La Langage

Universitatea de Stat din Moldova

Facultatea Limbi și Literaturi Străine

TABLE DE MÉTIERS

Introduction…………………

Chapitre I

Ludique comme condition du développement du langage.

L'enchaînement………………………

L’inclusion……………………………

La substitution. …………..

Les homophones………..

Les homonymes……….

Les paronymes…………….

Les synonymes……………….

Le calembours.

Classification des jeux de mots selon Pierre Guiraud.

Fonctions et caractéristiques des jeux de mots.

Fonction métalinguistique.

Fonction poétique.

Les jeux de mots et l’humeur.

L'économie dans les jeux de mot.

Les jeux de mots et leurs destinataires.

La duplicité des jeux de mots.

Le jeu de mots, élément du système d'écriture.

CHAPITRE II

JEUX DE MOTS ET (IN) TRADUISIBILITÉ…..

2.1. La prétendue intraduisibilite des jeux de mots………

2.1.1. Argument dus la méconnaissance des langues ou des jeux de mots……..

2.1.2. Le poids du jeu de mots dans le texte…………

CHAPITRE III

De la difficulté de traduire Les Aventures d’Alice au Pays des merveilles…….

3.1. Comment traduire pour ce public spécifique ?………….

3.2. Traduire les différences culturelles………

3.3. Traduire les jeux de langage………………….

3.4. Le jeu linguistique à l’épreuve de la traduction………………

Conclusion………………………..

Introduction

Les jeux de mots ou les jeux sur le langage ont mauvaise presse dans notre culture contemporaine imprégnée de néo-positivisme rationaliste, c'est-à-dire d'utilitarisme et d'esprit de sérieux. Il n'en a pas toujours été ainsi: l'Italie de Boccace, de Castiglione et des poèmes maccaroniques, la France des Grands Rhétoriqueurs comme celle de Rabelais ont placé très haut les divertissement langagiers. Il semble au contraire que, depuis Descartes, Pascal et Boileau, l'amusement et le plaisir verbal soient devenus suspects: l'honnête homme les abandonne aux oisifs, aux enfants, au peuple, aux poètes d'avant-garde, aux provinciaux, aux voyous, aux fous, c'est-à-dire aux marginaux de tous bords des cultures et des sociétés contemporaines (bourgeoises ou non); le divertissement langagier y est en effet marginalisé comme une utilisation immature, déviante, subservive, bizarre et perverse de la langue.

Selon la distinction établie par Bergson, le jeu de mots, en tant que comique créé par le langage, est réputé intraduisible, contrairement à celui qui est exprimé par le langage – une impossibilité qui résiste mal au fait que les traducteurs triomphent des jeux de mots au quotidien, car, composante universelle, l’humour peut toujours être traduit à l’aide d’équivalents. On pense immédiatement aux jeux sur et avec les mots (anagrammes, antanaclases, calembours, contrepèteries, paronomases…) ainsi qu’aux jeux sur le langage (création linguistique à visée humoristique : mots-valises, détournement parodique) sans oublier les jeux de mots involontaires créés par les accidents de langue.

S’il peut être tentant, et même utile, de dresser une telle typologie des jeux de mots, l’humour se moque bien des conventions, règles (qu’elles soient morales ou de grammaire), et sollicite la créativité du traducteur. Face à la polysémie du jeu de mots, le traducteur connaît parfois le rare bonheur de rencontrer une symétrie entre les langues mais, le plus souvent, l’un des sèmes originaux doit être abandonné, et lorsqu’il n’y a plus de lien polysémique, l’on est davantage dans la recréation que dans la traduction.

Mais traduction du jeu ne saurait rimer avec liberté inconditionnée et inconditionnelle. En effet, c’est l’existence de limites qui permet la définition d’un espace de jeu et par là même, l’activité ludique. Loin de restreindre le jeu, les règles servent de tremplin à la création au sein des limites dessinées. La traduction des jeux de langue interroge la traduction dans son ensemble tant elle signale l’existence d’un jeu dans la langue : la langue a du jeu car elle manque de stabilité et il faut donc laisser du jeu dans la mécanique du texte traduit. Ce colloque aimerait aussi susciter une prise en compte de la dimension culturelle de l’humour et du jeu de mots. En effet, l’humour va s’imposer de façon différente selon les situations en fonction des cultures. Dès lors, le défi est double, il faut négocier le jeu de mots dans sa technicité mais également dans un contexte global.

Avant d'entrer dans le vif des questions soulevées par la traduction des jeux de mots et des réponses que l’on peut y apporter, il convient de définir le champ de cette étude. Pour cela, il faut tout d'abord définir ce que l'on entend раr l’expression « jeu de mots ». Lorsqu'on parle de jouer avec ou sur les mots, c'est par opposition à leur emploi essentiellement référentiel. Comme le dit Todorov « lе "jeu" des mots s'oppose à l'utilisation des mots, telle qu'elle est pratiquée dans toutes les circonstances de la vie quotidienne » (Todorov, 1978). Marina Yaguello le rejoint quand elle écrit, « toute l'activité ludique et poétique qui a pour objet et pour moyen d’expression le langage constitue une survivance du principe de plaisir, le maintien du gratuit contre l'utilitaire » (Yaguello, 1981). Cela situe d'emblée le « jeu des mots », pour reprendre l'expression de Todorov, dans le domaine de l'écriture, c'est-à-dire de textes visant non seulement à donner des informations, mais aussi, ce faisant, à produire localement ou globalement un effet donné sur leurs lecteurs.

Le première étude des jeux de mots qu'il convient de citer demeure sans doute, en dépit de son ancienneté relative, la plus complète à ce jour en français. Il s'agit de Les Jeux de mots, du linguiste Pierre Guiraud, paru dans la colection « Que sais-je ? ». En dépit de la petite taille des livres publiés dans cette collection, c'est une étude très fouillée et clairement organisée. Sous le nom jeux de mots, elle appréhende à la fois les jeux avec les mots comme les bouts-rimés, les charades, les mots croisés, en donnant quelques précisions historiques sur leur pratique, et les jeux sur les mots comme le calembour.

Il est bon, pour démeler l'écheveau des expressions « jeu de mots », « jeu sur les mots » ou « jeu avec les mots », de s'interroger sur leurs significations et leurs implications, et tout d'abord sur les multiples acceptions du terme « jeu ». Voici ce qu'est un jeu d'apès le Nouveau Petit Robert (1993):

– Une « activité physique ou mentale purement gratuite, qui n'a, dans la conscience de celui qui s'y livre, d'autre but que le plaisir qu'elle procure » ; il est alors synonyme d'amusement, divertisement, passe-temps, c'est-à-dired'activité qui fait sortir de la vie courante.

CHAPITRE I

Ludique comme condition du développement du langage.

L'enchaînement.

D’après Guiraud, les jeux de mots par enchaînement reposent sur un « agencement, [une] combinaison de choses formant un tout ou une suite ; une liaison ; une connexion d'objets qui sont entre eux dans un rapport mutuel ». Ils jouent sur des figures rhétoriques répertoriées comme la répétition ou la concaténation, dont ils brisent la cohérence. On peut trouver, dans cette catégorie, des fausses coordinations, il y a aussi des enchaînements par homophonie, qui jouent sur des sonorités, puis on trouve les enchaînements par écho et les enchaînements par automatisme.

L’inclusion.

Cette catégorie inclut tout d'abord les jeux par permutation de phonèmes ou de lettres, autrement dit, pour le Groupe µ, des métaplasmes par permutation. Parmi eux, on trouve les anagrammes (métaplasmes par permutation quelconque), dans lesquels les lettres d'u ou plusieurs autres mots ayant une signification différente.

Ensuite vient un cas particulier d'anagramme, le palindrome, dans lequel les lettres ne sont plus permutées au hasard, mais forment l'image exactement inverse du mot (ou de la phrase), ce qui fait qu'il peut être lu indifféremment de gauche à droite ou de droite à gauche. Une autre permutation, le plus souvent de lettres ou phonèmes situés en début de mot, permet de modifier la signification d'un ou plusieurs mots en obtenant d'autres mots dont l'assemblage est le plus souvent lui aussi signifiant: c'est la contrepèterie, qui est fréquemment grivoise. La contrepèterie a été très utilisée par Marcel Duchamp et Robert Desnos, qui en tiraient des effets tendant vers le surréalisme.

Le quatrième type de jeu par permutation, qui reprend le principe du palindrome, est le verlan, code argotique qui consiste à retourner les mots, généralement syllabe par syllabe. Les jeux de mots par inclusion comprennent une deuxième grande catégorie, celle des jeux par incorporation (terme de Guiraud). Il s'agit de mots ou de phrases dont les constituants sont répartis dans une texte selon de règles de position données. L'archétype de cette classe de jeux de mots est l'acrostiche, forme originellement poétique dans lequelle chaque vers d'un poème ou d'une partie d'un poème commence par une des lettres d'un mot (ou de plusieurs) que l'on peut donc lire verticalement dans la première colonne de caractères du texte. Il faut citer les: mots-sandwichs et mots-valises, dont l'origine remonte aux « portmanteau words » de Lewis Carroll dans Les Aventures d'Alice au pays de merveilles. Il s'agit de termes qui se télescopent, s'emboîtent l'un dans l'autre, comme « to galop » et « to triumph », qui forment le néologisme « to galumph » dans le célèbre poème Jabberwocky d'Alice.

La substitution.

La troisième grande opération utilisée pour produire des jeux de mots est la substitution, qui est sans doute la plus féconde en français, puisqu'elle constitue le principe des calembours.

Avant de passer à la classification des calembours, il convient de tirer au clair la signification de termes qui entrent dans leur description, à savoir les termes homophone, homonyme, paronyme, synonyme et antonyme.

Les homophones.

Des homophones sont des mots dont la prononciation est identique, mais pas la graphie. On peut aussi parler, en mettant l'accent sur l'aspect graphique, de termes allographes, c'est-à-dire de variantes graphiques réalisables à partir des phonèmes qui composent un mot.

Les homonymes.

Des homonymes sont des termes de graphie et de prononciation identiques. Il est quelquefois difficile de déterminer si deux termes sont homonymiques ou s'il s'agit de deux acceptions différentes d'un même terme polysémique, l'étymologie ne permettant pas toujours de se prononcer avec certitude. En outre, chez de nombreux auteurs, la distinction entre homonymes et homophones n'est pas claire ; ainsi, Guiraud tend à qualifier d’homonymiques des termes qui sont en réalité homophoniques. Quant aux termes dont la graphie est identique, mais pas la prononciation (comme le fils du maire et les fils du tissu, ou les poules du couvent couvent ), ce sont des homographes.

Les paronymes.

Les paronymes sont des termes dont la prononciation est voisine, comme auteur/odeur. Il s'agit donc de quasi-homophones.

Les synonymes.

Enfin, des synonymes sont des termes ayant des significations équivalentes, et donc souvent substituables, tandis que des termes ayant des significations contraires sont des antonymes.

Le calembours.

Avant de passer à l'analyse des différentes catégories de calembours, on donnai la définition suivante, volontairement large, qui pourra être précisée après rénumération des différents types de calembours: il s'agit d'un énoncé contenant un ou plusieurs éléments dont la plurivocité a été intentionnellement exploitée par son émetteur. Le calembour est un jeu de mots oral fondé sur l'homophonie et la polysémie, il est un trait de l'esprit, à connotation humoristique, qui, par le sens double d'une phrase, permet une approche ironique sur un sujet donné. Il fut souvent utilisé dans cette optique par les journaux satiriques et les chansonniers du début du xxe siècle. Les calembours sont généralement plus appréciés à l'oral qu'à l'écrit. Une légère différence d'intonation peut en effet orienter la compréhension d'une phrase ambiguë. Le procédé est approprié à la langue française, peu accentuée et riche en homophones.

La première grande catégorie de calembours regroupe ceux qui jouent sur une plurivalence sémique : les calembours sémiques (jeux sur des doubles sens, pour Freud) : il s’agit des calembours qui exploitent le sens multiple des mots. Parmi eux, on trouve des calembours jouant sur l'opposition concret/abstrait, comme dans cet exempte donné par Freud (c’est ce qu’il appelle un « double sens proprement dit », c’est-à-dire un véritable « jeu de mots ») Cette catégorie inclut également des calembours exploitant l'opposition entre le sens propre et le sens figuré.Les calembours polysémiques aussi des jeux sur des noms propres et leur motivation.

La deuxième grande division que l'on peut établir au sujet des calembours celle entre les calembours avec allusion et les calembours sans allusion. Le terme allusion (dérivé, rappelons-le, de la racine latine ludere, qui signi jouer) désigne la référence implicite à un figement, un proverbe, une citation connue, un slogan, etc., autrement dit, en utilisant la terminologie de Gérard Genette, sur laquelle nous reviendrons plus loin, à un élément « hypotexcuel».

La dernière catégorie de calembour quélle vient citer, qui joue sur ces diférentes divisions, est celle des calembours complexes. Il peut s'agir, comme l'indique Pierre Guiraud, de calembours sémiques et phoniques complémentaires.

Pour préciser la définition du calembour donnée plus haut, on peut donc dire qu'il s'agit d'un énoncé contenant un élément à plurivocité sémique ou phonique implicite ( calembour in absentia) ou explicite (calembour in praesentia), et faisant ou non allusion à un élément hypotextuel. Ce que l'on peut résumer en dressant le tableau suivant:

Tableau des différentes catégories de calembours:

A ce stade, une autre précision terminologique peut être utile. Elle concerne la nation d'«ambiguíté», souvent évoquée lorsque l'on parle de jeux de mots et plus particulièrement de calembours. Selon C.Fuchs, «l'ambiguité est traitée comme mise en correspondance directe entre une forme unique et plusieurs représentations porteuses de sens, disjointes et mutuellement exclusives» (Fuchs, 1988). Autrement dit, il y a ambiguité, en langue, lorsq'un mot, une expression ou une phrase présente plusieurs significations possibles ( par polysémie ou homonymie).

Bien qu'en traduction (par opposition à l'interprétation), les jeux de mots que l'o peut rencontrer se trouvent dans des textes, c'est-à-dire dans de l'écrit, il est néanmoins vrai que beaucoup d'entre eux, et notamment les calembours, reposent fondamentalement sur l'oral. Bien, évidemment, les calembour batis autour d'une homophonie, d'une homonymie ou d'une paronymie se pretent mieux à la parole qu'au texte.

Le calembour, l'à-peu-près, le pataquès relèvent de l'infra, de la paraou de la sous-culture, c'est-à-dire des échanges verbaux de la cour de récréation, des repas de noces ridicules, des magazines pour kiosques de gares de banlieue et des balivernes de bistrots et de tables d'hôte.

Pour en terminer, ou presque, avec les jeux de mots par substitution, il faut également citer le pataquès, qui est proche du calembour paronymique, mais en diffère par le fait qu'il se veut involontaire de la part de celui son émetteur (de fiction). L'autre différence avec le calembour paronymique, lui fait dire un mot qui existe. C'est le cas, par exemple, dans « un clavicule est un petit piano pour enfant » alors que le calembour paronymique peut produire un néologisme.

Classification des jeux de mots selon Pierre Guiraud.

En s’appuyant sur la bipartition saussurienne entre axe syntagmatique et axe

paradigmatique du langage, il établit une première distinction entre les jeux de mots par

enchaînement (syntagmatiques) et par substitution (paradigmatiques). Une troisième catégorie, considérée comme accidentelle, est l’inclusion (qui groupe des jeux de mots tels l’anagramme ou le contrepet, où le même matériau phonique ou lexical est utilisé dans des séquences différentes). Une deuxième série de critères subdivise ultérieurement la première, en distinguant entre jeux phonétiques, jeux lexicaux et jeux pictographiques (qui naissent de l’interaction entre texte et image). N’étant pas présents dans le texte que nous allons analyser, ces derniers ne seront pas pris en compte ici. Le croisement entre les deux critères que nous venons de voir donne le schéma de la page précédente, qui sera utilisé pour décrire et comparer les différents jeux de mots de l’original et de ses traductions et qui offre l’avantage de s’adapter à la description de phénomènes linguistiques autres que le jeu de mots.

Fonctions et caractéristiques des jeux de mots.

Il s'agit dans cette section, de présenter un certain nombre de généralités relatives aux jeux de mots qu'il est bon de connaître avant d'essayer d'en traduire.

Fonction métalinguistique.

Jakobson reprend la distinction établie par les logiciens entre le « langage-objet », langage naturel qui renvoie à des référents non linguistiques et parle des objets, et le « métalangage », qui renvoie à des référents linguistiques et parle des signes du langage-objet ( Jakobson, 1963). Le métalangage est utilisé, dit-il chaque fois qu'un discours est centré sur le code, c'est-à-dire que le langage sert à poser des questions sur lui même ou à se decrire, s'expliquer, etc. Il inclut donc tous les termes qui servent à décrire le code, comme polysème, synonyme, homonyme, homophone, paronyme, calembour, etc… Quant à la fonction métalinguistique du langage, elle est mise en oeuvre, consciemment ou non, chaque fois qu'un locuteur fait un choix de parole. C'est bien entendu le cas dans l'ecriture d'un jeu de mots. qui constitue une déviance par rapport à différentes normes, notamment au niveau de l'utilisation phonique et sémantique des mots et de leur fonction.

Les jeux de mots peuvent recouvrir des jeux avec et sur la langue. Il jouent plutôt avec la langue dans le cas de divertissements verbaux que sont les bouts-rimés, rébus, charades etc., et plutôt sur les mots dans le cas des calembours, anagrammes ou contrepèteries. Le code est utilisé pour produire des mots nouveaux inattendus ou reprend des mots existants, mais en transgressant leur règles d’emploi habituelles. Les jeux de mots relèvent de la fonction métalinguistique du langage parce qu'ils constituent une utilisation surintensive du langage: ils sont fraits des mots qui existent dans une langue comme d'un objet pour la déformer et briser ses conventions. En outre, dans les jeux de mots, une grande importance est accordée à la structure, et pas seulement à la fonction référentielle. Ces particularités ne sont pas sans faire penser à la poésie, elles amènent aussi tout naturellement à une autre des fonctions du langage mises en évidence par Jakobson, sa fonction poétique.

Fonction poétique.

Les jeux de mots sur une manifestation linguistique et il est clair que le langage sert à communiquer. Mais il faut bien s'entendre sur ce que cela signifie. En effet, communiquer, ce n'est pas seulement faire savoir, apporter des informations à d'autres. Le langage et les langues sont aussi le moyen d'établir un grand nombre de rapports interhumains, par exemple à travers les émotions qu'ils véhiculent. Communiquer, c'est donc aussi amuser croquer, accrocher, séduire l'autre, ou lui donner un ordre, l'interroger, etc. Lorsque le message véhiculé par le langage a aussi pour effet d'amuser ou de provoquer, c'est la fonction que Jakobson qualifie de poétique qui prend le pas sur les autres. On peut remarquer que ces deux effets ( divertir et provoquer) se retrouvent fréquement dans les titres, publicités ou slogans en tous genres, qui utilisent souvent les jeux de mots. En dehors des textes littéraires, on peut aussi trouver des jeux de mots dans des ouvrages de vulgarisation scientifique et technique ou, comme précédemment, dans des slogans publicitaires ou politiques. Leurs auteurs tirent alors parti de leur caractère frappant et plaisant qui en fait, entre autres un procédé mnémotechnique la mémorisation du sujet/produit/candidat concernépar le destinataire. On les trouve aussi dans des titres, tant de livres que d'articles de journaux ou de brochures technico-publicitaires, là encore pour leur aspect percutant, mais sans doute aussi pour leur concision ( cf.infra), qui permet de dire plusieurs choses en peu de mots, ce qui est important dans un titre.

Enfin, on trouve des jeux de mots jusque dans des textes strictement techniques ( à l'exception de textes à fin uniquement pratique comme les modes d'emploi ou manuels d'entretien). Il apparaît donc que l'on peut établir une première grande distinction quant aux genres de textes dans lesquels des jeux de mots sont utilisés: les textes purement littéraires, d'une part (romans, poèmes), et les textes infra-littéraires (textes techniques, publicitaires, slogans politiques, etc.) et para-littéraires (titres).

Les jeux de mots et l’humeur.

Marina Yaguello dit que toute « activité ludique et poétique qui a pour objet et pour moyen d'expression le langage constitue une survivance du principe de plaisir(…) » ( Yaguello, 1981, p.31). Reprenant la terminologie de Jakobson, elle accorde donc à certaines formes langagières, et notamment aux jeux de mots, une double fonction poétique et ludique. La première, a un effet divertissant, provocant ou séducteur sur les lecteurs des textes dans lesquels ils se trouvent.

En ce qui concerne la fonction ludique des jeux de mots, elle semble tautologique, puisque est «ludique» ce qui présente le caractère d'un jeu. Il s'agit, comme nous l'avons vu dans la section précédente, de manipuler la forme écrite ou orale des mots, leur signification ou les deux, autrement dit d'utiliser la langue comme matériau phonique ou sémantique que l'on déforme, plus ou moins explicitement, par rapport à la norme.

Selon Pierre Guiraud (p.104), le jeu sur les mots est une «manipulation des mots (…) qui déclenche le rire». Cette introduction de la notion de «rire» est intéressante. En effet, une des références classiques, lorsqu’ón traite du rire, est le philosophe Bergson (Bergson, 1940). Or il est intéressant de noter qu’il définit le rire comme «du mécanique plaqué sur du vivant» (p.29), ce qui n'est pas sans rappeler l'oscillation des jeux entre la règle et la marge de manoeuvre.

D'apres Freud, l'humour est, psychologiquement, un moyen de réagir à un événement ( parole, geste, bruit, etc.) en court-circuitant l'émotion primaire qu'il suscite (ou, pour reprendre ses mots, en nous épargnant une dépense d'investissement affective), qu'il s'agisse de désespoir, de pitié, d'attendrissement, de respect, ou autre. Ainsi, on éprouverait le plaisir de l'humeur lorsqu'un condamné à mort demande un foulard pour ne pas avoir froid au cou, car cela inhibe notre sentiment d'horreur, ou quand un travail se voit retenir une demi-journée de travail pour s'être éloigné de son poste, car cela nous évite de sombrer dans la pitié. Cette indissociabilité freudienne de l'humour et des affects n'est pas sans rappeler l'étymologie même de ce terme, qui recouvre « humeur », c'est-à-dire à la foi une disposition d'esprit et un état physique résultant de la plus ou moins grande production de substances liquides par le corps (bile, larmes, salive, sang, etc.). Si, en français, la différenciation phonétique a abouti à deux mots distincts dont le deuxième, l'«humeur», a dérivé vers une nouvelle acception plus comportementale, en anglais, « humo[u]r » englobe ces deux aspects. Bien souvent, il a intentionnellement pour objet de susciter le sourire, le rire et la sympathie des autres, et sous l'angle de cette connivence, humour et jeux de mots se rejoignent fréquemment.

Cependant, pour conclure cette question du rapport entre les jeux de mots et l'humour, on peut dire qu'ils ne sont pas forcément humoristiques, mais plutôt spirituels: ils touchent l'esprit, ce qui va de la pure jouissance intellectuelle à l'émotion qui s'exprime physiquement par le sourire. Ainsi, les acrostiches qu'ont utilisés les poèmes n'ont rien d'humoristiques: ce sont des codages ingénieux dont on peut admirer la virtuosité, mais que ne font pas rire et à peine sourire.

L'économie dans les jeux de mot.

Une des grandes caractéristique des jeux de mots est qu'il s'agit d'une forme raccourcie du langage. Ce raccourci est formellement évident dans les mots-valises. Freud donne l'exemple de H. Heine au sujet d'un homme qui, ayant rencontré le baron de Rothschild, disait avoir été traité « de façon toute famillionnaire» (Freud, 1930).

Les effets produits par un jeu de mots et par les différents. Il est fréquent, en traduction, de rendre explicite ce qui est implicite dans le texte de départ parce que le lecteur du pays d'origine et celui du pays de la traduction n'ont pas les mêmes connaissances et que ce qui est évident pour le premier ne l'est pas forcément pour le second. Mais traduire un jeu de mots, intentionnellement elliptique, par une paraphrase explicative, ce serait bien souvent faire perdre de sa qualité d'écriture et de son originalité à un texte.

Les jeux de mots et leurs destinataires.

Cette ellipse, or « économie » pour reprendre un terme employé par Freud, repose toutefois sur une condition primordiale: que le destinataire du jeu de mots saisisse ce processus d'unification, qu'il se fasse complice de son auteur. Comme nous l'avons déjà vu, un des aspects fondamentaux du jeu de mots est qu'il suit des règles; si le lecteur (traducteur)/auditeur le comprend, c'est parce qu'il connaît au moins partiellement et empiriquement ces règles, notamment celle de la fausse dissimulation qui fait qu'un élément textuel donné en cache un autre, implicite.

Un des procédés par lequel le jeu de mots est un clin d'oeil de complicité, c'est l'allusion, que Gérard Genette définit comme « un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions » (Genette, 1982, p.8). Beaucoup de jeux de mots sont justement fondés sur le références implicite à un figement, un proverbe, une parole célèbre, un événement, etc.

Pour Genette, l'allusion est une forme d'« intertextualité », autrement dit une manifestation d'une « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-dire (…) la présence effective d'un text dans un autrée (op.cit., p.8 ). Le texte contenant l'allusion, il le nomme « hypertexte », tandis que le texte auquel il est fait allusion est l'« hypotexte ». Genette utilise ces notions au sujet d'oeuvres littéraires entières, et non d'éléments ponctuels, mais on pourrait dire que les jeux de mots du type des examples précédents, qui « cachent leur jeu », sont les détails hypertextuels bâtis à modèles hypotextuels. Et il est clair que pour traduire des jeux de mots et l'effet qu'ils produisent, il convient de déterminer les poids respectifs des éléments hypo et hypotextuels dans l'original.».

La duplicité des jeux de mots.

Revenons la définition de ce qu'est le « jeu ». Dans le cas de jeux de mots, cette marge de manoeuvre est la distance que les mots peuvent prendre par rapport à leur signification et leur utilisation conventionnelles ou à l'hypotexte qui les sous-tend. Le jeu de mots est donc paradoxal à plusieurs titres:

parce qu'il repose à la fois sur du rigide, les règles, et sur l'élastique, la liberté créative.

parce qu'il emploie le langage, mais pas pour communiquer un message parfaitement clair et univoque . En effet, il recourt largement aux « accidents » de langue que sont les homophones, les paronymes et les termes polysémiques.

Selon P. Guiraud, « Le jeu verbal postule une défonctionnalisation de l'activité linuistique (op.cit., p.112). D'après lui, c'est une déviance, uné revolte contre le stéréotype. »

Pour sa part, Roland Barthes va encore plus loin sur ce thème de la « double entente » de jeux de mots. Au delà de deux signifiés possibles du jeu de mots, Barthes prolonge donc sa dualité jusq'au langage et à son récepteur, l'esprit du lecteur, ce qui le ramène à la notion de connivence dont il a déjà été question; en outre, sa conclusion sur le rôle du discours rappelle aussi la fonction métalinguistique du langage. L'évocation de la folie que fait Barthes et la division mentale du lecteur dont il parle rappellent également pourquoi le langage peut jouer un très grand rôle en psychanalyse.

Le jeu de mots, élément du système d'écriture.

A un second niveau, on trouve des jeux de mots qui ont encore un impact local et une certaine autonomie fonctionnelle, mais qui sont liés à un principe d'écriture général du texte. Ainsi, l'utilisation de jeux de mots peut etre un parti pris de l'auteur qui en émaille assez systématiquement son oeuvre. Celle-ci est alors dans son ensemble un texte qui contient pas pour autant un réseau serré (on peut ranger Alice dans cette catégorie, par exemple). En traduction, l'omission d'un certain nombre de ces jeux on leur rendu par d'autres figures d'écriture, tendant ainsi à rejeter la minorité maintenue dans la catégorie des astuces ponctuelles, risque fort de dénaturer le texte considéré en brisant sa cohérence et en ne respectant pas on esprit.

Du point de vue traductionnel, la contrainte est donc plus grade que dans le cas des jeux de mots ponctuels, en raison la fonction nettement plus importante des jeux considérés, mais, en contrepartie, le traducteur jouit aussi d'une plus grande liberté dans le recherche d'une équivalence.

CHAPITRE II

JEUX DE MOTS ET (IN) TRADUISIBILITÉ.

Il apparaît bien au contraire, à la lecture d'articles ou de livres traitant de la traduction ou de certaines oeuvres particulières, comme Alice, que les jeux de mots passent encore pour un des obstacles majeurs à la traduisibilité totale. Or il ressort de l'étude de ces écrits que, bien souvent, les argument utilisés par leurs auteurs, aussi éminents soient-ils, résultent d'une méconnaissance de tout ou partie de leur sujet: cette méconnaissance peut se situer à un niveau intralinguistique, c'est-à-dire à celui de l'evolution de langues et des caractéristiques des jeux de mots, ou à un niveau interlinguistique, c'est-à-dire à celui de la traduction.

Par ailleurs, les auteurs qui abordent la question de la traduction des jeux de mots la rattachent frequemment à celle de la traduction de la poésie en soulevant le problème des parties du discours dans lesquelles fond et forme peuvent tous deux avoir une grande importance, voire être indissociables. Il est donc intéressant de se demander en quoi ces deux problèmes de traduction diffèrent et en quoi ils se rapprochent, mais aussi quelles solutions peuvent être proposées en ce qui concerne le continuum fond-forme en traduction.

2.1. La prétendue intraduisibilite des jeux de mots.

2.1.1. Argument dus la méconnaissance des langues ou des jeux de mots.

Une des grandes raisons lesquelles certains autres jugent que les jeux de mots sont intraduisibles relève de la linguistique, tant diachronique que synchronique. Les arguments de la première catégorie, qui touchent à l'évolution des langues, consistent généralement à dire que les jeux de mots (entendus le plus souvent uniquement comme des jeux sur des plurivalences homophoniques ou polysémiques) sont des «accidents de langue», autrement dit que la similitude ou la ressemblance phonique de deux termes est le fait du hasard, lequel ne peut se reproduire pour les termes correnpondants dans une autre langue.

A côté des arguments qui nient la traduisibilité des jeux de mots parce qu'ils méconnaissent l'évolution des langues, on en trouve d'autres qui fondent la meme réfutation sur une mauvaise compréhension de ce que sont les jeux de mots. Dans bien des cas, les autres concernés ont en fait une vision tout à fait réductrice des jeux de mots, qui se limite aux jeux sur des plurivalences (calembours) en oubliant les autres catégories, et ils pensent que l'aspect prépondérant du jeu de mots réside dans les signifiants des termes employés.

Un bon exemple de ce point de vue est donné par cette définition du philosophe K. Fischer, citée par Freud (Freud, 1930, p.106): «Le calembour est le mauvais jeu de mots, car il ne joue avec le mot en tant que mot, mai en tant que sonorité».

Il est intéressant de noter, dans la citation de Callières, que la traduisibilité est vue comme le principal critère de détermination de la qualité d'un «mot». Le bon mot, qui est une pensée, un trait d'esprit, serait traduisible sans perte alors que équivoque, c'est-à-dire le calembour, interdirait la traduction. Le raisonnement logique qui sous-tend cette idée et le préjugé moral à l'encontre des calembours est, à la base, d'ordre linguistique. En effet, il suppose que les calembours portent sur les signifiants, c'est-à-dire les sons, la forme; et comme dans la grande majorité des cas, les signifiants désignant un même référent sont différents d'une langue à une autre, la conclusion s'impose alors: on ne peut pas traduire les jeux de mots. Cette focalisation sur l'aspect superficiel du jeu de mots, c'est-à-dire sur leur signifiant, a pour corollaire la négligence totale de la fonction et de l'effet.

D'autres encore admettent implicitement que l'on ne peut rendre les jeux de mots par transcodage et que l'équivalence, elle est possible, mais il est clar qu'ils ne la considèrent par comme la véritable traduction. Pour eux, c'est parce que l'on ne peut pas réellement «traduire», c'est-à-dire transposer les significations linguistiques et les signifiants, que l'équivalence est envisageable, mais elle est vue comme un pis-aller, un ersatz, ce qui « tien lieu de».

Ce jugement dépréciatif est très clair dans la citation suivante de D. Laroche-Bouvy, qui rejoint celle de Reboul en opposant les « figures de pensée » (ou « du sens » ), considérées comme traduisibles, aux « figures de mots », vues comme intraduisibles: « En réalité, les figures les plus aisément traduisiblessont les figures de pensée, les métalogismes, dans la mesure où elles dépendent moins que les autres du matériau de la langue. Il n'est pas étonnant qu'un jeu sur les phonèmes, les syllabes ou les sèmes ne puisse trouver au mieux qu'une équivalence et non une traduction dans une autre langue » ( Constrastes, 1985, p.61 ). C'est aussi l'avis de Luc Étienne, membre de l'Oulipo, qui écrit dans un article sur les jeux d'Alice: « Les jeux de langage étant par nature intraduisibles, il est difiicile de donner au public une idée de ceux de Lewiss Carroll » : et il ajoute, en note: « Tout ce que peut faire le traducteur, quand il rencontre un jeu de langage, c'est essayer d'en trouver un équivalent (…) » ( Étienne , 1971).

La langue française, il convient de le remarquer, est certainement desservie par l'expression « jeu de mots ». Il est déjà apparu, plus haut, qu'elle favorise son opposition au « jeu d'esprit » et incite à penser qu'il s'agit d'une manipulation soit de signifiés, soit de signifiants, mais en tout cas pas d'idées, d'où la dichtonomie établie par les rhétoriciens et leur mépris des jeux de mots.

2.1.2. Le poids du jeu de mots dans le texte.

Il importe également de s'interroger, notamment dans la perspective de la traduction, sur le poids des jeux de mots dans leurs textes, c'est-à-dire sur leur plus ou moins grande importance. En effet, ce «poids», qui se mesure tant au niveau de la fonction du jeu de mots que de son effet, peut entrainer des choix de traducion très différents allant, d'un extreme à l'autre, de l'omission pure et simple à la création ex nihilo d'un nouveau jeu verbal dans le texte cible.

Ce poids, ou statut, du jeu de mots dans le texte, est lié à différents autres paramètres et l'on peut dire que le continuum allant du jeu le plus accessoire, ou «gratuit», au plus essentiel, dans lequel il n'y a pas de texte, est parallèle à d'autres continuums comme celui de la typologie des texte, depuis les écrits avant tout informatifs jusqu'à des oeuvres littéraires en passant par un champ intermédiaire para-littéraire (slogans publicitaires ou politiques, titres d'articles, de spectacles, d'expositions, etc.) Après la distinction entre textes littéraires, d'une part, et infra et para-littéraires, d'autre part, on peut donc établir une deuxième grande division textuelle fondée sur le poids du jeu de mots. Bien qu'en traduction (par opposition à l'interprétation ), les jeux de mots que l'on peut rencontrer se trouvent dans des textes, c'est-à-dire dans de l'écrit, il est néanmoins vrai que beaucoup d'entre eux, et notamment les calembours, reposent fondamentalement sur l'oral. Bien évidemment, les calembours bâtis autour d'une homophonie, d'une homonymie ou d'une paronymie se prêtent mieux à la parole qu'au texte.

CHAPITRE III

De la difficulté de traduire Les Aventures d’Alice au Pays des merveilles.

Alice’s Adventures in Wonderland (1865) est le premier récit pour enfants de Lewis Carroll, auteur, logisticien et photographe passionné, de son vrai nom Charles Lutwidge Dodgson. Le livre est très bien accueilli par la presse et le succès est immédiat. Lewis Carroll publie en 1872 un second volume aux aventures d’Alice, Through the Looking-Glass and what Alice found there. Les deux livres sont souvent regroupés en Angleterre sous l’expression The Alice books.

Le point de départ d’Alice au Pays des merveilles est une improvisation orale faite durant l’été 1862, au cours d’une promenade avec les trois filles du doyen de Christchurch College d’Oxford, Edith, Alice et Lorina Liddell. C’est à la demande d’Alice que Lewis Carroll va mettre son récit par écrit ; il lui en offre une version calligraphiée et illustrée de sa main pour son anniversaire en novembre 1864. L’histoire comporte alors quatre chapitres et est titrée Alice’s Adventures under Ground.

Lewis Carroll adresse son manuscrit à Macmillan, jeune maison d’édition d’Oxford qui a publié en 1863 un récit pour enfants de Charles Kingsley, The Water Babies. Carroll souhaitait initialement que son texte soit publié sous une présentation en tous points identiques.

Les trois premières traductions en allemand, en français puis en italien sont entreprises à l’initiative de Carroll et sont publiées à Londres par la maison Macmillan. Elles ne répondent donc à aucune demande nationale. La traduction française est faite à Oxford par le fils de l’un de ses collègues, Jules Bué, qui est français d’origine. La traduction d’Henri Bué est publiée en 1869. Macmillan prend assez vite contact avec Hachette pour que cette maison distribue une partie des exemplaires sur le sol français. La vente est médiocre. Lorsqu’une seconde « première » traduction pour enfants est publiée en 1908 par Hachette, tout le monde a oublié qu’il y a eu une traduction quarante ans plus tôt.

C’est dans les années 1930 que se fait la véritable entrée de Lewis Carroll dans la culture française, fortement portée par le groupe des surréalistes. Aragon en tête, ils montrent le côté absurde du texte. Puis des critiques se lanceront dans la « psychanalyse » de Carroll et l’Oulipo célébrera en lui l’un des siens. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1930 que paraît la première traduction française d’Alice à travers le miroir. Les deux récits des aventures d’Alice deviennent alors des classiques de l’enfance.

On peut repérer un second mouvement d’appropriation adulte dans les années 1960-1970 autour de la crise de la narration et avec l’émergence des premiers grands travaux de linguistique. Lewis Carroll va faire partie, avec Virginia Woolf, Raymond Roussel et James Joyce des références des écrivains qui se situent dans la sphère du Nouveau roman.

Le statut français d’Alice au Pays des merveilles est très ambigu : l’œuvre est à la fois un classique pour la jeunesse ou une référence obligée de la culture lettrée. Toutes les éditions pour la jeunesse et une partie des éditions pour adultes sont illustrées. Aujourd’hui on compte plus de cinquante traductions ou adaptations françaises.

Passé les versions intermédiaires de Marie-Madeleine Fayet (1930) ou de Guy Tredez (1949), les nouvelles traductions sont réalisées par des traducteurs proches du surréalisme : André Bay, Jacques Papy et, surtout, Henri Parisot. C’est encore eux qu’on trouve aujourd’hui en édition de poche, à côté de la version bilingue de Magali Merle, et dans de nombreux albums. Parues plus récemment, deux versions ne peuvent passer inaperçues, celle de l’universitaire Guy Leclercq et celle d’Anne Herbauts (avec sa sœur Isabelle), auteure-illustratrice jeunesse ; toutes deux vont très loin dans l’adaptation.

Chaque traduction se montre à un moment ou à un autre en décalage par rapport à l’Alice idéale (celle de Carroll, ou, plus encore, la représentation qu’on s’en fait) et c’est la somme, ou la mise en parallèle, de toutes les trouvailles, de tous les traits de génie et de tous ces décalages qui peut donner une idée de cette Alice-là. Mesurons notre chance par rapport au lecteur francophone de 1869 !

La traduction du récit de Lewis Carroll présente diverses difficultés. Le texte ne doit pas être réduit à un simple conte de fées, car même s’il se présente sous la forme d’un roman d’apprentissage, chaque épreuve que rencontre la jeune fille est également un affrontement avec le discours même. Et ces face-à-face prennent maints degrés de complexité. Simple lorsqu’il s’agit de réciter une comptine ou une poésie que la parodie transforme complètement ; complexe quand le sens des mots vient à être mis en cause ; et déconcertant quand la structure du raisonnement logique devient une énigme. Outre un très grand nombre de facéties de langage – plus de 80 entre Alice’s Adventures in Wonderland et Through the Looking-Glass and what Alice found there – les références culturelles peuvent également poser problème lors de la transposition en français. Tout est anglais dans le récit de Lewis Carroll. Enfin, la dernière difficulté qui se pose est celle de la traduction pour la jeunesse.

Comment traduire pour ce public spécifique ?

Bien qu’aujourd’hui Alice ne soit plus uniquement une lecture pour les enfants, ce paramètre ne peut pas être écarté lors de la traduction du texte.

L’auteur pour la jeunesse (qu’il le reconnaisse ou non) « prend en compte dans l’écriture ses lecteurs potentiels, leurs intérêts, leur niveau d’expérience, de connaissances, leurs capacités de lecture, etc. » Il s’efforce de créer un univers crédible pour son jeune lecteur, univers qui implique des stratégies adaptées. Dénomination des personnages, atmosphère, rythme, dont seuls les mots sont porteurs, sont des échos au monde réel du lecteur et à ses préoccupations. Et ces éléments tolèrent peu de décalage. Traduire pour la jeunesse n’est pas qu’un acte littéraire, c’est aussi un engagement pédagogique, ludique, culturel, didactique et moral.

En littérature jeunesse, le parti pris le plus souvent retenu est celui de la traduction cibliste. Cette forme est davantage axée sur le destinataire que la traduction sourcière, où la langue est maintenue à tout prix. En principe, la traduction devrait s’adresser à un public équivalent (notamment par l’âge) et présenter le même niveau de difficulté de lecture et le même niveau d’intérêt que l’original. La littérature pour la jeunesse s’inscrit dans la tradition de l’oralité, du conte. Les aventures d’Alice sont modelées par cette caractéristique : elles découlent d’une improvisation parlée, d’une invention sur le vif dans laquelle l’attraction des mots est bien plus forte. Le rythme du récit doit donc tout particulièrement être conservé, c’est le « squelette » du texte. La traduction est tenue de soigneusement prendre en compte les aspects rythmiques et l’oralité de la langue d’arrivée, au risque de perdre une des qualités spécifiques à la littérature pour enfants. Nonobstant, la langue française est moins concise syntaxiquement et lexicalement que l’anglais, cela pose donc une difficulté supplémentaire.

Doit-on, par conséquent, dans le cadre de la littérature jeunesse privilégier la dimension sémantique ou le plaisir du lecteur ? Aux yeux de Reino Oittinen, la transparence, le naturel et la lisibilité priment sur la beauté de la traduction, et ce, même aux dépens d'une déperdition sémantique.

Jusqu’au milieu du XXe siècle, certains traducteurs ne considéraient pas anormal non plus de redoubler l’écrivain dans sa mission éducative ; en supprimant certains passages jugés trop difficiles par exemple. Henri Bué participe de cette dynamique, en retranchant parfois des phrases entières du texte, sous prétexte que les jeux de mots n’avaient plus grand intérêt en français. La traduction anonyme de 1908 (diffusée par Hachette) s’autorise, elle, des tournures un peu vulgaires. C’est sans doute toujours sous prétexte que les enfants sont des lecteurs de seconde zone que le traducteur se croit autorisé à couper ou augmenter dans l’information que lui donne le texte anglais. Quant à Henriette Rouillard, elle oublie délibérément les fautes volontaires sous prétexte que le texte s’adresse à des enfants. En supprimant les difficultés, elle s’érige en censeur du texte. La frontière est mince entre traduction et adaptation. Au contraire, Henri Parisot, traduit délibérément pour les adultes. Allant jusqu’à considérer que le récit n’est pas (n’est plus) pour les enfants. Trop scrupuleux, hanté par la crainte de laisser échapper une miette de sens, il tire le récit de Carroll vers un lecteur adulte et ne s’inquiète pas de réaliser une traduction d’Alice peu respectueuse de son statut initial de texte pour enfants. Que le récit de Carroll soit devenu au cours du XXe siècle une lecture d’adultes ne devrait pas dispenser les traducteurs de respecter la simplicité d’écriture du texte original. Isabelle Nières-Chevrel s’étonne même de voir les éditions pour la jeunesse reprendre la traduction de Parisot si peu appropriée à ce public.

Aujourd’hui en littérature jeunesse, on parle de préservation de l’identité de l’œuvre traduite. Pourtant, Marie-France Cachin explique qu’une certaine adaptation à la culture d’accueil est inéluctable dans le cadre de la littérature jeunesse. Si cette adaptation ne doit pas conduire à une neutralisation de ce qui est différent, à une négation de l’œuvre en tant qu’étrangère, elle est cependant nécessaire pour permettre aux plus jeunes d’avoir quelques repères dans le texte. Les enfants recherchent le connu, la sécurité dans les textes ; mais ils portent également en eux la capacité d’accepter ce qui est étranger, grâce à leur sensibilité et à leur curiosité exacerbée. Les traducteurs pour la jeunesse doivent savoir faire la part des choses entre domestication du texte et lisibilité. Il faut limiter l’ethnocentrisme, laisser une part d’exotisme. L’épreuve de la différence n’est pas une barrière insurmontable pour les enfants. Au contraire, la différence introduit « une part de mystère » qui donne une tonalité au texte, la replace dans son contexte d’origine. Cela permet également aux enfants de prendre conscience de l’altérité. C’est le chemin vers la tolérance. L’étrangeté peut être une invitation à s’ouvrir sur le monde, à découvrir et comprendre les différences. Paradoxalement, selon Héloïse Debombourg, « l’adaptation, très souvent imposée par des contraintes éditoriales et temporelles, court, elle, le risque de faire perdre au texte son épaisseur, de sa saveur, de sa richesse et d'aboutir à une littérature lisse, bien tempérée qui signe la mort de l'œuvre originale si l'adaptation est confondue avec elle, n'en étant qu'un reflet incomplet, manipulé, mensonger. [Cependant, elle] a pour avantage de respecter les caractéristiques de la littérature de jeunesse (le rythme, l'oralité, la concentration sur le fil directeur de l'histoire et la lisibilité) et elle permet l'accès aux grands classiques donc, dans un sens, leur survie, dans la mesure où elles peuvent “mettre l'eau à la bouche” des futurs grands lecteurs, qui redécouvriront le plaisir des mots à la lecture de l'original. »1

Avec la traduction pour la jeunesse on se place dans la perspective d’un public particulier. Public aux caractéristiques propres. Public pour lequel la littérature doit favoriser l’oralité, le rythme, la lisibilité et le fil conducteur du récit. La traduction doit donc s’adapter à ces spécificités et travailler davantage sur la forme (comment bien faire passer le texte) que sur le fond (traduction sémantique minutieuse). Cependant, la traduction ne peut pas totalement faire abstraction des différences culturelles entre culture source et culture cible. Et dans le cadre de la jeunesse, « le lecteur du texte traduit a rarement le même bagage culturel que le lecteur du texte source. Les références historiques, géographiques, tout comme les faits de la vie quotidienne peuvent interférer dans la lecture pour constituer une sorte de “brouillage” accentuant la distance entre texte et lecteur. » Certes les jeunes lecteurs ont des connaissances sur d’autres cultures que la leur, et c’est surtout vrai en ce qui concerne la culture anglo-saxonne, transmise par les films, la télévision. Mais tous les aspects culturels ne peuvent pas être perçus de la même façon. De plus, dans le cas d’Alice au Pays des merveilles, les aventures se déroulent à l’époque victorienne. Même si les jeunes Français d’aujourd’hui ont des connaissances sur la culture britannique, il y a une trop grande différence entre la société contemporaine et celle de 1860 en Angleterre. Et c’est sûrement pour cela que malgré le nombre très important de traductions, d’adaptations, l’œuvre de Lewis Carroll ne rencontre qu’un succès très limité auprès des Français.

Traduire les différences culturelles.

La traduction a un rôle d’intermédiaire entre deux cultures. Elle a pour objectif de rendre accessible une œuvre aux personnes qui ne connaissent pas la langue.

Dans le cas de l’œuvre de Lewis Carroll, les différences culturelles avec la France contemporaine sont très importantes. Alice évolue pour nous dans un « merveilleux ailleurs » (Guy Leclerc) qui participe à la magie du récit. Cependant, le texte perd de sa puissance lu en traduction, et sans les références culturelles nécessaires.

Les traducteurs doivent-ils prendre le parti de conserver cette étrangeté au risque d’amenuiser la puissance du texte ou doivent-ils simplifier l’accès au contenu du texte au risque d’estomper la force de la langue ? Aperçu des difficultés majeures rencontrées par les traducteurs.

On peut citer dans un premier temps l’habituelle question du tutoiement et du vouvoiement dans le cadre d’une traduction en français. Injecter une différence entre le tu et le vous, absente de la langue anglaise, revient à réintroduire, introduire, une hiérarchie, des rapports de pouvoir. Alors qu’Alice confronte son jeune âge à divers personnages sans gêne ni appréhension, simplement dans la force de sa naïveté, marquer une différenciation entre le tu et le vous, en fonction des personnages à qui elle s’adresse ou qui s’adressent à elle, reviendrait à « couper » son énergie et son audace. Si Alice emploie le vous avec certains personnages mais pas avec d’autres cela sous-entend qu’elle est davantage sous leur autorité ou leur doit plus de respect. Et cela va à l’inverse même de la démarche de la jeune fille. Jacques Papy est le seul traducteur qui utilise le vouvoiement et le tutoiement. Les autres se sont fixés sur le « vous » ou le « tu » pour l’ensemble des dialogues. Lewis Carroll a inventé les aventures d’Alice pour trois petites filles de la société britannique victorienne. Son récit, même si fantastique par moment, est ancré dans la réalité familière des sœurs Liddell. Premièrement, on peut citer les références aux méthodes d’apprentissages anglaises de l’époque. On peut reconnaître plusieurs allusions didactiques dans les questions que se pose Alice « Do cats eat bats ? » et « Do bats eat cats ? » et dans celle que lui pose le Chat du Cheshire « Did you say pig or fig ? ». Réminiscence de la méthode « phonic » anglaise d’apprentissage de la lecture encore largement utilisée dans les pays anglo-saxons. Bien que le traducteur puisse aisément traduire ces phrases et trouver des équivalents pour conserver le jeu de sonorités, il y a un appauvrissement sémantique pour le lecteur français, pour qui ces phrases ne font allusion à rien de connu. À d’autres moments du texte, on retrouve des allusions aux problèmes arithmétiques que devaient résoudre les enfants du temps où l’argent se comptait encore en livres, shillings et pence.

Alice contient également des allusions historiques ou politiques à l’histoire d’Angleterre. La rencontre d’Alice et de la souris est un prétexte à l’évocation de la conquête de l’Angleterre par les Normands. En France, les enfants ne disposent pas de cette référence, les traducteurs doivent donc lui substituer une référence plus française. Certains ont même pris le parti de la supprimer, Henri Bué notamment. De même, à l’époque victorienne, l’évocation des colonies britanniques fait partie de la réalité quotidienne. Quand Alice parle de l’autre côté de la Terre, elle se réfère automatiquement à la Nouvelle-Zélande. Mais pour les Français, une fois de plus, cela ne correspond à rien. La Nouvelle-Zélande n’est qu’une évocation d’un pays lointain, exotique. Enfin, le chapitre 3 des aventures de la jeune fille s’appelle « A Caucus Race ». caucus désigne à l’époque, aux États-Unis, le groupe des représentants d’un même parti. Mais en Angleterre, le terme prend un sens péjoratif ;il est employé par les membres des deux partis politiques pour désigner l’autre. Carroll, par ce terme, souhaite exprimer un manque de méthode, d’objectifs précis des comités politiques et universitaires. En français, traduit par « Une course à la comitarde », la dimension dénonciatrice s’évanouit. Ce n’est plus qu’une course dans laquelle règne le désordre.

On peut ensuite évoquer les noms des personnages de l’œuvre de Carroll. La plupart n’ont pas été choisis au hasard et incarnent en eux-mêmes des expressions populaires. Le Chat du Cheshire tire son nom de l’expression « to grin like a Cheshire cat ». En français, le sourire du chat devient donc arbitraire, alors qu’en anglais il est contenu dans son nom même. Pour cela, Henri Bué a décidé de renommer le personnage « Grimaçon », lui réattribuant ici sa caractéristique première.

Le Chapelier fou trouve ses racines dans l’expression « mad as a hatter ». À l’époque victorienne, les chapeliers étaient souvent victimes d’empoisonnement au mercure, contenu dans le feutre des chapeaux, et en proie à des hallucinations ou tremblements des membres. « Mad as a March Hare » est un rappel de la saison des amours du lièvre. En français, les noms paraissent donc arbitraires, ce qui accroît l’étrangeté du texte, notamment par les réflexions qu’Alice formule à leur égard. Pourtant, à l’origine, les personnages sont ancrés dans la langue même, dans un folklore connu de tous.

Le Chapelier explique à Alice que lui et le Lièvre de mars prennent continuellement le thé car, quand il tenta de chanter pour la Reine de cœur lors d'une fête en son honneur, elle le condamna à mort parce qu'il était « en train de battre le temps ». Pour des raisons qui ne sont pas expliquées, il échappa à la décapitation, mais puisqu'il arriva à la conclusion que le temps s'était fâché (puisqu'il était battu), le Lièvre de mars, le Loir et lui continuèrent à prendre le thé comme si l'horloge s'était arrêtée.

À l'arrivée d'Alice, le thé est animé par des changements de place à table, des énigmes insolubles et des histoires sans aucune logique, toutes choses qui agacent prodigieusement Alice. Le chapelier réapparaît comme témoin lors du procès du Valet de cœur, où la Reine de cœur reconnaît le chanteur qu'elle avait condamné à mort, et où le Roi de cœur l'avertit de ne pas être si nerveux « ou je vous fais exécuter sur place ».

Lorsque le personnage fait son apparition sous le nom de « Hatta » dans De l'autre côté du miroir, il a de nouveaux des ennuis avec la justice. Cependant, cette fois, il n'est pas forcément coupable : la Reine blanche explique que ses sujets sont souvent punis avant d'avoir commis un crime, plutôt qu'après, et que parfois ils ne le commettent pas du tout. Il est aussi fait mention de lui comme l'un des messagers du Roi blanc, tandis que le Lièvre de Mars est présenté comme « Haigha », le roi expliquant qu'il a besoin de deux messagers : « l'un pour aller, l'autre pour venir ». L'illustration de John Tenniel le représente encore, servant une tasse de thé comme il le fait dans l'histoire précédente, ajoutant du poids à l'hypothèse selon laquelle les deux personnages ne feraient qu'un.

Cela introduit la question de la nationalité des personnages et de leur francisation par la traduction. Certains personnages retrouvent leurs noms régulièrement francisés dans les traductions françaises. C’est le cas de Mary Ann, la servante du lapin. Elle devient Marie-Anne sous la plume de Jacques Papy ou Marianne dans les traductions d’Henri Bué et Henri Parisot. Pourquoi ce besoin de franciser les noms ? Si dans le cas de la servante cela ne change pas le sens du texte, la francisation des prénoms des trois sœurs qui peuplent l’histoire du Chapelier supprime arbitrairement une clé du texte. Les jeunes filles qui vivent au fond d’un puits de mélasse dont il est question se prénomment Elsie, Lacie et Tillie. Les prénoms sont des allusions aux trois sœurs Liddell. Elsie (prononcé en anglais « L.C. ») rappelle les initiales de Lorina Charlotte, Lacie est une anagramme d’Alice et Tillie est le diminutif de Mathilda, prénom donné par sa famille à Edith. Quand elles deviennent Marie, Annie et Lucie ou Elsie, Julie et Titi, cela perd tout son sens. Avec Alice, les traducteurs doivent être prudents dans leur compréhension du texte, car passer outre cette allusion aux trois sœurs Liddell entraîne la suppression de clés pour le lecteurs, de la richesse du texte.

Alice est également confrontée à la question de sa nationalité. Quand elle oublie sa grammaire anglaise, « that for the moment she quite forgot to speak good English », les traducteurs français ont tendance à mettre en avant le fait qu’elle ne « s’exprime » ou ne « parle pas correctement ». Henriette Rouillard remplace carrément la caractéristique anglaise par la nationalité française. La traductrice nationalise Alice et ses compagnons d’aventures. Quant à Henri Bué, quand il est question de nationalité, il détourne les phrases pour éviter d’en choisir une.

Alice au Pays des merveilles reprend 23 poèmes ou nursery rhymes que l’auteur détourne de façon humoristique. Se pose une fois de plus la question du référent culturel. Les lecteurs français peuvent saisir l’absurdité des textes anglais proposés par Carroll, mais ne sont pas spécifiquement liés à ces textes, ils n’en connaissent pas la version première. La première complexité pour le traducteur consiste dans un premier temps dans la transposition des vers rimés classiques. Deuxième complexité, le traducteur peut s’affranchir de ces textes et choisir de présenter aux lecteurs français des comptines françaises détournées. Anne Herbauts et Henri Bué sont de ceux qui se sont ralliés à cette solution. Dans un premier temps, un poème équivalent doit donc être sélectionné, puis le traducteur doit faire un travail d’invention par la déformation de celui-ci. Par exemple, Anne Herbauts remplace la berceuse Twinkle, Twinkle, Little Star par la comptine « Alouette, je te plumerai ». Le traducteur s’affranchit ici de son statut de passeur pour devenir un auteur à part entière.

Une fois de plus, la langue donne naissance à des personnages. La Reine de Cœur et la Valet de Cœur, ainsi que l’issue des aventures d’Alice, sont contenus dans un nursery rhyme cité textuellement par Carroll :

« The Queen of Hearts

She made some tarts,

All on a summer's day;

The Knave of Hearts

He stole those tarts,

And took them clean away. »

Ce poème est cité comme la preuve de la culpabilité du Valet. Les jeunes enfants qui connaissent la comptine sont donc au courant de la sentence qui va être prononcée avant même qu’elle le soit.

Même l’heure des repas pose des questions de traduction dans Alice. Le chapitre « A Mad Tea-Party » questionne sur l’heure de l’action. Le tea anglais n’a pas d’équivalent en français. Il convient d’ailleurs de distinguer tea-party et tea. Le mot party indique la présence d’invités à qui on sert une collation avec du thé. En France, cela se fait à l’époque de la parution d’Alice mais en soirée. Quant au tea c’est le goûter des enfants. Les traducteurs ont tous choisi le parti pris de la réception pour adultes en traduisant « Un thé chez les fous », à l’exception d’Henriette Rouillard et Elen Riot qui préfèrent le terme de goûter. Quant à l’heure à laquelle se déroule la scène, elle varie en fonction des traducteurs. Alors que la tradition est, à l’époque, à 18 heures en Angleterre, certains traducteurs semblent avoir craint que cela ne soit trop tardif pour les lecteurs français. Dans plusieurs versions l’heure du thé est donc avancée de 60 minutes (Henriette Rouillard, Marie-Madeleine Fayet).

Le tea-party est donc une collation servie à des invités. Par contre, pour les enfants et les animaux anglais, le tea est simplement le repas du soir. C’est pourquoi Alice se dit en songeant avec nostalgie à sa chatte Dinah : « I hope they’ll remember her saucer of milkat tea-time. ». Les traductions qui conservent « à l’heure du thé » montre que l’histoire est étrangère car aucun chat français ne reçoit son lait à l’heure du thé. Il est plus normal que Dinah boive son lait « au goûter ».

Outre les heures de repas, il y a des questions de gastronomie dans Alice au Pays des merveilles. Si la marmelade et les toasts peuvent aisément être adaptés, ce n’est pas le cas pour la « Mock Turtle ». La mock turtle soup est une spécialité anglaise, un potage à la tête de veau, plus économique que le véritable potage à la tortue, mets luxueux. Plat inconnu en France, le nom de cette « Mock Turtle » est quasi intraduisible. Marie-Madeleine Fayet utilise « Tortue à la tête de veau » mais si l’absurdité est conservée, c’est un nom vide de sens pour les Français. Jacques Papy utilise alors la « Simili-Tortue » et Henri Parisot la « Tortue Fantaisie » car en France, la loi impose aux industriels de l’alimentation d’apposer la mention « fantaisie » sur les contenants à chaque fois que le produit proposé est un ersatz. Le sens est là mais cela reste très éloigné du jeu de mots de Lewis Carroll. Anne Herbauts propose elle la « Tortue Grimace ». Mais là, il n’y a plus aucun lien avec le texte original.

L’œuvre de Lewis Carroll est très complexe à traduire à cause des innombrables références culturelles britanniques plus ou moins anciennes. Une traduction sourcière conserve le contenu mais apparaît comme dépourvue de sens pour un lecteur français. Au contraire une traduction cibliste affadit le texte mais permet peut-être une meilleure compréhension des intentions de l’auteur.

Traduire les jeux de langage.

La difficulté de traduire Alice au Pays des merveilles provient, pour grande part, du nombre important de facéties de langage que l’œuvre renferme. Les jeux de mots sont abondants, complexes voire laborieux. On peut même aller jusqu’à dire que les jeux de mots sont l’ossature de l’œuvre. Rares sont les textes dans lesquels on rencontre autant de personnages qui ergotent sur le sens des mots. De plus, chez Carroll, les mots ont une aptitude à créer des êtres ou des événements imaginaires. Et du fait de son origine orale, l’attraction des mots est plus puissante. Au total, plus de 80 facéties de langage dans The Alice books : phrases à double sens, quiproquos, fautes volontaires, mots-valises, calembours, etc.

Le langage est la voie (voix) d’accès au monde imaginaire de Carroll. C’est le procédé d’investigation poétique. L’auteur revendique dans La Logique symbolique : « Je soutiens au contraire que tout écrivain a entièrement le droit d’attribuer le sens qu’il veut à tout mot ou à toute expression qu’il désire employer. » Le personnage d’Humpty Dumpty dans le second volet des aventures d’Alice se fait le porte-parole de son auteur en déclarant que les mots signifient ce que celui qui les dit veut qu’ils signifient. Le sens ne dépend pas des mots mais de l’utilisateur. Les mots sont des coquilles vides (venant d’un œuf qui parle, cela prend tout son sens).

Le texte ne peut donc pas s’accommoder d’une traduction littérale. Les jeux de langage sont par nature intraduisibles. Le traducteur peut seulement essayer d’en trouver un équivalent. Mais le problème reste la majorité du temps insoluble quelle que soit l’habileté du traducteur. Le traducteur doit bien mesurer les « mécaniques langagières » de Carroll car pour essayer de retranscrire un jeu de mots, il faut d’abord l’avoir vu ! Les facéties de langage de l’auteur victorien sont d’autant plus difficiles à traduire qu’elles ne se destinent pas uniquement à faire rire ; elles sont là pour démontrer le fonctionnement du langage et ses dysfonctionnements. De plus, né d’une improvisation orale,Alice au Pays des merveilles est un récit destiné à être lu à voix haute. L’efficacité des jeux de mots et des parodies repose largement sur une réception « par l’oreille ». C’est donc être fidèle à l’esthétique du texte original que de rendre cette dimension de l’écriture, de contrôler sa traduction pour s’assurer qu’elle passe bien l’épreuve du « gueuloir ». La simplicité du lexique doit également être conservée.

Tour d’horizon des possibilités de traduction de quelques jeux de langage. Pour cela, j’ai choisi de me baser sur trois traductions : Henri Parisot (1970), Elen Riot (2000), Anne Herbauts (2002).

Carroll joue sur les sonorités. Dans le chapitre 3, Alice rencontre une souris qui lui raconte son histoire. L’auteur joue de l’ambivalence entre tail et tale. Le récit de la souris va prendre la forme graphique d’une queue qui serpente. Parisot fait dire à la souris « C’est que… c’est long et triste », insistant ainsi sur le « que » et le jeu des sons. Herbauts insiste davantage sur le membre de la souris, et oublie la caractéristique de l’histoire (triste et longue) : « C’est une histoire sans queue ni tête. » Riot propose une solution proche de Parisot : « C’est une histoire longue et mélancolique que… que la mienne ! ». Elle redouble tout de même le « que » pour plus d’insistance. Un même jeu sur la résonnance vient peu après, toujours a propos de la queue de la souris, entre I had not etknot (un nœud).

Le chapitre 4 « The Rabbit Sends in a Little Bill », en anglais, peut signifier deux choses : que le lapin fait intervenir le personnage de Bill ou que le lapin envoie une petite facture. Anne Herbauts affirme son parti pris de se détacher du texte original. Le lézard ne s’appelle plus Bill dans sa version mais Simon. Le chapitre se titre alors « Où le Lapin envoie Simon en mission ». Henri Parisot travaille sur une traduction plus littérale : « Le Lapin fait donner le petit Bill ». Et Elen Riot met en avant le jeu de mot : « Le Lapin se fait de la bile ».

Cela introduit la question des noms des personnages. Si les noms varient peu, Anne Herbauts a pris la décision de les changer pour plusieurs compagnons d’Alice. Le Chapelier devient Monsieur Chapeau, le Chat du Cheshire se transforme en Chat Touille et Bill en Simon. La nouvelle traduction de cette auteure-illustratrice montre une volonté de franciser le texte à tout prix, de restaurer l’idée du texte, des jeux de langage dans la langue française. Le texte original est totalement dénaturé mais le cœur de l’idée est recréé dans une autre langue. Le « Caterpillar » (littéralement chenille) divise également les traducteurs. Dans le texte original, Alice s’adresse à lui par « Sir » à un moment. Henri Parisot dit la nécessité que ce soit un personnage masculin dans la version française. Cela devient donc un « Ver à Soie ». Elen Riot le nomme « Chenillon » alliant sa masculinité et la caractéristique chenille.

Des expressions présentent des doubles sens. Par exemple, le Chenillon ordonne à Alice : «Explain yourself ! ». C’est un anglicisme rédhibitoire. Les traducteurs doivent détourner l’expression pour lui redonner tout son sens en français. Parisot propose la solution suivante : « – Expliquez-moi quelle idée vous avez en tête ! – Je ne suis pas certaine d’avoir encore toute ma tête. ». Anne Herbauts est plus littérale : « -Expliquez-vous ! – Je ne peux pas m’expliquer moi-même ! ».

Des mots présentent également des double sens, nécessaires à leur compréhension. En anglais,diamond veut dire à la fois diamant et carreau (couleur de carte à jouer) ; club trèfle et massue. Ces termes sont utilisés pour décrire l’arrivée des soldats de la Reine de Cœur. En France, aucun mot ne combine ces deux caractéristiques. Alors qu’en un terme, Carroll dresse le portrait des soldats dans leur ambivalence, les traducteurs doivent user de phrases plus longues pour se faire comprendre. Anne Herbauts écrit par exemple : « Dix courtisans, parés de la tête aux pieds de diamants ». La couleur carreau n’apparaît plus. Elen Riot, quant à elle, supprime l’allusion au diamant : « ils portaient des vestes à carreaux ». Enfin, Parisot combine les deux éléments mais dans une phrase bien plus étendue : « ils portaient des habits constellés de diamants taillés en forme d’as de carreaux ».

Lewis Carroll invente des mots. Notamment quand il est question de l’éducation de la Tortue Fantaisie. Les matières parodient les matières enseignées alors à l’école. La lecture et l’écriture deviennent la Mature et l’Ortho-Brasse (Herbauts), la Léchure et la Griffure (Riot) ou encore l’Alésure et la Friture. La géographie se transforme en Hydrographie (Herbauts), Souleaugraphie (Riot), Sous-l’eau-graphie (Parisot). Le latin et le grec se métamorphose en Patin et Break (Parisot) ou Crêpe et Lapin (Riot). Enfin, en ce qui concerne les disciplines artistiques, le dessin revêt une forme plus fatale pour devenir le Destin (Herbauts), Parisot propose de Feindre à la Presque (expression de Jean Cocteau) et Riot annonce des cours de Ceinture à l’huile.

Les facéties sont trop nombreuses pour être toutes décrites et comparées. Il faut cependant noter que certains traducteurs introduisent des jeux de mots supplémentaires dans leur travail, afin de renforcer le ton de Lewis Carroll. Là où certains en suppriment, face à la difficulté ou la volonté de simplifier le texte pour un public jeune, d’autres essayent de contrebalancer l’affadissement du texte en traduction française, en ajoutant des jeux de mots là où il est possible d’en faire.

Le jeu linguistique à l’épreuve de la traduction.

Passons maintenant à la présentation du texte original de ses jeux de mots : dans le chapitre IX Alice, après une partie de croquet avec la reine, rencontre à nouveau l’horrible duchesse qu’elle avait déjà connue en précédence (chapitre VI) et avec laquelle elle a une longue discussion. La duchesse est obligée de s’enfuir à cause des menaces de mort de la part de la reine, qui conseille à Alice de se rendre chez la Mock Turtle (nous ne proposons ici aucune traduction, puisque le nom de cet animal constitue l’un des enjeux les plus intéressants des différentes versions), pour écouter son histoire. Un griffon accompagne la jeune fille chez cet étrange animal, mi-tortue, mi-veau. Le chapitre, sans aucun doute l’un des moments où le jeu de mots carrollien émerge avec la force la plus intense, se conclut sur la description de l’école sous-marine fréquentée par les deux êtres. En suivant la classification des jeux de mots que nous avons présentée plus haut, nous allons maintenant déterminer le genre des opérations qui permettent à Lewis Carroll de jouer avec l’anglais dans le court morceau que nous avons considéré. Le chapitre se divise en deux parties bien définies : dans la première, qui occupe à peu près les deux tiers du texte (pages 119 à 126 dans notre édition), le jeu langagier ne paraît pas prépondérant ; dans la deuxième (pages 126 à 130) ceci s’avère, au contraire, primordial. Comme nous le verrons, les jeux de mots sont plus nombreux et, aussi, plus longs. Voici les jeux de la première partie :

Pour les huit premières pages, cela ne fait pas grand-chose, il faut l’avouer. La deuxième partie – cinq pages au total – est beaucoup plus riche. La paronymie règne:

Essayons de tirer un bilan de ces premières données : les procédés que Lewis Carroll met en place sont relativement limités et classiques (paronymie pour la plupart ; dans une moindre mesure, homophonie, polysémie, prise au pied de la lettre) et il existe un certain équilibre entre les jeux par enchaînement ou substitution et les jeux phonétiques ou lexicaux.

Conclusion

Jusqu’ici, nous avons présenté les stratégies qui ont permis à quelques traducteurs d’Alice de faire face au problème posé par la traduction des jeux de mots. Nous allons maintenant essayer de tirer quelques conclusions des données recueillies. Nous avions posé deux questions : dans le processus de traduction des jeux de mots, est-ce la structure de la langue-cible ou bien le texte-source qui prime ? Et quelles sont les différences visibles entre les façons de jouer (les ethos ludolinguistiques) italienne et française ? La réponse à la première question n’est pas univoque : les influences opposées de la langue d’arrivée ou du jeu de mots original priment toutes les deux, mais en des moments différents. Si nous acceptons la division du texte en deux parties, nous verrons que dans la première – où l’aspect ludique n’est pas, quantitativement, prépondérant – plusieurs traducteurs neutralisent le jeu de mots original (la langue d’arrivée semble ainsi prendre le dessus sur le texte) ; les traductions de la deuxième moitié du chapitre (où le rôle des jeux de mots apparaît par contre capital) sont caractérisées par une plus grande attention à une traduction ludique des jeux de l’original. Il est donc possible d’affirmer que, là où le jeu de mots est vraiment important, c’est l’élément ludique, même en traduction, qui vient le premier ; où ceci n’est qu’un des éléments à tenir en considération, la tendance à « passer au-delà » paraît plus forte. Une réponse à la deuxième question semble plus simple : d’après le tableau récapitulatif ci-dessus, il apparaît que, d’un point de vue statistique, les traducteurs francophones savent jouer plus. Même à partir d’un corpus limité comme le nôtre, les données ne laissent pas beaucoup de place au doute : tout paraît confirmer des données intuitives, qui sont en même temps linguistiques et culturelles. Le français est plus riche en homophones et paronymes. Il est donc possible de conclure que, même si d’importantes différences formelles existent entre les deux langues ce qui compte le plus n’est pas la structure de la langue vers laquelle on traduit, mais la capacité (et la volonté) de risquer du traducteur. Les traducteurs français semblent posséder un ethos moins conservatif, et paraissent prêts à mettre en discussion leur langue non seulement par l’utilisation, somme toute licite, des jeux de mots, mais aussi par l’attaque directe aux ressorts de leur langue .

Nous voudrions terminer cet exposé par une réflexion plus spécialement traductologique : chaque langue offre à la création/ reproduction des jeux de mots des possibilités et des champs d’action spécifiques. Il est possible de considérer ces espaces, ces interstices linguistiques, comme une limite ; on peut toutefois aussi les considérer comme une exhortation, adressée aux écrivains et aux traducteurs, à devenir plus attentifs et plus créatifs et à exploiter au maximum les possibilités que la langue offre. En ce sens, il s’avère parfois utile de dépasser les frontières de sa propre langue, pour aller cueillir des solutions possibles même dans les traductions étrangères. Certaines solutions adoptées par les traducteurs français pourraient facilement être reprises en italien, en contribuant à développer d’une façon plus complète l’image d’Alice – mais le discours peut être envisagé pour n’importe quel texte – mais le discours peut être envisagé pour n’importe quelle langue.

Bibliographie

GUIRAUD, Pierre, Les Jeux de mots, Paris, PUF, 1976.

YAGUELLO, Marina, Alice au Pays du langage, Paris, Seuil, 1981.

BAY, André, Alice au Pays des Merveilles, Paris, Livre de Poche, 1980.

MERLE, Magali, Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles, Paris, Livre de Poche, 1990.

http://www.hotandlittlethings.fr/litterature/alice-aux-pays-des-merveilles-un-puits-dinspiration-inepuisable/

http://lewis-carroll-and-alice.blogspot.md/

http://littexpress.over-blog.net/article-de-la-difficulte-de-traduire-les-aventures-d-alice-au-pays-des-merveilles-120059454.html

https://fr.wikisource.org/wiki/Alice_au_pays_des_merveilles/Texte_entier

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