante des Algonquins du Centre est manito (manitu, manitou), qui peut désigner tout ce qui présente une vertu thaumaturgique. Employé pour signifier la propriété ou la vertu immanente d'objets, le mot est de genre inanimé ; mais, dès que la propriété est attachée à des objets, le genre devient incertain. En passant dans le vocabulaire du Blanc, manito a pris le sens d'esprit, de bon, de mauvais ou d'indifférent, de dieu ou de diable. L'hawatuk des Menomini, qui signifie au premier chef un dieu, finit par être appliqué au soleil, au tonnerre, aux vipères cornues, à l'Être Suprême ou Créateur. Le mot en est aussi venu à signifier la « puissance surnaturelle », communiquée par l'un de ces dieux à un mortel. Pris adjectivement, il qualifie tout être animé ou inanimé qui est le siège de la puissance surnaturelle communiquée par l'un de ses détenteurs normaux. Dans les tribus algonquines du Nord, le ktahando des Penobscot et le ktahant des Malecite et des Passamaquoddy sont des termes de même famille, que les traducteurs les plus scrupuleux traduisent « grande magie ». Employés comme adjectifs, ils se rapportent à tout ce qui est mystérieux, puissant, miraculeux, et « permet d'opérer des choses surnaturelles ». Le terme mundu des Micmac, « puissance magique », a perdu sa signification originelle dans l'esprit des Indiens modernes pour prendre le sens de « diable » ; cette évolution a été l'œuvre des missionnaires qui l'ont adopté pour leurs traductions de la Bible et leurs autres ouvrages religieux en Micmac. Les Pieds-Noirs (Siksika), une fédération algonquine des plaines du nord, emploient le mot natoji (35).
Si nous passons aux Sioux, le terme pour désigner la puissance occulte est wakan (wakanda), le wakonda des Omaha, qui signifie « mystérieux, incompréhensible, dans une condition particulière et si obscure qu'il est dangereux d'y toucher » (36). Les Omaha et les Ponca se servent du terme équivalent xube (qube), « sacré », « mystérieux », « occulte » . Les Corbeaux ont le mot maxpe, qui ne désigne pas « des individualités supranaturelles particulières » mais signifie que telle personne, tel objet possède des « qualités supérieures au commun ». Il traduit
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une notion abstraite à laquelle on assimile ou non, suivant les cas, des expériences concrètes. Les Hidatsa du North Dakota disent mahopa ; l'expression s'applique à tout ce qui est « de nature particulièrement merveilleuse ou sacrée ».
Les Pawnee, qui appartiennent au stock linguistique Caddoan, ont deux termes pour la puissance occulte : waruxti et paruxti. Le premier englobe tous les phénomènes de l'activité humaine qui sont mystérieux ou malaisés à expliquer, les tours des hommes-médecine par exemple ; le second s'applique à la foudre et autres phénomènes célestes merveilleux qui viennent des dieux.
Des expressions équivalentes, ou peu s'en faut, d'orenda, manito, makanda, etc., se constatent dans beaucoup d'autres tribus indiennes : digin des Navaho (37), dige des Apaches (38), hullo des Chickasaw (39), poa des Paiute méridionaux de l'Utah (de parler Shoshone), puha des Paviotso ou Paiute septentrionaux du Nevada (40), tipni des Yokut de Californie (41), kaocal des Pomo (42), matas des Yuki de la côte, tinihowi des Achomawi (43), tamanous des Twana et Klallam de Washington (44), naualak (nawalak) des Kwakiutt (45), sgana des Haïda (46), et yek des Tlingit (47).
L'aire Eskimo présente la croyance à une force mystérieuse qui a son siège dans l'air et se manifeste par des changements de temps et autres phénomènes inexplicables. Cette force est Sila, l'Esprit de l'Air, décrit tantôt comme mâle, tantôt comme femelle. Aucun cycle mythique n'en révèle l'origine; ce régulateur des éléments n'est pas davantage un être humain ayant -réellement vécu sur la terre dans un temps défini. La notion de Sila, dégagée de ses aspects matériels, rappelle celle de mana sans coïncider exactement avec elle, puisque Sila n'est pas une pure énergie, une pure propriété, et qu'il lui arrive d'être doué d'une certaine personnalité. Cette notion paraît remonter assez haut dans la pensée eskimo, si l’on songe à son champ étendu de diffusion et au fait que la personnification d' « une énergie surnaturelle » en phénomènes naturels représente un comportement élémentaire et probablement primitif (48).
Bref, les peuples primitifs, des déserts brûlés du Centre Australien aux solitudes glacées de l'Amérique Arctique, offrent la notion d'une puissance ou force occulte ayant un nom particulier et dont mana constitue l'expression très appropriée. On a montré que la conception présente parfois une généralisation imparfaite : elle sera alors traduite par des mots tels que « dureté » ou « chaleur » employés dans un sens
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métaphorique. Lorsqu'il est impossible de déceler une expression quelconque de l'énergie occulte, force est bien de supposer que le primitif ne la conçoit que sous telle ou telle de ses manifestations spécifiques. Devant un phénomène qui sort de l'ordinaire ou se dérobe à l'explication, les Bagobo de Mindanao recourront à l'un ou l'autre des différents mots correspondant à notre notion de l'occulte. Mais le mot employé a sa signification bien à lui et concerne l'énergie mystique d'une personne ou d'un objet particuliers. De même les Tanala de Madagascar manquent de mot pour désigner la « force magique impersonnelle » qu'ils croient, semble-t-il, concentrée dans des charmes. Si convaincus qu'ils soient de l'exploitation de cette vertu par les possesseurs de charmes, ils n'ont rien à dire sur son origine, sa nature ou son mode d'action. Ils n'en éprouvent pas le besoin : « En quoi ils rappellent parfaitement ceux de nos semblables qui croient à la vertu des porte-bonheur tout en étant bien incapables d'en expliquer l'efficacité. » (Ralph Linton.)
La puissance occulte est d'ordinaire considérée comme neutre mais susceptible d'être mobilisée pour des fins bonnes ou mauvaises (au sens relatif de ces qualifications suivant la société intéressée). Il n'est pas rare toutefois de constater une distinction entre les aspects bénéfiques et les aspects maléfiques, témoin churinga et arunquiltha, dans le Centre Australien, kramat et badi en Malaisie, baraka et bas au Maroc, orenda et otkon chez les Iroquois. Là où les aspects bienfaisants du mana redoivent un accent de ce genre, le mot prend souvent la valeur adjective de « sacré » ou de « saint ».
La puissance occulte est parfois localisée et restreinte à une série limitée d'objets qui frappent particulièrement l'imagination et présentent une efficacité ou un aspect merveilleux. Inversement, elle sera souvent conclue comme une énergie universelle, omniprésente et immanente, comme un mana doué d'une inépuisable efficience mystique, une sorte de « courant » susceptible d'être « branché » par des adeptes initiés à la technique requise. Nous avons vu que certains des peuples primitifs les plus arriérés sont familiers avec cette idée. En passant dans la science moderne, elle est devenue l'hypothèse d'une énergie sous-jacente à l'universalité des phénomènes, qu'ils aient trouvé ou non leur explication (49).
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NOTES DU CHAPITRE PREMIER
(1) R. H. Codrington, The Melanesians (Oxford, 1891), pp. 118-120, 191. Codrington mentionne pour la première fois la notion mélanésienne du mana dans une lettre au professeur Max Müller, citée par ce dernier dans ses Hibbert Lectures de 1878 : « Il existe une croyance à une force entièrement distincte de l'énergie physique, qui agit de toutes sortes de manières pour le bien ou pour le mal et qu'il est du plus haut intérêt de posséder ou de maîtriser… Ce mana n'est pas attaché à un objet déterminé, il peut être communiqué à presque n'importe quel objet ; toutefois, les esprits (âmes désincarnées ou êtres surnaturels) le possèdent et peuvent le transmettre ; c'est le propre des êtres personnels de le produire, bien qu'il puisse agir par l’intermédiaire de l'eau, d'une pierre ou d'un os. » Voir aussi l’article de Codrington « Religions Beliefs and Practices in Melanesia » (Journal of the Anthropological Institute, X, 1881, 277 suiv., 299, 301, 305, 309), où le mana est défini une « force surnaturelle » et où l'on trouve une description de son mode d'opération.
Le terme de mana est employé dans les Nouvelles-Hébrides, les îles Banks et les îles Salomon dans la région de l'île Florida. Dans le groupe Santa Cruz on trouve un terme différent, malete, mais de sens analogue. Dans l'île San Cristoval, le mot est mena. Dans l'île de Guadalcanal, on se sert de nanama ; à Mala ou Malaita, de mamanaa. À Ulawa, nanamanga a le sens de « force, puissance ». Chez les Mono, qui habitent les trois îles du détroit de Bougainville, on rencontre le terme kare, qui signifie « vigueur, puissance, force», et se rapproche de l'idée de mana. Dans les îles Torrès la magie repose sur le mena. Dans l'île de Tikopia deux termes, mana et manu, désignent les résultats concrets « qui dépassent les résultats produits par des efforts ordinaires » (R. Firth). Dans les îles Loyauté men ou man équivaut, pour le sens, à mana. La version Lifu de l'évangile de saint Marc se sert du mot mene pour rendre à la fois le grec dynamis, « pouvoir », « puissance », et exousia, « pouvoir de faire ». Malgré l'absence de tout terme correspondant à mana en Nouvelle-Calédonie, il semble bien y exister une notion de la force occulte essentiellement identique à celle que l'on rencontre dans le reste de la Mélanésie.
Suivant W. H. R. Rivers, le terme de mana (comme celui de tapu ou tambu, « tabou » n'appartient pas à la culture des aborigènes mélanésiens, il a été introduit par les immigrants. Suivant E. S. C. Handy, le concept « pur » de mana est d'origine polynésienne, il a été « altéré » en Mélanésie au contact du culte des morts.
L'origine du mot mana demeure incertaine. Le P. W. Schmidt propose de le faire dériver de l'indonésien manang (malais menang), qui signifie force « supérieure » ou « victorieuse », que cette force soit ou non occulte. Manang, dans la langue des Dayaks de Bornéo, signifie comme substantif l'homme ou la femme-médecine, comme verbe avoir un magicien, recourir à un magicien.
(2) Selon Hocart le mot mana « est absolument spiritualiste », il est presque entièrement limité, pour ne pas dire plus, à l'action des esprits et des mânes. Fox note, à propos de San Cristoval, que mena semble y être connu comme « une substance spirituelle invisible dans laquelle peuvent être plongés les objets ». Suivant Ivens , dans l'île de Mala ou Malaita (Salomon) le mot de mamana (mamanaa), qui signifie être puissant d'une certaine manière occulte, se rapporte directement au pouvoir des mânes. On ne conçoit pas un objet qui serait magiquement puissant par lui-même. À Guadalcanal le nanama est un attribut de tous les esprits et mânes ; les réussites d'un individu ne s'expliquent que par le nanama exercé par ces esprits en sa faveur ;
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quand les gens vous disent qu'un homme heureux du nanama, cela veut dire tout uniment que les esprits ou les mânes ont embrassé ses intérêts (H. I. Hogbin). Pour les Tikopiens, l'unique source du mana ou manu réside dans le monde des esprits. C'est quelque chose qui dérive des dieux ou des ancêtres (R. Firth). Au contraire, dans certaines parties de la Mélanésie, le mana serait parfois regardé comme quelque chose de tout à fait impersonnel sans le moindre rapport à des esprits ou des mânes ; c'est ainsi qu'une pierre de forme bizarre peut contenir du mana sans avoir la moindre accointance avec un pouvoir spirituel.
(3) Suivant une relation plus ancienne encore, concernant les Watchandi d'Australie occidentale, la source du boollia se trouve dans le corps humain. Certains magiciens le produisent par des frictions répétées de la main droite sur le bras gauche ; d'autres au moyen de coups violents sur leur estomac. L' « essence » ainsi recueillie est placée dans la main gauche de l'opérateur ; de là, elle passe dans une autre personne au moyen de « légers tapotements ». « L'enchanteur produit en même temps un bruissement de pile galvanique en action. » (Cf. Augustus Oldfield.) Dans les régions méridionales de l'Australie occidentale l'équivalent de boollia est moolgar.
(4) Chez les Dieri, qui sont voisins des Wonkonguru, Kutchi est décrit comme un « être puissant et malin» qui donne à l'homme-médecine le don de produire et de guérir la maladie. Dans cette tribu la conception du pouvoir occulte parait nettement personnalisée.
(5) Suivant nos sources (Baldwin Spencer et F. J. Gillen), pour exprimer qu'un objet a de l'arungquiltha on pourrait parfois dire tout aussi bien qu' « il est possédé par un esprit mauvais ». Ainsi le lanceur de lance et la lance utilisée pour la magie noire contiennent de l'arungquiltha, mais, dans ce cas, ce pouvoir mauvais est connu comme un esprit qui réside dans le projectile. Il s'adresse aux hommes qui vont se servir de l'arme pour blesser et tuer un ennemi, en leur disant : « Où est-il ? » Cette voix est suivie d'un craquement qui ressemble à un coup de tonnerre, c'est le signe que le projectile est allé droit à la victime.
(6) Suivant un missionnaire (Strehlow) le mot arunkulta s'applique à des os et des morceaux de bois utilisés comme charmes magiques, au venin des serpents et au poison de certaines plantes. Il désigne parfois aussi de nos jours des poisons, comme la strychnine, venus à la connaissance des indigènes par voie de colonisation. C'est toujours quelque chose qui liquide rapidement la vie, une « puissance mauvaise », une « puissance nuisible ».
(7) La version des évangiles employée dans le détroit de Torrès a été traduite de la version samoane qui, elle, dérive directement du grec. Unewen correspond au samoan mana, qui traduit le grec dynamis, « pouvoir », « puissance ».
(8) « Il y a certaines analogies entre zogo et mana. » (A. C. Haddon.)
(9) Le terme de mana reparaît dans le dobuan bomana qui signifie « prohibition sacrée » ou tabou « pour retenir un pouvoir de nature magique » (R. E. Fortune).
(10) À Saa (dans l'île de Mala ou Malaita) les personnes ou les choses dans lesquelles réside le « pouvoir surnaturel » du mana sont qualifiées de saka, « chaudes », Les mânes puissants sont saka ; de même les hommes qui ont connaissance de choses surnaturelles. L'individu qui connaît une formule saka la murmure sur l'eau pour rendre l'eau « chaude » (R. H. Codrington). Il semble bien que saka soit le même mot que 'ako (anglais « hot », français « chaud ») des Lau du nord de Mala, qui signifie « magiquement puissant ». Le nom akoakolaa sert à désigner le succès d'un homme ou l'effet d'une incantation ; c'est l'équivalent de notre « hot stuff » (c'est un as) (Ivens).
On peut comparer l'usage que font respectivement des mots de
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« chaleur », « chaud » et de « froid » les Achinese de Sumatra et les indigènes de l'archipel malais : alors que la chaleur exprime toutes les puissances de mal, les idées de bonheur, de paix, de repos, de bien-être sont rendues par des mots signifiant « froid ». (C. S. Hurgronje.) Dans l'Inde les diverses formes de la puissance occulte – puissance d'une divinité, d'un saint, du nouveau marié – sont liées à l'idée de chaleur. Une divinité hindoue particulièrement puissante est décrite comme « très chaude » « brûlante » ou « ayant du feu ». Les Musulmans Sindi croient que l'union à Dieu rend l'homme « chaud ». La malédiction d'un saint est appelée son « feu». Les ascètes acquièrent la chaleur par leurs pénitences. Toutefois, la chaleur est parfois associée aussi à certaines formes d'impureté qui aboutissent à la destruction de la puissance occulte (J. Abbott). Chez les Ewe du Togo, le mot pour désigner la magie est dzosasa (dzo signifiant « feu a et sa « lier »). Pour les Ewe, le feu est quelque chose d'extraordinaire.
(11) Chez les Trobriandais, « la notion de force magique hante toute la vie tribale »s. « Toute cérémonie magique est essentiellement une manipulation du mana. Le terme le plus exact pour exprimer cette notion est megwa. » (Br. Malinowski.)
(12) Hocart l'a montré, les premiers missionnaires des îles Fidji se sont entièrement mépris sur le sens de kalou en y voyant la plus haute notion de Dieu des indigènes. Suivant Thomas Williams, kalou est d'un usage constant pour « qualifier quelque chose de grand ou de merveilleux » ; la racine a donc le sens probable de merveille, stupéfaction. L'auteur ajoute que les kalou comprennent souvent les monstres et les avortons « et que la liste, déjà considérable, demeure toujours ouverte, car tout objet particulièrement redoutable, ou vicieux, ou nuisible, ou inédit, remplit les conditions d'admission ». D'après Hocart, l'application de kalou à des objets excitant l'admiration ou l'étonnement n'est qu'un corollaire de la conception du kalou au sens de « le mort ». Les âmes des morts et les esprits, du fait qu'ils sont mana, opèrent des choses merveilleuses ; par suite, tout ce qui paraît merveilleux est kalou. Quand ils qualifiaient les mousquets d' « arcs kalou », les indigènes croyaient vraiment qu'ils étaient l'œuvre d'esprits ou que des esprits les possédaient. Les missionnaires des îles Fidji forment avec mana un mot composé dhakadhaka-mana pour signifier « miracle », et ils l'appliquent aussi au nom divin de Jehovah. Suivant David Hazelwood, mana employé substantivement signifie merveille ou miracle ; comme adjectif, il signifie efficace (un remède mana).
(13) Le terme maori de atua (otua tongan, etua marquisan, akua hawaiien) est généralement traduit « dieu», mais on l'applique aussi aux esprits mauvais, aux esprits des ancêtres, aux maladies qui passent pour provenir d'esprits, aux personnes malveillantes ou brouillonnes. Il s'applique, en outre, « à divers phénomènes inexpliqués » tels que la menstruation et pratiquement à « presque tout ce qui est fâcheux ou considéré comme supranaturel » (Elsdon Best). D'après Ivens, la traduction de atua par « dieu » serait le fait des missionnaires et ne correspondrait pas au sens radical du mot.
Un autre terme maori, tipua, qui désigne quelque chose de « mystérieux ou d'étrange », est parfois rendu par « démon ». Des objets inanimés, tels que rochers ou arbres, pouvaient pour une raison ou pour une autre être considérés comme tipua, et toute « collusion impie » avec eux attirait infailliblement un châtiment sur le coupable. Tous les objets de cette sorte possédaient « une force ou un esprit immanents » (Elsdon Best).
(14) Suivant une autre relation, « le mot kramat, appliqué à un homme ou une femme, peut se rendre grosso modo par prophète ou magicien. Il est difficile de rendre l'idée, lorsque les Malais appellent hiramat un homme qui peut obtenir tout ce qu'il veut, qui peut prédire
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dire l'avenir, et dont la présence porte bonheur à tout son entourage » (G. C. Bellamy). R. I. Wilkinson nous dit, d'autre part, que l’application de ce terme à de vieux arbres, à des pierres, à certains éléphants, à des crocodiles et à d'autres animaux « qui passent pour posséder un caractère surnaturel » indique une conception plus ancienne que la notion de la sainteté personnelle d'un homme en vie ou mort (sainteté musulmane, par exemple).
(15) À Malacca, les regalia comprennent un livre de généalogie, un code de lois et quelques armes ; à Perak, ce sont des tambours, des pipes, des flûtes, une boîte à bétel, une épée, un sceptre et un parasol. À Selangor, les regalia comprennent les instruments de musique royaux, une boîte à bétel, une tabatière, quelques épées et lances, un crachoir et un parasol. Dans les grandes circonstances on les porte en procession. W. W. Skeat (Malay Magic, London, 1900), que nous utilisons ici, cite des cas frappants de la dangereuse sainteté des objets en question.
(16) Dans le Punjab le barkat comporte toute une gamme de puissances suivant le rang et la dignité de la personne et varie avec les mérites particuliers qu'elle peut tenir de l’hérédité ou de sa propre activité.
(17) D. N. Majumbar, que nous citons ici, observe que, si le pouvoir bonga peut se condenser et être identifié à des objets du milieu (les bicyclettes et les locomotives sont devenues bongas, et un aéroplane est un très grand bonga), la notion demeure tout à fait imprécise et confine à l'impersonnel. Si les prêtres de tribu éludent d'ordinaire toutes les questions sur la forme, les dimensions et autres caractéristiques des Bongas, c'est qu'ils n'en savent rien eux-mêmes (A Tribe in Transition, London, 1937). On dirait peut-être plus justement qu'ils ne se posent pas de questions à ce sujet.
(18) Que croient vraiment ces gens de la jungle ? demande Sir Herbert Risley. Dans la plupart des cas, « cette chose vague qu'ils redoutent et s'efforcent de rendre propice n'est une personne dans aucun des sens connus de ce mot… L'idée sous-jacente à leur religion est celle d'une force ou de plusieurs forces. » Ils ne définissent pas nettement les objets de leur milieu qui se montrent plutôt méchants que favorables : forêt vierge, éboulements de collines, torrent, tigre, serpent venimeux. Il y a en eux une force, cela leur suffit. Ils ne se mettent pas en peine de savoir si cette force a partie liée avec un esprit ou des mânes ancestraux, si elle est unique ou multiple (Census of India, 1901, vol. 1, Partie 1).
(19) Les Malgaches ont le terme andriamanitra, qui semble avoir signifié à l'origine « divin » et n'avoir pris le sens de « Dieu » que par suite d'influences chrétiennes. Suivant un missionnaire, William Ellis, « tout ce qui est grand, tout ce qui dépasse les limites de leur intelligence reçoit d'eux le nom global d'andriamanitra. Tout ce qui est nouveau, utile et extraordinaire est appelé dieu. » Le terme est appliqué à la soie, au riz, à l'argent, au tonnerre et à l'éclair, aux tremblements de terre, aux ancêtres, au souverain décédé, et aussi au livre « à cause de son pouvoir étonnant de parler rien qu'en posant les yeux sur lui ». L'acception d'andriamanitra comme nom divin, aujourd'hui quasi générale, serait une dérivation relativement récente (H. M. Dubois).
(20) Suivant R. J. Moore, bwanga serait mieux rendu par « essence des substances », « puissances opératives » de celles-ci. Pour le Babemba, bwanga est une abstraction dans le genre de nos « propriétés » et de notre « efficacité ».
(21) Ubwanga s'emploie aussi dans le même sens que uwulembe, le poison que les Balamba mettent sur leurs flèches.
(22) La notion masai de la divinité « parait étonnamment vague.
J'étais Ngai. Ma lampe était Ngai. Ngai était dans les trous fumants.
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Sa maison était dans les neiges éternelles du Kilimandjaro. Pratiquement, tout ce qui les frappait par son caractère étrange et obscur passait d'emblée pour avoir quelque accointance avec Ngai. » (Joseph Thomson.) Suivant S. L. Hinde, Ngai (« l'Inconnu ») personnifie, chez les Masai, « l'appréhension d'une puissance devant laquelle toute puissance humaine est impuissante ». Les orages, la pluie, le télégraphe, la locomotive : autant de choses qui sont déclarées Ngai. M. Merker décrit Ngai comme un être incorporel, un esprit tout-puissant, omniscient, omniprésent et éternel.
(23) Suivant Charles Dundas, Mulungu et Engai, chez les Akamba, « sont simplement des termes collectifs voulant marquer la pluralité du monde spirituel » . Suivant Gerhard Lindblom, alors que certains faits sembleraient appuyer une notion personnelle de Mulungu, d'autres suggèrent l'idée d'un Mulungu « vague et assez impersonnel».
(24) C'est l'opinion de W. S. Routledge. Suivant une autre relation (H. R. Tate), les Akikuyu admettent trois dieux – deux bons et un mauvais – tous trois dénommés Ngai.
(25) Chez les Dinka, Jok embrasse une légion d'esprits ancestraux, ceux notamment de personnes importantes mortes depuis longtemps. Chez les Shilluk, Juok est un grand dieu, le plus souvent otiosus. Chez les Lotuko, Ajok est également un grand dieu, mais le mot peut également désigner un esprit bon ou mauvais, une épidémie, une calamité et « n'importe quoi de merveilleux » (L. Molinaro).
(26) Les Azandé, d'après Mgr Lagae, se figurent que tous les êtres de la nature sont doués d'une vertu cachée ou d'une propriété spécifique, bonne ou mauvaise, qu'ils peuvent utiliser à leur profit. Heureux l'homme qui a la chance de découvrir telle de ces qualités ignorée des autres.
(27) Suivant Seligman, mian est associé aux esprits des morts ; pratiquement, juokon (« esprits ») est synonyme de mian. Cette « énergie dynamique », comme il l'appelle, est aussi contenue dans l'éclair. L'homme-médecine bari possède du mian en raison de ses relations avec les mânes et de son autorité sur eux.
(28) Paul Schebesta, My Pygmy and Negro Hosts, London, 1936. Il ressort de la relation de Schebesta que, si les anciens du clan sont naturellement doués d'elima en raison de leurs relations avec les totems, les autres membres du clan peuvent aussi l'acquérir. L'homme qui n'en a pas est incapable de procréer.
(29) Les termes de bu-nissi et mkissi-nssi (le premier probablement plus ancien) semblent être synonymes du nkissi de Dennett et offrir la même signification de force mystérieuse (E. Pechuël-Loesche). Le terme de cikola, « sacré », que les Ovimbundu appliquent aux idoles et aux charmes du dépisteur de sorciers signifie aussi « puissant » (G. A. Dorsey).
(30) Suivant M. J. Herskovits, l'indigène traduit vodun par « dieu ». Il cite un de ses informateurs qui, interrogé sur la nature de vodun, répondit : « On ne sait pas ce que c'est. C'est une force… C'est la puissance, la force qui circule dans le temple. »
(31) Suivant un autre auteur (J. Henry), n'ama doit plutôt être considéré comme une force, une énergie mauvaise, possédée non seulement par certains animaux et êtres humains mais par tout ce qui vit. Il cause la maladie, la souffrance et la mort.
(32) Chez les Berbères du Rif, la baraka est ordinairement le privilège des descendants supposés du Prophète. Elle repose sur l' « émanation magique » qu'ils tiennent du Prophète par voie d'héritage. L'individu qui la possède peut prédire l'avenir, faire des miracles, guérir ou tuer par son attouchement ou en employant un objet qui a été en contact avec son corps, un bout de vêtement, un morceau de pain ou un œuf sur lesquels il a posé ses lèvres.
(33) On trouve d'ordinaire dans les langues amérindiennes un
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terme qui « embrasse toutes les manifestations du monde invisible sans présenter aucune acception d'unité personnelle. Il a été traduit par esprit, démon, Dieu, mystère, magie et, d'une manière aussi répandue qu'injustifiée, de medicine et médecine. Outre manito, oki et autres termes en usage chez les tribus de l'Amérique du Nord, on a l'aztèque teotl, le quechua huaca et le maya ku. «Tous ces termes expriment, sous sa forme la plus générale, l'idée de surnaturel. » (D. G. Brinton.) La même idée semble avoir été exprimée par le mot zemi employé par les Taino, aborigènes éteints des Grandes Antilles. Zemi, «qui signifiait originairement pouvoir magique, en est venu à être appliqué à tous les êtres surnaturels et à leurs représentations symboliques ». Dans plusieurs dialectes Arawak le mot signifiant tabac est ichemi, allusion évidente à son pouvoir magique (zemi) (J. W. Fewkes).
(34) Orenda est un mot huron. Un jésuite, le P. Ragueneau, déclare, dans sa Relation de 1647-1648, que la plupart des choses «qui semblent absolument contre nature ou extraordinaires à nos Hurons sont facilement regardées par eux comme oky, c'est-à-dire comme possédant une puissance occulte». Suivant une relation plus ancienne, le nom huron pour esprit est oki (F. G. Sagard). S'il faut en croire le capitaine John Smith, les Powhatan de Virginie personnifiaient nettement Oke, qui était leur dieu suprême. Son image « grossièrement sculptée » se dressait dans tous leurs temples.
(35) Suivant les Pieds-Noirs il existe une énergie (natoji ou pouvoir solaire) étroitement liée au soleil mais pénétrant le monde entier et pouvant se manifester par le moyen de n'importe quel objet, animé ou inanimé. Cette manifestation s'opère plutôt par voie de langage que par action. Dans tout récit relatif au natoji, on affirme ou l'on suppose qu'au moment du récit l'objet devient pour un temps «comme une personne ».Cette force communique avec les hommes au moyen de songes.
(36) Notre source (W. J. Cleveland) ajoute que wakan semble le seul mot pour rendre «saint », «sacré » ; mais les Indiens plus sauvages ont le sentiment que, si la Bible, l'Église et les missionnaires sont wakan, il faut les fuir « non qu'ils soient mauvais ou dangereux, mais comme wakan »
Chez les Oto, le concept de wakonda a été personnifié par suite de l'influence chrétienne, de sorte que Wakonda est aujourd'hui pour eux le Grand Esprit, Dieu (W. Whitman).
Chez les Winnebago, le terme wakan équivaut exactement à notre «sacré »,tandis que wakanda, identique au wakonda des Omaha, désigne un esprit individualisé, dans le cas l'oiseau du tonnerre. Il semble qu'à la suite du développement marqué des divinités et des mythes cosmogoniques chez ces Indiens, les objets «sacrés » soient interprétés « comme étant soit la manifestation d'un esprit, soit une forme métamorphique de cet esprit, soit son séjour » (Paul Radin). Ailleurs le même auteur note que le wakandja, dans l'acception des Winnebago, se rapportait toujours à «des esprits définis, je ne dis pas nécessairement de forme définie », et qu'il en était de même de l'acception de manito chez les Ojibwa (Chippewa), une tribu algonquine. « Si dans le bain de vapeur la vapeur est regardée comme wakanda ou manito, c'est parce qu'un esprit s'est transformé en vapeur pour la durée du bain ; si une flèche est douée de vertus spécifiques, c'est, soit parce qu'un esprit s'est transformé dans la flèche, soit parce qu'il en fait son séjour provisoire ; enfin, si l'on offre du tabac à un objet de forme singulière, c'est que cet objet appartient à un esprit ou qu'un esprit le hante. » On observe clairement ici un mouvement caractérisé de personnalisation se traduisant par la percée de conceptions franchement animistes.
(37) Le terme signifie «sacré, divin, mystérieux ou saint ». Il ne
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semble pas s'appliquer à quelque chose de méchant. Le mot digini désigne les saintes gens, les dieux ou les divinités.
(38) Le mot signifie « saint, surnaturel ou pouvoir surnaturel ». La source première de ce pouvoir, qui se manifeste dans des phénomènes effrayants et inexplicables, est le dieu suprême.
(39) Le mot a le sens de « mystère », d' « action surnaturelle ». La première expérience menstruelle d'une jeune fille est appelée hulabe.
(40) Les Shoshones Couteaux Blancs du Nevada appellent le pouvoir surnaturel buha. Personne ne peut vivre sans posséder une dose minima de buha – c'est le principe de vie – mais certains sujets en possèdent plus que d'autres. Ces Shoshones ont aussi un terme spécial, dijibo, pour la « puissance du mal ».
(41) Le terme est l'équivalent obvie de mana, orenda, wakanda et manito. On l'emploie « pour désigner des esprits, des êtres surnaturels ou monstrueux de toute sorte, des hommes qui possèdent un pouvoir spirituel ou magique et, si les indications sont fondées, l'essence, le pouvoir, la qualité elle-même ».
(42) La conception Pomo du kaocal n'a rien à voir avec des êtres spirituels. Elle désigne des êtres humains possédant le kaocal et le transmettant. Quand un homme donnait à un neveu maternel ou à son fils sa position ou sa dignité dans la tribu, il lui donnait en même temps son stock de kaocal. La collation s'opérait graduellement de la toute première jeunesse de l'enfant à l'initiation de la puberté. Le kaocal se transmettait en partie par voie de prière, en partie par des frictions sur le corps du sujet – aux bras pour en faire un bon tireur, aux jambes pour en faire un bon coureur et danseur. On frottait les arcs et les flèches avec des feuilles de poivrier pour leur donner du kaocal. On disait de l'homme à qui tout réussissait qu'il avait du kaocal, et on en disait autant d'un arc ou d'une flèche.
(43) Tinihowi est la forme nominale d'un verbe dont la racine how- signifie « sacré, mystérieux, extraordinaire, surnaturel, puissant ». L'Indien désigne de ce terme une force tenue pour diffuse et immanente dans toutes les choses et en même temps possédée par un être particulier, un esprit tutélaire.
(44) Le substantif tamanous en jargon chinook désigne un être spirituel, bon ou mauvais, plus puissant que l'homme. Employé comme adjectif, tamanous « sert à qualifier un bâton, une pierre ou un objet analogue dans lequel les esprits passent pour habiter parfois, et aussi un homme, un homme-médecine par exemple, qui passe pour avoir un pouvoir plus qu'ordinaire grâce à ces esprits. Aussi entend-on souvent parler de bâtons tamanous, d'hommes tamanous. Tamanous s'emploie aussi comme verbe : tamanous, c'est alors s'acquitter des incantations voulues pour influencer ces esprits » (Myron Eells). Les Quinault se servent de même du terme dialectal tomanawus pour désigner un esprit tutélaire, ou même au sens de « force » ; « il équivaut alors presque au mana ou force impersonnelle et impersonnifiée ».
(45) Franz Boas définit naualak par « force surnaturelle ».
(46) Sgna, traduit « force » par les interprètes de J. R. Swanton, signifie aussi « être surnaturel ».
(47) Yek, « force surnaturelle», apparaît aux Tlingit « comme quelque chose d'immense, un et impersonnel », mais prenant « une forme personnelle, et on peut même dire humaine » pour se manifester aux hommes. Le terme désignera donc aussi les innombrables esprits qui, dans l'imagination des Tlingit, hantent le monde.
(48) À propos des Eskimos du Groenland occidental, Kai Birket Smith affirme que Sila signifie « énergie mystique » mais se traduit aussi par « temps », « monde » ou « connaissance ». Son sens premier semble être « ce qui est partout en dehors », l'énergie mystique pénétrant toute existence, qui n'est en elle-même ni bonne ni mauvaise, mais qu'il est dangereux de manipuler sans préparation spéciale.
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Cette notion peut se comparer à l'orenda des Iroquois et au mana des Mélanésiens.
(49) Les religions antiques offrent des termes équivalents au mana. Citons l'égyptien hike qui exprime l'idée d'une « efficacité mystérieuse » résidant dans certaines paroles et actions et qui désigne par extension tous les « arts magiques » dont l'accomplissement requiert une science particulière merveilleuse. La notion de mana se retrouve aussi dans le sémitique 'el (« dieu, Dieu, pouvoir divin »), qui semble avoir désigné à l'origine l'étrange, le mystérieux et par suite l'efficacité magique. Dans l'Inde, le terme brahma (neutre) signifie le pouvoir magique d'un rite ou d'une formule, comme dans le Rig-Veda, et par suite la « force sacrée » évoquée par les chants et les sacrifices. Dans plusieurs Upanishads et la Mahabharata, le brahma impersonnel devient un Brahma personnel (masculin), le Dieu suprême. Le rddhi bouddhiste (pali iddhi) se traduit par « don merveilleux », ou le pouvoir que certains individus acquièrent par des œuvres pies, des mortifications, la récitation de certaines formules et surtout par la contemplation. En Grèce, la notion de mana s'exprime par le mot dynamis, « pouvoir », surtout pouvoir miraculeux comme dans le Nouveau Testament (Marc, v, 30, etc.).
Un autre mot, exousia, désigne le « pouvoir » ou la « liberté » d'utiliser la force exprimée par dynamis. Le christianisme employait aussi le terme charis au sens de « grâce » divine gratuitement accordée aux croyants. Charisma (pluriel charismata) désigne ce « don de grâce ». Ici le pouvoir du mana n'apparaît que sous son aspect noble et bon. Les Latins enfin ont numen, entendu non dans sa signification évoluée de pouvoir des dieux ou de divinité, mais dans son sens ancien et vague de force mystérieuse, et donc dangereuse, aussi peu personnelle que possible, Numen inest, numen adest.
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CHAPITRE II
MAGIE ET ANIMISME
Conçue comme impersonnelle, la puissance occulte consiste dans la qualité, ou la propriété, reconnue à des objets donnés sur la foi de l'expérience que l'homme a de ces objets et de leurs attributs. Étant impersonnelle, elle est susceptible d'être mise à la merci de l'homme. Actionnée par le sujet voulu, de la manière et au temps convenables, elle produira l'effet qu'on attend d'elle, à moins que l'intervention d'un agent plus fort, humain ou non, ne vienne la paralyser.
Conçue sous forme personnelle, la puissance occulte est attachée à des êtres spirituels doués d'action volontaire. Les habitants du monde invisible forment une société bariolée : esprits des morts ou âmes désincarnées ; esprits, bons ou mauvais, n'ayant jamais revêtu d'enveloppe humaine ; dieux de rang plus ou moins élevé. Innombrables, ils sont présents partout et, chacun à sa manière, interviennent pour le meilleur ou pour le pire dans les affaires humaines. Il arrive qu'on tente de les réduire à faire sa volonté; mais, le plus souvent, l'homme adopte à leur égard une attitude d'humble client et s'efforce d'en tirer, à force de prières et de sacrifices, toutes sortes d'avantages pour cette vie et la vie future ; toujours il s'applique à les apaiser quand ils sont courroucés, et il évite rigoureusement les êtres spirituels qui passent pour inexorablement hostiles et malfaisants. Il est impossible d'imaginer des âmes désincarnées, des esprits, des dieux, sans sentiments ou affectivité, sans un certain degré d'intelligence et une forme humaine, bref sans un certain degré de personnalité humaine. Cette tendance à personnaliser s'accentue avec les progrès de la culture, et elle atteint son apogée dans les grandes religions polythéistes de l'antiquité.
Il y a donc une distinction fondamentale entre une puissance qui présente des tendances invariables et uniformes, que l'on peut utiliser à son profit, et une puissance qui se manifeste capricieusement à l'homme par des êtres spirituels dont le caractère capricieux croît avec leur degré de personnalisation. Mais la distinction, pour nous évidente et définie, demeure vague et flottante pour la pensée primitive. L'objet est-il regardé comme inactif, toute propriété particulière dont il fait
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preuve revêtira nécessairement un caractère impersonnel. Si, en revanche, l'accent tombe sur l'aspect actif de l'objet, la qualité, ou la propriété en question, sera rattachée à un être personnel. La pensée primitive passe le plus naturellement du monde d'une conception à l'autre, de sorte qu'une « influence » sera facilement exaltée en « esprit » et, inversement, qu'un « esprit » sera facilement ramené à une « influence » . Dans cette zone crépusculaire, la magie, qui opère toujours son effet automatiquement (ex opere operato), et l'animisme, qui implique toujours l'intervention d'êtres spirituels, se fondent insensiblement l'une dans l'autre. Suivant que prévaut dans une société une interprétation magique ou animiste du monde des phénomènes, l'attention ira aux manifestations impersonnelles ou personnelles de la force occulte. Comme on l'a observé au sujet de la peuplade grossière des Oraon de Chota Nagpur, « âme, esprit, énergie, puissance sont des termes généralement convertibles dans le vocabulaire des primitifs » (S. C. Roy) (1).
On attribue souvent aux êtres spirituels la connaissance de la magie : ils la communiquent aux hommes et, plus d'une fois, la font intervenir dans leurs rapports avec les hommes.
C'est une croyance générale parmi les tribus du sud-est australien que « les incantations contre la magie » sont communiquées par les esprits ancestraux durant le sommeil (2). Dans la Nouvelle-Galles du Sud, Baiame, chef idéalisé et grand dieu en formation, est appelé par une tribu « le plus puissant et le plus célèbre » des magiciens (3). Les hommes-médecine de l'Australie centrale qui n'ont pas été initiés par de vieux praticiens tirent leurs facultés occultes des iruntarinia. Ces derniers sont en réalité des doubles des ancêtres tribaux qui ont vécu dans le temps, extrêmement reculé de l'Alcheringa et possédaient une connaissance naturelle de la magie. Ils la pratiquent eux-mêmes. Lorsque se présente en abondance la nourriture, chenilles witchetty, émeus ou autres articles du régime tribal, sans que les indigènes aient procédé à certaines cérémonies magiques (les intichiuma), on explique le fait en disant que les iruntarinia bien disposés les ont célébrées (4). Les magiciens Murngin du territoire septentrional doivent directement leur pouvoir aux esprits des morts. Dans la mythologie des tribus Kimberley de l'Australie occidentale, Kaleru, le plus sacré des ancêtres totémiques, se voit attribuer l'origine des rivières, de la pluie, les enfants d'esprits et les lois matrimoniales. « Il est la source du pouvoir magique aussi bien dans le présent que dans le passé. »
Les récits populaires des îles occidentales du détroit de Torrès
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représentent Kwoiam, le héros guerrier, employant des formules et des objets magiques pour réaliser ses plans. La magie atmosphérique des Marind (Nouvelle-Guinée Néerlandaise) remonte à Jawima, le Faiseur de pluie et de tonnerre. Une grande sécheresse ayant anéanti toute végétation et précipité le peuple dans la pire misère, il produisit la première averse salutaire. Il a deux fils : l'un est la mousson d'ouest qui amène la pluie et la tempête sur mer, l'autre est la mousson d'est. Le procédé mis en œuvre par le magicien Keraki passe pour reproduire le modèle établi à l'origine des temps par Kambel, le Créateur, ou par son fils, Wambuwamba.
Plusieurs mythes des Trobriandais concernent les esprits qui ont enseigné aux hommes certaines pratiques de magie noire. Suivant ces insulaires, il n'y a pas eu invention de l'art magique. « Dans le vieux temps, où eurent lieu les choses mythiques, la magie est venue du fond de la terre, ou encore elle fut donnée à l'homme par un être non humain, ou encore elle fut transmise par l'ancêtre primitif à ses descendants. » C'est l'essence même de la magie de ne pouvoir remonter à un homme, d'être réfractaire à toute modification de sa part. «Elle a toujours existé depuis le commencement des choses ; elle crée sans être elle-même créée, elle modifie mais ne doit jamais être modifiée. » (Br. Malinowski.) Dans l'île Rossel un dieu du nom de Ye apparaît sous la forme d'un pygargue géant : c'est l'une des rares exceptions à la règle générale qui incarne les principaux dieux dans un serpent. Autre différence, il possède une nature mauvaise. Un jour, Ye commit l'inceste avec sa sœur ; un petit chien, témoin de la scène, eut le malheur de rire ; sur quoi Ye transforma le langage du chien en un aboiement inintelligible pour l'empêcher de divulguer sa turpitude. Il tua ensuite sa sœur au moyen de la sorcellerie, dont elle fut la première victime. On attribue à Ye l'origine de la sorcellerie, « la chose la plus néfaste qu'il y ait au monde» (W. E. Armstrong).
Les populations côtières de la péninsule de la Gazelle (Nouvelle-Bretagne) imputent la maladie et les autres maux aux âmes désincarnées et aux esprits mauvais. Des esprits bien disposés envers l'humanité révèlent les formules magiques capables de contrecarrer leurs machinations. Les formules des îles Salomon remontent aux ancêtres des habitants qui les ont eux-mêmes appris dans leur sommeil, d'aïeux encore plus reculés (5).
Un mythe maori est consacré à Tu-matauenga, un fils du Ciel et de la Terre appartenant à la première génération des
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dieux. Il dévora ses quatre frères et les convertit en nourriture. Il détermina pour chaque espèce de nourriture l'incantation qui en assurerait la production abondante et facile. Un autre mythe rapporte comment le dieu Rongotakawiu forma le héros Whakatau du pagne qu'une femme, Apakura, portait comme vêtement, lui donna vie et lui enseigna « la magie et l'usage des incantations de toute sorte » (6). Les Maori personnifiaient la sorcellerie (makutu) : la déesse méchante Makutu habitait avec Miru, une autre déesse tout aussi mauvaise, dans le terrible monde souterrain. Rongomai, un demi-dieu célèbre et l'ancêtre des Maori, s'y rendit. Il apprit de Makutu et de Miru les charmes, les formules magiques et l'art de la sorcellerie en même temps que des chants, danses et jeux rituels. Miru s'empara de l'un de ses compagnons et le retint en retour de cet enseignement, mais Rongomai et le reste de ses intrépides compagnons s'en tirèrent sains et saufs et revinrent au monde lumineux de la vie. Suivant une autre croyance maori, la sorcellerie était spécialement rattachée à Whiro, l'un des dieux spécialisés les plus actifs et les plus pernicieux. Il représentait à la fois le mal et la mort. Avec ses satellites, il était sans cesse occupé à conspirer la destruction tout ensemble des hommes vivants et des mânes du monde souterrain. Toute la magie noire était rattachée à Whiro et passait pour être née dans sa demeure. C'est de lui que les sorciers tiraient leur puissance (7).
Le fondateur légendaire déifié de l'empire Japonais, Jimmu Tenno, passe pour avoir enseigné le premier l'usage des formules magiques. L'origine des autres formes de magie est rapportée aux dieux Ohonamochi et Sukunabikona.
Suivant un récit très répandu parmi les Dayak de l'intérieur, il y a extrêmement longtemps le peuple était plongé dans une grande misère. Il ne connaissait ni remède contre la maladie ni moyen pour défendre ses rizières contre la rouille et les animaux nuisibles. Alors Tupa Jing, abaissant sur lui les yeux du haut du ciel, vit sa condition et en eut pitié. Il délivra une pauvre femme malade que son mari s'apprêtait à brûler vivante, comme on faisait pour tous ceux dont le cas paraissait désespéré. Il la prit dans sa demeure céleste et l'instruisit de tous les mystères de la magie. Revenue sur terre, elle communiqua tout ce qu'elle venait d'apprendre, et voilà comment les Dayak furent initiés à l'art de guérir et à la magie appropriée à leurs plantations. Chez les Lushai de l'Assam, Pathian, le dieu créateur, passait pour connaître la magie. Il l'enseigna à sa fille qui la communiqua à son tour
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à Vahrika, une autre figure mythologique, en rançon de sa vie. De Vahrika la connaissance et la pratique de la magie noire arrivèrent par des intermédiaires jusqu'à l'homme. Les Gond Maria de Bastar disent que la première personne au monde à avoir exercé la sorcellerie fut Nandraj Guru et que c’est à lui que tous les dieux et les morts doivent cet art. Un Maria, occupé un jour à arracher des racines dans la jungle, rencontra le Guru en train d'enseigner ses disciples, et il revint chaque jour en secret pour écouter ce qu'il disait. Le Guru finit par remarquer sa présence et lui fit manger à son insu le foie de son propre fils, lui donnant du même coup la science du mal et de la mort. Il fut le premier sorcier, et c'est de lui que les hommes tiennent le secret de léser et de tuer leurs ennemis.
Le médecin devin de l'Afrique du Sud – un fonctionnaire très important – a pour spécialité de diagnostiquer la cause « réelle » de la maladie. Dans les tribus Sotho il suit des règles établies qu'il tient d'autres devins et souvent ne revendique aucune investiture du fait d'esprits ancestraux. Au contraire, chez les Bathonga, les Xosa, les Zulu, les Swazi et les tribus voisines, la majorité des praticiens prétendent se laisser guider et diriger immédiatement et en tout par les ancêtres.
Le magicien des Lango (tribu nilotique de l'Ouganda) fait remonter ses facultés extraordinaires de voyance, d'hypnotisme et de ventriloquie au grand dieu Jok, soit directement, soit par l'intermédiaire d'un esprit ancestral. Ces pouvoirs ne le rendent pas seulement très réceptif aux influences personnelles de Jok, elles lui confèrent « une sorte d'influence directrice » sur cette divinité. Au moyen de substituts, de « boucs émissaires », d'artifices magiques, il peut même à l'occasion exercer une influence supérieure à celle de Jok. L'homme-médecine Shilluk, qui pratique la magie dans l'intérêt commun, a reçu ses pouvoirs soit immédiatement du grand dieu Jok, soit par l'intermédiaire des ancêtres (W. Hofmayr) (8).
Mbori, l'Être suprême des Azandé, a créé le monde et tout ce qu'il renferme, y compris les objets magiques et les oracles. Mais le lien entre ceux-ci et Mbori est quelque chose de très éloigné. Quand on interroge un indigène sur l'origine d'une médecine, il répond que le peuple l'a toujours possédée ou qu'elle vient d'un autre peuple auquel on l'a empruntée. Et il faut le pousser à bout pour lui faire finalement mentionner Mbori. Toutefois les Azandé possèdent quelques mythes qui expliquent les objets magiques ou attestent leur efficacité dans le passé. C'est ainsi qu'un récit rapporte comment, il y a
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longtemps, le magicien Rakpo, un Moïse primitif, marcha avec son chef à la rencontre des envahisseurs. Au retour, l'armée se trouva prise entre l'ennemi derrière elle et une large rivière devant. Alors Rapko, qui pouvait opérer toutes sortes de choses extraordinaires, tira de sa corne une médecine, qu'il lança dans la rivière : et les eaux de s'ouvrir pour ménager une bande de terre ferme. L'armée passa sans encombre, mais, quand les ennemis voulurent les poursuivre, les « eaux s'ébranlèrent, les saisirent et les noyèrent, de sorte qu'ils périrent jusqu'au dernier » (E. E. Evans-Pritchard).
Les Nkundu du Congo belge disent que Dzakomba, ayant créé toutes choses, a créé aussi la magie. La magie est divine, elle vient de Dieu. Les Bakongo attribuent de même à Nzambi, l'Être suprême et la Cause première de toutes choses, l'origine des charmes : c'est lui qui les a remis aux ancêtres. Ceux-ci peuvent se livrer à l'exercice de la magie et tomber eux-mêmes sous le coup de la magie mise en œuvre par leurs descendants vivants.
Pour les Bafia du Cameroun, toute la magie remonte à Mubei, leur ancêtre tribal, qui fut le premier à inventer des techniques magiques. Les Ekoi de la Nigéria du Sud reconnaissent l'existence de deux divinités, Obassi Osaw, le dieu céleste, et Obassi Nsi, le dieu terrestre. La sorcellerie (ojje) passe pour dériver du premier, tandis que toute bonne magie est attribuée au second. Il arrive que l'on prie Obassi Nsi de détruire la sorcellerie, dans la conviction qu'il est impossible à celle-ci de résister à sa puissance. Au dire des Yoruba, la divination Ifa a été enseignée aux êtres humains par les dieux en personne. En outre, Ifa, le dieu auquel ce système divinatoire doit son nom, préside à cette technique dans laquelle notre ignorance voudrait ne voir que du hasard.
Au Dahomey, la magie (gbo) vient de Mawu, « le symbole générique de la divinité », comme source ultime par l'intermédiaire de son plus jeune fils, Legba. Certains autres êtres divins aussi connaissent la magie, et ils s'en servent, quand on fait appel à eux pour guérir une maladie. L'aphorisme en fait foi qui dit : «Sans gbo, impossible aux dieux de guérir. » La magie a été communiquée aux hommes par eux. Au Togo, on dit que la divinité suprême a fait la bonne magie en même temps qu'elle faisait les hommes. Elle la leur a donnée pour les aider dans toutes les situations. Comme la divinité habite à une immense distance du champ des affaires terrestres, il est impossible d'aller la trouver, alors que les magiciens sont toujours disponibles à sa place.
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Les Arecuna, une tribu caraïbe du sud-est du Venezuela, attribuent l'origine de la magie à un piai mythique, un homme-médecine. Celui-ci, ayant rencontré cinq enfants qui s'étaient enfuis dans la forêt, les forma aux arts magiques et leur donna du tabac et d'autres remèdes, pour eux-mêmes mais aussi pour tous les médecins qui leur succéderaient. Les Arawak de la Guyane britannique ont un héros culturel, Arawanili, qui fut initié aux mystères de la magie par un esprit fluvial. Arawanili s'en servit pour combattre l'activité des créatures méchantes qui semaient la maladie et la mort parmi les hommes. Il devint ainsi « le fondateur du système » qui a prévalu depuis chez toutes les tribus indiennes (W. H. Brett). Les Cayapa de l'Équateur considèrent leurs esprits comme des magiciens très puissants tant en bien qu'en mal, et ils croient que c'est grâce à eux que les hommes acquièrent le pouvoir de pratiquer l'art de la magie. Les anciens Mexicains croyaient que leurs rites magiques leur avaient été enseignés par deux divinités, Oxomoco et Cipactonal.
Le mythe Navaho des origines raconte que le premier homme et la première femme ont appris les « mystères redoutables » de la sorcellerie au cours d'une visite à la montagne où demeuraient les dieux (9). Le mythe Zuni correspondant raconte que deux sorciers accompagnaient les Indiens durant leur retour du monde souterrain à la lumière du jour. On leur demanda comment ils étaient sortis. « Vous n'auriez pas dû sortir. Avez-vous quelque chose d'utile ? » Ils répondirent : « Oui, nous serons avec vous, peuple, parce que ce monde est petit. Bientôt ce monde sera plein de gens, et, quand ce monde deviendra de plus en plus petit (de plus en plus encombré), nous tuerons un certain nombre de gens. » Suivant le mythe Hopi, les sorciers sont les descendants de la Femme Araignée qui joue un rôle de premier plan dans les récits des origines de la vie humaine sur la terre. À l'origine tout le monde vivait sous terre dans des districts extrêmement encombrés. Beaucoup y ayant pris de mauvaises habitudes, les chefs amenèrent leurs meilleurs sujets à la surface et laissèrent sous terre les malfaiteurs, sauf la Femme Araignée et divers autres sorciers qui s'arrangèrent pour sortir avec les autres. Peu après, la Femme Araignée, ou l'un de ses sinistres compagnons, provoqua la première mort. Depuis lors les Hopi ont vu dans la sorcellerie la cause la plus courante de la mort.
Dans la mythologie des Tlingit du sud de l'Alaska, Yehl (Jelch), le Corbeau, occupe une place de premier plan. Il est le créateur des hommes et leur bienfaiteur, mais c'est lui aussi
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qui leur a enseigné l'art de la sorcellerie durant sa vie terrestre. Toutes les incantations des Koriak sibériens leur ont été léguées par le Créateur, qui a voulu faciliter leur lutte contre les esprits de la maladie. Avec sa femme il joue un rôle actif dans toutes les incantations. Les Bouriates donnent le nom de « forgerons » aux esprits, bons ou mauvais, auxquels les hommes sont redevables de leurs pouvoirs occultes. Ces esprits furent, en effet, les premiers à enseigner aux hommes le métier de forgeron en même temps que l'art de la magie.
On recourt souvent à des moyens propitiatoires pour déterminer les êtres spirituels à apporter un supplément d'efficacité à un rite de structure magique. C'est au magicien qu'il appartient de s'adresser à eux en un langage persuasif et conciliateur en ajoutant parfois des offrandes appropriées. Dans un certain nombre de cas, ces procédés paraissent être considérés comme superflus, et le rite magique passe pour se suffire.
Au cours d'une grave sécheresse, les Dieri (Australie méridionale) « crient l'appauvrissement de leur contrée et l'état de demi-famine de leur tribu », et ils supplient les esprits de leurs lointains ancêtres, les célestes Mura-Mura, de leur accorder le pouvoir de produire une pluie abondante. Ils se livrent alors à une cérémonie très complexe pour produire la pluie dans les nuages sombres. Deux hommes-médecine censés avoir reçu une révélation particulière des Mura-Mura sont saignés, et on fait couler leur sang sur leurs compagnons. En même temps, ils jettent en l'air des poignées de duvet ; une partie adhère au corps des assistants tandis que le reste flotte dans l'air. « Le sang symbolise la pluie, le duvet symbolise les nuages. » Entre temps, les hommes-médecine transportent de grosses pierres qu'ils disposent au sommet du plus grand arbre qu'ils peuvent trouver. Les pierres représentent les vrais nuages qui montent dans le ciel et annoncent la pluie. Finalement les autres membres de la tribu, jeunes et vieux, entourent une hutte construite pour la circonstance, donnent de la tête contre elle et s'ouvrent un chemin à travers en recommençant le manège jusqu'à ce qu'il ne reste rien de la hutte. « L'enfoncement de la hutte à coups de tête symbolise la crevaison des nuages, et sa chute symbolise celle de la pluie. » (A. W. Howitt.) Si, malgré ces cérémonies, la pluie persiste à ne pas tomber, les Dieri concluent que les Mura-Mura sont courroucés contre eux; si cette sécheresse se maintient pendant des semaines et des mois après la cérémonie, ils supposent que quelque autre tribu a « bloqué leur pouvoir ».
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Dans les saisons pluvieuses, lorsque les chutes de pluie ont été trop abondantes, les Dieri supplient également les Mura-Mura de mettre un terme aux précipitations célestes. On a vu des vieux saisis de délire à la pensée que leurs cérémonies avaient amené un excédent de pluie (10).
La tribu des Warramunga (Australie centrale) célèbre des cérémonies compliquées relatives à un serpent mythique, Wollunqua, d'une dimension telle que, s'il se dressait sur sa queue, sa tête pénétrerait profondément dans les cieux. Il vit maintenant dans une vaste mare éloignée des hommes, mais les indigènes redoutent qu'il ne sorte un jour de sa retraite pour les anéantir. Par leur objet et leur nature, les cérémonies rappellent fidèlement celles qui concernent les animaux totémiques, et Wollunqua lui-même est un totem dominant, le grand-père de tous les Serpents. Mais, à la différence des autres cérémonies totémiques, les officiants n'ont nullement l'idée de promouvoir la multiplication des serpents ; ils semblent plutôt préoccupés d'apaiser cette terrible créature. La célébration des cérémonies passe pour plaire au serpent, leur omission au contraire pour l'irriter. B. Spencer et F. J. Gillen décrivent ces rites comme une « forme primitive » de propitiation, la seule qu'ils aient rencontrée. On remarque parallèlement la présence d'un certain facteur de coercition, puisque les cérémonies passent pour commander dans une certaine mesure à l'activité de Wollunqua.
Dans l'opération-pluie des Keraki, une tribu papoue, l'officiant imite les actions qu'est censé devoir accomplir Wambuwamba, le faiseur de pluie céleste, pour produire la pluie. Il demande en même temps à l'être mythologique en question, dans un discours « auquel il est difficile de donner un autre nom que celui de prière » (F. E. Williams), d'envoyer la pluie. Chez les Orokaiva, on ne se contente pas d'invoquer les esprits des morts dans les opérations magiques ordonnées au bien publie; on fait aussi appel à eux dans la magie de mauvais aloi. Chez les Maïlu, de même, toutes les formules magiques comportent une invocation à un esprit ancestral, en particulier l'esprit d'un ascendant décédé depuis peu, tel que le père ou le grand-père de celui qui prononce l'incantation. Le magicien Kiwai invoque parfois deux êtres célestes, Delboa et Sura, pour qu'ils envoient la pluie. En même temps, il remplit sa bouche d'eau qu'il expulse en l'air. Les Kai, une tribu montagnarde de l'ancien territoire allemand de la Nouvelle-Guinée, invoquent régulièrement l'aide des esprits, aussi bien ceux des morts récents que ceux des hommes et des femmes auxquels
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leurs actions terrestres ont mérité une mémoire durable. Pour produire la pluie, les Kai prononcent une formule magique sur une pierre tout en priant les deux héros d'outre-tombe de chasser Jondimi, la femme qui retient la pluie. Quand ce mélange de magie et de prière a attiré suffisamment de pluie, on arrête les précipitations en répandant des cendres chaudes sur la pierre ou en plaçant celle-ci dans un feu de bois. Dans ce dernier cas, on se passe de l'invocation animiste, et la pierre magique fait l'affaire toute seule (11). Chez les Yabob, qui occupent deux petites îles au large de la côte sud-est de la Nouvelle-Guinée, on invoque régulièrement les esprits, et on leur adresse des offrandes au cours des rites magiques destinés à produire la pluie, le beau temps, ou à procurer une bonne mer aux navigateurs.
Les Trobriandais, qui mêlent les esprits des ancêtres à certaines opérations magiques, les prient d'agréer des offrandes alimentaires et d'assurer l'efficacité de la magie. Ces esprits passent pour être présents à certaines cérémonies, et, si quelque chose cloche, ils « se courrouceront» : c'est le mot des indigènes. En général, ils jouent le rôle de conseillers et d'auxiliaires et veillent à ce que la cérémonie se conforme fidèlement au rituel traditionnel. Les ancêtres se manifestent aussi en rêve au magicien pour lui dire ce qu'il doit faire. Celui-ci ne leur commande pas directement, ils ne sont jamais ses instruments. Les Dobuans, au contraire, commandent à tout un « panthéon de démons » au moyen de formules magiques. Toutefois, tous les êtres spirituels ne tombent pas également sous la coupe du magicien. Certains peuvent opérer d'une manière autonome. Lorsque, par exemple, la pluie ne suit pas la récitation de l'incantation pluviale, on met l'échec au compte des esprits qui n'ont pas figuré dans l'incantation, « ce qui permet à l'officiant de sauver la face en cas d'échec » (12). Dans les îles septentrionales de l'archipel d'Entrecasteaux, on distingue souvent entre la sorcellerie qui exige, pour être efficace, une invocation à un esprit et celle qui s'en passe. Chaque espèce a son nom particulier.
Un magicien de la Nouvelle-Bretagne (péninsule de la Gazelle) rattache sa puissance occulte aux esprits dont il a reçu ses formules ou aux ancêtres qui ont pratiqué la magie avant lui et lui ont transmis leurs formules. Dans l'exercice de ses fonctions, il invoquera donc l'esprit ou l'âme intéressée ou tout au moins présumera dans son for intérieur l'assistance de l'un ou de l'autre. Les indigènes de la Nouvelle-Irlande qui veulent découvrir l'individu qui en a tué un autre par sorcellerie
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prennent un autre magicien pour réciter une formule sur la chevelure de la victime. En même temps le magicien invoque l'assistance des mânes de son clan. Ces mânes découvrent le coupable, font entrer dans son estomac des vers qu'il expulse avec ses excréments. N'importe qui peut dès lors connaître le coupable. Quelques formules, en usage surtout dans les milieux de pêcheurs, comportent aussi des invocations adressées aux esprits des ancêtres du clan. Ainsi, lorsqu'on emploie pour la première fois une ligne ou un hameçon, on demande à quatre hommes décédés de la parenté du magicien de renforcer l'attention à la pêche. Après la première prise, on brûle sur des pierres chauffées la moitié d'un poisson et la moitié d'un taro, et l'on convie les esprits à venir manger ce qu'on leur a servi. On croit « vaguement » que les âmes trouvent le repas agréable, même si la nourriture a été entièrement consumée par le feu, et que leur assistance est acquise pour la pêche suivante. Les âmes ont le pouvoir de rendre fous certains individus : une incantation de guerre employée par les villageois de Lesu demande à un père défunt de rendre fous leurs ennemis de manière qu'ils se livrent eux-mêmes aux assaillants.
Dans les îles Salomon septentrionales (Bougainville et Buka) celui qui se figure avoir irrité les âmes des morts recourt à la magie pour se mettre à l'abri de leurs représailles. Toutefois une âme favorable est d'un précieux secours. Afin de se ménager une bonne pêche, on prononcera son nom sur une mixture magique dont on enduit une ligne (13). À Guadalcanal, l'Haumbata qui veut tuer un ennemi sur terre se rend dans un lieu sacré qui appartient à un être spirituel donné (un oiseau lié au groupe exogamique dont fait partie l'homme) et lui demande le mana nécessaire à l'accomplissement de son mauvais dessein. Pour cela il lui offre divers mets en même temps que du tabac. Lorsqu'un Haumbata désire se défaire d'un ennemi en mer, il adresse des offrandes à un certain requin, et la créature mythique prouvera qu'elle a agréé le sacrifice si elle brise la pirogue de l'ennemi et dévore son infortuné occupant. De même un Kindapalei sacrifie à son serpent sacré pour en obtenir le mana (14). Dans les Salomon du sud (Mala ou Malaita, Ulawa), la puissance de la formule réside dans l'invocation formelle des esprits par laquelle elle conclut. Ainsi, pour une opération de magie noire, l'homme prend un objet tel qu'une noix d'arec, appartenant à l'homme qu'il s'agit d'ensorceler, murmure dessus quelques mots, le projette sur l'autel d'une âme désincarnée et le brûle. Dans de nombreux
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cas, on souffle, en outre, sur l'objet afin de lui conférer une vertu mystique. Avant de réciter la formule, l'opérateur prie très respectueusement l'âme d'agir par l'intermédiaire de la noix dérobée. Des formules comportant une invocation de même nature s'emploient aussi pour la régulation des phénomènes atmosphériques, pour une pêche fructueuse ou le retour à la santé. Toutes les pratiques divinatoires comprennent de même une invocation à l'âme qui est mentionnée dans la formule (15).
Quand le beau temps se prolonge trop et que l'igname sèche, les indigènes de Santa-Cruz apportent de l'argent et des aliments à l'esprit du défunt qui est supposé présider à la pluie. Ces offrandes sont accompagnées d'une invocation à l'esprit pour qu'il ne refuse pas les pluies désirées. En même temps, le magicien affecté au rite entre dans la maison de l'esprit et répand de l'eau sur le poteau de l'esprit « afin qu'il pleuve ».Si c'est de beau temps qu'on a besoin, le magicien s'abstient de se laver le visage pendant une durée prolongée et ne travaille plus, de crainte de transpirer : « il se figure que, si son corps se mouille, il va pleuvoir ». On remarque aussi une certaine forme d'influence spirituelle dans toute la magie des îles Banks. On emploie certaines pierres ou d'autres objets qui passent pour renfermer du mana, et ce mana est nettement associé à la présence d'une âme de mort. On notera toutefois que l'être spirituel n'a pas, semble-t-il, le pouvoir de résister à l'opérateur humain ou de contrecarrer l'effet désiré. Dans l'île de Malekula (Nouvelles-Hébrides), on se sert du même mot pour désigner les pratiques qui comportent une invocation aux mânes ou aux esprits et pour celles qui ne l'ont pas. Dans certaines régions de la Nouvelle-Calédonie, pour obtenir la pluie, on fait des offrandes considérables de nourriture aux ancêtres. Le magicien officiant leur adresse, en outre, des prières. Devant les crânes des ancêtres sont disposés bon nombre de récipients remplis d'eau dans chacun desquels on a mis une pierre sacrée imitant plus ou moins la forme d'un crâne. Pour hâter l'approche des nuages pluvieux, le magicien grimpe sur un arbre et agite une branche dans leur direction (16).
Dans l'île d'Ontong Java, la bonne exécution d'un rite exige la cueillette préalable de certaines feuilles. En récitant sa formule, l'opérateur les tient sur sa bouche de manière à les charger de la puissance occulte qui émane de son souffle. Toutes les formules en usage revêtent la forme de requêtes aux ancêtres, ce qui n'empêche pas le rite d'être tenu comme un « moyen infaillible » pour réaliser les desseins de l'opérateur (17 ).
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Les Toradya du centre de Célèbes, qui ne pratiquent pas l'irrigation, sont à la merci de précipitations bien placées pour assurer la croissance de leur riz. Lorsque le besoin de pluie se fait sentir, on se rend à la rivière la plus proche, et là on s'éclabousse mutuellement, on se lance de l'eau à l'aide d'un tuyau de bambou ou encore on frappe l'eau avec les mains. On suspend aussi des hélix aquatiques à un arbre en leur enjoignant d'y rester jusqu'à ce qu'il pleuve; alors les hélix se mettent à pleurer, et les dieux apitoyés envoient les nuages désirés. Parfois, quand la terre était crevassée par la sécheresse, les Toradya visitaient la tombe d'un chef renommé, l'arrosaient d'eau en disant : « Grand-père, aie pitié de nous, quand tu le voudras, donne-nous de la pluie, que nous puissions manger cette année. » On entretenait l'humidité de la tombe jusqu'à la venue de la pluie. Les Ifugao de Luzon connaissent une forme de sorcellerie dans laquelle le sorcier invite à une fête les mânes ancestraux d'un individu dont il veut machiner la mort, ainsi que d'autres esprits et divinités mauvaises. Il leur arrache par corruption la promesse de lui apporter l'âme de la victime projetée, incarnée dans une mouche bleue, une libellule ou une abeille. Lorsqu'un de ces insectes vient boire au bol d'arack préparé pour lui, il se fait prendre, et le sorcier le met dans un bout de bambou soigneusement bouché. L'ennemi, ainsi privé de son âme, meurt. Ce genre de sorcellerie ne peut être pratiqué avec succès que si l'opérateur connaît les noms des esprits ancestraux dont il doit utiliser les services.
Tout en plantant son padi (riz), la femme de Bornéo agite le charme voulu. sur le champ en apostrophant la graine : « Puisses-tu avoir une bonne tige et un bel épi, que toutes tes parties croissent harmonieusement. » Puis, s'adressant aux animaux nuisibles : « Rats, descendez la rivière, ne nous tourmentez pas ; passereaux et insectes nuisibles, allez manger le padi des gens en aval. » Si les animaux nuisibles persistent, la femme peut tuer une poule et arroser de son sang la plantation, tout en sommant les animaux de disparaître et en priant le dieu des moissons de les expulser. Chez les Kenyah, le principal oiseau augural est le faucon charognard à tête blanche, Bali Flaki, qui tient le rôle de messager et de médiateur entre les hommes et l'Être suprême. Celui qui veut nuire à un autre sculpte dans le bois une grossière image de son ennemi, se retire dans un lieu tranquille et attend qu'un faucon charognard apparaisse dans le ciel. Il barbouille l'image du sang d'une poule tout en disant : « Mets de la
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graisse dans sa bouche » ; l'invitation s'adresse au faucon et signifie : « Que sa tête soit prise ! » (Les indigènes, qui sont chasseurs de têtes, mettent de la graisse dans la bouche de toutes les têtes qu'ils prennent.) L'opérateur perce alors la poitrine de l'image avec une lancette de bois et la jette dans un étang rougi avec de la terre rouge ; enfin il l'en retire et l'enterre. Si le faucon dirige son vol dans la direction qui convient (vers la gauche), le compte de son ennemi est bon, mais, si l'oiseau se dirige vers la droite, c'est que son ennemi est plus fort que lui (18).
Les Garo de l'Assam ont une cérémonie très simple pour mettre fin à une sécheresse prolongée. Les habitants mâles du village se rendent auprès d'un rocher imposant des environs. Chacun emporte une gourde remplie d'eau. Le prêtre, après avoir imploré la pitié du dieu, sacrifie une chèvre dont il répand le sang sur le rocher. Chacun verse alors le contenu de sa gourde sur le prêtre jusqu'à ce qu'il soit trempé. La cérémonie se déroule au roulement des tambours et au son des instruments à vent. Si la pluie ne cesse pas, le Garo obtient le beau temps en allumant simplement des feux autour des rochers en même temps qu'on sacrifie une chèvre ou une poule au dieu.
Les Toda des monts Nilghiri accompagnent toujours l'acte de sorcellerie d'une invocation aux êtres divins pour en garantir l'efficacité. On y mentionne les noms de quatre grandes divinités, « et il semble bien que le sorcier ait conscience d'arriver à ses fins grâce à la puissance des dieux ». (W. H. Rivers.) Par grand besoin de pluie, les Oraon de Chota Nagpur recourent à la cérémonie suivante : au matin d'un jour fixé, les femmes du village ayant à leur tête la femme du prêtre du village se rendent à un réservoir ou à une source ; là, chacune (après ablution) remplit sa cruche d'eau. Se dirigeant alors vers un figuier sacré, elles versent l'eau sur le pied de l'arbre tout en prononçant ces paroles : « Puisse la pluie tomber sur la terre comme ceci ! » La femme du prêtre peint aussi le tronc de l'arbre avec du vermillon dissous dans l'huile. Enfin, une fois que les femmes ont quitté les lieux, le prêtre du village sacrifie un coq rouge au dieu Baranda. Les Oraon sont fermement persuadés que la pluie ne peut manquer de tomber dans un jour ou deux ; ils disent même qu'une forte averse surprendra probablement les femmes sur le chemin du retour.
Un magicien Basuto produit la pluie en remuant avec un roseau une décoction d'herbes et de racines, en même temps qu'il prie les mânes de ses ancêtres d'émouvoir le dieu suprême.
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« Il se peut, déclare le missionnaire dont nous utilisons ici le témoignage, que, versé dans la science du temps comme beaucoup d'indigènes intelligents, il ait pris l'habitude de se comporter ainsi quand la pluie est probable ; il se peut que ce soit pure coïncidence, ou encore que le Tout-Puissant exauce les prières de ces vieux païens incultes. » Chez les Babemba de la Rhodésie du Nord, le magicien, une fois qu'il tient sa médecine, doit invoquer le nom de Lesa, le grand dieu, « sans qui, croit-il, la magie serait inopérante » (A. I. Richards). Lorsque les Ba-ila souffrent d'une sécheresse prolongée, ils commencent par aller trouver un devin. Celui-ci consulte ses oracles et annonce, par exemple, que tel esprit ancestral a envoyé la calamité et qu'il faut lui offrir un sacrifice pour l'apaiser. S'il déclare que la responsabilité n'est pas à des mânes, on va trouver un prophète ou une prophétesse. Celui-ci, ou celle-ci, leur ordonne de prier Leza (Lesa) et en même temps de faire une cérémonie de la pluie. Le faiseur de pluie prend une marmite dans laquelle il verse de l'eau et met des racines d'un certain arbre ; avec un petit bâton fourchu il agite le liquide et le fait mousser. Il jette la mousse dans toutes les directions afin de rassembler les nuages. Il brûle ensuite une autre médecine qui produit une fumée épaisse ayant des accointances avec les nuages. Il place les cendres dans une marmite d'eau, et l'eau devient noire : une autre allusion aux nuages noirs. De nouveau le faiseur de pluie agite son bâton dans la mixture, et le mouvement apportera aussi sûrement les nuages que ferait le vent. Pendant tout ce temps, les assistants chantent et invoquent les noms de majesté de leurs grands dieux
« Viens à nous avec une pluie prolongée, ô chute de Leza. » (E. W. Smith.)
Dans le Nyasaland, quand la pluie tarde trop, les gens disent : « Regardez, la pluie continue à refuser de tomber : venez, essayons de rendre propice l'esprit de la pluie, peut-être la pluie viendra-t-elle. » Ils font alors de la bière de maïs ; ils en versent une certaine quantité dans une marmite enterrée dans le sol, et l'individu chargé de la cérémonie dit : « Maître, tu as endurci ton cœur à notre égard, que veux-tu que nous fassions ? Nous allons mourir. Donne des pluies à tes enfants ; voici la bière que nous t'avons donnée. » Chacun alors de boire un peu de la bière qui reste. Lorsqu'ils ont fini, ils prennent des branches d'arbres et se mettent à chanter et à danser. De retour au village, ils constatent qu'une vieille femme a puisé de l'eau en toute hâte et l'a placée dans l'encadrement des portes. Les gens y plongent leurs branches qu'ils
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agitent en l'air en dispersant les gouttes. c< Ils voient alors la pluie arriver en gros nuages d'orage. » (R. S. Rattray.)
La magie des Wanyamwezi du Tanganyika comporte le concours des esprits des morts. La puissance du magicien des Masai, nous dit-on, ne tient pas à sa personne mais à sa capacité d'entrer en communication avec Ngai, le grand dieu « qui opère par lui et confère une vertu magique à différents objets » (J. Thomson). On rapporte la même chose des Akikuyu. Lorsqu'une sécheresse prolongée menace les Nandi de famine, les vieux conduisent une brebis noire à la rivière et la poussent dans l'eau. Puis ils remplissent leur bouche de bière et de lait qu'ils crachent dans la direction du soleil levant. Quand l'animal sort de l'eau et se secoue, les vieux chantent une courte prière à la divinité : « Donne-nous de la pluie, disent-ils, nous souffrons telles des femmes en travail. » (A. C. Hollis.)
Chez les Bari du Soudan anglo-égyptien, le grand faiseur de pluie commence ses opérations en oignant d'huile ses pierres et cristaux magiques. Puis il manipule certaines baguettes de fer qui permettent d'attirer les nuages pluvieux dans la direction désirée. Il prononce alors à voix basse une prière à son « père » Lugar : « Ô mon père, envoie la pluie ! Envoie la pluie ! Envoie la pluie! Tu as été en ton temps un puissant faiseur de pluie… Maintenant que tu es mort, je reste pour faire la pluie à ta place. Envoie la pluie ! Envoie la pluie ! » (F. Spire.)
Dans la pensée des Bangala du Congo supérieur, les violents orages et les phénomènes les plus terrifiants de la nature qui se produisent au moment de la mort ou de la sépulture d'une personne sont causés par elle. C'est pourquoi, lorsqu'un orage menace d'éclater pendant des funérailles, l'assistance supplie l'enfant préféré du défunt de l'arrêter. Celui-ci prend au foyer une braise qu'il agite dans la direction de l'horizon où l'orage se forme et dit : « Père, donne-nous du beau temps pour tes funérailles. » Cela fait, le garçon ne doit pas boire d'eau ni mettre ses pieds dans l'eau pendant un jour. La pluie tomberait sur-le-champ, s'il manquait d'observer ces défenses (J. H. Weeks).
Chez les Angas de la Nigéria du Nord, la production de la pluie compte parmi les fonctions du Sarkin Tsafi, le chef religieux du village, qui cumule, du reste, parfois les fonctions de chef civil. Chaque village a une hutte de pluie spéciale dans laquelle on conserve durant toute la saison pluvieuse une marmite sacrée de pluie. Lorsqu'il ne pleut pas, ou que la pluie tarde anormalement, le peuple se rassemble autour de
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la hutte. Le Sarkin Tsafi y entre, sacrifie un poulet dont il verse le sang autour du pied de la marmite. Il dit : « Eau, tu vois que nos plantations sont toutes desséchées, nous te supplions de descendre sur nos récoltes. » Absorbant alors une gorgée de l'eau de la marmite, il la crache autour de lui en averse. La pluie se fait-elle attendre, on conclut que l'officiant devait être dans un état d'esprit défectueux. Des paroles de colère entre lui et un membre de sa famille ou de la communauté doivent avoir causé des pensées discordantes. Pour s'en purifier, il offre une chèvre à l'autel central. Maintenant tout est pour le mieux : la pluie tombera sûrement (C. K. Meek).
Suivant les Huichol, une tribu de l'État mexicain de Jalisco, le magicien ne peut opérer de sorcellerie si l'un des dieux principaux, invoqué par lui, ne lui porte assistance. D'après les Tarahumara, les animaux ne sont nullement des créatures inférieures ; ils connaissent la magie et peuvent aider les hommes à faire la pluie. Leurs appels et cris caractéristiques du printemps passent pour des invocations aux divinités de la pluie. Les Lillooet de la Colombie britannique sont convaincus que le coyote et le lièvre ont pouvoir sur le temps froid, la chèvre de montagne sur la neige, le castor sur la pluie. Lorsque, pour une raison ou pour une autre, ils désirent un changement de temps, ils brûlent la peau de l'animal voulu et lui adressent ensuite une prière.
Il arrive qu'on fasse pression sur des êtres spirituels pour obtenir leur intervention et assurer ou renforcer l'efficacité d'un rite magique. Un Malais de la péninsule, après avoir modelé une statue de cire de son ennemi et l'avoir enterrée, s'adresse au prophète Tap en ces termes : « Aide-moi donc à le tuer ou à le rendre malade : si tu ne le rends pas malade, si tu ne le tues pas, tu seras rebelle à Dieu… Exauce donc ma prière aujourd'hui même. » Ce rite, on le voit, combine un acte de magie avec une demande d'assistance et une menace en cas de non-exécution (W. W. Skeat).
Un sorcier Kuraver (tribu ou caste pillarde du sud de l'Inde) fait d'abord une image de l'ennemi qu'il veut blesser ou tuer. Puis il récite une formule d'incantation. Après avoir convenablement apostrophé le dieu par son nom, on lui dit où se trouve l'ennemi, ce qu'il y a lieu de lui faire pour détruire ses récoltes ou même le faire périr. On lui fixe même un délai précis pour exécuter le sinistre dessein. On menace le dieu de châtiment, s'il n'exécute pas la tâche assignée : « Si tu ne descends pas, je viendrai, je te ferai passer une épine à travers le
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nez, et tu auras de la peine à respirer. Si tu ne m'aides pas dans cette entreprise désespérée, je te mettrai en pièces, je suspendrai tes membres aux branches d'un arbre, et les rameaux porteront le poids de tes bras, de tes jambes et de tes os. Viens à midi précis, saisis mon ennemi et mène-le à la tombe… Amène-le ! Amène-le ! Sinon je couperai ton épaule à droite et à gauche, et je te serrerai à la gorge jusqu'à ce que tu sois mort, mort, mort. » (W. J. Hatch.)
La distinction entre des pratiques purement magiques et des pratiques magico-animistes du genre de celles qu'on a décrites dépend de l'attitude mentale de l'opérateur, et celle-ci peut varier suivant les rites et selon les circonstances où le même rite est employé. Parfois l'opérateur n'aura aucun commerce avec les êtres spirituels et préférera fonder sa réussite sur son pouvoir occulte joint à celui de ses charmes et de ses formules. À d'autres moments, en revanche, l'intervention des esprits est tenue pour nécessaire, à un degré ou un autre, à la bonne issue de son dessein avoué. Son option pour des mesures propitiatoires ou pour des voies de coercition dépend de la puissance qu'il attribue respectivement aux unes et aux autres. Une âme de mort, un esprit ou un dieu, dotés d'un abondant mana, seront plus naturellement traités amicalement et sous forme de prière ; une faible réserve de mana justifiera au contraire la menace de mauvais traitements dans le cas de non-exécution. Toutefois, pas plus dans le premier que dans le second cas, l'opérateur n'a la certitude absolue que son désir sera exaucé. L'être spirituel, à l'ordinaire bien disposé, peut se trouver momentanément de mauvaise humeur et peu disposé à se plier au désir exprimé. Un autre être spirituel, tout le contraire de bien disposé, peut demeurer indifférent à toutes les menaces. Il ne faut pas oublier que les âmes désincarnées, les esprits et les dieux sont des êtres anthropomorphiques, doués de volonté et de passion et généralement capricieux dans leurs rapports avec les hommes.
Il existe enfin une troisième classe, très étendue, de pratiques magico-animistes, dans laquelle les êtres spirituels sont nettement placés sous l'autorité de l'opérateur. Celui-ci les envoie dans le corps des hommes pour causer ou guérir la maladie, pour faire mourir ou arracher à la mort. Il les désincarne des hommes qu'ils habitent pour les transporter bon gré mal gré dans un « bouc émissaire » animé ou inanimé. Nécromancien, il ordonnera aux esprits du monde souterrain de prononcer des oracles ou de découvrir des choses cachées ;
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voyant, il exigera des esprits de faire des révélations de bonne ou mauvaise aventure. En outre, la croyance répandue que les êtres spirituels dépendent vraiment de l'homme explique qu'on puisse les prier d'appuyer des rites destinés moins à les contraindre qu'à renouveler leurs énergies. Enfin il faut noter que les prières, les sacrifices et les autres rites animistes, à force d'être répétés et en se formalisant, ont pu prendre, dans l'esprit du suppliant, une action de contrainte ou de renouvellement par rapport à leurs destinataires. Dans toutes ces pratiques, l'humeur inégale des mânes, des esprits et des dieux est sur le point de disparaître. Ils ne sont pas moins dociles au magicien que les hommes et les femmes, la création inanimée, bref tout ce qui compose le royaume de la nature. Ils doivent se rendre aux désirs exprimés ni plus ni moins que les génies aux ordres d'Aladin dont on vient de voler la lampe.
Il est possible maintenant de définir la magie. Envisagée comme croyance, nous dirons que c'est la reconnaissance d'une force occulte impersonnelle, ou tout au plus vaguement personnelle, mystiquement dangereuse et d'accès difficile, mais susceptible d'être dirigée et canalisée par l'homme. Envisagée comme pratique, c'est l'utilisation de cette force à des fins privées ou publiques, bonnes ou mauvaises, orthodoxes ou non, licites ou illicites suivant le crédit que lui accorde une société donnée en des circonstances données. Les rites magiques se divisent, du point de vue de leur intention, en divinatoires, effectifs ou aversifs. Le magicien découvre ou prédit ce qui est normalement interdit au regard de l'homme pour des raisons de temps ou d'espace ; il dirige et manie les êtres et les phénomènes de la nature ainsi que tous les êtres animés pour les faire servir aux besoins réels ou supposés de l'homme ; enfin il combat, neutralise et élimine les maux, vrais ou imaginaires, qui affligent le genre humain. Bref, le domaine de la magie est presque aussi vaste que celui de la vie humaine. Tous les êtres qui sont sous le ciel, voire les habitants même du ciel, tombent sous son empire.
NOTES DU CHAPITRE II
(1) A. L. Kroeber note au sujet des Indiens de Californie qu' « un indigène préalablement informé de nos termes d'essence, de qualité immanente, de puissance imperceptible diffuse, conviendra qu'ils équivalent à son concept, mais, dans une autre circonstance, il rendra sans plus de façons son idée par « esprit» au sens de quelque chose de limité,
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de personnel, de spatial». En Amérique du Sud, selon Rafael Karsten, « l'Indien sauvage conçoit tour à tour, dans l'espace de quelques minutes, le surnaturel comme un esprit ou un démon plus ou moins personnel et comme un mana impersonnel ».
(2) Les Kurnai, les Wurunjerri se figuraient que certains esprits se vengeaient des gens qui s'approchaient trop près de leur repaire. Ils projetaient des objets de «magie maléfique » dans le corps des violateurs de domicile et les rendaient estropiés. Ces objets n'étaient visibles que des hommes-médecine, qui étaient donc aussi les seuls capables de les extraire, sous forme de pierres, d'os ou d'autres corps étrangers.
(3) Byamee, « le puissant wirreenun », passe pour vivre éternellement. Personne n'ose regarder son visage, car la vue de ce vieillard tue. Il habite, solitaire, dans d'épaisses broussailles sur le sommet d'une montagne.
(4) Les iruntarinia, à l'ordinaire bien disposés, peuvent aussi se montrer très rigoureux pour ceux qui les offensent. C'est ainsi qu'il arrive à l'un d'entre eux d'introduire dans le corps du coupable un bâton barbelé attaché à une corde. En tirant sur la corde, il lui cause alors une terrible douleur. Seul un médecin très expérimenté peut extraire le bâton invisible.
(5) H. I. Hogbin, à propos de l'île de Mala ou Malaita.
(6) Maui, le grand héros maori, prit le soleil au lasso et, au moyen d'une arme enchantée, lui fit une telle blessure qu'il ralentit désormais sa course, alors que jusque-là il se précipitait à travers le ciel en incendiant le monde. Au moyen d'incantations et d'un hameçon enchanté, Maui tira un continent (Nouvelle-Zélande) du fond de la mer. Samoa et Mangaia ont une histoire analogue du soleil pris au lasso par Maui.
(7) Dans les îles Hawaï on attribuait la fondation d'une des plus anciennes écoles de sorcellerie à la déesse Pahulu. Cette école avait son siège particulier dans l'île de Molokaï. Les sorciers de cette île avaient plus de mana que ceux des autres îles.
(8) Suivant une autre relation (C. G. Seligman et Brenda Z. Seligman), l'homme-médecine doit son pouvoir au fait qu'il est possédé par les mânes des premiers rois Shilluk. Trois de ces rois seulement avaient la propriété de hanter les magiciens vivants.
(9) Le premier homme et ses huit compagnons vivaient dans le quatrième des douze mondes souterrains. Ils furent les premiers sorciers « et la cause de la maladie et des affections mortelles ».
(10) Suivant Erhard Eylmann, qui a longuement séjourné parmi les Dieri, le nom de Mura-Mura, qui signifie « très saint », s'applique aux esprits bons de la tribu. Le plus élevé de ces esprits est aussi le créateur des hommes, des animaux et des plantes.
(11) Même situation chez les Bukaua, où les magiciens adressent parfois des prières aux ancêtres.
(12) R. F. Fortune (Sorcerers of Dobu, London, 1932). Malgré leur efficacité immanente, les paroles des incantations ne dispensent pas du respect envers les esprits qui y interviennent. R. F. Fortune n'a trouvé aucun exemple d'incantations de ce genre : « Allons, ignames ! Poussez et dépêchez-vous. » Les ignames, en tant qu'êtres personnels, ne veulent pas être tyrannisés.
(13) À San Cristoval, l'indigène souffle sur tout ce à quoi il communique le mena (mana). Le souffle est la vie ; l'âme, « dans la mesure où il est possible de se la représenter », est souffle (C. E. Fox).
(14) Dans l'île de Guadalcanal on ne cesse de faire des sacrifices aux esprits pour se ménager leurs bonnes dispositions et en même temps leur manama (mana). Les esprits que l'on néglige sont capables de retirer le pouvoir et, en cas de courroux, d'envoyer maladies et calamités.
(15) Dans les petites îles Owa Raha et Owa Riki de l'archipel Salomon, toutes les incantations sont adressées à une âme ancestrale particulière. Comme les âmes réagissent à des formules différentes, on peut
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mesurer si leur nombre, et celui des pratiques correspondantes, est immense.
(16) Suivant le Père Lambert, les Néo-Calédoniens ont toutes sortes de pierres magiques dont l'usage est déterminé par leurs formes différentes et leur aspect particulier. Une pierre causera une famine, une autre fera perdre la raison, une troisième produira la pluie, une quatrième amènera la sécheresse, celle-ci viendra au secours des pêcheurs, celle-là fera pousser les ignames ou sécher la noix de coco, etc. La magie pratiquée au moyen de ces pierres semble s'accompagner régulièrement d'invocations aux esprits des ancêtres.
(17) À Ontong Java on ne trouve pas de nom pour la « puissance surnaturelle o attribuée aux âmes des morts.
(18) Le rite klemantan (Bornéo) est substantiellement identique, à cela près qu'il est plus élaboré.
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CHAPITRE III
MÉTHODES ET TECHNIQUES DE LA MAGIE
Dans la pensée des primitifs, les qualités des objets sont des entités substantielles à la fois séparables et transmissibles. La communication se produit le plus souvent par contact corporel : attouchement, absorption de nourriture ou de boisson, rapports sexuels. Le contact peut revêtir aussi d'autres formes : un regard, un geste, une parole. Mieux, le simple voisinage (réel ou supposé) de deux objets peut aboutir à une transmission des qualités. Cette « substantialisation des qualités », comme on l'a appelée, s'applique à toutes les qualités, physiques aussi bien que psychologiques.
Dans certaines tribus du Centre australien, les hommes qui ont la migraine porteront des anneaux de tête de femmes, d'ordinaire ceux de leur femme : le mal passe dans les anneaux, que l'on jette dans la brousse. Parfois les Luritja tuent un enfant vigoureux pour donner sa chair à un enfant plus jeune, faible et maladif. Les jeunes Larakia, qui admirent le grésillement d'une grande sauterelle, la mangent afin de s'approprier son talent musical. Les indigènes des îles Marshall sont convaincus que celui qui a mangé d'un fruit à pain tombé et éclaté tombera lui-même d'un arbre et éclatera de la même manière. Chez les Tinguian de Luçon on observe souvent au sommet d'une haute colline une pile de pierres dressée en bordure de la piste. On a mis bien des années à les y apporter. Chaque voyageur, en montant une pente escarpée, ramasse une pierre et va la porter sur le tas. Ce faisant, il oublie toute sa fatigue et poursuit son voyage frais et dispos. Le Basuto porte sur sa poitrine un insecte qui survit longtemps à l'amputation de ses pattes : il compte ainsi s'approprier son étonnante vitalité. Les Azandé du Soudan anglo-égyptien placent des grêlons sur la poitrine des enfants pour qu'ils aient du sang-froid, une fois grands. Les Bellacoola de la Colombie britannique frottent la petite fille avec les membres tout chauds d'un castor fraîchement tué afin que l'enfant acquière les qualités de l'industrieux animal. Au Maroc, on peut même faire passer la mort dont une personne est menacée à un animal, en le tuant. Les gens disent qu'il n'est pas de
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bonheur pour la famille qui ne possède pas d'animaux, parce que ceux-ci protègent la famille de la maladie et de la mort.
Les qualités des objets passent de même pour résider dans leurs parties détachables ou leurs accessoires et pour être pareillement susceptibles de transmission. Tout ce qui appartient à l'homme dans son ensemble appartient aussi bien à ce qui lui est lié, non seulement à ses membres, à ses cheveux, à ses dents, ses ongles, son sang, ses sécrétions et excrétions, mais aussi à sa voix, à son ombre et son image reflétée, à l'empreinte de ses pas et à son nom, sans parler de sa nourriture, de ses vêtements, de ses outils, harpons et autres objets en sa possession. Il faut en dire autant des disjecta membra des animaux et des choses inanimées. Cette notion d'une « extension de la personnalité » confond une relation idéale avec une relation effective, un rapport de pensée avec une relation de fait. Mais, pour des esprits peu évolués, tout ce qui peut être imaginé peut être accepté comme proprement réel.
Dans une des îles du détroit de Torrès, les jeunes gens buvaient la sueur d'un guerrier renommé. Ils mêlaient, en outre, à leurs aliments les rognures de ses ongles, qui avaient été saturées de sang humain. Ces pratiques les rendaient « vigoureux comme la pierre, sans peur ». Certaines tribus papoues sont convaincues qu'en donnant à un jeune chien la nourriture volée à un homme, la vive contrariété ressentie par le propriétaire de la nourriture passe dans l'animal qui deviendra dès lors particulièrement féroce et hardi pour attaquer les cochons sauvages. On rapporte que, chez les Dayak maritimes de Bornéo, le don d'une dent de tigre à un chef en fait un ami pour la vie. Il n'oserait pas manquer au donneur ni lui être infidèle de peur d'être dévoré par le tigre. Les Klemantan, une autre tribu de Bornéo, essaient d'alourdir une embarcation ennemie et de ralentir ainsi sa marche en attachant un caillou de quartz sous l'un de ses bancs. Certains Malais de la péninsule regardent la « chèvre du désert » comme l'animal au pied le plus sûr. Tombe-t-elle du haut d'une falaise, elle se lèche tranquillement, et il n'y paraît plus. C'est pourquoi on porte sa langue en guise d'amulette contre la chute et comme remède infaillible contre les blessures consécutives à une chute, à condition d'en frotter la partie affectée. Chez les Lhota Naga, celui qui vend un objet, de sa nature lié à une personne, vêtement, couteau, etc., garde un fil du vêtement ou tire un petit copeau du manche du couteau. S'il vendait la totalité de l'objet qui fait presque partie de lui, l'acheteur posséderait quelque chose de sa personnalité et serait en
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mesure de lui faire du mal. Quand des Européens reprochèrent aux Swazi les atrocités commises par un de leurs chefs, leurs interlocuteurs convinrent de leur caractère ignominieux. Mais, ajoutèrent-ils, il n'était pas vraiment digne de blâme, puisqu'on l'avait nourri, tout enfant, avec des cœurs de lion, afin de le rendre féroce et cruel. Les Bathonga sont persuadés que le larynx d'un lion, réduit en cendres, communique au xylophone le volume formidable du son émis parle roi des animaux. Le bec de l'échassier, traité de la même manière, transmet à l'instrument le cri suppliant de l'animal en question. Pour obtenir ces résultats, il faut mêler les cendres à de la graisse et frotter le xylophone avec la mixture. Chez les Ga de la côte de l'Or,
l'éponge de toilette d'un homme contient tellement de sa personnalité qu'il peut être mis à mort ou blessé par un ennemi qui pratique sur elle les opérations de la magie noire. Certains Indiens de l'Amazone ne tirent jamais un serpent venimeux avec les flèches empoisonnées de leur sarbacane : le poison du serpent neutraliserait celui de la flèche; il neutraliserait même tout le poison qui se trouvait dans la possession du chasseur à ce moment-là. Les Caraïbes du fleuve Barama carbonisent les os du larynx des « babouins hurleurs », les pulvérisent, les mélangent avec de l'eau et les prennent en guise d'infusion contre la toux et les autres infections de gorge. Chez les Indiens Creek, le guerrier avait coutume de boire dans un crâne humain afin de s'assimiler « les bonnes qualités qu'il avait contenues dans le passé ». Chez les Saulteaux du Nord, l'homme qui découvre au cours de l'été la retraite hivernale d'un ours et désire tuer l'animal l'hiver suivant prend une balle dans sa poche et, sans rien dire à personne, va la placer dans la retraite, « convaincu qu'elle gardera sa proie jusqu'à son retour ». Les jeunes Tinné de l'Alaska méridional se procurent les vieux pantalons d'un bon coureur : ils espèrent attirer ainsi sur eux la rapidité de leur précédent possesseur. Les femmes mendient de même ces vêtements pour en faire des pantalons à leurs garçons. Les Eskimos polaires, pour se ménager une longue vie et la force, cousent à leurs habits des morceaux d'une vieille pierre de foyer qui a prouvé ses qualités d'endurance en résistant au feu.
Les idées et les pratiques qui nous occupent trouvent une autre illustration dans la théorie consacrée du similia similibus curantur. Les indigènes de l'île de Nias (ouest de Sumatra) traitent l'enflure consécutive au contact avec un serpent terrestre (ground snake) en frictionnant la partie enflée
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avec des cendres de la queue du reptile. Les Toradya de Célèbes conservent les dents des chiens enragés. Une personne est-elle mordue par un animal de ce genre, on applique à la plaie des raclures de cette dent mêlées à de l'eau et du curcuma. Les Malais, qui regardent comme venimeuses les arêtes d'un certain poisson, considèrent comme infaillible l'application de la cervelle du même poisson à la blessure causée par ces arêtes. Un Zoulou sur le point de traverser une rivière infestée de crocodiles mâchera un peu d'excréments de crocodile et l'éparpillera sur lui en guise de protection. Certains Africains de l'est ne s'aventurent pas dans une région infestée de lions et de léopards sans se munir de griffes, de dents, de lèvres, de moustaches de ces animaux qu'ils suspendent autour de leur tête. Un chasseur d'éléphant portera le bout de la trompe d'un éléphant. Chez certains Africains de l'ouest, tous les guerriers qui n'ont jamais tué d'homme jusque-là doivent consommer le sang et les morceaux du cœur d'un ennemi tué. Faute de quoi leur vigueur et leur vaillance seraient minées secrètement par l'esprit obsédant de l'homme mis à mort. Chez les Kagoro de la Nigéria du Nord, lorsqu'une personne a été blessée avec une épée ou une flèche et que la plaie ne veut pas guérir, on essaie de se procurer l'arme, et on la lave dans l'eau. Le patient boit de cette eau, ses blessures se ferment, et il recouvre la santé.
Les qualités des objets sont volontiers rattachées à leur « âme ». L'âme, en tant que principe vital commun, pénètre le corps vivant et tous ses membres. Certaines de ses particules, conçues comme matérielles, émanent de lui et passent dans tout ce avec quoi le corps vivant ou ses membres ont contact ou voisinage. Plusieurs tribus papoues, qui croient à l'âme (la « chose du dedans » qui quitte le corps à la mort et devient un esprit), croient également qu'elle a pour inhérente ce qu'ils appellent sa « force ». Ils essaient, en conséquence, d'accroître leur « propre force » en s'appropriant celle des animaux, des plantes, des objets inanimés, car tous sont pourvus d'une âme. Chez les Kai de l'ancienne colonie allemande de la Nouvelle-Guinée, les qualités d'une âme d'homme ne sont pas exclusivement attachées à toutes les parties du corps telles que cheveux, ongles, salive, mais aussi à son ombre, à son reflet, à son nom, et même à sa voix, à l'éclat de son regard, à ses actions, à ses biens. D'où leur terreur des opérations noires d'un magicien qui a réussi à se procurer certaines parties séparables de l'homme ou de ce qui lui appartient. À la mort, les qualités de l'âme périssent avec le corps, mais l'âme elle-même
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même continue d'exister comme esprit. Les Gende, autre tribu papoue, sont à ce point convaincus de l'existence de la « chose vivante» ou de la « substance de l'âme » qu'ils n'utiliseront pas du bois à brûler sur lequel une femme a marché : la substance animée de la femme, étant inférieure à celle de l'homme, porterait dommage à cette dernière. Pour les mêmes raisons, ils ne prendront des mains d'une femme que les aliments qui sont revêtus d'une coque ou d'une peau épaisse, noix par exemple ; ils refuseront des légumes à peau mince. L'enveloppe protectrice sera toujours enlevée avant de manger. Les notions de la substance animée sont très répandues dans l'Indonésie (1). Chez les Malais péninsulaires, on peut dire que toute espèce de magie consiste en méthodes pour «influencer, capter, soumettre le semangat (équivalent de la substance de l'âme) ou le mettre d'une manière quelconque à la merci du magicien » (W. W. Skeat). En Amérique du Sud, nous dit Rafael Karsten, le reflet d'un Indien dans l'eau, sa photographie ou toute autre effigie sont l'âme des personnes reproduites, au même titre que les boucles de cheveux et les rognures d'ongles « passent pour renfermer l'âme de la personne à laquelle elles ont appartenu ». Dans ces cas, comme en tant d'autres, un développement caractérisé de la pensée animiste a conduit à identifier les qualités impersonnelles avec l'âme de leur sujet. Il est à noter que ces notions sont particulièrement élaborées en Indonésie et en Amérique du Sud où nous avons constaté sinon l'absence d'une notion caractérisée du mana impersonnel, du moins sa rareté.
D'innombrables pratiques s'expliquent ainsi par des idées relatives aux qualités du tout ou des parties et à leur transmission. Cannibalisme, chasse aux têtes, sacrifices humains ou animaux, emploi de reliques animales ou humaines, transfert des maux à un «bouc émissaire », cérémonies de purification avec de l'eau, du feu ou autres désinfectants, confession des péchés, fraternité de sang, port d'ornements, prescriptions et interdits alimentaires de toute sorte, tout cela trouve, pour une grande part, son explication dans les idées en question.
Toutes ces pratiques reposent sur des relations et des affinités supposées qu'une connaissance plus poussée de la causalité a montrées controuvées. Néanmoins elles s'accordent, tout au moins dans les apparences, avec l'expérience de l'homme ordinaire : les objets chauds brûlent, les objets froids refroidissent ; la nourriture entretient et fortifie, mais elle peut aussi empoisonner; les maladies se répandent par contagion
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entre hommes, animaux ou plantes ; les enfants ressemblent à leurs parents. Julius Jetté rapporte que les Tinné savent fort bien qu'une viande ou du poisson frais se gâtent rapidement, si on les place près d'une viande déjà corrompue ; que cette pâte surira, si l'on y mêle du ferment ou de la pâte déjà fermentée ; qu'une peau d'élan fraîchement fumée communiquera sa couleur à une autre peau de teinte plus pâle, si on la lui applique pendant quelques heures. Quoi d'étonnant, dès lors, si ces Indiens concluent que n'importe quelle dualité est capable de se transmettre ?
Il n'y arien de magique, pas plus que de secret ou d'ésotérique, dans les idées et les pratiques énumérées. Elles sont familières à tout le monde ; n'importe qui peut avoir affaire avec elles. Leur efficacité ne tient pas à la puissance occulte qui appartient au magicien, à ses gestes ou à ses paroles, aux objets employés par lui et qui constituent l'élément essentiel de son art. La constatation de qualités dans les objets et l'effort déployé pour les acquérir ou les écarter relèvent, non de la magie, mais de l'activité du sens commun (2).
Mais une puissance occulte est elle-même considérée comme la qualité de certains objets ou de leurs parties, de leurs appartenances séparables. Hommes et femmes la possèdent, mais les hommes en ont, en règle générale, davantage ; les vieillards en ont plus que les jeunes gens ; les gens bien portants, plus que les malades ou les valétudinaires; les membres d'une classe supérieure, plus que les gens du commun. Certains individus la possèdent à un degré exceptionnel : les magiciens professionnels par naissance, héritage ou initiation ; les chefs et les officiers publics, si souvent regardés comme « sacrés » ; les étrangers auxquels on prête régulièrement une nature mystérieuse qui en fait des véhicules de bien comme de mal ; des personnes que leurs traits physiques ou mentaux distinguent de leur entourage tels les individus difformes ou affectés de maladies mentales ; toutes les personnes qui se trouvent en état passager ou permanent d'impureté rituelle, femmes indisposées, femmes enceintes ou en couches. Ce pouvoir est attaché aux morts et à tout vivant en relation avec le mort ou intéressé par lui. Il appartient à certains animaux de préférence aux bêtes sauvages, du fait qu'elles sont moins familières et plus redoutées que les animaux domestiques. Il se trouve dans certaines plantes vénéneuses, dans les plantes employées comme narcotiques et enivrantes et dans celles qui sont utilisées à des fins médicinales. Il s'attache à certains gestes, aux paroles d'une incantation ; aux bénédictions
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et aux malédictions ; aux noms de personnes, ceux surtout des morts, des chefs et des rois, des esprits et des dieux ; aux mythes et aux légendes, qu'il faut se garder de raconter à la légère ou de représenter d'une manière malséante ; à certains lieux ; à certaines périodes, particulièrement aux jours fastes et néfastes ; aux nombres et aux couleurs sacrés ou symboliques ; aux actions rituelles de toute espèce. Il se retrouve dans les objets matériels utilisés comme charmes ou « médecines » et dans les instruments de divination. Il est dans les armes de guerre aussi bien que de chasse et de pêche. Enfin sa présence se révèle dans tous les phénomènes de la nature qui frappent l'imagination par leur caractère « terrifiant » ou grandiose. Tout ce à quoi les Romains, peuple féru de magie s'il en fut, donnaient le nom de monstra et portenta embrasse pour la mentalité primitive l'insolite, l'anormal, l'extraordinaire sans exception, animé aussi bien qu'inanimé.
De ces sources la force occulte rayonne à travers l'espace comme les ondes électromagnétiques et affecte en bien ou en mal tout ce qui vient à passer dans son champ. Dans le territoire des Urabunna (Australie centrale), deux pierres marquent le lieu où un ancêtre reculé de la tribu et deux femmes ont péri à la suite d'une violation de la loi matrimoniale. Approcher de cet endroit, c'est courir à une mort subite ; seuls des hommes très âgés peuvent le faire impunément. Ils le font parfois pour jeter sur les pierres des broussailles et contenir ainsi leur dangereuse émanation. Les indigènes de l'Australie du Nord rattachent tout ce qui dépasse leur intelligence à une force occulte malveillante. En rencontrant pour la première fois une piste charretière, ils songeaient que, c'est par ce chemin que la force mystérieuse et redoutable était amenée. S'ils avaient à traverser le chemin, ils sautaient par-dessus assez haut pour éviter tout contact avec lui. Chez, les Mailu (une tribu papoue), la force occulte mauvaise peut être communiquée à un certain arbre au moyen d'un rite ou d'une incantation. Lorsque quelqu'un passe près de l'arbre, et que le vent souffle de son côté, ou que l'ombre de l'arbre tombe sur lui, voire simplement sur son ombre, il tombera malade et mourra. Un insulaire des îles Salomon qui a le mauvais œil atteint un homme par un simple regard. Un chef Tonga guérit un de ses compagnons en appliquant son pied ou sa main « sacrés » au corps du patient. Un Maori transmet son mana à son fils en lui faisant mordre le gros orteil de son pied gauche. Après cette délicate opération, le père et le fils
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doivent jeûner pendant huit doivent jeûner pendant huit jours. Un Fidjien peut produire une légère brise en frappant une pierre qui a une mystérieuse influence sur le vent et provoquer une violente tempête en en détachant un morceau. Un Zoulou qui soupçonne sa femme d'infidélité demande à un médecin un remède d'usage interne. Par ses rapports sexuels avec sa femme, il lui transmet le germe d'une certaine maladie. Désormais l'amant qui aura des rapports avec elle prendra la maladie, sans qu'elle-même la contracte pour autant.
L'emploi de parties ou d'accessoires détachables trouve une application fréquente dans la magie « exuviale » : un aborigène australien tire son terrible os pointeur du péroné d'un cadavre de manière à s'approprier la puissance liée à son esprit ; le Mélanésien, s'étant procuré des cheveux, des empreintes de pas ou des excréments d'un ennemi, entreprend de l'ensorceler. La magie exuviale sert également à des fins louables : chez certaines peuplades de l'Est africain on porte chance à une personne ou on la protège du mal en lui crachant copieusement au visage. La plupart du temps l'opérateur doit traiter son matériel au moyen de formules et de charmes, avant que sa magie devienne assez forte pour profiter à un ami ou faire du mal à un ennemi.
La puissance occulte, lorsqu'elle n'est pas regardée comme inhérente à un objet ou à ses parties détachables, peut lui être attribuée en vertu d'une apparence, d'une activité ou de tel autre aspect qui le font ressembler à un autre objet connu et familier. La perception des ressemblances entre objets est un trait fondamental de la pensée humaine. Notre vie intellectuelle en est largement tributaire, mais la magie en fait un usage indu. Le magicien est incapable de distinguer la catégorie de ressemblance de celle d'identité : pour lui, des choses, des actes ou des phénomènes qui se ressemblent sont identiques et interchangeables. N'importe quelle analogie, si légère ou tirée par les cheveux qu'elle puisse être, suffira à établir la ressemblance nécessaire. Le champ de tels processus analogiques n'a pas de limites. C'est un axiome de la magie qu'imagination vaut réalité : Ficta pro veris accipi. Ce que l'on a constaté chez les Mélanésiens à ce sujet est d'application générale. « Un homme tombe par hasard sur une pierre qui frappe son imagination ; sa forme est singulière, elle est comme quelque chose, ce n'est certainement pas une pierre ordinaire : il doit y avoir en elle du mana. Ainsi raisonne-t-il en lui-même ; et de la mettre à l'épreuve ; il la dépose au pied d'un arbre avec le fruit duquel elle offre quelque
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ressemblance, ou bien il l'enterre dans le terrain qui lui sert de jardin ; une cueillette ou une récolte abondante montrera qu'il avait raison, que la pierre est mana, qu'elle renferme cette force. Ayant cette force, elle servira à la communiquer à d'autres pierres. » (R. H. Codrington) (3).
La magie de plusieurs peuples primitifs repose dans une très grande mesure sur ce processus d'attribution. Un missionnaire compréhensif et ouvert nous apprend des Bathonga que « l'esprit de l'indigène, extrêmement prompt à percevoir la ressemblance entre les objets ou les phénomènes les plus disparates, établit sur-le-champ une relation de cause entre eux… La couleur agit sur la couleur ; la brebis noire, la fumée noire, produiront un nuage noir chargé de pluie. La forme produit une forme semblable : un collier de grains de maïs autour du cou d'un variolique produit une éruption de petites pustules transparentes mais sans danger à la place des pustules larges, épaisses et mortelles. La désintégration produit la désintégration : la mastication d'une fève assure la fusion du minerai de fer dans le four. Un état d'esprit donné produit un état semblable dans les êtres vivants et même dans les phénomènes matériels ; la chasteté des petits enfants permet de maîtriser la flamme du four ; la passion des gens mariés précipite la maladie et accroît la férocité des fauves. » (H. A. Junod.)
Les rites symboliques des Zuñi du Nouveau Mexique comportent une cérémonie qui consiste à mettre sur chaque autel de l'eau puisée à une source sacrée « afin que les sources soient toujours pleines » ; l'aspersion d'eau pour amener la pluie, la production de fumée ou le brassement de bols contenant de la graine de yucca pour produire les nuages ; le roulement de pierres, du tonnerre ; la plantation de graines dans le sol de nouvelles maisons en gage de fécondité ; on place sur les autels du solstice d'hiver des épis de blé dans l'espoir de moissons généreuses, des reproductions en argile de pêches (fruits), d'animaux domestiques, de bijoux et même de monnaies pour se ménager l'accroissement de ces objets ; on présente des poupées aux femmes enceintes pour hâter leur délivrance ; on se sert de griffes d'ours dans les cérémonies médicales « pour appeler l'ours » ; il faut citer enfin toutes les pratiques de mascarade dans le dessein de contraindre les êtres spirituels à entrer dans leurs autres corps tels que la pluie (R. L. Bunzel) (4).
L'efficacité attribuée aux charmes par les Indiens Arapaho repose « invariablement » sur un symbolisme. Une noix
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offrant quelque ressemblance avec un crâne éloigne les esprits ces morts. On gardera les cailloux ressemblant à des dents afin de pouvoir vivre encore quand on n'aura plus de dents. Une chaîne ou un anneau de fer, à cause de leur dureté et indestructibilité, assurent une bonne santé. Les gâchettes portées au collier font rater les fusils de l'ennemi. Les perles bleu tendre dont la couleur ressemble à celle de la fumée rendent les combattants invisibles. Les chapelets de perles en forme de toile d'araignée rendent le guerrier à la fois inaccessible aux traits et capable de s'emparer de l'ennemi, à la manière de l'araignée. Même lorsque la vertu d'un objet lui vient d'une anomalie telle que sa rareté, sa forme bizarre ou son origine inexpliquée (les cailloux trouvés dans le corps d'animaux), le symbolisme n'est jamais absent, bien qu'il puisse ne représenter en fait qu'un trait surajouté et secondaire.
La transmission de la puissance occulte supposée s'opère de diverses manières. Une femme papoue enceinte et désireuse d'avoir un garçon cache une étamine de manguier (à cause de sa ressemblance avec le pénis) sous sa jupe. Les garçons des îles Salomon mâchent la longue racine pivotante d'une certaine plante : plus la racine est longue, et plus longue sera leur chevelure. Les voleurs de Java répandent de la terre prise sur une tombe dans la maison qu'ils projettent de voler ils espèrent ainsi communiquer aux habitants de la maison un sommeil de mort. Le magicien Babemba compose un charme en mélangeant une portion du cerveau ou du cœur d'un lapin (l'animal proverbialement astucieux) à la racine d'une certaine plante qui développe des traînées particulièrement prenantes dans tous les sens ; le voyageur qui l'emporte avec lui est assuré de voyager sans incident. Les Indiens Cuna (isthme de Panama) conseillent à celui qui veut devenir habile dans 1e tressage des paniers de commencer par mettre dans son bain des nids d'oiseau particulièrement ingénieux. Si vous plantez du manioc, vous avez intérêt à saisir une femme grasse par la jambe : les racines de la plante seront sûrement épaisses et vigoureuses. Les Indiens Papago de l'Arizona fabriquent une boisson enivrante avec le fruit du cactus géant. Le fruit, qui ressemble à une figue, mûrit juste à la fin de la saison sèche, et son jus passe de ce fait pour le prototype de la pluie attendue. Pour attirer cette bénédiction, chacun doit boire son saoul de boisson, jusqu'à plus soif, comme la terre imbibée de pluie. Un médecin Cherokee met dans une décoction de destination vermifuge quelques tiges rouge chair de pourpier commun, parce que ces tiges
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ressemblent aux vers à expulser. Il y mêlera aussi un silex aigu qui communiquera ses qualités coupantes au remède et lui permettra de mettre les vers en pièces.
La transmission peut être purement verbale et s'opérer au moyen de formules magiques. Les guerriers Yoruba, en partance pour une expédition, répètent la phrase : « La coupure de l'espadon tranche bien à travers. » En s'identifiant de la sorte à l'animal redoutable, ils assurent leur succès dans la bataille, l'espadon passant pour couper en deux tous ses ennemis. Pour prévenir la gelure, l'Indien Cherokee, avant de se mettre en route par un matin froid, frotte ses pieds dans la cendre du feu et chante un couplet de quatre vers qui lui communique tour à tour la résistance au froid du loup, du cerf, du renard, de l'opossum : quatre animaux qui passent pour être réfractaires au froid. Après chaque vers il imite le cri et les mouvements caractéristiques de l'animal mentionné. Chez les Chukchi de la Sibérie nord-orientale une femme jalouse décrit sa rivale comme un morceau de charogne (« vieille charogne bouffie de pourriture ») et son mari comme un gros ours crevant de faim. L'ours mange de la charogne, la vomit et dit : « Je n'en veux pas. » En même temps la femme se désigne comme un jeune blaireau qui vient de jeter son pelage. Le mari alors la regarde à nouveau avec tendresse, renonce à sa liaison et revient à son premier amour.
La transmission peut s'opérer par des actes manuels imitant ou anticipant en miniature l'issue désirée. Lorsqu'ils ont besoin de pluie, les Havasupai (une tribu de l'Arizona) placent un bâton encoché à plat sur une corbeille renversée et le frottent alors avec un autre bâton. Le son produit passe pour rappeler le coassement de la grenouille, un animal en rapport avec l'eau. Pour rassembler les nuages et faire tomber la pluie, les Shoshones sifflent dans des joncs : ici le sifflement symbolise manifestement les coups de vent qui annoncent l'arrivée d'un orage. Lorsque le buffle manquait, les Shoshones coupaient le tendon d'un buffle qu'ils avaient abattu, et, après s'être noirci les doigts avec du charbon de bois, couvraient le tendon de points noirs. Cela fait, ils le mettaient sur le sol et allumaient dessus un feu : les bouts, par l'effet de la chaleur, se rapprochaient progressivement l'un de l'autre comme les buffles qui se rassemblent de directions opposées. Après quoi, ils étaient sûrs d'une chasse fructueuse imminente. Lorsque les Indiens Corbeaux désiraient l'apparition du buffle, le magicien du gibier prenait un crâne de buffle qu'il renversait, le mufle tourné vers le camp ; lorsqu'on
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avait tué assez d'animaux, il retournait le crâne dans l'autre sens.
Les actes manuels symboliques de ce genre agissent sur gens et choses à distance, parfois même très loin, en raison de la relation intime qui s'établit entre eux et le magicien. La femme de Bornéo dont le mari est en campagne prend soin de cuire et de répandre chaque matin du pop-corn dans la véranda pour qu'il ait les mouvements agiles. Elle portera un glaive jour et nuit pour qu'il ait toujours l'esprit à ses armes. Chez les Bathonga, tandis que le mari est parti chasser l'hippopotame, sa femme principale doit s'enfermer dans la hutte. En demeurant dans l'enceinte circulaire de celle-ci, elle enferme l'animal dans le cercle formé par les canots des chasseurs sur la rivière et l'empêche de s'échapper. La femme du chasseur Kwakiutl mange peu, demeure aussi tranquille que possible et prend soin de marcher lentement. Grâce à cette lenteur de mouvements de la femme, les animaux seront lents eux-mêmes et se laisseront prendre facilement par son mari. La femme d'un chasseur de phoques demeure étendue sur son lit recouverte d'une natte neuve afin que son mari puisse surprendre le phoque endormi.
La magie qu'on pourrait appeler imagière ou iconique se sert d'effigies, de figurines ou d'autres représentations de l'objet à affecter magiquement. L'image peut n'offrir parfois qu'une ressemblance lointaine avec l'objet dont elle tient lieu ou même n'offrir aucune ressemblance du tout. Elle n'en symbolise pas moins l'original parce que telle est la volonté du magicien, et elle lui fournit, de ce fait, un objet sur lequel décharger ses sentiments d'affection, d'envie ou de haine. Dans les îles Loyauté, la femme dont le mari ou le fils est à la guerre prend un morceau de corail qui figure l'absent et, de sa main droite, le meut de haut en bas et de bas en haut pour indiquer les mouvements du combattant. De sa main gauche elle balaie les obstacles imaginaires de son avance. Chez les Wachagga du Kilimandjaro, lorsqu'un jeune homme mourait avant d'avoir subi la circoncision, on était tenu d'accomplir symboliquement le rite pour lui permettre de rejoindre les ancêtres tribaux et de se marier dans leur royaume d'outre-tombe. On employait à cette fin une fleur de bananier dont le pistil était l'objet d'une circoncision en forme. Dans le cas d'une jeune fille morte sans avoir subi l'incision, on pratiquait l'opération sur une banane. La banane était ensuite déposée dans une hutte en miniature représentant la hutte où la jeune fille serait restée confinée jusqu'à son rétablissement.
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Pour multiplier ses animaux domestiques, l'Indien Cora du Mexique en fait des imitations en cire ou en argile ou encore les sculpte dans le tuf et dépose les images dans une caverne de la montagne. (Le Cora considère les montagnes comme la source de toutes les richesses.) Il doit faire autant d'images qu'il désire de vaches, de chiens ou de poules. Chez les Indiens Thompson de la Colombie britannique, la femme d'un joueur prend une pierre allongée, ou plus souvent un marteau de pierre, qu'elle suspend à une corde au-dessus des oreillers de son mari. Si elle apprend qu'il n'a pas de chance au jeu, elle fait tourner rapidement la pierre « afin de renverser ainsi sa chance ».
Dans les formes plus complexes de magie, surtout noire, ces différentes méthodes de transmission sont souvent combinées. Chez les Murngin du territoire nord de l'Australie, un sorcier peint sur une pierre l'effigie de sa victime souhaitée avec la tête, les bras, les doigts, les jambes et le scrotum d'un homme. Le nez, les oreilles, les pieds et le pénis sont ceux d'un kangourou. Tout en dessinant son image, il s'adresse à elle en ces termes : « Tu tueras un tel et un tel », et il précise le nom de l'homme. Il allume un feu sous la pierre qui finit par éclater sous l'effet de la chaleur avec un bruit de détonation. Alors l'opérateur sait que l'âme de l'homme visé, si éloignée qu'elle soit, poussera un cri de douleur. Le corps de l'homme se gonfle, son nez saigne, ses coudes et ses ongles éclatent, ses doigts se détachent, sa peau et ses testicules éclatent. Il ira un an, après quoi il mourra. Dans le cas particulier qui a fourni la matière de notre description, l'homme mourut en fait de la lèpre. Mais sa famille garda la conviction de lui devoir la vengeance : un ennemi d'un autre clan devait avoir causé sa maladie (W. L. Warner).
Dans les îles occidentales du détroit de Torrès, la plante kuman se brise par temps sec en segments qui offrent souvent une étroite ressemblance avec certains os longs du squelette humain. Le sorcier ramasse ces segments et leur donne à chacun le nom d'un membre du corps de la victime qu'il veut faire. Alors il s'accroupit à la façon du pygargue, et, imitant la manière qu'a l'oiseau de décharner les os, il rejette les segments derrière son dos. S'il quitte la place sans se retourner sur les segments, son ennemi mourra. Mais, s'il les ramasse et place une médecine sur eux, son ennemi se rétablira.
Dans l'île Wogeo de l'archipel Schouten, au large de la côte nord de la Nouvelle-Guinée, une incantation très répandue
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pour la protection des aréquiers produit la gangosa sur le voleur. Il s'agit d'une affection cutanée particulièrement répugnante qui va souvent jusqu'à la perte du nez tout entier. La formule débute par une adresse au personnage mythique qui est censé s'en être servi le premier. Puis on demande au pygargue de « dévorer la face de celui qui vole ». On mentionne de même des mille-pattes, des fourmis noires et la pastenague. La mention de l'oiseau s'explique par le fait que l'ulcère « gangoseux » ferait croire qu'un oiseau ou un autre animal a arraché la chair de la victime. Les mille-pattes, les fourmis et la pastenague sont là à cause de leurs piqûres douloureuses. Tout en prononçant son incantation, le magicien mime les gestes du pygargue déchirant sa proie. La formule est si redoutable que le propriétaire des palmiers ne se hasardera pas à cueillir ses noix avant d'avoir accompli un autre rite pour invalider la magie.
À Motlav (une des îles Banks), une forme de magie noire met en œuvre des restes de repas, des rognures d'ongles ou des excréments de l'homme visé. Par exemple, le sorcier fait rôtir un igname, le rompt en deux et en donne la moitié à son ennemi. Il fait semblant de manger l'une des moitiés, mais par un tour de passe-passe il échange les parts. Une fois en possession des reliefs de son ennemi, il doit réciter sur eux des formules puissantes et utiliser certaines substances réputées pour leur richesse en mana. La victime meurt quand ces conditions ont été remplies. Si le dernier rite fait défaut, elle vit indéfiniment, bien que dans un état d'affaiblissement. Le déroulement du processus demande au moins six mois, et la victime ne commence à ressentir ses fâcheux effets que trois mois après que la magie a commencé d'opérer.
Les Malais péninsulaires pratiquent diverses formes de magie noire au moyen de figures de cire représentant leurs victimes. L'une des méthodes consiste à recueillir des rognures d'ongles, des poils de cheveux, de sourcils, de la salive et autres parties détachables de la personne visée et à les disposer à la ressemblance de celle-ci au moyen de la cire d'un rayon abandonné. Vous roussissez lentement le visage en le tenant sur une lampe chaque nuit, pendant sept nuits de suite, en disant : « Ce n'est pas la cire que je roussis, c'est le foie, le cœur, la rate d'un tel que je roussis. » Cela fait, vous brûlez l'effigie, et votre ennemi mourra. Une méthode plus compliquée consiste à faire l'image d'un cadavre et à la percer avec la ramille pointue d'une palme à l'endroit que l'on désire atteindre. Un coup aux yeux rend la victime aveugle, un coup à la tête, à la poitrine ou à la
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ceinture la rend malade. Si l'on désire causer la mort, il faut transpercer l'effigie du haut en bas, de la tête aux fesses. On enveloppe alors l'effigie dans un linceul, on prie sur elle comme on ferait d'un mort, et on l'enterre au milieu du chemin qui mène à la demeure de la victime de manière à être sûr qu'elle passera dessus (W. W. Skeat).
Un magicien Montagnais s'y prit de la manière suivante pour tuer un sorcier étranger distant d'une centaine de lieues. Il prépara ses charmes qu'il plaça dans un récipient de cuir. Puis il prit deux pieux particulièrement pointus qu'il enfonça de toutes ses forces dans le sol en biais dans la direction de l'ennemi, en disant : « Ici est sa tête. » Puis il descendit dans une tranchée profonde et asséna à l'un des pieux de violents coups d'épée et de poignard tout en tenant dans les mains sa trousse de charmes. Il sortit alors de la fosse, jeta aux pieds des spectateurs ses armes couvertes de sang et annonça que le sorcier étranger, maintenant grièvement blessé, ne tarderait pas à mourir.
Les objets matériels, les expressions verbales ou les actes manuels peuvent revêtir un emploi analogique et souligner davantage encore l'intention précise du sorcier. Désire-t-il la pluie, il dit : « Pluie » en même temps qu'il crache de l'eau pour imiter l'averse. Avant de partir pour la chasse, il se pique lui-même avec une flèche de manière à saigner, comme l'animal blessé, ou encore il fait toute une série de contorsions imitant la bête qui se débat dans le piège. Pour obtenir une meilleure récolte, il aura commerce avec sa femme dans son jardin (5). Une grande partie du symbolisme des danses de chasse, du rituel pluvial, etc., a valeur de « langage par signe » et suggère l'effet désiré plutôt qu'il n'agit directement sur sa réalisation. L'exemple entraîne à l'imitation, et cette méthode si efficace chez les êtres humains peut être considérée comme également fructueuse dans les rapports avec le monde animal et les forces impersonnelles de la nature. Mais des paroles ou des actions destinées à montrer ce qu'il faut faire ont dû finir, à force d'être répétées, par être regardées comme efficaces par elles-mêmes et acquérir ainsi un caractère magique. Même des êtres spirituels peuvent être considérés comme sensibles à cette forme de magie.
Chez les Arunta du Centre australien, chaque groupe totémique local a sa cérémonie d'intichiuma, destinée à multiplier la plante ou l'animal qui donne son nom au groupe. Dans l'intichiuma de la Chenille witchetty, les opérateurs se rendent dans une caverne où se trouve un grand bloc de
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quartzite représentant la chenille adulte. Tout autour sont de petites pierres rondes figurant ses œufs. Le président se met à chanter en tapotant le bloc avec une auge de bois utilisée par les femmes pour porter la nourriture. Tous les autres hommes tapotent le bloc avec des rameaux cueillis aux gommiers et chantent des couplets dont le refrain invite l'animal à pondre. Le président prend alors une des petites pierres et frotte avec elle chaque homme à l'estomac en disant : « Vous avez mangé beaucoup de nourriture. » Une cérémonie analogue, avec des invitations chantées adressées à l'animal pour qu'il vienne de partout et ponde, est renouvelée à côté d'un gros rocher à la base duquel une autre pierre représentant la chenille adulte est censée enfouie (Spencer et Gillen).
Dans la magie horticole des Papous Kiwai, certains objets ont la vertu d'enseigner « à pousser aux ignames, aux patates, aux cocotiers et à la canne à sucre. Quand on plante les ignames, on enduit parfois les racines de quelques-unes d’entre elles avec une mixture à base de bave d'amphibiens, de terre et d'eau de leur trou, d'herbes odorantes, d'huile de coco, de plume d'oiseau de paradis et d'un tendon de casoar ; à quoi l'on ajoute une petite pierre. Les amphibiens, qui se fraient un chemin à travers le sol, montrent aux pousses d'igname comment percer la terre et se propager à travers le jardin. La bave rend les tubercules lisses, sans protubérances disgracieuses. L'oiseau de paradis et le casoar, qui passent pour avaler telle quelle leur nourriture et pour faire pousser de nombreuses plantes en les fumant de leurs excréments, enseignent aux ignames à pousser dans tous les sens. La pierre leur apprend comment devenir grosses et fortes (6).
Le Dobuan qui veut que sa jeune vigne produise un feuillage épais attire son attention sur divers arbres et arbustes feuillus. Quand il veut que les tubercules deviennent gros, il les adresse à la butte élevée par une espèce de coquillage. S'il lui plaît d'avoir des ignames à protubérances, il dit qu'il se pelotonne de froid. Toutes ces remarques sont faites « délicatement n, car la vigne, les tubercules et les ignames veulent être traités avec attention : on doit leur montrer ce qu'il faut faire, non le leur commander. De même, en Nouvelle-Irlande, un indigène exprime le vœu que son taro devienne aussi grand que la feuille de tsuri ; qu'il devienne gras comme certain poisson ; et qu'il croisse aussi vite que telle herbe bien connue. Pour faire d'un chien un bon limier, on le compare à un requin, et on souhaite que le chien courre la brousse à attraper
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des cochons sauvages comme le requin parcourt l'océan à la recherche de sa proie. Un homme veut-il engraisser son cochon domestique, il souhaite le voir devenir aussi gros que tel arbre connu pour ses dimensions énormes.
Le magicien de la Nouvelle-Calédonie qui veut produire le beau temps gravit une haute montagne exposée aux premiers rayons du soleil levant. Au moment précis où le soleil émerge de la mer, il met le feu à un ballot de charmes suspendu au-dessus d'une pierre plate. Les charmes comprennent du corail, trois espèces de plantes – toujours trois – deux boucles de cheveux pris à un enfant vivant de sa famille et deux dents ou mieux un maxillaire entier du crâne d'un ancêtre. Tandis que la fumée se déroule, il frotte la pierre d'autel avec du corail sec et invoque ses ancêtres en disant : « Soleil ! Je fais ceci pour que tu sois chaud et que tu dévores tous les nuages du ciel. » Il répète la même cérémonie au coucher du soleil. Les paroles du magicien expriment ainsi la signification de son acte symbolique : « Comme le feu semble dévorer la fumée qui monte de lui, le soleil doit ‘dévorer’ les nuages. » (Lambert.)
Un charme maori prend souvent la forme d'une affirmation énonçant une analogie avec l'effet à obtenir ou avec la situation désirée. C'est ainsi que la formule pour donner vitesse et élégance à un canot pourra mentionner la rapidité du vol de l'oiseau ou la légèreté de la mouette planant sur les eaux. Ou bien elle mentionnera les noms de bois connus pour leur flottabilité.
Dans l'archipel Kei, au sud-ouest de la Nouvelle-Guinée, les femmes dont le mari est parti pour un raid apportent des fruits et des pierres, les oignent et les déposent sur une table. Puis elles implorent leurs seigneurs, le soleil et la lune, de faire rebondir les balles sur l'être aimé comme les gouttes de pluie rebondissent sur les fruits et les pierres qui ont été huilés.
Chez certaines tribus tibéto-birmanes de l'Assam, il est courant, en période de sécheresse, de tuer un poisson et d'en disperser les morceaux sur la route du village. On informe ensuite les divinités que les poissons meurent faute d'eau. Dans le Manipur on trouve une autre méthode pour aviser, les dieux de la pluie. La population hale ses bateaux dans la vase du fossé, et le rajah, dont le bateau de course conduit la procession solennelle, prie alors les puissances spirituelles d'envoyer la pluie.
Au cours de l'un des festivals des Oraon de Chota Nagpur, chaque chef de famille place un crabe vivant dans le foyer.
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Tandis que le crabe crépite sous la chaleur, les femmes s'écrient : « Que nos lentilles et nos légumineuses fassent éclater ainsi leurs cosses. » Lorsque la bête raidit ses pattes et les ramasse, présentant la ressemblance d'une grappe de cosses, les femmes disent : « Que les cosses de nos lentilles et de nos légumineuses deviennent aussi épaisses et pleines que ce crabe. » (S. C. Roy.)
On trouve dans la magie du Japon moderne plusieurs pratiques qui paraissent inspirées par le désir d'éclairer les êtres spirituels sur ce que l'opérateur attend de leur puissance. Une légende rapporte qu'un ermite voulut élever un temple « au dieu qui serait le mieux en mesure d'assurer le salut de la race humaine ». Deux divinités, qui se présentèrent, furent rejetées comme n'étant pas assez farouches ni assez fortes pour mettre à exécution la grande entreprise. L'ermite alors demeura sept jours « les yeux féroces et les poings serrés pour mieux faire comprendre aux dieux la nature de ses exigences ». À la fin lui apparut un être « pâle de rage concentrée » et répondant nettement à ses désirs. Dans certains districts montagneux, en période de sécheresse, certains hommes entreprennent une expédition de « prières pour la pluie ». Ils gravissent le sommet le plus haut accessible où demeure la plus puissante des divinités qu'ils veulent invoquer. Ils allument alors un feu de joie devant l'autel du sommet, tirent des coups de fusil, poussent des cris, font dévaler des pierres le long des pentes, toutes manières de représenter l'orage qu'ils désirent. L'auteur auquel nous empruntons ces renseignements s'abstient de trancher si ces pratiques et autres analogues ont pu être à l'origine purement magiques pour s'adapter ensuite à la croyance à des êtres spirituels ou si elles représentent une dégradation de conceptions animistes (W. L. Hildburgh).
On relève dans la magie noire japonaise certaines pratiques dépourvues de toute allusion à l'activité d'êtres spirituels. Quand, par exemple, on se sert d'une image pour représenter la personne à qui nuire, l'effet produit sur l'image est censé reproduit sur la victime directement. En revanche, dans d'autres majinai – c'est le nom donné à ces pratiques – l'image employée semble bien avoir eu pour objet primitif d'orienter un dieu ou un esprit offensé ou irrité. Dans une forme de magie amoureuse, la femme offensée se rend de nuit auprès de l'arbre sacré d'un autel voisin de sa maison et, après avoir affirmé ion dessein et le nombre de visites qu'elle fera, enfonce un clou à travers une image qu'elle fixe à l'arbre. Elle s'acquitte
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du nombre promis de visites et chaque fois enfonce un nouveau clou dans l'image et l'arbre. Lorsque le nombre requis de clous aura été enfoncé, le sang doit sortir de l'arbre si la victime est condamnée à mourir. W. H. Hildburgh, que nous citons ici, explique cette pratique par le dessein d'irriter l'esprit qui habite l'arbre et de le pousser à chercher vengeance dans la direction indiquée par les blessures de l'image.
Les Akikuyu s'adressent secrètement à un forgeron pour le plus puissant et le plus destructeur des anathèmes. « Que les membres de cette famille aient leur crâne écrasé comme j'écrase ce fer avec mon marteau ! Que leurs entrailles soient saisies par les hyènes comme je saisis ce fer avec mes tenailles ! Que leur sang jaillisse de leurs veines comme les étincelles volent sous mon marteau ! Que leur cœur gèle de froid comme je refroidis ce fer dans l'eau ! » Ces malédictions produisent leur effet, les personnes visées fussent-elles éloignées de cent milles (C. Cagnolo).
Les Azandé du Soudan anglo-égyptien, pour accélérer la croissance des melons, se servent d'une variété de hautes herbes (bingba) qui poussent avec exubérance en terre cultivée. Un homme lance l'herbe comme un dard et transperce les larges feuilles de ses melons. Après avoir dit : « Vous êtes des melons, vous serez productifs comme le bingba aux fruits abondants. » De même, en piquant les tiges de bananier avec des dents de crocodile : « Vous êtes des dents de crocodile, je pique les bananes avec elles ; puissent les bananes être prolifiques comme des dents de crocodile ! » (E. E. Evans-Pritchard.)
Les Indiens du Pérou, à la veille d'une expédition guerrière, avaient coutume de faire jeûner certaine brebis noire pendant plusieurs jours, puis ils la mettaient à mort en disant : « De même que le cœur de ces animaux est affaibli, fais que soient affaiblis nos ennemis. » (J. de Acosta.)
Les Indiens Mandanes, une tribu Sioux, célébraient une danse masquée lorsqu'on n'avait pas vu de buffle pendant un certain temps aux abords du village. La danse ne manquait jamais d'attirer les animaux en question, puisqu'on la poursuivait jusqu'à leur apparition. Chaque danseur portait un arc ou une lance et revêtait la tête et les cornes d'un buffle complétées par un bout de peau et la queue. « Lorsqu'un des danseurs est fatigué par l'exercice, il l'indique en se courbant en avant et en penchant son corps vers le sol. Lorsqu'un autre tire de l'arc sur lui et le frappe avec un trait émoussé et qu'il tombe comme un buffle, les assistants le saisissent et le
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traînent par les talons en dehors du cercle en brandissant leurs couteaux autour de lui. Après avoir reproduit sur lui tous les gestes de l'écorchage et du dépeçage, ils le laissent, et sa place est prise par un autre qui danse dans le cercle avec son masque ; ce jeu de relais permet de prolonger la scène de nuit et de jour, jusqu'à obtention de l'effet désiré, à savoir faire venir le buffle. » (G. Catlin) (7).
Le rite magique implique normalement un acte manuel, une expression orale (formule ou incantation) et l'emploi d'un certain matériel inanimé (charme ou «médecine ») possédant une puissance occulte de lui-même ou en vertu d'une attribution. Il n'y a aucune raison de considérer l'un des trois éléments comme primitifs et les autres comme dérivés, puisqu'un système de magie peut mettre l'accent soit sur l'acte manuel, soit, sur la formule ou sur le charme. Il va de soi, en outre, que, lorsqu'on les trouve combinés dans un rite particulier, l'un d'entre eux peut prendre la plus grande importance dans l'esprit de l'opérateur. Tous les trois sont susceptibles d'une extension considérable. De simples actes manuels peuvent aboutir à des rituels compliqués ; des formules brèves évoluer en formules étendues ; des charmes se multiplier et se diversifier sans limites. L'art de la magie tend à se compliquer de plus en plus, à accroître son ésotérisme, sa pratique finissant par être le monopole d'un corps professionnel de thaumaturges.
Accompli comme il faut, le rite magique a une efficacité qui s'ajoute à celle de ses éléments constituants. Le magicien doit choisir une occasion propice et l'endroit convenable. Il peut se faire qu'il ait à réitérer son action, entièrement ou en partie, plusieurs fois, suivant le caractère mystique ou symbolique si souvent attribué à certains nombres (8). Il doit, en outre, être lui-même qualifié comme officiant, souvent par l'observance de tabous alimentaires et sexuels, par des ablutions préliminaires et par le port d'un costume approprié spécial (9). Ces conditions réunies, il exécute ses actes, prononce ses formules et joue de ses charmes. Toute erreur ou omission dans l'action, toute interruption du fait d'une personne non qualifiée est tenue pour invalider le rite et la magie, parfois avec les pires conséquences pour l'officiant et pour les autres. Les observances magiques sont, comme on voit, nettement distinguées et séparées de celles de la vie courante. Elles prennent place dans une atmosphère d'anormal qui leur confère un. caractère dynamique à eux. Lorsque, en période de sécheresse, les Bagobo de Mindanao lavent leurs porcs et
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leurs chèvres, leur batterie de cuisine, ou que, pour arrêter la pluie, les Kaingang du Brésil font bouillir de l'eau de pluie jusqu'à complète évaporation, il faut bien supposer que ces actes s'exécutent avec décence, et même solennité. Ils appliquent des méthodes depuis longtemps consacrées et peuvent s'accompagner de chants, de danses ou d'autres actes rituels. Il n'est pas dit qu'il pleuvra chaque fois qu'un Bagobo lave son cochon ou que la pluie cessera chaque fois qu'une Kaingang fait bouillir l'eau de ses repas.
C'est même un fait que, dans une communauté, la signification attachée à un rite magique variera beaucoup suivant que son exécutant est un professionnel ou n'est qu'un amateur. En règle générale, tout un chacun connaît quelques formules simples ou possède quelques charmes grossiers qu'il a le sentiment de pouvoir utiliser à l'occasion sans autres façons. Pour la magie intéressant le bien-être du groupe social ou de ses membres les plus en vue, on exige d'ordinaire les services d'un opérateur régulier, et ils impliquent de sa part une préparation beaucoup plus compliquée. D'une communauté à l'autre, des différences considérables peuvent intervenir dans la mise en scène du rite, la succession des parties et l'état spécial de l'officiant. La magie systématique des Trobriandais – celle qui intéresse, par exemple, la confection d'une pirogue, une campagne de pêche, la culture d'un jardin – est très rigoureuse sur les détails de l'exécution. Dans l'esprit du primitif le rite magique n'est pas moins nécessaire au succès de l'entreprise que l'activité pratique qui l'accompagne. En revanche, chez les Azandé, le rite magique n'a rien de formaliste. Les actions, les formules, la succession des unes et des autres s'y accommodent de nombreuses variantes. L'ensemble de la cérémonie est beaucoup moins rigidement défini que dans l'aire mélanésienne.
Il existe aussi des techniques magiques dont l'efficacité ne dépend guère, ou pas du tout, des actes manuels, des formules ou des charmes. Dans la mentalité de maint peuple primitif, la volonté humaine est susceptible d'être projetée dans une direction donnée et de réaliser les effets désirés par l'opérateur. Une volonté impérative, une concentration intense de pensée, l'autosuggestion (plus commune et infiniment plus facile à obtenir chez les primitifs que chez nous) peuvent suffire, renforcées par une forte poussée affective, à créer la foi qui transporte les montagnes.
Dans le Queensland du Nord, « un Noir désirera sérieusement qu'un fruit particulier ou quelque autre chose lui vienne
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à point, et il enverra une grande araignée le lui chercher, et la chose viendra. Les aborigènes côtiers ont une confiance particulière et absolue dans cette méthode pour satisfaire un désir particulier. » (W. E. Roth.) Dans le Centre australien, une femme Kaitish désire-t-elle faire du mal à une personne, elle commence par souffler sur ses doigts, puis elle agite ses mains de bas en haut et de haut en bas dans la direction de la victime visée. Elle a naturellement grand soin que personne ne surprenne son manège. La victime dépérit peu à peu jusqu'à n'être plus qu'un squelette. Chez les insulaires Boucaniers (nord-ouest de l'Australie), lorsqu'on voulait nuire à un membre d'une autre tribu, les hommes quittaient le camp pour se rendre dans un endroit sableux écarté. Là ils faisaient un trou dans le sable et y déposaient une effigie grossière de l'individu visé. « Ils concentraient leurs pensées sur celui auquel ils voulaient nuire, chantaient un chant étrange, et le mal était fait. L'ennemi contractait une forte fièvre et mourait probablement dans un jour ou deux. » (W. H. Bird.)
Quand un Orokaiva a deux femmes, la moins favorisée pratiquera à l'occasion le gose, le « mauvais vœu », contre lui. Par exemple, s'il rentre de la chasse avec du gibier et le donne entièrement à sa préférée, la femme méprisée soulage sa colère en pensant : « Très bien, la prochaine fois qu'il ira chasser, il perdra son temps. » Le mari rentre-t-il bredouille, il soupçonne probablement l'une ou l'autre de ses femmes de lui avoir souhaité mauvaise chance. Les Orokaiva croient de même qu'un mauvais souhait peut se transmettre par simple regard. Il suffit que votre ennemi vous coule un regard malicieux quand vous partez pour la chasse pour gâter toutes vos chances. Aussi est-il plus prudent, quand on va à la chasse tout seul, de quitter le village à la dérobée.
Lorsqu'un Elema part pour une randonnée amoureuse, il s'identifie quelquefois à la lune, les mythes prêtant à la lune une séduction particulière sur les femmes. Dans ce dessein il se sert du nom secret de la lune, Marai. Il ne chuchote pas à part lui : « Marai, aide-moi à vaincre cette femme» , mais il pense au fond de soi : « Je suis Marai elle-même, et j’aurai la femme. » (F. E. Williams.)
Les gens de l'île Tikopia, qui forme un poste avancé de la culture polynésienne, croient que la stérilité peut fort bien frapper un couple normal à la suite de la malveillance d'un tiers. Un prétendant éconduit, par exemple, enverra sa divinité personnelle (atua) produire toute une suite de fausses couches chez la femme. Les Maori avaient un mot spécial (hoa)
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pour désigner l'effort de la volonté humaine pour atteindre quelque chose à distance. Les paroles prononcées par l'opérateur étaient purement le conducteur reliant la puissance de volonté à l'objet visé. On recourait d'ordinaire à cette pratique dans le but de nuire à quelqu'un, mais on pouvait aussi bien le faire pour son avantage personnel : un guerrier s'en servait, par exemple, pour échapper plus vite à la poursuite de l'ennemi (10).
Dans les îles Nicobar, on croit que certaines personnes ont pouvoir de causer la mort de quelqu'un « rien qu'en y pensant ». Un homme qui a rêvé qu'il est l'objet d'un mauvais souhait de ce genre se hâte de fuir dans une autre île. Le coupable, si on le découvre, est attaché à un arbre, et on le laisse mourir de faim.
Chez les indigènes du sud-est de Madagascar, le terme vurike constitue pratiquement l'équivalent de la magie noire, car il s'applique à toutes les formules et tous les charmes secrets ordonnés à des desseins maléfiques. L'efficacité de ces éléments est proportionnée à la volonté de la personne qui les emploie, et, utilisés comme il faut, ils assurent exactement le résultat désiré. Les vurike les plus terribles sont ceux qui produisent leur effet à distance par un simple regard ou un geste dans une direction donnée. L’œil ou le doigt agit dans ce cas aussi promptement et sûrement qu'un éclair. Chez ces Malgaches, il n'est pas une maladie ou une épidémie, un accident
vurike.
Les Bergdama, une peuplade nègre de l'Afrique du Sud, sont convaincus que le mourant qui ne s'est pas réconcilié avec son ennemi ne saurait avoir une fin paisible. Aussi s'efforcent-ils de trouver l'ennemi pour l'amener au lit du moribond. Il n'y a pas de réconciliation verbale, mais le visiteur humecte ses mains avec sa salive et les passe sur la poitrine et le dos du patient. Son influence sera plus puissante encore s'il crache un peu de son urine sur le patient. Si l'ennemi ne vient pas en personne, il enverra au moins un vêtement portant trace de sa transpiration. Aussitôt le vêtement mis par le malade, l'effet désiré est acquis, et le mourant rend l'âme sans effort. L'individu auquel on fait appel dans cette circonstance ne se dérobe jamais.
Les Bakgatla du protectorat de Bechuanaland emploient le mot de boloi (« ensorcellement par la bouche ») pour désigner l'action de nuire à autrui par voie de haine. Ce boloi prend deux formes. Dans la première, un individu menace
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son ennemi de quelque malheur ou souhaite que ce malheur lui arrive, ou encore montre de l'hostilité à son endroit en pointant l'index vers lui. Il n'est pas nécessaire d'y ajouter des paroles : la personne visée sait qu'on a invoqué le mal sur sa tête, et, s'il lui arrive quelque maladie ou accident de n'importe quelle sorte, l'homme malveillant sera tenu pour responsable. Sous une autre forme, la personne offensée se contente de ruminer un grief sans prononcer de paroles ou faire de gestes. Son sentiment de vengeance, son « cœur amer » suffit à infliger le dommage voulu. Ce boloi est toujours le fait de quelqu'un de plus âgé. L'idée inspiratrice est que l'individu contre lequel il est dirigé a manqué au respect dû à ses proches plus âgés. La maladie déterminée par le boloi peut guérir à condition de laver le corps du malade, mais la toilette est réservée à la personne supposée à l'origine du mal. Si la personne argue de sa non-responsabilité pour se dérober, un magicien peut laver le patient. Son traitement passe néanmoins pour moins efficace. On fait appel au concours des ancêtres pour faciliter la guérison. Cette sorte de boloi est parfois imputée à la colère d'une personne décédée. En ce cas, on peut l'exorciser par le sacrifice propitiatoire d'un bœuf ou d'une chèvre sur la tombe de l'ancêtre offensé. Les mesures réparatrices ne sont pas toujours efficaces. Tant de gens meurent par suite de cette pratique que, au dire d'un indigène, « il n'est pas de paix dans la tribu ». Suivant une relation succincte intéressant toutes les tribus Bechuana, la colère d'un père, d'un grand-père, d'un oncle ou d'un frère aîné vivants est susceptible, tout autant que celle de parents défunts, de léser physiquement ceux contre lesquels elle est dirigée. Les enfants sont les plus exposés à son influence. Qu'un enfant tombe malade peu après une dispute de famille, le devin annoncera probablement que la maladie a été provoquée par l'un des aînés du père, soit dans la famille même, soit dans le clan. Il n'y a pas de remède tant que l'ancien, dûment apaisé, n'a pas lavé l'enfant avec une médecine et récité une formule sur lui.
Suivant les Ba-ila de la Rhodésie du Nord, une colère rentrée peut exercer un pouvoir destructeur. Le grognon qui n'est pas satisfait de la portion de viande d'élan qu'on lui offre mais dissimule son mécontentement sera cause de l'apparition d'un goitre ou d'un kyste chez son enfant ou un proche.
Les Wakondé du Nyasaland et du Tanganyika défendent rigoureusement de prononcer, quand on est en colère, le nom d'un frère : le faire pourrait causer sa mort. Les esprits, en entendant les paroles de colère, supposent qu'elles sont
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fondées et envoient une maladie ou combinent un accident qui détermine la mort de la personne nommée. Une fille qui méprise son père peut être frappée de mort si son père irrité en forme le désir. Une fille, raconte-t-on, poussa son père à un tel degré de colère que celui-ci pria les ancêtres de l'anéantir. Elle tomba malade le jour même et mourut le lendemain. Les amis ou les proches d'une personne absente, sans nouvelles d'elle depuis quelque temps, peuvent donner cours à leur peine ou leur mécontentement, et l'émotion qu'ils ressentent causer la maladie de l'absent. Un devin révèle au malade la cause de sa maladie et lui prescrit, en guise de traitement, de prendre une infusion d'une certaine plante et de réciter une formule. (« Que les paroles de ces gens retombent sur eux ! ») Les Sandawa croient que, lorsqu'une personne est fortement irritée, quelqu'un mourra dans le voisinage. L'idée est si enracinée qu'après une dispute ou un terme insultant on tue une poule, et on répand son sang tout autour pour apaiser la vengeance des ancêtres. Le missionnaire (M. van de Kimmerade) que nous citons ici parle d'un catéchiste qui avait eu une violente altercation avec sa femme. Un voyageur qui traversait le village surprit ses paroles. Il tomba malade avant d'arriver chez lui et mourut quelques heures plus tard. Quand le devin apprit ce qui s'était passé, il taxa le catéchiste de trois vaches et trois chèvres en guise de dommages et intérêts pour la vie du voyageur.
Chez les Dinka du Soudan anglo-égyptien, un homme « puissant » peut rendre les gens malades sans les voir , « en le désirant dans son cœur ». À une telle maladie il n'y a pas de remède. Suivant les Acholi, la malveillance ou l'envie du premier venu porte malheur à la personne sur qui elle tombe. Le seul moyen de parer l'effet est de «bénir » la personne touchée, ce qui se fait en la lavant avec de l'eau d'un bol dans lequel chaque habitant du village a craché. Alors l'homme retrouvera sa bonne chance.
Les Bangala du haut Congo, avec bien d'autres peuplades africaines, exigent d'une personne accusée de sorcellerie de se disculper par l'ordalie du poison. Refuse-t-elle, on la tiendra pour coupable. Il arrive qu'une personne hyperémotive et, réellement innocente ne veuille pas boire le poison, persuadée qu'après tout elle pourrait bien être le sorcier recherché.
Que faut-il en effet pour être coupable ? Avoir désiré forte ment la mort de quelqu'un. Or, «que de fois une incontrôlable. colère leur a fait souhaiter la mort l'un de l'autre » (J. H. Weeks).
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Chez les Ga de la Côte de l'Or, la pratique de la sorcellerie n'implique pas l'usage de formules, de médecines ni de rites. Son influence mauvaise est « simplement projetée à volonté par l'esprit du sorcier ».
Lorsqu'un Indien Lengua exprime le souhait de la pluie ou d'un vent frais du sud, ses voisins qui ne désirent pas de changement de temps protestent vivement et le prient de ne pas persévérer dans son idée. Les Indiens Chorti du Guatémala n'ont pas besoin du sorcier pour envoyer une malédiction. N'importe qui peut envoyer maladie ou mort à son ennemi, à sa famille ou à ses animaux domestiques, « à condition de désirer assez souvent ce malheur ». On se rend d'ordinaire dans un lieu écarté, et là on prononce sa malédiction à voix forte. Elle est alors portée jusqu'à la victime par les dieux du vent. La tribu mexicaine des Tarahumara impute la maladie et même la mort à « de simples regards ou pensées » dirigés par des individus sur leurs offenseurs. La première idée du malade est : « Qui ai-je irrité contre moi ? Qu'ai-je pris que je dusse laisser et qu'ai-je gardé que je dusse donner ? » Alors le pauvre homme de parcourir le village en compagnie de sa femme pour essayer de découvrir celui qui l'a ensorcelé. S'il le découvre et réussit à l'apaiser, il se remettra.
Les Zuñi estiment que les gens ordinaires peuvent ensorceler au moyen d'une pensée d'envie, tandis que, dans le pueblo de Laguna, seule l'envie des hommes-médecine est censée posséder cette puissance magique. En période de sécheresse, les Hopi sont exhortés à ne pas penser qu'il ne pleuvra pas
« Rejetez vos mauvaises choses; laissez venir la pluie. » Mais il est connu que des gens mal intentionnés désirent effectivement qu'il ne pleuve pas et même injurient les nuages. Les personnes soupçonnées peuvent être saisies et torturées pour leur faire avouer leur méfait et le moyen de porter remède à leurs machinations (11). Un Navaho ne doit jamais exprimer le désir d'une mort, car ce désir pourrait se réaliser : « Nul ne sait la puissance des mots prononcés ni tout le chemin qu'ils font. » En outre, l'esprit de la victime peut manifester l'identité du malveillant et lui infliger un terrible châtiment, comme la folie ou une maladie mortelle.
L'Indien Naskapi dispose d'une force considérable dans sa « puissance de pensée ». L'une des manifestations de celle-ci est le désir. Les histoires ne manquent pas de chasseurs, de prestidigitateurs et de héros légendaires qui ont réalisé leurs vœux par un simple désir. L'une des méthodes consiste dans le recueillement silencieux par lequel une personne
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concentre son esprit sur l'objet voulu et attend de son Grand Homme (son âme comme agent directeur) qu'il en fasse une réalité. On peut renforcer le désir en chantant, en battant du tambour, en agitant une crécelle ou en contemplant les dessins d'un ouvrage de perles, en broderie ou toute autre décoration.
Chez les Omaha, le pouvoir de la volonté pouvait être employé pour léser une personne. Les membres d'une société ou d'une chefferie honoraire exerçaient quelquefois l' « énergie directrice » qui était leur privilège pour châtier un fauteur de désordre dans le clan ou une personne ayant offensé les chefs. Ils fixaient leur pensée sur l'offenseur et mettaient sur lui les conséquences de ses actions, de sorte qu'il était exclu de toutes relations favorables avec les hommes ou les animaux. On redoutait particulièrement cette forme d'excommunication, qui aboutissait souvent à la mort de la victime (12).
Chez les Ponca, quand il y avait un individu à punir, tous les chefs se réunissaient et fumaient une pipe rituelle. Puis chacun d'eux appliquait sa pensée au coupable, tandis que le président prenait la pipe pour la curer. Ce dernier répandait un peu de cendres sur le sol en disant : « Ceci enflammera les mollets de l'homme! » Il tournait une deuxième fois le cure-pipe, prenait des cendres qu'il répandait en disant : « Ceci sera pour la base de ses nerfs, et il éprouvera, pour se mouvoir, une douleur (dans le dos). » Il renouvelait l'opération en disant : « Ceci est pour sa colonne vertébrale à la base de la tête. » Une quatrième et dernière fois il reprenait son manège en prononçant ces paroles : « Ceci est pour le sommet de sa tête. » L'homme mourait peu après (A. C. Fletcher).
Les Winnebago avaient une cérémonie dénommée « concentration de son esprit », que le chasseur célébrait avant de s'en aller chasser l'ours ou le cerf. Elle garantissait la prise du gibier. Pour l'Indien pieux, l'efficacité d'une cérémonie dépendait de la concentration mentale, que celle-ci portât sur les esprits, sur les détails du rituel ou la fin envisagée. Toute autre pensée devait être rigoureusement exclue. Très souvent l'insuccès d'une campagne ou d'un rite était rejeté sur l'insuffisance de la concentration préalable.
Dans la magie de certaines tribus de Californie, la direction de la volonté occupe une large place. C'est le cas, en particulier, des Yurok, dans l'extrême nord de l'État. Pour eux, l'expression suffisamment intense et répétée d'un désir donné est un puissant moyen de le réaliser. C'est ainsi qu'un homme,
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dans la nuit ou dans la solitude, ne cessera de s'écrier : « Je veux devenir riche » ou « Je désire des dentalia » (monnaie de coquillages), au besoin en pleurant en même temps. Ces affirmations ne semblent pas adressées à des esprits particuliers ou désignés par leur nom. Lorsqu'un Shasta avait été assassiné, ses amis et ses proches se mettaient à prier pour que le meurtrier fût blessé dans un accident et mourût. On comprenait généralement dans les prières les membres de sa famille. On se figurait souvent que ces supplications produisaient l'effet désiré. Dans la magie Hupa, « les mauvais désirs » sont puissants.
Dans les tribus côtières de la Colombie britannique, « lorsqu'un Indien est fâché avec un autre, sa façon la plus courante de lui montrer son mécontentement, en dehors du meurtre, est de lui dire quelque chose comme : « Sans tarder tu mourras. » Il n'est pas rare que la pauvre victime ainsi marquée vérifie la prédiction en mourant de terreur. En ce cas, les amis du défunt disent qu'il n'y a pas de doute sur la cause et par suite (si les circonstances leur permettent d'affronter le risque) fusillent à la première occasion le prophète de malheur pour son langage emporté. » (R. C. Mayne.)
Les Yukaghir de la Sibérie nord-orientale sont persuadés que les pensées contraires ou les incantations d'un individu malveillant d'un autre groupe peuvent couper net l'approvisionnement en gibier. Ils ne négligent rien pour se concilier un hôte ou un visiteur de passage et lui laisseront la part du lion dans la répartition du gibier.
Il est permis de conjecturer que beaucoup de techniques et de méthodes magiques, dans le domaine surtout de la magie noire, ont dû leur origine à ce vœu intérieur que nous avons décrit. Plus tard s'y sont ajoutés des gestes et des paroles qui durent être d'abord la libération plus ou moins spontanée, dans l'action, de la saturation affective du magicien. À force d'être répétés et à la faveur de la transmission, les actes manuels seront devenus stéréotypés et invariables, tandis que les expressions verbales évoluaient en formules conventionnelles et ne varietur. L'art magique en vint à être pratiqué comme une affaire d'usage, et la voie était ouverte à la création d'un système de magie plus compliqué encore et plus élaboré.
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NOTES DU CHAPITRE III
(1) E. M. Loeb observe avec raison que le développement marqué de l'idée d'âme en Indonésie semble avoir refoulé à l'arrière-plan l'idée de mana.
(2) Les qualités de touts ou de parties passent souvent pour se transmettre d'un objet à un autre en vertu d'une relation de sympathie existant entre eux. Les tribus australiennes qui pratiquent l’avulsion de dents au cours de l'initiation des garçons sont convaincues qu'un rapport étroit persiste entre ces garçons et les dents extirpées. Dans certaines tribus de la Nouvelle-Galles du Sud on plaçait la dent sous l'écorce d'un arbre voisin d'un point d'eau. Si l'écorce poussait sur la dent ou si celle-ci tombait dans l'eau, le garçon n'avait rien à craindre ; si, au contraire, la dent restait découverte et était parcourue par les fourmis, il souffrirait d'une affection buccale. D'après les Yerklamining (tribu du Sud Australien), si un autre qu'un homme-médecine touche le couteau de silex qui a servi à circoncire un garçon, ce garçon sera très malade. Le Mélanésien qui a été blessé par une flèche et qui a réussi à se l'approprier, tout au moins en partie, la gardera dans un endroit humide ou dans des feuilles fraîches; de cette façon, l'inflammation sera légère et de courte durée. Mais, si l'homme qui a décoché la flèche réussit à la reprendre, il la met dans le feu ; il garde, d'autre part, sa corde d'arc tendue et de temps à autre la tire, tendant du même coup les nerfs de la victime et causant chez elle des spasmes tétaniques.
La relation de sympathie peut être établie arbitrairement. La femme papoue qui est enceinte mais ne désire pas d'enfant taillade la peau d'un concombre puis répète l'opération sur elle à hauteur du diaphragme ; le concombre pourrit, et elle fait une fausse couche. Un guerrier du Nyasaland fend le ventre de l'ennemi qu'il a tué pour l'empêcher d'enfler. S'il négligeait la précaution, son propre ventre enflerait comme celui du cadavre en putréfaction.
La relation de sympathie entre consanguins ou membres d'une même communauté est à l'origine de diverses prescriptions qui n'impliquent pas la transmission de qualités. Lorsque les Papous Kiwai sont en campagne, les rares femmes qui ont affaire avec la maison de réunion des hommes doivent garder les feux allumés afin qu'il fasse « chaud » ; sinon les guerriers iraient à une défaite certaine. De même, tout le village observe le silence le temps que les guerriers sont en campagne, de peur que l'ennemi, averti, ne s'éclipse. Dans les villages des Dayak de la côte, tout le temps que les hommes sont en raid, on ouvre chaque matin avant l'aube la toiture de la maison commune afin qu'ils ne demeurent pas trop longtemps endormis et ne tombent pas dans les mains de l'ennemi. Suivant les Wagogo du Tanganyika, l'infidélité de la femme fait revenir son mari bredouille de la chasse. Chez, les Indiens Canelos de l'Équateur, les parents les plus rapproché d'un malade se mettent eux-mêmes au régime, car toute alimentation imprudente de leur part aggraverait son état. Les prescriptions de cette nature sont assorties de prohibitions correspondantes : toutes sortes d'observances touchant la grossesse et les couches, cas de couvade (« couches mâles »), règles d'abstinence observées par les chasseurs, les pêcheurs, les guerriers durant leur absence et par les proches et les amis restés à la maison, prescriptions alimentaires diverses, omission de certains noms et d'une manière générale des usages d'omission.
(3) Dans les îles Banks il n'est pas rare qu'un morceau de corail poli par l'eau offre une étonnante ressemblance avec un fruit à pain. « Un individu trouve-t-il une de ces pierres, il éprouvera ses vertus en la plaçant à la racine d'un arbre lui appartenant: une bonne cueillette ;
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prouvera qu'elle est en rapport avec un esprit favorable au fruit à pain. L'heureux possesseur acceptera alors, contre rémunération, de placer pour d'autres des pierres de nature moins évidente auprès de la sienne pour leur communiquer son mana. » (R. H. Codrington.)
(4) F. H. Cushing a souligné la vigueur et l'omniprésence de la « tendance dramaturgique » chez les Zuñi. Suivant les Zuñi, il est possible à l'homme de diriger et de mettre en branle les phénomènes de la nature. Comment ? En « commençant par faire symboliquement ce qu'il attend des éléments et en imitant la manière dont s'y sont pris, suivant la tradition mystique, les dieux ancestraux du temps de la création pour faire ou commander ces éléments ». Cette tendance se laisse observer dans les dispositions avec lesquelles les Zuñi abordent les conjonctures de la vie courante. Par exemple, puisqu'une pierre ayant subi de nombreuses percussions s'use plus rapidement que frappée pour la première fois, il sera avantageux de vaincre son entêtement en lui faisant subir une percussion rituelle préalable ; après quoi elle se comportera comme si elle avait vraiment subi un finissage et sera moins exposée
se briser.
(5) Chez les Kiwai, mari et femme ont commerce sexuel juste avant de planter les premières ignames, et le semen du mari est appliqué aux tubercules en qualité de puissante médecine. Dans certaines régions de l'île de Java; au moment où le riz est sur le point de fleurir, des couples de gens mariés se rendent de nuit dans les champs pour y pratiquer l'union sexuelle. Les Jakun de Malacca ont une solennité annuelle de plusieurs jours au cours de laquelle ils se livrent au chant et à la danse, se grisent de boissons en cours de fermentation et pratiquent « ce qu'on peut seulement appeler leur jeu d'échange de femmes ». L'ensemble de la cérémonie passe pour exercer une influence active sur les sources de la subsistance. Chez les Tangkhul de Manipur, avant de semer le riz et avant de le moissonner, « la rigueur de la moralité normale est interrompue par une nuit de licence débridée» (T. C. Hodson). Avant de commencer les semailles, les Oraon de Chota Nagpur célèbrent une solennité de plusieurs jours, le Sarhul. Les vieux boivent tant qu'ils peuvent, les jeunes – hommes et femmes – chantent, dansent et s'en donnent à plaisir sans autre frein que celui de la décence. Comme le propose notre source (S. C. Roy), l'aspect de saturnales de cette solennité semble inspiré par l'intention de promouvoir la fécondité de la terre. Avant de planter leurs cacaoyers, les Pipiles de l'Amérique centrale imposaient aux cultivateurs de ne pas s'approcher de leurs femmes pendant quatre jours pour leur permettre de « s'adonner à leur sensualité avec la plus grande intensité possible la nuit qui précéderait la plantation». Certaines personnes étaient spécialement désignées pour accomplir l'acte sexuel au moment même où l'on déposait les premières graines dans la terre (H. H. Bancroft).
(6) Lorsqu'un chien a tué un cochon sauvage, le chasseur coupe une oreille à celui-ci pour la donner à manger au chien. C'est là une sorte de médecine pour le chien qui lui « enseigne à agir de même la fois suivante ». Un sorcier qui veut nuire à des hommes partis harponner le dugong dans le récif se procure un morceau de bois pris à une vieille butte érigée sur une tombe et va le déposer sur le rivage tout près de l'eau. Au moyen d'un roseau ou d'un morceau fragile de bambou, il essaie de piquer le bois ; le roseau ou le bambou se brisent sous la résistance, et leur éclatement a pour effet d' « enseigner » aux hampes ou aux têtes de harpons à se rompre elles-mêmes (Gunnar Landtman).
(7) Les Mandanes célébraient, chaque printemps, une danse destinée à assurer la multiplication des buffles. Les officiants revêtaient une peau complète de buffle, avec cornes, sabots, queue, et prenaient une position horizontale pour imiter les mouvements de l'animal avec toute la fidélité possible. Le trait culminant de la cérémonie consistait a reproduire la saillie de la bufflesse par le buffle ; l'action se renouvelait
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quatre fois, « au plus grand divertissement des spectateurs» (George Catlin). Cette danse était aussi en usage chez les Hidatsa, une tribu apparentée aux Mandanes ; ici les jeunes hommes offraient rituellement leurs épouses aux vieux, qui acceptaient le plus souvent. Là encore, l'intention visait certainement la multiplication des buffles.
(8) Dans les petites îles des Nouvelles-Hébrides, le nombre 4 et ses multiples passent pour signifier « achèvement » ou « perfection ». Presque chaque opération magique met en œuvre quatre objets ou encore se déroule en quatre temps, ou bien l'incantation, composée de quatre parties, est prononcée quatre fois à la suite. Chez les Akikuyu du Kénya, le chiffre 7 est le moins faste de tous dans la divination exercée par les hommes-médecine. Les Cherokee accompagnaient la plantation et la culture du maïs de mainte cérémonie. On plaçait dans chaque colline sept grains de maïs (nombre sacré) que l'on ne repiquait pas. Lorsque le champ était tout à fait prêt, l'homme-médecine et son assistant (généralement le propriétaire du champ) y élevaient un petit enclos dans lequel ils entraient et s'asseyaient à même le sol, tête baissée. Tandis que l'assistant demeurait plongé dans le silence, l'homme-médecine, ses sonnailles en mains, chantait des invocations à l'esprit du maïs. Le rituel était répété quatre nuits de suite, après quoi personne ne se rendait dans le champ pendant sept nuits. L'officiant alors s'y rendait; si toutes les règles avaient été convenablement observées, il devait trouver de jeunes épis sur les tiges. Chez les Pieds-Noirs, le nombre 7 était sacré. Ils appelaient les Pléiades d'un nombre qui signifie « les sept parfaites ». Pour purifier un homme-médecine, on creusait dans le sol un trou en forme de triangle dans lequel on jetait sept pierres chauffées que l'on arrosait d'eau froide pour produire un bain de vapeur. Tout en se baignant, l'homme-médecine adressait une invocation aux Pléiades pour leur demander de l'aider à guérir diverses maladies. 9 est le nombre sacré des Goldi et d'autres tribus Toungouses : un chaman et ses assistants dessinent, en dansant, neuf cercles ou un multiple de neuf.
(9) Dans certaines régions, la nudité partielle ou totale de l'officiant est indispensable aux rites magiques. Dans l'île Rossell, une femme peut pratiquer la magie « en vertu de son pouvoir intrinsèque propre», à condition d'enlever ses jupes. Suivant les Maori, les organes de la génération étaient profondément pénétrés de mana ;l'homme qui prononçait une incantation se mettait la main sur ses organes sexuels pour renforcer le pouvoir de ses paroles. Dans l'Inde, la nudité est très répandue aussi bien chez les Hindous que chez les tribus aborigènes, qu'il s'agisse par exemple de rites pour faire cesser la pluie, pour disperser des nuages de grêle, pour chasser les puces d'un village ou guérir la paralysie du bétail. On la rencontre également dans certaines formes de magie noire. Au Maroc, où la sorcellerie passe pour sévir la veille du Nouvel An, certaines femmes se dévêtent la nuit pour aller en cachette chercher de l'eau à la fontaine d'un voisin et la faire servir à une magie maléfique. Chez les Tsul, lorsqu'on désire la pluie, des femmes se rendent dans un lieu écarté où elles sont à l'abri des regards masculins, et là, complètement nues, elles se livrent à un jeu de balle avec des louches de bois. Le jeu a par lui-même un effet magique, mais la nudité des joueuses en accentue encore la vertu. Chez les Ait Warain, deux ou quatre femmes nues jouent à une sorte de hockey avec des bâtons pour produire la pluie. Les organes sexuels ont un rôle dans certaines formes de magie des Chukchi. Leur intervention procure un « supplément de vertu » aux formules maléfiques. Un chaman noir désireux d'inventer une formule particulièrement puissante sort absolument nu par une nuit de clair de lune et dans cette tenue se met à appeler : « Lune ! Je te montre mes parties cachées. Aie pitié de mes pensées de colère. Je n'ai pas de secret pour toi ; aide-moi contre un tel et un tel. » Tout en prononçant
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ces paroles, le chaman s'efforce de pleurer pour toucher les sentiments de la lune. II fait aussi des mouvements particuliers de la bouche, comme s'il voulait attraper et mâcher quelque chose ; il illustre ainsi son désir de saisir et de dévorer sa victime convoitée (W. Bogoras). Dans les cas que l’on vient de citer, les organes de la génération passent réellement pour le siège d'un pouvoir occulte qui possède une vertu prophylactique contre les maux et peut aussi servir à renforcer positivement un rite de magie. La place considérable des motifs phalliques dans les amulettes, les images et certaines attitudes indécentes a souvent la même explication. La croyance fort répandue suivant laquelle les sorciers, dans l'exercice de leurs opérations maléfiques, circulent nus se rattache au même ordre d'idées.
(10) Suivant le témoignage d'un ancien missionnaire (R. Taylor), le pouvoir d'ensorceler pouvait, chez les Maori, être exercé par n'importe qui : «Un simple désir y suffisait souvent. » Les indigènes qui passaient au christianisme avaient bien soin de faire bénir leur nourriture pour empêcher les mauvais désirs de leurs ennemis de la contaminer. On nous dit encore qu'un individu « est ensorcelé en fumant la pipe de quelqu'un qui lui veut du mal, en se couchant dans sa hune, en mettant son vêtement, en buvant à la même calebasse, en mangeant à la même corbeille, en pagayant dans la même pirogue et même en se baignant dans le même cours d'eau » (J. S. Pollack). Les mauvais désirs véhiculés par l’œil pouvaient déterminer la mort d'un enfant ou une maladie grave chez un adulte. Une indigène qui avait connu un cas de « désir de mort » déclarait que, si la victime était consciente de son ensorcellement, elle consultait un tohunga (magicien) capable non seulement de sauver la victime mais même de faire périr l’auteur du mal. Mais la victime qui ne se rendait compte de rien survivait rarement plus de deux jours et souvent expirait au temps fixé (Frances del Mar).
(11) Les Hopi attribuèrent un jour une sécheresse prolongée aux « pensées et aux paroles discordantes » de certains chefs et anciens Oraibi.
(12) Alice C. Fletcher observe, de même, qu'à l'occasion d'une course un Ohama peut fixer sa pensée et sa volonté sur le concurrent favori, convaincu que cette « émission de son âme » aidera son ami ou son proche à vaincre.
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CHAPITRE IV
LE VERBE MAGIQUE : LES FORMULES
L'exploitation de la force occulte, qu'elle soit le fait d'un amateur ou d'un professionnel, exige, en règle générale, une expression orale de la volonté de l'opérateur, c'est-à-dire une formule ou incantation. Si les désirs, les menaces ou les ordres inexprimés ont déjà leur puissance, quelle ne doit pas être la vertu des paroles qui énoncent ou désignent ce que le magicien veut voir se produire. La parole contraste par sa netteté avec une pensée toujours plus ou moins floue ; elle vole à son but ; elle porte le désir jusqu'à son objet. La mention orale du résultat désiré devient pour le magicien un moyen de le produire. Les rites oraux de la magie se placent ainsi sur le même plan que ses rites manuels. Tous deux représentent, l'un par le symbolisme et la figuration du langage, l'autre par ceux de l'action, la même issue attendue.
Sur le plan de la théorie philosophique, la signification accordée par le primitif aux mots peut être rattachée aux âges reculés où le langage, la première et la plus grandiose création de l'intelligence humaine, ouvrit à l'homme un univers tout nouveau. Tout permet de croire que le langage des mots fut le premier élément de la culture, et qu'une fois réalisé il en devint le principal moyen de transmission jusqu'au jour où lui fut donné le renfort de l'écriture, l' « art divin » de Platon. Quoi d'étonnant, dès lors, que les mots paraissent déborder de pouvoir magique, recèlent des vertus mystérieuses.
Les incantations rudimentaires ne sont guère plus que des exclamations spontanées qui, d'ailleurs, tendent toujours, par le jeu d'un usage incessant, à se figer en formules conventionnelles. Les Kurnai de Victoria avaient contre la magie noire une formule qui tenait dans la simple expression d'un désir, et qu'ils répétaient sur un air monotone : « Jamais un barn tranchant ne me saisira ! » Il suffisait au médecin Kurnai d'un, chant de trois mots pour faire tomber les vents furieux qui empêchaient les indigènes de grimper aux grands arbres de la forêt occidentale : il n'avait qu'à ordonner que le vent fût enchaîné ou lié. Il chantait un refrain analogue, aussi rudimentaire qu'efficace, pour faire se lever le vent d'ouest. Celui-ci
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venu, le peuple lui apportait des présents pour qu'il le renvoyât (I). Un conte populaire des Massim méridionaux renferme une incantation pour ouvrir une caverne : « Rocher, fends-toi ! » et pour la fermer : « Rocher, ferme-toi ! » Quand un Orokaiva veut chasser la pluie, il crie de toutes ses forces : « Que la pluie cesse », pousse un cri inarticulé prolongé et balaie les nuages d'un geste de son bras. Un chasseur de cochons siffle : « Viens par ici, viens par ici ! » tout en attendant dans son jardin au clair de lune. Un gamin qui, faisant le tour de ses pièges à oiseaux, en trouve un d'affaissé, dit: « Tue, tue ! » dans l'espoir de trouver un oiseau mort sous les débris. Le planteur de taro s'écrie : « Taro, tiens-toi raide ! » (c'est-à-dire prends racine), ou encore : « Taro, lève-toi ! » Dans les îles Salomon, les incantations pour la pêche sont parfois des commandements proprement dits : « Viens, bonite, viens en abondance, viens dans mon village ! » ou bien : « Orphie, orphie, viens te prendre à ma ligne ! » On peut aussi bien ordonner au matériel de pêche de faire son travail : « Prends-les, prends-les! » dira-t-on au hameçon à bonite. Ou encore l'incantation peut simplement affirmer que l'objet du désir va se produire ou vient de se produire : « Vous et moi avons craché sur le taro, maintenant il est grand. »
Dans la magie noire des Bavenda du Transvaal, on utilise toujours une incantation exhortant l'ennemi à tomber malade, à perdre la raison ou à mourir, suivant le désir. On met une poudre et une graisse magiques dans une corne d'antilope dans laquelle on souffle ensuite comme dans un sifflet, en intercalant entre les coups de souffle des mots tels que : « Toi, qui vis ici ou là, meurs, meurs, meurs ! » Jadis, quand les guerriers Bechuana se rassemblaient pour attaquer un territoire ennemi, une femme venait vers eux portant un van. Elle le secouait violemment, sans ouvrir les yeux et en criant : « Cette armée n'est pas vue. » Un médecin aspergeait alors les lances avec une médecine en répétant la même formule. Lorsque les Bakongo du Congo inférieur posent leurs pièges à rongeurs, ils marmonnent : « Que le mbende (un rongeur très apprécié) vienne et morde à l'appât ! » Ils mentionnent de même séparément les diverses espèces de rongeurs qu'ils désirent attraper. Ils poursuivent : « Que le niengi (un animal non comestible) ne se risque pas à approcher ; s'il essaie, que ses dents deviennent des épines ! » Ils mentionnent dans les mêmes termes tous les rongeurs qu'ils considèrent comme non comestibles. L'oiseleur chante doucement aux oiseaux qu'il compte prendre à la glu : « Hé ! passereaux, regardez
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les termites (l'appât) ! Hé ! j'attrape des troupes de passereaux qui mangent mes termites. »
Au lieu de prononcer un souhait, une menace ou un ordre, ou d'utiliser des expressions énonçant le résultat escompté comme déjà obtenu, l'opérateur peut recourir à une personnification verbale. Chez les Kutubu, une tribu papoue, le jardinier murmure tout en plantant ses boutures: «Ce n'est pas de la canne à sucre ; c'est du kaveraro » (une canne sans intérêt et très prolifique). Il exprime ainsi l'espoir que sa canne à sucre sera aussi luxuriante que le kaveraro. De même, s'il plante des patates douces, il lui donnera le nom d'une espèce de vigne sauvage et souhaitera qu'elles imitent la croissance de celle-ci. Une formule de chasse consiste à identifier le chasseur avec un oiseau de proie, par exemple un faucon ; le symbole, ici, représente le succès dans une expédition de pillage. Les guerriers Sulka (Nouvelle-Bretagne), en s'approchant du territoire ennemi, appellent leurs ennemis des « troncs d'arbres pourris », cette désignation devant ralentir les mouvements des ennemis. Le Maori compare une pierre du foyer de sa cuisine à la cervelle de son ennemi et ajoute
« Quelle douceur ce serait de la manger ! » Un Malais en train de chasser le cerf s'adresse souvent à l'animal comme si c'était un homme. Après être entré dans la jungle, il récite une formule : « Ce n'est pas moi le chasseur, c'est Pawang Sidi (le magicien Sidi) qui est le chasseur. Ces chiens ne sont pas à moi, ils sont à Pawang Sakti (le ‘sorcier magique’).» L'Akamba chasseur d'éléphants dira en apercevant sa proie: « C'est une pierre » : ce faisant, il souhaite que la bête garde l'immobilité de la pierre pour qu'il puisse la tuer. Chez les Lummi de l'État de Washington, un chasseur de cerfs qui connaît le suin (magie) recourt à la personnification pour se donner chance. Feignant de s'adresser à un compagnon au fait de ses plans, il indique les endroits où il a l'intention de chasser, puis il ajoute : « Je suppose que notre petite-fille est en train de circuler le long du rivage en ce moment. Ses membres sont forts, et elle compte sur eux pour s'échapper, mais engourdis-les quand nous la verrons. » Lorsque le chasseur approche de sa proie, il fait semblant de ne pas la voir, et il l'abat sans peine. Un pêcheur versé dans le suin dit à son hameçon : « Comme ce sera bien quand le flétan essaiera de parvenir à toi. J'imagine qu'il attend notre arrivée. » Puis il invoque le flétan sous son nom secret. Le poisson entend les paroles magiques et mord sur-le-champ à l'hameçon.
L'efficacité d'une incantation dépend, dans une grande
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mesure, de son mystère ; aussi est-elle souvent conçue dans un langage cryptique ou archaïque incompréhensible au commun et, à l'occasion, au magicien lui-même. L'obscurité peut être voulue, lorsque les formules sont composées par des professionnels pour qui l'élaboration de formules et de techniques magiques est de la plus grande importance. Mais elle peut aussi bien résulter d'une dégénérescence inconsciente, lorsque des paroles offrant à l'origine un sens sont depuis longtemps répétées machinalement, sans grande attention souvent à leur application concrète. Abstraction faite de ces considérations, il est évident que des expressions et des formules transmises oralement à travers les générations ont dû subir au cours du temps toutes sortes d'altérations par suite de défaillances de mémoire, et que les altérations survenues expliquent davantage l'obscurité que celle-ci ne rend compte des altérations. Les peuples primitifs peuvent soutenir et croire que leur magie, comme la foi révélée jadis aux saints, n'a pas varié et ne variera pas : c'est le contraire qui est la vérité.
Chez les Unmatjera, tribu de l'Australie centrale, les mots employés pour faire passer par incantation un mal magique dans un bâton pointeur et faire mourir ou rendre malade la victime n'offrent pas de sens à l'opérateur. De nombreuses formules des Gende (Nouvelle-Guinée) sont très anciennes et ne sont plus comprises des magiciens eux-mêmes. Les chants des mystères Duk-Duk de la Nouvelle-Bretagne sont rédigés dans une langue inconnue. En Nouvelle-Irlande, bien des incantations sont dans un idiome ancien et sorti de l'usage. W. H. Furness remarque, au sujet de celles de Yap (une des Carolines), qu'il est impossible d'en tirer un sens littéral : elles ne sont ni dans l'idiome yap moderne, ni dans aucun idiome des îles voisines. À Minahassa, un district de Célèbes, le langage des « prêtres » est fréquemment incompréhensible au peuple « en raison de nombreux termes disparus depuis longtemps de l'usage » (S. J. Hickson). Les formules des Dayak côtiers sont inintelligibles ; aucun indigène n'a la moindre idée de leur sens. Les magiciens Kayan (Bahau) emploient un langage particulièrement archaïque, « le langage des esprits». Les formules des Indiens Cherokee présentent mainte expression archaïque et figurée, connue souvent des seuls hommes-médecine, et encore ! Les magiciens Sioux ou Dakota rendent à dessein leur langage incompréhensible aux profanes en empruntant des mots à d'autres idiomes indiens, en introduisant "des vocables périphrastiques et en donnant une signification
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nouvelle à des termes d'usage commun. La phraséologie du rituel Ojibwa de la Midewiwin (société secrète) est en grande partie archaïque ; les membres de la société aiment s'en servir pour les cérémonies « tout autant pour se faire valoir que pour impressionner leurs auditeurs » (W. J. Hoffman). La langue particulière employée par les chamans eskimos pour leurs chants et incantations renferme de nombreux mots d'acception symbolique et d'autres de forme archaïque ; l'obscurité des « mots magiques » les rend d'autant plus puissants. Sur une quarantaine d'incantations recueillies par lui chez les Chukchi, W. Bogoras n'en a retenu qu'une offrant un sens tout à fait clair ; disparus.
Intelligible ou obscure, sentence directe et cohérente ou chapelet de syllabes dépourvu de sens, la formule incantatoire doit un supplément d'efficacité à son mode d'émission. Souvent elle est chuchotée, marmonnée ou prononcée si rapidement qu'il est impossible de la saisir. C'est le cas surtout lorsque les formules sont monopole privé, interdit aux oreilles profanes. Il s'y ajoute l'idée que, tombant dans l'oreille de personnes non qualifiées, son pouvoir mystérieux pourrait leur causer un grave dommage. L'Arunta qui pratique la magie noire « siffle ses formules très bas » ou psalmodie des « chants en sourdine » à l'esprit mauvais qui habite son attirail. Dans les îles occidentales du détroit de Torrès, la formule magique exprimant un souhait ou un ordre est murmurée ou émise à voix basse et très vite. Le magicien Kai parle toujours par chuchotements. Dans l'île Dobu (archipel d'Entrecasteaux) les formules sont « psalmodiées à voix basse ». Les individus qui les détiennent prennent toutes les précautions possibles pour les empêcher de tomber en oreille étrangère et choisissent d'ordinaire pour les prononcer un coin écarté de la brousse ; les incantations sont la plus réservée des propriétés privées, mais elles courent toujours le risque d'être dérobées ou utilisées par des personnes sans titre (2). En Nouvelle-Irlande, les incantations sont presque toujours prononcées à voix inintelligible et, en règle générale, avec force abréviations et mutilations. Les hommes-médecine Cherokee ont grand soin que leurs formules ne viennent pas à la connaissance des profanes ou de professionnels rivaux. Les mots seront prononcés si bas qu'ils échapperont même à la personne pour qui on les prononce. Chez les Eskimos polaires, toutes les formules magiques doivent être dites «doucement et sur un registre sourd », chaque mot étant répété. Le chaman Chukchi prononce son
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incantation sous forme « d'imperceptible chuchotement ». Il suffit qu'une pierre entende les mots mystérieux pour qu'elle se les approprie et prive du même coup le possesseur. Sa récitation achevée, le chaman crache du côté gauche pour lier l'incantation à l'objet visé.
L'efficacité d'une incantation dépend également de sa répétition correcte. De légères variantes du libellé peuvent être désastreuses. L'incantation trobriandaise doit être retenue ad verbum ; toute altération, abréviation interdite ou forme indue de récitation passe pour diminuer ou paralyser son pouvoir. L'incantation, une fois retenue littéralement, descend dans l'abdomen, où elle s'établit. « Lorsque le magicien la récite, l'action du gosier, qui est le siège de la pensée, en confère la vertu à la respiration du récitant. Cette vertu est ensuite transmise, dans l'acte de la récitation, directement aux objets charmés ou aux substances qui seront ensuite appliquées aux objets charmés. » (Br. Malinowski) (3). Avant d'entreprendre l'acquisition d'une formule de magie noire, le Dobuan célèbre un rite pour vider son estomac – le siège de la mémoire – de sang et d'eau : il se met ainsi en bonne condition de réceptivité pour retenir les paroles magiques. Lorsque l'élève a retenu la formule, le maître l'intègre dans un certain objet qu'il met en contact avec le corps de l'élève. Si ce dernier la possède ad unguem, il est réfractaire à cette tentative d'infection, car sa magie équilibre celle employée contre lui. Si, au contraire, il n'a pas retenu parfaitement la formule, sa magie ne sera pas de taille, et il contractera la maladie que l'incantation est censée produire. « Certains jeunes gens tremblent d'apprendre la sorcellerie, mais le plus grand nombre se rend compte qu'il le faut et affronte courageusement l'ordalie. » (R. F. Fortune.) Le karakia maori devait être prononcé sans la moindre erreur : l'omission ou l'interpolation d'un simple mot invalidait l'incantation. L'erreur retombait sur le tohunga lui-même et, dans le cas de formules particulièrement sacrées, pouvait entraîner sa mort. Certains karakia se récitaient sur un registre particulier, comme une sorte de psalmodie, les mots se déroulant dans un flot étale et rapide à peine coupé par les nécessités du souffle. D'autres formules n'étaient efficaces qu'à condition d'une stricte continuité : on organisait alors un relais de récitants, chargés d'enchaîner dès que le précédent perdait souffle. Une très légère faute d'un magicien cingalais durant une cérémonie « grave » – entendez : comportant une sommation aux démons malveillants et puissants – attirait immédiatement sur lui
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l'attaque des démons et parfois la mort. Pour cette raison les incantations (mantras) employées devaient être récitées et non lues : une faute étant plus courante dans la lecture que dans la récitation. Le Navaho qui se trompe en apprenant ou en exécutant le Chant Nocturne (une cérémonie solennelle de guérison) deviendra paralysé. Chez les Indiens Zuñi, chaque mot, chaque geste, chaque détail des regalia d'une cérémonie rituelle a sa vertu magique. « De là l'extrême inquiétude des Zuñi, lorsqu'un danseur apparaît avec une plume du dos de l'aigle au lieu d'une plume de poitrine, si un seul geste est omis devant l'autel ou si l'on intervertit les mots d'une prière. » (R. L. Bunzel.)
Il arrive cependant que le récitant ait droit à une certaine liberté. Chez les indigènes de l'île polynésienne de Tikopia, le magicien escamotera fréquemment des passages de sa formule et les remplacera par d'autres, dans l'espoir d'en accroître la vertu. Chez les Azandé, dans les rites magiques importants, l'opérateur adresse d'ordinaire des instructions à ses médecines touchant ce qu'il en attend, mais ses paroles n'ont pas de pouvoir par elles-mêmes et ne prennent pas la forme de formules stéréotypées. Naturellement les gens qui recourent aux mêmes médecines pour des fins identiques tendront à employer le même langage à leur égard, de sorte que l'on constate une grande uniformité dans ces sortes d' « incantations ».
Les « chants magiques », qui sont de vraies incantations, abondent dans les relations sur la magie blanche ou noire en usage chez les aborigènes australiens. Dans les îles avoisinant le détroit de Torrès, presque tous les actes magiques s'accompagnent de quelque souhait ou sommation verbale, ou de la prononciation d'une formule.
En Nouvelle-Guinée, les Orokaiva semblent connaître peu d'incantations stéréotypées et conventionnelles ; ils recourent plutôt à l'usage de substances magiques ou charmes. Le charme n'est pas pour autant exclusif : certaines formes de magie ne mettent en œuvre que des exclamations et des gestes. La magie des Arapesh montagnards (une autre tribu papoue) consiste essentiellement en incantations, sans exclure l'usage de plantes magiques. Les incantations se composent de couples de mots et de formules redoublées. Les Arapesh n'ont aucune explication pour leur vertu : elles opèrent automatiquement et puissamment parce que telle est leur nature. Il est très risqué de vouloir y toucher. Le possesseur légitime lui-même ou les membres de sa famille peuvent être victimes d'un maniement
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imprudent de ce mécanisme magique. Le possesseur est exposé à tomber malade, s'il récite négligemment la formule auprès d'un aliment dont il mange ensuite. Sa femme et ses enfants peuvent tomber malades parce qu'il a mis une incantation imprécatoire sur la clôture de son jardin (4). Chez les Bukaua, une incantation accompagne à peu près tous les actes :magiques.
Les indigènes des îles Trobriand, qui ont un mot spécial (yopa) pour l'incantation, emploient néanmoins souvent le terme de megwa, qui signifie magie ou pouvoir occulte de la magie, pour désigner l'incantation. Pour eux, la vertu opérante essentielle du rite magique réside dans les paroles qui l'accompagnent. Très souvent la seule incantation soufflée sur l'objet suffit à opérer l'effet attendu. Le rôle des substances magiques, quand elles interviennent dans le rite, est uniquement de renforcer le pouvoir de la formule. Aucun rite n'est accompli sans une formule appropriée (5). À Dobu, une opération magique exige souvent le recours à certains charmes (feuilles, racines, liquides); qui ont une vertu propre. Toutefois seul le renfort des formules leur garantit une efficacité maxima. Certaines familles détiennent des incantations de ce genre, et il est rare qu'elles les vendent, sauf à des proches. Dans les îles septentrionales de l'archipel d'Entrecasteaux, les incantations sont rarement employées seules, tout en constituant un élément indispensable de toute magie, blanche ou noire (6).
En Nouvelle-Irlande, le succès d'une opération magique repose essentiellement sur l'incantation qui l'accompagne, et il arrive que cette dernière soit seule utilisée. Les indigènes des îles Salomon placent le pouvoir effectif de la divination dans l'incantation. Les objets divinatoires, arc, lance, bâton à feu, feuille de dracaena, ne sont guère que des accessoires. À Mala (Malaita, une des îles Salomon), le mot akaloa signifie à la fois magie et incantation. De même, chez les Maori, le mot karakia qui désigne une formule orale est aussi le terme générique pour désigner la magie. Quand on demande à un vieil indigène ce qui produit l'effet magique, il répond que c'est le karakia lui-même, la forme des mots employés.
Chez les Barundi, une peuplade de langue bantoue du Ruanda-Urundi (Congo belge), le magicien imprègne son attirail de puissance mauvaise au moyen d'incantations et d'évocations d'esprits. Sans cela, son outillage demeurerait tout à fait impropre aux exigences de la magie noire.
Les incantations pratiquées par les hommes-médecine Cherokee s'étendaient à peu près à tous les aspects de la vie des
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Indiens : chasse, pêche, récoltes, prospérité, médecine, amour et fidélité en amour, sorcellerie, jeux, protection des individus contre tout malheur. Le candidat à l'exercice de la magie devait cultiver sa mémoire, car son instructeur ne répétait jamais deux fois la même formule. S'il était incapable de la retenir après l'avoir entendue une fois, il était considéré comme indigne d'être compté parmi les hommes-médecine. La difficulté de retenir de nombreuses formules était heureusement réduite grâce à leur construction régulière qui ramenait constamment les mêmes groupes de mots (7).
Chez les Eskimos du Groenland, l'efficacité de n'importe quel charme est subordonnée à l'application d'incantations. Les incantations des Eskimos Ammassalik de la côte est du Groenland sont très anciennes et passent, en principe, d'une génération à l'autre par voie de vente. Les indigènes ne mettent aucun rapport entre les esprits et elles. Leur puissance, disent-ils, est exclusivement dans les paroles. Les incantations sont particulièrement efficaces quand on s'en sert pour la première fois ; leur vertu baisse avec l'usage. On ne les récitera donc que lorsque leur détenteur est en situation grave ou qu'il s'agit de les transférer à une autre personne (8). Un Eskimo Iglulik amena jadis une vieille femme à lui communiquer quelques « paroles magiques» qui étaient venues en possession de sa famille «au temps même du premier homme ». En retour, il lui assura vivre et vêtement pour le reste de ses jours.
Certaines tribus sibériennes ont les incantations en grande estime ; ils les emploient presque en toute occasion. Un Chukchi qui conduit paître ses rennes recourra à une incantation pour abréger son trajet. Un individu qui a faim tentera, par voie d'incantation, de rendre plus petites les portions des convives avec lesquels il mange dans le même plat. Les femmes disent une incantation sur leur fil de nerf pour le renforcer. Bref, il n'est guère d'action assez insignifiante pour n'avoir pas son incantation. Les charmes Chukchi tirent une grande partie de leur pouvoir des paroles dites sur eux ; les vieux charmes sur lesquels on a prononcé déjà d'innombrables formules seront par suite extrêmement puissants. Les Koriak se figurent pareillement que l'incantation renforce l'efficacité d'un charme et le rend plus durable. Presque chaque famille Koriak a quelque femme, d'ordinaire une ancienne, familiarisée avec les pratiques magiques. Souvent la femme en question acquiert un tel renom d'habileté à cet égard qu'elle devient la concurrente du chaman professionnel. Elle les tient secrètes, leur divulgation éventerait leur pouvoir
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En vend-elle une, elle fait promettre à l'acquéreur de ne jamais s'en servir contre elle, de ne la communiquer à personne d'autre. La vente d'une formule magique à un étranger passe pour un péché.
Ailleurs, la formule orale compte beaucoup moins dans le rite magique. Dans l'archipel Banks, la puissance magique paraît résider dans l'objet plutôt que dans la formule qui l'accompagne, de sorte qu'un individu qui s'empare d'une pierre contenant du mana pourra accomplir le rite avec succès, même s'il ignore tout de la formule qui va avec la pierre. Les Tanala de Madagascar n'ont que très peu de confiance dans les formules. Pratiquement la plupart de leurs techniques magiques sont liées à une substance matérielle qu'ils regardent comme la source du pouvoir exercé. Même pour la fabrication des charmes, on recourt peu aux formules orales, et, lorsqu'on le fait, on n'exagère pas leur importance. Les formules un usage chez les Lovedu du Transvaal n'ont pas de phraséologie fixe ; elles se contentent d'informer la médecine de sa mission et du nom de la personne intéressée ; très souvent elles n'ajoutent rien à l'efficacité de la médecine. Chez les Pondo du Pondoland, la médecine employée tient le rôle principal aussi bien dans la magie blanche que dans la noire ; l'incantation est accessoire ; elle exprime tout au plus le désir de succès de l'opérateur et, dans le cas de sorcellerie, implique la mention du nom de l'ennemi. La reproduction littérale de la formule n'est pas exigée. Les diverses formes de magie relevées chez les Bakgatla du protectorat de Bechuanaland puisent leur efficacité avant tout dans l'emploi de substances matérielles. Le rite lui-même est parfois important et de même la formule, mais la magie amoureuse et certaines variétés de magie agricole s'en passent absolument ; seule compte l'application correcte des charmes appropriés (9).
Pour les Azandé, la vertu du rite magique réside principalement dans les médecines mises en œuvre. Si le magicien a correctement préparé ses médecines et bien observé les tabous de rigueur, elles doivent nécessairement se plier à sa volonté. E. E. Evans Pritchard, que nous utilisons ici, a vu un indigène lier des plantes grimpantes magiques autour de son jardin. Il ordonnait à la médecine de briser quiconque viendrait piller les plantations puis tressait une longueur de plantes et répétait : « Brise, brise, brise ! » Il l'attachait ensuite à des bâtons fichés dans le sol pour les supporter et disait en même temps à nouveau: « Brise, brise, brise ! » Il répétait le même manège à chaque longueur. Beaucoup d'injonctions du type décrit
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sont dites sur un ton normal et prosaïque. Toutefois, lorsque les médecines sont tenues pour très dangereuses et que leur destination est d'une grande importance sociale, comme dans la magie vindicative, elles sont soigneusement admonestées sur leurs obligations spécifiques. Les Azandé n'interpellent pas toujours leurs médecines. Ainsi, lorsqu'on les administre à titre d'antidotes ou contre-médecines au cours d'un long rite destiné à abolir les effets de la magie vindicative, on ne doit leur adresser aucune parole. Les indigènes expliquent que, dans ce cas, les médecines n'ayant rien à faire n'ont pas besoin de consignes.
La langue de l'incantation est naturellement en fonction du rite dont elle est un élément, qu'il s'agisse d'une bénédiction ou d'une malédiction, d'un exorcisme de mauvais esprits ou influences en général, ou de la production d'un effet bon ou mauvais sur le monde extérieur. L'emploi des noms est particulièrement important dans les formules : on sait que dans la pensée des primitifs le nom et l'objet nommé sont une seule et même chose. Le nom d'un homme n'est pas moins lui-même que les membres de son corps. Celui qui le prononce peut s'en servir dans la magie noire contre lui ou à l'égard de son âme, qui est si fréquemment identifiée avec le nom.
La récitation rituelle de noms de personnes pour s'assurer une autorité sur elles apparaît comme un trait constant des techniques magiques. Chez les Maori, un coup porté par procuration revenait au même qu'un vrai coup porté à un ennemi. Pour blesser l'ennemi on frappait le sol d'un certain nombre de coups tout en nommant successivement diverses parties de son corps. En temps de guerre, lorsqu'on élevait une palissade, on donnait aux poteaux plus considérables des noms d'ennemis, et l'on tirait sur eux « pour exprimer le caractère mortel de l'inimitié ». En Afrique du Sud, les indigènes ont un moyen, aussi simple qu'efficace, de guérir un gamin adonné au chapardage. On met des médecines dans une marmite d'eau bouillante, et l'on crie son nom plusieurs fois pour être bien sûr qu'il a pénétré dans la décoction. On couvre alors la marmite que l'on met de côté pour quelques jours. Ce laps de temps écoulé, le gamin, qui ne sait pas un mot des libertés prises avec son nom, sera entièrement guéri de son penchant. Pour obtenir la mort d'un ennemi, les Ewé de la Côte des Esclaves habillent de feuilles de palmier et de bouts de calicot une souche d'arbre qu'ils ornent d'un chapelet de porcelaines. Puis ils pilonnent le sommet de la souche avec une pierre en prononçant le nom de la personne à faire disparaître. Il ne s'agit pas simplement,
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suivant A. B. Ellis, d'apprendre à la souche (ou à son « principe animateur ») la personne à supprimer, on pense réellement que la prononciation de son nom transfère d'une certaine manière la personnalité à la figure qui la représente.
Une variété complexe de magie orale est constituée par la récitation d'histoires rapportant la réalisation d'un souhait et souvent faisant intervenir nommément un personnage fameux du mythe ou de la légende. L'influence occulte peut être attribuée à la narration dans son ensemble ou être concentrée dans les paroles toutes-puissantes qu'elle renferme depuis les sublimes paroles de la Genèse : « Fiat Lux ! » jusqu'au « Sésame, ouvre-toi ! » des Mille et une Nuits.
Ces incantations narratives – c'est le nom qu'on leur a donné – se rencontrent chez diverses tribus de l'ancienne colonie allemande de la Nouvelle-Guinée. Leur récitation passe pour assurer une abondante récolte d'ignames, taro, bananes, cannes à sucre, bref de tout ce qui fait le fond de l'alimentation locale. C'est ainsi que, chez les Kai, les « contes du temps jadis » ne se racontent que durant la saison des semailles, dans la conviction évidente qu'en faisant revivre la mémoire des êtres mythiques auxquels on attribue la paternité de l'agriculture on promouvra la bonne condition des récoltes. À la fin de chaque histoire, le conteur nomme les diverses espèces d'ignames et ajoute : « Pousses (pour la nouvelle plantation) et fruits (à manger) en abondance (10) ! » Les Yabim, une tribu voisine, racontent l'histoire d'un homme qui peinait dans son champ de taro et se plaignait de n'avoir pas de tubercules à planter. Alors deux pigeons qui avaient dévoré beaucoup de taro se perchèrent sur un arbre du champ et vomirent tout le taro. L'homme se trouva devant tant de tubercules qu'il lui en resta à vendre à ses voisins. Lorsque le taro ne veut pas bourgeonner, les Yabim racontent comment une anguille, abandonnée par le reflux sur la grève, paraissait à l'agonie, quand le flux la ramena à la vie, et elle plongea dans l'eau profonde. On récite cette histoire sur les ramilles d'un certain arbre cependant que le magicien frappe le sol avec elles : on peut être assuré désormais que le taro bourgeonnera.
Dans l'archipel Trobriand, quand le sol a été défriché, que les semailles sont faites et les clôtures posées, le jardinage chôme pour quelque temps. C'est la saison de la mousson du nord-est, et les indigènes quittent peu leurs huttes ou ne s'en éloignent guère à cause du mauvais temps. Ils conjurent l'ennui de ces heures vides en se racontant d'interminables
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histoires, le plus souvent gaillardes. Chaque conteur doit finir son récit par une formule toute faite à psalmodier. Elle montre les ignames répandant leurs bouquets, le narrateur cuisant son pudding de taro qu'un tel et un tel (personnes importantes de l'assistance) mangeront. Ce thème a pour effet de faire mûrir les ignames et les autres plantes alimentaires fondamentales.
À Bougainville, la plupart des formules magiques débutent par un mot tel que « force » ou « vitalité » suivi d'une liste de tous les magiciens décédés qui, dans le passé, ont pratiqué le rite avec succès. L'opérateur n'invoque pas leur assistance, il se contente d'affirmer qu'ils ont réussi et qu'il n'a donc qu'à marcher sur leurs traces.
Les Ifugao du nord de Luzon ont des centaines de mythes qu'ils récitent dans les occasions rituelles pour leur effet magique. En général, ces mythes rapportent des conjonctures critiques du passé qui ont été surmontées par les dieux ou les héros. Leur récitation «renouvelle les forces qui ont autrefois assuré l'issue désirée » (11).
Les formules magiques des Taulipang (tribu caraïbe du Venezuela et de la Guyane brésilienne) sont à la disposition de tout un chacun aussi bien que du magicien professionnel. Il est peu d'événements dans la vie de ces Indiens qui ne réclament leur récitation. La plupart sont introduites par un court récit mythique dans lequel interviennent des animaux ou des plantes utiles ou les puissances de la nature (vent, pluie, foudre et éclairs). Chez les Indiens Cuna, toute incantation récitée pour la guérison d'un malade doit être précédée d'un récit décrivant l'origine du remède employé, sous peine d'inefficacité.
Les Indiens du nord-ouest de la Californie connaissent un développement spécial des formules orales magiquement puissantes. Chacune n'est guère qu'un récit mythique, et chaque mythe important est pratiquement, soit en totalité, soit en partie, une formule incantatoire. « La purification de la mort et de toute souillure, la chance à la chasse et à la pêche, l'habileté à abattre les arbres et à tresser des corbeilles, l'acquisition de la richesse, bref la satisfaction convenable de n'importe quel désir humain : autant de biens qui sont attachés à la connaissance et à la récitation convenables de ces mythes-formules. » (A. L. Kroeber.)
Les chants ou récits magiques des Eskimos Iglulik sont des fragments de vieux récits transmis depuis les anciennes générations. On peut les acheter ou en hériter, mais ils perdent leur
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pouvoir dès qu'ils viennent à la connaissance de quelqu'un par voie illicite. On y fait sans cesse allusion au pouvoir merveilleux de certains mots contenus dans les récits ; ces mots toutefois sont invariablement absents, car la personne qui les connaît les garde pour son usage personnel. On raconte ces histoires aux enfants pour leur enseigner la puissance extraordinaire cachée dans les mots. Le récit le mieux connu (répandu dans tout le Groenland) raconte l'histoire d'une grand-mère qui se transforma en jeune homme au moyen de mots magiques pour trouver de la nourriture à son petit-fils.
Un récit koriak rapporte comment l'Être suprême, ou Univers, fit tomber sur la terre une grosse pluie de la vulve de sa femme. Le Grand Corbeau et son fils se transformèrent en corbeaux, volèrent jusqu'au ciel et par un artifice arrêtèrent la pluie. On ne doit pas réciter le mythe en période de beau temps mais seulement en temps de pluie ou de tempête de neige.
Les bénédictions et les malédictions, conçues comme des moyens de communiquer la bonne ou mauvaise fortune, sont purement magiques, lorsque leur efficacité est rapportée à la puissance occulte de l'opérateur et des paroles qu'il prononce. Elles prennent un caractère magico-animiste, lorsqu'il est fait appel à un être spirituel pour les rendre efficaces ou, tout au moins, pour leur conférer un supplément d'efficacité. L'usage de telles paroles auxiliatrices ou nocives, des dernières surtout, est général chez les peuples primitifs (12).
Les indigènes de l'île Eddystone (archipel Salomon) désignent du nom de maulu des pratiques où nous distinguerions des malédictions, des serments et des insultes. Le maulu, comme malédiction, s'emploie pour barrer un chemin (« Que celui qui marchera ici marche dans la feuillée ! ») ; pour protéger une maison contre les intrus (« Qu'il mange des excréments, l'homme qui pénètre dans cette maison ! ») ; pour se protéger du vol (« Que celui qui m'aura volé se soulage sur sa corbeille ! ») ; pour arrêter une lutte (« Malédiction, vous deux ne luttez pas ! ») ; dans le cas d'un père, pour empêcher sa fille d'épouser un prétendant qui ne lui convient pas. La personne qui ne tient aucun compte de ces imprécations est passible d'amende ; si elle ne s'en acquitte pas, maudit et maudisseur se battront à la première rencontre. Dans l'archipel Banks, une malédiction peut prendre la forme d'un souhait malveillant, accompagné de la mention, sinon expresse du moins intérieure, d'un être spirituel. Il existe aussi une forme plus douce de malédiction analogue aux nôtres.
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autre mal. Un individu apprend-il d'un devin qu'il souffre des suites d'un tel sort, il va demander au sorcier d'écarter ce sort, en retour de présents. Lorsqu'il y a réconciliation, le sorcier pose son pied sur la tête de l'intéressé et récite une contre-incantation sous forme de bénédiction (15).
Le mot zoulou unesisila signifie : « Vous avez de la saleté» ou « Vous êtes sale », c'est-à-dire vous avez fait ou dit quelque chose, on a fait ou dit quelque chose contre vous « qui vous a éclaboussé de saleté métaphorique» – au sens des Écritures, « vous a souillé ». La pire malédiction que l'on puisse lancer à une femme est de dire qu'elle a ou aura des enfants de son beau-père. Elle en est d'autant plus bouleversée qu'elle porte le plus grand respect à ce proche. Heureusement qu'il est possible d'écarter les effets de l'imprécation. Qu'un bœuf ou une vache de la personne qui a prononcé les mauvaises paroles soit tué et consommé par des vieilles femmes ou de petits enfants (par aucune personne d'âge nubile), l'animal absorbe l'insila, la souillure, et la femme est purifiée.
On observe en Afrique orientale équatoriale un développement caractérisé de la malédiction. La pire remarque que l'on puisse faire à un Nandi est : « Qu'une épée te mange! » , c'est-à-dire puisses-tu mourir après t'être parjuré toi-même, et à une Nandi : « Puisses-tu mourir d'un accouchement impossible ! » (16). Les Masai, en même temps qu'ils maudissent, crachent copieusement. Si le maudisseur crache dans les yeux de son ennemi, celui-ci deviendra aveugle.
Chez les Akamba, la malédiction semble confinée dans les limites de la famille : elle est utilisée par le père ou la mère contre un enfant rebelle. Quand les moyens bénins ou le châtiment n'ont servi à rien contre son fils, le père met sur lui une malédiction : le fils ne tardera pas à mourir à moins que la malédiction ne soit retirée. Le fils se hâte de céder, demande à être relevé de la malédiction et pour cela sollicite d'être béni par son père. La mère peut aussi bien punir un fils qui n'exécute pas les tâches qu'elle lui assigne mais passe son temps à danser et à flâner avec d'autres jeunes gens. Si la transgression est plus grave et que le fils ait, par exemple, volé son lait ou l'une de ses vaches, elle lui jette une malédiction particulièrement redoutable. Elle lave son pagne et le secoue violemment de manière à projeter des éclaboussures dans toutes les directions, en disant : « Puisses-tu gicler ainsi aussi vrai que je t'ai donné naissance avec le kino que voici (l'appareil génital de la femme). » Les jeunes gens et les jeunes filles peuvent également jeter leur malédiction sur un de
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leurs compagnons (ou compagnes) qui s'est rendu impopulaire en refusant de se conformer aux pratiques ou aux principes du groupe. La jeune fille touchée est mise au ban du groupe. Sa position ne tarde pas à devenir intenable, d'autant qu'on bat en même temps froid à ses parents, et elle est vite contrainte de renoncer à son attitude de défi. La malédiction est enlevée par quatre garçons et quatre filles qui crachent rituellement sur elle. Le caractère redoutable de l'imprécation tient au fait que la jeune fille touchée passe pour ne plus pouvoir enfanter.
Les Bakongo attribuent aux parents et grands-parents une « influence vitale » qui permet à leur malédiction d'atteindre magiquement (loka) un enfant ou un petit-enfant qui est rebelle aux commandements. L'enfant touché est suivi partout par sa mauvaise fortune, à la chasse comme au lieu du marché, jusqu'à ce qu'enfin il revienne, demande pardon à genoux, offre des présents de propitiation et obtienne ainsi l'éloignement de la malédiction. La puissance loka appartient aussi à l'oncle maternel qui, pour une raison ou une autre, désapprouve le mariage d'un neveu ou d'une nièce. Sa malédiction a pour résultat la stérilité de la femme ou la naissance d'enfants prématurés. Le missionnaire que nous citons, J. van Wing, a connu personnellement un « grand nombre » de cas bien constatés de stérilité consécutifs à une malédiction, et il se demande s'il n'est pas possible d'invoquer un phénomène d'autosuggestion.
Une malédiction particulièrement redoutée est celle de moribonds sur le point d'entrer dans le monde des esprits et des ancêtres vénérés de la communauté. Chez les Akikuyu par exemple, un homme sur le point de mourir mettra une malédiction sur tel lopin de terre qui lui appartient pour qu'il ne sorte pas de la famille. L'héritier qui le vendrait irait à une mort prochaine. C. W. Hobley, notre source, fait à ce sujet une intéressante supposition : on aurait ici (et le cas n’est qu'une unité parmi beaucoup d'autres) l'origine de la substitution et des dispositions testamentaires en général. Parfois un père à son lit de mort maudira un fils indigne pour l'empêcher de s'enrichir et d'avoir des femmes. Les Wachagga, Kilimanjaro croient à « l'amoncellement des malédictions », une malédiction pouvant affecter non seulement un individu ) mais atteindre dans ses biens ou sa vie le groupe entier qui lui est lié par le sang. Cette croyance est bien illustrée par la malédiction jetée sur un chef par une femme qu'il avait fait étrangler : il mourut le jour même, mais il eut le temps de
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prononcer la terrible imprécation : « Qu'après ma mort les jeunes filles soient sans hanches et que les bosses de graisse du bétail disparaissent de la terre ! » (B. Gutmann.)
Les Anuak du Soudan anglo-égyptien ont une forme particulière de malédiction lorsqu'une personne a été gravement lésée. Cet atshini – c'est son nom – n'agit qu'après la mort du maudisseur. Les vieux des deux sexes y recourent. Dans la première variété d'atshini, l'auteur du dommage meurt aussitôt d'une cause inconnue, à moins qu'il ne périsse dans un accident, par exemple tué par une bête féroce. Dans une variété plus clémente, il contracte de douloureux ulcères. Le traitement approprié d'un homme-médecine peut conjurer les efforts d'un atshini, mais la victime n'a pas nécessairement médecin à portée, surtout quand elle est loin de chez elle. La pratique « semble exercer une influence préventive sensible contre l'injustice » (C. R. K. Bacon).
Certaines peuplades africaines sont persuadées qu'une personne peut en grever une autre d'une malédiction sans l'avoir voulu. Les Wanyamwezi du Tanganyika regardent une réprimande légère mais méritée comme l'équivalent d'une malédiction. Chez les Emberré et d'autres tribus du Kénya, les paroles de plaisanterie peuvent acquérir une dangereuse puissance et se transformer en véritable malédiction. Des parents qui injurient leurs enfants, fût-ce dans un accès d'irritation passagère, s'exposent à constater qu'ils ont attiré quelque malheur sur eux, et ils sont obligés de faire appel au médecin pour remédier au mal causé par eux. Le maître d'une école missionnaire du Gabon reprocha un jour à un grand élève : « Vous aurez toujours mauvais caractère. » Plusieurs années après, son ancien élève revint en lui remontrant que la malédiction jetée sur lui l'avait rendu malheureux, l'avait privé de tout courage de se réformer. Quand le missionnaire lui eut expliqué que sa remarque n'avait pas été une malédiction mais l'expression d'une irritation passagère, il fut tout soulagé et convaincu qu'il commençait une nouvelle vie. Chez les Yoruba, la moindre prédiction d'un mal, ou même une mise en garde amicale contre un événement fâcheux, fait craindre le pire. Ce langage est regardé comme malédiction : il possède un ogun, une force occulte qui l'accompagne, pour réaliser le pronostic.
Le serment constitue essentiellement une forme d'auto-malédiction par laquelle un individu se soumet à quelque mal s'il ment. Son efficacité n'a rien à faire avec sa bonne foi, le parjureur involontaire attire souvent sur sa tête le
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même châtiment que le parjureur conscient. Différentes méthodes ont pour objet de charger le serment d'une puissance occulte. En général, elles servent à mettre le contact entre le jureur et l'objet, animé ou inanimé, dont les qualités agiront sur lui, le punissant automatiquement, s'il a menti.
Dans l'île d'Eddystone, lorsqu'un individu en accuse un autre de vol et que celui-ci nie, il dit : « Jure, toi qui as volé les allumettes. » L'accusé réplique : « Je ne les ai pas prises, maison du crâne de Nduli » (ou « maison du crâne de Mbiru »). Refuse-t-il de prêter ce serment, il est retenu coupable. Un indigène de Samoa en conflit avec un autre lui dira : «Touche tes yeux, si tes paroles sont vraies. » (Entendez, que tu sois frappé de cécité si tu mens !) L'interlocuteur sceptique peut encore dire : « Qui te mangera ? Dis le nom de ton dieu. » La personne mise en cause peut encore prendre un bâton et creuser un trou dans le sol, ce qui revient à dire : « Que je sois enterré sur-le-champ, si je mens ! » Quand un chef samoan n'arrivait pas à découvrir le coupable dans une affaire de vol, il soumettait tous les suspects à la prestation du serment. On plaçait une touffe de gazon sur la pierre qui représentait le dieu du village, puis chacun jurait, en mettant la main sur l'objet sacré : « Si j'ai volé l'objet, que je meure tout de suite ! » Le gazon placé sur la pierre constituait « une imprécation muette supplémentaire » promettant mort de la femme et des enfants du coupable et poussée d'herbe sur la maison de la famille.
À Sumatra, on trouve un serment qui fait état du facteur intentionnel : « Si ce que je déclare, à savoir… est vraiment et réellement tel, que je sois entièrement dégagé de mon serment ; si ce que j'affirme est sciemment faux, que mon serment soit la cause de ma destruction ! » Le Malais péninsulaire qui prête serment de fidélité ou d'alliance boit de l'eau dans laquelle on a plongé des poignards, des lances ou des balles et dit : « Si je trahis, que je sois dévoré par ce poignard » (ou par cette lance, cette balle).
Le Sema Naga, dans une contestation de propriété, prête serment sur un morceau de terre, qu'il avale. La bouchée est supposée devoir l'étrangler s'il commet un parjure. Il peut aussi jurer sur sa propre chair, parfois en se mordant simplement un doigt, parfois en en avalant un petit bout. On a vu un homme accusé de meurtre (et indubitablement coupable) couper l'extrémité de son index et l'avaler pour confirmer ses protestations d'innocence. Le serment sur une dent de tigre est très en vogue parmi les parjureurs : les tigres commençant
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à être fort rares dans la région Naga, personne ne redoute d'être enlevé pour avoir prononcé un faux serment. Certains serments cependant sont de telle conséquence que les innocents aussi bien que les coupables hésitent à s'en servir. L'un d'entre eux se prête sur l'eau d'une rivière donnée. Celui qui a parjuré par cette rivière n'osera plus jamais la traverser ou y entrer, car il se noierait à coup sûr ; il n'y pêchera plus jamais de toute sa vie, il serait trop sûr de mourir. Autre grave serment, celui qu'on prête sur la fontaine du village : le parjure mourra la première fois qu'il boira de son eau. Le serment par un fer tranchant est très puissant ; le parjure entraînera la mort des membres du clan sans cause apparente, « tant est grand le pouvoir du métal traité sans respect ». C'est une croyance répandue des Angami Naga que le parjure mourra ou tout au moins sera victime d'un grand malheur.
Lorsqu'un Nandi est accusé de mensonge, il cueille quelques brins d'herbe ou ramasse un peu de terre et dit : « Que ce gazon (ou cette terre) me mange ! » On ne se contente cependant pas de cette affirmation. Il existe une forme de serment obligatoire pour tous qui consiste à frapper une lance avec une massue ou à marcher sur une lance (ayant de préférence tué un homme) en disant : « Que la lance me mange ! » Les femmes sont tenues de dire la vérité si elles marchent sur une ceinture de femme en disant : « Que cette ceinture me mange ! »
Dans la Côte de l'Or (Afrique occidentale), un serment très puissant se prête sur la vie du roi. Le sens est clair : «Que le roi meure, si la justice de ma cause n'est pas reconnue! »
On trouve au Maroc des malédictions conditionnelles qui sont dirigées contre quelqu'un d'autre que l'imprécateur lui-même. C'est le cas du rite l’ar ; ce rite comporte le sacrifice, par exemple, d'un animal qui a pour rôle de «conduire » la malédiction conditionnelle jusqu'à telle personne pour l'obliger à agréer une requête. Ce rite vise souvent des esprits (jnûn) et des saints décédés et nous fournit, en l'occurrence, un exemple instructif de contrainte magique exercée sur les êtres spirituels.
L'acte magique, nous l'avons vu, se combine souvent avec une demande ou prière. Le sauvage le plus arriéré sait prier, quitte à donner d'ordinaire le pas à la crainte sur la révérence. Dans certains cas la prière ressemble bien à un calcul d'après coup : elle accroît les chances de succès et ajoute à l'efficacité de la magie, sans en former un supplément indispensable. On a vu encore qu'il n'est pas toujours possible
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de distinguer entre le langage de l'incantation et celui de la prière, l'un et l'autre pouvant offrir une personnification et user du vocatif. La distinction est parfois très délicate. Tout dépend, à vrai dire, dans quelle mesure on personnifie l'être interpellé et on le doue de sentiments anthropomorphiques. L'être spirituel est-il supposé exaucer sans exception la requête ou obéir à l'injonction, dans ce cas les paroles agissent automatiquement et sont une incantation. Si, au contraire, l'être spirituel conserve une certaine liberté d'action et demeure maître de la décision, les paroles prendront la forme d'une supplication, autrement dit d'une prière.
Incantations et prières existent côte à côte dans la société primitive. Rien n'autorise, semble-t-il, à supposer entre elles un rapport génétique. Il est vrai que des prières qui doivent être répétées maintes fois, avec un littéralisme rigoureux et sur un ton déterminé, tendent à se « pétrifier » en formules traditionnelles et à acquérir une puissance magique du simple fait de leur répétition ; l'invocation intelligible des débuts finit en charabia. Il n'est pas moins vrai qu'il suffit d'ajouter un simple « s'il vous plaît > à l'incantation exercée sur un être spirituel, voire de changer de ton, pour faire de l'incantation une prière. Un excellent connaisseur des aborigènes australiens (K. L. Parker) observe que, pour peu qu'on saisisse et apprécie vraiment leur attitude d'esprit, « on trouvera dans leurs prétendues incantations bien des éléments de l'invocation. Lorsqu'un homme appelle à l'aide à la veille de la bataille, ou dans un moment de danger ou de besoin, qu'une femme fredonne sur son enfant l'incantation qui doit le garder droit et loyal et le sauver du danger, ces fredonnements se rangent certainement parmi les prières issues de la même mentalité élémentaire que nos litanies plus évoluées. »
Beaucoup d'incantations trobriandaises s'ouvrent par une longue énumération des baloma, les esprits ancestraux, qui ont pratiqué jadis cette sorte de magie. Ces mentions des baloma sont de rigueur : altérer une formule magique, c'est ruiner ipso facto son efficacité. Ces listes se rencontrent dans les rites relatifs au jardinage, à la pêche, au régime atmosphérique, mais non à l'amour ou à la guerre. Il est difficile de trancher si ces noms constituent de véritables prières demandant aux âmes des morts d'appuyer le processus magique ou s'ils représentent simplement des traits consacrés par une immémoriale tradition et tirant de cette antiquité même une vertu occulte. Il est vraisemblable, si l'on en croit notre source (Bronislaw Malinowski), que la double attitude de requête et
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d'injonction coexistent dans la pensée de l'indigène. Mais cet indigène ne paraît pas concevoir les baloma comme des agents grâce auxquels le magicien opérerait et qui lui seraient indispensables. Le Trobriandais a simplement le sentiment – et il lui arrive de l'exprimer – qu'une attitude bienveillante des baloma est précieuse à ses activités de jardinier et de pêcheur et que les irriter retentirait fâcheusement sur ces occupations. Les baloma participent d'une manière vague aux rites, et il est bon de se mettre dans leurs bonnes grâces.
Il est très difficile, sinon impossible, de découvrir dans une langue mélanésienne quelconque un mot correspondant à « prière » au sens où nous l'entendons, « tant la notion d'efficacité pénètre la forme employée ». C'est ainsi qu'à San Cristoval (îles Salomon), où l'on demande aux esprits des ancêtres succès à la guerre, guérison, bonnes récoltes, la formule employée fait davantage penser à une incantation qu'à une prière ; elle se transmet de père en fils ou se communique contre rémunération. Dans les îles Banks, le tataro est strictement une invocation au mort et donc une prière, mais dans les Nouvelles-Hébrides le même mot désignera une incantation destinée à calmer une tempête sur mer, incantation dont l'efficacité est suspendue au pouvoir résidant dans les mots et dans les noms des esprits mentionnés (17).
Les karakia des Maori s'adressaient bien aux dieux ou aux esprits ancestraux, mais leur simple récitation contraignait ces êtres spirituels à faire les volontés de l'officiant. « Le Maori, aux jours du paganisme, n'a jamais entrepris un travail, aussi bien chasse que pêche, plantation ou guerre, sans d'abord prononcer un karakia ; il ne faisait même pas un voyage sans répéter une formule pour en assurer la sécurité ; impossible de dire pour autant qu'il priait, puisqu'il n'avait, à proprement parler, rien qui ressemblât à la prière… De même que le royaume des cieux souffre violence et que les violents le prennent de force, les Maori païens essayaient par des incantations de forcer les dieux à faire leurs volontés ; ils y ajoutaient des sacrifices et des offrandes pour apaiser en quelque sorte leur colère et les contraindre ainsi à faire leurs volontés. » (Richard Taylor) (18).
Les formules des Malais nous sont présentées comme étant souvent un mélange d'incantation et de prière. On y invoque de nombreux esprits : de la sorte, on est sûr de ne pas oublier l'esprit dont on désire le concours ou dont on veut conjurer la malveillance.
Des paroles adressées par les magiciens Vedda aux esprits
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ancestraux, les unes sont des appels directs à l'aide ou des descriptions de leurs exploits terrestres, d'autres sont des incantations. Beaucoup de ces dernières sont probablement des vestiges de vieilles incantations cingalaises adoptées par les Vedda et, avec le temps, déformées et désarticulées au point d'être méconnaissables.
On observe chez les Toda des monts Nilghiri un exemple clair de dégradation de la prière en formule magique. Il ne fait pas de doute qu'ils prient, aussi bien dans leurs affaires ordinaires que dans le rituel laitier, où ils appellent la protection des dieux sur les buffles sacrés. La prière de ce rituel est toujours émise « dans la gorge », de manière qu'aucun assistant ne puisse en distinguer les paroles. Elle se compose de deux parties : une liste préliminaire de noms et d'objets de révérence suivie du mot idilh, « à cause de, dans l'intérêt de », et une demande d'éloigner des buffles tout mal ou de faire descendre sur eux les bénédictions. La première partie est aujourd'hui regardée comme la plus importante des deux ; on peut en effet abréger ou omette la seconde. Cette altération dans l'importance relative des deux parties a atteint un tel degré, que le jour n'est pas loin où le laitier récitera simplement des noms, « et l'anthropologiste qui passera chez les Toda arrivés à ce stade leur trouvera des formules où il ne reste plus rien de la prière » . (W. H. R. Rivers) (19).
Pour les Zuñi, la prière « n'est pas une effusion spontanée ci « cœur, c'est la répétition d'une formule clichée ». Non seulement la prière n'a d'effet que si elle est reproduite ad verbum, mais on doit la tenir d'un ayant droit et l'avoir payée. Sinon, vous diront les Zuñi, « vous direz peut-être quelque chose, mais cela n'aura pas de sens ou vous l'aurez oublié quand le moment sera venu de le prononcer ». C'est une opinion générale que celui qui communique ses prières – « s'en défait » – perd un peu de son pouvoir sur elles. Un homme qui répétera assez facilement une prière longue et difficile, apprise par curiosité ou héritée du détenteur à sa mort, refusera de réciter une simple petite prière, par exemple pour offrir de la farine de maïs au soleil, que tout le monde connaît mais qui lui « appartient » d'une manière qui n'est pas celle des autres. Cette disposition d'esprit explique l'échec des missionnaires auprès des Zuñi. « Ils jettent leur religion comme si elle était sans valeur, et ils voudraient que nous y croyions. » Pareille conduite fait aux Zuñi l'effet, plus que d'une légèreté, d’une irrévérence.
Tel est donc le rôle des paroles auxiliatrices ou malfaisantes
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de la magie, que ces paroles se présentent seules ou accompagnées de la mention d'êtres spirituels. Avec le progrès et l'extension des conceptions animistes, les êtres spirituels cessent d'être mobilisés comme de purs instruments par l'opérateur ; ils prennent une part de plus en plus active et deviennent pour le fidèle l'unique source de la bonne ou de la mauvaise fortune. Des incantations dont l'efficacité tenait à la volonté humaine sont remplacées par des prières qui s'emploient à émouvoir la volonté divine ; même la bénédiction, l'imprécation, le serment en arrivent à exiger l'intervention d'une divinité. Cette évolution se laisse suivre à travers les civilisations antiques et dans celles, qui en ont hérité, du moyen âge et des temps modernes.
NOTES DU CHAPITRE IV
(1) Le barn des Kurnai est un rite magique pour causer la mort d'un homme. Il requiert l'emploi de bâtons pointus que l'on projette sur la victime convoitée et l'exécution du « chant » barn.
(2) Dans les îles Trobriand, en revanche, on psalmodie les incantations à haute voix ; c'est que, dans cet archipel, le droit de propriété est officiellement reconnu et n'est nullement infirmé par une audition indue.
(3) Dans l'île de Mala (ou Malaita, archipel Salomon), la magie d'un individu passe pour emmagasinée dans sa poitrine, le siège de la mémoire. Aussi, lorsqu'il veut exercer sa magie, doit-il respirer fortement ou parfois cracher, pour être bien sûr qu'elle sortira avec toute sa force. À Malekula (l'une des Nouvelles-Hébrides), le sorcier inaugure ses opérations en respirant profondément. Quand il est arrivé à retenir son souffle pendant une ou deux minutes, il procède à l'action magique. En finissant, il murmure une imprécation qui forme le dernier boulet du rite et libère pour ainsi dire son émotion concentrée.
(4) Chez les Arapesh, une incantation nouvelle est parfois le fruit d'un rêve. Deux ou trois paroles du rêve fournissent le canevas sur lequel sera ourdie l'incantation et qui fixe à celle-ci son objet particulier.
(5) Un Trobriandais ne bâtira jamais sa maison sur pilotis ; ce serait par trop faciliter les opérations du sorcier. Celui-ci n'aurait qu'à brûler une substance magique préalablement soumise à la récitation d'une incantation sous la plate-forme d'une maison de ce genre ; la fumée pénétrerait dans les narines des habitants, et ils tomberaient malades. Dans la pensée des indigènes, la force occulte s'absorbe facilement et, de ce fait, opère très efficacement lorsqu'elle est reniflée.
(6) Ces insulaires ont une incantation du nom d'awabutu qui suffit à tuer un homme. Le sorcier s'avance à la rencontre de son ennemi tout en chantant, chemin faisant, son incantation en sourdine. Les deux hommes se rencontrent, bavardent un moment, et chacun s'en va de son côté. La victime ne tarde pas à tomber malade, il est rare qu'elle survive deux jours au sortilège. L'awabutu est assez fort pour tuer deux hommes en même temps, mais il suffit que plus de deux suivent le chemin en même temps pour le rendre inoffensif.
(7) James Mooney a pu se procurer, en 1887-1888, environ six cents formules dans la réserve Cherokee de la Caroline du Nord. Les manuscripts
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originaux qui les contenaient avaient été écrits par les hommes-médecine de la tribu pour leur usage propre. Ces formules, qui se transmirent d'abord oralement depuis une époque reculée, furent confiées à l'écriture après l'invention d'un alphabet cherokee par Sequoyah, en 1821.
(8) Le Navaho croit qu'il n'est pas bon de se servir trop souvent d'une formule magique, car son pouvoir diminue à l'usage.
(9) Notre source (I. Schapera) a été témoin d'un grand nombre de rites magiques opérés dans le silence le plus absolu. Ce n'est, semble-t-il, que lorsqu'il n'est pas assez sûr de ses médecines, que l'opérateur les renforce avec une incantation. Un magicien important de la tribu observait un jour : « Mes médecines se suffisent ; je n'ai pas besoin de paroles pour les renforcer. »
(10) Des histoires analogues sont en usage chez les Bukaua, sauf que ceux-ci finissent toujours par une prière aux esprits des ancêtres pour obtenir une belle moisson. Le conteur prononce sa prière les regards dans la direction de la maison où sont stockés les pousses de la future plantation ou les fruits de la cueillette.
(11) R. F. Barton, notre source, cite une cérémonie – une solennité burlesque – où l'on ne récite pas moins de quarante-cinq de ces mythes.
(12) Les malédictions de magiciens ont une puissance particulière. Les Maori regardaient l' « anathème » d'un tohunga comme un « coup de foudre » auquel aucun ennemi n'échappe. Chez les Jaluo (ou Kavirondo nilotiques), la malédiction du magicien entraîne une maladie qui ne peut être guérie qu'en décidant l'auteur du mal à retirer ses paroles. Un Amhara ne tuerait pour rien au monde un magicien ou un prêtre, de peur de tomber sous sa malédiction mortelle.
(13) « C'était une grave malédiction de vous ordonner d'aller cuire votre père, mais c'en était une bien pire de vous envoyer faire cuire votre grand-père, car elle enveloppait tous les individus sortis de lui. » (Richard Taylor.)
(14) Même une malédiction imméritée est considérée comme terrible. La malédiction prononcée contre un individu sans aucun motif est un délit punissable d'amende.
(15) Les Toda ont une cérémonie pour éloigner le mal qui pourrait tomber sur le bétail sacré. Les deux prêtres laitiers versent un mélange de lait et de beurre clarifié dans les mains de l'assistant laitier qui s'en frotte la tête et tout le corps. Le prêtre récite alors une imprécation qui invite les bêtes sauvages à s'emparer de l'assistant et à l'emporter. L'imprécation n'est pas plus tôt articulée qu'on l'annule par une formule de bénédiction. L'auteur que nous citons (W. H. R. Rivers) suppose que l'imprécation rend l'assistant responsable de tout délit rituel commis contre la laiterie et que le rappel immédiat de l'imprécation a pour but d'éviter les malheurs qui tomberaient sur lui en cas d'omission.
(16) Le père Nandi qui frappe rituellement son fils avec son manteau de peau le maudit réellement, et l'imprécation est fatale, à moins que le fils n'obtienne son pardon.
(17) À Mala (ou Malaita) on trouve à la fin de l'incantation un refrain qui paraît la transformer en prière aux âmes des morts qui y sont nommées. On leur demande d'exercer leur puissance occulte, leur mana. En dépit de cet appel aux ancêtres défunts, les indigènes se figurent que la production de l'effet désiré est réellement l'effet de la magie des paroles. On alléguera, pour expliquer un échec, une récitation fautive, la contremagie d'un ennemi ; on ne fera jamais intervenir la colère des mânes. En fait, on contraint beaucoup plus qu'on n'invite les mânes à déployer leurs efforts en faveur de l'homme.
(18) On citera dans le même sens l'affirmation d'un enquêteur postérieur, W. E. Gudgeon, suivant lequel le karakia n'offrait aucun véritable
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élément de supplication. Les dieux Maori auraient méprisé une personne qui se serait abaissée devant eux, mais ils étaient toujours disposés à faire leur devoir à l'égard des hommes s'ils y étaient poussés par un individu possédant le mana requis. Les karakia constituaient la propriété personnelle du tohunga et de ses disciples et maintes fois n'étaient connus que d'eux. Leur efficacité magique dépendait énormément du mana personnel de celui qui les récitait. Suivant Elsdon Best, les véritables invocations, les appels directs aux dieux étaient très rares et dans ce cas appartenaient aux formes les plus élevées du rituel réservées aux affaires de la plus grave importance.
(19) W. H. R. Rivers remarque, à un autre endroit, que les formules laitières, « qui furent probablement dans le passé de vraies prières appelant l'aide et la protection des dieux, sont aujourd'hui en voie de devenir des formules vides et dépourvues de sens ».
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CHAPITRE V
L'OBJET MAGIQUE : LES CHARMES
L'objet – ou la collection d'objets – matériel, inanimé, qui est supposé renfermer une puissance occulte immanente ou conférée, constitue le charme ou la « médecine ». Petit et portatif, on le portera souvent sur soi, on ne se déplacera pas sans lui, on le conservera ; mais n'importe quoi, quelles que soient ses dimensions, peut servir de réservoir magique. La plupart des charmes sont propriété privée ; certains appartiennent à une famille ou à un groupe social ; certains ne sont à personne.
On distingue souvent entre les charmes-talismans destinés à porter chance et les charmes-amulettes destinés à protéger contre un mal réel ou imaginé. À vrai dire, le même charme peut servir tantôt à l'un, tantôt à l'autre, ou allier des propriétés positives à des propriétés négatives. Beaucoup de charmes ne sont utilisés ni comme talismans ni comme amulettes. En revanche, une multitude d'objets employés pour acquérir leurs qualités se rangent parmi les talismans ou les amulettes sans être des charmes, puisqu'on ne leur attribue aucune puissance occulte.
Tout objet qui retient l'attention par son unicité, sa rareté, son apparence curieuse, ses propriétés mystérieuses ou les circonstances insolites de sa découverte ou de son emploi, tout objet de ce genre est susceptible d'être doué d'une puissance occulte. Sa possession semble-t-elle avoir porté chance à son propriétaire, on le gardera comme « faste », tandis qu'un objet analogue lié à une expérience inverse sera tôt ou tard écarté. Les Lhota Naga thésaurisent certaines pierres comme porte-bonheur. Ces oha – c'est leur nom -sont des objets lisses, usés par l'eau, dont les dimensions vont d'une tête d'homme à une noix et qui reposent sur le sol dans des petits nids qu'ils se sont faits eux-mêmes. « Celui qui trouve une telle pierre la porte chez lui, et il observe si sa famille s'accroît rapidement, ou s'il a de bonnes récoltes, ou s'il est particulièrement heureux en affaires. Il découvre ainsi la forme particulière de chance qui est attachée à la pierre. » Les oha plus volumineux sont propriété commune et commandent la prospérité du village tout entier (J. P. Mills). Les
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bina, ou charmes, des Indiens de la Guyane consistent surtout en plantes, qui sont, à de rares exceptions près, des variétés de caladium. À chaque variété est assigné le rôle de faciliter la prise d'un gibier différent. Les plantes poussent spontanément dans d'anciens champs ; c'est là qu'on va choisir avec soin les espèces les plus appréciées pour les cultiver dans le voisinage immédiat de l'habitat. En règle générale, les femmes sont censées n'y pas toucher et ne pas même les voir. La plupart du temps, les feuilles des plantes offrent une ressemblance réelle ou imaginaire avec l'animal avec lequel elles passent pour avoir une affinité. Le charme du « bush-hog » a une feuille qui rappelle la glande odorante de l'animal ; le charme du cerf a des cornes de cerf ; le charme du tatou symbolise ses petits yeux saillants. Si l'on en croit les indigènes, l'efficacité propre de chaque charme a été découverte par voie de simple expérimentation : le chasseur a essayé les plantes l'une après l'autre ; tombait-il sur un tigre ou un serpent, la plante en sa possession était immédiatement rejetée ; rencontrait-il un mégapode ou quelque autre gibier analogue, il gardait la plante pour s'en servir à l'avenir, et ainsi de suite pour chaque oiseau ou quadrupède présentant une valeur économique. De telles expériences de hasard ont sûrement joué leur rôle important dans la confection des charmes ; et il est certain qu'elles ont fortement contribué à confirmer la foi à l'efficacité des charmes en même temps que des incantations et des actes manuels.
Le choix de charmes particuliers est parfois le fruit d'un rêve ou d'une vision. Une forme de magie noire très en honneur chez les Kurnai de l'État de Victoria consiste à employer un galet noir bombé du nom de bulk. Déposé sur les excréments frais de la victime visée, il meurtrit ses intestins, et elle meurt. Ce bulk est révélé à l'homme durant son sommeil par les âmes des morts. Dans la tribu papoue des Koita, les mânes révéleront à une personne en rêve l'endroit où chercher le charme et son mode d'emploi (1). Les charmes des Kayan de Bornéo proviennent le plus souvent avant tout d'indications obtenues pendant un rêve ; l'homme rêve qu'un objet précieux va lui être donné ; à son réveil, ses yeux tombent-ils sur un cristal de quartz ou sur tel autre objet plus ou moins singulier, il le suspend au-dessus de sa couche. En se couchant, il lui confie qu'il désire un rêve favorable ; si son vœu est rempli, l'objet lui servira désormais de charme ; dans le cas contraire, l'objet sera rejeté. Chez les Mikir de l'Assam, les charmes peuvent être découverts par hasard dans une rivière, dans un champ,
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dans la jungle, mais un rêve peut aussi bien enseigner à l'homme où les trouver.
Les Indiens de l'Amérique du Nord ont leur sac, leur sacoche ou leur ballot de médecines ; ils y gardent enveloppée, quand ils ne s'en servent pas, leur collection de charmes variés. Ceux-ci sont considérés comme les dons directs des puissances spirituelles qui gouvernent l'univers. Certaines de ces sacoches intéressent l'ensemble de la tribu ou ses clans et ses sociétés secrètes ; d'autres sont un bien privé obtenu par voie de rêve, de vision ou de hasard.
Parfois les charmes se révèlent eux-mêmes à telle ou telle personne au moyen d'un signe ou d'une action particuliers un Indien Salinan de la Californie centrale rêve d'un objet destiné à être son charme, et à son réveil il le trouve dans sa main. Un Chukchi buta un jour contre une pierre et faillit se fouler la cheville ; il eut la preuve que la pierre voulait devenir son charme. Un autre, endormi dans la toundra, trouva un charme sous son oreiller.
La détermination des objets destinés à servir de charmes est naturellement en fonction de la matière première locale et des exigences particulières des usagers ; d'où leurs formes sans nombre. Alors que beaucoup d'objets sont employés comme « spécifiques », sont efficaces dans des conditions plus ou moins précisées, d'autres incorporent une puissance occulte indifférenciée et comptent plusieurs, voire de nombreuses applications. Le sel, à cause de ses propriétés conservatrices, les morceaux de quartz dont le frottement produit une brillante étincelle, le silex étroitement lié à la foudre, la pierre d'aimant à cause de son pouvoir d'attraction, certaines plantes stimulantes comme le tabac et le peyotl des Indiens d'Amérique, voilà quelques exemples, entre beaucoup, de la dernière classe d'objets. Tous possèdent à un degré prononcé l'élément de mystère qui caractérise le magique.
L'emploi de cailloux de quartz (cristaux) comme charmes est très répandu. En Australie, ils sont généralement détenus par les hommes-médecine des tribus sud-orientales, qui les montrent à leurs novices au cours des cérémonies de l'initiation. Un jeune homme qui venait d'être initié raconta à Howitt : « Lorsque j'étais petit garçon, je ne croyais pas tout ce qu'on me disait sur les Joias, mais, quand j'eus vu, au Kuringal, les Gommeras les tirer de leurs entrailles, j'ai tout cru. » Les anciens de la tribu, lors du Kuringal auquel assista Howitt, furent très émus lorsque l'un des jeunes gens qu'ils venaient d'initier tomba malade. Ils craignirent que les dents
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pour un raid de scalps, le chef ou l'homme-médecine avait la charge d'un ballot d'objets magiques. Parmi les charmes puissants de ce ballot se trouvaient des fragments des cornes d'un serpent mythique capturé et tué par le peuple qu'il avait décimé pendant des générations. Les cornes, pensait-on, empêchaient les guerriers d'être blessés. Chez les Lillooet de la Colombie britannique, certaines parties des animaux étaient appelées « mystérieuses » et ne pouvaient être mangées que par les hommes âgés ; tous les autres qui en mangeaient tombaient malades. Les chasseurs découpaient ces parties, les passaient à un bâton et les plaçaient sur la branche d'un arbre. Dans ces cas et d'autres analogues, on ne porte ni n'utilise ces reliques pour se procurer les qualités proverbiales d'un animal donné : vitesse, endurance, courage, férocité ; le choix du charme est uniquement dicté par le désir d'obtenir la puissance occulte prêtée à l'animal et qui passe pour résider dans les os ou dans d'autres parties du corps.
Les reliques humaines forment elles aussi, très souvent, des charmes appréciés. Les Tasmaniens croyaient qu'un os du crâne ou des bras d'un proche décédé, cousu dans un morceau de peau et porté autour du cou, préservait le porteur de la maladie et d'une mort prématurée. Dans la tribu sud-australienne des Buandik, on croyait que les cheveux humains tissés en cordage, barbouillés d'ocre et de graisse et enroulés autour d'un piquet éloignaient la foudre. Les indigènes de l'État de Victoria utilisaient comme charme de chasse un peu de graisse ou de peau ou un fragment d'os pris à un mort. Les chasseurs du Queensland emportaient quelquefois à la chasse, comme porte-bonheur, de la graisse des reins d'un homme mort. Les Arunta ainsi que d'autres tribus de l'Australie centrale coupent la chevelure d'un mort pour en faire une ceinture qu'ils donnent au fils aîné du défunt ou, à son défaut, à un frère plus jeune. Cette ceinture est très puissante ; elle communique à son détenteur toute la dextérité guerrière du défunt et particulièrement sa sûreté de visée, en même temps qu'elle trouble celle de l'adversaire. Chez les Murngin de la Terre d'Arnhem (Territoire du Nord), on conserve soigneusement le sang du cœur d'un homme dont l'âme a été «volée » par un magicien «noir» ; il se présente souvent comme une sorte de résine censée être du sang durci ; il confère un « petit pouvoir supplémentaire » dans le combat, à la chasse ou à la pêche. Le magicien « blanc » le met quelquefois dans sa sacoche pour en renforcer la puissance. Ce sang (ou cette résine) accroît encore son mana en passant par les mains de
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nombreuses personnes. Il fait souvent l'objet d'un commerce entre Murngin de régions très distantes. En Nouvelle-Bretagne, c'était la coutume de placer à l'extrémité inférieure de la lance des tibias ou des cubitus d'un ennemi qui avait été tué et mangé. Le combattant muni de pareille lance ne pouvait pas être atteint par les proches ou les amis du mort. Les Andamans utilisent les os humains pour chasser les mauvais esprits qui causent la maladie. Ils brûlent également de l'ocre jaune pour la faire virer au rouge sang, et ils l'emploient comme poudre ou, mêlée à de la graisse, comme peinture. Appliquée sur la gorge ou la poitrine, elle guérit toux, rhumes, maux de gorge ; appliquée sur les oreilles, elle arrête les maux d'oreilles. Les Pomo de la Californie septentrionale attribuaient aux os humains du kaocal, une force occulte intrinsèque, alors que les os de baleine n'en possédaient que si un initié de la société secrète tribale le leur conférait. Seuls les membres de la société étaient autorisés à recueillir les ossements des morts et à s'en servir pour les traitements. Les Kodiak de l'île Kodiak (Alaska) cachaient des momies d'anciens baleiniers particulièrement heureux et les emportaient dans leur pirogue lorsqu'ils partaient pour une campagne baleinière. On retrouvait la même pratique chez les Nootka de l’île Vancouver. Margaret Lantis note de même que les Indiens Quinault de Washington se servaient des os d'un ancêtre mâle comme de charme pour la pêche à la baleine.
Ainsi le même enchaînement d'idées qui a conduit à employer comme charmes des reliques animales explique l'usage de reliques humaines. La vertu occulte d'un défunt demeure dans ses restes, ce qui permet de l'exploiter pour les rites magiques. Comme nous le verrons, la manducation réelle du cadavre, autrefois pratiquée par des magiciens ou des candidats magiciens, s'explique par des considérations analogues. La même explication vaut pour les pratiques nécrophagiques si souvent prêtées aux sorciers et sorcières en même temps que leurs rites sinistres et obscènes.
Toutes sortes de moyens permettent d'accroître la vertu des charmes. Leur manipulation à cet effet fournit mille occasions au magicien d'exercer son ingéniosité et sa duplicité. Le sorcier Orokaiva, après avoir fait sa concoction magique pour nuire à quelqu'un, l'enfonce dans un morceau de bambou qu'il bouche avec de la cire d'abeille ou un tampon de feuilles et suspend au-dessus du feu. Plus la chaleur monte, et plus doit s'accroître le tourment de la victime. Le sorcier peut aussi, après avoir préparé son charme, s'asseoir dessus pour l'écraser
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plus réellement encore ; il peut encore l'enterrer sous une lourde pierre qui exercera la pression voulue par le tortionnaire. Cette technique paraît s'expliquer par le sentiment de faiblesse et de lassitude qui sont des symptômes courants de la maladie tropicale et que le sorcier s'efforce de produire chez l'infortuné objet de ses attentions. Un magicien de jardin Keraki (une autre peuplade papoue) utilise toujours quelque stimulant, ou ce qu'il tient pour tel, pour corser son charme ou pour donner plus de nerf à sa technique. La mastication de gingembre ou d'une espèce d'écorce astringente lui donnant une sensation de chaleur, il en ajoutera à la mixture magique ou encore les mâchera pour les cracher ensuite sur l'objet qu'il traite. Chez les Tanala, une tribu montagnarde de Madagascar, une personne acquiert d'ordinaire le bénéfice d'un charme en le portant ou le gardant chez elle. Pour certains charmes, toutefois, une inoculation est requise. Lorsqu'un homme achète le charme de l'habileté à guérir les fractures, on lui fait une incision à la main droite, et on y introduit par frictions un peu de la médecine. Le chasseur qui obtient un charme à rendre le coup de fusil mortel doit se faire fendre la lèvre et s'y faire introduire une médecine. Lorsqu'un Ba-ila désire une chance très spéciale, il va demander à un dépisteur de sorciers un charme appelé musamba, et «suivant les instructions du médecin il commet l'inceste avec sa sœur ou sa fille avant de mettre la main à son entreprise. Il ajoute ainsi un puissant stimulus à son talisman » . Parmi les tribus du Gabon, toute magie de grande importance exige, pour être efficace, le sacrifice d'une vie d'homme. Souvent le magicien ordonne à celui qui lui demande un charme de tuer un proche parent, sous peine, au cas où il se déroberait, de mourir lui-même. « Combien de gens étaient assassinés dans ce pays parce que des chasseurs avaient besoin d'un puissant gri-gri pour leur chasse à l'éléphant. » (A. Schweitzer.)
En raison de sa puissance magique, le charme est conservé soigneusement à l'abri d'influences contagieuses. Faute d'observer les tabous ou autres prohibitions attachées à lui, il perdrait de sa vertu, voire ne serait plus bon à rien.
Les Cingalais prennent garde de ne pas s'approcher de charmes, lorsqu'ils assistent à des funérailles, dorment auprès de femmes indisposées ou ont commerce sexuel. Ce contact avec la souillure de l'impur ruinerait irrémédiablement la vertu du charme.
Chez les Pondo, il existe une forme d'impureté rituelle (umlaza) qui anéantit la vertu des plantes employées comme
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médecines. Une personne en état d’umlaza qui touche une médecine détruit sa valeur ; c'est pourquoi une femme indisposée recourra à quelqu'un d'autre pour cueillir les plantes nécessaires. Une femme rituellement impure ne pénétrera jamais dans la hutte où sont conservées les médecines du chef ; si elle s'avisait de dédaigner ces tabous ou autres analogues, son flux ne s'arrêterait plus. Certaines médecines basuto, employées sans précautions ni égards pour les tabous attachés à elles, peuvent devenir funestes. C'est ainsi qu'une médecine pour réduire une fracture risque de l'aggraver, si on la laisse traîner ou si on l'applique de travers. La médecine particulièrement puissante pour protéger le kraal à bétail peut faire avorter les vaches et donner une menstruation douloureuse à une femme, si celle-ci a le malheur d'entrer dans le kraal quand les vaches y sont. Divers interdits sont liés à presque tous les charmes ba-ila presque sans exception. Certains d'entre eux s'expliquent aisément par voie d'analogie. Il est interdit par exemple de manger des cacahuètes aux gens qui ont des charmes pour empêcher la pluie de tomber : les cacahuètes produisent, quand on les verse dans une marmite, un bruit qui rappelle celui d'un orage lointain ; la pluie suivant le tonnerre, le résultat « tuerait » le charme. D'autres charmes sont plus obscurs. Pourquoi est-il défendu à un homme ayant une médecine wombidi de laisser un autre porter une marmite derrière lui ? Et pourquoi, lorsqu'il est dans sa hutte et qu'on y introduit une marmite, ne la prend-il pas mais se contente-t-il de la repousser sur le sol ? E. W. Smith et E. M. Dale suggèrent que ces règles n'auraient d'autre raison que d' « imprimer les pensées convenables » dans l'esprit d'une personne.
Chez les Yoruba, l' « immoralité » passe pour exercer une influence fatale sur les charmes. Aussi l'homme-médecine a-t-il d'ordinaire une pièce réservée où il garde son attirail. Seuls les enfants ont le droit d'y pénétrer. Les Ga de la Côte de l'Or font grand usage de médecines préparées parleurs magiciens professionnels. La médecine est tenue pour la demeure, tout au moins intermittente, d'un être spirituel (wong). Mais on donne souvent à l'objet lui-même le nom de wong, et son détenteur s'appelle son père ou son maître. Le wong n'a le plus souvent aucun nom. Il agira pour le compte de n'importe qui, du moment que son possesseur a rempli les cérémonies prévues quand il est entré en sa possession et qu'il observe scrupuleusement les tabous attachés à son usage. « Il y a dans le wong une sorte de vertu automatique : pressez sur le bon
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bouton, et la machine travaillera pour vous où que vous soyez. » (M. J. Field.) Diverses formes d'impureté gâtent une médecine. Ainsi, aucune médecine qui puisse garder son pouvoir si vous entrez avec elle dans une latrine ; l'homme qui porte une médecine pour le mettre à l'épreuve du meurtre peut être assassiné dans un endroit de ce genre. Les magiciens, les chefs, tous ceux qui sont susceptibles d'avoir des ennemis et qui ont coutume de posséder des médecines protectrices se gardent d'utiliser les latrines publiques. Les tabous les plus dangereux que puisse violer une personne ordinaire sont ceux qui sont liés à ses médecines, médecine curative du médecin, médecine de chasse ou médecine antivol du commerçant. D'ordinaire, plus sont considérables les services rendus par une médecine, plus sont rigoureuses les conditions entourant son usage. La violation des tabous, outre qu'elle compromet son efficacité, entraîne le plus souvent la maladie ou la mort du détenteur (3). Ces médecines sont considérées par les Ga comme possédées par des êtres spirituels, mais l'attitude animiste observée à leur égard paraît bien superficielle. Il se pourrait qu'elle représentât un processus de désagrégation.
Les paquets de médecines des Indiens Sauk et Fox doivent toujours être traités avec un grand respect. On ne les ouvre jamais sans une bonne raison, on ne les pose jamais à terre. Une règle très stricte interdit aux femmes de les toucher ou de s'en approcher quand ils sont ouverts. Aucune femme ayant ses règles ne peut s'en approcher, fussent-ils fermés elle ruinerait leur pouvoir et pour son compte saignerait à mourir. Chez les Pieds-Noirs, la plupart des hommes ont leur petit paquet ; le possesseur doit en prendre grand soin et ne jamais esquiver les servitudes rituelles qui y sont liées. Ces conditions remplies, il compte bien jouir d'une longue vie en santé et bonheur. Même l'ancien possesseur passe pour avoir part, toute sa vie, à cette assurance contre les malheurs de toute sorte. Un Pied-Noir peut être tombé dans la dernière misère, il continuera de passer pour riche et débrouillard si beaucoup de paquets importants sont passés dans ses mains (4).
Les Eskimos Iglulik ne se contentent pas de prêter une vertu occulte au charme ; le possesseur de celui-ci doit, en outre, selon eux, posséder cette vertu. Il arrive qu'un individu soit particulièrement malchanceux à la chasse et devienne un objet de dédain pour ses compagnons. La raison est que ses charmes sont sans valeur parce qu'il les a redus d'une personne qui manquait de toute habileté pour entrer en communication
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avec le monde invisible. D'autre part, un individu peut perdre un charme tout en retenant sa vertu, car celle-ci ne peut passer à celui qui le trouve que s'il donne quelque chose au précédent propriétaire du charme.
Les charmes peuvent être dangereux au point que seul leur possesseur ose les toucher ou même s'en approcher. Il arrive qu'ils n'aient pas de possesseurs et que tout le monde les évite. Les Wonkonguru du Sud Australien sont persuadés que certains objets portent malheur à ceux qui s'en servent. L'auteur que nous citons (G. Horne) raconte sa découverte d'un boomerang abandonné près d'un terrier de lapin. Les aborigènes y reconnurent aussitôt un vieux et « très mauvais poison » ; celui qui avait combattu avec lui avait toujours été blessé. « Si un homme qui ignore sa force s'en sert, il sera légèrement blessé, mais celui qui, connaissant son histoire, s'en sert par bravade sera tué dans la bataille. On ne doit pas le détruire, mais il faut le perdre. I a été perdu des tas de fois, mais il reparaît toujours. » (G. Horne et G. Aiston.) Toucher un bulk Kurnai (caillou magique) est considéré comme souverainement dangereux pour tout autre que son possesseur. Les femmes et les jeunes filles sont terrorisées lorsqu'on essaie de mettre un de ces objets dans leur main.
Certaines pierres-charmes Koita renferment une charge si élevée de vertu occulte qu' « il est considéré comme imprudent d'y porter la main, même quand il s'agit de l'homme qui va mettre leur pouvoir en œuvre » (C. G. Seligman). Les sorciers des tribus de dialecte Roro tirent d'un serpent noir une pierre qui tue sur-le-champ toute personne qu'elle a touchée. On peut la rendre inoffensive en la plongeant dans un bol d'eau salée qui se met aussitôt à siffler et à bouillonner comme si elle bouillait ; lorsque les bulles cessent, la pierre est « morte ». Aucun profane ne consentirait à toucher ou à regarder les pierres magiques d'un sorcier ; on s'abstient de tout contact avec elle comme d'un porte-malheur, lorsque, même, on n'en attend pas la mort.
Le sorcier de Malekula (Nouvelles-Hébrides) manipule son charme au moyen de deux baguettes qui rappellent les bâtonnets de table. S'il touchait son matériel avec les doigts, l'énergie qui y est contenue ne le léserait pas moins que la victime qu'il a en vue. De même, lorsqu'il tente de faire mourir par « empoisonnement », il a soin de ne rien absorber lui-même du « poison » ; pour cela il garde la bouche fermée durant toute l'opération.
Chez les Maori, les gens de naissance inférieure qui ne sont
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pas versés dans la magie sont avertis de ne regarder aucun «objet enchanté » : ils risqueraient d'y laisser la vue. On raconte l'histoire d'un sorcier qui possédait une tête de bois magique si puissante qu'elle tuait quiconque s'approchait d'elle à une certaine distance. Un vaillant guerrier, connu pour sa connaissance de la magie, résolut de débarrasser la contrée du fléau. À force de charmes et d'incantations, il s'assura le concours de milliers d'esprits favorablement disposés pour les hommes. Après une bataille en règle entre eux et les esprits malins qui gardaient la tête, celle-ci fut défaite, et le sorcier fut mis à mort.
Chez les Kényah de Bornéo, chaque famille a sa trousse de charmes suspendue au-dessus du foyer principal à côté des têtes humaines. C'est le bien le plus précieux de la maison ou du village ;personne, pas même le chef, ne touche volontiers à la trousse. Quand on doit la transférer dans une nouvelle maison, on réquisitionne un vieillard pour le faire, parce que celui qui la touche court le danger de mort. « Son rôle semble d'apporter à la maison bonheur et prospérité de toute sorte ; sans lui rien ne va, surtout à la guerre. » (Ch. Hose.)
Les Akamba regardent comme dangereux pour un profane de toucher des objets utilisés par un homme-médecine dans ses pratiques magiques. Ce dernier lui-même ne vendra jamais ni ne cédera son outillage magique. Chez les Ovimbundu de l'Angola, les charmes du dépisteur de sorciers sont tenus pour puissants » et «sacrés » ; les gens du commun n'oseraient pas y toucher. Le Blanc qui les toucherait commettrait un sacrilège.
Si la demande de charmes excède l'offre d'objets naturels, le magicien professionnel est toujours prêt à en fabriquer, contre rémunération bien entendu. Les plus puissants seront, comme de juste, les plus dispendieux. Les charmes sont souvent fabriqués au moyen de formules incantatoires qui font passer dans les objets matériels la puissance occulte qui est censée résider dans les paroles. Ce peuvent être des figurines ou des représentations d'objets déjà utilisés en magie. Ils peuvent aussi être composés au moyen de divers ingrédients magiques. Plus ils sont étranges, repoussants, difficiles à obtenir, plus leur vertu est considérable ;ils font parfois songer au breuvage des sorcières de Macbeth.
Des analogies, parfois de caractère compliqué, peuvent déterminer les ingrédients à retenir par le magicien pour ses charmes. Chez les Bavenda du Transvaal, un voyageur portera autour de son cou un petit morceau de bois en guise d'amulette.
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On le tire du rameau d'un arbre surplombant une montée difficile dans un sentier très fréquenté. Chaque passant empoigne la branche en montant, et, ce faisant, il augmente démesurément son pouvoir auxiliateur ; voilà comment l'arbre devient la matière première d'un charme. Inversement, on demandera un charme nuisible au voyageur à une racine placée dans un chemin très fréquenté, parce qu'elle est placée de telle sorte que le passant manque rarement d'y buter. Chez les Jukun de la Nigéria du Nord, le charme destiné à faciliter la dissimulation contient des feuilles d'une plante qui pousse sur une fourmilière (parce que les fourmis travaillent en secret), de la graisse d'une chèvre de couleur uniforme (l'uniformité de couleur rend l'objet moins frappant), un bout de bois d'un arbre dont le fruit rappelle l'œil humain et la mucosité que les syrphydes déposent dans les yeux des hommes (gênant ainsi leur vision). Ces ingrédients sont enveloppés dans les haillons d'une personne aveugle, et le paquet est alors enfermé dans un fœtus de vache ou de chèvre (le fœtus est aveugle). Attachez ce paquet à votre ceinture, et vous passerez inaperçu parmi vos ennemis ou devant vos gardes, car ils seront frappés d'une cécité passagère.
Beaucoup de peuples primitifs rattachent des objets inanimés, ou des collections de tels objets, à un être spirituel. Ces sacra doivent être abordés avec la prudence et la révérence convenables. Des tabous stricts les défendent des regards et du contact des personnes non initiées ou impures; inversement, leur manifestation à ceux qui sont qualifiés pour entrer dans le saint des saints forme souvent le point culminant d'un rite solennel. Ces objets ont droit au nom de charmes, puisqu'ils incorporent une énergie occulte impersonnelle qui se décharge automatiquement au contact ou à l'approche.
Les churinga des Arunta comprennent, en dehors des « bull-roarers », des morceaux de pierre polie de formes extrêmement différentes. Beaucoup de churinga se rattachent aux ancêtres mythiques de la tribu qui ont erré sur le territoire tribal avant de descendre finalement dans la terre à l'endroit où leurs churinga sont désormais déposés en sûreté. Chacun de ceux-ci contient les attributs de son esprit possesseur et communique à l'individu qui le porte le courage et la sûreté de visée dans le combat. Cette dernière croyance est si ancrée que si, dans un combat, l'un des adversaires sait que l'autre porte un churinga, il perdra sûrement courage et sera vaincu. Quand un homme est malade, il racle son churinga, met les rognures dans de l'eau et boit le tout. La potion est « particulièrement
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fortifiante ». Il existe une cérémonie de l' « adoucissement du churinga » : elle consiste à le frotter avec de l'ocre rouge ; c'est bien la preuve qu'on y voit autre chose que des morceaux de bois ou de pierre. En raison de leurs accointances intime avec les ancêtres, chacun a ses « sentiments » comme en ont les hommes, et la friction permet d'adoucir ces sentiments comme il y a des moyens d'adoucir l'humeur des hommes vivants. Dans la tribu Kaitish, la célébration de certaines cérémonies au cours desquelles les churinga sont maniés par un vieillard rend ce dernier si riche en énergie occulte qu'il en devient temporairement tabou (5).
Chez les aborigènes australiens, une règle absolue interdit de jamais montrer le « bull-roarer » aux femmes et aux enfants. Le vrombissement produit par son tournoiement rapide est regardé par eux comme la voix de l'esprit ou du dieu qui a fondé les cérémonies tribales et continue d'y présider. Ainsi, chez les Urabunna (Centre Australien), on avertit le garçon en cours d'initiation qu'il ne doit à aucun prix laisser voir le bâton mystique à une femme ou un enfant : « Sinon lui, sa mère et ses soeurs tomberont morts comme pierre (6). »
Le « bull-roarer » est d'un usage courant en Australie et en Nouvelle-Guinée pour amener la pluie, promouvoir la croissance de la végétation et la multiplication des animaux comestibles. Les Dieri croient que le jeune homme qui a subi un rite très secret d'initiation est désormais inspiré par le Mura-Mura qui y préside. Il a désormais le pouvoir de garantir un bon approvisionnement de serpents et d'autres reptiles en faisant tourner le « bull-roarer » autour de sa tête quand il part en quête de gibier. Les Larakia considèrent leurs « bull-roarers » comme remplis d'énergie occulte ; on doit les frotter sur le corps de vieillards avant que les jeunes initiés puissent s'en servir impunément. Ces derniers ont le droit de les emporter avec eux pour obtenir bonne pêche ou bonne chasse. Dans les îles occidentales du détroit de Torrès, on fait tournoyer les « bull-roarers » pour faire pousser les jardins. À Kiwai (île du golfe de Papouasie), la rotation du « bull-roarer » assure une récolte abondante d'ignames, de patates et de bananes. Les Yabim sont persuadés que la rotation des « bull-roarers » jointe à l'invocation des noms des esprits ancestraux entraîne une récolte particulièrement abondante dans leur jardin (7).
Les Keraki (sud-ouest de la Papouasie) prêtent au « bull-roarer » des vertus cachées dangereuses que son possesseur et manipulateur peut transmettre à sa femme. Avant et après
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usage, il doit s'abstenir de rapports sexuels avec elle : ce commerce avec son mari encore sous l'effet du « bull-roarer » la rendrait malade. Les Koko, une autre tribu de Papouasie, prennent grand soin que les « bull-roarers » ne se brisent pas au cours de leur emploi. Si un « bull-roarer » se brisait et qu'un éclat frappât quelqu'un, celui-ci serait blessé à la chasse ou au combat par une défense de sanglier ou par la lance de son ennemi, suivant le cas, et exactement à l'endroit où l'éclat l'a atteint.
Les insulaires d'Entrecasteaux voyaient dans une vieille marmite le grand maître des vents, de la pluie et du beau temps. Certains disaient qu'elle n'était pas de main humaine; d'autres qu'elle avait été apportée de très loin par son possesseur, un chef. Celui-ci la dérobait aux regards dans une hutte de son hameau. « Seule une occasion spéciale permettait d'entrer dans la hutte pour la voir ; en toute autre circonstance, sa vue eût provoqué des tremblements de terre dans tout le pays, des inondations et des tempêtes, suivis de famine et d'une épidémie de morts. Une fois l'an, une cérémonie donnait à quelques privilégiés l'occasion de l'apercevoir: son possesseur la portait en procession suivi d'une file d'indigènes courbés vers la terre. Avec crainte et tremblement ils lui apportaient de la nourriture dans la même attitude de recroquevillement et se retiraient en toute hâte. » Son possesseur leva longtemps tribut grâce à cette marmite toute-puissante (D. Jenness).
À Malekula (île des Nouvelles-Hébrides), les grands chapeaux-masques à pointe portés par les membres d'une société secrète possèdent une extrême sacralité. Seuls les initiés accèdent à la technique de leur fabrication et décoration. La chute d'un masque à terre est un redoutable accident ; jadis, le malheureux à qui cela était arrivé durant la danse était mis à mort ; l'homme qui mettait le pied sur une partie du masque subissait le même sort ; tout animal, chien, porc ou autre, qui touchait un masque était abattu.
Certaines tribus fidjiennes révèrent les dents d'ivoire des cachalots. Une « aura » subtile passe pour émaner d'elles, « qui respire le mystère ». Les plus saintes sont conservées dans des corbeilles spéciales, et peu les voient en dehors des rares privilégiés qui en connaissent l'existence. On ne les adore pas, mais on s'en sert comme de mascottes vénérées : elles incarnent la « chance » de la tribu.
Les habitants des Samoa vénéraient des pierres sacrées. Dans l'une des îles, l'autel du dieu Turia consistait dans une pierre très lisse que l'on gardait dans un bosquet sacré. Le
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prêtre sarclait attentivement le sol tout autour et le recouvrait de branches pour garder le dieu au chaud. « Personne n'aurait osé toucher cette pierre, de crainte qu'une influence pernicieuse et mortelle quelconque n'en rayonnât immédiatement sur le transgresseur. » (G. Turner.)
Certaines cloches, celles notamment qui semblent n'avoir jamais eu de battant, sont pour les Toda des objets sacrés entre tous. Presque toutes redoivent des offrandes de lait, de lait caillé et de babeurre au cours de la cérémonie laitière. Il est très vraisemblable que leur sainteté présente est née graduellement, en passant de la sainteté des vaches et des bufflesses aux cloches qu'elles portaient. Les flèches cérémonielles jouent un rôle très important dans le culte des Vedda. Les indigènes « les plus malins »,qui croient à l'impureté périodique des femmes (croyance héritée des Cingalais), prennent bien soin d'éviter la contagion de ces objets sacrés. Ils les gardent pour cela dans une grotte ou dans le chaume de leur toit.
Les Akikuyu du Kenya ont un objet magique dénommé kithathi. C'est un morceau d'argile rougeâtre cuite et bizarrement rayée, de forme grossièrement cylindrique et portant quatre trous. La puissance de l'objet est telle qu'un homme ne doit ni y porter la main ni l'introduire chez lui : il attirerait le malheur sur les hôtes de la maison. On le garde enterré dans la brousse à quelque distance du village, et on ne le déplace que pour détecter des criminels. La personne accusée de sorcellerie doit le toucher en insérant des baguettes dans les trous et en protestant alors de son innocence. Si elle meurt dans les trois mois, c'est qu'elle était coupable. En attendant, l'accusé doit demeurer à l'écart de la plantation ainsi que de sa femme, car il est censé chargé de l'influence mortelle du kithathi.
Les Wanyika ont un grand tambour fait d'une portion de tronc d'arbre évidé. Il est si sacré que tous les non-initiés doivent se cacher sur son passage : ils mourraient sûrement s'ils le voyaient (8). Un des clans Baganda avait la charge d'un tambour que l'on apportait à la cour et que l'on battait chaque fois que le roi voulait annoncer à son peuple la fin d'une période de deuil. « Le tambour était sacro-saint ; par exemple, un esclave qui détestait son maître se réfugiait-il dans la chapelle du tambour, il devenait le serviteur du tambour, et on ne pouvait pas le reprendre. De même le condamné à mort qui réussissait à se réfugier auprès de la chapelle pouvait y demeurer impunément, il était l'esclave du tambour.
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La vache, la chèvre ou le mouton qui s'y égaraient devenaient la propriété du tambour, on ne pouvait ni les reprendre ni les tuer ; ils pouvaient aller où bon leur disait ; c'étaient désormais des animaux sacrés. » (J. Roscoe.)
Les trompettes sacrées dont les Uaupés du Brésil tirent la musique jurupari (esprit de la forêt) sont interdites aux regards des femmes. Dès qu'elles en entendent le son, celles-ci se réfugient dans les bois. La vue, même involontaire, de ces objets serait leur mort, et « l'on raconte que des pères ont tué leurs propres filles et des maris leur femme, lorsque cela est arrivé ». Les Yahuna (tribu du sud-est de la Colombie) disent que les femmes et les petits enfants qui verraient ces objets mourraient, les premières sur-le-champ, les seconds après être tombés malades d'avoir mangé de la terre.
Chez les Zuñi du Nouveau Mexique, les objets sacrés sont tabous pour les gens qui ne leur « appartiennent » pas. Personne n'oserait les toucher en dehors du chef du clergé qui en a la charge ; personne en dehors de lui et de la grande prêtresse n'entrerait dans la pièce où on les garde. Il en est de même des masques et des autels des sociétés secrètes. Les bâtonnets de prière et les ornements rituels sont maniés avec grand respect et seulement dans les limites du nécessaire. Jadis, lorsque les clans Hopi vivaient encore séparés, chaque clan possédait des objets sacrés, les wimi, qui étaient rattachés aux ancêtres du clan (katcinas) et doués de propriétés mystérieuses. Depuis la formation de l'unité Hopi, les fraternités sacerdotales eurent la garde des wimi, qui demeurèrent cependant la propriété des clans primitifs.
Les Cherokee, les Creeks et beaucoup d'Indiens de la Plaine ont des objets sacrés de vénération tribale ; par exemple, la « pipe plate » des Arapaho et la grande coquille des Omaha. Cette sorte d'objet constituait un véritable palladium, et sa possession continue et intacte était le gage de la prospérité tribale. Gardée par le prêtre, on ne l'exhibait que rarement et seulement dans de rares occasions solennelles. Comme l'Arche d'Alliance en Israël, on l'emportait quelquefois dans la bataille pour imposer la victoire. Suivant une croyance commune, la présence d'un objet aussi puissant serait débilitante et même positivement dangereuse pour les gens du voisinage, s'ils n'étaient revigorés par un réconfortant rituel. « C'est pourquoi toute grande médecine est d'ordinaire conservée dans une hutte écartée, un tipi, bâti à cette fin, de même que nous stockons les explosifs à quelque distance du quartier des habitations ou des affaires. » (James Mooney.)
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Beaucoup de peuples primitifs possèdent, en outre, des objets matériels, inanimés, dont la puissance occulte est due à leur possession, temporaire ou permanente, par des êtres spirituels : ce sont les fétiches. L'esprit du fétiche n'est pas son âme, son essence vitale ; c'est un esprit qui s'est laissé attirer de plein gré ou qui a été acculé par l'homme dans l'objet et s'y est incorporé. Bien que les fétiches soient en règle générale un bien privé, certains appartiennent au clan, au village ou à tel autre groupe social. Le possesseur d'un fétiche a pour lui les mêmes égards que pour une personne : il l'amadoue, le cajole ou fait pression sur lui suivant les circonstances. Le fétichisme a atteint un développement considérable en Afrique occidentale où il a été découvert et décrit pour la première fois. Mais les fétiches sont un phénomène universel.
Le fétiche n'est pas le charme : le premier dépend de la volonté d'un être spirituel qui le hante ; le second n'a pas de volonté propre, il opère automatiquement. Mais s'agit-il de tracer une ligne de démarcation entre les deux, nous retrouvons le cas de la prière et de l'incantation. Les mêmes raisons président au choix du fétiche et du charme ; l'un comme l'autre ont pour objet d'attirer la chance ou de conjurer la malchance dans toutes sortes de domaines ; l'un et l'autre peuvent être soit un objet de la nature, soit un objet manufacturé. La distinction qui les sépare dépend uniquement du degré de leur personnification. La personnification des anciens charmes des Zuñi en a fait des fétiches, l'objet de cérémonies visant à soumettre leurs esprits capricieux aux désirs des hommes. Inversement, les esprits des médecines Ga semblent bien être considérés plus ou moins comme des agents mécaniques se déclenchant au profit de celui qui appuie sur « le bon bouton ». Ce ne sont là que deux exemples d'un double processus contraire, de personnalisation et de dépersonnalisation, toujours à l'œuvre (9).
Certains primitifs sont extrêmement attachés à l'usage des charmes, surtout comme talismans ou amulettes portés sur soi. C'est ainsi que chez les Ba-ila de la Rhodésie du Nord, presque tous les indigènes portent à leur cou, à leur bras ou sur la tête un ou plusieurs charmes. Impossible d'exagérer la place que ces misamo tiennent dans la vie des gens. « Leur emploi constitue un système d'assurances contre les maux et les malheurs de la vie. Au lieu de verser une prime d'assurance comme nous, les Ba-ila font des placements en charmes puissants qui les garderont, croient-ils, de la violence, du vol,
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etc., et qui, s'ils ne les sauvent pas tout à fait de la mort, la retarderont tout au moins et leur permettront de déterminer leur mode de vie dans l'autre monde (10). » Chez les Akikuyu, peu d'hommes ou de femmes qui n'aient une demi-douzaine de charmes enfermés dans une corne de bélier suspendue à leur ceinture. Les Wataita (tribu du Kénya) ont une foi absolue dans l'efficacité des charmes fournis par leurs magiciens. Dans cette région infestée de lions, un indigène soufflera la médecine du lion vers les quatre points cardinaux puis se couchera en plein air et ira tranquillement dormir au milieu d'une région de mangeurs d'hommes. Un homme est-il attaqué par un lion, la bête s'assure que, s'il vit, ce ne sera pas pour devenir un infidèle ; s'il s'en tire, ce sera, bien sûr, grâce à la médecine du lion. Chez les Baganda, il n'y avait guère de maladie ou malaise connu des hommes-médecine qui ne pût être traité par quelque charme. Le patient qui lui avait dû la guérison ne le jetait pas mais l'ornait et le portait sur lui, pour l'avoir toujours prêt en cas de retour offensif de la maladie. En Afrique occidentale, « on fabrique des charmes pour toutes les occupations et tous les désirs de la vie : amour, haine, achat, vente, pêche, plantation, voyage, chasse… Le nouveau-né commence avec le nœud de santé qu'on lui fait autour du poignet, du cou ou des reins, et sa collection ira en augmentant tout le reste de sa vie. » La collection ne risque pas pour autant d'atteindre des dimensions exorbitantes, car on se débarrasse des charmes qui n'agissent pas (M. H. Kingsley). Chez les Fang ou Pangwé du Gabon, qui ont une frayeur particulièrement vive de la magie noire, on trouve partout des médecines pour la contrebattre, « dans les huttes, sur la place du village, dans la maison commune, dans les sentiers, jusque dans la jungle, absolument partout » (G. Tessmann). Les charmes tiennent une place importante dans la vie quotidienne des aborigènes des deux Amériques. Leur usage courant est également attesté pour les Mexicains, les Maya et les Péruviens, bien que la conquête espagnole ait détruit une grande partie des pratiques magiques de ces Indiens. Les charmes des Eskimos ne se comptent pas. Chez les Eskimos polaires, les femmes n'en ont guère, pour la raison que, passant la majeure partie de leur temps dans l'habitat, elles n'ont pas à faire face aux dangers auxquels sont constamment exposés leurs maris nomades. Chez les Chukchi de la Sibérie, ceux qui ne croient pas aux charmes sont l'exception. L'un d'eux déclara à un enquêteur russe : « Je ne porte rien sur mon corps : je suis convaincu que la protection prêtée à de si petits objets doit
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être une pure illusion. » Un magicien professionnel allait plus loin ; il déclarait qu'aucune œuvre de l'homme n'a de pouvoir, tout pouvoir résidant dans la divinité qui l'a créé (W. Bogoras). Mais pareil scepticisme est exceptionnel.
NOTES DU CHAPITRE V
(1) H. H. Romilly rapporte qu'un vieux magicien déterra un objet dans lequel les indigènes voyaient un charme très puissant de pluie et de bonnes récoltes et le vendit à un missionnaire. Un esprit déposa deux autres charmes sur la poitrine du magicien durant son sommeil et lui ordonna de les enterrer.
(2) Suivant le Père Paul Schebesta, la possession d'une de ces pierres magiques est nécessaire à celui qui veut devenir hala, magicien.
(3) Ces tabous rigoureux impliquent, en outre, un code moral très rigide. » Le possesseur de la médecine doit s'abstenir d'adultère, de voler, de nuire aux autres, de tromper ou de se disputer. Si on lui cherche querelle, il doit tendre l'autre joue; toutefois en cas d'attaque injuste, il a le droit de résister bravement, conscient que sa médecine combattra avec lui. Les médecines de cette espèce, dont les grands avantages se paient de grandes servitudes, ne tentent évidemment pas les gens sans courage ni caractère. » (Margaret J. Field.)
(4) Le contenu de la trousse de médecines est l’objet d'un secret absolu. Le propriétaire est le seul à le connaître et à pouvoir y toucher. « Les autres Indiens n'oseraient pas y toucher. »
(5) Un vieillard Worora (nord-ouest de l'Australie) extrêmement faible recouvra sa vigueur dès qu'il se fut exposé à la fumée d'un feu d'herbes et frotté entièrement avec des « bull-roarers ».
(6) Chez les Arunta, l'exclusion de l'élément féminin des cérémonies où intervient le « bull-roarer » n'est pas sans exceptions. On fait même tournoyer ces instruments à portée des femmes au cours de certains rites ; et durant une cérémonie du groupe totémique de l'émeu les femmes peuvent voir nettement les « bull-roarers », toutefois à une certaine distance. On se retient difficilement de penser, notent Spencer et Gillen, que les femmes pourraient bien en « savoir un peu plus long qu'on ne veut bien leur accorder ».
(7) L'intervention du « bull-roarer » dans les travaux agricoles est attestée en Amérique du Nord, par exemple chez les Zuñi, les Hopi et les Apaches. Dans les tribus Algonquines du Nord, on faisait tournoyer les « bull-roarers » dès le premier dégel de l'hiver finissant. Les indigènes entendaient ainsi faire revenir les vents froids de manière à déterminer sur la neige une croûte facilitant la circulation en raquettes et les transports par toboggan.
(8) Suivant une autre relation, seules les personnes âgées des deux sexes ont le droit de regarder ce tambour.
(9) On traite fréquemment les charmes (et les médecines) comme s'ils possédaient un certain degré de vie et de personnalité, mais jamais, semble-t-il, comme la demeure de puissances spirituelles. Les indigènes des îles occidentales du détroit de Torrès avaient de petites statues de bois à l'effigie humaine, des madub, qu'ils déposaient dans les jardins. On s'imaginait que, la nuit venue, ils s'animaient et circulaient dans les jardins en faisant tournoyer des « bull-roarers », en dansant et en chantant pour faire pousser les plantes (A. C. Haddon). Un Ao Naga conserve des pierres de chance dans un petit panier. « Dès qu'il en possède une, celle-ci ne tardera pas à trouver un conjoint d'une manière mystérieuse qui est son secret, et il y en aura deux dans la corbeille
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qui n'en contenait d'abord qu'une. Les deux se reproduisent alors de manière à procréer une nombreuse famille. Mais toute négligence à leur endroit fait s'envoler ces pierres.» (J. F. Mills.) À en croire les Tanala de Madagascar, la vertu d'un charme ne fait que croître avec le temps. Certains charmes sont si puissants qu'ils s'animent et même se meuvent et parlent (Ralph Linton). Nous ne verrions tout au plus dans les diverses méthodes de divination des Babemba d'Afrique du Sud que des formes de pile ou face ou de courte paille. L'indigène juge autrement : pour lui, il s'agit bien de demander aux médecines qui ont pour propriété d'agir d'une manière particulière définie de le faire si la réponse aux questions du devin est positive ou, au contraire, de ne pas opérer si elle est négative. C'est dire que l'efficacité de toute méthode divinatoire dépend entièrement de la nature des médecines employées (R. J. Moore). Les indigènes du Ruanda-Urundi (Congo belge) sont persuadés que, dans la divination par osselets, ceux-ci écoutent attentivement l'opérateur et répondent correctement « comme des hommes ». L'opérateur ne fait qu'interpréter ce qu'ils disent. On utilise de même des boulettes de beurre auxquelles on demande de blanchir, de devenir absolument blanches pour donner un signe favorable. On est persuadé que le beurre écoute la supplique de l'opérateur et change de couleur au gré de son désir (A. Arnoux). Les Azandé appellent parfois la vertu d'une médecine son « âme » ; cette âme naît de la vapeur et de la fumée de la médecine tandis qu'on la fait cuire. Aussi les gens mettent-ils leur tête dans la vapeur pour permettre à la vertu ou à l'esprit d'entrer en eux. Lorsqu'un homme fait périr un sorcier par voie de magie vengeresse, on dit que «l'âme de la médecine » est allée chercher sa victime. L'oracle par le poison a, lui aussi, son âme qui explique son pouvoir de voir ce qui échappe aux hommes (E. E. Evans-Pritchard). L'indigène Bakongo, pour « éveiller» une trousse de charmes, commence par la frapper avec un bâton, puis il la place sur le sol au milieu de plusieurs petits tas de poudre à fusil. On met le feu à la poudre et l'on tient la trousse sur la fumée. On pousse, en outre, de toutes ses forces un coup de sifflet. Les charmes sont, dès lors, tout prêts à assumer leurs fonctions (J. H. Weeks). Chez les Shoshones du Nord, un individu entre en possession du pouvoir occulte en allant dormir une nuit sur le flanc d'une montagne. Le lendemain, il se met en quête de racines, et, les ayant trouvés, il interpelle le soleil : « Regarde, je prends cette médecine. » Il rapporte des racines chez lui, les lie dans une sacoche en peau de daim qu'il porte sur son dos. La nuit, la médecine lui parle et lui donne ses conseils (R. H. Lowie). Dans la pensée des Eskimos du Groenland oriental, une amulette animale est beaucoup plus qu'une simple représentation de l'animal en question. « L'amulette vit parce quelle a été fabriquée durant la récitation d'une incantation ou d'un charme qui invoquait les qualités maîtresses de l'animal ou d'une partie de son corps ; en tout cas la vertu de ces qualités est en puissance dans l'amulette. » Dans la pensée indigène, il y a peu de différence entre se servir d'un animal ou se servir de sa représentation sous forme d'amulette ; l'amulette a la même vertu d'un côté comme de l'autre. Lorsque l'amulette est un couteau ou quelque autre ustensile, nos Eskimos sont persuadés qu'à l'heure du danger l'instrument se met tout à coup « à grandir, tue ou protège la personne attaquée » (William Thalbitzer).
(10) Nos sources observent que les misamo agissent sur les morts aussi bien que sur les vivants. Un individu peut se procurer un charme lui permettant de devenir, une fois mort, un lion, un aigle ou une fourmilière. S'il est malintentionné, il peut se transformer au moyen d'un charme en un esprit vengeur et destructeur « qui va tuant et riant ». Ses victimes meurent subitement. Dans cette terrible situation, la seule chose à faire est de se procurer une puissante médecine pour rendre l'esprit caduc (E. W. Smith et A. M. Dale).
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CHAPITRE VI
LES MAGICIENS
Certaines particularités physiques d'un individu suffisent parfois à révéler sa qualification naturelle à l'exercice de la magie. Un vieux « médecin » tasmanien devait sa position à des accès de contraction spasmodique de ses pectoraux qui avaient vivement impressionné les aborigènes. Il avait été assez avisé pour tirer plein parti de l'effet que produisait son affection mystérieuse. En Nouvelle-Calédonie, le crédit normal du magicien s'accroîtra fortement s'il se trouve avoir une difformité corporelle, des doigts supplémentaires, des yeux éraillés ou tel autre défaut physique de caractère frappant (1). Aux yeux des Samoans, les bossus et autres personnes difformes avaient le don de divination ; devenus des hommes, les bossus se faisaient souvent prêtres. Chez les tribus sud-africaines Ovambo, il suffit d'être contrefait, et particulièrement hermaphrodite, pour être suspecté de sorcellerie. Chez les Lovedu du Transvaal, un individu de au visage rébarbatif » sera facilement regardé comme sorcier, même sans lui imputer avec précision des actes spécifiques de magie noire. Chez les Akikuyu du Kénya, l'indigène hérite d'ordinaire le pouvoir occulte de son père, mais le nouveau-né difforme, par exemple pied bot, sera destiné à la magie. Les Akikuyu et les Akamba sont convaincus que l'enfant qui présente les pieds en naissant est voué à être malheureux toute sa vie. Si c'est un garçon et qu'il grandisse et se marie, sa femme ne tardera pas à mourir ; si c'est une fille, son mari ne vivra pas longtemps. L'enfant qui perce d'abord ses incisives supérieures sera pareillement malchanceux. Qu'il se garde de manger des premiers fruits ou d'admirer une terre cultivée : la récolte ne mûrirait pas. Cette mauvaise influence peut être en grande partie conjurée si, à la chute de sa première dent de lait, le père et la mère de l'enfant ont commerce sexuel. Les Azandé sont pareillement convaincus que les gens qui ont d'abord percé leurs dents supérieures exercent une influence fâcheuse sur les récoltes de leurs voisins. Au moment des semailles, on a coutume de protéger les champs contre les gens aux mauvaises dents. On possède également des médecines pour leur nuire s'ils mangent des premiers
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fruits de la moisson. Les Azandé affirment encore que l'homme aux mauvaises dents peut gâter un objet neuf : qu'il admire ou touche votre siège, votre bol ou votre marmite tout neufs, vous pouvez être. sûr qu'ils casseront. L'auteur peut avoir agi sans malice, sans même y penser, il n'en est pas moins responsable, puisqu'il connaissait sa mauvaise influence et devait -s’abstenir de toucher des objets neufs. Il n'aura qu'à s'en gendre à lui-même, s'il a à pâtir de la magie protectrice de ses voisins. En règle générale, le sorcier Shilluk est un monorchide, malgré des exceptions. Les sujets atteints de cryptorchidie ou de microrchidie tendent aussi à passer pour des sorciers-nés. La malice liée à une constitution de ce genre est si évidente que l'enfant ainsi constitué est souvent mis à mort dès sa naissance ; le seul moyen consiste à le noyer dans un panier spécialement tressé ; sinon l'enfant survivra sûrement, tant est grand son pouvoir (2). Chez les Waréga du Congo belge, l'enfant qui pousse d'abord ses dents supérieures portera sûrement malheur à toute la communauté. Aussi construit-on aussitôt pour lui une maison isolée qu'il ne devra pas quitter. Lorsque, plus grand, il se mêlera aux autres villageois, il sera l'objet d'insultes et de mauvais traitements continuels. La femme qui consent à l'épouser partage son sort ; le dino, comme on l'appelle, n'a pas le droit de toucher le grain de semis sous peine de compromettre la moisson. Il ne peut pas manger des bananes d'une plantation en plein rapport, sinon le fruit pourrirait. Dans le bas Congo, les albinos passent couramment pour sacrés, et leur personne est inviolable. Ils peuvent être élevés à la prêtrise (3). D'après les Fang ou Pangwé du Gabon, le pouvoir de sorcellerie habite dans les vieilles femmes ou les hommes difformes. Les enfants qui ont été « spécialement endoctrinés » par ces personnes ;possèdent aussi ce pouvoir. Dans la Nigéria du Sud, les femmes stériles, ou ayant passé l'âge de la maternité, sont souvent considérées comme sorcières. Chez les Ijaw, un boiteux ou un individu difforme risque fort d'être soupçonné de sorcellerie, surtout si c'est une femme. Certains Ewé du Togo croient que l'enfant qui naît avec ses dents ou qui perce d'abord ses dents supérieures deviendra, quand il sera grand, puissant en magie noire ; ils vendaient autrefois ces enfants comme esclaves, s'ils ne les noyaient. Chez les Indiens Ojibwa, les personnes difformes et de mine rébarbative se font une réputation de sorciers, n'y eussent-elles aucune prétention (4). Les Tinné de l'Alaska disent que les individus que des difformités distinguent de la foule doivent être naturellement prédestinés
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au rôle de magicien. Un homme louche ou estropié, une femme stérile, ont plus de chances qu'un individu physiquement normal d'être choisis pour cette profession. Un homme-médecine des Eskimos du cap Barrow devait son renom d'excellent médecin et exorciste a à sa minceur de papier ». Il pouvait entrer dans des endroits où des hommes normaux n'auraient pas pu pénétrer ; aussi un esprit mauvais avait-il fort à faire pour lui échapper.
Une particulière longévité (phénomène rare chez les primitifs) suffira parfois à découvrir chez une personne une puissance occulte exceptionnelle. Un Lovedu très âgé a des chances d'acquérir la réputation d'un sorcier. Il n'a pu vivre si longtemps, pensent les gens, qu'en échangeant sa vie contre celles de jeunes proches. Les Ba-ila répugnent particulièrement à céder au vieillard qui, fatigué de la vie, leur demande de le tuer : qui sait si, dans le cours de sa longue vie, il n'a pas accumulé des charmes capables de nuire à quiconque le touchera, voire de le faire mourir ? Souvent les Akikuyu prêtent une influence occulte pernicieuse aux vieilles femmes, particulièrement à celles qui ont perdu la vue, les dents, ou sont décrépites. Dans la tribu Bongo (Soudan anglo-égyptien) les personnes âgées des deux sexes, les vieilles femmes surtout, sont aisément suspectées de sorcellerie. Un homme vigoureux dans la force de l'âge meurt-il soudainement, on les tient responsables : il faut qu'il ait été victime de la magie noire, pensent les gens. Aussi extermine-t-on les soi-disant sorciers, de sorte que peu de Bongo vivent vraiment vieux. Lorsque, dans une famille Ibibio, plusieurs jeunes gens meurent l'un après l'autre, les soupçons risquent fort de tomber sur telle personne particulièrement âgée qui a arraché « la force de leurs jeunes membres et le souffle de leurs narines » pour se garder en vie. On la tuera. Chez les Choroti du Grand Chaco bolivien, les vieillards passent pour doués de pouvoirs magiques très puissants ; c'est pourquoi on ne leur permet pas de mourir de leur belle mort. Dès qu'un vieillard s'affaiblit et devient malade, on le met à mort, et on brûle son corps en même temps que tous ses biens. Si on le laissait mourir en paix, il deviendrait après sa mort un esprit mauvais et tuerait tout le monde ; son exécution prévient le danger de cette métamorphose.
Les gens qui sont passés par des expériences insolites ou ont survécu à des accidents, mortels de leur nature, seront tenus pour des sorciers-nés. Un aborigène appartenant à une tribu de l'État de Victoria s'assit une fois sur le mauvais bout de la branche de gommier qu'il était occupé à couper ; il tomba
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sans se faire aucun mal ; son invulnérabilité apparente révéla sur-le-champ en lui un magicien. Chez les Bannar de l'Indochine française, une personne contracte-t-elle la fièvre après avoir mangé des grenouilles, des souris ou autres aliments à l'ordinaire inoffensifs, elle est évidemment désignée pour la profession magique. Elle se rendra auprès d'un praticien régulier pour s'y faire initier en règle. Chez les Andamans, le malade qui revient de la mort apparente de la léthargie acquiert la nature d'un esprit et sa puissance occulte (5). Chez les Barundi, le pouvoir magique d'un père passe le plus souvent à son fils, mais quiconque a eu quelque expérience considérable, en particulier a échappé contre tout espoir à un grave danger ou à la mort, peut devenir magicien. Les Bororo du Brésil ont des concours à qui boira le plus de vin de palme : celui qui tient le plus longtemps est retenu comme le plus apte à exercer les fonctions magiques. Les bloxo (Mojo) de la Bolivie du Nord ne désignaient pour la charge de magicien et de prêtre que les individus qui avaient été attaqués et blessés par un jaguar, un animal adoré de ces Indiens (6). Les Indiens Itonama avaient une opinion exactement opposée, malgré leur culte du jaguar : un homme achevait-il un long voyage sans avoir eu maille à partir avec un jaguar, il était nommé prêtre « parce qu'on le considérait comme favorisé par Dieu » ; il exerçait les fonctions de guérisseur ; il devait également connaître les noms de tous les jaguars de son territoire. Les Aymara du Pérou distinguaient une classe spéciale de magiciens dont la « grâce et la vertu » venaient de la foudre. L'individu qui avait réchappé d'un coup de foudre proclamait « que le tonnerre lui avait révélé l'art de guérir par les herbes et de répondre à ceux qui le consultaient ». Une femme apache devint magicienne parce qu'elle avait échappé à un coup de tonnerre et aux griffes d'un puma. Un Pima avait été choisi pour cet office magique parce qu'il s'était remis d'une morsure de serpent à sonnettes. C'est une croyance commune des Zuñi que quiconque se remet d'un coup de foudre est qualifié pour l'exercice de la magie. Mais le sujet en question doit d'abord suivre un traitement approprié : il doit boire de l'eau de la pluie tombée pendant l'orage et manger un escarbot avec du sel. Un des hommes-médecine les plus renommés des Hopi était devenu guérisseur après avoir été frappé par la foudre et avoir rêvé que les divinités des nuages l'avaient par ce moyen imprégné d'un peu de leur puissance. En Colombie britannique, l'Indien qui se remet d'une crise d'inconscience qui l'a fait passer pour mort est habilité comme guérisseur : il
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a reçu croit-on pendant sa mort apparente, « un pouvoir surnaturel » pour traiter les maladies et a prouvé qu'il pouvait résister aux effets de la « médecine mauvaise » ou à l'assaut d’un esprit mauvais.
Les jumeaux ou les triplets sont souvent regardés, en raison de leur caractère insolite, comme très dangereux pour la communauté ; dans mainte contrée, on les met à mort dès leur naissance, et il n'est pas rare que la mère partage leur sort. Ailleurs l'usage exactement contraire fait loi : les jumeaux passent pour porter bonheur, ce qui leur vaut considération, voire vénération. On leur attribue des pouvoirs étonnants : ils peuvent produire la pluie ou la sécheresse, une tempête de vent ou le plus grand calme ; ils ont une vertu fécondante qui leur permet de multiplier animaux et plantes ; ils font également de bons devins. Leurs parents peuvent partager ces vertus avec eux, surtout la mère. Bref, les jumeaux sont des magiciens de naissance, désignés par la nature pour la profession, que celle-ci dure, suivant les milieux, le temps de leur enfance ou s'étende à toute leur vie.
On rencontre sporadiquement en Australie et, à une grande échelle, dans le Pacifique, des tabous relatifs aux jumeaux, mais il ne semble pas qu'on leur assigne des fonctions magiques. À Ceylan, la mère des jumeaux peut guérir une foulure en piétinant secrètement deux soirs de suite le membre. Les Hindous des Provinces Centrales de l'Inde sont persuadés qu'un jumeau peut protéger les récoltes de la pluie et de la grêle, pourvu qu'il consente à peindre sa fesse droite en noir et sa fesse gauche d'une autre couleur et aille se placer face à l’orage.
En Afrique, les jumeaux exercent fréquemment les fonctions de magiciens. Pour les Zoulous, les jumeaux ne sont guère des êtres humains, et leur naissance est entièrement étrangère au cours ordinaire de la nature. Ils sont si intelligents que les grandes personnes s'adressent à eux pour régler leurs litiges et les traitent en devins. Au moment de la bataille, on plaçait un jumeau devant l'armée assaillante comme étant le plus intrépide et le plus farouche. Toutes les chèvres appartenant aux jumeaux auront elles-mêmes des jumeaux. Les jumeaux peuvent prédire le temps : les gens qui désirent de la pluie vont trouver un jumeau et lui disent : « Dis-moi, te sens-tu malade aujourd'hui ? » S'il répond qu'il est tout à fait bien, on peut être sûr qu'il ne pleuvra pas (7). Au contraire, les Bathonga regardent presque toujours la venue simultanée au monde de deux ou trois enfants comme un grand malheur,
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une souillure qui impose des rites particuliers de purification. On leur permet aujourd'hui de vivre, mais il fut un temps où l'on étranglait le plus chétif des jumeaux à moins qu'on ne le laissât mourir de faim. La relation intime de la mère et de son rejeton avec le Ciel apparaît nettement dans les coutumes relatives à la pluie : le jour qui suit la naissance des jumeaux est un jour de repos ; personne ne travaille la terre, de crainte d'empêcher ainsi la pluie de tomber : pour mettre un terme à la sécheresse, on place la mère des jumeaux dans un trou, et on verse de l'eau sur elle jusqu'à hauteur de ses seins : ce rite produira la pluie ; on arrose les tombes de jumeaux pour obtenir la pluie ; on enterre les jumeaux dans des endroits humides ; s'il arrive que leurs corps se trouvent en terrain sec, on les exhume en temps de sécheresse. Lorsque la foudre menace un village, les gens disent à un jumeau : « Aide-nous ! Tu es un Enfant du Ciel ! tu peux donc tenir tête au Ciel ; si tu lui parles, il t'écoutera. » Et l'enfant de prier le Ciel d'aller gronder ailleurs. L'orage passé, on remercie l'enfant. Sa mère peut être de là même utilité. Lorsque les chenilles grouillent dans les champs de fèves, les habitants de la baie de Delagoa les enlèvent des tiges et les font jeter par une jumelle dans le lac le plus proche. Dans l'esprit des indigènes, l'apparition des animaux nuisibles a un lien mystérieux avec le Ciel, d'où la « cure d'eau » pour leurs déprédations (8). Les Bomvana croient que les jumeaux peuvent éloigner la grêle ; la hutte qu'ils habitent est épargnée par la foudre. En Rhodésie du Nord, lorsqu'on élève un pigeonnier, on fait appel à la mère de jumeaux pour enfoncer les premiers piquets ; cela assure, dit-on, la multiplication des pigeons (9).
Les Baganda attribuaient la naissance de jumeaux à l'intervention directe du dieu Mukasa ; tombaient-ils malades, leur maladie était le signe de la colère du dieu, qui pouvait gagner le clan entier ; les jumeaux portaient toujours le nom de Mukasa et étaient sous sa protection spéciale. Il bénissait aussi leurs parents et répandait ses bénédictions partout où le père et la mère se rendaient en visites rituelles. Les gens qui avaient l'honneur de cette visite « pensaient que non seulement eux-mêmes seraient bénis et gratifiés de progéniture, mais encore que leurs troupeaux et champs seraient féconds » (J. Roscoe). Lorsqu'une femme Basoga met au monde des jumeaux, les gens de son clan ne sèment pas le moindre grain tant que les jumeaux n'ont pas été portés dans le champ pour assister aux semailles ; la plantation reçoit alors le nom
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de champ des jumeaux ; la mère des jumeaux, qui vient de donner une preuve de sa fécondité, doit toujours semer avant tous les autres membres de son clan. Chez les Bateso (tribu nilotique de l'Ouganda), la naissance de jumeaux est toujours un événement bien venu. Elle est suivie de visites cérémonielles du père aux membres de son clan et de celui de sa femme. Il reçoit d'eux des présents de nourriture et d'animaux pour la fête qui aura lieu lors de la présentation rituelle des jumeaux aux clans. Lui refuse-t-on l'hospitalité au cours de sa tournée, le père n'entre pas et passe plus loin. « Ce geste est regardé par les habitants de la maison comme une perte, car la bénédiction de fécondité qui repose sur le père des jumeaux n'est pas communiquée à la famille inhospitalière. » (J. Roscoe.) Chez les Lango, une autre tribu nilotique de l'Ouganda, les jumeaux portent bonheur à la famille et au clan de ses parents, en même temps qu'au village tout entier. Le même préjugé faste s'attache aux triplets.
Dans la Nigéria du Sud, les Igarra attribuent aux jumeaux le pouvoir de faire des prédictions sur la progéniture d'une femme enceinte, mais leur pouvoir de divination ne dépasse pas le temps de leur jeunesse. Les jumeaux ne sont jamais empoisonnés : aucun poison ne peut agir sur eux. Chez les Yoruba, aucun phénomène n'est auréolé d'une plus grande importance ni de plus de mystère que la naissance de jumeaux ; les jumeaux sont « presque crédités » de vertus suprahumaines, et l'influence de leur naissance se fait sentir jusque sur les enfants qui naissent après eux. Dans le Togo septentrional, les jumeaux passent couramment pour le fruit d'amours illicites avec des nains. Ils conservent leur nature occulte jusqu'au moment de la puberté ; ils revêtent alors leurs caractéristiques humaines propres et perdent dans une certaine mesure les pouvoirs magiques qu'ils tiennent de leur père féerique. Les Nègres de l'île Sherbro (Sierra Leone) recourent aux jumeaux pour traiter leurs maladies ; les femmes notamment font appel à eux en cas de grossesse ou d'infécondité. Ils administrent de puissantes médecines dans la maison bâtie à cette fin dans la brousse et dite « maison des jumeaux ». Suivant les Kpellé du Libéria, les jumeaux possèdent de naissance une influence anormale qui leur permet d'opérer des miracles pouvant surpasser ceux des hommes-médecine. Les jumeaux jouissent d'une situation exceptionnelle, on les entoure d'un respect non exempt de crainte, et on leur fait divers présents pour se concilier leurs bons sentiments (10). Les Manja de l'Afrique équatoriale franchise croient que les jumeaux
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exercent une influence mystérieuse sur les serpents et les scorpions ; un individu piqué par un scorpion peut guérir sur-le-champ si un jumeau pose son index sur la blessure ; les jumeaux eux-mêmes n'ont rien à redouter du serpent ou du scorpion. Avec l'aide de leurs intermédiaires animaux, les jumeaux peuvent fulminer des imprécations ou mettre à mort les parents qui les maltraitent (11).
Des idées analogues sur les pouvoirs magiques des jumeaux se retrouvent parmi les Indiens de l'Amérique du Nord. Chez les Hopi, les jumeaux ont le pouvoir de guérir les maladies urinaires et digestives, mais il ne survit pas à leur jeunesse. Dans le Pueblo Laguna, on est persuadé qu'ils nuiront à la personne qui a contrarié leurs désirs. Lorsqu'ils atteignent l'âge de douze ans, on leur fait boire un mélange d'eau, de crotte et d'urine ; de ce jour, ils perdent leur pouvoir de faire du mal.
Chez certaines tribus du sud-est, entre autres les Natchez et les Cherokee, on attribuait au jumeau cadet des chances de bon prophète ; les triplets faisaient des prophètes supérieurs encore (12). Les Iroquois pensent que les jumeaux peuvent annoncer l'avenir et opérer d'autres merveilles, mais qu'il suffit qu'une femme en menstrues prépare leur nourriture pour qu'ils perdent leurs dons.
Dans les tribus de la Colombie britannique, les jumeaux occupent un rang de choix. Les Indiens Thompson leur donnent le nom d' « enfants d'ours-grizzlés » ou de « pieds velus », parce que la femme enceinte est généralement avertie de l'approche de leur naissance par l'apparition répétée d'un ours grizzlé dans ses rêves. Les jumeaux passent pour être sous la protection de cet animal et pour tenir de lui des pouvoirs spéciaux tels que la faculté de créer le bon ou le mauvais temps (13). La naissance de jumeaux provoque sur-le-champ un changement de temps. Les Shushwap prêtent aux Jumeaux un pouvoir sur les éléments, surtout la pluie et la neige. « Chaque fois qu'un jumeau se baignait dans un lac ou une rivière, il pleuvait. » Les Bellacoola attribuent à l'action du saumon la naissance de jumeaux. Autrefois beaucoup de jumeaux pouvaient prendre à volonté la forme d'un saumon ; ils comprenaient également le langage des poissons, des oiseaux et des animaux terrestres. Les jumeaux Kwatiutl peuvent produire la neige, la pluie ou le beau temps à volonté. Leurs parents partagent avec eux leurs pouvoirs magiques. La mère (ou le père) de jumeaux s'assied dans une barque et accomplit un rite simple pour produire le vent de mer. Si
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l'on veut aller vers le sud, la mère se tourne du côté du nord et agite les mains vers le sud en disant en même temps : « Je t'appelle, vent du nord-ouest. » Elle renouvelle ses gestes et ses paroles trois fois. Puis elle ajoute : « Pagayez sous le vent du nord-ouest. » La mère de jumeaux peut également dissiper le brouillard (14). Les Nootka voient une certaine relation entre les jumeaux et le saumon. Leur naissance présage une bonne année saumonière ; si le poisson ne se présente pas en abondance, c'est que les jumeaux ne vont pas tarder à mourir ; il leur est défendu d'attraper le saumon et même de le manger ou simplement de le toucher quand il vient d'être pris. Les jumeaux peuvent faire le beau ou le mauvais temps en noircissant leur visage puis en le lavant ; il leur suffit même pour cela de secouer leur tête (15).
La croyance aux effets d'un regard fatal jeté sur tel individu ou sur ses biens est abondamment représentée chez de nombreux peuples de culture inférieure, et on la retrouve sans différence essentielle parmi les esprits peu évolués des pays civilisés. L'origine de cette croyance se trouve sûrement dans l'expressivité du regard humain, qui semble concentrer en lui toute la puissance d'une personne et rend celle-ci d'autant plus puissante que ses yeux ont une particularité quelconque, strabisme, couleur différente, doubles pupilles. Mais n'importe quelle singularité physique, de beauté ou de laideur, peut suffire à attester la possession du mauvais œil. Ce pouvoir redoutable passe parfois pour s'exercer volontairement ; ses effets funestes peuvent alors être aggravés par des gestes ou des paroles. Le plus souvent, il opère sans préméditation, et même à l'insu de son possesseur.
La croyance en question paraît absente, ou peu s'en faut, de l'Australie (16). On la rencontre en Nouvelle-Guinée, où les sorciers Orokaiva n'ont qu'à fixer le regard sur la victime désirée pour la faire tomber malade. La croyance existe aussi dans les îles de la Mélanésie. Dans l'île Eddystone (archipel Salomon), le njiama, l'homme au mauvais œil, cause le mal de gorge, l'hémorragie et la mort rapide. On dit qu'il mange les entrailles de la personne. Il s'attaque parfois aux animaux. Son influence meurtrière opère par accès ; elle dépend de l'esprit d'un njiama défunt. Cet esprit rôde à travers la brousse et ronge la gorge des hommes, leur faisant vomir le sang. La personne qui veut exercer les fonctions de njiama commence par entrer en transe et converser avec son esprit familier. Elle est prise de fatigue et du besoin de dormir, elle a la migraine et la fièvre, elle roule ses yeux d'une manière qui effraie
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les assistants. Ses pouvoirs sont extraordinaires : elle peut se transformer en poisson s'il lui plaît de se baigner, ou en oiseau si elle a envie de voler ; d'un regard elle tue le poisson, fait tomber les noix de coco, abat les arbres : elle peut manger de la dynamite comme on croquerait du sucre, mais son régime est à l'ordinaire celui de tout le monde. Dans le vieux temps on l'aurait tuée à coups de gourdin ; à présent les indigènes doivent supporter ses déprédations. Les indigènes des Nouvelles-Hébrides croient que le mauvais œil pénètre le plus facilement par les orifices du corps humain, surtout génitaux ; aussi les hommes comme les femmes prennent-ils grand soin de couvrir leurs parties sexuelles (17). Dans l'île d'Ambryn, un homme ayant un œil « de poisson », un œil vitreux de poisson frit, est redouté comme dangereux.
Aux îles Samoa, un certain « grand prêtre et prophète » était extrêmement redouté. « Regardait-il un cocotier, celui-ci mourait, un arbre à pain, il se desséchait. » Un sorcier Maori pouvait détruire arbustes et arbres d'un simple regard; il pouvait même coucher les gens raide mort en les regardant (18).
Un voyageur italien se trouvant dans le nord de la Nouvelle-Guinée fut prié par des Alfuro (aborigènes de Célèbes et des Moluques) de quitter leur village au plus tôt. « Nos fils ont commencé à mourir, disaient-ils, dès que tu es venu et que tu les as regardés. Cinq sont morts en trois jours. C'est toi qui les as tués avec tes yeux. Pars, sinon les autres vont mourir. » (L. M. d'Albertis.) Certains habitants d'Amboine arrivent, en s'oignant chaque jour les yeux avec divers ingrédients, à accroître leur acuité de vision et à acquérir un « œil chaud ». Ils sont extrêmement redoutés : il leur suffit de concentrer leur regard pour rendre quelqu'un malade ou transformer un mets en poison. Une tribu païenne du nord de Luzon, les Ifugao, est convaincue que certaines personnes ont un mauvais coup d'œil qui attire malheur ou maladie sur les gens ou les objets qu'elles voient. Le mal peut être fait intentionnellement ou non ; dans le second cas, l'auteur n'a pas à craindre de châtiment, et il y a remède au mal si le possesseur offre un sacrifice approprié.
Chez les Shans de Birmanie, les individus qui passent pour avoir le mauvais œil sont évités par leurs voisins et souvent; chassés du village. Au Malabar, où sévit la terreur du mauvais œil, on raconte que de belles constructions sont tombées, que des fruits mûrs et des récoltes ont séché entièrement pour avoir été « lorgnés » par un sujet doué du don fatal. Suivant les aborigènes de Chota Nagpur, certains animaux partagent
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avec l'homme le mauvais œil, et un de leurs regards peut causer la maladie et la mort. Les Oraon et les Munda portent des anneaux et des brassards de fer préalablement exposés à l'air durant une éclipse de soleil. Munis de ces charmes, ils peuvent opposer au mauvais œil des sorciers et aux attentions funestes des âmes des morts et des esprits une résistance égale à celle du fer trempé à l'éclipse (19). Les Toda ont une croyance caractérisée au mauvais œil qu'ils appellent « si on a l'air inquiet ». L'un de ses effets les plus ordinaires est l'indigestion ; aussi personne ne tient-il à être vu mangeant. La personne qui souffre des effets du mauvais œil peut être guérie par un spécialiste magique qui met du sel et une variété d'épine dans du feu et récite une incantation en présence du patient. Le magicien peut aussi pratiquer un «traitement d'absence », s'il ne lui est pas possible de visiter le malade : il met du sel sur le sol, le caresse avec l'épine et récite l'incantation requise ; il envoie alors le sel au patient, qui le consomme ; le traitement n'est efficace qu'à la condition de répéter trois fois ces opérations.
Les Ba-ila de la Rhodésie du Nord trouvent qu'il y a quelque chose de funeste dans l'insistance du regard. La personne qui en regarde fixement une autre est censée soit ruminer, soit même opérer quelque méfait à son endroit : on l'appelle « œil dur ». Le Masai soupçonné de produire la maladie chez les hommes ou les animaux au moyen du mauvais œil ne doit pas être vu dans les environs du kraal du village. Tout le monde l'évite ; il vit dans un enclos à lui. S'il s'avisait de visiter un établissement étranger, il serait probablement mis à mort. Les Suk obligent pareillement l'individu au mauvais œil à vivre tout seul ; les enfants ne doivent pas le voir ; quant aux adultes, ils s'en protègent en crachant sur son passage. En regardant un bœuf il peut attirer la mort sur le fils de son propriétaire. Suivant une croyance Nandi, un individu de cette sorte peut faire tomber la maladie sur les enfants et les veaux et faire avorter les femmes et les vaches. Le crachement est la mesure de protection des Nandi, comme elle est celle des Suk ; mais, chez les Nandi, c'est au possesseur du mauvais œil de cracher quand il approche d'une personne ou d'un animal qui pourraient avoir à pâtir de son contact (20).
Les Akikuyu et les Akamba nourrissent des idées analogues. Les Wachagga du Kilimanjaro attribuent le mauvais œil aux étrangers mais aussi à certains des leurs, surtout à ceux qui ont les paupières enflammées. Suivant les Jaluo ou les Kavirondo du Nil, un regard de mauvais œil peut rendre
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malade un homme sain. Il peut même tuer un homme malade et un enfant dans le sein de sa mère.
La croyance au mauvais œil semble générale chez les peuplades nilotiques du Soudan anglo-égyptien. Les tribus de dialecte Bari voient dans les monorchides les plus dangereux détenteurs de ce pouvoir. Les Shilluk attribuent la possession du mauvais œil aux vieilles femmes, aux veufs sans enfants, aux gens insignifiants et à ceux qui ont raté leur vie par leur faute : on imagine toutes ces personnes rongées d'envie pour leurs compagnons plus heureux. Suivant d'autres témoignages sur la croyance des Shilluk, le pouvoir de mauvais œil peut s'hériter. Certaines gens peuvent aussi l'acquérir inopinément ; elles ne savent pas comment il arrive. Il n'est pas toujours possible de distinguer ceux qui l'ont des individus normaux, mais le sujet qui a le blanc des yeux petit et l'iris grand et très foncé a toutes les chances de posséder le pouvoir. Par malheur ceux qui l'ont n'ont pas toujours ce signe, et ceux qui ont le signe n'ont pas toujours la chose. L'homme doué de mauvais œil en est conscient. Le mauvais œil opère lorsque son possesseur regarde fixement la victime qu'il convoite. Celui-ci est généralement dans une disposition d'envie et de jalousie ou de colère, de sorte que l'influence pernicieuse émane de toute sa personne et non plus seulement du mauvais œil. La personne touchée par ce sort dit que l'œil est entré en elle ; elle va demander remède à un homme-médecine qui chauffe un clou et le plante dans l'œil d'un mouton. Cette technique, en même temps qu'elle guérit le patient, figure ce qui arrivera à l'individu qui a jeté le regard fatal. Si les yeux du coupable ne s'enflamment pas sur-le-champ, c'est évidemment que le traitement n'a pas opéré.
Les Bomitaba du Congo belge admettent qu'une personne peut mourir naturellement au terme d'une longue maladie ; mais cette explication ne leur suffit pas pour la mort subite. Le défunt n'a pu, dans leur idée, qu'être victime d'un esprit ou d'un ennemi. Dans la première hypothèse, il n'y a pas de remède ; dans la seconde, il faut découvrir l'individu qui a porté le regard mortel sur la victime ; la personne accusée devra établir son innocence en se soumettant à l'ordalie du poison ou reconnaître sa culpabilité et s'enfuir du village. Dans la Nigéria du Nord, où le mauvais œil est particulièrement redouté, il n'est pas rare que les chefs et les prêtres se fassent préparer et mangent leur nourriture en secret, pour éviter le regard malin des sorciers. Quant à la coutume des chefs nigériens de parler cachés derrière des tentures, certains
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indigènes y montrent une précaution contre le mauvais œil des sujets, d'autres une précaution des sujets contre celui du chef. Les Haoussa ont un proverbe qui dit : « Œil, poison. »
Chez les bédouins Rwala du nord de l'Arabie, l'individu qui manque des deux œillères supérieures ou qui a les yeux bleus passe pour avoir le mauvais œil et est soigneusement évité. Il peut être capable d'abattre d'un seul regard un oiseau en plein vol (21).
En revanche, les Amérindiens semblent offrir peu d'exemples de la croyance qui nous occupe et contrastent singulièrement sur ce point avec le vieux monde. E. R. Smith l'a constatée chez les Araucans du Chili méridional. Les Indiens du Nicaragua attribuaient à certaines gens un regard mortel, particulièrement dangereux pour les enfants. Tous les sorciers des Chorti du Guatémala possèdent le mauvais œil et en frappent les autres par simple dépit ou jalousie. On trouve une notion analogue chez les Cuicatec, tribu de l'État mexicain d'Oaxaca. La croyance au mauvais œil est familière aux Indiens Navaho, surtout parmi les femmes. Il y avait autrefois un homme-médecine Cheyenne capable de tuer les gens d'un simple regard ; ce pouvoir l'obligeait à prendre les plus grandes précautions pour ne pas frapper ses amis. Un magicien Shuswap peut mettre une personne à mort rien qu'en la regardant. Les Tsetsaut de la Colombie britannique ont une légende de l'homme qui commit l'inceste avec sa sœur. Cet acte d'inceste lui valut, semble-t-il, le pouvoir de tuer qui il voulait par un regard. Un jour, il tua tous les membres de sa tribu. Cet exploit accompli, il parcourut le monde .laissant de nombreux signes de son passage, tels que des rocs considérables. On raconte l'histoire d'un sorcier eskimo du Groenland qui subit la mort suivant les « vieilles coutumes » : après l'avoir harponné, on l'éviscéra, et on lui rabattit la peau du front « sur les yeux pour l'empêcher de voir de nouveau » ; il semble permis d'en conclure qu'il avait le mauvais œil.
À l'instar du mauvais œil, il peut aussi y avoir un don naturel de la mauvaise langue. Qu'un Ifugao, affligé de «verbe destructeur »,remarque devant la truie de son voisin entourée de sa portée : «La belle portée de porcs que tu as ! », les animaux mourront sans aucun doute. Il n'est pas nécessaire que le détenteur de ce pouvoir ait l'intention de faire du mal, il peut même ignorer son pouvoir. Chez les Malais de la péninsule, une influence mauvaise s'exerce sur les enfants dont on prend des nouvelles, serait-ce dans les meilleures intentions. Une remarque sur la vigueur ou les formes dodues d'un bébé
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portera malheur. Chez les Toda, divers désagréments attendent celui qu'on vient de féliciter sur sa bonne mine ou son élégance vestimentaire. Dites que la bufflesse d'un tel donne beaucoup de lait : la bête risque fort de ruer sur son veau ou de pâtir tôt ou tard des paroles prononcées à son sujet. Toutefois les mauvais effets de ces affirmations malséantes peuvent être conjurés par un traitement approprié ou la récitation d'incantations.
Chez les Akikuyu, s'il vous arrive d'admirer à haute voix la vache d'un voisin et que celle-ci tombe malade peu après, et si le malheur se renouvelle de sorte qu'on puisse faire le rapprochement, vous avez bien des chances de vous voir créditer d'une mauvaise langue. L'homme-médecine est impuissant à écarter le mal fait par le coupable ; seul ce dernier peut quelque chose, et encore seulement le matin, quand il est à jeun. Un individu à langue fatale a-t-il admiré une femme enceinte, elle fera une fausse couche. A-t-il admiré une femme qui ne l'est pas, les seins de celle-ci s'enflammeront gravement ; pour guérir l'enflure, il devra les enduire d'un peu de sa salive. A-t-il admiré un objet tel qu'une lance, il ne tardera pas à se briser ; le fourreau couvert de cuir d'un glaive, il sera probablement rongé par les rats et perdu. La possession de ce don fatal est considérée comme une infirmité inévitable ; par suite, si son exercice provoque la mort ou tel autre dommage, la personne à l'origine du mal ne peut pas être assignée devant le conseil des anciens pour dédommagement. Jadis les Akikuyu arrivaient à connaître les gens qui avaient ce don ; lorsque l'un d'entre eux entrait dans un village, on lui demandait amicalement de cracher rituellement sur tous les enfants de manière à rendre sa visite inoffensive pour eux. Le père qui possède un tel pouvoir peut immuniser ses enfants aussi bien en ce qui le concerne qu'en ce qui concerne ses pareils, en crachant rituellement dans la bouche de chacun d'eux après avoir fermé les yeux. Chez les Akamba, qu'une personne douée de langue maligne dise d'un objet : « Il est bon » ou toute autre parole approchante, l'objet sera sûrement détruit ; s'il s'agit d'un être vivant, il est condamné à mourir. L'individu nanti de ce pouvoir a le moyen de conjurer son influence en crachant sur l'objet ou l'individu atteints. Il existe un clan entier dont tous les membres cumulent mauvaise langue et mauvais œil ; on demande souvent aux gens de ce clan de guérir les brûlures et les contusions en crachant dessus. Les Haoussa sont immédiatement froissés par une parole d'admiration. L'éloge de la beauté d'une femme par
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un autre que son mari est une grave insulte. La réponse convenable aux compliments, si sincères soient-ils, est toujours :« Ça m'est égal, vous m'entendez ! »
Certaines particularités mentales distinguent parfois le magicien de son entourage. Il manifeste un pouvoir hypnotique sur lui ou sur les autres, montre un don pour les expériences extatiques, est sujet à l'hystérie, à des mouvements convulsifs et à des attaques d'épilepsie qui peuvent aboutir à une aliénation permanente. Aussi est-il souvent crédité d'un savoir spécial et des pouvoirs spéciaux requis pour guérir, faire des prodiges, pratiquer la divination et la prophétie.
La population de l'île Niue ou Savage tenait le magicien pour inspiré des dieux. Quiconque était sujet à des crises d'épilepsie ou manifestait une démence temporaire était réservé à la profession magique, de sorte que celle-ci tendait à se confiner dans certaines familles « affligées d'une instabilité mentale caractérisée » ; il semble bien que les fakirs aient été d'abord inconnus et avec eux la production artificielle de mirages. Dans l'archipel Samoa, les devins se recrutaient parmi les épileptiques. Certaines peuplades indonésiennes, comprenant les Batak de Sumatra, choisissent de préférence pour la fonction de magicien des personnes chétives ou maladives. Chez les Subanun de Mindanao, le magicien en vogue est généralement un neurasthénique et un excentrique ; son entourage admet souvent, du reste, qu'il « frise la folie » ; cela ne diminue en rien le respect ni la confiance qu'on lui porte ; on trouve tout à fait normal qu'un homme doué d'un pouvoir sur le monde spirituel, ayant des visions et entendant des voix surnaturelles, possédé à certains moments par un esprit, soit démuni dans les conjonctures pratiques de tous les jours.
Le magicien des Sema Naga est essentiellement un voyant, un rêveur, un clairvoyant, « Il a sans aucun doute souvent et à un degré variable, le don de seconde vue, et, comme le don est intermittent, il doit le simuler dans l'intervalle pour sauver sa réputation et s'abaisser à la supercherie ni plus ni moins que les médiums d'Occident. » Il est dans une certaine mesure possédé et a des crises qui « ressemblent plus ou moins à l'épilepsie » (J. H. Hutton). Un anthropologiste en mission parmi les Andamans rencontra un homme apparemment « sujet à des crises d'épilepsie » : or, les indigènes le tenaient pour un grand magicien (22).
Beaucoup de magiciens Akamba montrent par moments une telle nervosité et un air si farouche qu'un Européen parlerait
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de déficience mentale, et les indigènes les regardent certainement comme stupides dans le cours ordinaire de la vie : « Leur compétence magique est en raison inverse de leur santé mentale (23). » Les Lotuko retiendront le plus volontiers pour l'office de magicien l'individu qui présente une anomalie physique, gibbosité ou boitement, ou qui donne des signes réels ou truqués de folie. L'élu se retranche de la société des hommes et se retire dans la forêt pour plusieurs mois, puis il assume les devoirs de sa profession.
Chez les Pygmées Bachwa du Congo belge, les épileptiques et les albinos passent pour surpasser en pouvoir magique les autres individus. Paul Schebesta, que nous utilisons ici, a rencontré un garçon épileptique, « guère plus qu'un enfant », qu'on lui présenta comme le magicien le plus extraordinaire du district : tout le monde répugnait extrêmement à le rencontrer. Suivant les Nkundu, les épileptiques possèdent une terrible puissance occulte, l'elima. Chez les Bangala du haut Congo, les « personnes à moitié toquées » et celles qui avaient guéri de la folie étaient très redoutées ; elles étaient souvent présentées comme de puissants magiciens.
Chez les Ibo de la Nigéria méridionale, certains individus possèdent l'agwu. Ils se tiennent tranquillement et pour l'ordinaire seuls ; ils se conduisent d'une « manière puérile » montrant des objets tout en les appelant par leur nom ; parfois on les voit trembler des genoux ou claquer des dents ; ils passent aussi pour impuissants. L'agwu hérité, celui qui relève d'un esprit ancestral, est irrémédiable ; un médecin ne peut qu'apporter un soulagement temporaire au sujet qui en est marqué. On peut aussi acquérir l'agwu de son plein gré, puisqu'une personne atteinte de ce mal mental est censée disposer de la puissance occulte requise. Tous les médecins, par exemple, se le procurent pour exercer les devoirs de leur profession, et les lutteurs et les danseurs professionnels qui ont besoin d'une grande force physique en ambitionnent aussi l'acquisition. L'initiation à certaines sociétés secrètes, présidées par les esprits qui causent l'agwu, est le moyen le plus régulier d'acquisition ; l'acquisition toutefois demeure temporaire ; le pouvoir acquis peut dans certains cas être « gâté » ou neutralisé par certaines cérémonies. Les Ibo distinguent soigneusement entre ce type de comportement anormal et l’ala, l'état de démence permanente.
Les Indiens de Patagonie choisissent leurs magiciens parmi les enfants qui ont la danse de Saint-Guy. Suivant une autre source, le garçon (ou la fille) qui est « nous dirions excentrique »
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leur paraîtra réservé pour l'office de magicien. Chez les Araucans, le magicien est « généralement, par sa formation, son mode de vie, sa complexion, un individu de nature tendue, nerveuse, chez qui la faculté de se plonger dans une transe cataleptique ou hypnotique est passée en seconde nature » (R. E. Latcham). Certains magiciens Lenga semblent capables de s'hypnotiser eux-mêmes en se tenant assis dans une position contrainte pendant des heures, tout en fixant leur regard sur un objet distant ; tant que dure cet état, ils sont censés avoir des visions, et leurs âmes voyagent hors de leur corps. Les Karaya de l'est du Brésil tiennent les sujets nerveux et épileptiques pour les candidats de choix à la magie. Chez les tribus de la Guyane, l'office de magicien semble s'hériter et passer du père à son fils aîné. Toutefois, note un auteur, à défaut de fils pour prendre la succession, les membres de la confrérie magique élisent et éduquent un autre garçon, « en donnant la préférence à un sujet de prédisposition épileptique » (E. F. im Thurn). Les guérisseurs et autres « mages »des Chorti du Guatémala présentent un léger accent de folie ; cette particularité paraît toute naturelle et indiquée chez un candidat à la carrière magique (24).
Le jeune Apache qui veut rentrer dans la profession le peut s'il réussit à convaincre ses amis de son « intense personnalité » (25).Chez les Achomawi de la Californie septentrionale, la plupart des hommes-médecine paraissent présenter une complexion nettement psychopathique ; ils se sentent poussés par une force intérieure et irrésistible à devenir magiciens. Les candidats à l'office de magicien sont choisis, chez les Haïda, par le corps des magiciens au complet : on retient le plus souvent le jeune homme qui présente des « dons psychiques ».Dans l'est du Groenland, seuls les rêveurs, les visionnaires et les sujets prédisposés à l'hystérie ont accès à la carrière.
Chez les Koriak de Sibérie, ceux qui se font magiciens sont d'ordinaire «des jeunes gens nerveux sujets à des accès d'épilepsie ».Leurs crises sauvages alternent avec des états de complet épuisement pendant lesquels ils demeurent sans mouvement deux ou trois jours sans rien boire ni manger. Ils finissent par se retirer dans le désert pour y endurer des privations et se préparer ainsi à leur profession. Les magiciens Chukchi fréquentés par un anthropologiste russe étaient, en règle générale, «extrêmement excitables, à la limite de l'hystérie, et plusieurs d'entre eux étaient à moitié fous. Leur adresse à manier la supercherie dans l'exercice de leur art rappelait
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l'adresse des fous. » Chez les Giliak de l'île Sakhaline, les magiciens sont presque toujours des individus souffrant d'hystérie sous une forme ou une autre.
Ces catégories n'épuisent pas les types ou les groupes de personnes disposant d'une puissance occulte bonne ou mauvaise. C'est ainsi que dans le sud-est de l'Australie, où chaque tribu se compose de deux classes exogamiques se mariant entre elles, tout membre d'une classe qui nuit à un membre de l'autre est crédité d'une influence occulte. Chez les Wurunjerri de l'État de Victoria, lorsque des gens des deux classes se trouvaient camper autour d'un feu commun, un homme d'une classe ne touchait pas le bâton de celui de la classe opposée de peur que ses doigts n'enflassent. S'il lui arrivait de le faire, il allait trouver le magicien, qui extrayait le mal qui s'était logé dans la main (26). Chez les Arunta de l'Australie centrale, un homme a bien soin de ne pas laisser voir ce qu'il est en train de manger à certains de ses parents par alliance : ils risqueraient de projeter leur « odeur » dans sa nourriture et de la gâter. S'il mangeait d'un animal tué par un de ces proches, ce plat lui serait contraire, et il tomberait gravement malade. Chez les Anula, la profession magique est héréditaire au sein du groupe totémique de l'Étoile couchante, qui a des accointances spéciales avec des esprits célestes hostiles. Le magicien Anula ne peut que blesser, il est incapable de guérir : c'est dire que c'est un sorcier plutôt qu'un médecin (27). Dans l'île de Mer (groupe oriental du détroit de Torrès), tous les habitants appartenaient, ou pouvaient appartenir, à l'une ou l'autre des deux sections de la communauté : la section Zagareb avait en exclusivité le pouvoir de faire la pluie et d'accomplir certains actes de magie privée ; la section Beizamle avait le monopole de certaines pratiques divinatoires. À Mabuiag (île du groupe occidental du détroit de Torrès), les membres du clan Chien étaient censés avoir de grandes affinités avec les chiens, comprendre mieux que quiconque leurs habitudes et exercer une autorité particulière sur eux. Certains rites et incantations magiques trobriandais sont le privilège d'un sous-clan spécial ; ils se transmettent par les femmes, mais leur exercice est réservé aux hommes; ce monopole magique constitue l'un des biens les plus prisés du sous-clan.
On trouve chez les Keraki du district de Morehead (Papouasie) des individus capables de faire passer leur sang dans les personnes avec lesquelles ils ont contact. La transmission se produit surtout lorsque les premiers sont échauffés par
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l'effort. Dès que le sujet doué de cet étrange pouvoir se rend compte de sa chaleur, il avertit ses amis de ne pas s'asseoir trop près de lui tant qu'il ne s'est pas refroidi. Ce pouvoir est très avantageux à ses détenteurs, parce qu'ils sont les seuls à pouvoir guérir ses victimes. Certains indigènes s'avouent impuissants à maîtriser le processus de transmission, tandis que d'autres prétendent en puiser le pouvoir dans la consommation de grosses fourmis et la mastication de médecines secrètes.
Dans l'île de Mala (Malaita) de l'archipel Salomon, les gens de l'intérieur passent pour être plus riches en mana que la population côtière. Leurs « prières » aux âmes des morts pour obtenir aide dans la bataille, guérison, récoltes abondantes, sont particulièrement efficaces. Ils sont si « chauds » (saka) que, lorsque l'un d'entre eux visite un groupe côtier, il n'ose pas écarter ses doigts dans le geste d'indication : en dirigeant son doigt sur quelqu'un, c'est comme s'il le tuait avec un charrue ; la personne indiquée de la sorte serait en danger de mort. S'il crachait sur quelqu'un, celui-ci mourrait incontinent. Certains insulaires des îles Banks possèdent un pouvoir mystérieux « que les indigènes ont de la peine à expliquer ». Ils l'appellent leur uqa. Supposons que vous dormiez à la place où dort habituellement un étranger absent et que vous tombiez ensuite malade, vous saurez que l'uqa de l'étranger est responsable de votre mal ; supposons, au contraire, que vous quittiez un compagnon pour aller dormir ailleurs, vous serez suivi et frappé par l'uqa de l'homme que vous avez laissé ; en vous levant le matin, vous vous sentez faible et mou ; si vous étiez déjà indisposé auparavant, votre état sera pire. Bien qu'il n'y ait là aucune sorcellerie, une personne doit verser une somme d'argent à la partie lésée pour le dommage causé par son uqa et par « un acte de sa volonté » lever l'influence maligne. À Aurora (une des Nouvelles-Hébrides), l'homme qui voulait attraper un poulpe (wirita) prenait avec lui l'un des membres de la famille du Poulpe pour se tenir sur la côte et crier : « Un tel désire wirita » ; moyennant quoi, il en prenait une quantité.
Certains Dayak maritimes ont « une influence magique particulière » pour annuler les mauvais présages ; on y recourt très souvent. Lorsqu'une famille a reçu un avertissement de cette sorte, on prend une plante ayant poussé dans la plantation familiale, un peu de maïs, un peu de moutarde ou quelques pousses de concombre, que l'on porte à un sujet doué. Celui-ci la mange tranquillement crue et s'approprie de la sorte le
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présage fâcheux, qui devient en lui absolument inoffensif (28). Chez ces Dayak, le soin des malades n'est pas le monopole d'un manang (magicien) professionnel ; il arrive qu'on fasse appel à un homme « passant pour porter bonheur ». Celui-ci mâchera un mélange chaud et stimulant de bétel et de feuille de poivrier, puis il projettera sa salive sur la partie atteinte du malade tout en la frictionnant doucement avec les doigts ; ce traitement a la réputation d'être le plus efficace. Les Dayak continentaux de Sarawak attribuaient un pouvoir magique sur leurs champs de riz à leur rajah anglais, John Brooke. Chaque fois que le rajah visitait une tribu, ils lui apportaient un peu du padi à semer la saison suivante, pour le lui faire fertiliser en secouant au-dessus les colliers des femmes. Lorsqu'il entrait dans un village, les femmes lui lavaient les pieds d'abord dans de l'eau, puis dans du lait de coco et de nouveau dans de l'eau ; on gardait cette eau pour la distribuer dans les fermes. Les tribus trop écartées pour recevoir la visite du rajah lui envoyaient un petit morceau d'étoffe et un peu d'or ou d'argent, et, lorsque ces objets leur revenaient pénétrés de son pouvoir fécondant, on les enterrait dans les champs de riz.
C'était autrefois la coutume des Karen de Birmanie d'expulser du village les orphelins et de les contraindre à vivre par leurs propres moyens. On prêtait à ces malheureux des pouvoirs occultes, sans doute à l'idée que l'enfant qui parvenait à survivre dans la jungle ne pouvait qu'être protégé par une force surnaturelle (29). La tribu montagnarde des Lakher (Assam) reconnaît à certaines personnes la faculté d'envoyer leur âme dans le corps d'autres personnes et d'y déterminer des maux de ventre pouvant entraîner la mort. L'ahmuo – c'est le nom que l'on donne à cette sorte d'individus – est toujours un envieux préoccupé de s'approprier les biens de son prochain. Chez les Angami Naga, certains sujets des deux sexes peuvent provoquer parmi les hommes ou les animaux la maladie ainsi que bien d'autres calamités. L'exercice de leurs « vertus occultes » n'est pas nécessairement, volontaire ; il se produit encore spontanément « en vertu d'une influence mauvaise qui émane d'eux au décours de la lune » (30). Chaque village des Lhota Naga avait autrefois deux grands prêtres (puthi) qui tenaient le rôle principal dans tous les rites. Il n'y a plus de nos jours qu'un prêtre par village. La position n'est, pas alléchante, puisque certaines fautes verbales commises par lui pendant les cérémonies appellent sur sa tête le courroux divin. La personne choisie pour la
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charge de puthi doit n'avoir jamais connu certains accidents ou malchances : blessure du fait d'un fauve ou d'un ennemi, d'une chute d'un arbre ou d'un rocher, brûlure. La prospérité du village est liée à celle du puthi ; s'il était malchanceux, le village irait lui aussi à sa perte.
Chez les Kharia de Chota Nagpur, certaines personnes ont une bonne chance particulière (sae) en ce qui touche le riz. Le détenteur de sae est assuré d'avoir, au battage, un minimum de balle pour un maximum de grain par rapport à tous ses voisins. Le malheur est que certaines personnes peuvent dérober ce sae par un simple coup d'œil sur le riz battu. On interdit l'accès de l'aire à tous ceux qui sont soupçonnés de cette pratique perverse. Certains clans Birhor (une autre tribu de la jungle de Chota Nagpur) ont des pouvoirs occultes particuliers et spécifiques qui varient suivant la contrée d'où sont venus les ancêtres du clan. Deux clans, par exemple, ont la maîtrise des conditions atmosphériques. Un gros vent est-il en train de monter, un homme de ces clans n'a qu'à placer une cruche d'eau devant le campement tribal et ordonner à la tempête de passer à côté, celle-ci prendra aussitôt une autre direction. Il existe un autre clan dont les membres peuvent commander aux vents et aux pluies de mousson. Vents et pluies relâcheront toujours de leur violence à l'approche du campement en question. Chez les Gond, une peuplade aborigène du centre de l'Inde, certaines personnes s'attribuent le pouvoir de faire sortir les tigres de la jungle, de les saisir par les oreilles et de maîtriser leur voracité en leur chuchotant la défense de s'approcher des villages. Les sorciers Toda passent pour appartenir toujours à certaines familles dont ils héritent leur redoutable pouvoir de mal faire.
Dans le Punjab, certains individus, des familles entières, parfois tous les habitants de certains villages, ont le pouvoir de guérir maladies, blessures, ulcères et fluxions. Leur « vertu » leur vient d'un ancêtre éminent, à moins qu'elle ne leur ait été communiquée par un saint ou fakir ami. Le contact d'une de ces personnes douées suffit à produire la guérison, sans qu'il soit besoin d'incantations, de médecines ou de rites. L'attouchement guérisseur se pratique avec la main, le pied ou le gros orteil. On peut tout aussi bien manger de la nourriture préparée par le guérisseur, boire de l'eau dans sa main, se faire souffler ou cracher dessus par lui, se faire frictionner par lui avec de la terre ou des cendres. Ces croyances sont communes aux Hindous et aux Musulmans, aux paysans et aux nomades, sans distinction de race, caste ou confession (31).
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Au Punjab, un fils premier-né peut arrêter une tempête de grêle en coupant un grêlon avec un couteau ; il peut arrêter une tempête de poussière en se tenant tout nu devant elle ; il a une réceptivité particulière pour la foudre, aussi ne lui permet-on pas de sortir par un jour de pluie. Sa présence engourdit les serpents. Les Musulmans sont convaincus que les enfants premiers-nés peuvent arrêter les orages en se mettant tout nus et en se tenant sur leur tête. Ces enfants extraordinaires sont également capables d'arrêter une pluie qui dure depuis des jours, simplement en faisant une torche de leur vêtement et en y mettant le feu.
Chez les Ba-ila, certaines personnes passent pour posséder le chescha, la main heureuse pour semer : on devine si leurs services sont recherchés par les cultivateurs. Les membres du clan Anjilo, de la peuplade Akikuyu, ont les hyènes pour « esclaves obéissantes » ; les membres du clan peuvent employer très utilement leur pouvoir sur ces animaux, par exemple en les tenant à l'écart du kraal à bétail. Les membres du clan Eithaga ont le pouvoir de faire ou d'empêcher la pluie ; dans le second cas, ils ont bien soin que n'en pâtissent pas les champs d'un forgeron, car, tout magiciens qu'ils soient, ils redoutent la magie, supérieure à la leur, des artisans du fer. Chez les Kipsigis (ramification des peuplades de dialecte Nandi), les anciens du clan Toiybi sont les faiseurs de pluie; la relation particulière de ce clan avec la pluie est indiquée par son totem secondaire, l'éclair (32).
Les tribus du Soudan anglo-égyptien ont une foi intense à la chance ou à la guigne attachée à certaines personnes. « Ainsi, si la récolte est bonne telle année, on imputera souvent le succès à la bonne fortune de l'homme qui a semé ou planté et du garçon qui a semé. L'année suivante, on sera à leur affût, et on leur donnera d'ordinaire un salaire plus élevé pour les décider à prêter leur concours. Qu'un nouveau venu arrive au village et que les pluies soient mauvaises cette année-là, l'échec sera mis au compte de l'étranger. » (H. C. Jackson.)
Plusieurs tribus païennes de la Nigéria septentrionale attribuent des pouvoirs magiques particuliers à certaines familles. Chez les Waja, telle famille du village, par exemple, commandera à la pluie, telle autre chassera les sauterelles, une troisième régnera sur les rats. La famille la plus honorée est celle qui a les secrets d'une belle moisson ; personne ne ;peut commencer à moissonner si son chef n'en a pas donné l'ordre. Chez les Berom, certains sujets ont des pouvoirs spéciaux pour prévenir la pluie ; ces sujets sont considérés
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comme sorciers, et, lorsque les pluies tardent trop, les anciens de la tribu se réunissent pour examiner l'affaire et découvrir le coupable.
Des pouvoirs magiques particuliers étaient attachés à certains groupes d'Indiens Omaha. Le sous-clan de l'Oiseau, quand les corbeaux dévoraient son maïs, s'efforçait d'arrêter leurs déprédations en mâchant des grains de maïs que l'on crachait ensuite sur les champs. Les membres du clan Reptile s'occupaient des vers qui infestaient le maïs ; ils pilaient des vers avec du maïs et faisaient du tout une soupe, qu'ils mangeaient. Lorsque les membres du sous-clan Tortue désiraient dissiper le brouillard, ils traçaient sur le sol l'image d'une tortue et plaçaient dessus de petits morceaux d'une culotte rouge avec un peu de tabac. Les gens du Vent n'avaient qu'à battre leurs couvertures pour faire lever la brise qui chasserait les moustiques.
Les Klallam de l'État de Washington prêtaient aux gens d'un certain village (Elkwa) un pouvoir mystérieux sur tous les Indiens. Il leur suffisait de parler à voix basse d'une personne, éloignée peut-être de cinquante milles, pour lui ordonner de venir, et elle venait. S'ils disaient du mal ou souhaitaient du mal à une personne tout aussi éloignée, ses yeux se mettaient à tourner, et le mauvais souhait arrivait à passer ». Ils se procuraient ce mystérieux et redoutable pouvoir magique en se lavant les mains dans de l'eau noire qui remplissait en permanence les cavités de certains rochers très haut dans la montagne. C'était de l'eau magique (tamanous).
Le travail du fer dut paraître si mystérieux aux premiers hommes qui en furent les témoins qu'ils affectèrent un caractère occulte tant à sa fusion qu'à son forgeage. Cette disposition trouva confirmation dans le fait que la métallurgie est souvent pratiquée par des étrangers, de langue et de mœurs insolites, qui conservent jalousement les secrets de leur profession et forment une corporation, une caste séparée. Les diverses superstitions qui se sont, de temps immémorial, groupées autour du fer, soit peut-être du fait de sa nouveauté lorsqu'il fut introduit, soit du fait de son pouvoir magnétique, ont contribué à épaissir le mystère entourant la métallurgie. Chacun sait que les objets en fer éloignent le mauvais oeil et servent d'amulettes contre sorciers, âmes des morts, démons, bref contre toutes les influences malignes. On les utilise aussi comme talismans (33).
Dans beaucoup de peuplades africaines, le forgeron passe pour un faiseur de prodiges. Sa puissance occulte lui vaut souvent
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une grande considération, mais on le redoute en même temps comme un sorcier possible. Les forgerons font parfois en même temps office d'hommes-médecine et de prêtres. Le « médecin du fer» des Ba-ila est un personnage très important : sans sa magie il serait impossible de tirer le fer du minerai. Avant de procéder à la fusion, on amène deux enfants du village, un garçon et une fille, que l'on met dans la fournaise. Le médecin leur remet à chacun une fève qu'ils doivent casser entre leurs dents. La fève, en se brisant, produit un bruit ; les assistants, dès qu'ils l'entendent, poussent un grand cri ; le bruit est mis en rapport avec celui du feu dans la fournaise et passe pour contribuer à la bonne fusion (34). Lorsque l'opération va commencer, le médecin crache sur le minerai placé dans la fournaise les produits qu'il a mâchés. Le remplissage de la fournaise est assumé presque entièrement par le médecin, qui y ajoute certaines médecines, notamment un morceau de peau d'éléphant et quelques plumes de pintade ; la raison de l'usage est que le feu produit des bruits rappelant ceux du pachyderme et de l'oiseau, et les deux ingrédients renforceront de ce fait la combustion. Le feu est tabou, il est défendu de l'appeler « feu », on lui donne le nom de « le féroce » : cette épithète flatteuse le fait brûler mieux.
Chez les Akikuyu du Kénya, un membre de la corporation des sorciers peut mettre un sort sur un morceau de forêt pour empêcher qu'on le défriche. Vole-t-on de la canne à sucre dans un jardin ou des chèvres dans un village la nuit, le propriétaire va trouver le forgeron en se munissant du collier ou du bracelet de fer d'une personne décédée. Le forgeron, après l'avoir mis au feu, le coupe avec un burin en disant : « Que le voleur soit coupé comme je coupe ce fer ! » Il peut aussi prendre un glaive, le chauffer puis le tremper dans l'eau en disant : « Que le corps du voleur se refroidisse comme ce fer ! » Les deux incantations sont d'égale efficacité. Le coupable contractera une toux terrible, deviendra très maigre, dépérira progressivement. L'indigène du commun redoute trop la magie du forgeron pour rien lui voler. Autrefois, les forgerons passaient pour ensorceler les gens contre qui ils nourrissaient une rancune ; ils pouvaient aussi frapper un village entier avec leurs sorts. L'homme-médecine lui-même ne peut rien contre un forgeron.
Pour les Somali, le forgeron est, en même temps qu'un magicien redouté, l'allié dangereux des mauvais esprits. Aussi mettent-ils tous leurs efforts à ne pas le contrarier. Pas un Nandi ne déroberait quoi que ce soit à un forgeron ; il sait
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bien que le propriétaire de l'article volé chaufferait sa fournaise et, tout en activant ses soufflets, maudirait le voleur et déterminerait sûrement sa mort (35). Les Wachagga du mont Kilimanjaro ont une profonde révérence pour le forgeron, l'artisan des armes mortelles, celui qui détient le merveilleux pouvoir d'unir le fer au fer. Comme la métallurgie est l'apanage de certains clans et familles plus ou moins en marge de la vie tribale, il est aussi redouté comme l'artisan des choses étrangères et étranges, et, de là à lui attribuer des pouvoirs magiques, il n'y a qu'un pas vite franchi. Chez les Lango, la fabrication des « lances de pluie » utilisées pour faire la pluie est le monopole des forgerons d'un clan déterminé. Les mêmes forgerons fabriquent également une lance pourvue de barbelures qui ressemblent à des ailes de sauterelles : on y recourt pour éloigner un essaim de ces insectes. Les forgerons Bari détiennent des pouvoirs occultes, et le fer tient une large place dans la technique d'éloignement ou de guérison des maladies. Les Bakongo regardent la forge d'un maréchal ferrant comme sacrée ; ils n'en voleraient jamais rien. Celui qui s'aviserait de le faire contracterait une grave hernie ; celui qui aurait l'audace de s'asseoir sur l'enclume verrait ses jambes enfler. Chez les Fang du Gabon, le forgeron d'un groupe de villages est aussi, en règle générale, son homme-médecine ou « prêtre ». Les Tiv de la province de Benue (Nigéria) voient dans la forge et dans tout ce qui a rapport avec elle un réservoir de puissance occulte. Celui qui possède ou porte un outil de forgeron n'a rien à craindre du sorcier qui tenterait de lui nuire : le sorcier serait foudroyé. Beaucoup de chefs Tiv, sans être forgerons, ont soin de garder à portée un jeu complet d'outils de forge. Les forgerons Teda ont la réputation d'être versés dans la confection des potions magiques et dans les autres pratiques de magie noire. Chez les Bambara du Soudan français, les forgerons forment une classe à part ; on leur attribue la possession d'une puissance « surnaturelle » et des rapports constants avec les esprits ; les forgerons sont riches, car on ne doit rien refuser à leurs désirs. Les forgerons occupent un rang social élevé dans les tribus Touareg, où ils ont qualité à la fois de médecins et de magiciens. En Abyssinie, les forgerons ont la réputation de sorciers capables de se métamorphoser en hyènes : « Peu de gens oseraient molester ou offenser un forgeron. »
Dans les tribus de la Sibérie, le métier de forgeron passe d'ordinaire du père au fils. À la neuvième génération, le forgeron devient automatiquement magicien, doué du pouvoir
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de guérir les maladies et de faire des prophéties. Son pouvoir héréditaire va en augmentant avec le nombre de ses ancêtres qui ont été forgerons. Les esprits redoutent souverainement le cliquetis du fer et le bruit des soufflets. Un proverbe yakoute dit : « Forgerons et chamans sortent du même nid » ; un autre est ainsi conçu : « La femme du chaman a droit au respect, la femme du forgeron mérite l'honneur. » Suivant la croyance des Bouriates, les forgerons aident les chamans noirs dans l'exercice de leur sorcellerie ; le forgeron se fabrique une effigie en fer de la victime qu'il projette, et il l'écrase avec son marteau : la personne visée n'en a plus pour longtemps à vivre.
Une puissance occulte appartient également aux personnes tenues pour « impures ». Les femmes durant leur grossesse, leur accouchement, le temps qui suit et durant leurs règles ; jeunes gens et jeunes filles au moment de la puberté ; couples récemment mariés ; veufs et veuves et, en général, personnes en deuil ; meurtriers ; personnes ayant affaire avec les morts (fossoyeurs, etc.) ; étrangers : toutes ces classes d'individus sont en état de souillure rituelle tant qu'ils ne sont pas passés par une cérémonie de purification. L'influence mauvaise qui rayonne d'eux est si pernicieuse qu'on a estimé nécessaire de les entourer de tabous rigoureux ordonnés à la protection de l'ensemble du groupe autant qu'à la leur propre (36). Une puissance occulte est attachée, en outre, aux chefs et aux autres fonctionnaires « sacrés » ; les uns et les autres sont entourés d'une barrière de tabous visant d'une part, à protéger leurs compatriotes et, de l'autre, à prévenir une déperdition du sacré au contact de ce qui est commun et « profane ». Les dispositions qui les concernent sont renforcées lorsque la personne sacrée passe pour tenir dans ses mains le sort des récoltes, la multiplication des animaux domestiques ou du gibier, la pluie et la prospérité générale de son peuple. Nous rencontrerons mainte illustration de l'idée que ces chefs et rois divins ont le pouvoir de commander, en bien comme en mal, au cours de la nature.
NOTES DU CHAPITRE VI
(1) Un chef du groupe Belep (près de la Nouvelle-Calédonie) passait pour un sorcier très puissant parce qu'il était hexadactyle des deux mains.
(2) Le père Shilluk qui ne met pas à mort son enfant monorchide portera la responsabilité de tout le mal qu'il pourra faire une fois plus grand.
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(3) En Sénégambie, les albinos, auxquels on prête une vertu occulte, sont tenus pour des sorciers, et on les met à mort sans scrupule.
(4) Notre source (un Ojibwa pur sang) ajoute que tous les sujets regardés comme sorciers sont, d'une manière générale, « remarquablement méchants, vont déguenillés et présentent un aspect sinistre ».
(5) A. R. Radcliffe-Brown a rencontré un homme qui passait pour être mort et ressuscité trois fois. Un autre au cours d'une grave maladie, était resté douze heures plongé dans l’inconscience au point qu'on le crut mort.
(6) Un Moxo qui avait perdu quelque temps conscience à la suite d'un accident devint magicien. Il se soumit à une rigoureuse abstinence d'une année, au terme de laquelle on lui versa dans les yeux le suc de certaines herbes caustiques pour purifier sa « vue mortelle ».
(7) L'auteur utilisé ici (D. Kidd) a puisé ses renseignements touchant les croyances zouloues dans ce domaine auprès du fils d'un chef, un jumeau.
(8) Les Bavenda du nord du Transvaal, qui tuent les jumeaux, mettent les corps dans une marmite qu'ils enterrent dans un endroit humide au bord d'un cours d'eau. Faute de quoi, ils pourraient déclencher une sécheresse.
(9) « Une femme indigène que je connais a eu trois fois des jumeaux ; elle est très demandée pour poser les fondations d'un pigeonnier ou d'un poulailler, d'un enclos pour moutons et chèvres et même d'un kraal à bétail. » (Dugald Campbell.)
(10) Dans tout le Libéria les jumeaux sont aussi des enfants magiques. Les parents ne les punissent jamais ; celui qui les frappe sur la main ne tardera pas à mourir. Leur secours est très apprécié en cas de maladie, et presque tous deviennent médecins.
(11) Suivant les Bambara, un scorpion ne fera pas de mal aux jumeaux, mais il piquera quiconque est l'objet de leur ressentiment (Joseph Henry). Les jumeaux Haoussa passent pour prendre impunément les scorpions, « mais je l'ai vu faire à des individus qui n'étaient pas des jumeaux » (A. J. N. Tremearne).
(12) Chez les Cherokee, les enfants que leurs parents destinent à la sorcellerie sont d'ordinaire des jumeaux. Pendant les vingt-quatre jours qui suivent leur naissance, on les nourrit uniquement de la partie liquide d'une bouillie de maïs, à l'exclusion de tout lait maternel, et on les tient rigoureusement à l'écart de toute visite. Ces jumeaux ont des dons merveilleux : ils volent, plongent sous terre, se promènent sur les rayons du soleil. Ils peuvent prendre toutes les formes végétales ou animales concevables. Le jumeau brille à la chasse, la jumelle excelle aux travaux féminins. Une fois grands, ce sont les êtres les plus pernicieux: ils n'ont qu'à vous imaginer abattu, en proie au mal d'amour ou à l'article de la mort, pour vous mettre bel et bien dans cette condition. « Tout ce qu'ils pensent se réalise. » Le seul moyen pour mettre la collectivité à l'abri de leurs méfaits est d'employer contre eux la magie durant leur période de réclusion. Ensuite, il serait trop tard. passé les vingt-quatre jours, ils sont des sorciers accomplis.
(13) Suivant les Lillooet, les jumeaux sont bel et bien la progéniture d'ours grizzlés. Beaucoup de Lillooet prétendent que les jumeaux sont des ours grizzlés de forme humaine et qu'à la mort d'un jumeau son âme leur retourne et devient l'un d'entre eux.
(14) Les jumeaux passaient pour les enfants de saumons ou pour des métamorphoses de saumons. Il leur était interdit, durant leur jeunesse, de s'approcher de l'eau, de crainte qu'ils ne reprissent leur forme de poisson.
(15) Chez les Songish de l'île de Vancouver, les jumeaux passaient pour posséder en naissant des « pouvoirs surnaturels ». On les emmenait sur-le-champ dans les bois pour les baigner dans un étang et leur conférer ainsi une personnalité normale.
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(16) Les magiciens Tasmaniens pouvaient détruire des « foules » au moyen du mauvais œil (James Bonwick). Suivant les Kurnai de l'État de Victoria, le Blanc pouvait par un simple regard opérer des choses étonnantes, par exemple rapprocher d'un seul coup les berges d'un cours d'eau ou foudroyer mort un spectateur.
(17) Dans les Nouvelles-Hébrides, les hommes s'enveloppent le pénis (à l'exclusion des testicules) dans des mètres de calicot ou d'autre matière ; cela donne une masse d'une soixantaine de centimètres qu'ils sont obligés de retenir à leur ceinture. (B. T. Somerville.) Une intention magique semble bien inspirer l'unique article vestimentaire des pygmées Tapiro de la Nouvelle-Guinée néerlandaise. Il s'agit d'un étui volumineux fait d'une courge et servant à recevoir le pénis. Il atteint parfois dans les trente-cinq centimètres de longueur, soit plus du quart de la taille d'un pygmée. Les indigènes ont une extrême répugnance à se produire sans cette protection (A. F. R. Wollaston). L'usage de l'enveloppe à pénis, autant pour se garder des « maux surnaturels» que dans un dessein de protection, est attesté chez mainte tribu du Brésil (Rafael Karsten).
(18) L'ombre d'un sorcier célèbre de la rivière Waikoto avait le pouvoir de flétrir les arbres non protégés; elle couchait raide mort les pagayeurs sur lesquels elle tombait.
On renonça à se déplacer en canot tant qu'il vécut, personne n'osant le tuer. (A. S. Thomson.)
(19) Pour éloigner le mauvais œil des esprits ou des sorciers, un cultivateur plante un piquet en bois au centre de son champ ; il y suspend à l'envers un vase de terre dont le fond est peint en blanc et noir ; ces couleurs ont la propriété d'attirer le mauvais œil et de l'empêcher ainsi de nuire aux récoltes.
(20) Chez les Kipsigis (une branche des peuplades d'idiome Nandi), le pouvoir de mauvais œil est héréditaire et peut affecter l'un et l'autre sexe. Il apparaît d'ordinaire chez une femme de tempérament jaloux; elle ne peut voir quelqu'un de bien portant ou de prospère sans désirer jeter un sort sur lui.
(21) Sur le mauvais œil au Maroc et dans l'Afrique du Nord, E. Westermarck, Ritual and Belief in Morocco (London, 1926, I, 414 suiv.). Dans cette partie du monde arabe, il est difficile de distinguer entre la terreur du mauvais œil et la crainte des jnûn (jinni), les esprits. Les méfaits du mauvais œil et ceux des esprits coïncident souvent, et il faut en dire autant des charmes de protection ou d'éloignement.
(22) Suivant E. H. Man, les Andamans ne voient pas les crises d'épilepsie « sous l'angle de la superstition ».
(23) Les Akamba retiennent pour la profession de magicien les enfants de tempérament névropathique.
(24) Notre source – Charles Wisdom- souligne que, du moment où les particularités mentales ou affectives d'un sujet font augurer un sorcier éventuel, l'attitude de la communauté peut arriver à le persuader qu'il l'est vraiment. Cela risquera fort de se produire s'il offre un comportement antisocial marqué et fait preuve d'une conduite bizarre que les gens ne comprennent ni n'approuvent.
(25) Beaucoup de magiciens sont vieux et ramollis, ce qui n'empêche pas les Apaches, qui ont le plus grand respect pour « les faibles d'esprit et les toqués », de croire tout ce qu'ils disent et de leur prêter des pouvoirs extraordinaires (A. B. Reagan).
(26) Dans la tribu Wakelbura (Queensland) le magicien, dans l'exercice de sa profession, n'employait que des objets de la classe. Les Wakelbura s'imaginaient, en effet, que l'usage de toutes les choses de la nature avait été partagé entre les deux classes qui composaient la tribu.
(27) La sorcellerie des magiciens Anula consiste uniquement dans l'utilisation de l'os pointeur pour tuer les gens. Leurs accointances avec
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les étoiles filantes s'expliquent probablement par la croyance d'une autre tribu, les Wotjobaluk de Victoria, qui, à la vue d'une étoile filante, concluaient qu'elle tombait avec le cœur d'une victime de l'os magique (Howitt).
(28) Un omen est souvent regardé, non seulement comme le signe d'une bonne ou mauvaise fortune, mais comme la cause de l'événement présagé; dans ce cas, il est possible parfois de traiter un omen défavorable de manière à annuler son effet maléfique ou à le faire virer à un résultat bénéfique. Le Maori qui rencontrait un lézard le tuait, crachait dessus puis en brûlait les morceaux afin de détourner l'omen funeste (Elsdon Best). Les Bornéans en train de descendre une rivière entendent-ils le cri d'un faucon du mauvais côté, ils sont sûrs d'aller à une imminente calamité. Aussitôt ils font volte-face, gagnent la berge et y allument un feu. « En rebroussant chemin, ils mettent le faucon du bon côté, et, rassurés, ils peuvent reprendre leur route.» (A. C. Haddon, Head Hunters… London, 1901, 387.) Dans certaines tribus du Manipur, le voyageur qui rencontre une taupe essaie de tuer la bête de mauvais augure (T. C. Hodson). Chez les Kuraver (tribu ou caste pillarde de l'Inde méridionale), lorsqu'un individu renonce à son voyage à la suite de certains signes observés en cours de route et revoit les mêmes signes sur le chemin du retour, « le mauvais présage se transforme en présage favorable, et il peut sans crainte reprendre son itinéraire pour aller perpétrer ses méfaits » (W. J. Hatch). Suivant les Tanala de Madagascar, l'avenir est commandé par le destin, ce qui ne les empêche pas d'accorder la plus absolue confiance aux charmes. Même lorsque le cours des événements a été déterminé par le recours à la divination, « on peut presque toujours modifier l'avenir au moyen de la magie voulue » (Ralph Lindon). Les Bakgatla voient dans certaines particularités du comportement animal des signes néfastes. La vache qui se couche en tirebouchonnant sa queue et en en battant le sol sans arrêt « annonce du malheur». Si l'animal n'est pas attrapé et promptement tué, le propriétaire ou l'un de ses proches mourra. Autre présage funeste lorsqu'une vache boit son urine ou beugle comme un taureau ; ici encore, il n'est que d'abattre l'animal pour écarter le danger redouté (I. Schapera). Chez les Akikuyu, il est de mauvais augure pour une femme de dormir avec son pagne de cuir à l'envers, mais il y a moyen de tout arranger en crachant sur le sol (action faste) et en remettant le pagne comme il faut. Dans la pensée des Akikuyu, un enfant né pieds devant, et de ce fait porte-malheur, ne doit jamais enjamber une personne étendue sur le sol. Sinon, il doit au plus tôt faire le mouvement contraire (C. W. Hobley). Pour les Bangala du Congo supérieur, la bonne manière de parer le mauvais effet d'une action néfaste est, plutôt que de l'inverser, de la renouveler. Pour eux, un coup de pied porté contre une personne est l'égal d'une malédiction; s'il est le fait d'une inattention, le coupable doit tourner autour d'elle et lui appliquer un léger coup de pied, faute de quoi elle irait au-devant d'un malheur certain (J. H. Weeks). Suivant les Timné de la Sierra Leone, lorsqu'une « araignée » (sans doute un coléoptère) joue du « tambour » dans l'oreille de quelqu'un, un de ses proches mourra. Le « tambourinage » est plus qu'un présage ; il cause proprement la mort. En ce cas, tout sacrifice, toute mesure de propitiation est inutile : le présage est réfractaire à toute intervention (N. W. Thomas). Le Cherokee qui a rêvé qu'il était mordu par un serpent se soumettra au même traitement que s'il avait été bel et bien mordu ; faute de quoi la partie supposée atteinte enflerait et s'ulcérerait exactement de la même façon, fût-ce des années après (James Mooney). Chez les Tinné du sud de l'Alaska, les présages « impliquent une obscure idée de causalité, en ce sens que l'omen est plus qu'une prémonition : il est d'une certaine manière l'instrument de la réalisation de l'événement ». Le moyen d'éloigner la calamité sera donc d'éviter l'omen lui-même.
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Comme l'observe le missionnaire que nous citons, la « superstition des Blancs » pratique une attitude analogue à l'égard des présages (Julius Jetté). Chez les Ifugao païens du nord de Luzon, les présages favorables ont pour premier effet de commander à l'avenir ; l'aspect de prémonition n'est que secondaire. « C'est ainsi que le présage auspicial a pour premier effet de faire transpercer le gibier, de faire décapiter un ennemi, d'assurer le succès d'une vente d'esclaves ou d'une tournée commerciale ; la prédiction n'est qu'accessoire. » C'est dire, comme le remarque notre source, que les rites divinatoires forment une « sorte de magie » (R. F. Barton).
(29) Chez les Yualayai de la Nouvelle-Galles du Sud, le grand dieu Baiame exauce la prière du jeune orphelin pour la pluie. L'enfant n'a qu'à courir dehors lorsque les nuages passent au-dessus de l'endroit, à regarder le ciel et à crier : « Eau, descends. Eau, descends « » Si les pluies ont dépassé les désirs, le dernier enfant « possible » d'une femme peut y mettre un terme en brûlant du midjeer, une certaine espèce de bois (Mrs K. L. Parker).
(30) À Khonoma, qui nous est présenté comme le type du village Angami, la cérémonie pour arrêter la pluie doit être célébrée par un homme qui n'a pas eu d'enfant. Il n'a pour cela qu'à sortir de sa maison avec une assiettée d'eau et à la faire bouillir jusqu'à complète évaporation. Il dira ensuite : « Que les jours soient beaux comme ceci », et il ne pleuvra pas de sept ans. Dans le village de Kohima, les cérémonies pour faire pleuvoir sont réservées à une douzaine environ de familles appartenant au putsa (« consanguinité ») d'un clan déterminé.
(31) La famille mahométane qui possède le barkat (puissance occulte bénéfique) est le foyer d'une lutte constante à qui en héritera. L'aîné essaie d'imposer son droit d'aînesse, les frères cadets soutiennent que le barkat s'hérite à parts égales et qu'eux aussi sont saints, capables de guérir des maladies à l'égal de leur père et en droit de partager également les revenus de cette profession lucrative (Audrey O'Brien).
(32) Lors d'un violent orage, il incombe au clan du Tonnerre (Toiyoi) de frictionner une hache avec les cendres d'un feu et de la lancer en dehors de la butte en s'écriant : « Tonnerre, tais-toi dans notre localité. » (A. C. Hollis.)
(33) Sur l'emploi du fer comme charme (W. W. Skeat, Malay magie, London, 1900) : clou de fer pour protéger le nouveau-né et l'âme du riz des puissances du mal ; une paire de ciseaux – symbolisant le fer – placée sur la poitrine d'un cadavre pour effrayer les esprits malins et les tenir à distance ; Edgar Thurston (Ethnographie notes on Southern India, 341) : les femmes qui viennent d'accoucher conservent un couteau ou un autre objet de métal dans leur chambre et l'emportent avec elles ; les gens qui passent près d'un incendie ou d'autres lieux hantés portent un couteau ou une tige de fer ; Verrier Elwin (The Agaria, Calcutta, 1942) : on touche les petits enfants avec une faucille rougie au feu ; on enfonce dans la porte des maisons des clous de « fer vierge » – le fer sorti d'un four qui sert pour la première fois ; H. H. Johnston (Journ. anthrop. Inst. XV, 1886, 8) : chez les Wataveta, une femme enceinte porte une large frange de chaînettes de fer au-dessus de ses yeux ; A. B. Ellis (The Yoruba-speaking peoples… London, 1894, 113) : anneaux et clochettes de fer attachés aux chevilles d'un enfant, anneaux de fer placés autour de son cou éloignent par leur tintement les esprits mauvais qui produisent chez les jeunes une maladie mortelle, etc.
(34) Le choix d'un petit garçon et d'une petite fille pour casser les fèves semble inspiré par leur ignorance des choses sexuelles. L'innocence ou la « fraîcheur » des enfants empêche la flamme du four d'être trop forte et de faire rater l'opération. Chez les Bathonga, il est défendu à une personne mariée d'allumer le four qui sert à la potière pour cuire
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ses vases : la personne mariée, étant « chaude », déchaînerait le feu et ferait éclater tous les vases.
(35) De même, personne ne s'aventurerait à voler une potière, car, la fois suivante, elle dirait en chauffant ses vases : « Éclate comme un pot et que ta maison devienne rouge ! », et la personne visée par la malédiction mourrait.
(36) En dépit de sa condition d' « impureté » et des tabous rigoureux qu'elle entraîne, la femme enceinte peut parfois faire servir au bien son pouvoir occulte. Les indigènes de Nias (île à l'ouest de Sumatra) tiennent beaucoup à faire planter les arbres fruitiers par une femme enceinte à cause de l'influence fertilisante qui émane d’elle (J. P. Kleiweg de Zwaan). Les Menangkabau de Sumatra invitent une femme dont la grossesse est très avancée à partager leur festin dans une grange à riz : ils escomptent que son état sera propice à la multiplication du riz (J. L. van der Toorn). C'est une aubaine pour les Nicobarais de faire ensemencer leur jardin par une femme enceinte et par son mari (R. C. Temple). Partout où elle passe, dans quelque maison qu'elle entre, la femme enceinte est messagère de bonne fortune (W. Svoboda). Chez les Zoulous, on lui fait parfois moudre du grain que l'on brûle ensuite dans les plantations déjà avancées pour les engraisser (Dudley Kidd). Chez les Yuki côtiers de la Californie du Nord, la femme enceinte porte normalement bonheur à son mari parti chasser le cerf. Si, toutefois, il n'est pas un chasseur heureux, on ne lui permet pas de continuer à chasser, car il compromettrait la chasse de tous les autres (E. W. Gifford). Au Groenland une Eskimo en couches (ou dans les jours suivants) peut apaiser une tempête : elle n'a pour cela qu'à sortir, à remplir sa bouche d'air et, rentrant dans la maison, à rendre cet air. Attrape-t-elle des gouttes de pluie dans la bouche, le temps sera sec (Hans Egede).
De même, on attribue parfois aux femmes indisposées ou à leurs menstrues une vertu bénéfique. Suivant les Arapesh montagnards (tribu papoue), l'homme qui voit un marsalai – un être «surnaturel» incarné d'ordinaire dans un animal aquatique – mourra à moins qu'il n'obtienne le secours d'une femme ayant ses règles. « Elle lui donne à boire de l'eau dans laquelle elle a fait baigner des feuilles tachées de sang menstruel, ou encore elle lui masse la poitrine ou le frappe avec son poing fermé tout en tenant élevée sa main droite, celle qui lui sert pour chasser, « afin de lui conserver le pouvoir de procurer de la nourriture à ses enfants » (Margaret Mead). Dans une telle cérémonie, la vertu de la femme exorcise l'influence mauvaise qui possède l'homme, mais, comme ce contact avec elle est dangereux, on ne doit pas lui permettre d'affecter son habileté de chasseur. La méthode décrite s'emploie aussi avec succès lorsqu'un individu croit avoir été l'objet de machinations magiques. Une autre mesure prophylactique non moins efficace consiste à prendre une potion dans laquelle on a fait tremper des feuilles arrosées de sang menstruel. (Ibid.) Les Ainu du Japon attribuent au sang des règles une vertu talismanique à tel point que celui qui en aperçoit une goutte sur le sol l'essuie et s'en frotte la poitrine. Il demandera même à la femme indisposée de céder un morceau de son linge protecteur (B. Pilsudski). Les Nama ou Namaqua (tribu hottentote) ont soin, lorsqu'une fille a ses premières règles, de la conduire à travers le village pour lui faire toucher tous les béliers des parcs et tous les vases à lait des maisons (J. E. Alexander). Les Herero attribuent à l'influence mystérieuse de la femme en menstrues une action bénéfique sur le bétail. Chaque matin, on lui apporte le lait de toutes les vaches pour le lui faire consacrer en y portant les lèvres (Hans Schinz ; J. Irle). Les Ba-ila de la Rhodésie du Nord s'imaginent, que la femme en menstrues chasse les mouches tsé-tsé à condition qu'elle se rende où il s'en trouve, à s'y asseoir et à se laisser piquer par elles (E. W. Smith et A. M. Dale). Chez les Bavenda du Transvaal,
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lorsque l'accouchée reprend sa vie normale, son mari lui rend une visite rituelle et se frotte la paume des mains et la plante des pieds avec une poudre faite de sang menstruel. La femme lui fait don d'un bracelet. Le mari qui néglige ce rite de purification sera pris de frissons qui l'emporteront (H. A. Stayt). Les Barundi (tribu d'Afrique orientale) n'isolent pas la fille en instance de puberté, ils la promènent dans toute la maison en lui faisant toucher tous les objets afin qu'elle les bénisse par son contact (Oscar Baumann). Chez les Lillooet de la Colombie britannique, lorsque la terre était trop molle au gré des gens qui auraient préféré le gel, on faisait circuler sans arrêt une jeune fille à l'article de la puberté. Très vite, dans un délai d'un jour ou deux au plus tard, la terre gelait et durcissait. Les Shuswap qui désiraient un adoucissement du temps en période hivernale faisaient allumer du feu à une jeune fille qui y chauffait quelques pierres. Lorsque les pierres étaient bien chaudes, la fille les saisissait avec des pincettes et prononçait en même temps une prière pour que la température s'adoucit et fît fondre la neige, ainsi qu' « avaient fait les pierres » (James Teit). Les Tinné de l'Alaska attribuent au sang menstruel des propriétés curatives dues au fait qu'il incarne le principe vital. C'est pourquoi une mère ayant perdu plusieurs enfants fera porter à l'enfant qui lui reste un harnachement fait avec des linges souillés de sang menstruel. On fait tremper ces chiffons dans un réservoir d'eau dont le liquide servira ensuite à baigner les jeunes enfants, à moins qu'on ne le leur administre pour usage interne. Une mère ne se sert jamais de son propre sang, elle recourt toujours aux linges souillés d'une autre femme. Ce qu'on pourrait expliquer ainsi : son enfant ayant déjà reçu d'elle tout le pouvoir vital qu'elle peut communiquer, il est nécessaire de faire appel à une autre pour procurer un supplément de vitalité (Julius Jetté).
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CHAPITRE VII
LES MAGICIENS PROFESSIONNELS
Le magicien professionnel peut être, un homme-médecine, un individu qui emploie des objets matériels (charmes ou « médecines ») doués, de nature ou par son intervention, d'une puissance occulte (1). Il fait aussi usage d'incantations et d'actions rituelles chargées d'assurer ou de renforcer l'efficacité de ses médecines. L'aboutissement de ses opérations magiques dépend souvent de mânes ou d'esprits amis, d' « auxiliaires », auxquels il est redevable de ses dons spéciaux, avec lesquels il est en constante communication et dont il reçoit régulièrement aide et réconfort. L'homme-médecine est le seul type de magicien connu en Australie et dans la grande majorité des tribus indiennes des deux Amériques. Le type s'en retrouve aussi, moins répandu, chez d'autres peuples primitifs de la Nouvelle-Guinée, des îles du Pacifique et de l'Afrique.
Le magicien professionnel peut aussi être un chaman possédé, par intermittence ou d'une manière continue, par un être spirituel qui s'exprime par sa bouche et inspire ses actes (2). Par divers moyens, le chaman se plonge dans un état d'hypnose et de dissociation mentale dans lequel il a des visions qui lui semblent réelles, jouit de la seconde vue, révèle des choses futures ou cachées, accomplit des exploits impossibles au commun des hommes. Ce type est le plus courant en Mélanésie, Polynésie, Micronésie, Indonésie, Malaisie, dans l'Inde méridionale (Dravidiens), en Afrique, en Asie septentrionale, chez les Eskimos. Il se rencontre aussi dans quelques tribus amérindiennes (3).
Comme tel, l'homme-médecine typique ne présente pas de complexion psychopathique. Les hommes-médecine des tribus Arunta et Kaitish de l'Australie centrale sont « nettement le contraire de tempéraments nerveux et excitables » ;ils sont, par ailleurs, « doués d'une imagination très supérieure aux autres » ; ils se persuadent donc facilement et n'ont pas de peine à convaincre leur milieu qu'ils ont vu en rêve des esprits d'ancêtres et ont conversé avec eux. Les homme-médecine Ona de la Terre de Feu nous sont décrits comme « sains d'esprit »,sans anomalie psychique. Nous avons vu
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cependant qu'une complexion névrosée est loin d'être rare chez les hommes-médecine indiens, et cette disposition, peut-on ajouter, est souvent développée par l'usage, entre autres, de drogues (4). Le type du chaman sibérien est, au contraire, régulièrement celui d'un sujet inadapté, impropre à la vie pratique, plus ou moins introverti, facile à s'exciter, en proie eux hallucinations, bref, morbide et hystérique. S. M. Shirokogoroff remarque néanmoins que les chamans toungouses, qui recourent à des moyens artificiels pour entrer en transe et prolonger celle-ci tout le temps de leur séance, doivent disposer d'un corps sain et d'un système nerveux solide. Sinon des maladies mentales entraveraient leur adresse à produire la condition extatique. D'où l'on peut conclure que des hommes-médecine peuvent présenter, à l'occasion, toute l'instabilité mentale qui va avec le chaman, et que des chamans peuvent, à l'occasion, n'être pas moins sains d'esprit que des hommes-médecine.
La ligne de démarcation entre les deux grandes classes de magiciens professionnels est à chercher non dans des qualités mentales différentes mais dans la présence ou dans l'absence de la possession. Il est vrai que la réalité d'un tel phénomène n'est pas de détermination commode. Lorsque le magicien entre en transe, perd conscience, tremble de tous ses membres, offre d'autres symptômes de dissociation, on ne peut pas toujours trancher s'il se considère, ou si on le considère, comme vraiment possédé par un esprit ou simplement illuminé spirituellement. « Venez, ancêtres, et révélez-nous les choses », s'écrie un devin Tembu de l'Afrique du Sud, au moment d'entrer en transe ; or, on ne dit pas pour autant que le devin soit possédé par les ancêtres. La même incertitude sur la réalité de la possession a été remarquée chez d'autres peuplades primitives. Il reste qu'une différence fondamentale sépare les hommes-médecine des chamans, qu'ils pratiquent une magie approuvée par la société ou qu'ils s'adonnent à la magie noire du sorcier.
Autre distinction fondamentale que celle qui sépare les magiciens des prêtres. Le magicien compte exclusivement sur l'exercice de sa puissance occulte ou s'assure les services d'esprits soumis à sa volonté : le prêtre adopte d'ordinaire à l'égard des esprits une attitude d'humilité et les gestes d'un suppliant. Le premier agit pour son compte et de sa propre autorité ; le second agit en qualité de représentant officiel de la communauté dans ses rapports avec les êtres spirituels, et souvent comme une sorte de médiateur entre elle et les
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dieux. Les opérations du premier sont le plus souvent simples et réservées à un cercle étroit ; au contraire, les cérémonies publiques de texture plus ou moins complexe, surtout les rites sacrificiels, sont confiées au prêtre. Le rôle du magicien reflète d'ordinaire son expérience personnelle directe du monde invisible, celui du prêtre repose davantage sur l'étude et l'expérience acquise par un apprentissage prolongé. Avec le développement de l'animisme, la reconnaissance de dieux en bonne et due forme, l'institution d'un rituel complexe de sacrifice et de prière, la ligne de démarcation entre les fonctions magiques et les fonctions sacerdotales n'a cessé de s'accuser. Le magicien sera relégué dans un rôle mineur, par exemple de guérisseur par suggestion, de faiseur de pluie, de prophète, d'interprète de présages. Là où la magie est devenue de mauvais aloi, un art qui se réfugie dans les cavernes et dans l'ombre, le magicien et ses pratiques seront rejetés dans les ténèbres extérieures.
Chez certaines peuplades primitives très arriérées et d'autres qui le sont moins, la même personne réunit les fonctions de magicien et de prêtre ; ce dut être partout le cas avant l'avènement des sacerdoces. En Australie et en Nouvelle-Guinée, les hommes-médecine ajoutent à leur rôle de médecins et à leur fonction éventuelle de sorcier la responsabilité des actes rituels intéressant tout le groupe. R. H. Codrington remarque à propos des Mélanésiens en général que « sorciers, médecins, faiseurs de temps, prophètes, devins, rêveurs opèrent tous par la vertu du mana et que la connaissance de cette vertu passe du père au fils ou de l'oncle au fils de sa sœur » de la même façon que la science des rites et des méthodes de sacrifice et de prière ; très souvent l'individu qui connaît le sacrifice connaît aussi la manière de faire le temps et de fabriquer des charmes de destination diverse ». On trouve dans chaque village des îles Salomon un individu qui conduit aux « prières » avant la pêche ou la chasse, les semailles ou la moisson ; il bénit les canots, guérit les malades, enquête sur les gens soupçonnés de pratiquer la sorcellerie contre leur prochain. Dans les îles Fidji, certains magiciens – pas tous – tenaient aussi la place de prêtres. Le sacerdoce officiel de Tahiti comprenait des sorciers de profession (tahutahu) de rang élevé ; ils étaient censés diriger leur art maléfique contre les ennemis de la communauté, intérieurs comme extérieurs. Chez les Maori, le tohunga du village, qui est essentiellement magicien, dirigeait ou accomplissait tous les actes cérémoniels importants. Chez les Minahassa et les Bugi de Célèbes,
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les fonctions de chaman et de prêtre ne font qu'un. Le magicien de Nias est aussi le sacrificateur. Chez les Kayan de Bornéo, le dajung cumule les fonctions de magicien et de prêtre ; de même, chez les autres tribus Dayak. Chez les Lushai de l'Assam, les puithiam (« grands connaisseurs ») sont chargés des sacrifices, mais toute leur préparation à l'exercice de ce rite sacerdotal consiste à retenir les incantations à prononcer par un sacrificateur. Pour ce qui est des peuples forestiers les plus primitifs de l'Inde du Nord, impossible de tracer une démarcation entre le magicien et le prêtre. Les hommes-médecine Bavenda s'acquittent de tous les rites sacrificiels, à l'exception des sacrifices annuels qui ouvrent la saison des moissons. Chez les Akikuyu, ils offrent les sacrifices et font les prières au cours des cérémonies tribales. Chez les Akamba, en revanche, si c'est l'homme-médecine qui décide d'ordinaire du moment où il faut sacrifier aux âmes des ancêtres dont il est l'interprète, ce n'est pas lui qui officie ; la fonction est réservée à certains vieillards des deux sexes, qui agissent vraiment en qualité de prêtres. Le cumul des fonctions sacerdotales et magiques a été constaté chez d'autres peuplades africaines : chez les Mashona de la Rhodésie du Sud, les Wacogo du Tanganyika, les Shilluk, les Famg. En Amérique du Nord, les deux fonctions vont parfois ensemble : ainsi chez les Eskimos et sur la côte nord-ouest (Haïda, Tlingit). Dans les tribus plus évoluées des plaines de l'est (Pawnee, Ojibwa) et dans le sud-ouest (Navaho, Apaches, Indiens Pueblo), les magiciens se distinguent nettement des prêtres ; on notera toutefois que ceux-ci, outre la présidence des rites tribaux et la garde des mythes sacrés, peuvent guérir les maladies, dissiper les mauvais sorts, procurer des pluies abondantes. Dans l'aire culturelle des Maya-Aztèques, des Chibcha et des Inca, il existait un sacerdoce organisé, tandis que la classe des magiciens demeurait inorganique et dans certains cas itinérante. Si l'on passe aux Indiens plus primitifs de l'Amérique du Sud, chaque groupe tribal a d'ordinaire un individu chargé de toutes les fonctions magiques et sacerdotales. Les chamans des tribus sibériennes participent aux solennités publiques, aux prières et aux sacrifices ; le plus souvent, ils n'y interviennent d'ordinaire qu'à un rang secondaire, et, pour beaucoup d'actions rituelles, leur participation n'est pas essentielle.
La possession et l'exercice de la puissance occulte est rarement le privilège exclusif des hommes-médecine et des chamans, mais ceux-ci en disposent à un degré supérieur et l'exercent
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plus couramment que les profanes. Dans les niveaux inférieurs de culture, tout adulte est persuadé qu'il peut exercer certaines formes de magie ; doute-t-il de son adresse, il ne doute pas de celle de son entourage. Parmi les actes magiques ne demandant pas d'intervention savante, certains sont de nature très simple. Toutefois, dans une communauté hantée par la magie, même les actes à portée de gens ordinaires bien au fait de ce qu'il y a à faire et ayant un puissant désir de le faire peuvent présenter parfois une élaboration très poussée.
Les aborigènes de Tasmanie, aujourd'hui éteints, ne semblent pas avoir eu de magiciens professionnels (5). Dans le Queensland septentrional, il est difficile de distinguer entre, praticiens réguliers et « charlatans », c'est-à-dire entre magiciens reconnus et individus également dégourdis et intelligents qui s'arrogent les mêmes pouvoirs magiques. Chez les Arunta, les Ilpirra et d'autres tribus de l'Australie centrale, n'importe qui peut avoir recours à la sorcellerie, mais seuls les hommes-médecine ont le secret du remède. Certains opérateurs très âgés sont doués du pouvoir d'ensorceler des groupes entiers de gens, ce qui n'est pas à la portée des autres magiciens. Dans la tribu Murngin du Territoire du Nord, point n'est besoin d'être un magicien professionnel pour faire la pluie : « Tout un chacun peut le faire à condition d'observer la bonne méthode. »
Chez les Elema du golfe de Papouasie, on pourrait presque dire que chacun est son propre magicien comme il est son charpentier. Il a une magie pour la pêche, pour la culture du sol, pour l'amour, etc. Il la garde naturellement pour lui afin d'empêcher ses voisins de percer le secret de ses réussites. Les Orokaiva n'ont pas de nom pour les opérateurs de magie blanche, mais seulement pour l'individu qui pratique la magie illicite de caractère antisocial. Tout un chacun connaît et exerce la magie blanche, « soit qu'il la reconnaisse pour telle, soit qu'il n'y voie que du bon sens ». Tous les Papous Kiwai ont beau être à eux-mêmes leurs magiciens, on trouve souvent chez eux une spécialisation marquée du pouvoir magique ; ainsi, une personne qui pourra produire le vent sera incapable de le faire tomber ; une autre commandera à la pluie de tomber mais ne pourra pas l'arrêter. Les Koita et les tribus de dialecte Roro possèdent tout, un secteur de magie praticable par les laïcs, en dehors de celle qui est exercée par les « experts spécialisés ». Chez les Tamo de la baie de l'Astrolabe, tout vieillard peut être magicien, mais certains ont naturellement
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plus de renom que d'autres. Dans les îles d'Entrecasteaux, personne ne dissimule ses connaissances en la magie blanche ; chacun est fier de ce qu'il sait et préoccupé de développer son savoir. Les Mélanésiens n'ont pas plus de classe de magiciens que de classe sacerdotale. Tout homme en vue, ou peu s'en faut, a quelques connaissances de pratiques secrètes, de même qu'il sait comment aborder quelques mânes ou esprits. Tout « homme en vue », car les gens du commun, qui ne sont rien de leur vivant, ne seront pas davantage après la mort ; vivants ou morts, ils n'ont pas le mana voulu pour exercer la magie. Bien que cette affirmation soit vraie en général, il semble que, dans la plupart des îles, toute personne mal disposée puisse faire « du poison » (magie noire) si elle est au courant des méthodes voulues. Dans les Nouvelles-Hébrides, par exemple, on trouverait difficilement un membre adulte de la communauté qui ne soit pas familier avec quelque forme de magie et ne l'exerce à l'occasion pour son compte ou pour celui des autres (6).
Chez les Maori, l'exercice du pouvoir magique n'était pas le monopole des tohunga. Mais certaines formules n'étaient employées que par eux.
Dans l'île de Florès, tout le monde peut utiliser quelques formes de magie, mais seuls les praticiens réguliers le peuvent à grande échelle. On n'a pas trouvé de magiciens professionnels chez les Igorot du nord de Luzon : « Chacun se débrouille tout seul. »
Dans les îles Andaman, si le magicien de profession en sait beaucoup plus long sur les propriétés occultes des objets, tout homme ou toute femme en ont des lumières et ont leurs propres moyens de traiter les maladies, d'empêcher le mauvais temps et d'opérer d'autres prodiges.
L'office de magicien n'est pas héréditaire chez les Babemba de la Rhodésie du Nord. Les vieux tiennent normalement leurs fonctions magiques de leur qualité de chefs de famille. La magie Akamba n'est pas le monopole de praticiens professionnels ; c'est ainsi que la plupart des chasseurs connaissent la manière de confectionner la médecine pour attraper le gibier. Toute la magie Azandé est bien privée : « Les princes acquièrent des médecines pour attirer leurs sujets; les femmes, pour les occupations de leur sexe ; les jeunes gens, pour les activités de leur âge ; le chasseur acquiert des médecines de chasse, le forgeron des médecines de forge, le consultant de l'oracle du « rubbing-board » * des médecines pour son oracle. »
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* « Table à frottement» : sorte de table basse – portée par trois
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Un homme peut demander au détenteur d'une médecine de la faire servir à son profit comme il peut obtenir la possession réelle de la médecine et l'employer lui-même. Il en résulte que tout indigène, sauf les petits enfants, quel que soit son âge ou son sexe, est dans une certaine mesure un magicien. Un jour où l'autre l'Azandé aura sûrement à se servir d'une médecine (E. E. Evans-Pritchard).
Parmi les Indiens de la Patagonie, la sorcellerie n'est pas le monopole des hommes-médecine ; n'importe qui peut passer pour s'y adonner. Les Araucans ont des hommes-médecine de profession, mais ceux-ci ne sont pas seuls à exercer les fonctions magiques. Chez les Apinayé (Brésil), tout individu « à demi adulte » et mal intentionné peut provoquer la maladie par voie de sort. La magie de la pluie est d'usage très courant parmi les Karaya du Brésil oriental n'importe qui a quelque connaissance de la technique et peut improviser le dispositif nécessaire pour produire l'humidité lorsque le besoin s'en fait sentir.
Tout Apache, homme ou femme, est un « réceptacle en puissance » de puissance occulte. Au dire des Navaho, tout le monde a pouvoir de bien et pouvoir de mal dans «quelque mesure », mais certaines gens l'ont « en grande quantité ». La grande majorité des Arapaho mâles et adultes reçoivent des communications « surnaturelles » et le pouvoir qui les accompagne ; aussi ne rencontre-t-on guère de profession distincte de magicien dans la tribu (7). Chez les Yuma, où il faut avoir rêvé du pouvoir pour exercer une fonction importante officielle, il va sans dire que l'homme-médecine ne se distingue pas rigoureusement du reste de la communauté ; il peut être en même temps chanteur, orateur ou chef. La sorcellerie est généralement laissée à des professionnels, mais il arrive que des gens du commun la pratiquent ; ils «attrapent brusquement le pouvoir ». La différence entre le pouvoir d'un homme-médecine Yokuts-Mono et d'un non-professionnel était affaire de degré plus que de nature. Le monde spirituel était accessible à n'importe qui par voie de rêves; tout individu pouvait essayer d'établir le contact avec lui ;certains y excellaient plus que d'autres, c'étaient les magiciens. Chez les Maïdu du Sud, il n'y avait rien dans l'œuvre des magiciens que ne pût accomplir un sujet ordinaire, à condition de connaître les diverses médecines et d'observer les restrictions et les interdits voulus. En dehors des hommes-médecine professionnels, il y avait toujours,
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pieds et munie d'une queue – sur laquelle on frotte un couvercle de bois pour obtenir des oracles. (Note du traducteur.)
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chez les Klallam de l'État de Washington, nombre de profanes possédant « un tout petit peu » de puissance occulte. Chez les Haïda des îles de la reine Charlotte, n'importe qui pouvait pratiquer la sorcellerie à condition de posséder les formules voulues. Chez les Indiens Tinné du Canada, les « mortels ordinaires » pratiquaient la sorcellerie. Dans l'esprit des Eskimos de la rivière Mackenzie, « tous les phénomènes sont régis par des esprits, lesquels le sont eux-mêmes par des formules, des charmes, qui sont surtout la propriété des hommes-médecine, bien que certains charmes puissent être détenus et exploités par n'importe qui » (V. Stefansson).
L'exclusion des femmes des fonctions sacerdotales et même de tout ce qui touche aux rites sacrés, aux symboles et aux mythes, est un trait à peu près général des cultures inférieures. L'impureté rituelle de la femme lui ferait souiller les choses sacrées. Dans certains cas, toutefois, on craint que ce soient elles qui pâtissent du contact avec la puissance immanente à la réalité sacrée. Comparées aux hommes, elles sont moins aptes à surmonter l'influence dangereuse qui peut être nuisible aussi bien que favorable, qui peut tuer comme elle peut guérir. L'incapacité de la femme en matière de magie est moins répandue ; assez souvent même elle n'existe pas.
Les exemples de magiciens de sexe féminin semblent très rares parmi les tribus du sud-est australien. Au nord de la province du Queensland, une femme n'oserait pas toucher ni même regarder l'os pointeur, qui est utilisé pour tuer à distance, mais elle connaît et exerce à l'occasion le « truc » qui permet d'extraire avec la bouche ou la main les objets que les sorciers ont introduits dans le corps d'un malade. Si elle est la femme d'un médecin, elle n'a pas le droit pour autant d'assister aux consultations secrètes des praticiens de la médecine. Chez les Arunta et d'autres tribus du centre, il est rare de trouver des femmes-médecine. Toutefois certaines formes de magie noire ayant rapport aux organes sexuels sont exercées par elles ; la syphilis des hommes est fréquemment imputée à leurs machinations. Dans la tribu Kaitish, une femme recourra à cette sorte de magie pour punir l'homme qui l'a violée. La femme peut également provoquer par magie la maladie ou la mort d'un de ses semblables. Dans les tribus du district Kimberley (Australie occidentale), des femmes peuvent attirer magiquement la maladie sur leurs ennemis, mais les effets n'en sont jamais mortels ; elles sont au fait des formes générales du rituel sorcier, mais les chants restent le monopole et le secret des hommes.
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La tribu Keraki (sud-ouest de la Papouasie) n'a pas de praticiens féminins pour les diverses branches de la magie telles que la production de la pluie, la divination, la médication et la sorcellerie. Chez les Gendé, il est rare de voir des femmes pratiquer l'art de guérir. En revanche, les Kiwai n'excluent les femmes ni de la magie noire ni de la magie blanche. Tout adulte Maïlu de sexe mâle a une magie particulière pour faire pousser ses cocotiers et ses bananiers et assurer le succès de ses pêches ; elle constitue un bien privé inaliénable ; le père le passe à son fils, et le mari initie sa femme à ses secrets. Les femmes n'héritent de la magie de leur père que lorsque celui-ci n'a pas d'enfant mâle. Les Suau-Tawala attribuent aux femmes une plus grande capacité magique qu'aux hommes ; la science et la dextérité exceptionnelles d'un homme sont quelquefois imputées à son initiation spéciale par une magicienne. Chez les Marind de la Nouvelle-Guinée néerlandaise, une femme peut accéder à la profession magique après y avoir été dûment préparée par un praticien reconnu.
Dans l'île Dobu (archipel d'Entrecasteaux) des vieilles femmes possèdent les formules qui commandent aux vents, qu'il s'agisse de faire la pluie, de produire des tempêtes ou d'y mettre fin. Elles gardent soigneusement secrète cette magie supérieure, de sorte qu'il ne tient qu'à elles que leurs maris fassent bonne ou mauvaise navigation et visitent les ports étrangers. Les femmes de Dobu ont également des formules de sorcellerie qui leur permettent de voler la nuit, de tuer, de danser sur les tombes de leurs anciennes victimes, de déterrer leurs corps et de s'en régaler en esprit. Leurs voisines trobriandaises n'exercent pas cet art maléfique ; aussi les hommes de Dobu se sentent-ils plus en sécurité dans les îles Trobriand que chez eux. Les femmes de Dobu détiennent aussi le monopole de la sorcellerie qui provoque la maladie et la mort par rapt de l'âme de la victime.
Les femmes de la Nouvelle-Bretagne peuvent se procurer des formules et des charmes et s'en servir au même titre que les hommes. Le pouvoir magique tel que l'exercent les femmes vient de « leur réputation de sorcières pouvant nuire ». Il semble néanmoins que les magiciens soient surtout des hommes, comme c'est certainement le cas dans la péninsule de la Gazelle. Ici, comme dans toute l'aire mélanésienne, les femmes ne peuvent pas faire partie des sociétés secrètes, qui ont des accointances étroites avec la magie. Dans la Nouvelle-Irlande, hommes comme femmes peuvent être magiciens, mais les premiers l'emportent (8). Dans les îles de Mala (Malaita) et
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d'Ulawa (archipel Salomon) les âmes des femmes défuntes passent pour magiquement faibles, ou « froides » (waa) et non puissantes, « chaudes » (saka) (9). Dans les îles Banks, les femmes peuvent pratiquer la magie guérissante, mais non la magie nuisible. Aux Nouvelles-Hébrides, femmes aussi bien qu'hommes ont des esprits inspirateurs et guides qui les visitent au cours de leur sommeil et leur révèlent des secrets magiques.
Chez les Maori, la femme faisait parfois fonction de tohunga, mais il ne semble pas qu'elle ait été autorisée à pratiquer les branches les plus élevées de la profession magique.
De vieilles femmes de Célèbes exercent la divination en tirant des présages du cri des oiseaux et des foies de porc ; les femmes exerçant la médecine ne peuvent pas se marier (10). Dans l'île d'Halmahera, la plus considérable des Moluques septentrionales, « la plupart des chamans sont des femmes » . Chez les Batak de Sumatra, les magiciennes l'emportent de beaucoup sur les magiciens ; dans certains districts on ne trouve même que des magiciennes. Au contraire, dans les îles Mentawei les hommes sont la majorité. Les « médiums » ou chamans des Bagobo de Mindanao et des Tinguian de Luzon sont généralement des femmes entre deux âges ou des vieilles. Les Négritos de Zambales permettent aux femmes d'exercer la médecine. Chez les Kayan de Bornéo, les professionnels de la magie comptent plus de femmes que d'hommes
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Dans certaines tribus Bannar (Bahnar) de l'Indochine française, seules les femmes passent pour posséder la puissance occulte, le deng, qui fonde leur titre à exercer la magie ; dans d'autres tribus elle est le monopole des hommes. Certains sujets spécialement favorisés et doués de « pouvoirs surnaturels » exercent la magie chez les Andamans ; ils peuvent être de l'un ou de l'autre sexe, mais les hommes se signalent plus couramment que les femmes dans cette sélection (11). De même, dans les îles Nicobar, les « professionnelles » de l'art magique, blanc ou noir, sont inférieures en nombre à leurs collègues mâles. Les femmes Toda n'ont accès ni à la divination ni à la sorcellerie, mais les fonctions de guérisseuses ne semblent pas leur être interdites.
Chez les Tanala de Madagascar, les magiciens sont les plus nombreux, mais certains des ombiasy les plus renommés sont des femmes.
En Afrique, la profession magique est très fréquemment accessible aux femmes. Les magiciens des Boshimans se recrutent dans les deux sexes. Les médecins Zoulous sont le plus
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souvent des femmes mariées. Chez les Bavenda, un homme hérite d'ordinaire sa science magique de son père, une femme la reçoit de sa mère. La femme qui n'a pas de fille peut l'enseigner à son fils. Il arrive qu'un héritier normal soit privé de son droit à la suite d'une révélation reçue en rêve des mânes ancestraux. Les Akamba comptent peu de magiciennes. Les Jalua (Kavirondo nilotiques) ne « semblent » pas avoir d'hommes-médecine professionnels ; leurs seuls médecins sont des femmes. Chez les Lango, la profession magique a toujours recruté ses praticiens les plus compétents et les plus renommés chez les femmes. La plus grande partie de la magie est une prérogative masculine chez les Azandé ; cela tient en partie au fait que beaucoup de médecines sont liées aux occupations masculines ; il faut y ajouter le sentiment que la magie confère un pouvoir qui est plus en sécurité dans des mains masculines. Dans la mesure où les femmes ont besoin de protection contre la sorcellerie, elles peuvent compter sur l'aide de leur mari ; il est naturel qu'elles n'utilisent que les médecines liées à la condition et aux travaux féminins tels que la préparation du sel, la fabrication de la bière et à l'enfantement, aux règles et à l'allaitement. On trouve des magiciens chez les Barundi du Ruanda-Urundi (Congo Belge), mais la profession est essentiellement tenue par des femmes, surtout des vieilles. Chez les Fang du Gabon, les femmes pratiquent à l'occasion l'art magique. Chez les Yoruba de la Côte des Esclaves, la magicienne est beaucoup plus commune que le magicien. De même dans les tribus de la Nigéria méridionale. Les Nupé, tribu pagano-musulmane de la Nigéria septentrionale, estiment que le pouvoir des hommes en matière de magie noire est nettement inférieur à celui des femmes et que les agissements des sorciers mâles imposent une contre-magie beaucoup moins compliquée que celles des sorcières. Chez les Ekiti de même, « les sorciers sont loin d'être aussi puissants que les sorcières ». Chez les Bambara et autres Soudanais, les sorcières sont plus nombreuses que leurs collègues mâles.
On trouve des magiciennes chez les Ona (Selknam et les Yaghan (Yamana) de la Terre de Feu, mais leur influence n'est pas comparable à celle des hommes. Les Abipones du Paraguay ont des magiciens des deux sexes, mais au témoignage de notre source (Martin Dobrizhoffer) les « prestidigitatrices sont si nombreuses qu'elles dépassent le nombre des moustiques d'Égypte ». Une femme Araucane peut exercer les fonctions de magicienne, mais le cas est rare. Les Apinayé du Brésil n'ont pas de magiciennes, alors qu'on en trouve dans
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d'autres tribus brésiliennes. Les Indiens de langue arhuaco de la Colombie n'ont pas de magiciennes. Dans les tribus de la Guyane, il arrive que le piai (magicien) soit une femme. L'ancien Mexique comptait aussi bien des magiciennes que des magiciens ; chaque groupe limitait son action aux personnes de son sexe.
Les femmes exerçaient la magie dans mainte tribu indienne de l'Amérique du Nord. Dans le sud-ouest, elles étaient surtout sages-femmes et herboristes. On a dit que les « méthodes de plusieurs d'entre elles étaient tout à fait raisonnables et efficaces » (A. Hrdlicka). Les Pima avaient trois ordres de magiciens. L'ordre des Médecins consultants, qui traitaient es maladies par des méthodes magiques, comptait autant de femmes que d'hommes ; le deuxième ordre – celui des Makai (magiciens) – avait pouvoir sur les récoltes, le temps et la guerre : on n'y admit jamais qu'une ou deux femmes; enfin, le troisième ordre comprenait des hommes et des femmes : ils employaient de simples remèdes empiriques pour la guérison ries malaises. Beaucoup moins considérés que les autres praticiens, les derniers n'en étaient pas moins les vrais médecins le la tribu. Les Havasupai, tribu de dialecte Yuman de l'Arizona, ne permettent pas aux femmes de pratiquer la magie (12). On trouve de nombreuses femmes-médecine parmi les Apaches Chiricahua. Un Cheyenne ne peut pas devenir médecin tout seul ; lorsqu'il reçoit le « pouvoir » d'exercer la médecine, sa femme – qui sera dans la suite son assistante – doit également être instruite dans certains secrets. Si elle refuse, il doit trouver d'autres femmes pour l'assister. La femme Pied-Noir aide son mari dans le traitement des maladies. Les magiciennes des Paviotso du Névada sont très respectées et sont placées sur pied d'égalité avec leurs collègues mâles, mais les hommes semblent avoir toujours été les praticiens les plus éminents. Chez les Pomo de la Californie du Nord, seuls les hommes ont la vocation magique, tandis que les Indiens Shastika et Klamath ont surtout des magiciennes. Les magiciens Yurok sont presque tous des femmes. Chez les Klallam de l'État de Washington, des femmes ont pu pratiquer la magie, mais elles n'ont jamais occupé une position comparable à celle des hommes. On doit en dire autant des Shuswap de la Colombie britannique. Les hommes-médecine des Tinné sont aux femmes-médecine dans la proportion de cinq à un, bien que les deux sexes aient également accès à la profession magique.
Dans l'aire eskimo le chamanisme est essentiellement une profession masculine, bien que la chamane ne soit pas inconnue.
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On la retrouve chez les Aléoutes. Chez les Eskimos de la rivière Mackenzie, certaines femmes ont une haute renommée de magiciennes. Les Eskimos de la Terre de Baffin ouvrent la profession de magicien aux sujets des deux sexes, mais seuls les sujets qui montrent une qualification spéciale, telle que l'aptitude à se plonger dans « une transe parfaitement authentique », arrivent, à la plus haute dignité. Dans le Groenland, l'angakok peut être aussi bien un homme qu'une femme.
Suivant plusieurs ethnographes, la Sibérie n'aurait d'abord connu qu'un chamanisme féminin. Cette opinion pourrait trouver un argument dans les traditions de plusieurs tribus suivant lesquelles le don chamanique fut d'abord accordé à des femmes (13). De nos jours, si l'on rencontre encore des femmes chamanes, leur prestige et leur pouvoir n'ont rien de comparable avec celui de leurs partenaires mâles.
Il ressort des témoignages énumérés que les magiciennes sont extrêmement rares en Australie et peu nombreuses dans les aires mélanésienne et polynésienne, alors qu'ailleurs il est plutôt rare de les voir exclues de la profession. Qu'il s'agisse de l'Indonésie, de l'Afrique et de l'Amérique, les magiciennes du groupe dépassent parfois le nombre de leurs concurrents mâles ; mais il est rare qu'elles aient le monopole de la profession. Dans l'ensemble, on peut dire cependant que les femmes tendent à être confinées dans des pratiques telles que la divination, l'interprétation des rêves et des présages, la guérison des maladies par des remèdes simples, tandis que les branches supérieures de l'art magique sont réservées aux hommes.
Les hommes-médecine et les chamans portent quelquefois des vêtements de femmes et ont une conduite de femmes. Cette anomalie signifie qu'ils sont spécialement doués d'une puissance occulte et plus efficace lorsqu'ils sont passés par un changement présumé de sexe. Le travestissement ne paraît pas nécessairement lié avec des pratiques homosexuelles, bien que ces dernières ne soient pas rares dans les groupes où règne la coutume en question.
Le manang bali des Dayak maritimes de Bornéo est un magicien habillé en femme. Il s'habille ainsi, vous dira-t-il, pour obéir à un ordre surnaturel reçu en rêve à trois reprises. S'il se dérobait à cette injonction, il mourrait. Il ne peut revêtir le costume féminin qu'après avoir subi la castration. Les gens le traitent comme une femme et il s'adonne à des occupations féminines. Ses services magiques sont très recherchés et bien rémunérés. La perspective d'hériter de ses
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biens suffit à décider un homme à braver la risée de ses contributes et à l'épouser. La position de « mari » n'a rien d'enviable, car sa « femme » se montre très jalouse et punit d'une amende les plus petites infidélités. L'importance du manang bali lui vaut souvent de devenir le chef du village et de tenir dans le groupe le rôle de conciliateur et d'arbitre. Le nombre et la diversité de ses traitements médicaux, joints à sa libéralité, en font une figure populaire (14). Dans l'île de Rambree (Birmanie), le magicien adopte parfois le costume féminin, devient l' « épouse » d'un collègue et prend alors une femme au titre de seconde épouse du « mari » ; les deux hommes se partagent cette dernière. William Foley note que tout indigène qui se respecte regarde le magicien travesti avec un mélange « de répugnance et de considération » ; autant dire que, réprouvé comme homme, ses pouvoirs occultes sont tenus en haute estime.
Les magiciens Bateso (tribu nilotique de l'Ouganda) s'habillent souvent en femmes et portent des parures féminines. Le magicien Bangala s'habille en femme pour célébrer le rite destiné à détecter une sorcière.
Les Patagons choisissent leurs futurs magiciens mâles parmi des enfants en bas âge et « montrent toujours une préférence pour les enfants qui manifestent précocement une disposition efféminée » (Th. Falkner). On oblige ces sujets à s'habiller en femme, et il leur est interdit de se marier. On trouve chez les magiciens araucans des individus travestis qui sont aussi des homosexuels; ils portent un pagne de peau qui symbolise leur vocation et des parures féminines ; ils laissent pousser leur chevelure sans la peigner. Autrefois très respectés, ils sont aujourd'hui un objet assez général de risée.
Le Père Marquette raconte que, chez les Illinois (fédération se tribus Algonquines) et les Sioux ou Dakota du haut Mississipi, certains hommes adoptent définitivement les habits féminins, ne se marient pas, partagent toutes les occupations des femmes, sauf qu'ils vont à la guerre, prennent part aux « jongleries » et aux danses (en chantant, mais sans danser) et assistent aux conseils. On ne décide rien avant d'avoir pris leur avis. Leur genre de vie extraordinaire les fait regarder comme des manitous, des êtres surnaturels, et on les traite en personnes de haut rang. On trouve des hommes habillés en femmes chez les Arapaho, de même que chez les Cheyenne, les Utes et dans bien d'autres tribus de la plaine. Ils détiennent une « puissance miraculeuse » qui leur permet, entre autres, de fabriquer une boisson enivrante avec de l'eau
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de pluie. Ils tiennent leur pouvoir d'oiseaux et d'autres animaux.
L'usage du travestissement était assez répandu parmi les Yurok du nord de la Californie. Un homme montrait d'ordinaire les premiers signes de ses penchants en se mettant à tresser des paniers ; il ne tardait plus à prendre des vêtements féminins et à piler des glands. Tous les wergern, c'est le nom qu'on leur donnait, paraissent avoir exercé l'office de magiciens. Parmi les Takelma de l'Orégon, où la profession magique était ouverte indifféremment aux femmes et aux hommes, le travestissement semble avoir existé au moins comme phénomène occasionnel. On a signalé un Indien « ayant une voix d'homme et des atours féminins » auquel on prêtait des pouvoirs occultes très étendus.
Les hommes travestis jouissaient d'une grande considération parmi les Koniag de l'île Kodiak (Alaska). La plupart d'entre eux étaient des magiciens (15). Les Eskimos de la Terre de Baffin et de la baie d'Hudson racontent l'histoire d'un angakok qui se métamorphosa en femme et devint un magicien très puissant. Un homme le vit se frotter la peau du visage au point de la perdre et de devenir pareil à une femme ; le témoin tomba mort à cette vue. Un autre homme connu pour chasseur malchanceux l'épousa ; quand le couple allait chasser, le chaman métamorphosé tuait beaucoup de caribous avec son arc et ses flèches. Dans la suite, il mit au monde un enfant.
Chez les Chukchi, à côté des chamans ordinaires, on trouve des chamans spéciaux, ou métamorphosés, qui passent pour des femmes. Les jeunes adeptes redoutent particulièrement d'embrasser cette charge, et plusieurs préfèrent la mort plutôt que d'obtempérer à l'appel des esprits. Un « homme mou » accède à sa profession par différents paliers. Il ne prend d'abord de la femme que la manière de natter et d'agencer sa chevelure, puis il prend le costume féminin ; finalement, il dit adieu à toutes les activités masculines, jette sa carabine et sa lance, le lasso du pâtre de rennes, le harpon du chasseur de phoques, pour prendre l'aiguille et le racloir de peaux. Son corps se modifie, sinon dans ses formes extérieures, du moins dans ses forces, et ses facultés et ses caractéristiques mentales deviennent de plus en plus celles d'une femme. La transformation va si loin qu'il n'est pas rare qu'un autre homme l'épouse et mène avec lui une vie conjugale régulière. Il passe pour exceller dans toutes les branches de sa profession, entre autres la ventriloquie. Le commun le redoute particulièrement,
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et le chaman non métamorphosé lui-même évite d'avoir un différend avec lui. Il compte parmi ses esprits auxiliaires un esprit protecteur suprême qui remplit le rôle de mari surnaturel et de chef de la famille. On remarquera que les femmes Chukchi prennent rarement les traits masculins.
Les légendes Koriak font état de chamans, hommes ou femmes, ayant changé de sexe pour obéir aux ordres des esprits. Ces sujets passent pour très puissants. Le chaman transsexué des Yakoutes se coiffe comme une femme et porte des nattes qu'il dénoue pour la cérémonie. Il porte, cousus à son tablier, deux ronds de fer qui représentent des seins; il porte à l'ordinaire un costume de jeune fille en peau de poulain ; il ne peut pas se coucher sur le côté droit d'une peau de cheval : ce côté est régulièrement interdit aux femmes. Durant les trois jours qui suivent l'accouchement, il a accès à la maison de l'accouchée, alors que cela est normalement interdit aux hommes (16).
On a fait remarquer que la croyance au pouvoir occulte du chaman sibérien a ses racines dans l'idée d' « élection ». Ce pouvoir lui vient des esprits auxiliateurs qui sont à sa disposition constante. Non qu'ils soient ses serviteurs volontaires : leurs obligations et leurs fonctions leur ont été imposées par un esprit suprême qui règne sur eux et qui, par amour sexuel, a choisi tel sujet pour la profession chamanique. L'esprit est-il de sexe masculin, il rendra visite de nuit au lit conjugal et deviendra l'époux régulier de son amante terrestre ; s'il est de sexe féminin, il cherchera un partenaire mâle. Le sexe de l'esprit protecteur suprême du chaman dépend donc
du sexe du chaman, car ils sont « comme mari et femme ». Ce motif sexuel au sein du chamanisme a été relevé dans beaucoup de tribus sibériennes où l'homosexualité est inconnue ou très rare et réprouvée par l'opinion. En revanche, chez les Chukchi, le chaman et son esprit sont de même sexe ; l'homosexualité est chose si courante chez les Chukchi qu'ils ne pouvaient que la concevoir comme le régime du monde des esprits.
NOTES DU CHAPITRE VII
(1) « Les marchands de fourrures de cette contrée, écrit Catlin, sont presque tous des Français ; en français doctor se dit médecin. Le pays des Indiens fourmille de docteurs ; comme tous sont des magiciens versés, ou faisant profession de l'être, dans maint mystère, le terme de médecin a fini par devenir courant pour désigner tout ce qui est mystérieux et inexplicable. Les Anglais et les Américains que le
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commerce des fourrures amène dans cette région ont adopté tout simplement le mot, avec une légère altération, en lui gardant son sens ; et, pour plus de clarté, ils ont donné aux individus en question le nom d'hommes-médecine qui dit quelque chose de plus que docteur. Ces médecins… passent tous pour s'adonner aux mystères et aux charmes qui sont leurs auxiliaires dans l'exercice de leur profession. » (Letters and Notes on the manners… of the North American Indians, New York, 1842, lettre n° 6.)
(2) Shaman, l' « excité », l' « exalté » a été tiré, au XVIIe siècle, du toungouse saman par les explorateurs russes de la Sibérie. Le terme paraît autochtone. On le trouve aussi, en qualité d'emprunt, cette fois, chez les Bouriates et les Yakoutes. Autres noms du chaman : bouriate et mongol bon (boe), yakoute ojun (oyum), ostiak senin, samoyède tadebei, tatar de l'Altaï kam.
(3) Des cas de vraie possession avec sa séquelle, le chamanisme authentique, ont été relevés chez les Bororo du Brésil, les Jivaro de l'Équateur, les Arecuna du Venezuela, les Yuma de l'Arizona, les Haïda des îles de la Reine Charlotte, en Colombie britannique et chez les Tlingit de l'Alaska méridional. Les Amérindiens du Sud en recèlent probablement d'autres exemples.
(4) Les plantes en usage chez les Amérindiens pour procurer l'état extatique comprennent le tabac, le coca, le maté, diverses datura, notamment la datura meteloides et la datura stramonium (herbe de Jimson), ainsi que le peyotl, un petit cactus épineux du bassin inférieur du Rio Grande. Chez les Tarahumara de Chihuahua (Mexique septentrional), la datura a la réputation d'une plante mauvaise par opposition au peyotl qui est une plante bonne ; seuls peuvent y toucher sans danger les hommes-médecine doués de la vertu mystique du peyotl.
(5) Suivant une affirmation rapportée par H. L. Roth , aucun indigène n'était a priori plus qualifié qu'un autre pour effectuer un traitement ; suivant un autre témoignage, certains indigènes s'y livraient davantage, d'où le nom de docteurs que leur donnaient les colons anglais.
(6) Le fait cité s'applique particulièrement à l'île de Vao (Nouvelles-Hébrides).
(7) Le pouvoir ainsi accordé à un individu pouvait être fatal à sa famille, dont les membres mouraient l'un après l'autre. De même, les Azandé sont persuadés que l'acquisition d'une puissante magie peut causer une mort dans la famille du nouveau magicien.
(8) Dans le village de Lesu, sur trente magiciens on ne compte que deux femmes : l'une connaît la magie érotique et l'autre des incantations médicinales.
(9) Dans les petites îles d'Owa Raha et d'Owa Riki, les magiciens sont toujours des hommes.
(10) Chez les Toradya, les femmes l'emportent généralement sur les praticiens mâles.
(11) Suivant une autre relation (E. H. Man), les magiciens (« rêveurs ») sont toujours des hommes.
(12) Il n'est pas sûr que les Maricopa aient jamais connu des magiciennes.
(13) Dans les mythes mongols, les déesses étaient chamanes, et c'était elles qui communiquaient le don aux hommes. La plupart des tribus néo-sibériennes ont un nom commun pour la chamane, alors que chaque tribu a un nom particulier pour le chaman ; c'est le cas des Yakoutes, des Bouriates, des Toungouses, des Mongols, des Tatars, des Altaïques, des Kirghizes et des Samoyèdes.
(14) Le manang bali n'accompagne pas les hommes à la guerre. Il ne voit guère son « mari » qui est le plus souvent un veuf ayant une famille à entretenir. Un jeune homme ne devient pas manang bali. La profession est généralement adoptée par un vieillard ou un homme
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sans enfants qui n'a pas d'autre moyen de subsistance. Avant de le faire, il est tenu de préparer un banquet et de sacrifier des porcs; sinon la tribu aurait à pâtir de son action. On est fondé à croire que, dans le passé, tous les magiciens des Dayak de la côte adoptaient, lors de leur initiation, un costume féminin qu'ils conservaient jusqu'à leur mort ; la pratique est devenue rare, tout au moins dans les districts côtiers.
(15) Suivant Urey Lisiansky, le séjour de travestis Koniak dans une maison lui portait bonheur.
(16) Suivant une croyance populaire des Yakoutes, un chaman doué d'un pouvoir extraordinaire peut enfanter tout comme une femme. Les chamans peuvent même mettre au monde divers animaux.
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CHAPITRE VIII
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L' « appel » à la profession d'homme-médecine se produit souvent indépendamment de la volonté du sujet : il résulte d'un rêve, d'une vision ou de quelque autre expérience sensible qui passe pour une visite des esprits. Dans d'autres cas, chez de nombreux Indiens de l'Amérique du Nord par exemple, le candidat magicien se retranche de la société des hommes et s'adonne à diverses austérités afin de devenir réceptif à l'influence des esprits. L'appel, de quelque manière qu'il se traduise, est contraignant, car ceux qui le reçoivent opposent rarement « le grand refus » (1).
Dans les tribus du sud-est australien, l'homme-médecine était généralement habilité par les esprits des ancêtres ou par un grand dieu (Daramulun, Baiame, Bunjil). Chez les Wotjobaluk de l'État de Victoria, un « être surnaturel » vivant dans les dépressions du sol rencontrait un homme dans la brousse, lui ouvrait le flanc et y déposait des cristaux de quartz et autres objets magiques. De ce moment il pouvait, suivant l'expression des indigènes, « extraire des choses de lui-même et des autres ». Chez les Mukjarawaint, le jeune homme qui pouvait voir l'esprit de sa mère assis sur sa tombe était retenu pour faire un homme-médecine. Suivant les Kurnai, les esprits des ancêtres rendaient visite à un dormeur et lui communiquaient des chants et un savoir de protection ou de malfaisance, ou encore ils complétaient son savoir ailleurs. Les hommes-médecine des Yuin de la Nouvelle-Galles du Sud obtenaient en rêve des chants magiques contre la maladie et les autres maux ; ils recevaient leurs pouvoirs de Daramulun, et le pouvoir d'un très grand homme-médecine allait jusqu'à faire tuer ses ennemis pour lui par Daramulun.
Dans le Queensland du Nord, l'homme qui veut apprendre l'art de se servir de l'os pointeur quitte le camp pour deux ou trois jours, « se prive pratiquement de nourriture » et devient « plus ou moins détraqué ». Une fois dans cet état, il voit Malkari, un esprit de la nature qui daigne faire de lui un médecin en introduisant dans son corps des petits silex, des osselets ou d'autres menus objets. D'autres médecins queenslandais tiennent leurs pouvoirs de Karnmari, un esprit de la nature
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revêtant la forme d'un serpent ; d'autres enfin les reçoivent d'une âme de mort en s'asseyant à côté d'une tombe (2). Chez les Kabi et les Wakka du Queensland, la puissance occulte d'un homme était en proportion de sa vitalité, et le degré de celle-ci dépendait lui-même du nombre de cristaux de quartz qu'il contenait et de la quantité de cordes de fourrure (yurru) qu'il portait avec lui. Il recevait son yurru de Dhakkan, l'arc-en-ciel et le grand possesseur de vitalité. Cet être, mi-poisson mi-serpent, vivait dans les mares profondes. Quand il prenait la forme d'un arc-en-ciel, c'est qu'il passait d'une mare à une autre. Astucieux et malfaisant à ses heures, il pouvait aussi rendre service à un individu déjà doué d'une puissance magique. Tandis que le magicien dormait profondément au bord d'une mare, Dhakkan l'entraînait dans les profondeurs et lui faisait don de yurru en échange d'un certain nombre de cristaux qu'il lui prenait. Alors il ramenait le magicien à la surface et le déposait sain et sauf sur la berge. L'homme se réveillait médecin du plus haut grade et « plein de vie » au point de pouvoir faire l'orage, voler dans les airs, disparaître sous terre, sans parler d'autres merveilles (3).
Les tribus Arunta et Ilpirra de l'Australie centrale font une distinction entre les magiciens habilités par les esprits ancestraux (iruntarinia) et ceux qui ont été initiés par d'autres magiciens. La seconde classe est la moins réputée. Lorsqu'un homme a le sentiment qu'il est capable d'embrasser la profession magique, il quitte le campement pour se diriger vers une certaine caverne qui passe pour être occupée par les iruntarinia. Il ne se risque pas à y entrer ; les occupants pourraient le saisir et l'emporter pour de bon ; il se couche et s'endort. Au point du jour un des iruntarinia vient à l'entrée de la caverne, et, trouvant l'homme endormi, il lance vers lui une lance invisible. L'arme lui perce la nuque et lui traverse la langue en y laissant un grand trou, puis elle sort par la bouche. La langue gardera désormais ce trou en témoignage de la visite de l'esprit. « D'une manière ou d'une autre, il faut bien que le novice se le fasse lui-même ; mais personne ne voudra naturellement en convenir ; mieux, il n'est pas exclu qu'avec le temps le sujet en vienne à se persuader réellement que ce n'est pas lui qui se l'est fait. » L'esprit jette une deuxième lance qui tue l'homme ; il l'emmène alors dans les profondeurs de la caverne, un paradis Arunta, où les iruntania vivent dans un perpétuel soleil parmi des rivières d'eau vive. Là il reçoit un jeu nouveau d'organes internes en même temps qu'une provision de pierres magiques. Il est alors reconduit
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conduit au camp par l'esprit, lequel demeure d'ailleurs invisible à tous en dehors de quelques magiciens particulièrement doués et aussi des chiens. Durant quelques jours l'individu présente un air étrange et se conduit d'une manière bizarre. Un matin, on remarque qu'il s'est tracé en travers de l'arête du nez, avec un mélange de charbon de bois et de graisse, une large bande. On sait désormais qu'un nouveau magicien a été reçu. Encore ne doit-il pas inaugurer son activité avant un an. Si, durant cette période, le trou de sa langue vient à se refermer, comme il arrive, il en conclut que son pouvoir l'a quitté et renonce à la profession. Il occupe cette période de probation à fréquenter la société de ses confrères et à apprendre leurs secrets. Ceux-ci consistent surtout à savoir disparaître aux regards et à produire à volonté des cristaux de quartz et des bâtonnets. Il faut ajouter à cette prestidigitation « le don (guère moins important) d'une démarche solennelle et quasi préternaturelle, comme s'il possédait un savoir tout à fait caché aux hommes ordinaires » (B. Spencer et F. J. Gillen).
Dans les îles Mentawei, il y a trois manières pour un homme (ou une femme) de devenir magicien. Il peut avoir une vision, spontanée ou provoquée, qui lui permet de s'assurer le concours de mânes ou d'esprits ; il pourra désormais les voir et s'entretenir avec eux ; il a « des yeux qui voient et des oreilles qui entendent ». Il peut être enlevé corporellement par les esprits et recevoir son pouvoir immédiatement d'eux. Mais, le plus souvent, le sujet est averti de sa vocation de magicien par une maladie, un rêve ou une démence temporaire. Il reçoit alors la visite, d'un magicien professionnel qui lui annonce le désir des esprits qu'il acquière le pouvoir voulu. Il agrée l'invitation et se soumet à l'instruction qui le préparera à remplir ses fonctions. Dans l'île de Nias, on cherche à avoir une vision ; un jeune homme se retire plusieurs jours dans la jungle afin d'entrer en contact avec les esprits. Seuls, les magiciens ont le pouvoir de parler aux esprits et de voir les âmes des malades sous la forme de lampyres.
Dans les îles Andaman, un individu peut devenir magicien par une mort suivie de résurrection. En mourant, il acquiert naturellement les pouvoirs et les qualités particuliers d'un esprit, et il les garde quand il reprend sa vie terrestre. Ou encore un homme errant seul dans la jungle peut se trouver brusquement en face d'esprits. A-t-il peur, ils le tueront ; montre-t-il un visage intrépide, ils le laisseront aller après l'avoir retenu quelque temps. Une expérience de ce genre le rend magicien
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bonne et due forme. Enfin. on peut arriver au même résultat en conversant avec les esprits en rêve ; on remarquera toutefois que les révélations par voie de rêve ont moins de portée que celles qui proviennent d'une communication immédiate avec les esprits (4). À Car Nicobar, la maladie est le signe de la vocation magique. La maladie du sujet a été causée par les mânes de parents et d'amis pour marquer leur désir qu'il embrasse la profession. Il sait qu'il doit choisir entre avoir des relations avec eux comme magicien vivant ou comme esprit ; il opte naturellement pour le premier terme de l'alternative. Toutefois, il n'est pas rare que des magiciens renoncent à leur désagréable fonction dès qu'ils se sentent guéris.
Les Tembu et les Fingo de Tembuland (colonie du Cap) croient à l'existence des Gens de la Rivière, mi-hommes mi-serpents avec une longue chevelure flottante. Ces tritons et ces sirènes vivent dans des kraals au fond des rivières ; ils sont très sages et puissants dans les œuvres de la magie. L’homme qui veut devenir médecin et devin recourra à eux pour apprendre leurs secrets. Il reviendra, après quelques jours d'absence, chargé des racines et des herbes médicinales que lui ont données les Gens de la Rivière, mais personne ne lui posera de question sur ce qui s'est passé, de crainte qu'ils ne le rappellent et ne le tuent. Mais tout le monde sait qu'il leur a rendu visite, puisqu'il peut maintenant guérir les malades, percer l'avenir, lire les pensées d'autrui, préparer des charmes amoureux et lutter contre les sorciers.
Suivant les Akikuyu du Kénya, l'homme-médecine est appelé par Dieu (Ngai). Il ne cesse d'avoir des rêves ; il voit en vision des gens lui amenant une chèvre à sacrifier, il reçoit des révélations d'événements actuels tels qu'un assassinat la mort d'une chèvre. Tôt ou tard il parle à sa femme et à ses amis de ce qui lui arrive ; on saisit aussitôt que Ngai le destine à la magie. Résister à l'appel serait provoquer le courroux de la divinité, c'est-à-dire causer la mort de ses enfants attirer l'épidémie sur le village. Suivant une autre relation, Ngai apparaît à un individu en rêve et lui demande de devenir magicien. Le lendemain, l'homme avise les villageois de ce qui arrivé et se retire dans les bois « en simulant la folie » : là ;passe la nuit en conversation avec Ngai. Il revient ensuite chez lui et annonce officiellement sa vocation divine.
Les Apinayé (Brésil) tiennent généralement les rapports avec les âmes des morts comme quelque chose d'inquiétant à éviter le plus possible. En revanche, les magiciens sont introduits
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dans le monde invisible par leurs proches parents décédés et y circulent comme il leur plaît. Ils deviennent de la sorte des médiateurs entre les morts et les membres de la tribu qui redoutent les mânes, et ils acquièrent une connaissance très utile de la médecine. L'esprit du défunt commence par apparaître au futur magicien en rêve. Si les mânes omettent de venir à un magicien, celui-ci, directement ou par son ombre, se rend auprès d'eux pour prendre leur avis sur des problèmes difficiles du traitement médical. Pour cela, il fume une grande quantité de tabac jusqu'à ce qu'il se mette à gémir, à trembler et finalement s'affaisse. Son assistant l'étend couché sur le ventre tant que son âme est hors de son corps. Pour faire revenir l'âme, l'assistant souffle de la fumée de tabac sur ses propres mains qu'il pose ensuite sur celles du magicien, et il le ramène ainsi à la vie. Tous les magiciens ne possèdent pas la vertu inappréciable d'envoyer leur âme dans le monde des morts (5). Chez les Kaingang (Brésil), un individu reçoit l'esprit tutélaire à la suite d'une rencontre inopinée avec lui ; il arrive que l'esprit lui ait été « indiqué » par un magicien qui, pour son compte, le voit depuis longtemps.
Quel que soit le désir ardent de l'Apache d'acquérir la puissance occulte et avec elle la faculté de célébrer des cérémonies de guérison, de recouvrement des objets, de fécondation des femmes stériles, de solution de toutes les difficultés de la vie, il ne reste pas moins qu'il ne se la procure jamais directement. La puissance occulte est une grâce du Donneur de Vie, sa source ultime, mais elle est communiquée par l'intermédiaire de certains agents : l'éclair, le soleil, divers animaux et plantes. Ce sont là les intermédiaires les plus communs, mais en fait tout objet, ou peu s'en faut, peut être conducteur de la puissance (6). Personne ne sait à l'avance le genre de puissance qui pourra lui être offerte ni le moment où elle le sera. « Quelque chose » parle à un homme, la nuit en rêve, durant le jour tandis qu'il est seul dans le camp, ou au contraire dans une foule. De toute façon l'expérience est toujours pour lui seul ; s'il y a des gens autour de lui à ce moment-là, ils ne verront pas sa vision ni n'entendront les paroles. Ainsi l'ours peut apparaître à un homme et lui offrir la faculté de guérir le « mal de l'ours » ; on appelle ainsi une maladie caractérisée par une difformité ; une personne l'attrape en étant effrayée ou attaquée par un ours ou encore en traversant sans s'en rendre compte la piste d'un ours, en touchant la fourrure de la bête, en entrant dans son repaire. L'homme peut accepter ou refuser l'offre qui lui est faite ; s'il accepte, il reçoit les instructions
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nécessaires pour diriger la cérémonie et apprend les chants et les prières requis. Un Apache peut être initié de la sorte à plusieurs cérémonies et devenir « comblé de pouvoirs ».
Les parents d'un jeune garçon Lenape désiraient ardemment pour lui l'aide des esprits. Arrivé à l'âge de douze ans, ils le chassèrent dans le désert pour y jeûner et se débrouiller tout seul. Ils espéraient qu'un manito prendrait pitié de l'enfant et lui conférerait une puissance bienfaisante pour toute la vie. Lorsqu'un homme avait plusieurs fils, il pouvait les emmener dans la forêt, où il leur bâtissait un abri dans lequel ils demeuraient quelque temps. Il leur était défendu de rien manger pendant le jour. Chaque matin, avant le lever du soleil, on donnait à chacun d'eux une médecine pour les faire vomir ; puis ils mangeaient un petit bout de viande. Cette période d'abstinence pouvait se prolonger douze jours. Au terme de l’épreuve, certains des enfants avaient reçu suffisamment de puissance d'un manito bienveillant pour s'élever en l'air ou descendre sous terre ; d'autres enfants étaient capables d'annoncer des événements plusieurs années à l'avance.
Chez les Micmac, tribu Algonquine de la Nouvelle-Écosse, le pouvoir occulte est parfois un don des « fées » à l'individu qui a su gagner leur amitié. L'Indien qui ambitionne une telle faveur se rend dans les bois et s'y bâtit un campement suffisant pour abriter deux personnes. À chacun de ses repas il a soin de réserver une part égale pour le visiteur attendu. Un jour, de retour au campement, il trouve sa nourriture cuite et observe aussitôt après une forme légère et vague qui flotte devant le wigwam. Elle se fait de plus en plus nette et finit par être aussi visible que celle d'un homme ; alors l'esprit lie amitié avec l'individu et lui fait don du pouvoir désiré.
L'Indien Arapaho, plus souvent un adulte qu'un adolescent à l’âge de la puberté, se rend sur une haute colline ou le pic d'une montagne ; là, il jeûne pendant, plusieurs jours dans l'attente une vision. Si son espoir n'est pas trompé, il verra apparaître, sous forme humaine, un esprit qui lui donnera les notions requises. L'esprit en s'évanouissant prend la forme d'un animal ; cela veut dire que le visionnaire aura désormais les pouvoirs spéciaux de cet animal. Souvent il utilisera certaines parties celui-ci comme médecines ou comme charmes et prendra peau pour faire son sac à médecines. L'esprit impose généralement certaines restrictions à l'individu en quête de pouvoir. Il lui défendra, par exemple, de manger du cœur, du rognon ou de la tête d'un animal, en le menaçant du pire s'il s’avise de désobéir. Le futur magicien doit, en outre, être réfléchi,
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