Les Pièges DE L’écriture Dans Les Rêveries Du Promeneur Solitaire DE Jean Jacques Rousseau
UNIVERSITÉ BABEȘ-BOLYAI
FACULTÉ DES LETTRES
Département de Langues et Littératures Romanes
Mémoire de licence
LES PIÈGES DE L’ÉCRITURE DANS
LES RÊVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Directeur scientifique :
Lect. Dr. Andreea Bugiac
Étudiante :
Camelia-Corina Crișan (Gherasim)
Cluj-Napoca
2015
SOMMAIRE
Argument
Introduction
Chapitre I. Les pièges de l’écriture
Repères théoriques : la sincérité dans Les rêveries du promeneur solitaire
Le flux de la conscience
Chapitre II. Les contradictions de la pensée rousseauiste
Le destin
La promenade
La société
Chapitre III. Un autre Rousseau – prisonnier de soi-même
Souffrance vs. bonheur
Jean-Jacques Rousseau – une âme baroque ?
Conclusion
Bibliographie
ARGUMENT
Dès les premières lignes lues des Rêveries du promeneur solitaire le lecteur ressent une sorte d’empathie vis-à-vis du personnage-narrateur, Jean-Jacques Rousseau, et ce, peut-être à cause de la situation dans laquelle il affirme se trouver au moment de l’écriture : « me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même ».
En employant la première personne du singulier, Rousseau réussit à faire passer ses propres sentiments dans l’intériorité du lecteur et à les lui faire (re)vivre comme si c’était le lecteur, lui-même, qui les ressentait. Ainsi, il m’a semblé incitant d’interroger la technique par laquelle Rousseau parvient à entreprendre une telle opération, technique qui semble s’apparenter à ce qu’on appelle, par une expression consacrée surtout par les commentateurs de l’œuvre de James Joyce, « le flux de la conscience ». Je dis « semble » parce que, à mon avis, l’auteur des Rêveries nous tend un piège, celle d’une véritable fascination pour la fluidité des pensées. En vérité, c’est Rousseau même qui arrivera à tomber dans son propre piège, en donnant naissance de cette façon à beaucoup de contradictions en ce qui concerne ses convictions vis-à-vis des sujets très variés comme le bonheur, la société, la raison, la vérité ou la nature.
Le but de ce mémoire est de montrer comment le flux de la conscience se rend manifeste dans les Rêveries du promeneur solitaire seulement au niveau de la forme de l’écriture, et non au niveau de leur contenu, qui est tout à fait contrôlé par Rousseau en vertu de ses intentions implicites visant son livre. Au fur et à mesure que la lecture avance on continue à s’identifier de plus en plus avec l’auteur, qui conserve la capacité de rester quelque peu en dehors du récit présenté. En dépit de l’intensité avec laquelle il remémore les sentiments, les pensées, les impressions ou les faits exposés, en dépit également du rythme accéléré de la lecture et de la curiosité suscitée chez son lecteur pour ce qui va être raconté par la suite, Rousseau ne cesse de garder toute sa lucidité. Si le lecteur met de côté sa capacité d’analyse et de vérification des informations présentées et il ne gardera que sa fascination développée pendant la lecture, il risquera de tomber dans le piège d’accepter et de croire tout ce qui lui est offert par l’instance narrative.
Dans ce qui suit, j’essayerai de montrer que, même tombés dans ce piège, c’est-à-dire en faisant confiance à la sincérité totale de l’auteur, on peut rester quand même aux aguets, avec un œil éveillé, si l’autre est endormi par la magie du récit. L’aveu de Rousseau exige d’être examiné dans sa logique intérieure et dans sa propre vérité. Une telle entreprise signifie que, si à une première lecture on pourrait croire ce que Rousseau veut transmettre à travers son livre, une deuxième lecture révèlera certaines incohérences, certaines contradictions intervenant dans les principes du système de pensée rousseauiste et remettant en question des aspects fondamentaux de la philosophie de Rousseau comme le bonheur, le rôle de la promenade, la société ou le destin. Je ne vais pas douter de la véridicité de ce que Rousseau nous transmet, mais je vais douter de la conviction avec laquelle il expose ses idées, de même que de leur stabilité dans son propre système de pensée. Je vais analyser les techniques par lesquelles Rousseau essaye de convaincre son lecteur, à l’aide de sa rhétorique langagière, que ce qu’il choisit de présenter est tout à fait vrai : en fait, ce travail de découpage mémoriel le soutient en ce qu’il veut exprimer. Je vais examiner comment la contradiction de la pensée et l’instabilité des principes vont se refléter dans le langage de Rousseau, qui arrive à la fin à trahir l’écriture tout comme l’auteur, lui-même.
Très intéressants et captivants sont aussi les traits baroques qu’on peut remarquer chez le personnage des Rêveries, qui, par les changements physiques et psychiques qu’il subit, devient un être complexe, en mouvement permanent et dans un perpétuel changement des pensées et des conceptions sur la vie et sur le bonheur – des conceptions qu’il considère impossible à éclaircir ou à garder. Rousseau parvient même à rejeter le bonheur, sinon directement, du moins en faisant le choix volontaire de souffrir incessamment à cause de sa condition défavorable, de se souvenir des moments où il a pu trouver la béatitude et de refuser la situation présente, de ne pas essayer de trouver le bonheur dans ces conditions mêmes. Tout cela va lui provoquer un état perpétuel de souffrance et de tension d’une âme qui ne peut pas trouver la paix et qui, paradoxalement, préfère cet état contre celui de bonheur, en se sentant ainsi plus à l’aise. Les traits baroques de Rousseau, personnage dilemmatique en perpétuel changement, constituent un argument majeur qui pourrait expliquer les paradoxes de sa pensée.
En même temps, comme ces traits baroques sont évidents dans l’écriture rousseauiste, cela pourrait nous donner des raisons à argumenter que Rousseau est une âme baroque née trop tard, à une époque incapable de le comprendre, une âme qui ne cesse de nous fasciner par son esprit à la fois dilemmatique et énigmatique.
Introduction
Il s’impose de commencer cet essai par l’explication du titre que nous avons choisi et par une brève présentation du sujet abordé, dans l’espoir que ces éclaircissements parviendront à nous introduire dans l’atmosphère des Rêveries de Jean-Jacques Rousseau et à préparer, pour ainsi dire, l’horizon d’attente du lecteur.
Le titre de notre mémoire est Les pièges de l’écriture dans Les rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau. Le premier mot, « piège », suggère déjà une tromperie intentionnée, placée par son auteur dans un endroit bien choisi, voire stratégique, pour qu’une possible cible puisse y tomber. Celui qui a mis le piège – ou même plusieurs pièges, à notre avis – est l’auteur soumis à l’examen, à savoir Jean-Jacques Rousseau. La cachette de ce piège est son livre Les Rêveries du promeneur solitaire, auquel nous nous intéresserons dans ce travail. La possible victime est, certainement, le lecteur, mais non tout lecteur, seulement ce type de lecteur qui ignore ou refuse de mettre en question le caractère véridique de l’écriture, et qui lit pour le seul but du plaisir intellectuel et de son propre enrichissement en tant qu’individu qui veut connaître le monde par la littérature. Notre essai est dédié à ce lecteur, mais aussi à tous les autres lecteurs qui veulent accéder à une autre interprétation des Rêveries de Rousseau. Cette interprétation sera, certes, subjective, mais elle puise ses arguments dans les paroles mêmes de l’auteur, en s’appuyant presque en totalité sur ce que Rousseau transmet dans son texte. L’analyse que nous proposons dans ce mémoire sera, donc, entièrement textuelle.
La prémisse principale qui sert de règle de base pour tout notre essai est l’interrogation de la véridicité de plusieurs sujets majeurs débattus par Rousseau dans son petit ouvrage, en mettant en question non seulement la véridicité au sens général du terme, mais la véridicité des conceptions de Rousseau concernant ces sujets. Le résultat en sera la découverte du fait que toute la pensée de Rousseau est fondée sur des contradictions, sur des conceptions changeantes ou fluides, dont la direction dépend d’un bon nombre de facteurs : le changement de son état psychique au moment où il débat le même sujet, l’imprécision des souvenirs, la modification des perceptions sur tel ou tel événement du passé et, non en dernier lieu, la nature même du caractère de Rousseau. Les principaux sujets traités par Rousseau et que nous allons prendre pour objet d’analyse sont la société, la promenade et le couple souffrance vs. bonheur.
Notre démarche comprend trois moments importants. Premièrement, afin de bien mener à terme ce que nous nous sommes fixé comme objectif de travail, nous allons commencer par l’acquisition de plusieurs instruments théoriques qui nous serviront de fondement à notre tentative d’éclaircir le type d’écriture impliqué par les Rêveries. Une fois établi le type d’écriture, nous pourrons nous tourner vers le contenu textuel régi par cette écriture même. Nous allons poursuivre notre travail en examinant chaque sujet majeur traité par Rousseau, afin de pouvoir circonscrire la conception de l’auteur en ce qui le concerne de même que le changement ou l’instabilité des opinions exprimées là-dessus.
Enfin, nous allons chercher à offrir une explication théorique pour le comportement dilemmatique et oscillant de Rousseau vis-à-vis de ce qu’il débat dans son autobiographie. À notre avis, les contradictions de la pensée rousseauiste ont une cause intérieure, qui tient à la fois du caractère avec lequel il est né et du caractère que, lui-même, il s’est forgé tout au long de sa vie, de manière consciente et volontaire.
Une explication très intéressante, qui nous aide à comprendre en partie les contradictions de Rousseau, nous est offerte par B. Munteano :
Il est certain, en effet, que Rousseau pèche parfois, non point par confusion, ni par équivoque, mais par la simple définition insuffisante des termes à contenu variable dont il use dans différentes contextes. D’autres fois, loin d’être confus, Rousseau n’est que subtil, ce que l’on ne saurait lui imputer à crime. C’est ce qui lui arrive dans les fines dissociations qu’il opère au sein des notions de nature, de liberté, de vertu, de sentiment, de raison. […] Seule la pensée oscillante peut refléter le cheminement de l’âme, créer la métaphore, conduire aux synthèses transfigurantes de la poésie et de la philosophie : loin d’être gratuite, elle figure, dans un certain sens, la rançon de tout effort créateur. […] Du coup, ses oscillations s’inscrivent dans l’oscillation universelle et se perdent dans le changement sans fin des choses.
Munteano excuse les nombreuses contradictions de Rousseau en les imputant au caractère flou, en général, de tels sujets, et en affirmant qu’on ne leur a jamais attribué une valeur fixe de vérité. Par conséquent, Rousseau ne devrait pas, lui non plus, à proposer des solutions pour résoudre ces problèmes. Si nous sommes d’opinion, dans le sillage de Munteano, que Rousseau a été presque tout le temps conscient des oscillations de sa pensée, nous considérons, par contre, qu’il leur a attribué un but concret, à part celui de mieux se connaître soi-même. À travers les sujets apportés en discussion, Rousseau cherche à atteindre un but moins immédiatement visible. L’orientation que ces sujets prennent dans la pensée du philosophe des Lumières est telle qu’il devient évident que, à travers eux, Rousseau vise un certain type de lecteurs implicites, à savoir ses persécuteurs, car il ne réussit jamais à les laisser de côté et à poursuivre sa vie.
Une autre explication, beaucoup plus indulgente, du comportement de Rousseau, nous est fournie par Charles Dédêyan, qui propose l’identification du lecteur ou des gens, en général, avec le protagoniste, afin de mieux le comprendre, de le voir tel qu’il est, indécis et contradictoire :
Du paysage extérieur, nous entrons dans le paysage intérieur de l’âme, en proie déjà au mal de siècle. L’insatisfaction et le désenchantement, le refus des conditions de vie offertes par une civilisation injuste et sophistiquée, la révolte du cœur et de l’esprit, les orages et les tempêtes permettent de dégager une personnalité sensible, une part de nous-mêmes réfractaire au monde ambiant, aux autres.
Une telle perspective ne ferait que baisser la qualité de notre discussion, si on analyse notre protagoniste en se mettant à sa place, en solidarisant avec lui.
Chapitre 1
Les pièges de l’écriture
Pour réussir à approfondir ce que nous avons comme objectif, il s’impose tout d’abord d’encadrer l’œuvre dans la totalité des œuvres de Jean-Jacques Rousseau. Les rêveries du promeneur solitaire est le dernier livre de Rousseau, écrit à la vieillesse, et il constitue un dernier essai d’autoanalyse, de connaissance de soi, après certains événements que Rousseau intériorise de façon tragique.
Repères théoriques : la sincérité dans Les rêveries du promeneur solitaire
Rousseau débute sur la scène littéraire et philosophique des Lumières avec le Discours sur les sciences et les arts (1750), qui va rapidement lui apporter la gloire, grâce à ses idées philosophiques innovatrices. Des romans ou des essais comme Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), Du contrat social (1762) et L’Émile ou de l’éducation (1762) lui assurent un succès fulminant mais aussi la critique de ses contemporains, le Parlement de Paris condamnant les idées religieuses véhiculées par l’Émile. Rousseau devient vite une cible d’attaques, était critiqué même par ses confrères : une raison pour laquelle Rousseau se sentira persécuté et exclus. Condamné, il s’exile en Suisse, puis en Angleterre, pour revenir en France en 1769. Rousseau essayera de se défendre par l’intermédiaire des Lettres écrites de la montagne (1764) et par Les Confessions (publication posthume, en 1782). Divisées en dix sections inégales qu’il appelle « Promenades », Les rêveries du promeneur solitaire représentent son dernier ouvrage, resté inachevé, et rédigé, selon Rousseau, dans le but d’une meilleure connaissance de soi-même, sans aucune autre intention secondaire. Notre travail intervient là : il s’agira d’éclaircir les intentions de Rousseau vis-à-vis de son écriture et de voir si l’on ne pourrait y déceler d’autres intentions, comme, par exemple, celle de donner une autre réplique à ses persécuteurs.
Dans son ouvrage Jean-Jacques Rousseau et la quête de l’âge d’or, Jean Terrasse présente le contexte de l’apparition des Rêveries, qui nous aide à mieux comprendre l’état d’esprit du promeneur solitaire :
Il est impossible de comprendre les Rêveries sans tenir compte de l’état d’esprit de Rousseau après la composition des Dialogues […]. Les Rêveries sont le fruit d’une rupture : d’une rupture avec le public que Rousseau, dans ses autres livres, avait tenté de se concilier. L’écrivain fait alors l’apprentissage de la solitude – non de cette solitude dont il a vanté les délices dans plusieurs passages des Confessions, mais d’une solitude imposée par l’hostilité du monde extérieur, à laquelle Rousseau ne se résigne qu’après un long combat dont les Dialogues marquent l’ultime soubresaut. La Première promenade est la plainte la plus déchirante que son étrange situation ait arrachée à l’auteur.
Il est vraiment nécessaire de tenir compte de tous les facteurs extérieurs qui n’ont pas de rapport direct avec Rousseau et avec ses choix volontaires, parce qu’ils ont eu une influence certaine sur notre protagoniste, même si en général son comportement s’explique par ses propres faits et choix. Ainsi, son rejet de la société l’a influencé plus qu’il aurait été normal. Terrasse soutient que, même si la persécution a certainement eu un effet sur la personnalité de Rousseau, son but poursuivi dans les Rêveries est une « rupture soudaine avec un passé d’effervescences et de luttes ». Nous y reviendrons plus tard dans notre travail, afin d’observer si Rousseau réussit réellement à rompre pour de bon avec le passé qui l’a tant affecté.
Ce livre prétend être une sorte d’écriture autobiographique, mais les conditions d’une autobiographie ne sont pas tout à fait remplies. Le lecteur pourrait osciller entre considérer Les Rêveries comme une autobiographie ou, plutôt, comme un journal intime. Il conviendra de s’arrêter un peu sur cette hésitation. Mentionnons, tout d’abord, ce que Rousseau, lui-même, affirme sur cet aspect : « Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. » Donc, selon Rousseau, son écriture n’est qu’un journal. L’est-il vraiment ? Dans ce qui suit nous allons établir, à la lumière de plusieurs réflexions théoriques, le genre du texte auquel appartient l’écrit rousseauiste.
Dans son ouvrage fondamental, Le pacte autobiographique, Philippe Lejeune établit quelques règles immuables définissant certains types d’écriture et leurs perspectives narratives. Concernant Les Rêveries de Rousseau qui font partie sans doute des « écritures du moi », nous osciller entre affirmer que le livre représente une autobiographie et le concevoir comme un journal intime. Lejeune définit l’autobiographie comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». Ainsi, nous pouvons remarquer dans sa définition l’établissement de plusieurs contraintes ou conditions d’existence de l’autobiographie : une contrainte énonciative, ce qui signifie que l’auteur, le narrateur et le personnage doivent être des instances superposées, c’est-à-dire elles doivent s’identifier l’une à l’autre (« Pour qu’il y ait autobiographie […] il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage ») ; une contrainte formelle, car l’autobiographie suppose un « récit en prose », une contrainte thématique, le sujet étant la vie individuelle ou l’histoire d’une personnalité, une contrainte temporelle, le récit étant rétrospectif, et une contrainte référentielle, car l’autobiographe doit toujours dire la vérité sur soi-même.
Si nous examinons l’écriture de Rousseau à la lumière de toutes ces contraintes, nous remarquons que les trois dernières contraintes ne sont pas complètement accomplies, car Rousseau n’a pas eu le but d’inventorier les événements de sa vie, depuis sa naissance jusqu’au moment où il écrit et, de plus, le sujet principal de son œuvre est représenté par ses pensées, ses sentiments ou ses rêveries. Ensuite, le récit n’est pas en totalité rétrospectif : même si l’auteur insère des événements dont il se souvient, le discours vise d’habitude les événements et les pensées actuels. Enfin, la vérité est, elle aussi, mise en question, puisque plusieurs facteurs interviennent dans le cas des écritures du moi, et qui pourraient être considérés comme des obstacles contre une transparence totale du moi raconté.
Il s’agit, avant tout, d’une écriture subjective dans laquelle l’auteur va toujours avoir en vue le désir de plaire au lecteur, soit en manipulant son discours soit en améliorant certains aspects de soi-même afin d’apparaître sous une lumière favorable devant le lecteur. Par voie de conséquence, l’image de l’autobiographe en ressortira sans doute falsifiée, car elle est re-construite par lui en fonction de sa propre volonté. Il y a ensuite le problème de la mémoire. Certains souvenirs restent incomplets, l’auteur pouvant avoir des blancs de mémoire ; l’auteur doit aussi choisir les événements substantiels qu’il va consigner par son écriture puisqu’il ne peut pas tout consigner, mais cela donnera à l’écriture une nuance d’incomplétude ; il y a également le décalage temporel entre le Je présent et le Je passé, entre le présent de l’énonciation et le passé de l’histoire racontée, décalage à cause duquel la perception sur la vie sera différente. Certains souvenirs douloureux ou désagréables seront omis, puisqu’ils provoquent chez le narrateur un sentiment de honte. De par sa condition, l’autobiographie est vouée à l’inachèvement : elle ne sera jamais achevée par l’autobiographe, car il est vivant au moment où il écrit. Il y a, enfin, le caractère esthétique de l’autobiographie, qui peut estomper le caractère véridique qui doit être accompli. Toutes ces limites de l’autobiographie illustrent la difficulté du genre. Il est évidemment clair, après avoir analysé tous ces traits et toutes ces difficultés soulevées par l’écriture autobiographique, que l’œuvre de Rousseau ne représente pas une autobiographie dans le sens strict du mot. Mais alors à quel type d’écriture du moi a-t-on affaire ? Serait-ce un journal intime ou bien des mémoires ? Réfléchissant sur la nature du journal, Marc Eigeldinger insiste sur une caractéristique principale du journal, qui n’est pas respectée par Rousseau dans ses Rêveries :
Le journal [est porteur] de la vérité objective. Par une déviation révélatrice Rousseau [le] charge de signifier une vérité subjective, en relation avec les méditations de ses promenades et la matière de ses rêves […]. Ce glissement de sens que Rousseau impose au journal […] fait que Les Rêveries s’acheminent vers le journal sans pour autant s’identifier avec lui.
Selon Eigeldinger, les « Rêveries se distinguent du journal parce qu’elles ignorent la datation quotidienne et la périodicité, parce qu’elles comportent une organisation interne et une structure volontaire qui excluent la discontinuité de l’écriture ». Même si le livre emprunte certaines caractéristiques au journal, il englobe tant de genres textuels que le journal n’est jamais seul, à l’état pur : « Les Rêveries sont, à l’égal du journal, issues de l’exercice de la solitude ; non seulement la thématique de la solitude constitue le leitmotiv de l’œuvre, mais son facteur de cohésion. »
D’ailleurs, Rousseau dénonce lui-même le caractère invraisemblable de son écriture, dans la quatrième Promenade : « La vérité dépouillée de toute espèce d’utilité même possible ne peut donc pas être une chose due, et par conséquent celui qui la tait ou la déguise ne ment point. ». Comment le lecteur pourrait-il le croire après une telle affirmation ? Paul de Man signale ce que Rousseau réussit à faire par cet aveu : « La notion de fiction est introduite de cette façon » par notre prétendu autobiographe, qui utilise « le pouvoir du mensonge comme excuse » pour ce qu’il évite de mentionner dans son livre.
Jean Starobinski propose une interprétation inédite de la véridicité des Rêveries : « Jean-Jacques Rousseau n’invente rien : il ne se trompe pas sur les faits, mais sur leur signification. » La faute de Rousseau, qui a comme effet principal la transmission d’une impression de fausseté chez le lecteur, est de tout intérioriser, de tout interpréter à sa propre manière, ce qui, certainement, modifie l’exactitude des faits mis en discussion.
Rodica-Lascu Pop considère que les Rêveries de Rousseau sont caractérisées par une « oisiveté créatrice ». Elle met en lumière une autre caractéristique de l’écriture de Rousseau, celle du manque de l’action proprement dite au milieu des sujets abordés, mais quand même créatrice de sens métaphysique, encourageant la méditation.
Il est très facile de remarquer, en conclusion, le caractère hybride de l’œuvre de Rousseau, une détermination exacte du champ générique dans lequel Les Rêveries s’inscrivent s’avérant impossible. Cette incertitude, l’impossibilité de poser une étiquette exacte sur le genre du texte, prévoie et annonce l’incertitude du protagoniste même, qui va être ressentie dans tous les sujets qu’il va aborder. Le genre textuel représente, disons, une mise en abîme de ce qui Rousseau va nous présenter dans son œuvre.
À cause du fait que Les Rêveries s’inscrivent dans la catégorie des écritures du moi, et après avoir inventorié les manques et des difficultés que ces écritures supposent, nous pouvons conclure que, dès le début, on est censé mettre en doute la sincérité de même que le caractère véridique et authentique de l’écriture rousseauiste.
Le flux de la conscience
Un autre aspect décelable dans Les Rêveries de Rousseau et qui soutient notre argument selon lequel Les Rêveries pourraient être perçues comme faisant partie d’un journal intime est la modalité dont Rousseau exprime et organise toutes ses idées.
Aucune promenade n’est organisée en ce qui concerne la forme et l’ordre des idées. Toutes les idées sont disparates, en fonction de la mémoire de l’auteur. D’ailleurs, elles semblent ne pas tourner autour d’une problématique bien définie. Toutefois, nous sommes convaincue que l’écriture de Rousseau a un but final, pour l’ensemble des promenades, à part celui mentionné explicitement par Rousseau, à savoir saisir l’essence de son identité : « moi, […], que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher » ; « il en résultera toujours une nouvelle connaissance de mon naturel et de mon humeur par celle des sentiments et des pensées dont mon esprit fait sa pâture journalière dans l’étrange état ou je suis ».
Toutes les dix promenades sont formées de souvenirs de l’auteur ou de pensées, d’idées, de sentiments qu’il prétend avoir et qu’il exprime au moment de l’écriture. C’est pour cette raison qu’on pourrait parler chez Rousseau, dans Les Rêveries, d’une sorte de flux de la conscience. D’ailleurs, Rousseau affirme lui-même : « […] je dirai ce que j’ai pensé tout comme il m’est venu et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d’ordinaire avec celles du lendemain » et, ailleurs : « je n’ai vu nulle manière plus simple et plus sûre d’exécuter cette entreprise que de tenir un registre fidèle de mes promenades solitaires et des rêveries qui les remplissent quand je laisse ma tête entièrement libre, et mes idées suivre leur pente sans résistance et sans gêne ». Cependant, même si l’organisation et la forme de l’écriture donnent l’impression d’un flux de la conscience qui se manifeste plus ou moins visiblement, il faudra éviter de considérer que toutes les idées qui y sont exprimées sont inattendues, fugitives ou involontaires, comme si elles étaient soumises à une sorte de dictée automatique. Cette impression, c’est Rousseau qui veut imposer chez ses lecteurs, mais il n’est pas rare qu’il arrive même à se contredire :
[en parlant du but de son livre, celui de faire un examen minutieux de sa situation dans le monde, il affirme que] pour le faire avec succès il y faudrait procéder avec ordre et méthode […]. Je ferai sur moi-même à quelque égard les opérations que font les physiciens sur l’air pour en connaitre l’état journalier. J’appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs.
Significatifs ici sont les syntagmes il y faudrait procéder avec ordre et méthode et opérations bien dirigées. Ces syntagmes suggèrent clairement que, tout au long de l’écriture, tout est très bien dirigé par un Je qui maîtrise son discours. Aucun mot n’est dépourvu d’un but caché, alors que l’écriture tout entière est soumise à un contrôle continu, ce qui signifie que le discours qui paraît, à l’origine, s’apparentant au flux de la conscience n’est, en fait, qu’un discours construit. S’il est difficile de douter de l’authenticité ou de la sincérité de l’intention rousseauiste de n’écrire « que » ce que la pensée lui dicte, il est beaucoup plus ardu de retrouver cette intention mise en pratique. Le but et les intentions cachées vis-à-vis de son livre, de même que la manière dont Rousseau sélectionne les souvenirs et les informations qu’il donne sur lui-même posent des limites au prétendu « flux de la conscience ».
En ce qui concerne ses promenades, ses rêveries ou ses pensées spontanées, Rousseau a eu certainement l’intention de les exposer telles quelles. Mais, à une lecture plus approfondie, ces rêveries semblent toutes contrôlées par une intériorité déjà très bien figée, bien formée, qui vient après tous les événements qui se sont passés avant et qui ont infléchi son état d’esprit. Il s’agit dans Les Rêveries d’un flux de la conscience en ce qui concerne plutôt la forme de l’écriture, mais dont le contenu est bien dirigé, même si Rousseau a voulu donner une autre impression pour des raisons qui tiennent du but général de son livre, raisons qu’il invoque, d’ailleurs, lui-même dans son texte.
Pourtant, c’est cette même impression de fluidité des pensées que Rousseau a voulu provoquer chez ses lecteurs qui arrive finalement à le trahir. Même s’il possède dans sa conscience le contrôle de ce qu’il dit, alors que tout, dans son discours, présente un rôle bien établi, le fait qu’il aborde le même sujet plusieurs fois, chaque fois qu’un tel sujet lui vient à l’esprit, le conduit à exprimer des opinions assez différentes concernant ce sujet même. Ce phénomène représente la raison de toutes les contradictions de Rousseau sur plusieurs aspects déjà mentionnés, et la technique scripturale essentielle de son livre. D’ailleurs, pour ce qui est de ce piège du flux de la conscience, Rousseau, lui-même, avoue y être tombé plus d’une fois :
Sa marche [celle de la conversation], plus rapide que celle de mes idées, me forçant presque toujours de parler avant de penser, m’a souvent suggéré des sottises et des inepties que ma raison désapprouvait et que mon cœur désavouait à mesure qu’elles échappaient de ma bouche, mais qui, précédant mon propre jugement, ne pouvaient plus être reformées par sa censure.
Il semble que Rousseau se voie contraint de former un système de pensée propre, une attitude qui lui serve de guide dans tout ce qu’il fait et pense, sans que ce système l’abandonne, ne fût-ce qu’une fois. Dans le cadre de ce système, tout représente un choix et rien ne vient naturellement : nous pouvons affirmer que Rousseau s’impose la manière dont il doit penser et agir, conformément à sa nouvelle raison, tout à fait différente de celle qu’il a eue avant et qui aurait encore existé si sa vie n’avait pas pris une tournure imprévue :
Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre, plus pénible sans doute mais plus nécessaire, dans les opinions, et résolu de n’en pas faire à deux fois, j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulais le trouver à ma mort.
Ce qui en ressort, c’est que Rousseau veut donc contrôler sa personnalité, voire ses convictions, ce qui renvoie à un manque total d’authenticité. Il est logique que, s’il impose des contraintes sur sa pensée et change sa personnalité, ce qu’il dira et, par conséquent, écrira sera à son tour soumis à un travail de contrôle, afin de faire mouler les idées exprimées sur la nouvelle dimension de son être humain. On déduit de cette façon que la personne de Rousseau de même que son écriture ne sont que des constructions et les masques d’un être qui a été complètement annihilé et rempli par un autre, qui représente la variante idéale et que Rousseau considère comme étant suffisamment capable pour accueillir la mort d’une manière honorable. Il se nie soi-même pour construire un autre Rousseau, plus convenable pour sa vie actuelle et pour l’avenir. Néanmoins, il faut insister sur le fait que ces changements ne lui viennent ni naturellement ni volontairement. Ils dépendent de la situation dans laquelle Rousseau se trouve – d’ailleurs, c’est ce que Rousseau, lui-même, croit. Ici commencerait un autre sujet et, à la fois, un autre piège de l’écriture de Rousseau : a-t-il été vraiment contraint par ses persécuteurs de changer entièrement sa personnalité ou est-ce que c’est lui-même qui choisit de le faire ?
Tout au long des dix Promenades, nous pouvons remarquer la conviction totale de Rousseau que sa situation et sa vie actuelles ont comme seule cause la persécution des autres. On ne trouve nulle part dans son livre la raison réelle de cette persécution, seulement de vagues descriptions des autres en ce qu’il concerne, vu tour à tour comme « un monstre, un empoisonneur, un assassin, […], l’horreur de la race humaine, le jouet de la canaille ». De tels attributs sont certainement exagérés et faux, peut-être même inventés si l’on tient compte de la tendance de Rousseau d’avoir des réactions paranoïaques vis-à-vis de sa situation. Rousseau veut donc transmettre l’idée de son innocence absolue : la faute est aux autres. Mais, même si le lecteur lui accordait tout son crédit, pourrions-nous absoudre entièrement Rousseau ? La réponse est délicate puisque le choix en ce qui concerne la façon de vivre et de réagir face aux événements défavorables qui lui sont arrivés lui appartient en entier et cela ne tient qu’à lui de faire, malheureusement, un choix fautif. Ce n’est pas par contrainte, mais par sa propre volonté qu’il se forge une nouvelle personnalité, des attitudes et des comportements : ceux-ci sont son choix, et Rousseau de commettre, une fois de plus, l’erreur de l’avouer : « […] resté tranquille dans les principes que j’avais adoptés après une méditation si longue et si réfléchie, j’en ai fait la règle immuable de ma conduite et de ma foi » ; « il importe d’avoir un sentiment pour soi, et de le choisir avec toute la maturité de jugement qu’on y peut mettre ».
Chapitre 2
Les contradictions de la pensée rousseauiste
Le destin
Cette nouvelle attitude dans laquelle Rousseau croit absolument et à laquelle il se consacre même entre, à son tour, en contradiction avec une autre conviction de l’auteur, celle dans le destin. Rousseau ne réussit pas à s’expliquer les faits qui l’ont mené dans cette situation misérable que par la volonté de la divinité. Selon lui, les hommes seraient incapables de faire un tel mal qu’on lui a fait : une catastrophe de telle ampleur serait redevable à une force beaucoup plus puissante, qui n’est autre que Dieu même : « Dieu […] veut que je souffre. […] Laissons donc faire les hommes et la destinée ; apprenons à souffrir sans murmure ».
Mais si tout est déjà établi par Dieu, c’est-à-dire toute la vie de l’humain, toutes ses actions, pourquoi essayer alors de trouver une solution à ses problèmes, dans ce cas particulier de se forger un nouveau système de pensée selon lequel se guider jusqu’à la mort ? Pourquoi s’agiter pour sortir de cette situation, faire des efforts énormes pour retrouver la paix du cœur et de la raison, contrôler de façon forcée les pensées, la personnalité et les sentiments si la divinité a déjà choisi tout son chemin ? Rousseau ne se rend pas compte que ces deux principes – le destin et le libre arbitre ou la liberté du choix – de même que leur superposition, voire leur confusion ne le laissent pas calmer son esprit, même s’il croit que la foi dans le destin lui apporterait la paix : « Cette idée [celle du destin qui est la source de ses problèmes] me console, me tranquillise, et m’aide à me résigner. » S’il est résigné et consolé, pourquoi alors ne peut-il pas souffrir sans murmure, comme lui-même, il le dit, mais, au contraire, essayer d’échapper à la souffrance ?
Nous avons déjà mentionné que Rousseau prend pour solution à ses problèmes le choix d’un nouveau système de pensée, qui vient en contradiction directe avec la foi dans le destin. Rousseau a consacré une bonne partie de sa troisième Promenade à la description de son nouveau système, fondé sur la négation totale de son système antérieur de pensée et réunissant des principes adoptés par sa propre volonté, envisagés comme une solution essentielle pour la continuation paisible de sa vie jusqu’à la mort.
Il convient d’examiner un peu les germes de cette nouvelle conception ou les sources auxquelles Rousseau puise ses nouveaux principes. En se souvenant de ses persécuteurs, Rousseau parle de la principale forme de persécution qu’il a soufferte et qui est, en effet, la seule mentionnée dans Les Rêveries. Très floue, superficielle en ce qui concerne les faits concrets, celle-ci est plutôt décrite que narrée (comme elle aurait dû l’être), et ce, dans des termes très confus. Il s’agit d’une persécution orale, consistant en plusieurs discussions pendant lesquelles les persécuteurs, appelés « des philosophes modernes » apportent des arguments pour dénigrer Rousseau. C’est ainsi que Rousseau a une révélation : les idées de ses persécuteurs n’exprimaient pas, en fait, leurs convictions profondes : c’étaient des idées soutenues avec des arguments plausibles, ayant comme seul but le fait de convaincre les autres et de leur imposer leur propre conception, sans qu’elles représentent vraiment leur opinion concernant Rousseau. Le philosophe dénigré est bien convaincu que ces idées n’ont eu du succès que grâce à un raisonnement infaillible, incontestable du point de vue de la logique, mais qui est complètement erroné au niveau de la vérité des faits présentés, et ce, grâce à la passion mise dans le discours. Cette révélation est si importante que Rousseau veut, lui aussi, inventer sa propre philosophie, mais une philosophie dans laquelle il puisse croire et qui lui serve à lui, en non pas aux autres, comme dans le cas de la philosophie de ses persécuteurs. Le but de cette nouvelle philosophie serait d’« avoir une règle fixe de conduite pour le reste de [ses] jours ». À cause de cette importance vitale pour tout le reste de sa vie, Rousseau se rend compte qu’il doit construire cette philosophie « de toutes [ses forces] tandis qu’il est temps encore ».
On peut réduire ce système de pensée à quelques mots très significatifs : manque d’authenticité, fausseté, artificialité. Noua avons deux arguments majeurs qui nous amènent à proposer ces caractéristiques qui peuvent sembler tout à fait dures :
1. Il s’agit d’un choix auto-imposé de nouveaux principes ;
2. Leur parallélisme avec la philosophie des persécuteurs, philosophie qui, selon Rousseau, avait comme trait principal l’ignorance de la véridicité au détriment du but visé. Cette philosophie est la véritable source d’inspiration pour son nouveau système de pensée et c’est elle qui nous fait arriver à la conclusion qu’en fait, les deux types de philosophie sont similaires, sinon superposables. Il s’agit, pour ainsi dire, d’une philosophie dont la vérité manque mais qui a comme but de convaincre Rousseau et son lecteur de son bon fonctionnement.
En ce qui concerne le choix des nouveaux principes adoptés, nous devons nécessairement interroger les vraies intentions de Rousseau vis-à-vis d’elles. Est-ce que ces principes lui viennent à l’esprit naturellement ? Est-ce qu’ils correspondent à la personnalité de Rousseau, qui est déjà formée sans la possibilité d’être changée comme Rousseau le veut, c’est-à-dire entièrement ? La réponse est évidemment négative et cela peut être remarqué en continuant la lecture des promenades, parce qu’aucun changement ne survient dans sa pensée. Rousseau désire une pensée idéale, et c’est d’après ce critère-là qu’il la cherche, une pensée qui lui serve d’appui jusqu’à la fin de sa vie : « fixons une bonne fois mes opinion, mes principes, et soyons pour le reste de ma vie ce que j’aurai trouvé devoir être après y avoir bien pensé ».
La pensée et le comportement naturels ou instinctifs seraient dévies par la raison, par le contrôle sur eux et sur soi-même. S’agit-il d’un désir réaliste, voire raisonnable ? Est-il possible de l’assouvir et même si on pouvait l’assouvir, est-ce qu’on pourrait l’adopter totalement ? Rousseau va même plus loin, en étant sûr que « le repos du reste de [ses] jours et [son] sort total en dépendaient ». Il ne se rend pas compte qu’au contraire, sa paix dépend de la renonciation à ce désir impossible à accomplir. Ou, peut-être, il s’en rend compte, mais il préfère s’illusionner sur cet aspect-là.
De plus, Rousseau tombe encore une fois dans le piège d’utiliser des mots forts qui le trahissent : « je me décidai pour toute ma vie sur tous les sentiments qu’il m’importait d’avoir ». Les verbes soulignés indiquent sans aucun doute qu’il s’agit d’une affectivité induite, même inventée, à part les nouveaux principes adoptés. Rousseau veut changer ni plus ni moins que toute sa personne. À un moment donné, il reprend de nouveau l’idée de croyance dans le destin, en employant l’expression « le sort éternel de mon âme », ce qui signifie qu’il se contredit à trois niveaux.
Le premier niveau est représenté par la pensée avec laquelle il a été investi. Il serait parfaitement normal qu’il accepte de se guider selon elle, or Rousseau refuse de le faire. Au deuxième niveau, il semble croire dans le destin et dans le sort alors qu’au troisième niveau il nie les deux dernières possibilités pour choisir la variante de créer un système de pensée idéal. Or le destin et le contrôle forcé sur soi-même ne peuvent que se contredire. Rousseau ne sait pas quelle variante choisir, celle de la croyance dans une vie contrôlée par une autorité suprême ou celle d’infliger sa propre autorité sur soi-même, et cette hésitation est source de confusion.
Ici comme ailleurs, nous pouvons remarquer le plaisir rousseauiste de l’écriture et de la parole qui remplace le contenu proprement dit, parce que tout ce que Rousseau fait concernant son nouveau système de pensée est de parler seulement de son objectif, celui de le créer, et des raisons pour le faire (le nouveau système de pensée doit lui servir de guide parfait jusqu’à la mort). Aucun nouveau principe n’est ni traité, ni même abordé. Il parle d’eux dans leur absence, ce qui représente un autre argument pour soutenir le manque de contenu du langage rousseauiste au détriment de l’expression ou de la forme. À la fin de son débat sur ce sujet, avant de l’abandonner et de passer à un autre sujet, Rousseau laisse le lecteur sur sa faim, curieux d’envisager les nouveaux principes mais ne les retrouvant nulle part :
resté tranquille dans les principes que j’avais adoptés après une méditation si longue et si réfléchie, j’en ai fait la règle immuable de ma conduite et de ma foi, sans plus m’inquiéter […] des objections que je n’avais pu résoudre.
Si Rousseau nous présente sa méditation sur ces principes, les principes concrets sont complètement absents, d’où l’absence évidente de la règle de conduite et de foi qu’il mentionnait au début. Il est possible que ces principes n’existent point et qu’il les ait invoqués pour un autre but, celui, caché d’intimider ses adversaires, pour leur faire croire qu’il a une pensée saine qui pourrait l’aider à dépasser sa condition actuelle. Mais si Rousseau clôt le sujet, nous ne pouvons pas le faire, parce qu’il a fait l’erreur de parler sans se rendre compte du seul principe qu’il a adopté : la nécessité de négliger les objections qui viennent en conflit avec ses principes, dans le but de ne pas les détruire, ou de ne pas déstabiliser tout le système adopté.
Un tel geste met en question le fonctionnement véritable du système de pensée de Rousseau. Au début, il s’agissait d’un système parfait, tout à fait capable de faire face à toute situation qui pourrait apparaître tout au long de sa vie. Il va de soi que cette perfection n’a pas été démontrée parce que, comme nous venons de le dire, Rousseau ne parle pas en détail de sa nouvelle pensée. Pourtant, il l’a présentée comme étant la pensée idéale pour lui, la pensée dont il a besoin pour pouvoir surmonter n’importe quel obstacle. Mais voilà le premier obstacle qui survient même de l’intérieur de sa pensée : les objections impossibles à résoudre. Cela signifie que ses nouveaux principes sont bien échoués dès le début de leur implémentation.
Voilà, donc, la raison pour laquelle la pensée de Rousseau ne peut pas avoir de continuation : elle ne peut pas survivre si elle est déjà morte, annulée par d’autres principes, ou par des objections comme Rousseau même les appelle, qui sont toujours plus fortes parce qu’elles insèrent le doute qui lui est fatal. Rousseau adopte un autre principe, sur lequel il pense ou croit avoir du succès : la négation de ces objections, la tentative de les jeter dans l’oubli, de prétendre qu’elles n’existent pas. Son attitude est celle d’indifférence vis-à-vis des objections apparues. Mais ce sont elles, plus qu’à ses principes, auxquelles il va se rapporter tout le temps, sans s’en rendre compte. Certes, il essayera de se défendre, de se justifier en ce qui concerne ces objections, il promettra qu’elles n’affectent guère les autres principes, impossibles – selon lui – d’être combattus. Mais alors, pourquoi l’existence de ces objections ? Voyons la justification apportée par Rousseau contre les objections qui s’interposent contre ses principes :
Je me suis toujours dit [c’est-à-dire il s’est toujours menti] : Tout cela ne sont que des arguties et des subtilités métaphysiques qui ne sont d’aucun poids auprès des principes fondamentaux adoptes par ma raison, confirmés par mon cœur, et qui tous portent le sceau de l’assentiment intérieur dans le silence des passions. Dans des matières si supérieures à l’entendement humain une objection que je ne puis résoudre renversera-t-elle tout un corps de doctrine si solide, si bien liée et formée avec tant de méditation et de soin, si bien appropriée à ma raison, à mon cœur, à tout mon être, et renforcé de l’assentiment intérieur que je sens manquer à toutes les autres ? Non, de vaines argumentations ne détruiront jamais la convenance que j’aperçois entre ma nature immortelle et la constitution de ce monde et l’ordre physique que j’y vois régner. J’y trouve dans l’ordre moral correspondant et dont le système est le résultat de mes recherches les appuis dont j’ai besoin pour supporter les misères de ma vie. Dans tout autre système je vivrais sans ressource et je mourrais sans espoir. Je serais la plus malheureuse des créatures. Tenons-nous-en donc à celui qui seul suffit pour me rendre heureux en dépit de la fortune et des hommes.
On remarque dans cet essai de justifier les objections existantes la minimalisation des objections, en les considérant comme « des arguties et des subtilités métaphysiques qui ne sont d’aucun poids » et en exagérant le fonctionnement presque éternel de ses principes. Il est intéressant de voir la manière dont Rousseau arrive de nouveau à se trahir, parce que ce fonctionnement des principes n’est pas général ; ses principes ne pourraient fonctionner qu’en rapport avec lui-même, parce qu’ils ont été « adoptés par [sa] raison, confirmés par [son] cœur, et […] tous portent le sceau de [son] assentiment intérieur ». C’est même la création, l’invention de ces principes par soi-même et pour soi-même (et dont Rousseau était sûr qu’ils représenteraient la source de son pouvoir) qui annule leur fonctionnement parce que, de cette façon, ils auraient dû avoir la possibilité d’être créés parfaits, en provenant de l’intériorité de Rousseau même.
D’autre côté, les objections qui proviennent de l’extérieur et qui sont des intrus dans sa pensée reçoivent de cette façon un caractère généralement valable ; elles exercent, ainsi, sur l’esprit de Rousseau une influence plus forte que ses bons principes. C’est toujours lui qui revient aux objections, en leur assignant cette fois-ci leur véritable valeur en tant que « difficultés insurmontables qu’il [lui] est impossible de résoudre ». Puis, il se tourne de nouveau vers ses principes créés et il accepte « [qu’ils lui] sembleraient même illusoires à [soi-même] si [son] cœur ne soutenait pas [sa] raison ». C’est son cœur, donc, qui est le moteur de ce changement de pensée, et qui impose à la raison son acceptation, même si cette dernière conscientise ses défauts et son mauvais fonctionnement. De plus, un autre argument invoqué, mais qui ne peut pas être pris en considération, est l’utilité de ces principes, qui servent à ses propres intérêts afin de lui procurer une protection. Rousseau avoue qu’ils sont « bien [appropriés à sa] raison, à [son] cœur, à tout [son] être », c’est-à-dire ils ont été créés dans le but concret de lui apporter un appui dans sa situation. La conséquence en est qu’ils sont annulés par les objections et par les doutes qui interviennent. Les nouveaux principes représentent donc « les appuis dont [il a] besoin pour supporter les misères de [sa] vie ».
Est-ce qu’on doit préférer choisir la protection, un état de confort de la pensée et du cœur mais qui signifie en même temps se mentir soi-même à la place de la vérité, équivalente dans le cas de Rousseau avec la perte de la paix de l’âme ? À chacun sa réponse. Dans le cas de Rousseau, il nous semble qu’il voudrait opter pour la première variante : « Tenons-nous-en donc à celui qui seul suffit pour me rendre heureux en dépit de la fortune et des hommes ». Cela semble être son choix conscient et volontaire mais, comme nous allons le voir plus tard, Rousseau refusera inconsciemment la paix intérieure : il va même la rejeter.
Au moment même où le discours semble affermi, il arrive de nouveau à la contradiction. Premièrement, il mentionne l’effet des objections qui envahissent sa pensée, c’est-à-dire les crises de son état d’esprit, à propos desquelles il avoue : « ces crises, quoique autrefois assez fréquentes, ont toujours été courtes, et maintenant que je n’en suis pas délivré tout à fait encore elles sont si rares et si rapides qu’elles n’ont pas même la force de troubler mon repos ». Quelques lignes plus bas il change entièrement d’avis, en parlant de l’effet actuel des contradictions sur son esprit : « aujourd’hui […] mon cœur [est] serré de détresse, mon âme affaissée par les ennuis, mon imagination effarouchée, ma tête troublée par tant d’affreux mystères dont je suis environné ». Rousseau met en évidence, sans le vouloir, la contradiction qui existe entre son âme, qui choisirait la paix et le calme spirituel, et la raison, qui est tout le temps troublée par des mystères, mais qu’il voudrait refuser en se mentant qu’il est tranquille.
On arrive de cette façon à la conclusion que ni même ce dernier principe dont on est sûr qu’il avait adopté ne fonctionne pas, et pour le reste cela est évident. La solution trouvée, celle de créer un nouveau système de pensée, va être vouée à l’échec par Rousseau, lui-même. Ses propres principes ne pourront pas lui servir d’aide ou de guide efficace dans la vie.
Il est vraiment triste ce qui lui est enfin arrivé. La raison pour laquelle Rousseau n’a mentionné rien de clair sur son système de pensée dans lequel il met toute sa confiance est parce qu’il est tombé dans un oubli profond concernant les mécanismes de la pensée qui lui ont donné les règles d’après lesquelles vivre. Il est parvenu à croire dans quelque chose qu’il a même oublié ; il garde seulement la certitude du fonctionnement correct de sa pensée, au moment où il établit son nouveau système. Mais est-ce qu’on peut mettre toute notre confiance dans l’l’ombre d’une essence qui a été autrefois vivante et forte mais qui aujourd’hui est disparue, qui est absente de notre vie ? Rousseau essaye de se mentir que oui, mais c’est à cause de cette illusion que les objections ne cessent de revenir. Il veut de toutes ses forces croire dans son système de pensée et de valeurs, mais il ne réussit pas à le faire à cause de cet oubli, qui lui donne un sentiment d’insécurité. Il s’entête à rester attaché à ce système de principes mais, dans son sous-conscient, il se rend compte de l’instabilité de sa décision. Nous pouvons argumenter cette idée à l’aide de la citation suivante :
Tombé dans la langueur et l’appesantissement d’esprit, j’ai oublié jusqu’aux raisonnements sur lesquels je fondais ma croyance et mes maximes, mais je n’oublierai jamais les conclusions que j’en ai tirées avec l’approbation de ma conscience et de ma raison, et je m’y tiens désormais. […] Je me tiens pour le reste de ma vie en toute chose au parti que j’ai pris quand j’étais plus en état de bien choisir.
De plus, Rousseau ressent même un sentiment de peur en ce qui concerne les dangers venus du dehors et qui pourraient affecter ce squelette de sa pensée, en les voyant fatals pour sa paix intérieure pour tout le reste de sa vie : « Je me refuse alors à toutes nouvelles idées comme à des erreurs funestes qui n’ont qu’une fausse apparence et ne sont bonnes qu’à troubler mon repos. ». Les règles de vie d’après lesquelles Rousseau se guidait et qui étaient autrefois immuables sont devenues maintenant des fantômes pour lui. Quelle situation !
Qu’est-ce qui lui reste dans ce cas ? Lui restent le faux espoir, l’illusion déserte, une confiance forcée dans cette pensée qui, selon Rousseau, a des attributs positifs parce qu’elle a été créée par lui-même et pour lui-même et parce qu’il se rappelle qu’elle a correctement fonctionné autrefois. En cela consiste le pouvoir (dont on sait qu’il est éphémère) de cette pensée et la croyance de Rousseau en elle. La conclusion finale concernant l’invention de ce système de pensée est exprimée par Rousseau très concisément, mais avec des mots chargés de tristesse et de profondeur : « je me crois sage et je ne suis que dupe, victime et martyr d’une vaine erreur ».
La promenade
Comme le titre des Rêveries le suggère, la promenade est (ou elle devrait être) l’un des sujets fondamentaux du livre de Rousseau. Rousseau promet qu’il va y décrire ou raconter quelques rêveries intimes qu’il a vécues pendant des promenades. Il se caractérise soi-même comme un promeneur solitaire. À la lecture du titre, le lecteur est content d’avoir réussi à deviner la problématique annoncée par le livre qu’il s’apprête de lire. Mais est-ce que son horizon d’attente sera, en effet, comblé ? Rousseau va lui offrir une petite surprise.
Ce que le lecteur pense retrouver dans ce livre ne correspond pas en entier avec ce que son auteur lui propose. De ce point de vue et, également, de notre point de vue, cette petite astuce de la part de Rousseau ne fera qu’accroître l’appréciation du lecteur. Le problème qui intervient ici est d’une nature pourtant différente : Rousseau savait qu’il n’allait pas traiter le sujet annoncé et, néanmoins, il a continué à abuser son lecteur. Nous allons aborder plus tard la raison pour laquelle il procède de cette manière – disons pour l’instant que, à notre avis, il avait besoin d’une sorte de « couverture » pour ce qu’il avait l’intention de vraiment aborder dans son œuvre.
Ainsi Rousseau utilise-t-il le motif littéraire de la promenade comme un prétexte pour le vrai texte, qui aura à la base un tout autre type de promenade, qui est celle de l’âme tout au long des « jardins » de la pensée et l’inverse. On ne peut pas mettre en doute la passion de Rousseau pour la nature et pour tout ce qu’elle peut lui offrir, pour les promenades et les vagabondages. Marcel Raymond a déjà souligné cet amour de Rousseau pour les promenades dans la nature. À part la vie de Rousseau qui le prouve d’une manière suffisante, il sera confirmé également par une note appartenant à Rousseau et qui a été trouvée sur une carte à jouer où Rousseau consignait ses pensées :
Sur une carte à jouer, il écrivait ceci : Pour bien remplir le titre de ce recueil je l’aurais dû commencer il y a soixante ans : car ma vie entière n’a guère été qu’une longue rêverie divisée en chapitres par mes promenades de chaque jour. Inconsciemment, Rousseau […] identifiait rêver (les yeux ouverts) à vagabonder, à errer, […], à retrouver la solitude bienfaisante et rémunératrice ; à se retrouver, en s’oubliant.
Cet amour explique dans un sens plus large le titre du livre, qui, conformément aux mots mêmes de Rousseau, a été choisi pour exprimer l’idée que toute sa vie n’a pas été qu’une rêverie pendant une promenade. Le commentaire de Marcel Raymond à l’explication de Rousseau révèle un double aspect : un aspect avec lequel nous sommes d’accord et que nous allons développer plus tard, c’est-à-dire la recherche de la solitude bienfaisante et rémunératrice spécifique à Rousseau, mais aussi un deuxième aspect que nous réfutons, celui du but que Rousseau donne à sa solitude – l’oubli de soi. Rousseau ne sombre jamais dans l’oubli, ne pouvant pas faire abstraction de ceux qui ont été influencé sa vie ; il ne s’oubli pas non plus car sa propre personne, ses pensées et ses sentiments vont toujours occuper, dans son cas, le devant de la scène. Nous allons y revenir plus tard.
En fait, si nous mettons l’accent sur l’incipit de son œuvre, est-ce qu’il y a des références, même subtiles ou implicites aux promenades et à la nature ? Or rien n’y suggère de tels sujets.
Dans la première Promenade, Rousseau commence finalement, après un long discours qui n’a rien à faire avec le sujet annoncé par le titre, à parler de la promenade. La première mention du mot proprement dit – promenade – n’est point consciente et intentionnée, comme elle devrait être si on tient compte que, d’habitude, un auteur annonce au début de son œuvre l’essence du sujet principal et qui, dans le cas du livre de Rousseau, aurait dû être la promenade. Le mot est utilisé accidentellement et il se trouve parmi d’autres idées débattues que Rousseau a choisi de mettre en avant – et ce, en dépit de toute idée concernant la promenade. La phrase où on trouve ce mot qui aurait dû être primordial pour l’écriture de Rousseau est la suivante : « Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j’ai regret d’avoir perdu le souvenir ».
C’est même amusant d’analyser le contexte dans lequel cette idée est placée et où l’on trouve le mot qui nous intéresse, et de lire ce que Rousseau affirme à propos de la promenade. Premièrement, concernant le contexte on pourrait résumer tout ce que Rousseau avoue avant de mentionner la promenade par un seul mot : complainte. Il fait une sorte de récapitulation de sa situation, de ce qui l’a influencé de manière extrêmement négative, c’est-à-dire les persécuteurs, et de ce qu’elle et lui-même sont devenus après cette tournure qui a eu un effet dévastateur, impossible de remédier, sur soi-même. On connaît déjà la phrase qui synthétise toute la philosophie de la pensée rousseauiste : « Tout est fini pour moi sur la terre ». Après tout ce discours dans lequel Rousseau se présente dans la posture d’une victime souffrante, il trouve une solution pour échapper à cette situation, celle de noter toutes ses réflexions, pour consoler son âme, détruite par les nombreuses intrigues malveillantes. Un cadre spécifique et favorable dans lequel Rousseau se laisse tomber dans l’abîme de la pensée est la nature, lieu préféré par lui parce qu’il peut exploiter ses méditations profondes dans ce décor accueillant à l’aide des promenades.
Dans la phrase citée plus haut, Rousseau mentionne l’existence de quelques promenades qu’il a déjà faites et qui l’ont charmé. Et pourtant, il ne se rappelle plus ces « contemplations charmantes », c’est-à-dire il a négligé ce qu’il va soutenir plus tard être le plus important pour lui – la promenade désintéressée. On pourrait même dire que cela est vraiment absurde, si pour lui la promenade dans la nature représente la solution parfaite pour sa guérison affective. Il n’est pas absurde si la promenade passe sur une deuxième place et sur la première place reste la méditation dans le cadre de la promenade. Dans ce qui suit, nous allons présenter quelques arguments qui soutiennent cette hypothèse, mais avant de le faire concluons de là que la promenade a été investie, dès le début, avec un rôle vraiment secondaire, qui n’est pas du tout celui de la simple contemplation de la nature merveilleuse, comme Rousseau le prétend.
Le début de la deuxième Promenade dénonce un aspect très intéressant et significatif pour le rôle que Rousseau attribue aux promenades. Rousseau révèle le vrai but des promenades, qui est celui « de décrire l’état habituel de [son] âme », mais aussi le moyen nécessaire pour l’atteindre, celui de « tenir un registre fidèle de [ses] promenades solitaires et des rêveries qui les remplissent quand [il] laisse [sa] tête entièrement libre ». Il explique ensuite ce qu’il réalise pendant ses promenades intimes : « ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion ».
La première place dans le cadre de ses promenades est tenue donc par la méditation, et non par la simple contemplation et fascination de la nature. Ce qui l’intéresse vraiment est d’avoir un climat favorable pour l’analyse de sa personne et de sa situation actuelle. Quel climat serait-il plus approprié que la nature, régie par le silence et par la beauté ?! Nous ne mettons guère en doute la passion de Rousseau pour la botanique, mais ces paragraphes nous offrent des indices bien suffisants pour être sûrs que la botanique ne représente pas sa principale préoccupation. Comme nous allons remarquer par la suite, le plaisir pour tout ce que la nature peut offrir a, pour lui, une indestructible liaison avec son intérêt primordial, celui de méditer constamment sur soi-même, parce que cet amour pour la nature n’est qu’une thérapie de l’âme, qu’une consolation pour tout le mal qu’il prétend lui être arrivé. Starobinski surprend très bien l’impuissance de Rousseau de se détacher de ses problèmes personnels, dans n’importe quel contexte : « un Rousseau capable de se déprendre de lui-même n’est plus un Jean-Jacques Rousseau. »
Il est intéressant de voir ce que Rousseau avoue en ce qui concerne la naissance de cette passion qu’il a développée pour les promenades dans la nature. Ce n’est pas du tout une passion qui lui soit venu à l’esprit naturellement, qui le caractérise comme individu depuis toujours. Non, il a développé cette inclinaison grâce à ses persécuteurs :
Ces ravissements, ces extases que j’éprouvais quelquefois en me promenant ainsi seul étaient des jouissances que je devais à mes persécuteurs : sans eux je n’aurais jamais trouvé ni connu les trésors que je portais en moi-même.
On peut de nouveau en tirer la conclusion que tout ce que la nature représente pour Rousseau est associé avec des éléments ou des aspects de sa vie personnelle. Cette idée est soutenue par l’idée déjà évoquée de Marcel Raymond, mais qui reste trop vague, voire inachevée, parce que Raymond ne mentionne pas le sujet de la rêverie dans la nature, seulement le fait qu’elle représente un cadre idéal pour que Rousseau puisse évoquer ses vraies préoccupations : « Ce que j’appellerai la rêverie selon Rousseau est une rêverie sans objet précis, qui n’est pas séparée par une cloison plus ou moins étanche de la réalité ambiante ; au contraire. Cette réalité ambiante – la nature – l’entretient, l’anime, si elle ne lui fournit pas une pâture. » Raymond se rend compte que la rêverie constitue un squelette, un cadre pour les pensées de Rousseau qui ont pour autant un objet très bien défini (contrairement à l’opinion de Raymond) – le souvenir des situations malheureuses, des persécutions et la création de nouvelles souffrances, à partir d’elles. La promenade dans la nature n’est pas un refuge pour Rousseau pour qu’il s’échappe aux problèmes quotidiens ou pour qu’il les oublie afin de se concentrer sur les beautés que la nature lui offre, mais un prétexte pour qu’il se confonde avec eux, pour qu’il y médite profondément.
Rousseau nous fait de nouveau nous enthousiasmer quand, dans la deuxième Promenade, il semble commencer enfin à décrire en détail une de ses promenades. Au début, il mentionne la date exacte de sa promenade, le jeudi, 24 octobre 1776, et le lieu où il a choisi de se promener, les hauteurs de Ménilmontant jusqu’à Charonne, à travers les vignes et les prairies. Il mentionne même son arrêt intentionné pour analyser quelques plantes et il les nomme d’après leur dénomination latine. Ce sont seulement ces aspects que Rousseau mentionne concernant la promenade proprement dite, en utilisant même des mots qui montrent son manque d’intérêt authentique pour la nature : « Enfin, après avoir parcouru en détail plusieurs autres plantes […] je quittai peu à peu ces menues observations pour me livrer a l’impression non moins agréable mais plus touchante que faisait sur moi l’ensemble de tout cela. ». On remarque, donc, le passage très rapide de la description superficielle de ces plantes qu’il a trouvées à une autre description, celle de sa propre identification avec la nature, de la ressemblance entre l’esprit de la nature et son propre esprit. Ce n’est que cette description qui l’intéresse vraiment.
En observant la nature abandonnée par les gens, Rousseau y identifie une forte liaison, grâce à la solitude qui leur est commune. Quand il la voit « encore verte et riante, mais defeuillée en partie et presque déserte », Rousseau pense à lui, et il se croit être à la fin de la vie, à cause de toutes les souffrances qu’il a vécues, mais avec un esprit toujours très vif et jeune. Ces pensées le chargent d’un lourd sentiment de tristesse qui arrive à toucher le lecteur aussi, grâce à l’expression notamment poétique. La ressemblance avec la nature lui donne de nouveau l’occasion de méditer profondément sur soi-même et sur sa vie, en se demandant ce qu’il a vraiment fait de sa vie. Question qui ne reçoit aucune réponse. Peut-être n’existe-t-elle pas du tout. Cette analogie entre la nature qui voudrait encore vivre mais à laquelle on le lui interdit, et soi-même est conclue par une phrase très significative, pleine de regret: « J’étais fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu ». Néanmoins, nous ne devrions pas nous laisser influencer par les sentiments qui nous sont transmis : nous devons garder toujours à l’esprit que cette vie qui n’a pas été vécue n’est qu’un choix, une option choisie par Rousseau. Personne n’est coupable pour sa situation, autre que soi-même.
Quel est le résultat de cette promenade pour notre personnage souffrant ? Il l’exprime lui-même d’une manière très concise : « Mon après-midi se passa dans ces paisibles méditations, et je m’en revenais très content de ma journée ». Même si Rousseau induit à soi-même et à nous aussi un véritable sentiment de nostalgie et même de pitié pour sa condition, à la fin de sa réflexion il avoue être très content. En général, ce phénomène ressemble à une bizarrerie, mais chez Rousseau il est très normal. Nous verrons plus tard que chez Rousseau la souffrance est étroitement liée au bonheur. On remarque, donc, à partir de cet exemple de promenade que, pour Rousseau, la promenade est une occasion parfaite pour méditer à soi-même, à sa situation, méditation qui le rend très content.
L’essence de la conception sur la promenade est consignée dans la septième Promenade. Rousseau n’aborde le sujet de sa passion pour la botanique que dans cette promenade. Nous pouvons nous rende compte de là de l’importance que Rousseau attache à la botanique parmi ses nombreuses préoccupations. Et si l’on pense que ce critère est insignifiant pour le prendre en discussion, Rousseau, lui-même, nous offrira des arguments solides pour adopter cette opinion.
Rousseau commence cette discussion sur la botanique par la mention qu’elle a été une passion développée à un âge bien avancé, quand il était en Suisse, dans la compagnie du docteur Ivernois, qui lui a induit cet amour pour les plantes. Retiendrons, de là, l’idée d’un âge très avancé quand il commence à avoir cette préoccupation, et non pas une passion qui soit entretenue tout au long de sa vie. Rousseau a même créé un herbier. Il est intéressant que, comme lui-même, il l’avoue, après avoir passé la soixantaine et à cause d’autres occupations qu’il avait à Paris, il a complètement abandonné « cet amusement qui ne [lui] était plus nécessaire ». Est-ce qu’on aurait besoin d’autres explications plus pertinentes pour comprendre la véritable importance que la botanique a pour Rousseau ? Ses mots mêmes expriment la façon dont il perçoit cette occupation. Et, certes, quand le temps est devenu, de nouveau, favorable pour lui, c’est-à-dire quand il a été plus libre, il a repris cette « folie ».
Amusement, folie, fantaisie… sont les mots employés pour exprimer ce que la soi-disant passion représente pour lui. De nouveau, Rousseau nous explique la provenance de cette activité, ce qui l’a provoqué et ce qu’il réalise grâce à elle :
Je ne cherche pas à justifier le parti que je prends de suivre cette fantaisie […] c’est le moyen de ne laisser germer dans mon cœur aucun levain de vengeance ou de haine […]. C’est me venger de mes persécuteurs à ma manière, je ne saurais les punir plus cruellement que d’être heureux malgré eux.
Le bonheur provient donc non seulement de cette étude de la nature et des plantes, qui lui fait du bien, mais aussi de la conscience que ses persécuteurs pourraient souffrir, pourraient être jaloux s’ils avaient appris qu’il a trouvé une raison qui le rend heureux dans la vie. Le but du développement de cette occupation est la vengeance contre ses persécuteurs, et non pas seulement celui de se réjouir. La botanique pour Rousseau est visiblement intentionnée, et non pas désintéressée. Rousseau associe comme d’habitude tout ce qui tient de sa vie personnelle avec ce qui l’affecte le plus, le conflit avec ceux qui l’ont dénigré et qui l’ont exclu de la société. Disons-le une fois de plus : ses plaisirs personnels, dans ce cas la botanique, pourraient n’avoir aucun rapport avec les problèmes avec ses persécuteurs, mais Rousseau donne de nouveau à la botanique un autre sens que celui primaire, de le réjouir seulement pour ce qu’elle représente en soi-même, sans être associée avec aucun autre aspect extérieur.
De plus, il est très important de remarquer que la passion pour la botanique a été aussi un choix, pris en tenant compte de plusieurs facteurs. Premièrement, dans la septième Promenade, Rousseau analyse cette passion en fonction de la beauté des objets avec lesquels il devrait travailler. Il réalise une comparaison entre le règne végétal et celui minéral et animal, pour se convaincre qu’il a fait le meilleur choix. Il observe : « Le règne minéral n’a rien en soi d’aimable et d’attrayant » et, concernant le règne animal :
Quel appareil affreux qu’un amphithéâtre anatomique, des cadavres puants, de baveuses et livides chairs, du sang, des intestins dégoûtants, des squelettes affreux, des vapeurs pestilentielles ! Ce n’est pas là, sur ma parole, que Jean-Jacques ira chercher ses amusements.
Cette dernière phrase nous montre l’ironie même avec laquelle il traite ces deux règnes. Le deuxième critère d’élection de sa passion est celui qui se réfère aux coûts, à la fois matériels et psychiques. Rousseau n’est pas du tout disposé à allouer beaucoup de ressources financières pour son occupation. Il cherche une passion qui lui provoque le plaisir, mais sans être contraint à trop payer pour ce plaisir. En analysant cet aspect, concernant le règne minéral il se rend compte que « pour profiter dans l’étude des minéraux, il faut être chimiste et physicien ; il fait faire des expériences pénibles et coûteuses, travailler dans les laboratoires, dépenser beaucoup d’argent et de temps ». Ces efforts financiers ne lui conviennent pas du tout, donc il passe à l’analyse du règne animal pour voir quelle y est la situation de ce point de vue. Il remarque : « cette étude n’a-t-elle pas aussi ses difficultés, ses embarras, ses dégoûts et ses peines? ». Les difficultés et les peines pourraient être de nature économique aussi, car plus bas il mentionne que pour étudier les animaux il « faudrait avoir des volières, des viviers, des ménageries […] [et il n’a] ni le goût, ni les moyens de les tenir en captivité ». En se retournant vers le règne végétal, il conclut que l’étude de ce règne est la plus profitable : « Je n’ai ni dépense à faire ni peine à prendre pour errer nonchalamment d’herbe en herbe, de plante en plante, pour les examiner », parce que « les plantes y sont naturellement. Elles naissent sous nos pieds, et dans nos mains pour ainsi dire », donc elles font l’objet d’un « plaisir sans peine ».
Rousseau s’occupe donc de la botanique parce que son étude suppose une beauté visuelle qui ne coûte rien, ni du point de vue économique, ni du point de vue psychique, ni de la préparation scientifique, car il ne doit pas avoir des connaissances d’astronomie comme dans le cas du règne animal, ou de chimie et physique, comme pour le règne minéral. La botanique est une passion très confortable. C’est cela ce qu’il cherche, et non la joie énorme de faire ce qui lui plaît vraiment, sans tenir compte de n’importe quel obstacle ! Est-ce donc la botanique une vraie passion ? Après avoir analysé ces aspects, la réponse est claire, ce qui met en doute tous les sentiments que Rousseau exprime dans ses écrits sur la botanique et sur l’étude des plantes, sur les promenades et sur leur rôle, qui n’est donc pas celui de chercher et de contempler les plantes. Lui-même, il suggère de sa propre manière l’importance de la botanique pour lui : « Les prés, les eaux, les bois, la solitude, la paix surtout et le repos qu’on trouve au milieu de tout cela sont retracés par [la botanique] incessamment à ma mémoire. »
Si Rousseau s’était arrêté là, cela aurait été magnifique. Il aurait démontré qu’il peut se réjouir de la botanique sans inclure ses problèmes personnels. Mais, malheureusement, il continue : « Elle me fait oublier les persécutions des hommes, leur haine, leur mépris, leurs outrages, et tous les maux dont ils ont payé mon tendre et sincère attachement pour eux. » Il est évident : Rousseau ne réussit jamais à se détacher de sa vie personnelle quand il s’occupe de la botanique ou quand il est au milieu de la nature.
Examinons maintenant la conception rousseauiste sur la nature. En décrivant l’homme, en général, qui contemple la nature et son harmonie, Rousseau est complètement convaincu que la nature ne peut pas être perçue séparément de l’homme. Rousseau exprime de cette manière sa conception, presque philosophique, sur l’union de l’homme avec l’univers entier, sur l’assimilation de l’homme par le Tout, qui ne se réduit pas seulement à la nature. Voyons comment cette fusion se réalise et quel est l’effet qu’elle produit sur le spectateur de la nature, qui est l’un des parties composantes de cette union totale :
Une rêverie douce et profonde s’empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans l’immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. Alors tous les objets particuliers lui échappent ; il ne voit et ne sent rien que dans le tout.
L’homme, et par réduction Rousseau, devient l’univers entier et l’univers devient l’homme. Ils sont égaux, et ils représentent ensemble l’une et la même chose, ne pouvant pas être séparés. La fonction de la nature, de l’univers, n’est jamais donc désintéressée, car ils sont toujours liés à l’homme, même s’il s’agit seulement de cette identification personnelle, complète. Quand Rousseau se trouvera dans la nature, il la verra toujours pour ce qu’elle a en commun avec lui. L’état de la nature va être toujours analysé à partir de son propre état et, dans toute situation, Rousseau cherchera n’importe quel petit aspect, n’importe quel petit élément de la nature qui lui rassemble. Et si l’on tient compte que la plus grande préoccupation de Rousseau est la malice de ses persécuteurs, il est très facile d’identifier le véritable rôle qu’il attribue à la rêverie dans le cadre de la nature : « La rêverie n’a pas pour fonction de conduire Rousseau au bonheur, mais de chasser momentanément l’obsession du complot. » Malheureusement, Rousseau ne peut pas réaliser son objectif par l’intermédiaire de la rêverie, car même cette tentative d’oublier ses ennemis et ce qu’ils lui ont fait transforme ceux derniers dans l’objet des pensées du protagoniste au milieu de ses rêveries. Il est très intéressant de voir l’explication d’Albert Béguin sur les effets de l’inconscient sur nous, effet qui explique l’impossibilité de Rousseau de tout supprimer quand il est au milieu de la nature : « L’inconscient n’est plus la chambre de débarras ou une trappe automatique rejette les turpitudes de notre nature individuelle, mais bien le fond de l’âme. […] Ainsi détachés de l’individu superficiel, nous atteignons à la personne ».
Est-ce que Rousseau est conscient de la transformation qu’il applique au rôle de la nature, c’est-à-dire d’être presque son esclave, de lui servir seulement comme décor parfait pour ses réflexions, pour ses intérêts strictement personnels ? Oui, il l’est, certainement. À un moment donné, il fait une mention d’où on peut tirer la conclusion qu’il savait tout le temps quel rôle il était capable d’attribuer aux promenades dans la nature. Il dit : « J’errais nonchalamment dans les bois et dans les montagnes, n’osant penser de peur d’attiser mes douleurs. » Il se rend compte que la pensée et son effet, celui de lui rappeler tout le temps ses problèmes ne l’aident pas à se réjouir simplement de la nature, de la garder pure, sans la mélanger avec ses autres intérêts.
Est-ce qu’il connaît la solution à cet élan violent de la pensée ? La réponse est toujours oui, Rousseau en détient la solution, mais il ne l’applique presque jamais : « Mon imagination qui se refuse aux objets de peine laissait mes sens se livrer aux impressions légères mais douces des objets environnants ». Pour pouvoir se libérer de ses pensées négatives et incessantes vis-à-vis de sa situation il devrait laisser son imagination tout à fait libre. Mais, par rapport à ce qu’il voit et à ce qu’il ressent dans ces moments, il devrait se laisser vraiment captiver par tout ce qui l’entoure, il devrait laisser la nature parler et s’exprimer, et non pas l’exploiter comme milieu pour qu’il s’exprime lui-même, concernant seulement ses problèmes. À l’occasion de cette promenade-là il a réussi à mettre en pratique cette méthode et il décrit les avantages qui surviennent naturellement: « Je pris goût à [la] recréation des yeux [provenant de l’analyse attentive et constamment impliquée de ce qui l’entoure], qui dans l’infortune repose, amuse, distrait l’esprit et suspend le sentiment des peines. La nature des objets aide beaucoup à cette diversion et la rend plus séduisante ». Rousseau connaît donc le vrai secret du détachement mental et affectif par rapport à tout ce qui correspond au côté négatif de la vie, il a vu qu’il fonctionne mais, pourtant, il utilise, en général, la nature pour ses intérêts personnels. De toute façon, il n’importe pas trop comment Rousseau perçoit la nature dans des cas isolés parce qu’en général, il est sûr que pour lui la nature est un antidote, une guérison, une thérapie pour l’âme affectée de tant de souffrances, et non pas une passion, une connaissance de soi, comme il avait l’intention qu’elle soit. Ce n’est pas un univers, un monde parallèle où il puisse évader, mais un décor complémentaire à sa personne, avec tous les sentiments et les pensées qui la caractérisent.
Rousseau est très contrarié à cause de « l’habitude [des gens] de ne chercher dans les plantes que des drogues et des remèdes », mais ce n’est pas exactement ce qu’il fait, lui aussi, d’une manière tout à fait consciente ? S’il ne cherche pas des remèdes pour des maladies physiques, comme tout le monde le fait, mais des remèdes mais pour ses maladies affectives, métaphysiques, c’est vraiment la même chose. On tend même à affirmer que Rousseau manifeste une sorte d’hypocrisie, il est faux et artificiel quand il affirme :
On ne conçoit pas que l’organisation végétale puisse par elle-même mériter quelque attention ; […] Ces tournures d’esprit qui rapportent toujours tout à notre intérêt matériel, qui font chercher partout du profit ou des remèdes, et qui feraient regarder avec indifférence toute la nature si l’on se portait toujours bien, n’ont jamais été les miens. [… J]amais je n’ai trouvé de vrai charme aux plaisirs de l’esprit qu’en perdant tout à fait de vue l’intérêt de mon corps.
Rousseau connaît la théorie ; nous avons vu qu’il a même essayé de la mettre en pratique, mais cette théorie de la raison n’est pas aussi forte que celle du cœur, qui gouverne dans la grande majorité des cas. Il sait très bien que « [son] âme ne saurait s’exalter et planer sur la nature, tant [qu’il] la [sent] tenir aux liens de [son] corps ». Il semble l’avoir compris, même s’il n’agit pas de cette façon dans son propre cas ; pourtant, quelques lignes plus bas il revient de nouveau à la confusion entre rester complètement isolé, distant par rapport à la nature, ce qui lui permettrait de garder sa lucidité et de ne pas se concentrer sur lui-même, et s’identifier avec la nature, ce qui signifierait la transmutation de tous les sentiments et les traits qui les individualisent de l’un à l’autre – de Rousseau à la nature et de la nature à Rousseau : « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière ». Confusion et contradiction totale à la fois dans ce qu’il affirme et dans ce qu’il fait !
Dans la septième Promenade, Rousseau exprime de nouveau sa conception sur la nature et sur la façon dont lui, personnellement, il la perçoit. Pour lui, la nature a le rôle de l’aider à guérir des blessures causées par les hommes. Elle devrait lui servir donc comme thérapie, mais le pire est que, en se souvenant et en parlant si souvent de ses problèmes au milieu de la nature, en espérant qu’il pourrait les oublier, il ne fait que les accentuer, que leur attribuer une importance plus significative qu’ils ont en réalité. Il les fixe de cette façon mieux dans sa conscience, ne pouvant jamais s’en débarrasser. Malheureusement, même si Rousseau se rend compte qu’il devrait laisser de côté ses souffrances et se concentrer sur la plaisir que la nature lui offre, en essayant simplement de le faire, il ne fait que les apporter au premier plan de ses préoccupations mentales. C’est pour cette raison que tout son livre parle de ses problèmes et il est plein de complaintes concernant la situation malheureuse dans laquelle il se trouve, même si le livre avait pour but initial un autre sujet, celui de décrire les sentiments qu’il éprouve dans et vis-à-vis de la nature, ceux qui n’ont rien à faire avec ses autres sentiments, concernant l’humanité. Sans le vouloir, ceux derniers, qui seront toujours plus forts, vont influencer les autres, même si l’intention initiale était précisément de l’éviter. Rousseau est la preuve vivante pour ceux qui croient qu’on ne peut pas contrôler nos sentiments puisqu’ils vont nous contrôler tout le temps. En ce qui nous concerne, nous préférons adopter l’opinion que, si n’on veut pas contrôler nos sentiments, ils vont nous contrôler les premiers. Il s’agit, en tout cas, même dans celui de notre protagoniste, d’une option, d’un choix, d’une décision consciente qu’on prend à un moment donné, d’écouter plutôt son cœur et moins sa raison. On sait ce que Rousseau a choisi et il va jusqu’à la fin avec cette décision, donc il doit l’assumer.
Analysons les passages les plus significatifs qui illustrent son choix concernant la vision adoptée sur la nature: « Brillantes fleur, email des près, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure, venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets ». Rousseau lance ici un appel, une invitation générale, à tous les éléments de l’univers, à l’exception, bien sûr, de l’humanité. Il les prie même à se mobiliser et à se concentrer seulement pour lui, pour le purifier du mal qui l’a affecté. Rousseau manifeste par cette demande un égoïsme évident, en se considérant comme le seul qui ait besoin d’une aide de la part de l’univers tout entier. Il considère même que l’univers ou la nature est responsable de sa purification mentale et affective, de la suppression des pensées qui corrompent son imagination. On y remarque donc l’un des rôles que Rousseau attribue à la nature – le rôle purificateur.
Un autre rôle de la nature dans la conception de Rousseau est celui d’abri, de lieu qui garantit le secours et l’isolement total :
Je gravis les rochers, les montagnes, je m’enfonce dans les vallons dans les bois, pour me dérober autant qu’il est possible au souvenir des hommes et aux atteintes des méchants. Il me semble que sous les ombrages d’une forêt je suis oublié, libre et paisible comme si je n’avais plus d’ennemis ou que le feuillage des bois dut me garantir de leurs atteintes comme il les éloigne de mon souvenir.
Rousseau se croit protégé, au milieu de la nature, contre ceux qui l’ont persécuté et contre ce qui le persécute maintenant, c’est-à-dire ses propres pensées qui ont le même sujet comme référence. Il se sent constamment poursuivi par ses persécuteurs, qui continuent « leurs atteintes », mais seulement dans son imagination, ce qui suffit pour qu’il sente leur présence tout le temps. Même s’ils ne se trouvent pas près de lui, physiquement, ils continuent à exister très proche de lui, dans sa pensée. C’est pourquoi Rousseau s’illusionne en vain qu’il puisse les éloigner de son souvenir, comme il soutient. On a déjà vu que cela est impossible, vu que Rousseau ne renonce pas à évoquer leur existence et l’influence qu’ils ont eu sur sa vie. De cette manière, en se rappelant toujours d’eux, on remarque comment ils influencent sa vie, même dans leur absence. De toute façon, dans ce cas la nature a pour Rousseau un rôle protecteur, ou elle devrait l’avoir, parce que Rousseau ne lui donne pas cette possibilité, ne lui permettant pas de lui faire oublier ses souffrances. De nouveau, il ne s’agit pas d’un rapport entre la nature et elle-même, celle-ci restant distante aux hommes et à leurs problèmes, mais entre la nature et lui-même, Rousseau ayant l’impression qu’elle devrait lui servir d’une sorte de protection contre ceux qu’il considère comme un danger pour lui et contre lui-même, à cause de ses pensées qui font encore vivre les persécuteurs. À partir de la citation choisie plus haut, nous pourrions extraire un autre rôle avec lequel la nature est investie, celui de drogue, de paradis artificiel, de moyen pour déformer la raison, pour pervertir l’imagination, de sorte qu’elles lui créent une situation idéale ou utopique. Rousseau veut que la nature lui donne l’impression, fausse, certes –et il le sait très bien, qu’il n’a pas d’ennemis. Il préfère même se mentir de cette façon, pour pouvoir ressentir la liberté et la paix de l’âme. Cette solution ne fonctionne non plus, car il exagère tant les problèmes qu’il a vraiment eus avec ses ennemis, que l’oubli, même pour quelques instants, est un désir impossible de réaliser.
Nous pouvons conclure, en ce qui concerne la perspective de Rousseau sur la nature, et, implicitement sur les promenades dans la nature, qu’il s’agit d’une passion engagée, qui a pour but tout le temps la personne de Rousseau, et non pas un intérêt dépourvu de toute autre intention que celle de la pure appréciation de ce que la nature en soi peut offrir en matière de plaisir de l’esprit et d’émotions.
La société
D’une part, Rousseau nie la société, en affirmant que c’est elle la cause de tous les problèmes qui lui ont arrivé et c’est pour cela qu’il ne peut plus l’accepter. La vraie raison pour la négation de la société est, cependant, la volonté d’une union totale avec l’univers entier, volonté qui a à la base un orgueil terrible. Toutefois, Rousseau se rapporte en tout ce que son existence signifie, à la société humaine : « Rousseau ne peut ni pardonner à ce monde mensonger, ni le quitter tout à fait. Il s’en écarte, mais se retourne pour l’accuser. »
D’autre part, Rousseau montre, à travers ce qu’il dit involontairement, qu’il voudrait faire partie de la société ; l’isolement et la solitude ne lui sont confortables, d’où nous pouvons de nouveau remarquer la confusion entre sa pensée et ses sentiments. Ce qui est caché au fond de l’âme sort à la surface à l’aide des mots, qui trahissent le jugement logique. Cette contradiction peut être facilement démontrée et c’est Rousseau, lui-même, qui le fait, à un moment donné, quand il ouvre son cœur et avoue qu’il aurait besoin d’amitié et de la compagnie d’un cher ami. Même s’il est seul, il arrive à se dédoubler, pour vaincre la solitude. Il ressent, en effet, le besoin d’une autoanalyse, mais il voudrait la faire comme si c’était à quelqu’un d’autre. Il aurait besoin d’un vrai ami, qui écrive de lui, qui se mette à sa place, mais de manière tout à fait objective, sans impliquer sa subjectivité, qui lui montre comment il est en réalité, vu de l’extérieur. En réalité, c’est toujours lui qui écrit et qui parle de soi-même, et non quelqu’un d’autre, comme il le voudrait. Cela apporte l’échec de l’autoanalyse, car sa subjectivité reste toujours impliquée. Il exprime ses pensées vis-à-vis de son futur, quand il serait « dans [ses] plus vieux jours, aux approches du départ », en s’imaginant, sans éviter de l’affirmer clairement, un être social, au milieu d’une société, où il fait partie et où il vit en pleine harmonie avec les autres : « je saurai goûter encore le charme de la société et je vivrai décrépit avec moi dans une autre âge comme je vivrais avec un moins vieux ami ».
Nous pourrions commenter ces pensées à travers deux idées que nous pouvons en extraire, parce qu’il exprime dans la même phrases deux idées presque opposées. Premièrement, Rousseau affirme en toute franchise qu’il ne se voit pas seul jusqu’à sa mort, en vivant dans l’absence de tout autre être humain. On sait déjà que cette idée est en contradiction totale avec les convictions qu’il a exprimées avant et après celles-ci, en promettant presque qu’il va éviter pour toujours la société, car elle ne lui a fait que du mal. Deuxièmement, on peut interpréter ses mots d’une autre façon. Il est possible que Rousseau ait voulu ici transmettre que, selon lui, il lui est impossible de vivre de nouveau au milieu de la société réelle, proprement dite – mais, comme il aimerait cette perspective, il allait se considérer soi-même comme représentant la société, et dans son imagination il sera plus jeune.
Rousseau a, donc, la confiance qu’il vivra de nouveau parmi les hommes, mais il ignore encore si cette société dans laquelle il veut faire partie sera la vraie société, ou une société prétendue, inventée, qui soit symbolisée seulement par sa personne. Ce qui est sûr, c’est que dans ce fragment, Rousseau réussit à vaincre et à dépasser les cicatrices affectives que son persécuteurs lui ont laissées et il montre qu’il pourrait les leur pardonner, par sa disposition de revenir parmi eux, dans une société potentielle. Toutefois, les traces du trauma vécu résistent, parce qu’il n’est pas tout à fait sûr qu’il pourra revenir dans la société réelle. C’est la raison pour laquelle il prend ses précautions, en pensant à soi-même en tant que société, et afin de ne pas avancer une hypothèse qui comporterait un tel risque, peut-être même impossible à démontrer et à mettre en pratique.
Son geste est pour autant capital, parce que c’est parmi les rares occasions où il manifeste ce genre de foi et d’espoir, même si elles sont précaires. Cependant, même avec ce peu de confiance dans l’humanité, Rousseau prouve involontairement qu’il peut surmonter tout ce qui lui est arrivé de la part des gens. Il se transforme, de cette façon, d’une victime en vainqueur. Ce n’est plus lui qui soit inférieur aux autres puisque, par cette attitude, par le fait d’avoir accepté sa situation et de faire preuve du pouvoir de la dépasser, il devient un héros, et c’est lui qui est supérieur à ses ennemis, parce qu’il a renoncé à son orgueil de les haïr et de les éviter pour tout le reste de sa vie. Il peut s’imaginer de nouveau auprès d’eux.
Le fragment commenté est bizarre parce qu’il s’inscrit, par rapport au reste de ses idées vis-à-vis de la société, comme une hallucination, comme une confusion de son esprit. L’idée de foi dans la société se trouve en contradiction directe avec son plaidoyer contre la société ou sa négation totale. En se contredisant de nouveau, Rousseau trouve une « utilité » (c’est la seule, mais elle existe) avec laquelle investir la société, non celle de son temps, mais la société à venir. Cette utilité concerne sa foi qu’il sera compris par elle dans les conditions où la société actuelle ne le comprend pas. Ainsi Rousseau ne cesse-t-il de renvoyer à un public lecteur plutôt qu’à une société entière, qui lira ses écrits, ses confessions et ses pensées, et qui parviendra enfin à prendre sa part et à le défendre : « je comptais encore sur l’avenir, et j’espérais qu’une génération meilleure, examinant mieux et les jugements portés par celle-ci sur mon compte et sa conduite avec moi, démêlerait aisément l’artifice de ceux qui la dirigent et me verrait enfin tel que je suis ». Rousseau a encore confiance dans l’avenir seulement grâce à cet espoir, visant une génération plus bienveillante envers sa personne. Il reprendra cette idée, légèrement changée, ce qui ne devrait pas nous surprendre vu que nous sommes déjà habitués à ce genre de confusions/contradictions chez Rousseau :
J’écrivais mes premières Confessions et mes Dialogues dans un souci continuel sur les moyens de les dérober aux mains rapaces de mes persécuteurs, pour les transmettre, s’il était possible, à d’autres générations. La même inquiétude ne me tourmente plus pour cet écrit, je sais qu’elle serait inutile, et le désir d’être mieux connu des hommes s’étant éteint dans mon cœur n’y laisse qu’une indifférence profonde sur le sort et de mes vrais écrits et des monuments de mon innocence.
Même si dans la citation antérieure Rousseau avouait franchement sa confiance dans une génération future qui le sauve de tous les points de vue, maintenant il ne reste qu’avec l’indifférence vis-à-vis de cette génération. Cette indifférence ne durera pas longtemps : il changera d’avis de nouveau. En parlant de la Profession de foi du Vicaire savoyard, il est convaincu qu’elle « peut faire un jour révolution parmi les hommes si jamais il y renaît du bon sens et de la bonne foi ». S’il a ses réticences quant à la capacité de cette génération d’être comme elle le devrait afin de bien le comprendre, en tout cas il met son espoir en elle : « La seule chose qui semble importer à l’auteur des Dialogues et des Rêveries, ce n’est pas que l’humanité future réforme ses lois, mais qu’elle change d’attitude à l’égard de Jean-Jacques. Bientôt même s’éteindra en lui l’espoir que la postérité lui rendre justice. »
Il est possible que ce mélange entre confiance et une sorte de méfiance dans une génération ultérieure qui l’apprécie se justifie par le fait que Rousseau avait peur que ses écritures n’aient pas été gardées : « il m’est de toute impossibilité de transmettre aucun dépôt à d’autres âges sans le faire passer dans celui-ci par des mains intéressées à le détruire ». Mais cette peur est de nouveau une preuve suggestive du désir de Rousseau de faire connaître sa situation et son œuvre au monde entier.
Nous pouvons donc remarquer chez Rousseau une perpétuelle hésitation dans ses pensées, même dans le cadre d’une seule idée, comme celle de la foi dans un public récepteur de l’avenir.
Rousseau parvient de nouveau à enthousiasmer et à étonner son lecteur grâce à un autre aveu qui se situe de l’autre côté de sa conception sur la société, à savoir du côté où il est pour la société, et non pas contre : « Je sens pourtant encore, il faut l’avouer, du plaisir à vivre au milieu des hommes ». Mais si on est content de retrouver chez Rousseau de tels mots positifs et appréciatifs visant la société, ce plaisir n’est pas pour longtemps puisqu’il continue par poser une condition pour que ces mots soient tout à fait vrais : « tant que mon visage leur est inconnu ». Rousseau ressentirait une sorte de besoin et même du bonheur de vivre parmi les gens, parce qu’il décrit ensuite « une vue [qui] avait je ne sais quoi qui touchait mon cœur », celle des paysans avec leurs femmes et leurs enfants, en menant leur vie simple. Nous pourrions en déduire que le problème ne consiste pas tant dans le fait qu’il réussit ou non à s’accommoder au milieu d’une communauté, mais surtout dans le fait que, après avoir été dénigré et sa réputation presque détruite (selon son opinion), tous le reconnaissent et ne veulent pas l’accepter. Celle-ci est l’impression de Rousseau et il affirme que cette impression est évidente même au niveau du regard des autres quand ils le voient et le reconnaissent, de sorte qu’il parle d’un « changement sur les physionomies à [son] passage, et à l’air dont [il] est regardé ». Il croit donc que les autres le figent dans une image négative à cause de tout ce qui a été véhiculé en ce qui le concerne. Malgré sa subjectivité, cette explication nous aidera à mieux comprendre l’une des raisons pour laquelle Rousseau refuse la société : il le fait parce qu’elle-même, elle le refuse, et non parce qu’il n’aimerait pas vivre parmi les autres.
Il convient d’évoquer dans ce sens une maxime de Jean-Paul Sartre à retrouver dans sa pièce de théâtre, Huis Clos, et qui représente une véritable essence de sa philosophie concernant l’importance du regard des autres sur nous et l’étiquette qu’ils mettent sur nous selon tel ou tel comportement que nous manifestons : « L’enfer, c’est les autres ». Cela s’applique dans le cas de Rousseau aussi, parce qu’il est conscient de l’étiquette négative qu’il a reçue et qu’il refuse d’accepter. Il est lucide quant à la difficulté, voire l’impossibilité de changer l’opinion injuste des autres. La solution qu’il a trouvée est de fuir la société, de lui appliquer, lui aussi, une étiquette : celle-ci représente pour lui l’enfer, qui devra donc être évité pour toujours.
Malgré le moment isolé où Rousseau a probablement commis une erreur qui lui a échappée, celle de glisser la petite trace de bonne foi dans la société, dans le reste des promenades il prend soin de ne plus la répéter, en exprimant son refus total de la société et de sa possible réintégration au milieu des gens. Il continue à se mettre en scène en posant dans la victime parfaite et en accroissant d’une manière exagérée le mal qu’on lui avait fait de sorte que son refus de la société semble représenter pour lui une punition pour tous ceux qui ont contribué à son dénigrement, une preuve visible qu’il ne parviendrait jamais à leur pardonner tout ce qu’il a dû subir. On pourrait dire que l’attitude adoptée par Rousseau constitue un mécanisme de défense après les attaques, mais il ne réussit pas à se rendre compte que la solution trouvée n’est pas la meilleure ni pour lui (parce qu’elle continue à lui faire du mal) ni pour ses ennemis (parce que montrer à quelqu’un l’effet que ses actes ont produit sur la personne ciblée signifie lui donner l’occasion d’être satisfait, grâce à son but qui a été atteint). L’indifférence est la meilleure solution, mais Rousseau ne veut pas ou ne peut pas la choisir parce que s’il avait choisi d’être indifférent, il n’aurait pas eu l’occasion de devenir une victime, c’est-à-dire d’exprimer sa souffrance, or nous allons voir plus tard que la souffrance lui est indispensable. Elle constitue l’essence de toute son existence.
Pour continuer notre argumentation, nous allons nous interroger sur l’attitude de Rousseau vis-à-vis de la société, qui, selon lui, l’a complètement rejeté. Nous avons déjà traité cet aspect et nous avons conclu que c’est Rousseau qui a choisi d’être « expulsé » du milieu de la société. Mais pour quelle raison ? Quel est le but de ce choix volontaire, celui de sa propre exclusion de la société humaine ? Pourquoi a-t-il choisi de s’isoler ? Est-ce qu’il nous offre des indices à ces questions ?
Pour trouver des réponses à ces questions qui pourraient expliquer toute la psychologie et la personnalité de Rousseau, nous allons prendre en considération quelques prémisses.
Tout d’abord, nous devons évoquer l’opinion de Rousseau, lui-même, en ce qui le concerne. Au début de sa troisième Promenade, Rousseau fait une observation intéressante d’où nous pouvons remarquer qu’il est bien conscient de sa différence par rapport aux autres : « j’ai cherché souvent et longtemps pour diriger l’emploi de ma vie à connaître sa véritable fin, et je me suis bientôt consolé de mon peu d’aptitude à me conduire habilement dans ce monde, en sentant qu’il n’y fallait pas chercher cette fin ». Rousseau remarque que la différence entre lui et les autres consiste dans le fait qu’il n’est pas doué de la capacité nécessaire de s’intégrer dans la société. Autrement dit, cette différence représente un problème de sa personnalité, non de celle qui peut être construite ou modifiée au cours du temps et de manière volontaire par soi-même, mais de celle avec laquelle il est né, provenant, disons, de son héritage génétique qui ne saurait être contrôlé ou modifié.
À partir de cette première prémisse, nous pouvons conclure qu’à la base de son attitude et de ses actes reste toujours ce problème de fond, qui va toujours les contrôler d’une manière ou d’une autre. C’est ici que Rousseau fait le premier pas vers la reconnaissance du fait que son isolement a eu des raisons personnelles et qu’il ne lui a été imposé par personne. Starobinski résume cette idée :
[…] la révolte de Rousseau, dirigée contre l’essence même de la société contemporaine, est d’une telle envergure que, pour soutenir sa validité, elle doit venir d’un homme que s’est exclu lui-même de la société. Il ne peut garantir le sérieux de son défi qu’en prenant pied – seul et contre tous – dans un lieu extérieur à la société mensongère.
Cette idée explique le refus de la société adopté par Rousseau, mais la raison que Starobinski mentionne est le désir de Rousseau de paraître honnête, en agissant en conformité avec ce qu’il soutient. La véritable raison de l’abandon de la société est à rechercher chez Rousseau, lui-même.
Rousseau commet de nouveau une erreur, à savoir celle d’avancer petit à petit vers la reconnaissance totale que c’est lui qui a voulu quitter la société pour tout le reste de sa vie. Il est très intéressant d’examiner les sentiments qu’il ressent vis-à-vis de sa vie solitaire et éloignée du monde. Rousseau parle de soi-même, en se caractérisant comme « un homme qui aime à se circonscrire » et il montre qu’il est fier de ce trait de caractère qui le rend unique parmi les gens : « car quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l’aie trouvé jusqu’ici chez nul autre. » C’est donc pour la première fois que Rousseau avoue sincèrement son plaisir, son amour même pour la vie passée en solitude, avec personne autour de lui sauf soi-même, ses pensées et ses problèmes. La solitude lui est parfaitement naturelle.
Nous sommes arrivée avec notre démonstration au moment où nous savons que, dès sa naissance, Rousseau a été dépourvu de la capacité normale de s’adapter à une collectivité, à une vie au milieu des autres, mais il ne souffre pas à cause de ce déficit. Tout au contraire, il aime chez lui cette caractéristique unique et il essaye de la développer et non pas de l’estomper. Nous avons affaire donc à une anomalie, disons, tout à fait involontaire, qui n’a aucun rapport avec Rousseau et qui est peut-être la cause primordiale de son caractère, mais aussi à une exploitation intentionnée ou volontaire, que Rousseau applique à cette anomalie et qui représente la cause principale de la façon d’être de sa personnalité. Quoi que ce soit, remarquons de nouveau une contradiction, cette fois dans sa personnalité, qui se manifeste par la tendance de désirer presque tout le temps une vie en solitude, isolée, mais de vouloir également de vivre au milieu de la société humaine, si elle se montrait plus bienveillante envers lui.
Rousseau est donc un personnage très particulier, vraiment complexe, caractérisé par des contradictions à la fois volontaires (dont il se rend compte) et involontaires (qui font la spécificité de son caractère et qui sont causées par lui-même).
En racontant ses moments de bonheur vécus en Suisse, sur l’île de Saint-Pierre qui se trouve au milieu du lac de Bienne, Rousseau affirme :
j’aurais voulu qu’on m’eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu’on m’y eût confiné pour toute ma vie […] [et qu’on] m’eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme de sorte qu’ignorant tout ce qui se faisait dans le monde j’en eusse oublié l’existence et qu’on y eût oublié la mienne aussi […]. [J]’y aurais passé deux ans, deux siècles et toute l’éternité.
On l’aura compris : le choix de s’isoler lui appartient en totalité : « […] ce séjour isolé ou je m’étais enlacé de moi-même ». On est sûr que Rousseau a été influencé par le bonheur qu’il recevait grâce à la nature merveilleuse qui l’entourait dans ce cadre, mais son caractère déjà préétabli, orienté vers la solitude, a beaucoup influé sur cet amour pour la vie solitaire.
C’est de nouveau Rousseau qui nous offre les meilleures explications et qui constituent également les conclusions les plus pertinentes qu’on pourrait exprimer concernant cette option (involontaire, mais guidée et exploitée par lui) pour la séparation, voire la rupture avec le reste de la société. Il s’explique :
Le goût de la solitude et de la contemplation naquit dans mon cœur avec les sentiments expansifs et tendres faits pour être son aliment. Le tumulte et le bruit [spécifiques à la société humaine] les resserrent et les étouffent, le calme et la paix [spécifiques à la vie solitaire, dans la nature] les raniment et les exaltent.
Le résultat que je puisse tirer de toutes ces réflexions est que je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile ou tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes.
De plus, il avoue même ressentir un plaisir, une sorte de béatitude grâce à l’abandon de l’humanité, et surtout de ceux qu’il considère comme ses ennemis et ses persécuteurs. Il est vrai que ce plaisir est mis en relation dans tous les cas avec le plaisir d’être au milieu de la nature, mais échapper aux gens et à l’humanité constitue le promoteur de ce plaisir :
Le moment où j’échappe au cortège des méchants est délicieux, et sitôt que je me vois sous les arbres, au milieu de la verdure, je crois me voir dans le paradis terrestre et je goûte un plaisir interne aussi vif que si j’étais [mais il ne l’est pas] le plus heureux des mortels.
Le plaisir d’aller dans un désert chercher de nouvelles plantes couvre celui d’échapper à mes persécuteurs et, parvenu dans des lieux où je ne vois nulles traces d’hommes, je respire plus à mon aise comme dans un asile où leur haine ne me poursuit plus.
Si Rousseau ressent un plaisir qui provient du fait qu’il échappe à ses persécuteurs, cela signifie qu’il aime son statut de persécuté, il aime la situation dans laquelle il se trouve. Elle lui est convenable, parce qu’elle se moule parfaitement sur sa façon d’être. Cela est un premier indice que, même si Rousseau n’arrête pas de se plaindre de sa vie néfaste, il joue parfaitement son rôle parce qu’il aime la tournure que sa vie a prise après avoir été critiqué et exclus par les humains.
Voilà des preuves solides démontrant la nécessité même de Rousseau de s’isoler de l’humanité, une nécessité qui va à l’encontre de tout penchant normal ou naturel. On pourrait dire que cette nécessité ressentie par Rousseau serait redevable à sa situation défavorable, au fait qu’il a été banni de la communauté : ces souffrances représenteraient la cause réelle de ses besoins de vivre tout seul. Nous allons renouer avec ce débat dans le chapitre suivant, dans lequel nous tentons de montrer que ces raisons invoquées ne constituent qu’un prétexte pour les véritables raisons pour lesquelles Rousseau préfère la solitude. S’il les met en avant, il le fait pour cacher les véritables explications de son comportement. Néanmoins, c’est lui-même qui se dénonce et qui révèle de manière involontaire ou volontaire les sentiments et les intentions de son cœur.
Chapitre 3
Un autre Rousseau – prisonnier de soi-même
3.1. Souffrance vs. Bonheur
Parmi les critiques peu nombreux qui prennent en considération « l’autre côté » de l’écriture rousseauiste, à part le côté déjà tellement exploité du « bonheur sublime » retrouvé par Rousseau grâce à ses rêveries dans la nature, nous retrouvons Charles Dédêyan qui circonscrit quelques traits spécifiques de l’esprit de notre promeneur :
La sensibilité s’exprimant dans le cadre de la nature, par la rêverie, le rêve et l’imagination, cherche par là des compensations à un état d’insatisfaction, à une nostalgie, à un désenchantement. Même si Rousseau n’a pas ressenti tout ce qui caractérise le mal du siècle, si c’est la persécution et la manie de la persécution qui l’ont rendu misanthrope, il a néanmoins contribué […] à créer ou à éveiller chez ses contemporains et dans sa postérité littéraire ces phrases successives du mal du siècle que sont le désenchantement, l’orage intérieur, la révolte du cœur et de l’esprit, le désir d’évasion, le recours à la mort.
Comme nous venons de le mentionner dans le chapitre précédent, Rousseau a besoin de souffrance dans sa vie. Les deux sources majeures qui soutiennent notre hypothèse sont l’autoportrait de Rousseau et la caractérisation de ses actions. Nous allons insister sur ces deux aspects un peu plus tard : mentionnons, pour l’instant, la conception de Munteano dans ce sens. Le critique parle de l’échec de Rousseau dans sa quête du bonheur, échec causé par une incompatibilité entre « les deux moi de Rousseau », « le moi permanent » et « le moi agent ». Il fait la distinction entre ces deux instances, en les particularisant : le moi-permanent est « fixe, […], tendant à se poser dans l’absolu, obscur, mais terriblement présent et lucide, à la fois miroir et juge en dernière instance » ; le moi-agent est, par contre, « humain et relatif, […] un moi qui cherche et qui lutte ». L’échec survient, selon Munteano, à cause de la disproportion colossale entre ces deux moi de Rousseau, mais aussi parce que
Rousseau s’efforce constamment d’atteindre, en lui-même, comme chez autrui, à travers les alluvions sociales et autres, la nature originelle, c’est-à-dire à travers le moi-agent, lequel ne cesse d’acquérir et de changer, le moi-permanent, qui, lui, n’aspire à d’autre possession qu’à la sienne propre, dans l’absolu.
Selon Munteano, la responsabilité pour le changement permanent de la pensée de Rousseau revient à ce moi-agent de même qu’à Rousseau, pour ne jamais être content de ce que le moi-agent lui apporte, en désirant toujours « atteindre la nature originelle » ou le moi-permanent, le seul capable de réaliser son harmonie. Le problème est que Rousseau ne se rend pas compte que sa nature originelle consiste même dans cette recherche constante qui ne mène à aucun résultat. Nous allons retrouver plus tard le vrai objet de la recherche de Rousseau car le bonheur comme possibilité est exclu, puisque Rousseau ne croit pas dans son existence, comme nous allons le démontrer.
À plusieurs occasions, Rousseau parle de sa manière d’être et de sa psychologie. Il est vraiment intéressant de voir comment il se perçoit lui-même. Ce chapitre se propose d’analyser l’autoportrait de Rousseau, mais aussi de regarder cet autoportrait la lumière de ses actes et de sa façon d’agir, afin de pouvoir observer s’ils coïncident ou non.
Dans son ouvrage consacré à la quête rousseauiste de l’âge d’or, Jean Terrasse explique le but des Rêveries comme un but directement lié à la recherche d’un certain type de bonheur, qui serait spécifique à Rousseau : « En fait, Rousseau n’inaugure point une nouvelle méthode pour accéder au bonheur, celle qu’il adopte a seulement pour but (outre d’approfondir la connaissance de son esprit et de son caractère) s’écarter les cauchemars que le souvenir de ses chagrins passés fait défiler sous son regard ». Il est certain que chez Rousseau le bonheur authentique n’a pas de place. Mais est-ce que pour lui le bonheur signifie vraiment l’oubli du passé ténébreux ? Dans ce qui suit, nous allons essayer de répondre à cette question qui nous semble essentielle.
Rousseau réussit à un moment donné à faire abstraction de sa condition actuelle, de ce qu’il lui est arrivé à cause de ses persécuteurs, situation qui représente pour lui la plus importante préoccupation. Lorsque Rousseau ne parle plus de ses persécuteurs, c’est pour parler de lui, de ses traits de caractère, de tout ce qui est spécifique à sa personnalité et qui n’avait pas été encore contaminé par les mauvaises actions des gens. En parlant de sa période de jeunesse, il avoue :
[…] je sentis […] que quand j’aurais obtenu tout ce que je croyais chercher je n’y aurais point trouvé ce bonheur dont mon cœur était avide sans en savoir démêler l’objet. Ainsi tout contribuait à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devaient m’y rendre tout à fait étranger.
Un trait de caractère spécifique à Rousseau, extérieur à n’importe quelle situation difficile ou période de sa vie, est donc, l’impossibilité de trouver le bonheur. Même s’il croit que telle ou telle chose pourrait lui apporter le bonheur, quand il est enfin en possession de cette possible source de bonheur, il se rend compte qu’elle avait été une source fausse. Ce triste dénouement se transformera dans une suite perpétuelle de déceptions tout au long de sa vie !
De plus, nous pouvons remarquer dans les mots mêmes de Rousseau son incertitude quant à savoir ce qui pourrait le rendre heureux, ce qui signifie qu’il met en doute la possibilité de pouvoir atteindre le bonheur. Émile Faguet, biographe de Rousseau, mentionne : « […] il était très malheureux. Deux choses le torturaient presque continuellement : le souvenir de ses crimes et la terreur que ses prétendus persécuteurs continuaient de lui inspirer. » Rousseau n’a jamais été un être heureux, même si sa passion pour la nature lui procurait un plaisir relatif ; l’état général, prédominant de son esprit, est toujours le malheur ou la souffrance. Si l’on peut parler de bonheur chez Rousseau, ses caractéristiques seraient celles d’« un bonheur tout négatif, qu’il doit être constamment conquis sur la mélancolie dont les souvenirs funestes imprègnent l’âme du promeneur solitaire ». En conclusion, la conception de Rousseau sur le bonheur fait de lui ce qu’on nomme par excellence un personnage dilemmatique. Or cet adjectif est spécifique au personnage typiquement baroque.
Jean-Jacques Rousseau – une âme baroque ?
Avant de commencer notre argumentation concernant le caractère baroque de notre protagoniste, il importe avant tout de circonscrire les particularités du personnage baroque, en général. Jean Rousset est le plus approprié pour nous les fournir :
[le personnage baroque] incarne le monde des formes en mouvement, des identités instables, dans un univers en métamorphose conçu à l’image d’un homme lui aussi en voie de changement de rupture, pris de vertige entre des moi multiples, oscillant entre ce qu’il est et ce qu’il paraît être, entre son masque et son visage.
Et quoi d’autre Rousseau représente-t-il sinon un être multiplié, dilemmatique, indécis, qui nous fait voir seulement un masque de sa personne ?
Une autre caractéristique typiquement baroque est représentée par « les aspirations contradictoires », par une « essentielle duplicité », le personnage baroque étant marqué même par une « exaspération des contradictions ». Les contradictions de Rousseau apparaissent comme une besoin qui serait spécifique à la nature du personnage baroque. Mais le trait baroque qui nous intéresse le plus et qui peut être remarqué surtout chez Rousseau est celui exprimé par Bertrand Gibert :
le baroque est marqué par une insatisfaction essentielle. Le désir, toujours inassouvi, d’unité et de présence, dans un monde de l’absence et de l’incohérence, est d’ordre métaphysique : l’homme ici-bas vit l’exil essentiel, frappé de précarité et de déréliction, cette solitude désespérée de la créature séparée de son Dieu.
À rapprocher cette définition de l’homme baroque du cas particulier de Rousseau, les analogies sont évidentes :
Dans les Rêveries, Rousseau a mesuré la vanité de son entreprise ; le bonheur ni la vérité n’ont droit de cité ici-bas. Ne l’intéresse plus que la récompense que Dieu, après la mort, promet aux âmes malheureuses. L’écrivain croit maintenant que l’essentiel, c’est d’apprendre à mourir – par conséquent, à vivre, non parmi les ombres de la terre, mais dans la contemplation de l’Être qui est la source de toute vie et de toute vérité.
Gibert continue son excursus en insistant sur un autre aspect spécifique au personnage baroque et qui est lié à la question du besoin de souffrance de l’âme baroque. Or nous avons déjà vu que ce besoin définit également notre protagoniste :
La mélancolie est donc signe à la fois de malédiction et de grandeur : de grands héros littéraires du temps, le Roland furieux de l’Arioste, le Don Quichotte de Cervantès, l’Hamlet de Shakespeare […] sont marques de ce tempérament qui peut aussi bien ouvrir l’esprit aux plus hautes pensées que le faire sombrer dans la démence. Là se construit la notion moderne du génie, sa liaison avec la folie et la figure du maudit.
La nature baroque du personnage Jean-Jacques est définie par une dualité perpétuelle, représentée, d’une part, par le désir d’atteindre le bonheur et, d’autre part, par la nécessité de ne pas l’atteindre, afin de pouvoir nourrir son âme et sa raison de la souffrance qui représente, pour Rousseau, une ressource vitale. Munteano a abordé, lui aussi, cette tendance de Rousseau d’osciller tout le temps entre deux extrêmes, tendance qu’il retrouve aussi chez d’autres personnages de ses œuvres :
Si, en effet, l’homme apparaît comme la victime perpétuelle de ses déchirements intérieures, c’est qu’il y a disproportion entre ses désirs et son pouvoir, d’une part, et, de l’autre, incohérence entre son âme et les objets, et l’on sait que Rousseau s’applique constamment à étudier cette double série de dérèglements, et qu’il s’ingénie à inventer le moyen de faire régner l’harmonie dans les tendances anarchiques de l’âme.
Rousseau incarne presque parfaitement la figure de Sisyphe, parce qu’il se caractérise par la recherche persévérante de l’harmonie, mais la différence entre les deux consiste dans le fait qu’il se rend compte de façon très lucide que cette recherche n’aboutira à aucun résultat à cause des « tendances anarchiques de l’âme ». Munteano révèle dans ce fragment certains traits dominants chez Rousseau, à savoir l’inconstance, l’incertitude et le désordre installé dans sa pensée.
Une étude de Jean Starobinsky, intitulée La mise en accusation de la société, se réfère à la tendance de Rousseau d’accuser la société pour sa situation défavorable. Elle nous présente la conception de Starobinsky de ce qui se passe dans la pensée de Rousseau à travers le temps. Le critique genevois parle d’une évolution positive de l’esprit de Rousseau ou d’un travail réparateur :
Les Rêveries nous apportent sans doute l’expression la plus nue, la plus dépouillée du travail réparateur. Presque chacune d’elles commence par la plainte de l’être solitaire et persécuté ; mais, à travers le cheminement de la méditation dédommageant, à travers l’opération qui consiste à écrire les mots qui rassurent, la solitude persécutée est peu à peu transmuée en plénitude, le manque en suffisance, le malheur en tranquillité heureuse. Le dédommagement s’accomplit au fil d’un discours consolateur (plus rhétorique que véritablement rêveur), qui se dévide pour se substituer à toute hostilité de la société, et qui ainsi procure à la conscience les reflets d’elle-même grâce auxquels – de façon narcissique – elle espère jouir de soi, dans un entretien éternellement clos.
Dans notre conception, certaines expressions du commentaire de Starobinsky seraient à moduler : plénitude de la souffrance, tranquillité heureuse transmuée en malheur, discours créateur de souffrance. Il a raison de parler de la transformation du malheur en tranquillité heureuse, car c’est le malheur qui apporte la tranquillité à Rousseau. Starobinsky atteint le cœur du sujet de la souffrance chez Rousseau, mais il ne le développe pas. Il est vrai que Rousseau espère de réussir à réjouir de soi-même et de sa conscience, mais cet espoir reste seulement au stade d’espoir parce que l’écrivain ne transformera jamais son but en réalité : il ne fera rien dans ce sens. Son discours est consolateur dans le sens dans lequel Rousseau s’excuse toujours soi-même pour les maux de sa vie et par le fait qu’il se souvient de quelques promenades et des herborisations qui lui ont procuré un certain bonheur. Mais la plupart des Promenades s’appuient sur un discours qui évoque, tout en les accroissant, les maux vécus, en donnant naissance dans l’âme du promeneur à des sentiments dévastateurs qui maintiennent vivante la haine contre ceux que Rousseau considère comme coupables pour sa situation.
C’est plutôt cette souffrance qui est la source du contentement de Rousseau, de son existence et de son fonctionnement normal. C’est même cette nécessité perpétuelle de souffrir, de se lamenter ou de se plaindre qui est la raison d’être de ce livre. Les Rêveries sont nées du désir de mettre en discussion ses ennemis même si, comme nous l’avons vu, Rousseau avait voulu donner l’impression d’écrire un livre sur ses impressions pendant ses promenades faites dans la nature. N’importe son sujet, il ne cesse jamais de se rapporter à cette source inépuisable de souffrance, précisément parce qu’il a besoin de se rappeler ses problèmes et de maintenir sa souffrance vivante et forte. Le besoin de souffrance trouve une explication vraiment plausible dans le commentaire d’Émile Faguet :
Rousseau, comme tous les persécutes, mais plus qu’aucun autre, avait besoin de sa manie des persécutions. Presque isolé, peu fréquenté, ne publiant pas, n’ayant plus de succès littéraire, il avait besoin de se croire persécuté et espionne pour croire à sa gloire, pour croire à son importance dans le monde. Les regards inquisiteurs ou méchants qu’il constatait autour de lui étaient des attestations qu’il se donnait à lui-même de la grande place qu’il occupait encore sur la terre ; et s’il y tenait si fort, c’est qu’ils lui auraient manqué s’il ne les avait pas toujours supposés et qu’il aurait été plus malheureux encore s’il n’y avait pas cru.
Ce n’est, donc, pas la persécution qui est la raison de son état d’âme, mais lui-même, avec son besoin de se savoir important, significatif, unique au monde et de souffrir pour attester cette importance.
Rousseau a été même préparé d’avance avec ce caractère qui embrasse les malheurs qui lui sont survenus. La persécution n’a été pour lui qu’une occasion pour assouvir sa soif de souffrance et pour la rendre manifeste, de même que pour entreprendre ce détachement total du monde qui existait en lui sous une forme latente – de désir – bien avant. Elle a été le moment parfait, attendu depuis longtemps, pour qu’il puisse déclencher ces sentiments, pour qu’il puisse les mettre en pratique. En fait, plus la souffrance qu’il doit subir est grande, d’autant mieux c’est :
Que cette vie n’étant qu’un état d’épreuves, il importait peu que ces épreuves fussent de telle ou telle sorte pourvu qu’il en résultât l’effet auquel elles étaient destinées, et que par conséquent plus les épreuves étaient grandes, fortes, multipliées, plus il était avantageux de les savoir soutenir.
Rousseau extrait un rôle bénéfique pour l’homme de la souffrance, celui de le faire plus immun et plus préparé pour les souffrances à venir, toujours plus grandes et plus fortes. Selon Rousseau, une telle souffrance perd sa force graduellement, ce qui signifie que d’autres, souffrances, plus grandes, doivent arriver pour maintenir l’état de complainte qui nourrit l’âme baroque.
Pour l’âme baroque, rien n’est constant dans le monde, ni même sa souffrance, qui doit toujours être remplacée par une autre: « Tout est dans un flux continuel sur la terre: rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. » Rousseau connaît cet aspect et, de plus, il sait que, à cause de cela, poursuivre le bonheur, faire de lui le but de la vie serait une entreprise tout à fait vaine, parce que tout est éphémère pour lui et rien ne résiste à l’épreuve du temps. De plus, Rousseau n’a aucun projet d’avenir, car les traces du passé n’arrentent pas de le troubler :
Rousseau est délivré de l’inquiétude de l’espérance, et, du même coup, privé de la consolation qu’apporte la foi en un avenir meilleur : car la prévoyance, décrite comme une source d’inquiétude et de crainte, est l’envers d’un processus vital qui pousse l’être à s’élancer vers l’avenir, à exister comme projet et comme attente. L’absence de cette faculté produit un état de mélancolie.
On remarque très facilement que dans Les Rêveries Rousseau n’apporte presque rien de nouveau dans la dixième Promenade, par rapport à la première. Une répétition constante des mêmes pensées et des mêmes idées fait la règle de son écriture, ce qui vient appuyer l’idée mentionnée plus haut : s’il n’avait pas répété à l’infini les mêmes choses vis-à-vis de sa situation négative, son cœur aurait pu guérir, à un moment donné, de cette souffrance provoquée par les persécuteurs. Tout constitue pour Rousseau un état fugitif et transparent : et le bonheur, et la souffrance, ce qui nous fait croire que, pour lui, ces deux notions n’existent pas réellement, du moment où le bonheur ne saurait être atteint alors que la souffrance ne lui est jamais suffisante :
n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il soit connu. […] [C]omment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Un premier aspect qu’on doit retenir est que, selon Rousseau, il est impossible que le bonheur dure pendant un longue période de temps. Il n’est pas même sûr que le bonheur existe, d’autant plus qu’il soit permanent pour qui que ce soit.
Un deuxième aspect à retenir est que cet état, même s’il existait, ne serait jamais pur en soi-même, mais contaminé par d’autres facteurs qui ne permettent pas au contentement de s’installer dans le cœur. Ces facteurs sont les regrets du passé et les désirs pour l’avenir. Le bonheur est nié de cette façon par notre protagoniste. Il représente une abstraction qui ne peut pas être démontrée pratiquement, donc une fiction. En tant qu’adepte de cette philosophie, Rousseau ne va jamais aspirer au bonheur, parce que celui-ci ne se trouve pas sur sa liste de nécessités. Il croit, toutefois, dans ce qu’il appelle « des dédommagements », c’est-à-dire des bénéfices qu’on peut tirer d’une situation défavorable. Selon Rousseau, ni la fortune ni les hommes ne lui sauraient ôter ces dédommagements mais, après avoir mentionné cette idée, il se contredit, en expliquant quelles seraient les conditions appropriées pour que l’homme puisse posséder ces dédommagements : « Il est vrai que ces dédommagements ne peuvent être sentis par toutes les âmes ni dans toutes les situations. Il faut que le cœur soit en paix et qu’aucune passion n’en vienne troubler le calme. » Il est complètement inutile de mentionner que lui, personnellement, il ne satisfait point pas ces conditions.
Rousseau résume toute sa personnalité baroque au début de la huitième Promenade. En réfléchissant en général à toutes les situations vécues au long de sa vie, il avoue :
Les divers intervalles de mes courtes prospérités ne m’ont laissé presque aucun souvenir agréable de la manière intime et permanente dont elles m’ont affecté, et au contraire dans toutes les misères de ma vie je me sentais constamment rempli par des sentiments tendres, touchants, délicieux, qui versant un baume salutaire sur les blessures de mon cœur navré semblaient en convertir la douleur en volupté.
Ce passage résume parfaitement la typologie de l’âme baroque, à laquelle Rousseau fait partie sans aucun doute. Il montre que la nécessité des situations négatives dans la vie lui est indispensable. C’est précisément ce sentiment de « volupté » qui survient de ces malheurs et qui correspond au bonheur chez Rousseau. C’est à cause de cette recherche de volupté que Rousseau manifeste la tendance de se rappeler toujours ses problèmes, pour que ce souvenir provoque en lui le déclenchement de la volupté. Rousseau évite de proposer beaucoup d’explications à ce phénomène parce qu’il sait qu’il s’agit justement de la manière d’être de son caractère, qui est irrémédiable et bien établie dans sa configuration : « par sa violence même, il donne naissance à de nouvelles tensions et à des nouvelles vertiges ».
Puis, en se rappelant que, même avant de se confronter avec le rejet de la part des gens, il avait toutes les conditions nécessaires pour qu’il puisse être heureux, il conclue très naturellement: « Que me manquait-il donc pour être heureux, je l’ignore ; mais je sais que je ne l’étais pas. » Quelque lignes plus haut il en donne lui-même la réponse: « Jamais je n’étais parfaitement content ni d’autrui ni de moi-même. » Le bonheur lui a été donné, mais il ne l’a jamais reçu. Ensuite, il change le temps de l’interrogation en la déplaçant sur le plan du présent: « Que me manque-t-il aujourd’hui pour être le plus infortuné des mortels ? » SaSa réponse va de nouveau nous confirmer sa typologie baroque et le fait qu’il préfère la souffrance au détriment du bonheur : « Rien de tout cela ce que les hommes ont pu mettre du leur pour cela. Eh bien, dans cet état déplorable je ne changerais pas encore d’être et de destinée contre le plus fortuné d’entre eux, et j’aime encore être moi dans toute ma misère que d’être aucun de ces gens-là dans toute leur prospérité. » Il est évident que Rousseau a besoin de malheur, en tant que personnage baroque. Toute autre impression qu’il veut transmettre, sur le fait qu’il est le plus malchanceux des gens, n’est qu’un scenario construit pour tromper ses lecteurs, n’importe qu’ils fussent – ses persécuteurs ou toute autre personne.
Pour conclure, en raison de sa configuration psychique, Rousseau ne pourrait jamais être une personne heureuse et complètement contente de son existence. Est-ce qu’il est conscient du choix qu’il fait, celui du malheur à la place du bonheur ? Nous le pensons, puisqu’il avoue lui-même : « Dans quelque situation qu’on se trouve ce n’est que par lui qu’on est constamment malheureux. »
Analysons maintenant son comportement, qui exemplifie sa personnalité baroque. Bref, dans toutes ses promenades, Rousseau affirme être vraiment tranquille, la paix dans l’âme. B. Munteano nous explique mieux ce que le bonheur signifie pour notre protagoniste, même si ces moments sont vraiment peu nombreux, à cause d’une autre préoccupation distincte que celle de la recherche du bonheur : « La notion de bonheur en général y a pratiquement disparu, pour laisser la place libre aux seules voluptés délicates ou exaltantes de la rêverie et de l’extase, parmi lesquelles se glisse, distinct et autonome, le plaisir d’être ». On ne peut pas parler de bonheur chez Rousseau, seulement de l’extase qu’il ressent au milieu de la nature, en tant que rêveur.
Curieux est que, dans le cadre d’une rêverie, il ne cesse pas de mettre en discussion ses problèmes avec les persécuteurs et le fait qu’il mène maintenant une vie notamment malheureuse à cause d’eux. De cette façon, la signification que les rêveries ont pour Rousseau est mise en question. Si le discours de Rousseau est censé tromper ses locuteurs, ses actes et ses pensées le révèlent tel qu’il est, authentique. De plus, il accuse toujours les autres, et jamais soi-même, pour ce qui lui est arrivé, même s’il sait que ce qu’il entreprend n’est qu’un jeu hypocrite. Charles Dédêyan dénonce cette tendance de Rousseau, celle de rejeter la faute sur ses persécuteurs, en parlant de « ses jugements injustes à l’égard des autres », d’un « Rousseau misanthrope des invectives sociales que nous montrent les Rêveries ».
La séquence suivante, qui se trouve au début même des Rêveries, dans le cadre de la première Promenade et peut être considérée comme une règle pour toutes les autre Promenades, a comme but de révéler le véritable coupable pour son état d’esprit agité et pour son attitude négativiste, facteurs qui lui volent la paix de l’âme :
Je me suis débattu longtemps aussi violemment que vainement. […] je n’ai fait en me débattant que m’enlacer davantage et leur donner incessamment de nouvelles prises qu’ils n’ont eues garde de négliger. Sentant enfin tous mes efforts inutiles et me tourmentant à pure perte, j’ai pris le seul parti qui me restait à prendre, celui de me soumettre à ma destinée […]. J’ai trouvé dans cette résignation le dédommagement de tous mes maux par la tranquillité qu’elle me procure […].
Il semble que Rousseau soit décidé de ne plus penser et s’agiter à cause de ses persécuteurs car, comme il l’affirme lui-même, il a vu que tous ses efforts sont vains, les persécuteurs continuant à lui poser des obstacles dans son chemin. Est-ce qu’il respectera la décision prise ? Est-ce qu’il réussira à abandonner les malheurs pour qu’il puisse se réjouir de la vie ? Selon l’opinion de René Gerin, dans son étude sur Jean-Jacques Rousseau, la réponse à ces questions serait positive :
Les Rêveries d’un promeneur solitaire […] témoignent d’un plus grand calme et d’une plus grande lucidité [par rapport aux autres œuvres qui précèdent celle-ci]. C’est qu’il a perdu toute espérance, et peut se livrer tout entier au charme des souvenirs et de la rêverie. Il s’analyse, il évoque sa jeunesse, ses voyages, ses herborisations.
Selon Gerin, Rousseau n’a jamais trouvé la paix : en paraphrasant ses mots, on pourrait affirmer que notre promeneur s’est livré tout entier au charme de la souffrance, en laissant à l’arrière-plan les souvenirs et la rêverie. Dans toutes les dix promenades, nous remarquons la poursuite du combat avec ses démons, comme il appelle ses persécuteurs. En tenant compte que Les Rêveries sont restées une œuvre inachevée, il est vraiment possible que Rousseau ait pris sa douleur et son inquiétude avec lui dans le tombeau. Voyons la raison que Rousseau, lui-même, donne pour sa souffrance perpétuelle :
Les maux réels ont sur moi peu de prise ; je prends aisément mon parti sur ceux que j’éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend et les augmente. Leur attente me tourmente cent fois plus que leur présence, et la menace m’est plus terrible que le coup.
Conformément à l’aveu de notre promeneur, le seul coupable pour son état perpétuel d’inquiétude, souffrance et même angoisse n’est que Rousseau, lui-même. Le moyen par lequel il maintient cet état d’esprit qui a les caractéristiques déjà mentionnées est l’imagination. Presque toutes les souffrances de Rousseau ne sont qu’imaginées ou imaginaires. Comme il l’affirme, les maux réels n’ont aucun pouvoir essentiel sur lui parce qu’ils passent, en laissant, certes, une trace dans son âme, mais surtout un fond pour qu’il puisse les accentuer et les augmenter.
Cette idée vient de s’opposer à celle de Starobinsky, selon laquelle les Rêveries « sont un discours mémoratif à l’usage de l’auteur, un discours où l’invention et le récit passent au second plan, ou le locuteur enregistre les intermittences de son moi pour en découvrir les constances et la permanence. » Nous sommes convaincue que c’est l’invention ou l’imagination, comme l’auteur l’appelle, qui vient en premier chez Rousseau, et non la mémoire qui, selon nos arguments, ne sert que de fondement pour la création du nouveau discours, ayant pour sujet principal les pensées et les sentiments du protagoniste au moment de l’écriture – et non pas avant, pour qu’on puisse parler de souvenirs. Il est vrai que des événements passés sont évoqués, mais leur évocation a tout le temps un but, celui de démontrer une thèse ou une idée ; ils ne sont pas évoqués rien que pour le plaisir de l’auteur de remonter dans le passé et revivre les sentiments que ces événements lui ont provoqués à ce moment-là. Un seul événement de ce type est mentionné par Rousseau dans ses promenades, qui s’identifie à la période de sa vie vécue sur l’île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. À travers le souvenir de cette période-là, Rousseau n’a d’autre but que de manifester sa nostalgie pour le bonheur perdu ; mais à part ce beau souvenir et peut-être un ou deux de plus, tous les autres épisodes ont un autre but, celui de contribuer à une idée qui se réfère à lui-même ou aux autres. Donc ce que Rousseau fait, et cela est bien lié à ses traits de personnalité, est de s’imaginer toutes sortes de situations ou de maux, qui ne vont jamais se passer. Cependant, il suffit qu’ils se passent dans sa tête. Émile Faguet affirme dans ce sens : « Quant à ses ennemis, à ses persécuteurs et à ses espions, son imagination les multipliait autour de lui. […] Aussi sont-ils aussi nombreux que son imagination est puissante. » Tout cela s’explique, comme nous l’avons déjà dit, par la nature de sa personnalité, sans doute baroque. Mais l’imagination ne se contente jamais de multiplier simplement les pensées négatives de Rousseau, car son effet sur lui est beaucoup plus marquant : « l’imagination […] ne peut jamais que jeter l’homme au sein du malheur. Son incursion dans la durée est une invasion du domaine propre de la souffrance. »
En guise de conclusion, les traits de caractère de Rousseau s’harmonisent parfaitement avec ses actions, dont les moteurs principaux sont la nature de son caractère et l’imagination. Ce sont eux qui créent la souffrance, en réalité inexistante, menant une existence seulement dans la pensée et implicitement dans l’âme de Rousseau.
Il s’impose nécessairement d’analyser les seules circonstances dans lesquelles Rousseau réussit à être absolument heureux. Dans ce but, nous devons évoquer un épisode de sa vie qu’il traite et qu’il décrit dans la deuxième Promenade. Rousseau a eu une autre intention en mentionnant cet épisode, c’est-à-dire celle de souligner encore une fois l’attitude de ses persécuteurs vis-à-vis de lui, et leurs efforts de le fâcher. Il s’agit d’un soir quand Rousseau avait fini sa promenade et il retournait à la maison. Un grand chien qui courait et qui n’avait pas remarqué Rousseau, l’a abattu et Rousseau est tombé par terre. L’accident est vraiment grave puisque Rousseau est blessé et il reste inconscient pour une certaine période de temps jusqu’il regagne sa conscience et il se souvient de ce qui s’était passe. C’est ce moment même qui nous intéresse, celui du réveil de Rousseau après l’accident, après avoir vécu un moment d’oubli total, de lui-même y compris. Voilà ce qu’il avoue concernant ses pensées et ses sentiments :
La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni ou j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus.
Ce n’est que lorsque Rousseau s’oublie complètement en oubliant même sa vie qu’il ressent la joie authentique de vivre, la paix dans l’âme et la béatitude qu’un moment parfait dans la nature, dans le cadre d’une harmonie universelle, peut lui apporter. Cet épisode représente la seule occasion dans laquelle Rousseau s’abandonne complètement et se consacre au bonheur, en prenant du temps pour le goûter chaque instant à son intensité maximale. Alors que lorsqu’il est conscient, c’est-à-dire dans son état normal, il redevient Rousseau, avec tout ses caractéristiques habituelles : « mal », « crainte », « inquiétude », souffrance, angoisse, malaise, anxiété, et la liste pourrait continuer avec ce type de traits.
Pour conclure, après avoir analysé le type de caractère et la personnalité de Rousseau, de même que la manière dont ils se rendent manifestes dans ses actions proprement dites, il ne reste que de lui appliquer l’étiquette de personnage typiquement baroque, dont la souffrance est vitale pour qu’il puisse fonctionner. C’est la raison pour laquelle il ne cesse de la provoquer, à l’aide de son imagination, même s’il ne s’agit de rien de concret ou de réel. Ses anciennes expériences malheureuses lui suffisent pour qu’il puisse les utiliser afin de donner naissance à d’autres expériences et à des pensées nouvelles, existant seulement dans son imagination mais maintenant néanmoins la souffrance vivante et toujours intense, selon ses besoins spécifiques. En tenant compte de tous ces facteurs mis ensemble, Rousseau n’a pas été nommé par hasard « l’un des plus malheureux mortels qui aient cherché en gémissant. »
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie primaire
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Bibliographie secondaire
Bibliographie consacrée à l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau
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Autres ouvrages consultés
SARTRE, Jean-Paul, Huis Clos suivi de Les Mouches, Éditions Gallimard, Paris, 1947.
Ouvrages de référence
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Sitographie
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