1 L’ENDROIT ET L’ENVERS DE LA CRÉATION LITTÉRAIRE D’ANDRÉ GIDE Motto : « Suivre sa pente pourvu que ce soit en m ontant »1 Romancier, critique,… [609643]
1 L’ENDROIT ET L’ENVERS DE LA CRÉATION
LITTÉRAIRE D’ANDRÉ GIDE
Motto : « Suivre sa pente pourvu que ce soit en m ontant »1
Romancier, critique, mémorialiste, auteur d’essais, André Gide fut. a côté
de Marcel Proust, l’un des prosateurs de la première parti e du XXe siècle qui ont
marqué de la manière la plus décisive l’évolution du discours narratif dans la
littérature française.
Afin de mieux situer l’auteur et son œuvre dans le contexte general
(culturel, moral, etc.) de son époque, il faut préciser que la carrière d’André Gide
a débuté en 1891, sous l’aile symboliste (voir dans ce sens Les Cahiers d’ André
Walter et Le Traité du Narcisse qui ont été inspirés par la gratuité et l’esthétisme
de ce mouvement) et qu’elle s’est éteinte en 1951, moment de la lit térature
engagée.
L’exemple de Gide, dans la littérature de l’e ntre-deux -guerres est celui
de «l’inquiéteur» par excellence, qui a joué un grand rôle dans la no uvelle
orientation de la littérature psychologique. Un mystère léger semble en tourer tout
ce qu’ il a écrit. Nul ne nous inspire comme lui autant de défiance en nos
jugements. L’activité de la pensée, aussi bien que la subtile ramification de la
forme déconcertent.
L’œuvre de Gide est tout à fait unique, car elle tente de traduire l’esprit
du siècle o ù il a vécu et créé, époque marquée par des mutations majeures cens
le domaine des lettres et de la culture en général.
«Gide, observe Maurice Blanchot, est le lieu de rencontre de deux
conceptions de la littérature, celle de l’art traditionnel qui met au -dessus de tout
le bonheur de produire des chefs -d’œuvre, et la littérature comme exper ience qut
se moque des œuvres et est prête à se ruiner pour atteindre à l’inaccessi ble. De là
son double destin.»2
De là aussi la relative insatisfaction qu’éprouvent les corte mporains,
lecteurs et critiques (moralistes, surtout) devant son œuvre. Ses écrits ont op éré
un bouleversement bien ressenti au -delà du domaine esthétique, comme par
exemple dans la morale, par des idées telles: la liberté et la spontanéité de l'acte
existentiel, l’affranchissement de tout préjugé hypocrite, la lutte en faveur d’une
1 André Gide, Les Faux Monnaveurs, III partie, Paris, Gallim ard, 1951, pp. 170
2 Pierre Brunei, Histoire de la littérature française , XIXe et XXe s, Paris, Bordas, pp.195
2 existence plénière, car «toute sensation a une force infinie».
Les uns ne veulent voir en lui qu’un ironiste, d’autres, graves et dissertants,
saluent en sa personnalité « le prince de la métaphysique»; il est vu comme
idéaliste, mais aussi comme symboliste. Ce sont de vaines classifications, on ne
pourrait jamais accepter une seule de ces opinions contradictoires qui gravitent
autours de lui. Chez lui rien ne se particulari se, il semble écrire des l ivres où l’on
ne parle que du tout. Il est impossible d’éclairer cette individualité effi lée,
fuyante, presque oblique. Mais cela ne nous empêche pas de présenter quelques
citations, qui ont comme but principal celui de démontrer l’influence
considér able que Gide a eue sur l’évolution de la littérature au XXe siècle. Paul
Claudel, ami (un échange de nombreuses, longues et véhémentes
correspondances est un preuve évidente de leur amitié) devenu plus tard ennemi,
à cause du refus d’André de se convertir au catholicisme, a déclaré :
«Gide est flatté que je l’aie appelé un esprit en pe nte. Je voudrais di re un
esprit marécageux, l’eau complaisante à la boue, une citerne em poisonnée.»1
L’amitié déchirée à cause des opinions divergentes sur la mmoralité
pousse Claudel à de nombreuses accusations, comme par exemple:
«Gide le faux-fuyant. Il est faux et il est fuyant»2 ou bien:
«La moralité publique y gagne beaucoup et la li ttérature n’y perd pas
grande chose »3
À l’époque, ce magnifique «dire cteur de conscience », ce «contemporain
capital», ainsi nommé par André Malraux, s’était complu à a ppara ître devant ses
contemporains comme un écrivant scandaleux et déconcert ant. L e caractére
«caméléonique» de son œuvre lui confère une modernité to ujours p résente, c ar
elle ne cesse pas d’être discutée, combattue à travers les décennies. C’ est
justement cette idée que Jean Paul Sartre a voulu souligner dans Gide vivant dans
les lettres Modernes , n° 65, mars 1951:
«On le croyait sacré et embaumé: il meurt et l’on découvre combien il
est resté vivant; la gêne et le ressentiment qui transparaissent sous les couronnes
mortuaires que l’on tresse de mauvaise grâce montrent qu'il d éplisaitencore et
qu’il déplaira longtemps: il a su réaliser contre lui l’union des ge ns bien pensans
de droite et de gauche et lui suffît d’imaginer la joie de que lques augustes
momies(…) pour connaître de quel poids, cet homme de quatre vingt ans qui
1 Marc Beigbeder, André Gide, Paris, Editions Universitaires, pp.79
2 Id., pp.81
3 Id., pp.83
3 n’écrivait plus guère pesait encore sur les lettres d’aujour d’hui»1
Mais, pour mieux co mprendre cette personnalité multiple qui a semé tout
le long de sa route des livres admirables et divers, il faut observer tout d’abord le
déterminisme extérieur – le milieu social ou bien intérieur – les expériences
personnelles qui ont profondément influen cé sa création littéraire. La
problématique du monde créé par André Gide dans ses écrits nous amène à
plonger dans son passé et à analyser les réseaux familiaux et sociaux. Son œuvre
semble avoir été écrite sous le signe de la confession, étant souvent cat aloguée
comme autobiographique, mais le traitement qu’il fait de sa vie est très
approfondi, car il refait, il modifie les événements. Plus on plonge dans le monde
intérieur, plus on a des chances d’atteindre à l’essence.
La création littéraire est elle -même instrument de progrès dans la mesure
où elle permet à l’auteur non de se peindre, mais de se découvrir, non de se
proposer en modèle, mais de se dénoncer lucidement. C’est en lisant son oeuvre
qu'on découvre qu’André Gide est victime de son instabilité et de son dualisme.
Né le 21 novembre 1869 à Paris, d’une mère catholique de Normandie et
d’un père protestant du Languedoc, sa nature résulte, dirait -on, de cette
opposition entre le Nord et le Sud, comme premier facteur qui déclenche son
tumulte intérieu r. Plus tard, Gide mettra en relief la duplicité de ses origines:
«Est-ce ma faute à moi, s’écrie -t-il dans son Journal ( 2 décembre 1929) ,
si votre Dieu prit si grand soin de me faire naître entre deux étoiles, fruit de deux
sangs, de deux provinces et de deux confessions ?»2
Ainsi, sur cette ambiguïté primordiale, il fondera son refus du choix :
«Entre la Normandie et le Midi je ne voudrais ni ne pourrais choisir, et
me sens d’autant plus Français que je ne le suis pas d’un seul morceau de France,
que je n e peux penser et sentir spécialement, en Normand ou en Méridional , en
catholique ou en protestant, mais en Français… »3
Bien plus :
«Rien de plus différent que ces deux familles; rien de plus différent que
ces deux provinces de France, qui conjuguent en m oi leurs contradictoires
influences. Souvent je me suis persuadé que j’avais été contraint à l'oeuvre d’art
parce que je ne pouvais réaliser que par elle l’accord de ces éléments trop
divers.»4
1 Marc Beigbeder, André Gide, Paris, Editions Unive rsitaires , pp.113
2 André Gide, Journal , Paris, Gallimard, pp.36
3 La Normandie et le Bas -Languedoc , article de 1902 recueilli dans Prétextes, pp.39
4 André Gide, Si le grain ne meurt, Paris, Gallimard, 1938, pp.358
4 Ces propos de l’écrivain sont particulièrement suggestifs et i ls reflétent
ses contradictions intérieures, la diversité de son âme déchirée entre la
comm union spirituelle et l’attrait de la vie sensuelle, immédiate, entre ce qui es t
raisonnable et ce qui ne l’est pas.
LE DÉRACINEMENT
En 1897, Maurice Barrés publiai t son roman, Les D éracinés , où il
soutenait la nécessité du «racinement» au sol natal, de la fidélité à la terre
ancestrale, aux traditions et à l’esprit d’origine. Gide réagit immédiatement en
disant:
«Né à Paris, d’un père uzétien et d’une mère normande , où voulez -vous,
Monsieur Barrés, que je m’enracine ?»1
Ce double «racinement» familial mi -normand, mi -méridional, lui rendant
impossible un racinement personnel unique, est partagé aussi par ses
personnages. Dans La Porte étroite , au début du Journal d’Alissa, il fera dire à
celle -ci, à son arrivée à Aigues -Vives:
«Elle parle, cette terre méridionale, une langue que je n'ai pas encore
apprise et que j’écoute avec étonnement»2.
Mais si dans L’Immoraliste , son pôle nord reste la Normandie, le pôle
méridiona l va se trouver, par le fait des voyages que Gide entreprend, en Afrique
du Nord, qui deviendra une terre d’adoption, un lieu d’attraction permanente. Il
parle dans son Journal d’un séjour à Biskra et dit:
«La terre parle ici une langue différente, mais qu e je comprends
maintenant».3
C’est ainsi que les pôles géographiques de L’Immoraliste seront La
Roque -Baignard (La Morinière) et Biskra.
Déraciné par sa naissance, Gide fera du déracinement une loi de son
comportement et du comportement de ses personnages.
La personnalité complexe de l’écrivain a été dévorée non seulement par
ce dualisme languedocien et rouennais, mais aussi par un sentiment de sa
différence.
Un jour de sa onzième année, il tombe en sanglotant dans les bras de sa
1 J J.Thierry, Autour de Barrés , Paris, Gallimard, 1973, pp.58
2 André Gide, La Porte étroite, Paris, Gallimard, 1968, pp.23
3 André Gide, Journal , ed. cit. pp.79
5 mère et lui dit avec désesp oir:
«Il m’apparaît que j’ai obscurci à l’excès les ténèbres où patientait mon
enfance (…) . C’était (…) peu après la mort de mon père, c’est à dire que je devais
avoir onze ans (…) . J’avais été en classe ce matin -là. Que était -il passé? Rien,
peut-être… Alors pourquoi tout à coup me décomposai -je et, tombant entre les
bras de maman, sanglotant, convulsé, sentis -je à nouveau cette angoisse
inexprimable (…)? On eût dire que brusquement s’ouvrait l’écluse particulière de
je ne sais quelle commune mer intérieure inconnue dont le flot s’engouff rait
démesurément dans mon cœur ; j’étais moins triste qu’épouvanté; mais comment
expliquer cela à ma mère qui ne distinguait à travers mes sanglots, que ces
confuses paroles que je répétais avec désespoir:
Je ne s uis pas pareil aux autres ! Je ne suis pas pareil aux autres ! »1
Cette différence dont le sentiment le tourmente, il la cultivera bientôt
avec orgueil et il fera de ce culte l’un des fondements de son éthique immoraliste.
À cet état de tension morale s’aj oute une tension physique -les tourments
de la chair. Gide notera dans son Journal :
«J’ai vécu jusqu'à 23 ans complètement vierge et dépravé».2
Ayant reçu une stricte éducation protestante dont l’austérité exacerba très
tôt son extrême nervosité, il a eu u ne adolescence partagée entre l’impuissance à
résister aux impulsions du désir et la crainte que provoque la perspective de la
faute, le rigorisme religieux interdisant les péchés de la chair. Orphelin de père
dès 1880, il mène des études décousues entouré de femmes, parmi lesquelles sa
future épouse: sa cousine Madeleine.
Un long séjour en Afrique du Nord, de 1893 à 1895, lui révè le la double
vérité de son être : la pédérastie et un besoin angoissé de communion spirituelle.
La première, son attirance pour l es jeunes garçons transforme son «union
blanche» avec Madeleine, épousée en 1895, en un étrange et douloureux partage.
Mais en parlant du territoire africain on doit souligner aussi son influence
favorable, son pouvoir de ressusciter l’artiste, de l’éveill er de la morale de l’effort
que sa mère a voulu lui inculquer. C’est ici qu’il gagne de confiance en soi -même,
qu’il apprend à goûter la vie. Il reconnaît en lui un cas unique et peu à peu devient
conscient que pour accomplir sa destinée il doit exploiter au maximum cette
distinction qui le rend surprenant au milieu d’autres: «Dans un monde où chacun
se grime, c’es t le visage nu qui paraît fardé ».
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.134 -135
2 André Gide, Journal , ed. cit., pp.17
6 Très tôt, Gide a le sentiment de sa vocation , il a la révélation de son
idiosyncrasie. Ce concept darwien. qui a émigré dans la critique littéraire via
Taine ou Brunetière , Gide se l'approprie et le définit en Palu des:
«Nous ne valons que par ce qui nous distingue d es autres ; l'idiosyncrasie
est notre maladie de valeur : ou en d’autres termes: ce qui importe en nou s, c'est
ce que nous seuls possédons, ce qu'on ne peut trouver en aucun autre . »1
L'aventure africaine constitue donc la clé de l'œuvre de Gi de, car il
revient de l'Orient avec un «secret de ressuscité»2, domin é d’une lumination
libératrice. Par delà l’hom osexualité, il a la révélation de sa force v itale, d’un
appétit de voir et de sentir qui donne à ses pensées libre jeu e t lui permet de
déborder sa mesure. Il découvre ici un espace édénique , la patrie mystique de sa
guérison. Il y soigne sa tuberculose et il passe outre les interdits. Ces experiences
vont lui inspirer d’œuvres magistrales comme : Les Nourritures terrestres
(prose poétique d’un lyrisme débordant), L’Immoraliste et Les Nouvelles
Nourritures.
Toute la vie de Gide a postulé entre le ciel et l’ enfer, entre la liber té et la
contrainte morale, entre l’ange et le diable; il semble écartelé entre les extrêmes,
déchiré entre les contradictions. Ainsi l’austérité de La Porte étroite repond à
L’Immoraliste (1902) et Saoül (1903) est un écho aux Nourrit uresterrestres , qui
présentent un système de vie qui semble définitif. On peut dire que s es livres
nécessitent leur contradiction, comme ils ont été nécessités, si l’on veut, comme
la face d’une médaill e.
La solution de l’antagonisme intérieur qui l’a cons umé toute sa vie se
trouve sur le plan esthétique, non sur le plan éthique. Gide a compris que l'entente
entre deux adversaires irréductibles ne serait possible qu’en faisant intervenir un
tiers, à savoir l’artiste :
«J’ai passé toute ma jeunesse à opposer en moi deux parties de moi qui
peut-être ne demandaient pas mieux que de s’entendre»3
Du petit garçon fragile qu’il étai t, Gide est devenu une sorte d’esthète, de
Narcisse (on l’appelle ainsi, par référence au mythe de Narcisse qui traduit le fait
de se c omplaire à la contemplation de soi -même, une sorte de nouvel égotisme).
Le narcissisme, une des constantes caractérielles de Gide, conditionne le
processus de la réflexion de l'œuvre sur elle -même, que l’on retrouve aussi bien
1 André Gide, Paludes , ed. cit., pp.8 2
2 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.293
3 André Gide, Journal , ed. cit., pp.107
7 dans la composition « en abyme » que dans la technique du récit. Il est peut -être
le premier a avoir adapté à la prose romanesque le phénomène d’autoréflexivité
caractéristique surtout pour une certaine partie de la poésie de la seconde moitié
de XIXe siècle (Rimbaud, Mallarmé, Lautréam ont). Il créa ainsi ce que les
critiques appelèrent plus tard le métaroman ou «le roman du roman». Ce type
nouveau de structure romanesque (illustré dans Les Caves du Vatican et Les
Faux -Monna yeurs) brise la linéarité de la narration. D’autres éléments enc ore
contribueront à ce renouvellement du discours narratif dont les plus importants
seraient: les interventions ironiques de l’auteur vis -à-vis de son héros (lorsque
celui -ci est amené au point de tomber dans le piège des stéréot ypies
traditionnelles) ains i que ce qu’on a appelé la théorie de l’acte gratuit ( le
personnage n’agit plus sous l’impulsion d’un déterminisme extérieur – le milieu
social ou intérieur – l’hérédité – mais en vertu de sa spontanéité et du hasard).
Si on veut parler de l’influence cons idérable que Gide a exercée sur la
littérature on ne doit pas nous arrêter seulement sur son rôle décisif à la
construction du nouveau roman. Il faut apprécier aussi le fait qu’en 1909 à côte
de Copeau et Schlumberger il a fondé la Nouvelle Revue Française . Cette revue
se caractérisait par l’honnêteté intellectuelle et le sérieux de l’art. Elle n’était rien
moins qu’une école et, en fait de manifeste, son premier numéro s’était contenté
de «Considérations» fort général de Schlumberger et d’une petite gerbe de
citations qui traduisaient surtout le goût du travail et de la mesure, et une certaine
méfiance à l’endroit de l’inspiration, de l’improvisation, des séquelles de la
facilité romantique. La cohésion de l’équipe de la N.R.F. avait été celle d’un
groupe d’amis qui s’appréciaient , s'estimaient dans leurs différences:
«Notre entente, raconte Jean Schlumberger , ne s'établit pas autour d’un
programme ; c'est notre programme qui fut l'expression de notre entente (…).
Nous avions en commun quelques grandes admi rations, doublées d’énergiques
refus, et quelques principes qu'il faudrait qualifier de moraux autant que
d’esthétiques».1
Ces hommes venus d’horizons sociaux et spirituels si divers avaient en
effet accepté, pour la rédaction des fameuses «Notes» critique s qui firent
beaucoup pour la gloire de la revue, «l’effacement des amours propres», un
travail en équipe qui ne ménageait aucune susceptibilité; leur désir de se
dépouiller de toute vanité d’auteur leur avait fait prendre pour principe de ne
jamais rendre compte dans la revue d’une œuvre publiée par l’un d’entre eux.
1 Claude Martin, Gide, Bourges, Taedy Quercy S.A., pp.139
8 Cette honnêteté, où certains ne voulurent voir qu’affectation de purisme, accrut
la force d’attraction du groupe. La revue imposera peu à peu une école de la
rigueur et du classicisme avec des écrivains comme Gide lui -même, Proust,
Alain -Fournier, Giraudoux, Martin du Gard ou Valéry. La N.R.F. deviendra vite
et restera jusqu'à la Seconde Guerre mondiale la plus importante revue littéraire
française.
L’importance que cette revue a eue dans l’évo lution littéraire au XXe
siècle est un rappel constant du fait qu’on ne doit pas négliger la «profession»
critique de Gide. II commente des écrivains représentant pour lui soit des miroirs
(Montaigne), soit des adversaires de sa pensée (Pascal), soit encor e les
révélateurs des problèmes vers lesquels il se sent naturellement attiré
(Dostoïevski – l’acte gratuit).
Afin de conclure, on peut traiter de résumer tout son effort littéraire en quatre
facteurs majeurs:
Sa philosophie personnelle, dégagée de toute église et de toute
compromission;
Son interrogation sur le roman dans les Faux -Monna yeurs lequel a ouvert la
voie à une «déconstruction» de l’activité romanesque;
Sa présence à la tête de la Nouvelle Revue Française qui se justifiait par sa
connaissance en cyclopédique des auteurs du monde entier ;
Enfin, la maîtrise de son style et de son dépouillement où le moindre
mouvement de la langue marque une nuance de la pensée et le frémissement
continu d’une sensibilité domptée par récriture.
Sans doute ses livres inquiéteront et contrarieront un grand nombre de
personnes qui, ayant arrêté sur un écrivain un jugement définitif, n'en prétendent
plus changer et croient à une déchéance dès qu’une œuvre s’éloigne de l'arbitraire
domaine intellectuel qu’ils imposent. Ma is le lecteur attentif saura sans doute
saluer tout ce festin littéraire qui dégage l’odeur de la n ouveauté et de la joie de
vivre :
«Ce que j’ai connu de plus beau sur la terre,
Ah! Nathanaël! C’est ma faim
Elle a toujours été fidèle
À tout ce qui toujour s l’attendait»1
1André Gide, Les Nourritures terrestres , ed.cit., pp.90
9 L’IVRESSE DE LA LIBERTÉ
Motto : «Je haïsais les foyers, les familles, tous les lieux ou l'homme
pense trouver un repos; et les affections continues, et les fidélités
amoureuses, et les attachements aux idées – tout ce qui compromet
la just ice; je disais que chaque nouveauté doit nous trouver
toujours disponibles ».1
Gide n’est pas né Gide, il l’est devenu. L’écrivain fait figure de joueur,
curieux, impulsif, enthousiaste dans ses divertissements, enivré de lumière et de
bonheur, mais sa cr éation n’a pas toujours été caractérisée par cette gaiété. Pour
se «réformer», l’auteur a dû abandonner sa famille et le souci fort bourgeois de
conformisme social et moral. Il a su s’arracher au milieu austère, fidèle à la lettre
de la loi et très crainti f dans l’exercice du libre examen. Il a choisi d’être différent,
d’effacer de sa mémoire le légalisme moral imprégné par le protestantisme et
l’esprit bourgeois. Mais, cette différence dont on a tant parlé, a été construite sur
les réactions aux contrainte s de sa famille. Les circonstances, c'est -à-dire le
milieu et l’éducation, ont donné aux traits banals un tour particulier, une allure
dramatique. Il faut se heurter à des écueils contraignants pour développer un refus
d’obéissance, une opposition à une au torité quelconque. Donc, on peut découvrir
en Gide «un fruit du mal», mais un fruit qui naît du mal pour faire son bien. C’est
ainsi qu’il devient un déshérite moral par rapport au milieu où il a été élevé.
André Gide fait tomber son masque et sort d’un pa s décidé de la carapace d’un
être se défiant de soi -même. Il cesse de mener une vie de mensonge constant vis –
à-vis de ses pensées.
Gide devient anti -barrésien, théoricien de la révolte contre les cadres, les
idées et les habitudes reçues. En se déracinant il accepte d’instaurer en lui un
dialogue, un conflit, un déchirement générateur d’originalité.
Sa nervosité est aggravée par ce penchant à l'examen de conscience et à
l’introspection. Mais c’est une nervosité positive, une sorte de terre fertile qui fait
naître des «nourritures» nouvelles. C’est pourquoi on pourrait affirmer qu' André
Gide laisse éclater sa révolte et devient un écrivain qui parle beaucoup de soi –
même, ce qui fait que ses œuvres de fiction se transforment en miroirs révélateurs
de ses secr ets les plus intimes. Ses récits témoignent du besoin de se fuir lui –
même, de se laisser posséder par l’inspiration et l’enthousiasme. Il cherche
1 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed. c it., pp.114
10 aveuglement l’extase où la raison «s’endort» et où le «cœur veille».
L’échappatoire à son malaise essentiel c’ est le rêve et l’imaginaire. Gide se
propose d’épaissir le monde, de le compliquer, d’accroître son mystère. Il tente
de retrouver la plénitude harmonieuse de l’en -soi en niant sa conscience:
«Crois -tu pouvoir, en cet instant précis, goûter la sensation pu issante,
complète, immédiate de la vie, sans l’oubli de ce qui n’est pas elle? L’habitude
de ta pensée te gêne; tu vis dans le passé, dans le futur et tu ne perçois rien
spontanément. Nous ne sommes rien (…) que dans l’instantané de la vie»1
L’écrivain v eut se cultiver une conduite de libération et d’affirmation.
On voit qu’il s’agit plutôt d’une sincérité supérieure, d’une véritable «catharsis»
par laquelle le sujet se libère de ce qui opprime et inhibe son propre être. Il donne
vie à ce qui est son proj et authentique, sa vérité personnelle.
Pour l’écrivain Gide, la création des personnages romanesques ne sera
d’ailleurs pas autre chose que cette libération de divers êtres, parfois
contradictoires, qui cohabitent en lui. C’est une sorte d’exorcisme qui le sauve et
qui l’aide à découvrir un nouvel orient à sa vie, où ses yeux s’ouvrent comme
ceux d’un aveugle guéri. Il renforce sa théorie par des mots choquants adressés à
Paul Valéry: «Si je n’écrivais pas, je me tuerais». Ce qui rend intéressante cette
vision, c’est le rôle accordé à l’écriture. A la différence de l’écriture traditionnelle
– classique, romantique, réaliste – l’écriture moderne est plutôt une exploration
qu’un bilan, une aventure où l’écrivain, devenu aussi ignorant que son lecteur,
s’attend à trouver de l’inconnu à chaque tournant du chemin exploré. Il en résulte
que son écriture est à la recherche de sa propre image existentielle, que l’écriture
se cherche elle -même.
Écrivain moderne par ses trouvailles narratives, Gide est aussi un
représe ntant de la génération éthique, essayant par un dernier et suprême effort
de ranimer les valeurs humanistes.
En tout cas, le roman éthique ainsi que le roman existentialiste inventent
une nouvelle formule: celle d’une écriture symbolique qui oblige à une l ecture
sur plusieurs plans: un plan apparent et plusieurs plans de profondeur.
Les personnages, à leur tour, deviennent des prétextes, de simples
supports pour la réflexion morale ou philosophique qui anime et justifie la
narration.
1 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed. cit., pp.122
11 L’ACTE GRATUIT -UNE LI BÉRATION ?
En 1914 paraît le roman Les Caves du Vatican , commencé dès 1905.
C’est le premier succès de librairie de son auteur. Ce roman de Gide est un récit
délibérément décousu, disparate, difficilement analysable selon les canons du
genre. Sous les app arences d’une parodie des intrigues policières, cette sotie (mot
puisé au répertoire des genres médiévaux et ressuscité par André Gide pour
désigner un récit où la pensée se cache sous le masque du jeu) repose sur le thème
de l’acte gratuit, motif emprunté par lui à Nietzsche et à Dostoïevski ( Crime et
Châtiment ).
C’est une réflexion sur la notion de liberté et sur les conséquences de
celle -ci pour soi et pour les autres. Le cas du jeune Lafcadio en est la meilleure
illustration, car ce non -héros, même si p risonnier de sa «mystique» de l’acte
gratuit, sauve un jour, avec la même indifférence et le même détachement, deux
enfants menacés par un incendie, tout comme un autre jour, il a tué, sans aucun
mobile réel («Un crime immotivé, continuait Lafcadio: quel e mbarras pour la
police») et par un geste resté célèbre dans l’histoire de la littérature, Amédée
Fleurissoire, petit homme falot et malingre, fabricant d’objets de piété. Lafcadio
Wluiki (19 ans), personnage plein de contrastes, «être d’inconséquence», ava it
songé à un acte «sans raison ni profit», où il trouverait une étrange et dangereuse
affirmation de sa liberté. En tuant sans raison une victime arbitrairement choisie,
il voulait accéder à la possession absolue de soi et au détachement souverain à
l’éga rd du monde de la raison pratique. Ce geste de pure anarchie aberrante n’est
qu’une manière irresponsable de s’opposer au monde des raisons et des profits,
de se situer par conséquent à son niveau. Serait – cette une libération? On pourrait
donner une répo nse affirmative, car le personnage qui entreprend l’acte gratuit
n’agit plus sous l’impulsion d’un déterminisme extérieur – le milieu social – ou
intérieur – l’hérédité – mais en vertu de sa spontanéité et du hasard, son acte étant
étranger à tout système moral et n’ayant pour justification que lui -même. Mais
cet exemple est -il à suivre?
12 «LES NOURRITURES TERRESTRES» ET «L’IMMORALISTE»,
EXPRESSION ET ILLUSTRATION DE L’IVRESSE DE LA LIBERTÉ
André Gide a reçu une éducation sévère, puis il s’est émancip é. Mais
l’inquiétude n’a jamais cessé de l’habiter, et ses récits de maturité attestent les
hésitations de sa pensée. Dans les années qui suivent au séjour en Afrique du
Nord il semble gagner une plus forte connaissance de soi -même, ce dont
témoignent les œuvres autobiographiques que nous envisageons d’analyser dans
ce chapitre. L’itinéraire de cette libération suivie d’une affirmation du gidisme,
pourrait être suggéré par le schéma suivant:
Les Nourritures
terrestres
(1897) La porte étroite
(1904) Si le grain ne meurt
(1926)
L ’Immoraliste
(1902)
Le Faux -Monnayeurs
(1925)
Journal
(1889 -1947)
Le séjour à
Biskra L’ivresse de la
libert é Les contradictions
de l’experience La conaissance
de soi
1896 1951
L’adolescence
contrainte 1893-1894 La jeunesse
impatiente La maturit é
inqui éte La vieillesse
apais ée
L’ivresse de la liberté qu’il a connue éclate d’abord dans la prose lyrique
des Nourritures terrestres (1897) et se manifeste par la suite dans les épisodes
d’un récit en partie au tobiographique, L ’Immoraliste (1902).
Dans les Nourritures terrestres , l’écrivain s’adresse à un jeune homme
qu’il appelle Nathanaël. C’est le destinataire principal et déclaré de son livre.
Il se propose de lui révéler la vie véritable, au contact de la terre et de ses
joies. Il vante l’exaltation du désir, la fièvre de l’attente et la vertu de
l’enthousiasme. L’écrivain célèbre le plaisir de voyager, la beauté des fleurs et la
saveur des fruits. Il évoque ses propres découvertes et ses souvenirs du parad is
africain d’une manière tout à fait expressive:
13 «Nourritures!
Je m’attends à vous, nourritures!
Satisfactions, je vous cherche;
Vous êtes belles comme les rires de l’été.
Je sais que je n’ai pas un désir
Qui n’ait déjà sa réponse apprêtée.
Chacune de mes faims attend sa récompense.»1
Cet extrait du Livre II est un morceau de prose poétique exaltant la joie de
vivre en liberté, principe de la ferveur qui tient l’être en éveil et lui permet de
«s’attendre» à toutes les richesses du monde. Gide s’échappe de la «tombe»
sociale, de la vie artificielle, s’éloignant de l’air vicié, paludéen pour embrasser
l’existence au milieu de la nature. Cette entreprise de libération totale exprime sa
révolte contre tous les aspects contraignants de son passé. Il devient cons cient de
la beauté de vivre, du pouvoir nourricier de «cette terre tolérante et prometteuse»
où tous ses appétits s’éveillent.
L’écrivain se débarrasse des formules lentement inculquées à son être
(voie l’éducation puritaine et la soumission à l’autorité m aternelle), il apprend à
vivre, à jouir de chaque «fruit» terrestre par soi -même. L’Afrique lui donne l’air
positif, ayant éloigné le relent de sa mort intérieure et l’ayant ressuscité:
«Chaque jour, d’heure en heure, je ne cherchais plus rien qu’une
pénét ration toujours plus simple de la nature. Je possédais le don précieux de
n’être pas trop entravé par moi -même. Le souvenir du passé n’avait de force sur
moi que ce qu’il en fallait pour donner à ma vie l’unité»2.
À vingt -quatre ans, Gide découvre brusquem ent une vie dont la
prodigieuse et inépuisable nouveauté, en chaque instant, fait naître en lui des soifs
inconnues. C’est dans cette terre, dans ce climat excessif, dans cette frénésie
luxuriante de la vie qu’il fait l’affirmation d’une nouvelle attitude morale et du
courage de ses goûts. Passé presque inaperçu au moment de sa publication, cette
œuvre est sans doute celle qui offre aujour d’hui le plus de formules pour définir
l’attitude gidienne devant la vie.
Ce qu’il y a d’admirable dans ce livre, c’est le fait qu’il déborde d’une
sensualité qui conduit à Dieu et qui peut être, pour quelques -uns, un somptueux
bréviaire de vie morale. Gide passe tout naturellement des maximes d’un très pur
hédonisme rejetant tout devenir à l’expression d’un panthéisme abso lu: le
1 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed. cit., livre II, pp.89
2 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed.cit, pp. 89
14 bonheur n’existe qu’instantané, il ne se distingue pas de l’amour, et celui -ci ne
peut avoir que Dieu pour objet; Dieu est donc la forme de tout instant de bonheur:
«Derrière toutes les portes fermées, Dieu se tient. Toutes formes de Dieu
sont chér issables, et tout est la forme de Dieu.»1
Il semble que cet immoraliste jouisseur veut nous jeter à la tête toutes les
images, toutes les sensations, tous les rythmes qui ont pu traverser la sienne à
l’occasion des deux séjours en Afrique de Nord (de 1893 à 1894 et en 1895). Il
s’agit plutôt d’une libération que d’une délivrance, libération impliquant effort et
lutte. Son journal témoigne de cette volonté d’accomplissement de soi:
«Tous mes efforts ont été portés cette année sur cette tâche difficile: me
débarrasser enfin de tout ce qu’une religion transmise avait mis autour de moi
d’inutile, de trop étroit et qui limite trop ma nature».2
Si l’on a parlé de l’effort, de la lutte de l’auteur pour se libérer, on doit
signaler qu’il y a des critiques, comme par exemple Gabriel Trarieux, qui accuse
l’écrivain d’exercer sa volonté et de ne pas sentir l’émotion décrite, la croissante
exaltation du sentiment, la graduelle effervescence. Le critique voit dans Les
Nourritures une simple improvisation apparente, une vo lonté très tendue et un
véritable système, une sorte de recherche exaspérée de sensations inédites.
Le reproche semble de mauvaise foi, et il peut être combattu par les
mots de l’écrivain qui dit :
«Mon livre était beaucoup trop naturel pour ne point paraî tre factice à
ceux qui n’avaient plus de goût que pour l’artificiel; et précisément parce qu’il
s’échappait de la littérature, on n’y vit d’abord que de la quintessence de
littérature »3. Ou encore: «Dans un monde où chacun se grime, c’est le visage
nu qui paraît fardé»4 .
Plus que la contradiction entre le devoir de disponibilité à tous les
possibles et la nécessité de l’option, à laquelle on a souvent réduit Les
Nourritures terrestres , le livre montre que le drame, le problème essentiel de
Gide a été non pas celui du choix, mais celui de l’intégration, de l’orchestration
en lui des formes diverses de la vie. Rien, donc, de plus personnel, de plus
directement vécu que Les Nourritures , fruit d’une négation du mal. Ce livre
exprime l’expérience d’un convalesc ent, qui a senti la vie près de lui échapper.
Nouveau converti du Dieu de la Lumière, Gide goûte sans arrière pensée à tous
1 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed.cit, pp.122
2 André Gide, Journal , ed.cit., pp.12
3 Jacques Bersani et coll., La littérature en France depuis 1945 , Paris, Bordas 1971, pp.42
4 Jacques Bersani et coll., La littérature en France depuis 1945 , Paris, Bordas 1971, pp.43
15 les fruits de la terre, le puritain contraint cède ainsi la place à un parfait
hédoniste:
«Tandis que d’autres publient ou travaille nt, j’ai passé trois années de
voyage à oublier au contraire tout ce que j’avais appris par la tête. Cette
désinstruction fut lente et difficile; elle me fut plus utile que toutes les
instructions imposées par les hommes, et vraiment le commencement d’une
éducation.
Tu ne sauras jamais les efforts qu’il nous a fallu faire pour nous intéresser
à la vie, mais maintenant qu’elle nous intéresse, ce sera comme toute chose –
passionnément».1
Charles Guérin exprime sa reconnaissance à Gide, en disant que ce livre
lui a appris à vivre:
«Quand j’eus fini de lire votre livre, je me trouvais ivre, le cœur gonflé et
douloureux, plein de désirs et ne sachant quoi désirer, ainsi qu’il nous arrive
souvent en face de nuits trop belles»2.
Le thème du livre pourrait être interp rété comme la découverte de la
vitalité, de la sphère de l’esthétique par quelqu’un qui vient de la sphère de
l’éthique.
Un désir nerveux de pureté l’avait tourmenté pendant sa première
jeunesse, la peur du péché, la soif de pureté imaginaire, mais fatigué par la tension
intérieure créée par cette recherche stérile d’un Dieu qui ne voulait pas être
trouvé, Gide a découvert la réalité sensible, le sentiment incroyable de la
libération totale.
Étouffé par l’air sobre et sombre, maladif et artificiel des salon s remplis
par les mondanités parisiennes dont la mesquinerie prêtait à rire, Gide vient
embrasser la nature et la joie des choses simples. C’est ce désir de tout connaître,
de tout sentir qui l’anime.
L’ivresse de la liberté et la jeunesse impatiente ont i nspiré aussi
L’Immoraliste (1902). Dans la vie, comme dans l’œuvre, la voie de
l’immoralisme est ouverte, à Gide comme à Michel, non seulement par les
expériences d’un voyage en Afrique du Nord, pôle d’attraction permanente, mais
par celle d’une maladie me ttant la vie en danger. Ce récit nous dévoile une leçon
d’égoïsme extrême. Le protagoniste, Michel, après avoir épousé Marceline,
tombe malade et crache le sang; sa jeune femme le soigne avec un dévouement
1 André Gide, Les Nourritures terrest res, I livre, ed. cit., pp.71
2 André Gide, Les Nourritures terrestres – documents, critiques, ed. cit., pp.238
16 admirable. Un séjour à Biskra, puis un voyage à tr avers l’Afrique du Nord
l’aident à se rétablir et à conquérir l’harmonie si longtemps recherchée. Guéri, il
retourne à Paris, où il se laisse influencer par le cynique Ménalque et s’abandonne
au plaisir. Cependant, Marceline tombe à son tour, mais au lieu de lui donner les
soins que son état exige, il l’entraîne de nouveau en Afrique du Nord où elle
s’épuise et se meurt.
Les lieux, manifestement connotés, ont dans L'Immoraliste plus
d’importance que dans n’importe quel roman d’André Gide. La géographie
donn e à l’auteur la possibilité de jouer intentionnellement avec des effets
climatiques: quatre climats imposent de façon tout à fait caractéristique leur
atmosphère – celui d’Afrique du Nord, celui de Normandie; celui d’Italie et celui
de Suisse. L'idée d’un suggestif périple en ces lieux est suggérée par un schéma
du type:
PARIS
Normandie
(La Moriniere) année 2 Normandie
(La Moriniere)
Italie
(Syracuse, Naples)
année 1
année 3
Italie
(Naples , Syracuse,
Palerme )
Afrique du Nord
(Biskra, Tou ggourt)
Afrique du Nord
(Biskra)
Au cours de la période inquiète et tragique de l’entre – deux – guerres toute
une littérature d’évasion se développe en France. L’Immoraliste ne fait pas
exception, et l’évasion se situe d’abord dans l’espace géograph ique (le voyage et
l’exotisme sont alors particulièrement à la mode), mais aussi dans l’imaginaire.
En revenant au schéma présenté ci -dessus, il convient d’observer que la
ligne dramatique n’est pas droite, mais montante, horizontale et descendante.
Si les deux versants du drame sont présentés parallèlement, c’est parce
qu’ils sont construits respectivement selon le retour à la santé de Michel et selon
le déclin de la santé de Marceline. Mais, on ne retrouve pas dans la seconde partie
l’équivalent de la pro gression qui caractérise la première: l’évolution de la
maladie de Marceline n’est pas suivie, étape par étape, avec la précision
rigoureuse que Gide apporte à la convalescence de Michel. Par conséquent, on
peut aisément déduire que le roman est centré ou plutôt égocentré, sur le
17 protagoniste Michel. C’est par rapport à lui qu’il faut suivre la ligne évolutive à
la fois dans sa montée et dans sa retombée. C’est d’abord la lutte contre la
maladie et le triomphe progressif du vouloir -vivre. La lutte contre la maladie est
menée en même temps par l’esprit, assumant la prédilection accordée au corps, à
ses besoins et à ses joies, et par le corps dont les exigences subordonnent toute
table de valeurs.
Cette progressive victoire de la vie commence par l’apprentissa ge des
sens: Michel apprend successivement à voir (L’Immoraliste , pp. 32), toucher
(pp.33), manger (pp.37 -38), respirer (pp.40), écouter, palper (pp.47), lire (pp.47);
cela se poursuit par la pratique des exercices physiques (1ere partie du chapitre
VI): r espiration, bronzage, bains. Puis, il suit la découverte émerveillé du corps
et de sa beauté (chapitre VII), de sa force – la bagarre avec le cocher ivre de
Sorrente (pp.72 -73), de sa virilité – la nuit d’amour avec Marceline (chapitre
VIII). C’est ensuite que vient le retour aux activités intellectuelles (chapitre IX).
C’est ainsi que Michel parvient à la fixation du bonheur, de l’équilibre heureux
et de l’exaltation.
Pour conclure, après une lecture attentive, détaillée de ce récit, il
s’impose d’observer non seulement qu’il est construit sur toute une symétrie qui
fonctionne en même temps comme antithèse, mais aussi qu’il a été conçu selon
le principe d’une osmose conjugale, exigeant que l’un ne reprît vie qu’en épuisant
celle de l’autre: pour que Michel vive, il fallait que Marceline meure.
J.J.Thierry explique son opinion de la façon suivante:
«…le principal personnage de L’Immoraliste ne pouvait recouvrir la santé
qu’au prix de celle de sa femme; ou plus exactement pour guérir et vivre, il lui
fallait (…) en sa seule faveur de cette part de lui (…) que par le mariage il avait
abandonnée à Marceline ».1
En conclusion, la liberté se maintient par le refus des esclavages faciles –
ceux de la famille, ceux de la morale et finalement ceux de la religion .
Dans L’Immoraliste et Les Nourritures terrestres la maladie acquiert un
aspect positif, étant aperçue comme une solution salvatrice qui conduit à une
libération absolue, au contrôle de soi et surtout au bonheur.
L’expérience personnelle de la douleur et du sentiment d’être proche à la
mort est tout à fait révélatrice pour l’écrivain, qui veut ainsi toucher à la vraie
vie:
«Le plus petit instant de vie est plus fort que la mort, et la nie. La mort
1 Henri Maillet, L’Immoraliste d’André Gide , Paris, Librairie Hachette, pp.57
18 n’est que la permission d’autres vies »1.
Quoique hostile à tous les dogmatismes, par ces deux livres, André Gide
a voulu lancer un message à ses contemporains, et non seulement. Il annonce son
art de vivre dans cet appel des Nourritures : «Nathanaël, je t’enseignerai la
ferveur», ce qui exprime le besoin humain de se libérer des contraintes et de sentir
l’enthousiasme de vivre:
«Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux, je veux
que mes pieds seuls le sentent…Toute connaissance que n’a pas précédée une
sensation m’est inutile».2
Le concept s aint-exupéiyen, exprimé dans la Terre des hommes , que «la
terre nous en apprend plus long sur nous -mêmes que tous les livres», est bien
ressenti dans l’œuvre de Gide qui semble vouloir dire la même chose par des
mots différents, mais tout aussi suggestifs:
«Il faut, Nathanaël, que tu brûles en toi tous les livres»3.
Donc, par cette modalisation de l’énoncé à l’aide du verbe «falloir», Gide
traduit le fait que la libération s’obtienne non par l’abandon à soi ou de soi, mais
par l’effort sur soi.
Un autre exe mple d’effort exercé sur soi pour gagner la liberté est celui
de Michel, dans L’Immoraliste . Toute sa dialectique repose sur l’emploi des deux
verbes essentiels: «savoir» et «vivre». On les retrouve dans de nombreux
contextes: «n’a su… ne pas savoir… i ls vivent… de vivre… qu’ils vivent… je ne
vis plus…». Michel sait maintenant qu’il vit parce qu’il a su être malade.
Le roman autobiographique Si le grain ne meurt , livre de maturité,
apporte -lui aussi un souffle de liberté:
«Comment avais -je pu re spirer jusqu’alors dans cette atmosphère
étouffée des salons et des cénacles, où l’agitation de chacun remuait un parfum
de mort ?»4
Cette interrogation fort suggestive semble conduire à l’idée que de la
mort à la vie on aboutit par l’immoralisme, et que de la vie à la mort on est conduit
par la morale.
La morale n’aurait de signification pour André Gide que si elle enseignait
le plus beau, le plus libre emploi de nos forces. Cet auteur semble avoir toujours
été à la recherche de la vie intensément vécue. Il s’est défini comme un
1 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed. cit., pp.84
2 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed. cit., pp.21
3 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed. cit., pp.84
4 André Gide, Si le grain ne meurt , ed.cit., pp.375
19 «inquietéur», et pour le reste, il a dû lui -même se libérer d’un certain nombre de
conformismes. Entre 1920 et 1925, André connaît une triple libération:
-libération du passé dans Si le erain ne meurt (1926), souvenirs d’enfance
et de jeunesse, où il pousse la confession jusqu'à son point extrême;
-libération de la contrainte morale dans Corydon (1924), apologie
ouverte de l’homosexualité;
-libération artistique, la plus féconde, dans Les Faux -Monnayeurs
(1925).
Promoteur de l’entho usiasme de la grandeur et de la valeur humaine,
André Gide est un combattant ardent contre tout ce qui corrompt l’esprit, contre
tout ce qui l’empêche de se manifester librement. Toute sa création artistique est
un véritable témoignage de ses conceptions. Il se sert de son propre exemple,
celui de l’homme qui n’a pas bien regardé autour de lui et adopte ce militantisme
contre la pression sociale, militantisme auquel l’époque se prêtait peu.
Son influence sur la jeunesse intellectuelle de l’époque a été
considérable. Il adresse le message enivrant de la liberté, premièrement aux
adolescents, à la génération de demain, au nouveau souffle qui n’a pas eu le temps
d’être corrompu. C’est à eux le pouvoir de changer le monde, de délivrer
Prométhée de ses chaînes et c’est à lui de leur montrer la voie vers
l’affranchissement de toute contrainte et de toute convention.
L’image ténébreuse de la société cage, qui tuit le désir libérateur et
l’esprit de révolte en faveur des interdits moraux et religieux, trouve la criti que
la plus âpre dans La Séquestrée de Poitiers – attaque violente contre la
bourgeoisie et ses mœurs et dans les Souvenirs de la cour d’assises où il dévoile
le fonctionnement déficitaire de l’appareil justicière.
Le principe de la contrainte, des préjugé s, des traditions et des
conventions étouffantes imposées par l’imitation aveugle d’un autrui endoctriné
n’est pas un devoir à suivre. Le vrai devoir est celui d’accepter le droit dont
chacun dispose, celui d’agir librement.
«Monstres enfantés par la peur -peur de la nuit et peur de la clarté, peur
de la mort et peur de la vie, peur des autres et peur de soi; peur du diable et peur
de Dieu – vous ne vous imposerez plus».1
L’intention de l’écrivain est bien évidente, il nous propose de nous
délivrer de la peu r d’être différent et d’agir selon nos propres règles. Enraciner
l’individu dans sa terre et dans ses ancêtres, selon le principe de Barrés, c’est
1 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed. cit., pp.229
20 l’étouffer, mutiler ses ailes naissantes. Il faut que l’individu se déracine, qu’il
trouve seul le chemin jus te, qu’il apprenne à se débrouiller tout sel, loin des
influences qui peuvent corrompre son esprit d’une façon irrémédiable. André
Gide semble vouloir inculquer le désir de s’autodéterminer. Il renforce sa théorie
dans le propos suivant:
«Familles, je vous hais! foyers clos; portes renfermées»1.
Pour lui, la liberté n’est pas seulement l’absence de contrainte, elle est
la prise de conscience par l’individu de sa précieuse particularité, de sa
personnalité et ce n’est pas une exigence facile. Dépérir soi mêm e pour que
l’aigle croisse et embellisse (à voir Prométhée dans la sotie au même nom de
1899), c’est manifester sa personnalité, répondre à sa vocation particulière, en
un mot croire à son éducation comme Gide y croyait dès son enfance: «N’as –
tu donc pas c ompris que je suis élu ?», criait -il angoissé à sa mère. Mais, c’est
aussi se sacrifier à un idéal, en son cas à son œuvre:
«Si je compare à celui d’Oedipe mon destin, je suis content: je l’ai
rempli. Derrière moi je laisse la cité d’Athènes. Plus encore q ue ma femme et
mon fils, je l’ai chérie. J’ai fait ma ville. Après moi, saura l’habiter
immortellement ma pensée. C’est consentant que j’approche la mort solitaire.
J’ai goûté des biens de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, les
hommes se recon naîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien
de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu.»2
1 André Gide, Les Nourritures terrest res, ed. cit., pp.59
2 Alexandru Păușești, Istoria Literaturii franceze , sec XX, Buc., Ed.Didactică și pedagogică, 1960,
pp.123
21 LA FOI D’ANDRÉ GIDE
MOTTO: «Je crois maladroit, improfitable, ininstructif de se mettre
uniquement sur le plan du bien et du ma l pour juger les actions
humaines, ou plus exactement, pour en apprécier la valeur.»1.
(Lettre à M.Belgion, 22 novembre 1929)
Si l’on veut livrer une interprétation pertinente concernant l’influence
exercée par la foi sur la personnalité d’André Gide, on doit remonter dans le passé
et parler de sa jeunesse ténébreuse, de l’âge visiblement marqué par l’austérité
protestante créant le climat religieux (et moral) exclusif dans lequel il a été élevé
– contrairement à ce qu’il a prétendu plus tard, opposant la «tradition protestante»
des Gide à la «tradition catholique» des Rondeaux. Il est vrai que sa famille
maternelle avait été catholique, mais, lorsqu’il naquit, elle ne l’était plus depuis
plus d’un siècle.
Madame Paul Gide a élevé son fils dans le respect d e la morale la plus
stricte, le sens de l’autorité et de la Loi, dans un puritanisme où l’amour de Dieu
était, certes, moins vif que la crainte du péché, le Péché étant, par excellence, le
domaine de la chair. De la religion, Gide n’a connu d’abord guère e n vérité que
les aspects les plus contraignants.
L’influence du milieu sur le jeune André a été donc considérable, et c’est
ainsi que l’anxiété a commencé à pousser en lui, en le transformant dans un enfant
«divisé» et fragile, comme l’avoue lui -même:
«…compliqué, né d’un croisement de races, assis au carrefour de
religions, sentant en (moi) toutes les directions de Normands vers le Sud, de
Méridionaux vers le nord, portant en (moi) de si multiples raisons d’être, qu’une
seule peut -être (me) demeure impos sible: être simplement»2.
De constitution physique et psychologique délicate, d’une grande
émotivité, il a connu des crises d’angoisse dès sa onzième année; sa scolarité a
été fort irrégulière, son éducation «rompue», traumatisée par plusieurs
événements c apitaux, dont cette dramatique découverte, en décembre 1882, du
«secret» de Madeleine, qui détermina pour une large part la collaboration
mystique de l’amour qu’il porta à sa cousine. En bref, il était un hypernerveux,
un enfant fragile dont l’état nerveux s’est progressivement compliqué, aggravé
1 Henri Maillet, L’Immoraliste d’André Gide , ed. cit., pp.39
2 Lettre a Francis Jammes, 6 août 1902, préface aux Nourritures ter restres , ed. cit, pp.44
22 par le penchant à l’examen de conscience et à l’introspection qui favorisèrent
d’abord l’éducation protestante, puis la découverte, très importante du «Journal
intime» d’Amiel qu’il lut dans sa quatorzième année et qui l’encouragea à tenir
dès cette année son propre journal.
Anxieux, l’enfant se considérait comme responsable du mal qui
l’entourait, et cette puissance du mal, il la sentait en lui d’autant plus forte car
elle était animée d’un sentiment religieux très exalté, assoiffé de pureté.
Il luttait en vain contre son «péché»; cette attitude qui est la cause
majeure d’une angoisse obsédante lui a inspiré son premier livre, «Les Cahiers
d’André Walter».
Les échos du tumulte intérieur se retrouveront plus tard dan s la
conception du personnage Boris, dans «Les Faux -Monnayeurs»; il y a entre celui –
ci et l’enfant Gide trop de ressemblances pour qu’on hésite à les identifier: leur
ambiguïté caractérielle, leurs habitudes onanistes, le puritanisme de leur mère, la
coïnc idence chronologique de la découverte de leur «vice» et du décès de leur
père.
La première esquive naturelle était le repli narcissique sur soi; et l’on sait
combien le mythe du héros amoureux de sa propre image séduisit le jeune Gide.
Son amour pour Madel eine, l’amour d’André Walter pour Emmanuèle sont en
grande partie l’amour de Narcisse pour Ego: négation de sa division intérieure
par la création d’un double imaginaire. Pleine de sensibilité excessive et de
dualismes, telle fut l’adolescence de Gide, mai s pour s’en sortir, il a trouvé la
voie de l’imaginaire, prenant très tôt conscience de sa «vocation» d’écrivain
(L e s Cahiers d’André Walter ).
Mais l’arrachement définitif du milieu familial plein de rigueur s’est
réalisé par son évasion en Afrique, grâce à la découverte du plaisir, à la
conversion à une éthique sensualiste.
On peut affirmer sans doute que ce territoire exotique a eu une sorte de
pouvoir magique qui l’a ressuscité, qui l’a fait vivre comme il ne l’avait jamais
fait. Il s’est débarrassé des formules inculquées par le rigorisme puritain, des
livres et de l’éducation et a appris à vivre, à jouir de chaque chose par soi -même.
Les Nourritures terrestres , plaquette parue en 1897 et inspirée par le
séjour en Afrique du Nord rend publique «une arden te soif» pour tout ce qui est
péché:
«Nathanaël je ne crois plus au péché»1 et «J’espère bien avoir connu
1 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed.cit., pp.96
23 toutes les passions et toutes les vices»1.
Ce livre est un hymne à la vie, une aspiration à la jouissance totale et un
repentir pour la période où l’a uteur «ne goûtait pas le sel de la terre». Il plaide
pour l’émancipation totale, pour la disponibilité parfaite. C’est la manifestation
d’une philosophie hédoniste. Ce livre ressemble beaucoup à la Cantique des
Cantiques , prose de fièvre et de morale, qui nous apporte de la caresse dans la
chair et de la jouissance dans les fibres. Et ce qu’il y a d’admirable, c’est que ces
livres conduisent à Dieu:
«Nathanaël, il n’y a que Dieu que l’on ne puisse pas attendre. Attendre
Dieu, Nathanaël, c’est ne comprendre pas que tu le possèdes déjà. Ne distingue
pas Dieu du bonheur et place tout ton bonheur dans l’instant»2 .
C’est en cette vie faite d’attentes indéfinies que se résume l’éthique des
Nourritures. Alors que, pour André Walter, «la vie n’est qu’un moyen, pas un
but», dans Les Nourritures terrestres la vie est devenue le bien absolu: «ma vie
n’a d’autre but qu’elle -même».
«Ne distingue pas Dieu du bonheur» – cette formule du pur hédonisme
montre que la notion de Dieu, pour l’ancien auteur des Cahiers d’André Wa lter,
s’est maintenant vidée de toute transcendance; il reprend la vieille idée des Grecs,
que le bonheur apparaît dans la conformité à la nature, et identifie celle -ci à Dieu:
«où que tu ailles, tu ne peux rencontrer que Dieu» 3.
André Gide jette un regar d rétrospectif dans sa jeunesse pleine de
conformismes, de peur et d’angoisses et réalise une critique acide de la religion
qui lui a été imposée par sa mère:
«Commandements de Dieu, vous avez endolori mon âme.
Commandements de Dieu, serez -vous dix ou ving t?
Jusqu’ou rétrécirez -vous vos limites?
Enseignerez -vous qu’il y a toujours plus de choses défendues?
De nouveaux châtiments promis à la soif de tout ce que j’aurais trouvé
beau sur la terre ?
Commandements de Dieu, vous avez rendu malade mon âme…»4
Gide a la révélation de sa force vitale, d’un appétit de voir et de sentir
qu’il ne croyait pas posséder. Cette révélation africaine a inspiré aussi
L’Immoraliste , car c’est toujours là que se déroule l’action. Le protagoniste,
1 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed.cit., pp.78
2 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed.cit., pp.83
3 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed.cit., pp.73
4 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed.cit., pp.151
24 Michel, a recouvré la santé et avec elle le désir de rejeter tous les préjugés de
l’éducation puritaine qui le serraient comme une chaîne.
Gide a maintes fois insisté sur le lien qui existait dans son esprit entre
L’Immoraliste , où s’exprime une apologie de l’individualisme libéré des i nterdits
que la morale et la religion font peser sur l’être, d’une part, et d’autre part La
Porte étroite , où s’exalte un amour mystique trouvant son accomplissement dans
le sacrifice total de soi en Dieu. A propos de ces deux œuvres, Gide rappelle
volonti ers la concomitance et la durée de leur genèse. Le 7 février 1912, il écrit
dans son Journal , à propos de La Porte étroite :
«Qui donc persuaderai -je que ce livre et jumeau de L’Immoraliste et que
les deux sujets ont grandi concurremment dans mon esprit?»1 .
L’autocritique qui fait le fond de L’Immoraliste (1902) peut évoluer vers
une critique des autres : l’ascétisme mortel d’Alissa dans La Porte étroite et vers
le mensonge à soi -même dans La Symphonie pastorale (1919).
La plupart des œuvres d’André Gide vo nt révéler désormais une
oscillation ou un conflit entre l’aventure et la sagesse, entre le plaisir et le
sacrifice. À Michel, protagoniste de L’Lmmoraliste , il oppose Alissa, l’héroïne
de La Porte étroite qui refuse le bonheur terrestre et choisit la voie ingrate du
renoncement afin de mériter le ciel et le salut divin. Comme celle de
L’Immoraliste , la matière de La Porte étroite est encore très largement
autobiographique. Pour écrire l’histoire de l’amour d’Alissa Bucolin et de
Jérôme, Gide n’a pas fait a ppel au seul souvenir des décors normands de leur
enfance, de leur famille, mais aussi à celui de leurs entretiens intimes, au texte
même de leurs lettres.
Cousins, camarades d’enfance, Alissa et Jérôme ont l’un et l’autre senti
que leur tendresse était de venue amour; mais l’amour de Jérôme, quoique tout
pénétré d’élévation religieuse, a grandi humainement et ne tend qu’à la
réalisation de leur bonheur, au mariage; celui d’Alissa tend au contraire au
renoncement terrestre, à la réalisation d’une vertu conçu e comme la résistance à
son propre bonheur. Sachant l’amour que sa sœur Juliette porte aussi à Jérôme,
elle se contraint à celer ses propres sentiments à celui -ci pour laisser la voie libre
au mariage de Juliette avec son cousin. Ce mariage n’aura pas lieu , mais la
décision d’Alissa est définitive: elle mourra, tendue vers une joie supérieure, un
absolu qui aura fait le désespoir de Jérôme et d’elle-même, déchirée jusqu’au
1 André Gide, préfac e de L’Immoraliste , ed.cit., pp. 12
25 dernier instant entre son amour et ce qui la pousse à en faire sacrifice:
«Pauvre Jér ôme ! écrit -elle dans son Journal. Si pourtant il savait que
parfois il n’aurait qu’un geste à faire, et que ce geste parfois je l’attends…
Lorsque j’étais enfant, c’est à cause de lui déjà que je souhaitais d’être
belle. Il me semble à présent que je n’ ai jamais «tendu à la perfection» que pour
lui. Et que cette perfection ne puisse être atteinte que sans lui, c’est, ô mon Dieu!
celui d’être tous vos enseignements qui déconcerte le plus mon âme.
Combien heureuse doit être l’âme pour qui vertu se confondr ait avec
amour! Parfois je doute s’il est autre vertu que d’aimer, d’aimer le plus possible
et toujours plus…»1.
L’histoire est pleine d’un tragisme émouvant. Jérôme, le personnage
principal masculin, après avoir une enfance fragile, tombe amoureux d’Alissa.
Un jour, au temple, ils entendent tous deux le verset que le pasteur avait choisi
comme thème de sermon: «Efforcez -vous d’entrer par la porte étroite, car la porte
large et le chemin spacieux mènent à la perdition». Alissa, cependant sent monter
en el le une tendresse profonde pour Jérôme. Les deux jeunes gens paraissent
donc appelés à un bonheur commun. Pourtant, elle semble vouloir le détacher
d’elle. Est -ce pour tenter d’assurer, par son sacrifice, le bonheur de sa sœur
Juliette? Son journal, découve rt après sa mort prématurée, révèle qu’elle a obéi
surtout à des raisons d’ordre mystique; elle a choisi la porte étroite, en répétant
après Pascal: «Tout ce qui n’est pas Dieu ne peut pas remplir mon attente»2.
Alissa par rapport à Michel, suit un chemin tout à fait différent, celui du
renoncement et du sacrifice, «la route étroite» dont parle l’Evangile, «étroite» à
n’y pouvoir marcher deux de front»; son cas est celui d’une sainte ou d’une
personne qui frise de près l’angélisme le plus pur. Ame héroïque, vouée à Dieu,
elle poursuivra le cruel destin jusqu’ à sa mort. Le sacrifice d’Alissa n’est ni celui
d’un protestant, ni celui d’un catholique, il est plutôt celui d’un janséniste. D’où
le double aspect du livre: éloge et critique à la fois de l’héroïsme janséniste et du
mysticisme.
À l’opposé de Michel, Alissa incarne les qualités féminines de
l’altruisme et de l’abnégation, qui avaient été seulement esquissées dans le
premier récit avec le personnage de Marceline. D’un bout à l’autre de son
évolution, el le est motivée par le plus pur esprit de sacrifice et par son
dévouement. Si elle finit par repousser Jérôme pour se tourner vers Dieu, ce n’est
1 André Gide, La Porte étroite , ed.cit, pp.86
2 André Gide, La Porte étroite , ed.cit, pp.394
26 pas, comme on l’a supposé quelquefois, par orgueil, mais parce qu’elle veut
l’instruire par son exemple, parce qu’elle croit être un obstacle entre Dieu et lui.
Elle prie Dieu de lui accorder la force d’apprendre à Jérôme à ne plus l’aimer.
Alissa ne recherche rien pour elle -même, se sachant perdue d’avance, mais désire
tout pour son amant, pour qu’il atteigne la « gloire célestielle».
L’écrivain n’est pas sévère avec Alissa, mais il n’est quand – même son
défenseur, Gide ne considère pas l’opposition d’entre la joie de vivre et
l’accomplissement religieux comme une opposition véritable. Il veut signaler le
fait que le protestantisme se trompe souvent en exagérant cette opposition.
Avec l’héroïne de sa Porte étroite , Gide tente une expérience de
libération individuelle: Alissa est aussi une Prodigue qui quitte tout ce qui la lie,
tout ce qui la contenterait, l’arrêter ait, l’attacherait; elle aspire à un absolu qu’elle
n’atteindra pas:
«Et je me demande à présent si c’est bien le bonheur que je souhaite ou
plutôt l’acheminement vers le bonheur. Ô seigneur! Gardez -moi d’un bonheur
que je pourrais trop vite atteindre! Ens eignez -moi à différer, à reculer jusqu’à
vous mon bonheur.
(…) Si bienheureux qu’il soit, je ne puis souhaiter un état sans progrès.
Je me figure la joie céleste non comme une confusion en Dieu, mais comme un
rapprochement infini, continu … et si je cr aignais de jouer sur un mot je dirais
que je ferais fi d’une joie qui ne serait pas progressive»1.
Cette janséniste et étrange passion de se priver du bonheur terrestre, cette
expérience d’un absolu céleste a déterminé quelques critiques littéraires, parmi
lesquels -Jacques Rivière et Paul Archambault, de voir chez Alissa plus de peur
de la terre que d’attirance du ciel. Quand – même Archambault lui -même a
apprécié l’émotion, la ferveur et la sympathie profondes et évidentes avec
lesquelles Gide avait décrit l’hérésie destructive d’Alissa. Il a dit:
«À cette heure, en ce lieu, Gide de tout son cœur, se retrouve sous
l’obédience de valeurs chrétiennes: délicatesse de la conscience et du cœur, vie
offerte et donnée, souci au service des autres, élan vers l’infi ni, pressentiment
d’un mystère qui serait une illumination et d’une immolation qui serait le vrai
salut»2.
La Symphonie Pastorale semble soutenir une thèse inverse: les valeurs
religieuses et la rigueur morale viennent de l’intérieur de l’homme. Les passio ns
1 André Gide, La Porte étroite , ed.cit, pp. 398
2 Clau de Martin, Gide , ed. cit., pp.115 -116
27 ne représentent la liberté mais l’emprisonnement et la spontanéité peut être fatale.
Ce livre parle des dangers d’une libre interprétation des Écritures, du mensonge
et de l’hypocrisie. C’est l’histoire de Gertrude, petite aveugle abandonnée et
ignorant e recueillie un soir par le Pasteur – personnage anonyme qui est marié,
chargé d’enfants et plein d’une vertu paisible et sans menaces. Lorsque après des
années, il s’aperçoit que son affection pour sa pupille s’est changée en amour,
loin de songer à lutte r, il cherche à confirmer son instinctive conviction qu’un
sentiment si naturel et si pur ne peut être un péché. C’est alors que, tout comme
Gide lui -même, il relit l’Évangile « d’un œil nouveau». Il n’y trouve proclamée
que la loi de l’amour. Confus il ret ourne aux écritures de saint Paul et croit avoir
découvert une différence radicale entre la leçon donnée par Jésus et celle donnée
par son apôtre. Ne pouvant pas supporter la sévérité paulinéene, le pasteur trouve
confort dans l’idée que Jésus n’a jamais i nterdit rien. Attribués aux pasteur et
servant une cause assez indigne, ces tourments religieux semblent un peu
exagérés. Mais leur exaltation dérive de l’expérience personnelle de Gide, lui
aussi sujet de telles angoisses pendant sa jeunesse.
Un autre liv re qui traite du problème de la religion est la sotie intitulée
Les Caves du Vatican . On a vu dans ce livre une parodie du catholicisme ou, du
moins, de la papauté. Mais il y a également un reflet comique de la lutte des
coulisses d’entre les catholiques e t les francs -maçons. La protestation violente de
Paul Claudel (catholique) serait la preuve parfaite du fait que la parution de cette
sotie a agité les esprits de l’époque, surtout ceux partisans du catholicisme.
Si l’on avance un peu dans la vie de l’écri vain, on découvre que pendant
la guerre, Gide a traversé une crise religieuse, ressentie dans l’opuscule intitulé
Numquid et tu? . Cette crise, après Les Caves du Vatican livre dominé par une
verve irrévérencieuse et quasi -athée, atteste que les traces de s on éducation
puritaine existaient, ils étaient latentes, mais toujours puissantes. Le problème
religieux se posait donc pour lui de façon nouvelle. Il fut tout près de se convertir
au catholicisme.
Les notes rassemblées sous le titre de Numquid et tu? permettent de juger
jusqu’où il alla dans cette voie. Il lisait Pascal, Bossuet, Fénelon, mais par -dessus
tout, l’Évangile. Sans doute, son christianisme ne se liait à aucune orthodoxie
particulière. Sans doute, le Dieu qu’il invoquait était plutôt l’objet de son espoir
et de son amour qu’une affirmation de son intelligence. Mais sa foi n’était pas
moins authentique. Il croyait aux interventions de la Grâce, au caractère divin de
l’Évangile et de son message. Il priait.
C’est en 1916 que Gide s’avança le plus loin sur le chemin du retour à
28 Dieu. Mais alors il y a eu dans sa vie intime des événements qui l’ont orienté
dans une direction différente. Il avait réussi jusqu ‘alors à cacher le mystère de
sa vie secrète. Un jour, en 1914, il avait pu craindre l’indisc rétion de Claudel, il
avait eu peur pour le bonheur de sa femme. L’incident n’a pas eu de suite. Mais,
au mois de mai 1916, une lettre imprudente de Ghéon révéla Madeleine les
égarements de son mari. Dans les années qui suivirent immédiatement cette crise,
il écrivit quelques -unes de ses œuvres les plus connues: Corydon (apologie de la
homosexualité), La Symphonie Pastorale , dont on a parlé et Les Faux –
monnayeurs.
Libéré de tous les préjugés moraux qui le retenaient, ayant trouvé la «clé»
de son caractère, admettant l’existence du «démon qui l’habitait» (référence
directe à ses goûts homosexuels), Gide affirme dans Le Journal des Faux –
monnayeurs :
«Je me suis complètement désintéressé de mon âme et de son salut (…)
c’est la pensée, l’émotion d’autrui qui m’habite»1.
Ou bien:
«L’Enfer est au -dedans de nous:
Et je sens en moi, certains jours, un tel envahissement du mal, qu’il me
semble déjà que le mauvais prince y procède à un établissement de l’Enfer»2.
Après une vie oscillante entre deux pôles majeurs, le bien et le mal, cet
écrivain assez déconcertant, rejette la lutte du choix. Il adopte la philosophie
hédoniste et c’est ainsi qu’on retrouve dans ses livres une invitation constante à
la joie et à découvrir les frissons élémentaires. Il semble nous dire que la vie est
par nature vouée au bonheur et q’il faut rejeter l’idée de péché pour goûter à tous
les fruits de la terre. La quête du bonheur ne quittera jamais son œuvre et, en
1935, année de la parution des Nouvelles Nourritures terrestres il confesse:
«La vie peut être plus belle que ne la consentent les hommes. La sagesse
n’est pas dans la raison, mais dans l’amour. Ah! J’ai vécu trop prudemment
jusqu’à ce jour. Il faut être sans lois pour écouter la loi nouvelle»3.
Soucieux de réussir une vieillesse à la fois sereine, sensuelle et
enthousiaste, Gide approche sans crainte de la mort, content d’avoir réalisé ce
nouvel Évangile qui peut aider au bonheur collectif. En parlant du vieil Évangile,
il affirme:
1 André Gide, Le Journal des Faux -monnayeurs , ed. cit, pp.87
2 André Gide, Le Journal des Faux -monnayeurs , ed. cit, pp.144
3 Préface des Nouvelles Nourritures terrestres , ed. cit., pp.10
29 «Ce sont les préceptes de l’Évangile qui m’ont in culqué le doute de ma
valeur propre» 1.
Le nouvel être, c’est à dire celui que Gide, a senti comme le seul
important, le seul vrai, est celui qui, ignorant tous les interdits, retrouve la pureté
originelle des émotions, et s’applique à jouir le plus possib le du plus grand
nombre d’émotions possible. La religion embrassée par Gide a pour seul but celui
de découvrir concrètement la richesse de la nature et de la vie, d’aimer cette
richesse et d’éveiller par celle -ci en soi -même la ferveur qui fait toute la va leur
de l’homme.
IDENTIFICATION DU DÉMON DANS L’ ŒUVRE D’ANDRÉ GIDE
MOTTO: « -J’ai l’amour de la vie. Si je recherche le péril, c’est avec la
confiance, la certitude que j’en triompherai. Quant au péché …
ce qui m’attire en lui … oh! non, ne croyez pa s que ce soit ce
raffinement qui faisait dire à l’Italienne, du sorbet qu’elle
dégustait: «Peccato che non sia un peccato». Non, c’est peut –
être d’abord le mépris, la haine, l’horreur de tout ce que
j’appelais vertu dans ma jeunesse; c’est aussi que … co mment
vous dire … il n’y a pas bien longtemps que je l’ai compris …
c’est que j’ai le diable dans mon jeu»2.
Gide affirme qu’il ne croit pas au diable, il dit seulement qu’il a «l’amour
de la vie». Pourrait -on donc insinuer que la croyance au diable s e traduit par
l’amour de la vie? Non, sans doute que non, cette interprétation exagérée de voir
une équivalence là où elle ne s’impose est erronée. L’amour de la vie naît de la
liberté de vivre et cette liberté, Dieu nous la donne dès notre naissance, sous le
nom de libre arbitre. Ce qui nous enchaîne, ce sont les lois humaines, les
interprétations restrictives du mot «foi». Gide, sujet de l’expérience d’une vie
menée en rigorisme, se débarrasse des contraintes religieuses longtemps
supportées et s’abandonn e à la vie: «L’unique bien, c’est la vie», c’est un
abandon à toute occasion de savourer les êtres, les paysages et les «attentes».
Donc, le côté diabolique de Gide se retrouve non pas dans le désir de vivre à tous
les sens, mais dans son désir «de tout co nnaître», dans sa disponibilité totale.
1 André Gide, Essay sur L’indi vidualisme , Bibl. de la Pléiade, pp.2234
2 André Gide, Journal des Fanx -monnaveurs , ed. cit., pp.140
30 L’écrivain avoue son intérêt au diable, ne pas comme objet de ses
croyances, mais comme objet de son admiration. Il réfléchit au pouvoir de celui –
ci de s’insinuer dans nos cœurs, d’entrer en nous inaperçu. Il condamn e ainsi les
efforts soutenus et souvent exagérés de l’église de s’imposer à notre âme et il
songe à une religion sincère qui aurait comme but principal celui de laisser l’être
connaître la vérité par lui -même. Il exprime sa répulsion envers les hypothèses
gratuites de l’église, envers les solutions imposées.
Le Diable, personnage exclu de l’œuvre d’André Gide fait son apparition
à la fin du Journal des Faux -Monnayeurs , dans des passages qui forment un
ensemble quasi -autonome extrêmement remarquable à tous p oints de vue y
compris théologique.
On y voit d’ailleurs fort clairement l’une des raisons pour lesquelles
Satan n’a pu figurer en personne dans le roman: c’est qu’il existe d’autant plus
fortement qu’on y croie moins, si bien que le faire paraître express ément, forçant
ainsi la conviction des personnages et du lecteur, aurait abouti à lui retirer toute
réalité. Ces idées sont explicites dans l’extrait suivant:
«(…) voilà ce qui me chiffonne: tandis qu’on ne peut servir Dieu qu’en
croyant en Lui, le diabl e, lui, n’a pas besoin qu’on croie en lui pour le servir. Au
contraire, on ne le sert jamais si bien qu’en l’ignorant. Il a toujours intérêt à ne
pas se laisser connaître; et c’est là, je vous dis, ce qui me chiffonne: c’est de
penser que, moins je crois e n lui, plus je l’enforce»1.
On serait tenté ici de répondre que le remède est fort simple, puisque pour
être sûr d’échapper à Satan il suffirait de croire en lui, mais ce sera déjà avoir la
foi. Mais une telle éthique enveloppe immédiatement la présupposit ion que toute
acte volontaire soit bon, quel qu’en soit l’objet, le point d’application. Cette
morale n’est admissible que si la volonté est par essence bonne. Mais ceci
implique à son tour que le mal ne pourrait jamais être quelque chose de positif.
En d’autres termes l’éthique de la pure volonté suppose la non -réalité du mal, la
non-existence du Diable.
En revenant au sujet qui parle de l’existence du mal, on pourrait sans
doute affirmer que même si la croyance au diable, ainsi que la croyance en Dieu
ne suffit pas à déterminer sa présence, le diable existe. On doit accepter sa
présence ambiguë comme le garant de tout l’équilibre sur la terre qui est fondée
sur deux pôles majeurs – le mal et le bien. En effet tout ce que nous entoure et
notre intérieur, to ut ce qui définit l’existence de l’homme s’appuie sur cette
1 André Gide, Journal des Fanx -monnaveurs , ed. cit., pp. 141
31 antinomie.
Dans une de ses méditations sur l’existence du démon, André Gide
affirme:
«Il (le démon) crée en nous une sorte de repentance, (…), de regret non
d’avoir péché, mais de n’avoir point péché davantage d’avoir laissé passer sans
s’y commettre quelque occasion de pécher.»1
En cet extrait fort révélateur Gide semble exprimer le fait qu’il a toujours
eu en lui une côté démoniaque qui l’a poussé à vivre. La seule chose qu’il regrette
et de n e pas avoir laissé le mal agir en toute liberté sur lui, d’avoir voulu réprimer
cette tendance de vivre pleinement. On peut remarquer le repentir pour la période
de sa vie qui lui a échappé à cause du milieu puritain où il a été élevé, milieu qui
l’a fait souffrir d’un certain isolement social, de la peur du faux pas et qui lui a
inculqué le besoin de se soumettre en tout aux traditions et aux règles admises.
Le mal dans la conception gidienne représente tout ce qui est contraire au bien, à
la vertu, ce qui est condamné par la morale.
André Gide s’est donné au mal au moment où il a dit qu’il veut embrasser
la vie avec tous ses pêchés. Il considère son choix d’être un inadapté, une voie
libératrice, qui est en accord avec le moi et néglige le sur moi.
LA CON TROVERSE GIDE – HENRI MASSIS SUR LA LITTÉRATURE
D’INFLUENCE CHRÉTIENNE.
MOTTO :«Le catholicisme est inadmissible. Le protestantisme est
intolerable. Et je me sens profondément chrétien.»2
André Gide est considéré comme un maître par une génération entièr e
d’écrivains et de lecteurs (Malraux va jusqu’à le nommer «directeur de
conscience»), depuis la parution des Nourritures terrestres en 1897, L
'Immoraliste en 1902, La Porte étroite en 1909 et Les Faux -Monnayeurs en 1925.
C’est un personnage ambigu sur le s plans humain et spirituel. Il est d’origine
protestante, mais il préfère, non sans hésitations les «nourritures» terrestres à
celles du ciel. En 1923, l’écrivain publie un essai sur Dostoïevski et relance ainsi
le débat sur la littérature et l’influence chrétienne. Son principal opposant est
alors Henri Massis. Le débat va prendre une très grande ampleur jusqu’au début
1 André Gide, Journal , ed. cit., pp.212
2 André Gide, Journal , ed. cit, pp.59
32 des années 30.
L’essai sur Dostoïevski est composé de conférences publiques proncées
par Gide en 1921 au théâtre du Vieux -Colombier à Pari s, une annexe de la NRF.
Gide énonce lors de ces conférences deux aphorismes qui sont devenus depuis
célèbres:
«C’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature.»
et,
«Il n'y a pas d’œuvre d’art sans collaboration du démon.»
Ces phras es ont alimenté la controverse; leur sens a été très diversement
interprété.
LA DÉMONSTRATION DE GIDE
Dans ces proverbes, Gide évoque le «renversement des valeurs» qu’il
croit discerner chez l’auteur russe. Il aborde alors la question de l’existence du
diable. Il estime que ce dernier est, le plus souvent, lié par ses contemporains au
simple concept du mal. Pour Gide, cependant, le diable est bien un être personnel,
le Malin. Il souligne ainsi que Dostoïevski «fait habiter le diable dans la région
haute d e l’homme, là où les tentations, qui se présentent sous forme de questions
existentielles communes aux hommes de tous les temps, sont purement
intellectuelles.»1
Le diable affecte donc l’intellect de l’homme, sa partie la plus noble et il
l’influence lorsq ue l’artiste élabore son œuvre. Selon Gide toute œuvre d’art est
un lieu de contact du ciel et de l’enfer. Il considère que le diable inspire l’artiste
pour conférer à son œuvre une valeur artistique, dans la mesure où celle -ci répond
aux aspirations profo ndes de l’homme. Or, ces aspirations sont non seulemènt
douteuses, mais elles naissent dans la région la plus haute de l’homme, dans la
partie de son être qui devrait, plus que toute autre, refléter l’image de Dieu.
LA RÉPONSE D’HENRI MASSIS
Henri Massis , écrivain, critique littéraire, catholique et nationaliste
convaincu se montre dès le commencement virulent à l’adresse de Gide, qui a
choisi pour modèle l’inquiétante figure de Dostoïevski. Gide est comparé à un
nouveau Moïse, muni de «nouvelles tables d e valeurs», à un «réformateur pour
1 André Gide, Journal , ed. cit, pp.59
33 les générations futures», voulant retrouver une harmonie qui n'exclut pas sa
dissonance, une morale qui ne juge pas, mais transcende le bien et la mal, et ne
comporte pas la notion de l’honneur, supprimant l’idée de péché . Massis accuse
Gide d’introduire une confusion des valeurs spirituelles et morales, de vouloir
orientaliser et décatholiciser la France.
Le fait que Gide se trouve au centre de cette controverse n'étonne pas.
Personnage ambigu, il est attaqué ou défendu c omme chrétien et comme écrivain
par divers critiques littéraires. Il semble aspirer à la pureté évangélique avec la
plus grande sincérité, notent Claudel et Mauriac. Mais son immoralisme est
notoire: il est d’abord insinué, puis exprimé ouvertement dans de s œuvres comme
L 'Immoraliste et Corydon. En effet, Gide conçoit une étonante dichotomie de
l’existence. Il va jusqu’à la pédophilie sur les boulevards parisiens ou lors de ses
voyages à l’étranger, avec son compagnon Henri Ghéon, avant que celui -ci ne se
convertisse.
Au début des années 20, Gide paraît inquiet, tourmenté, déchiré, et cela
d’autant plus depuis la conversion de ses chers amis ou collaborateurs: Jacques
Rivierè en 1913, Henri Ghéon en 1916 et Jacques Copeau en 1926. Son évolution
spirituelle ne prendra jamais cette voie, il restera fidèle à son athéisme. Quand –
même il reste toujours chez Gide cet attrait contradictoire pour la sainteté que
l’on discerne par example dans La Porte étroite et le désir esthétique, sensuel et
même pervers, avoué presque sans honte dans Corydon , qu’il publie enfin sous
son nom en 1924.
En résumant les idées exprimées ci -dessous, on peut sans doute affirmer
qu’André Gide tend plutôt vers l’homme et la terre, que vers Dieu et le ciel. Quant
à la littérature, il affir me que sa qualité dépend de la collaboration avec le démon,
car les beaux sentiments risqueraient de la gâter.
LE CHRISTIANISME CONTRE LA NATURE ET L’HOMME GIDIEN
André Gide exprime assez fréquemment, particulièrement dans Les
Nourritures terrestres , la relation du «chistianisme primitif», qu’il jugeait seul
véridique avec une volonté un peu confuse d’identifier Dieu à la Nature et à
l’Amour:
«Je reconnais que je me suis longtemps servi du mot Dieu comme d’une
sorte de dépotoir où verser les concepts les plus imprécis. Cela finit par former
quelque chose de fort peu semble au bon Dieu à barbe blanche de Francis
Jammes, mais de guère plus existant. Et comme il advient que les vieillards
34 perdent successivement cheveux et dents, vue, mémoire, et enfin la vie, mon Dieu
perdit en vieilleissant (ce n'est pas lui qui vieilleisait, c’est moi) tous les attributs
dont je l’avais revêtu naguère; à commencer (ou finir) par l’existence, ou, si l’on
veut, par la réalité. ( . . . ) Quelque temps encore ce reliquat divin tenta de se
réfugier, sans plus d’attributs personnels, dans l’esthétique, l’harmonie du
nombre, le conatus vivendi de la nature …»1.
Gide a maintes fois formulé des critiques acides au christianisme basé
sur le refus à la nature et au «meilleur» de l’homme. L’opposition entre la Nature
et la Grâce, après lui avoir paru inexistente, suscite son ironie. Plus encore qu’aux
interdits concernant les sens, c’est à ce que le christianisme ôterait à la
personnalité, à son développement naturel et authentique que Gide s’avère
sensible:
«Ghéon a repassé par Paris. ( . . . ) Tout dans ces paroles et dans ses
gestes, pour moi qui le connais, respirait la résolution, la contrainte, le mot
d’ordre et l’indication d’un «supérieur» »2.
Dans ce passage André Gide condamne chez Ghé on, son ami converti au
catholicisme, une morale d’effort et la fausseté de la dévotion. C’est, en effet,
l’incompatibilité entre le christianisme et la possession de la vérité qui le frappe
le plus:
«La difficulté vient de ceci, que le christianisme (1' ortodoxie chrétienne)
est exclusif et que la croyance à sa vérité exclut la croyance à toute autre vérité.
Il n'absorbe pas, il repousse. Et l’humanisme, au contraire, ou de quelque autre
nom qu’on l’apelle, tend à comprendre et à absorber toutes les formes de vie, à
s’expliquer, sinon à s’assimiler, toutes croyances, même celles qui le repoussent,
même celles qui le nient, même la croyance chrétienne.»3
On trouve chez André Gide une distinction entre l’Évangile proprement
dit – auquel il souscrit – et les ap ports de Saint -Paul, puis de l’Église, qu’il refuse.
Ce thème constant chez lui est assez bien marqué par ce passage:
«Tel qu’il est, L’Évangile me sufit. Dès que je me rements en face de lui,
tout redevient lumineux dans mon regard. L’explication de l’hom me 1' obscurii
(…) quand je cherche le Christ, je trouve le prêtre; et derrierè le prêtre, saint Paul.»
André Gide ne s’est jamais retiré du christianisme, il a seulement rejeté
le dogme restrictif où il a été élevé. Il a voulu pratiquer un autre mode de vie,
1 André Gide, Les Nourritures terrestres, ed. cit, pp.245
2 André Gide, Feuillets , Journal , ed. cit, pp.676 -677
3 André Gide, Feuillets , Journal , ed. cit, pp.816
35 plus disponible aux aventures de la vie terrestre. Son œuvre atteste d’ailleurs ses
hésitations, ses allers et retours dans ce champ d’investigation.
Quand -même il s’impose d’affirmer que le christianisme a été, toute sa
vie, son premier et plus const ant interlocuteur.
36 MUSA PUERILIS
Motto: «J’estime que mieux vaut encore être haï pour ce que l’on est,
qu’aimé pour ce que l’on n’est pas. Ce dont j’ai le plus souffert
durant ma vie, je crois bien que c’est le mensonge.»1
L’art permet souvent de faire découvrir ce qui est nié socialement.
Généralement la tolérance à l’égard des artistes est plus grande que pour
n’importe qui d’autre. Il ne va ainsi de la littérature et de la pédophilie. Sa
négation sociale pendant des sièc les, les autodafés de textes jugés licencieux ont
cependant laissé se transmettre quelques textes littéraires consacrés à la question.
Certes ces textes, ceux de l’antiquité grecque et latine surtout, étaient souvent
difficiles d’accès; on en interdisait l a traduction ce qui réduisait leur possible
lecture. Et pourtant ces textes, transmis de génération en génération, restaient
comme le témoignage unique d’une réalité qui ne pouvait s’exprimer autrement.
Aller fouiller dans les éditions non expurgées des te xtes grecs et latins, chercher
comme le héros d’Umberto Ecco ( Le nom de la rose ) dans l’enfer des
bibliothèques, celles des abbayes et celles des universités, telle a été la quête du
pédophile pendant les siècles. Les grands récits philosophiques socratiqu es
rapportés par Platon ne cachent rien des relations pédophiliques. Quatre siècles
avant notre ère on trouve dans Le Banquet toute une réflexion sur ce que doivent
être les relations pédophiles. Quelques siècles plutôt le sage Selon (640 -558 av.
J.C), lou é pour ses capacités politiques, était aussi un poète qui révélera d’ailleurs
Platon. Il dit dans un de ses poèmes: «Tu aimeras les garçons dans la charmante
fleur de l’âge, désirant leur cuisses et leur douce bouche»2.
Cette littérature pédophile avait un e si grande importance dans l’antiquité
grecque que Straton de Sardes (III siècle av. J. C.) compilera une anthologie de
la poésie pédérastique traduite en latin sous le nom de Musa puerïlis. Du côté
féminin c’est Sappho (612 -558 av. J.C.) qui marque le pl us la tentation
amoureuse vers les jeunes filles. Si la Grèce antique reste pour l’éternité le phare
de la pédophilie, Rome a aussi connu ses chantres. Parmi ceux -ci c’est Catulle
(87- 52 av.J.C.) qui confesse son amour pour Juventius: «Je t’ai dérobe, au milieu
de tes jeux, ô, Juventius tout de miel, un petit baiser plus doux que la douce
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.8
2 Jean Doucé, La pédo philie en question , Paris, ed.Lumière et Justice, 1987, pp.9
37 ambroisie»1. La grande figure de la littérature pédophile latine, c’est Pétrone, et
son Satiricon est une immense fresque de la société romaine et de la diversité de
ses débauches. Son personnage Giton est même devenu un nom commun
désignant les jeunes prostitués.
Avec l’avènement du christianisme, la littérature pédophile va se faire
plus rare. Tandis que l’Orient laisse s’exprimer l’amour des garçons (voir le poète
persa n Hâfiz), c’est dans l’Occident chrétien que s’installe la longue nuit de la
pédophilie. En fait, il faut attendre le siècle des lumières (le XVIIIe siecle) pour
que ce thème réapparaisse dans la littérature. Voltaire, dans son Dictionnaire
philosophique écrit un article sur l’amour socratique, article plein d’ambiguïté où
il oscille entre la condamnation et l’excuse absolutoire. Rousseau raconte dans
ses Confessions comment par deux fois dans sa jeunesse, il repoussa les avances
d’homosexuels. Tout cela n’ est pas favorable à la pédophilie, mais le tabou est
levé dans l’écriture. L’expression libre de la pédophilie et d’autres passions
commence avec Sade et ses 120 journées de Sodome ou L’école de libertinage .
À la fin du XVIIIe siècle, Goethe, dans la deuxi ème version de Faust évoque des
sentiments pédophiles. Dans ses notes de voyage en Schleswig, en 1790, il écrit:
«J’ai fait l’amour avec des garçons, mais je préfère les jeunes filles»2.
L’histoire de Verlaine et Rimbaud est proche de la pédophilie, puisqu e
Rimbaud n’avait que dix -sept ans lorsqu’il rencontra Verlaine. La passion
tumultueuse qui les liait, mais aussi les moments d’abandon sont chantés par
Rimbaud dans Une saison en enfer.
Le dix -neuvième siècle ne fait pas encore la distinction entre homose xuel
et pédophile; il stigmatise tout simplement les «amoureux des jeunes gens».
Oscar Wilde (1854 -1900) eut à subir les foudres du père de son amant Lord
Douglas et a passé deux années en prison pour avoir trop affiché ses sentiments.
Le jeune Lord Dougla s lui a inspiré son Portrait de Dorian Gray. D’autres
écrivains célèbres du XIXe siècle qui préféraient la compagnie des enfants à celle
des adultes sont: Walt Whitman, Thomas Mann et Lewis Carroll.
De l’aube du XXe siècle jusqu’aux années cinquante (ou en core de André
Gide et M.Proust à J.Genet), apparaît un véritable discours sur l’homosexualité
dans la littérature française. Il contribue d’abord à imposer un modèle social de
l’homosexuel qui survit encore aujour d’hui. La représentation de la «condition
homosexuelle» s’est accompagnée d’une originalité surprenante au plan
1 Jean Doucé, La pédophilie en question , Paris, ed.Lumière et Justice, 1987, pp.10
2 Jean Doucé, La pédophilie en question , Paris, ed.Lumière et Justice, 1987, pp.12
38 purement littéraire. Victimes de la censure ou encore de l’autocensure, un grand
nombre d’écrivains a élaboré, au niveau symbolique, une sorte de «mystique du
désir homosexuel». De même, ils ont volontiers utilisé certaines techniques
d’expression (transposition, suggestion), qui ont renouvelé les possibilités du
langage. À ce titre, quelques données «classiques» de l’analyse textuelle (genre,
thématique) ont été bouleversées. Enfin, le su ccès d’un tel discours à cette époque
amène à s’interroger sur la possible existence d’une littérature homosexuelle. Et
alors si on parle d’un tel genre de littérature il faut souligner l’importance de la
création littéraire d’André Gide dans sa cristallis ation. Cet écrivain a eu une
longue vie vouée à des combats dans tous les domaines: littéraire, moral,
religieux, esthétique, politique, sexuel, combats victorieux qui ont contribué à
façonner l’esprit et les mœurs des hommes d’aujour d’hui.
Le sujet diffic ile, à controverses, de l’attirance authentique pour le même
sexe et du pédophile -victime d’une certaine détermination inconsciente, donc des
sujets qui posent la question du mal être, du jugement moral sont des thèmes
enrichissants dans la création d’Andr é Gide.
La relation très particulière qui unit un jeune homme à un adulte chargé
de faire son éducation dans le cadre de relations individuelles amicales et
respectueuses à la fois, est universelle.
Dans l’Occident Chrétien, c’est celle du novice et de son directeur
spirituel. Dans l’esprit de Gide, il s’agit d’une autre référence historique et
culturelle. C’est la nuance très particulière d’amitié grecque, mêlée d’attention
amoureuse. L’exposé d’une telle conception se trouve dans Corydon (1924),
dialogue entre un «témoin», qui désire en avoir le cœur net concernant les débats
scandaleux sur l’homosexualité, et Corydon, un ancien condisciple connu pour
ses mœurs particulières. Gide analyse en détail ce qu’on nomme «instinct
sexuel». On ne peut observer dans la nature qu’une «impulsion vers le désir», qui
a pour fonction habituelle la reproduction ; cependant les exceptions à cette
fonction sont nombreuses. On ne peut donc employer à ce propos les termes de
«hors nature» ou de «contre nature».
Corydon, intell ectuel tristement connu pour ses mœurs, oppose aux
questions qui lui sont posées une véritable défense, ou mieux, la justification de
l’homosexualité. S’il est exact, comme Gide le reconnaît, que le propre de la
civilisation humaine est dans le fait de cho isir et de bâtir sur les données de la
nature, il ne sert à rien de méconnaître et de nier aveuglement certains instincts.
Avant de chercher à les réduire et à les apprivoiser, il faut s’efforcer de les
comprendre, puisqu’un grand nombre de dissonances don t nous souffrons ne sont
39 qu’apparentes et dues uniquement à des erreurs d’interprétation. Il convient
ensuite d’établir une stricte distinction entre l’homosexualité ou l’amour grec et
la sodomie. Gide refuse de considérer la première de ces formes comme
«anormale» et «trouble». Son puritanisme réapparaît dans la dernière partie de
Corydon où l’auteur insiste sur la distinction entre le plaisir et l’amour, en se
référant à certaines idées platoniciennes. Il va jusqu’à avancer des justifications
d’ordre soci al, proposant pour ainsi dire des règles de morale pratique, «utiles»
pour résoudre le problème des relations entre les deux sexes. La partie la moins
discutable est évidemment celle où Gide fait recours à certains faits scientifiques.
Il est curieux qu’il se place ici non dans un discours moral ou culturel, mais plutôt
scientifique, en accumulant des arguments et des exemples de biologiste et de
naturaliste. Corydon est une démonstration logique et scientifique. Venant d’un
scientifique, une justification de l’homosexualité en tant que naturelle prêterait
déjà à controverse. Venant d’un homme de lettres, elle dissimule, sous une
apparence de froide logique, une volonté délibérée de provoquer.
Le propos est double: il s’agit à la fois de démontrer et de déra nger. C’est
ce que montrent les propos préliminaires:
«C’est que je m’adresse et me veux adresser à la tête et non point au cœur;
c’est que je ne cherche point à remporter la sympathie qui risquerait d’avoisiner
l’indulgence … Voir le procédé de l’avocat , qui tâche à faire passer pour
passionnel le crime de son client. Je ne veux point de cela. Je prétends que ce
livre soit écrit froidement, délibérément … La passion doit l’avoir précédé; tout
au plus doit -on pouvoir la sous -entendre; surtout elle ne do it point le faire
excuser. Je ne veux pas apitoyer avec ce livre; je veux GÊNER.»1
La gêne en question est donc intellectuelle. Il ne s’agit pas de provoquer
à la façon d’Oscar Wilde, de défier, de manier l’humour et l’ironie. Il s’agit de
faire sentir aux contemporains que leurs prétextes intellectuels pour condamner
l’homosexualité ne reposent que sur des préjuges moraux et sociaux.
D’abord, Gide veut démontrer que la pédérastie est une chose naturelle à
l’homme, mais que dans la société «tout enseigne l’ hétérosexualité, tout y invite,
tout y provoque, théâtre, livre, journal, exemple affiché des aînés, parade des
salons, de la rue»2. L’écrivain trouve en tout cela une «complicité» révoltante
contre la nature. Selon Gide, si, malgré cette contrainte, la vo cation homosexuelle
se manifeste, il faut bien avouer que cet appétit est bien «enfoncé dans la chair»,
1 André Gide, Corvdon . Paris, Gallimard, 1973, pp.8
2 André Gide, Corydon . Paris, Gallimard, 1973, pp.23
40 bien naturel pour ne pas consentir à disparaître. La femme représente si peu la
beauté pour l’écrivain, qu’elle ne peut prétendre à être désirable, écri t-il, qu’en
s’y appliquant savamment, «avec l’assentiment, l’encouragement et le secours
des lois, des mœurs». L’artifice, la dissimulation, l’ornement et le voile
«subviennent à l’insuffisance d’attrait». Il n’est pas de «vocation plus facile à
fausser qu e la sensuelle» et, sans cette propagande hétérosexuelle, Gide conclut
qu’il n’y aurait guère que des pédérastes. Il résulte de tout cela que la pédérastie
est naturelle et que la Nature doit user d’adjuvants et d’expédients pour assurer
la perpétuation de la race.
André Gide tend à justifier et expliquer les rapports sexuels d’homme à
homme dans une démonstration qui se fait selon trois axes, dans lesquelles les
arguments ne sont qu’un support provisoire permettant de s’élever à des
arguments relevant de l ’histoire.
Le premier atteste que l’homosexualité n’est ni hors nature ni contre
nature, puisque les animaux la pratiquent occasionnellement. Gide soutient ici
l’idée que seul l’héritage de la culture judéo -chrétienne a enseigné les gens à la
condamner.
Le deuxième argument affirme que les manifestations de la pédérastie ne
ruinent pas la morale et ne remettent pas en cause l’ordre social, mais bien au
contraire. À titre d’exemple, Gide fait référence au «bataillon sacré des
Thébains», en Grèce antique, qui était formé « d’hommes amoureux les uns des
autres» et se montrait plus héroïque que tout autre. Le salut de la patrie reposait
donc, dans les situations les plus critiques, sur ces hommes -là.
Enfin, le dernier argument s’appuie sur le domaine pédagogique.
L’amour grec, c’est à dire la conduite d’un adolescent vers la découverte de sa
personnalité par un homme mûr et sage, assurait la meilleure formation possible
des futurs citoyens et dirigeants de la cité.
On peut observer que le mouvement du premier argu ment vers le
deuxième va du général vers le particulier, en termes logiques c’est un
raisonnement de type déductif -on passe de l’homosexualité en général,
notamment de celle des animaux, à la pédérastie en particulier. Mais ce
raisonnement déductif est qua nd-même quasi -valide à cause du manque de
pertinence des exemples apportés qui, à vrai dire, ne sont guère instructifs. Puis,
si on analyse l’exemple tiré du domaine militaire, on pourrait affirmer qu’il serait
efficace de montrer que les pédérastes étaien t les hommes les plus virils mais
isolés de la société des femmes. Le dernier argument lié au domaine éducatif,
philosophique et politique semble le plus pertinent, s’inscrivant dans la catégorie
41 des arguments d’autorité fondés sur l’expérience.
Après avoi r analysé la logique de la démonstration faite par le Dr.
Corydon, l’auteur se propose, dans son zèle à soutenir la bonne cause non
seulement d’écrire la défense et l’illustration de l’uranisme, mais aussi un article
sur Walt Whitman. Corydon se déclare so n admirateur et c’est en cette fonction
qu’il construit une réponse élaborée aux interprétations tendancieuses de l’un des
biographes du poète. Walt Whitman, grand écrivain et grand pédéraste, apparaît
comme un morceau de roi pour les amateurs de beaux cas spéciaux. Désireux
d’éclairer son jugement sur le sujet délicieusement irritant de l’homosexualité,
Corydon nous prépare à bien comprendre Walt Whitman et ses Feuilles d’Herbe.
En conclusion, cet ouvrage sur l’uranisme «bien portant» ou «la
pédérastie nor male» démontre par des exemples plus ou moins pertinents que
ceux qui ont parlé d’un instinct naturel vers la procréation font de la mythologie:
chez les animaux comme chez l’homme, l’instinct naturel tend tout d’abord vers
le plaisir. Les animaux oublient aussi facilement que l’homme, à l’occasion,
l’absence de la différence de sexe ou même l’absence de tout partenaire.
Quant à l’amour grec qui relève du domaine éducatif, un exemple fort
illustratif est celui des protagonistes du roman Les Faux -monnayeurs , Bernard et
Olivier. Tous deux ont su, chacun à sa façon, profiter de la compagnie du
quadragénaire Édouard. L’amitié amoureuse entre un adolescent et son guide
plus âgé mérite donc le nom de «pédérastie», dans le sens précis et noble
d’«amour des jeunes g ens». Selon Gide elle doit être distinguée des notions
répugnantes comme par exemple ceux d’inversion et de sodomie.
L’inverti est un «homme femme». Marcel Proust, au début de Sodome et
Gomorrhe , quatrième roman d’«À la recherche du temps perdu», avait déc rit une
scène ridicule et ignoble faisant apparaître des invertis. Ces hommes étaient plus
ou moins victimes d’une maladie. Rien de naturel chez eux puisque le caractère
clandestin de leur réunion ajoutait à leur plaisir.
Le sodomite est celui qui «couche avec un homme comme on couche
avec une femme», ce qui est une «abomination» aux yeux du Seigneur et une
chose répugnante aux yeux de Gide, qui, en bon protestant, avait lu et relu
l’Ancien Testament, mais surtout avait suivi Wilde et Douglas dans leurs
escapades nord -africaines, et en avait été horrifié.
En dernier ressort, le modèle idéal des rapports entre adolescent et
homme mûr, celui qui permet, pour Gide, de satisfaire ses goûts sensuels, de se
consacrer à des relations humaines intelligentes et enric hissantes, et d’échapper
aux interdits chrétiens en remontant l’histoire, c’est le modèle grec. Cet amour
42 grec entre maître et ami est -il une interprétation convenable que Gide apporte
pour réhabiliter son statut social? Est -il vraiment si peu coupable ou veut-il
métaphoriser un acte qui n’échapperait jamais au rejet public?
Pour trouver un terme signifiant «amitié» avec les connotations précises
voulues par Gide lorsqu’il s’agit des relations entre un adolescent et un adulte, il
faut remonter à L’Ethique à Nicomaque d’Aristote. C’est dans ce livre qu’on
découvre le terme «philia» qui désigne à la foi l’amitié et l’amour. Or cette notion
est étroitement liée à celle de justice, indispensable pour cet «animal civil» qu’on
appelle homme. Le plaisir peut accomp agner la justice et la vertu, comme
n’importe quelle autre activité de l’âme. On retrouve là, sous une forme plus
savamment théorisée, la progression gidienne, dans Corydon, du plaisir à la
vertu, en passant par la «philia», l’amitié amoureuse.
En revenant aux personnages du roman Les Faux -monnayeurs il faut
souligner leur relation tout à fait spéciale, Édouard rêve d’être pour Olivier
l’éducateur sage à la rencontre d’une belle âme et d’un beau corps. Quand l’un
de ces hommes divins que sont les poètes (po ur Édouard, on dirait romancier),
inventeurs ou législateurs rencontre un beau corps, il ressent pour lui plus de
tendresse que pour un corps sans attraits. Le même thème a été exploité avec
beaucoup de succès par Thomas Mann, dans le roman La mort à Venis e, où le
protagoniste, romancier lui aussi, Gustav von Aschenbach, est hanté par la beauté
et la fragilité du jeune Tadzio.
Mais les amitiés «viriles» sont exclues chez les personnages de Gide. Il
n’est pas Montherlant, autre amateur de beaux corps de jeun es gens qui glorifie
la beauté du corps masculin en plein effort. Chez les jeunes gens des Faux –
monnayeurs , ni fraternité sportive, ni intimité excessive ne sont présentes. Les
rencontres entre amis sont presque toujours consacrées à des conversations
littéraires, comme au jardin du Luxembourg, au début de la première partie, ou à
la sortie de l’épreuve du bac, dans la troisième partie. Sinon, elles ont pour sujet
les projets d’avenir ou les relations humaines: elles restent verbales. Le contact
public des corps traduit une vulgarité ou une absence de maîtrise de soi qui sont
tout à fait contraires à la morale de Gide. Mais, dans l’intimité, au contraire, il est
permis de se montrer expansif: «Olivier serra Bernard dans ses bras».
On voit que l’attitude des amis est aussi exubérante en privé qu’elle est
distante en public. La proximité est même nécessaire à l’intimité spirituelle. Elle
favorise la confidence. Olivier désire confier à Bernard sa première expérience
sexuelle avec une fille:
«Je veux te dire qu elque chose, mais je ne pourrai pas si je ne te sens pas
43 tout près de moi. Viens dans mon lit».
C’est toujours dans ce roman que Gide analyse la pudeur qui prend
souvent la forme extrême de la gêne et débouche sur des situations
d’incommunicabilité. Ce sen timent de gêne est particulièrement inopportun en
ceci qu’il est directement proportionnel à la force de l’amitié ressentie. Il frappe
surtout l’amitié amoureuse entre Édouard et Olivier. La cause de cette gêne peut
être assez banale: «par une sorte de pud eur», on répugne à faire montre de
«grands sentiments»1. C’est une simple crainte du ridicule. Édouard auprès
d’Olivier, éprouve de la gêne par peur de gêner:
«Précisément pour ne le gêner point, j’affecte devant lui une sorte
d’indifférence, d’ironique dé tachement. Ce n’est que lorsqu’il ne me voit pas que
j’ose le contempler à loisir».
André Gide a réussi dans cet extrait à toucher au sens le plus subtil de
l’expression «amitié amoureuse». L’intimité ne se crée entre les amis, l’échange
et la compréhensio n de l’autre ne peuvent avoir lieu que dans des circonstances
exceptionnelles où le contact physique, paradoxalement, dissipe la gêne. Mais
pour cela il faut réunir des conditions particulières: une fugue, un petit lit, le clair
de lune dans la chambre.
Le plus souvent, le raffinement intellectuel des personnages met obstacle
à leur sincérité. Et, pourtant, ils ne rêvent que d’échanger de nobles idées et de
faire assaut de modestie, de dévouement, d’admiration réciproque.
Et si on parle de l’amitié, on doit souligner la fascination qu’Oscar Wilde
a exercée sur André Gide. En novembre 1892, ce dernier qui avait entendu parler
de Wilde chez Mallarmé, réussit à faire sa connaissance («l’esthète Oscar Wilde,
ô admirable, admirable celui -là») lorsque son nom déjà glorieux courait de
bouche en bouche dans tout Paris artistique. La séduction fut prompte, l’influence
s’exerça immédiatement. Mais Gide, fasciné, entraîné malgré lui, avait alors
mauvaise conscience, et il notait dans son Journal du Ier janvier 1892:
«Wilde ne m’a fait, je crois, que du mal. Avec lui, j’avais désappris de
penser. J’avais des émotions plus diverses, mais je ne savais plus les ordonner»2.
Quand même il ne faut pas sous -estimer l’importance de Wilde dans
l’évolution de Gide. Il lui a appris la force de s’affirmer lui -même dans ce qu’il
considérait comme sa nature particulière enfin révélée:
«Wilde m’apprit plus tard qu’il s’appelait Mohammed … Ses grands yeux
1 André Gide, Les Faux -monnayeurs , ed. cit., pp.35
2 André Gide, Journal , ed. cit., pp.37
44 noirs avaient ce regard langoureux que donne le haschisch; il était de teint
olivâtre; j’admirais l’allongement de ses doigts sur la flûte, la sveltesse de son
corps enfantin, la gracilité de ses jambes nues qui sortaient de la blanche culotte
bouffante, l’une repliée sur le genou de l’autre … Wilde s’arrêta, fit tomber sa
main énorme sur mon épaule et penché vers moi, car il était beaucoup plus grand
à voix basse: « -Dear, vous voulez le petit musicien? (…) Oh! que la ruelle était
obscure! Je crus que le cœur me manquait; et quel raidissement de courage il
fallut pour répondre « -Oui», et de quelle voix étranglée!»1
Wilde légitimait aux yeux d’André Gide ce qui jusqu’alors heurtait en
lui les restes d’un moralisme invétéré. A Wilde, il doit l’affirmation de son
attitude morale, le courage de ses goûts:
«Wilde me fit passer dans la chamb re du fond avec le petit Mohammed
et s’enferma avec le joueur de darbouka dans la première.
Depuis, chaque fois que j’ai cherché le plaisir, ce fut courir après le
souvenir de cette nuit»2.
Gide préférait quand mène une homosexualité tout différente de la
passion pratiquée par son ami anglais. Il ne s’agissait guère pour lui et ses jeunes
partenaires de plaisir charnel, mais plutôt d’un échange de caresses, en quelque
sorte d’une complicité dans l’onanisme. Le livre Si le grain ne meurt juge
dégoûtante l’ob stination avec laquelle Lord Alfred Douglas parlait à Gide de ses
pratiques, assurément plus intimes. Gide semble horrifié par l’homosexualité
active. Il comprend le plaisir face à face, réciproque et sans violence, pareil à
Whitman qui dit que le plus fur tif contact satisfait.
Une autre relation d’amitié assez singulière est celle désignée par le trio
Gide – Marc Allégret – Jean Cocteau.
Jean Cocteau fut d’abord un ami, comme Wilde, mais cette amitié tourna
à la haine. La différence entre les deux situatio ns est qu’à la veille de la Première
Guerre mondiale les deux écrivains prétendent également au titre de maîtres à
penser de la jeunesse. Gide a sans doute plus de poids, grâce à Paludes et surtout
aux Caves du Vatican. Mais Cocteau, extraordinairement bri llant, fascine les
jeunes gens, à peu près comme Wilde avait fasciné Gide.
En 1917, Gide entretient avec Marc Allégret, fils d’un pasteur de
Normandie où la famille maternelle de Gide avait ses attaches, une relation
d’amitié tendre, qui deviendra un amour passionné. L’écrivain a conçu le désir
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.342 -343
2 Id., pp.345
45 d’être l’aîné qui éduquera ce cadet et façonnera sa personnalité. Mais Cocteau se
prend lui aussi d’intérêt pour le jeune homme, qui ne reste pas insensible à sa
séduction. Cocteau a les mêmes goûts que Gide, d’où un e crise aiguë entre les
deux maîtres.
«Avant -hier, et pour la première fois de ma vie, j’ai connu le tourment
de jalousie. En vain cherchais -je à m’en défendre. M… n’est rentré qu’à dix
heures du soir. Je le savais chez C… Je ne vivais plus. Je me sentais capable des
pires folies, et mesurais à mon angoisse la profondeur de mon amour.»1.
Marc rassura André en lui rapportant de simples entretiens culturels, et
le lendemain Cocteau confirma.
Cependant Gide garda rancune, et de cette époque date la première
conception du personnage de Passavant, l’écrivain brillant qui se pose en
libérateur de la jeunesse mais qui ne sait que la pervertir, au contraire de
l’éducateur respectueux Édouard – l’image de Gide. Marc devient donc le modèle
d’Olivier, et Bernard, l’ami d’Olivier, exprime sa haine violente de Passavant,
que partage Édouard:
«Bernard essayait en vain de dormir. La lettre d’Olivier le tourmentait.
À la fin, n’y tenant plus, et comme il entendait Édouard s’agiter dans son lit, il
murmura:
«Si vous ne dormez pas, je voudrais vous demander encore: Qu’est -ce
que vous pensez du comte de Passavant?
-Parbleu, vous le supposez bien, dit Édouard. Puis, au bout d’un instant:
-Et vous?
-Moi, dit Bernard sauvagement… Je te tuerais»2.
Cette violence de sentiments, c’est Gide lui -même qui l’éprouve,
lorsqu’il confie une jalousie plus morale et intellectuelle que physique:
«Ma haine pour C…, ma plus grande souffrance, mon besoin de cogner,
ma vie complètement déréglée, tenait à l’influence morale de C…, à son brio qui
avait ébloui, envoûté un esprit encore enfantin… J’étais comme Pygmalion
retrouvant sa statue abîmée, son œuvre saccagée; mon travail, mes soins
d’éducateur, mon esprit étaient galvaudés par un autre: le «gentil» C… »3.
MARC ALLÉGRET -UNE «IDOLE» ANTIQ UE
1 André Gide, Journ al, ed. cit., pp.640
2 André Gide, Les Faux -Monnaveurs, ed. cit., pp.213 -214
3 André Gide, Journal , ed. cit., pp. 641
46
À partir de mai 1917, la vie de Gide connaît une tournure positive. Il est
envahi d’une merveilleuse joie de vivre, et son journal accumule les mots de
«joie», «bonheur», «équilibre», «lucidité», «surabondance de vie». La cause en
est ce jeune Marc don t on a parlé. Le journal désigne l’adolescent sous les noms
de «Michel», «M» ou même «Marc».
Gide s’est d’abord intéressé à l’éducation du garçon, et il ne pouvait
réussir auprès de lui qu’en suscitant son amitié.
« Michel m’aime non tant pour ce que je su is que pour ce que je lui
permets d’être».
C’est donc une amitié désintéressée, dans laquelle l’aîné s’efface, en tant
qu’individu, derrière son rôle, et ne veut être aimé que pour ce qu’il apporte au
jeune garçon. Telle est la première étape de la relatio n.
La seconde étape est celle du passage à un regard amoureux posé par
l’aîné sur le garçon: à présent, c’est le corps du jeune ami qui se révèle objet
d’intérêt:
«Certains jours cet enfant prenait une beauté surprenante; il semblait
revêtu de grâce et, co mme eût dit alors Signoret, «du pollen des dieux». De son
visage et de toute sa peau émanait une sorte de rayonnement blond. La peau de
son cou, de sa poitrine, de son visage et de ses mains, de tout son corps, était
également chaude et dorée… Rien ne dira la langueur, la grâce, la volupté de son
regard. Fabrice, durant ses longs instants, perdait, à le contempler, conscience de
l’heure, des lieux, du bien, du mal, des convenances et de lui -même. Il doutait si
jamais œuvre d’art avait représente rien de si beau».
Le passage du pédagogique au physique n’est pas une rupture; la
transition est logique. Il s’agissait de «former» une personnalité, de la modeler.
L’enfant ne sera pas seulement une œuvre d’art morale: son corps illustre déjà sa
beauté intérieure. I l devient un objet d’admiration globale, une «idole».
L’adoration de cette idole masculine conduit à un éloignement de l’autre
idole, féminine, celle de la cousine -épouse. C’est la première fois que Gide
trompe Madeleine, fait une entorse à cette relation d’amitié mystique qui le liait
à sa femme, ou qui liait Edouard à Laura dans Les Faux -monnayeurs :
«Involontairement, inconsciemment, chacun des deux êtres qui s’aiment
se façonne à cette idole qu’il contemple dans le cœur de l’autre. Quiconque aime
vraimen t renonce à la sincérité»1.
1 André Gide, Les Faux -monnayeurs , ed. cit., pp.72
47 Dans la relation féminine, où chacun des deux amants est sur un pied
d’égalité, chacun se contemple dans l’autre sans voir vraiment la nature de
l’autre. Cette relation est empreinte inconsciemment de mauvaise foi, d’égoïsme
ou, plutôt, de narcissisme. Chacun y est à la fois son propre Pygmalion et sa
statue.
Dans la relation masculine, une inégalité s’instaure: d’âge, d’expérience,
de culture… Il ne s’agit plus de se refléter dans l’autre, mais de voir l’autre tel
qu’il est, et à travers lui de jeter un regard neuf sur le monde:
«C’est par lui, c’est à travers lui que je sens et que je respire»1
Donc, on peut sans doute conclure que cette relation est supérieure à la
première, en ce qu’elle est enrichissante pour les deux partena ires.
Après avoir attentivement observé et analysé le rapport de Gide avec les
hommes, on peut estimer qu’il rejette nettement le rôle de celui dont le désir
s’adresse aux hommes faits et aussi de celui qui, dans la comédie de l’amour
assume le rôle d’une femme et désire être possédé. Celui qui semble lui être
approprié est celui de «pédéraste», celui qui, comme le mot l’indique, s’éprend
des jeunes garçons. Sexuellement, Gide manifestait ainsi sa nostalgie d’une
enfance jugée pure, sa nostalgie du paradis vert:
«…je me laissai entraîner dans la dune par Ali – c’était le nom de mon
jeune porteur; nous atteignîmes bientôt une sorte d’entonnoir ou de cratère, dont
les bords dominaient un peu la contrée, et d’où l’on pouvait voir venir. Sitôt
arrivé là sur le sable en pente, Ali jette châle et manteau; il s’y jette lui -même et,
tout étendu sur le dos, les bras en croix, commence à me regarder en riant. Je
n’étais pas niais au point de ne comprendre pas son invite; toutefois je n’y
répondis pas aussitôt. Je m’a ssis non loin de lui, mais pas trop près pourtant, et
le regardant fixement à mon tour, j’attendis, fort curieux de ce qu’il allait faire»2.
Cet extrait, qui témoigne du désir commun des deux sujets, atteste
cependant la gêne, de la part de Gide, d’embrass er tout ouvertement le péché:
«J’attendis! J’admire aujour d’hui ma constance… Mais était -ce bien la
curiosité qui me retenait? Je ne sais plus. Le motif secret de nos actes, et
j’entends: des plus décisifs, nous échappe; et non seulement dans le souvenir que
nous en gardons, mais bien au moment même. Sur le seuil de ce que l’on appelle:
péché, hésitais -je encore? Non; j’eusse été trop déçu si l’aventure eût dû se
terminer par le triomphe de ma vertu -que déjà j’avais prise en dédain, en horreur.
1 André Gide, Les Faux -monnayeurs , ed. cit., pp.324
2 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp. 301
48 Non, c’est bien la curiosité qui me faisait attendre…»1.
Plus tard, Gide associera cette curiosité à son côté diabolique.
La tendre sensualité et le côté platonique de l’amour sont magistralement
peints dans le tableau de l’abandon au plaisir:
« …saisissant la m ain qu’il me tendait, je le fis rouler à terre. Son rire
aussitôt reparut. Il ne s’impatienta pas longtemps aux nœuds compliqués des
lacets qui lui tenaient lieu de ceinture; sortant de sa poche un petit poignard, il en
trancha d’un coup l’embrouillement. Le vêtement tomba; il rejeta au loin sa veste,
et se dressa nu comme un dieu. Un instant il tendit vers le ciel ses bras grêles,
puis, en riant, se laissa tomber contre moi. Son corps était peut -être brûlant, mais
parut à mes mains aussi rafraîchissant que l’ombre. Que le sable était beau! Dans
la splendeur adorable du soir, de quels rayons se vêtait ma joie!… »2.
Afin de finaliser ces réflexions sur l’homosexualité masculine il faut
préciser que l’enfance constitue «la question pédophile», c’est le rêve du
pédophile. Il la voit comme le paradis dont il a été injustement chassé, le lieu vers
lequel il lui faut revenir, où il lui faut à tout prix pénétrer. Pour les pédophiles,
l’enfance n’est pas un moment, une étape transitoire de la vie, un temps destiné,
par essence, à prendre fin, mais bien une sorte d’état de l’être qu’il s’agit de
restituer dans sa temporalité indéfinie. En accord avec cette interprétation des
causes de l’apparition de la pédérastie, on peut admettre que, toute sa vie, Gide a
été à la recherche de cette enfance perdue, de la pureté originelle des émotions.
Il se penche le plus sur l’analyse de sa vie, de sa jeunesse et des désires
charnels qui l’ont tourmenté dans le livre autobiographique Si le grain ne meurt.
C’est dans la seconde par tie du livre que l’auteur s’engage dans les problèmes
sexuels, question particulièrement grave et complexe pour un tempérament
comme le sien, impressionnable et hypersensible, empêtré dans les interdits
d’une éducation puritaine. La crise qui déclenche sa soif de liberté éclate au cours
d’un voyage en Afrique. Parti pour découvrir cette terre exotique avec Paul
Laurens, il se refuse d’emporter avec lui la Bible, jusqu’alors son livre de chevet.
Ce voyage est responsable de la rupture avec le passé, avec la rigueur et le
moralisme puritain. Ce pays – remède, qui le réveille à la vie, est évoqué dans
l’extrait suivant, plein d’images fort séduisantes:
«-Prends -moi! Prend -moi tout entier, m’écriais -je. Je t’appartiens. Je
t’obéis. Je m’abandonne. Fais que tout e n moi soit lumière; oui ! lumière et
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp. 302
2 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp. 302
49 légèreté. En vain je luttai contre toi jusqu’à ce jour. Mais je te reconnais à présent.
Que tes volontés s’accomplissent; je ne résiste plus; je me résigne à toi. Prends –
moi.
Ainsi j’entrai, le visage inondé de larmes, dans un univers ravissant plein
de rire et d’étrangeté.»1
La terre orientale lui insuffle le désir de vivre ouvert à tous les sens:
«J’avais repris espoir en la vie; elle m’apparaissait à présent étrangement
plus riche et plus pleine que ne me l’avait d’abord figuré la pusillanimité de mon
enfance. Je la sentais m’attendre, et je comptais sur elle, et ne me hâtais point.» 2
Gide décide d’échapper aux contraintes de son adolescence, de
s’abandonner à toutes les sollicitations de sa chair, afin de devenir com me les
autres. La description des expériences à la suite desquelles il doit reconnaître
qu’il lui faut ou renoncer au plein développement de sa personnalité, ou devenir
homosexuel, est assez remarquable, l’auteur y faisant montre d’une impudeur
désespérée et d’une délicatesse pathétique. Cette crise s’accompagne
naturellement d’inquiétudes religieuses:
«Au nom de quel Dieu, de quel idéal me défendez -vous de vivre selon
ma nature? Et cette nature, où m’entraînerait -elle, si simplement je la suivais?
Jusqu’à présent j’avais accepté la morale du Christ, ou du moins certain
puritanisme que l’on m’avait enseigné comme étant la morale du Christ. Pour
m’efforcer de m’y soumettre, je n’avais obtenu qu’un profond désarroi de tout
mon être. Je n’acceptais point de vi vre sans règles, et les revendications de ma
chair ne savaient se passer de l’assentiment de mon esprit. Ces revendications, si
elles eussent été plus banales, je doute si mon trouble en eût été moins grand. Car
il ne s’agissait point de ce que réclamait m on désir, aussi longtemps que je croyais
lui devoir tout refuser. Mais j’en vins alors à douter si Dieu même exigeait de
telles contraintes; s’il n’était pas impie de regimber sans cesse, et si ce n’était pas
contre lui; si, dans cette lutte où je me divis ais, je devais raisonnablement donner
tort à l’autre. J’entrevis enfin que ce dualisme discordant pourrait peut -être bien
se résoudre en une harmonie. Tout aussitôt il m’apparut que cette harmonie
devait être mon but souverain.»3
La période africaine, péri ode où Gide devient conscient de ses
«mauvaises habitudes» est aussi le moment important dans sa vie de l’écrivain,
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.314
2 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.324
3 André Gide, Si le grai n ne meurt , ed. cit., pp.287
50 où il cherche à trouver son équilibre mental et physique. Il se pose le problème
de la normalité de l’humanité, le problème de l’inversement sexuel, mais d’une
façon tout à fait élaborée, logique.
Gide reconnaît son anomalie dans cette confession publique, que
personne ne lui a demandée, mais en même temps il décrit les réserves qu’il a
eues dans l’acceptation de son homosexualité. Dans Si le grain ne meurt il
affirme avoir essayé de cultiver son goût pour les femmes, qu’il ne les a rejetées
dès le début, mais tout cela sans résultat, puisque la femme ne l’a séduit point:
«…je ressentais pour elle une sorte d’admiration, mais pas le moindre
soupçon de désir. J’arrivais à elle comme un adorateur sans offrande. À l’inverse
de Pygmalion, il me semblait que dans mes bras la femme devenait statue; ou
bien plutôt c’est moi qui me sentais de marbre. Caresses, provocations, rien n’y
fit; je restai mue t, et la quittai n’ayant pu lui donner que de l’argent.»1
Après la tentative de «normalisation» avec une fille de Biskra, tentative
qui ne fut pas victorieuse, Gide affirme qu’il y a une différence énorme entre
l’homosexualité organique et homosexualité am oureuse:
«…la pente de ma nature m’invitait à dissocier l’amour du désir – au point
que presque m’offusquait l’idée de pouvoir mêler l’un à l’autre. Au demeurant je
ne cherche pas à faire prévaloir mon éthique: ce n’est pas ma défense, c’est mon
histoire que j’écris »2.
La délivrance enfin obtenue après des années d’angoisse et de contention,
permet à Gide de découvrir le monde des sens. Résolument orgiaque, ce thème,
d’où naquirent Les Nourritures terrestres, prend dans Si le grain ne meurt une
importance primordiale, mais il ne restera pas le seul, car un dialogue va s’établir
entre ce Gide livré à la sensualité et le Gide puritain, fort peu disposé à croire que
l’ultime sagesse est de s’abandonner à la nature et de laisser libre cours aux
instincts – «Mon éducation puritaine avait fait un monstre des revendications de
la chair»3.
Cette aventure décisive lui permet de prendre pleinement conscience de
deux tendances de son caractère, tendances dont il tiendra compte pour atteindre
à un équilibre intérieur q ui est sa vérité. Il semble que le livre permet de mieux
comprendre quel fut le sens d’une œuvre qui se présente comme celle d’un
moraliste, curieux, «disponible» (pour adopter son expression même), mais
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.287
2 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.287
3 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.247
51 surtout vivement intéressé par toutes les formes de vie intérieure et par les
conséquences qu’elles peuvent avoir dans la vie pratique, par les idées comme
par les passions, par les principes comme par les inclinations, par les atmosphères
et par les caractères.
Gide apparaît comme un écrivain qui se cherch e obstinément lui -même
à travers les sujets les plus variés, et qui se préoccupe toujours d’obtenir cet état
d’esprit grâce auquel il pourra penser librement et conquérir une vérité neuve.
En revenant à l’œuvre confessionnelle Si le grain ne meurt il faut
nécessairement conclure que Gide a depuis toujours été hanté par la quête de soi
et la recherche de la sincérité. Il a très tôt songé à écrire ses mémoires comme
manière d’exorciser les maux de sa vie. Dans ce récit il a précisément voulu
n’esquiver rien, il a voulu se révéler tel qu’il était, d’être a tout prix véridique,
d’éviter les demi -vérités et les omissions volontaires.
Cette ambition de livrer sa vérité la plus nue reflète son ego qui se
cherche sans arrêt, ainsi que l’histoire d’une liberté lentem ent conquise.
Parler de Gide, ce n’est pas seulement juger de la valeur d’un écrivain,
c’est étudier aussi le cas d’un psychologue, d’un analyste de la vie qui semble
vouloir nous inculquer l’idée que c’est en vivant que l’on prend conscience de
notre exis tence, de notre fait de vivre.
ANDRÉ GIDE ET LES FEMMES DE SA VIE
MOTTO :«Je me sentis soudain tout enveloppé par cet amour, qui
désormais se refermait sur moi.»1.
André Gide a grandi entre trois femmes, sa mère, sa tante Claire, et une
amie de la famil le, Anna Shackleton. Qui étaient -elles? Des femmes tristes,
d’après Léon – Pierre Quint. De saintes femmes, selon Pierre de Boisdefffe. Son
père – le moins tyran des hommes d’ailleurs – étant mort d’assez bonne heure, la
vie du futur écrivain fut ordonée p ar des femmes, à domicile. Mme Paul Gide,
Juliette, la mère de l’écrivain reste après la mort de son mari la maîtresse absolue
de la maison et aussi de la vie de son fils unique, qui y reçut une éducation tout
imprégnée de légalisme moral. André Gide se so uvient, dans son œuvre
autobiographique Si le grain ne meurt , que dans son enfance sa mère le comparait
au peuple hébreu et elle lui disait qu’avant de vivre dans la grâce il était bon
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.94
52 d’avoir vécu sous la loi. Aussi Gide a -t-il connu de la religion ses as pects
contraignants et, ce qui est assez paradoxal s’agissant du protestantisme, le
principe de soumission à l’autorité -incarnée par sa mère. Mme Paul Gide était en
faveur de la pureté absolue, y compris celle sexuelle, entendue au sens le plus
étroit. Tou t ce qui est lié à la chair porte l’empreinte du péché, c’est bien la
conception protestante de la moralité que la mère veut inculquer au jeune André.
Sous la pression de deux conformismes, celui de la richesse bourgeoise et celui
du puritanisme, l’individ u Gide trouvait peut -être en lui «cette vertu huguenote
de résistance» qu’il aima chez sa cousine Madeleine.
L’image obsédante de la mère est préséntée dans les premiers chapiters
de Si le grain ne meurt en fort contraste avec celle du père. Juliette, sa m ère
incarne l’esprit d’obéissance, de rigueur, tandis que son père est illustré en des
couleurs chaudes, récomfortantes:
«… ma mère restant d’avis que l’enfant doit se soumettre sans chercher à
comprendre, mon père gardant toujours une tendance à tout m’ expliquer»1.
De l’austère et studieux juriste, que fut M. Paul Gide, son fils retint
surtout l’extrême douceur, l’effusion d’entre eux et une sorte de complicité
d’homme à homme:
«Il ne m’appelait autrement que son petit ami.»2.
Dans les promenades qu’ils faisaient ensemble, dans les entretiens que
Paul Gide accordait à son «petit ami», les lectures qu’il lui faisait (l’ Odisée , les
Mille et Une Nuits), les jeux auquels il se plaisait avec lui, le père semble avoir
su faire naître une impression de douceur é trange et onirique. Ce sens du mystère,
d’une seconde réalité qui double la vie ordinaire, était sans doute inné chez
l’enfant, mais il a été favorisé dans son développement par le caracterè des
relations du père avec son fils. Homme admirable à l’égard de la bonté, de
l’intelligence, de la noblesse morale et de la culture, le professeur Paul Gide avait
d’ailleurs sur l’éducation des idées particulierès, nous dit son fils:
«idées particulierès que n’avaient pas épousées ma mère; et souvent je
les entendais tous deux discuter sur la norriture qu’il convient de donner au
cerveau d’un petit enfant. De semblables discussions étaient soulevées parfois au
sujet de l’obéissance.»3
André Gide aima ce père tendre et discret, qu’il perdit à la veille de sa
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.16
2 Id., pp.17
3 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.16
53 douzième an née, mais d’une affection lointaine et adoucie, comme en rêve. Mais
le rêve n’était pas ce qui plaisait à la réaliste Mme Paul Gide, que son fils peignit
comme la vivante antithèse de son mari.
Tout était rangé, classé, ordonné chez Mme Gide, qui possédait à leur
plus haut degré les vertus de l’économie domestique. Elle apportait à tout le
même souci de rigueur et de propreté qui lui faisait recouvrir tous les meubles de
son salon de housses de percale blanche, striées de minces raies rouge vif, qu’on
n’ôta it que pour son jour de réception, le mercredi.
Son amour maternel était naturellement empreint de cette conscience
aiguë et étroite de ses responsabilités, de ses devoirs. Elle avait pour son fils une
«inquiète sollicitude». Attentive aux moindres détails de l’emploi de son temps,
de son hygiène, de son habillement, de son budget, elle le poursuivit de ses
conseils jusqu’à l’année même de sa mort, en 1895.
La rigueur puritaine dont se faisait porteuse la mère d’André Gide a
décidé la vie sexuelle de son fi ls en de nombreuses occasions dont on cite une
seule:
«J’étais extrêmement sensible à l’habit, et souffrais beaucoup d’être
toujours hideusement fagoté»1. Dans cet extrait l’adulte André Gide se souvient
du déguisement ridicule que sa mère lui choisissait par économie.
Considérable et décisive, cette influence n’eut d’ailleurs pas d’effets
seulement négatifs. Le goût très gidien pour la contrainte et pour l’économie, en
l’art, ne trouve -t-il pas là sa racine première? Lui -même le pensait dans une
méditation du même livre où il affirme:
«Ma mère m’enseignait à toujours vider mon verre de cidre avant de me
lever de table, et à ne prendre pas plus de pain que je ne pourrais en manger. Sans
doute quelque peu de cette idée d’économie subsiste -t-elle dans cet urge nt besoin
que je ressens de la mesure… »2.
L’émotivité maladive compliquant sa nature ambiguë doublée par les
contraintes d’une éducation puritaine favorisant un véritable complexe de
culpabilité causent dans le jeune André Gide un déséquilibre où plus ta rd il
trouvera des motifs d’inspiration pour la création artistique. Il est sauvé par
l’angélique intervention de sa cousine Madeleine Rondeaux, l’Emmanuèle des
Cahiers d’André Walter , et du Journal , l’Alissa de la Porte étroite : «Je
découvrais soudain un nouvel orient à ma vie …».
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.58
2 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.43
54 Cette femme qui fut la noblesse, la délicatesse, mais aussi la discrétion
mêmes a eu un rôle essentiel dans l’itinéraire d’André Gide.
Pour découvrir la vraie Madeleine il faut lire presque toute l’œuvre
gidiene, car son image est décomposée et il faut tenter de la voir derrière des
personnages divers qui l’incarnent mais qui ont changé de nom en Emmanuèle,
Ellis, Marceline, Alissa.
Une amitié tout à fait spéciale les unit dès leur première enfance:
«… je préférais Emmanuèle, et d’avantage à mesure qu’ele grandissait.
Je grandissait aussi, mais ce n’était pas la même chose; j’avais beau, près d’elle,
me faire grave, je sentais que je restais enfant; je sentais qu’elle avait cessé de
l’être. Une sorte de tristesse s’était mêlée à la tendresse de son regard, et qui me
retenait d’autant plus que je la pénétrais moins… Je vivais auprès de ma cousine
déjà dans une consciente communauté de goûts et de pensées, que de tout mon
cœur je travaillais à rendre plus étroite et parfaite.»1
De presque trois ans plus âgée que lui, elle était, dès l’enfance,
précocement plus sage, plus mûre, plus réservée. Elle ne se mêlait que
prudemment aux jeux de son cousin André, de ses jeunes frères, Édouard et
Georges et de ses sœurs, Jeanne, vive, et Va lentine, à l’humeur changeante.
D’habitude elle désertait, le monde extérieur cessait d’exister pour elle – elle
s’isolait alors avec un livre. Pour son jeune cousin, elle était la grâce, la douceur,
l’intelligence intuitive et la bonté, d’abord préoccupée du bonheur de ceux qui
l’entouraient, elle leur apportait le rayonnement de la paix intérieure; pour
l’enfant déchiré qu’était André Gide elle représentait l’harmonie profonde.
Une fissure est signalée pourtant dans cet équilibre: son extrême
modestie, qu i faisait que sans cesse elle doutait d’elle, de sa beauté, de ses
mérites, de tout ce qui faisait la force de son rayonnement, de sa valeur.
La naissance de l’amour entre les deux jeunes se produit en décembre
1882, quand un événement capital fait son app arition – Madeleine est la seule à
se rendre compte de l’infidélité de sa mère; cet événement grandit sa fragilité et
aussi le besoin de son cousin André de la protégér:
«La confiance lui était naturelle, ainsi qu’aux âmes très aimantes. Mais
cette confian ce qu’elle apportait en entrant dans la vie fut bientôt rejointe par la
crainte, car elle avait, à l’égard de tout ce qui n’est pas de parfait aloi, une
perspicacité singulierè. Par une sorte d’intuition subtile, une inflexion de voix,
l’ébauche d’un geste , un rien l’avertissait; et c’est ainsi que, toute jeune encore
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp. 125-126
55 et la premierè de sa famille, elle s’apperçut de l’inconduite de sa mère. Ce secret
douloureux, qu’elle dut d’abord et longtemps garder par devers elle, la marqua,
je crois, pour la vie. Toute la vie elle resta comme un enfant qui a pris peur.
Hélas! je n’étais pas de nature à la pouvoir beaucoup rassurer … La petite
photografie, à demi effacée à présent, qui me la représente à l’âge qu’elle avait
alors, laisse lire sur son visage et dans la ligne étrangement évasive de ses
sourcils, une sorte d’interrogation, d’appréhension, d’étonnement craintif au
seuil de la vie.»1
On sent, au ton de ces lignes, que Gide, plus jeune que sa cousine
Madeleine, veut paradoxalement tenir auprès d’elle le rôle protecteur d’un frère
aîné. Leur attirance réciproque se fondait sur une commune profondeur, une soif
de pureté et une ferveur qui les poussait l’un vers l’autre. L’injuste douleur qui
accablait sa cousine angoissée par la présence du Mal leur fut bientôt occasion
de se rapprocher, de penser et de s’émouvoir ensemble:
«Mon amie lisait de son côté l’Iliade et les Tragiques ; son admiration
surexaltait la mienne et l’épousait; je doute si même aux pâques de l’Evangile
nous avons communié plus étroitement. Étra nge! c’était au temps précisément de
ma préparation chrétienne que cette belle ferveur païenne flambait. J’admire
aujour d’hui combien peu l’un gênait l’autre; ce que l’on pourrait à la rigueur
expliquer si je n’eusse été qu’un tiède catéchumène; mais non! je dirai tout à
l’heure mon zèle et jusqu’à quels excès je le poussai. Au vrai, le temple de nos
cœurs était pareil à ces mosquées qui, du côté de l’orient, restent béantes et se
laissent divinement envahir par les rayons, les musiques et les parfums.
L’ex clusion nous semblait impie; en nous, quoi que ce fût de beau trouvait
accueil.»2
Leurs lectures étaient communes, ainsi que les enthousiasmes: les Grecs,
c’est -à-dire Homère et les Tragiques, les romanciers anglais et les grands Russes.
Leur communion spi rituelle est soulignée par le fait qu’en marge de chaque
phrase qui, dans les livres qu’il lisait, lui paraissait mériter leur attention, Gide
inscrivait l’initiale de Madeleine. Il sentait pour elle une sorte d’amour pur:
«Peut -être, à l’imitation du divi n, mon amour pour ma cousine
s’accommodait -il par trop facilement de l’absence»3.
Toutefois, leurs élans mystiques se confondaient, se mêlaient à un amour
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.147
2 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.212
3 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.237
56 qui n’était plus fraternel:
«La vie ne m’était plus de rien sans elle, et je la rêvais partout
m’acco mpagnant comme à La Roque, l’été, dans ces promenades matinels où je
l’entraînais à travers bois: Nous sortions quand la maison dormait encore.
L’herbe était lourde de rosée; l’air étais frais; la rose de l’aurore avait fané depuis
longtemps, mais l’obliqu e rayon nous riait avec une nouvelleté ravissante. Nous
avancions la main dans la main ( . . . ) Nous marchions à pas légers, muets, pour
n’effaroucher aucun dieu, ni le gibier ( . . . ) Eblouissement pur, puisse ton
suvenir, à l’heure de la mort, vaincre l’ombre! Mon âme, que de fois, par l’ardeur
du milieu du jour, s’est rafraîchie dans ta rosée…»1
C’est en compagnie de sa cousine que le jeune André réussit à lutter
contre ses habitudes solitaires. Elle devenut son âme jumelle, mais en même
temps lui apporta la peur du pêchê charnel. L’amour et la piété qu’il sentait pour
Madeleine l’angoissaient, car il ne voulait offrir à sa cousine que la partie pure
de lui -même.
Cet amour s’idéalisait de plus en plus et Gide ne sentit pas s’apaiser les
troubles de sa chair, mais leur objet demeurait vague. L’instinct n’est pas disparu,
il a été seulement éloigné, mis dans un arriéré plan.
Mais, n’étant pas ignorant, incurieux des œuvres de la chair comme
pendant sa premierè jeunesse, l’indifférence, dont on a parlé, se change a en
répugnance, ou plutôt en «peur».
S’il sentait qu’en lui coexistaient les deux postulations baudelairiennes
vers le Ciel et vers l’Enfer, cet écart entre le mal et le bien lui semblait impossible
chez Madeleine, sa future épouse. Celle -ci ne pouvait êt re qu’une sainte, comme
l’étaient toutes les femmes vertueuses qui avaient entouré son enfance. On saisit,
dans cette interprétation de la relation entre André et Madeleine, l’influence
exercée par l’éducation puritaine, ainsi que l’ombre satanique dont el le faisait
couvrir les choses de la chair. Chaque fois que l’on parle de ce couple, c’est d’un
amour désincarné et mistique qu’il s’agit.
Gide, amoureux d’une jeune fille qui à beaucoup d’égards ressemblait à
sa mère, devait lui apporter un amour angélique , dénué de son fondement charnel.
C’est ainsi que s’explique leur mariage blanc.
Pour conclure, on peut estimer que la religion vient de toutes parts
expliquer la vie sinueuse de Gide. Elle n’est pas dispensée de l’amour, elle
apparaît à la rencontre du je une homme avec tous les facteurs extérieurs qui
1 André Gide, Si le grain ne meurt , ed. cit., pp.212
57 puissent causer en lui un changement. C’est la barrière derrierè laquelle il
construit sa vie:
«Je crois qu’il n’y a pas ( . . . ) deux mondes séparés, le spirituel et le
matériel, et qu’il est vain de les oppose r. Ce sont deux aspects d’un même et
unique univers; comme il est vain d’opposer l’âme et le corps. Vain est le
tourment de l’esprit qui les invite à se combattre. C’est dans leur identification
que j’ai trouvé la quiétude. ( … ) Je ne veux ni ne puis ch ercher à soumettre et à
subordonner l’un à l’autre, ainsi que se propose de faire l’idéal chrétien. Je sais
par expérience (car longtemps je m’y suis efforcé) ce qu’il en coûte.»1
1 André Gide, Journal , ed. cit., pp.31 3
58 FENÊTRE OUVERTE SUR LA CRÉATION ET LES VALEURS
D ANDRÉ GIDE
MOTTO:«L’oeuvre d’André Gide n’est peut -être tout entière qu’un vaste
débat moral, sans cesse on y entend dialogueur comme d’une
coulisse mystérieuse, la voix de la conscience.»
LOUIS PIERRE -QUINT
Il n’est pas facile, dès l’entre -deux -guerres, de v ivre indifférent à
l’existance humaine en général. Implicitement, le roman de cette époque dit une
insatisfaction, des désarrois, des déceptions. Les interminables sommes des
romans -fleuves exaltent encore des lendemains qui chantent. Au fond, il est
difficile de le croire, mais ce sont les «bons sentiments» qui font, comme dit
Gide, de la «mauvaise littérature».
Considéré par certains comme un corrupteur et un pervers, Gide réclame
pour lui -même la «fonction d’inquiéteur» et « d’éveilleur», qui veut regarde r le
réel en face, sans hypocrisie, et fonder ses valeurs sur une existence qui se
construit à tâtons, dans une liberté continue. Les existentialistes – qui
applaudiront à son prix Nobel en 1950, s’en souviendront.
Pour la plupart des artistes et des intel lectuels du début du siècle,
l’avènement du monde moderne fut un stimulus à l’expérimentation. Cela est
surtout évident en poésie, mais les romanciers ont cherché, à leur manière, à
capter les aventures nouvelles qui pouvaient s’offrir. Dans cette période de
véritable explosion illustrant un monde bouleversé, prédominent un
INDIVIDUALISME, qui s’enivre de sa propre liberté, et un certain GOÛT DU
DÉFI. Malgré des nuances multiples, le roman psychologique comporte toujours
des accents autobiographiques, où Fa uteur met à nu, souvent avec beaucoup
d’insolence et d’indécence, ses affrachissements et son mépris de toute
hypocrisie puritaine. Mais c’est bien dans la recherche synthétique d’une
personnalité que réside l’attrait immédiat exercé sur nous par l’œuvre d’André
Gide. En ouvrant chaque nouveau livre de cet auteur, notre première attitude est
en effet celle du psychologue devant le nouveau document qui l’aidera à
poursuivre la résolution d’un difficile et passionant problème.
C’est dans ce souci d’échapper à un jugement stable par une fuite
sytématique, auquel s’ajoute la joie de surprendre, que se trouve contenue la
source féconde de son génie.
59 L’ÉGOTISME DANS LA CRÉATION GIDIENNE
En exposant sa vie, ses mœurs et en s’engageant contre les
conformismes, un homme comme André Gide a contribué au regain de ce qu’on
peut appeler l’égotisme: l’auteur donne l’impression de ne parler que de soi.
Ainsi, les personnages gidiens ont été plus ou moins considérés comme des porte –
parole de Gide lui -même, bien qu’il s’en soit souvent défendu. De même, Gide
n’écrit pas, à la première personne, récits à tendance morale, centrés autour d’une
expérience privée. Ou bien, il a recours au journal, celui de Michel, dans L
'Immoraliste , ou celui du pasteur, dans La Symphonie pastor ale. Enfin, l’image
de Gide chez ses contemporaines s’est surtout imposée par le biais de ses
confessions, notamment Si le grain ne meurt , où les aveux scabreux ont oripilé
une grande partie de ses lectures. De nouveaux genres renaissent donc, genres
qui a nnoncent les récits indiscrets. Pour le lecteur d’aujour d’hui, habitué à
l’indécence et à la sincérité extrême, ce sont moins les provocations de Gide qui
importent (car il n’y a plus de scandale à prôner quelque liberté sexuelle) que son
comportement d’écrivain, soucieux d’une techinique moins artificielle, et pour
qui «un roman, c’est un théorème».
Le «gidisme» commence, à son tour, à s’affirmer graduellement dans ce
monde bouleversé et renversé, à la recherche de nouvelles valeurs. Il vient
compléter le tableau troublant du début du XXe siècle littéraire.
Le «gidisme» est à la fois un retour narcissique à soi -même -refus du
dogmatisme, apologie de l’émotion, goût du naturel et de la liberté et aussi une
optique littéraire nouvelle où la fiction ne veut pas flatter et endormir, mais
déranger et faire participer à une inquiétude et une recherche différente.
Le gidisme n’appartient pas qu’à Gide, il s’affirme à travers ses livres
par une doctrine de vie qui enseigne l’affirmation de soi allant presqu’au défi d e
toute convention, de toute règle et de toute loi. Au lendemain de la Première
Guerre mondiale, le ton désabusé, immoral et insolvent est dans l’air du temps,
où flotte un parfum général de Surréalisme. Le dilettantisme et le libertinage, plus
ou moins di screts, se retrouvent dans divers textes autobiographiques, où
prédomine, comme chez André Gide, la facture classique et plutôt cynique.
N’ayant rien d’autre à dire que soi, mais animé d’une curiosité et d’une
exigence hors du commun, Gide a constitué son œuvre comme une recherche.
C’est la recherche de l’harmonie.
Héritier unique d’une famille de grands bourgeois, propriétaires
fonciers, protestants, fils d’un professeur de droit mort prématurément et d’une
60 mère austère, puritaine, incarnant le légalisme, élevé à l’écart du monde et dans
un milieu privilégié, baignant dans la religion, la morale, la littérature et la
musique, tenu à l’écart de la réalité extérieure, André Gide est devenu un
Narcisse, une âme sensible et divisée qui se cherche et se contempl e. Écrire va
être pour lui la justification de son existence en même temps que la recherche de
son sens.
Les héros, qui le représentent, sont lancés à la conquête d’une vie
intense, aventureuse, en rupture avec les valeurs établies, les calculs et les
prudences, exaltant la puissance de l’instinct créateur contre les médiocres façons
de vivre bourgeoises. Prométhée (1899) mange son aigle, Michel, le héros de
L’Immor aliste se détourne de sa culture, de ses biens et sacrifie sa femme à sa
volonté de vivre sel on ses désirs. L’exaltation de la vie par delà le bien et le mal
conduira Lafcadio, protagoniste des Caves du Vatican à son acte gratuit.
Ce sont seulement quelques exemples de la vaste œuvre gidienne qui
semble être une vraie apologie au culte du soi et q ui témoigne à tout pas de
l’intérêt excessif porté à sa propre personnalité.
LIBERTÉ ET DISPONIBILITÉ
André Gide est un combattant ardent contre l’intellectualisme, il soutient
l’impératif du contact avec la vie. C’est dans le vécu que la «libération» do it
d’abord s’exprimer, et l’écrit commentera ces choix et tentatives: vie et œuvre se
confondent dans une démarche têtue, périlleuse, celle d’un homme à la recherche
de la vérité, malgré les envieux et les contestataires.
Cet esprit de disponibilité à soi -même, délivré de tout système préconçu,
prêt à tous les déracinements et à tous les attraits de la vie, c’est André Gide, qui
est l’incarnation la plus décisive de la soif de vivre à tous le sens.
Après une enfance vécue dans la rigueur protestante et le c onformisme
bourgeois, il découvre, lors d’un voyage en Afrique du Nord, la jouissance du
corps, le plaisir de l’évasion et l’absurdité des tabous. Convaincu que la littérature
sent «furieusement le factice et le renfermé», il ne cessera plus, dès lors, de
chanter le désir, la sincérité, la liberté. Cette quête du bonheur est traduite par
l’abandon de toutes les chaînes -familiales, morales ou esthétiques – et par le
déracinement.
Cet écrivain qui a déclaré que le point de vue esthétique était le seul dont
son œuvre relevât a été bien plus qu’un artiste, il a été un justificateur. Nous lui
devons l’exemple d’une libération morale sans laquelle la littérature actuelle ne
61 serait pas ce qu’elle est. Les Nourritures terrestres font partie de ce très petit
nombre d e livres dont on peut dire qu’ils ont vraiment changé des vies humaines,
en ce sens le titre est fort suggestif, car il nous inspire des sens nouveaux comme
celui de «nourriture spirituelle» ou «nourriture intellectuelle». La quête de sa vie
est la quête d u bonheur et de la liberté. Il est avide d’inquiétude, il cherche sans
cesse des désirs nouveaux. Ennemi de l’ordre, esprit insatisfait, André Gide aime
être provoqué par la vie. Pour lui ce qui est vraiment important c’est d’être sincère
et fidèle à soi -même et non à l’image de soi demandée par le conformisme social.
André Gide apprécie la force d’un instant, l’importance de vivre chaque
moment de notre vie comme s’il était le dernier. C’est sur la vie présente, le «et
nunc» que, même chrétien, Gide met to ujours l’accent. Il dit que «c’est dès à
présent qu’il faut vivre dans l’éternité.»1. Ou bien: «Que m’importe la vie
étemelle, sans la conscience à chaque instant de cette durée?»2. Saisir l’instant,
ne pas le laisser échapper sera donc, dans la conception gidienne, comme le
premier commandement de l’existence et de la morale:
«L’heure qui passe est bien passée. – Oh! toi qui viendras, penseront – ils,
sois plus habile: Saisit l’instant!»3.
« J’ai compris à présent que, permanent à tout ce qui passe, Dieu n ’habite
pas l’objet, mais l’amour ; et je sais à présent goûter la quiète éternité dans
l’instant.»4
Du point de vue de l’essence, c’est le particulier, l’individuel même qui
équivant à l’instant:
«L’homme est plus intéressant que les hommes: c’est lui et non pas eux
que Dieu à fait à son image. Chacun est plus précieux que tous.»5
La disponibilité de la personne chez André Gide est une conséquence
immédiate de la rupture avec le passé:
«Table rase. J’ai tout balayé. C’en est fait! Je me dresse nu sur la te rre
vierge, devant le ciel à repeupler.»6 Il développe cette idée d’une manière plus
poétique et symbolique à la fois, dans l’extrait suivant, tiré du même livre, Les
Nouvelles Nourritures :
«Tu remarqueras ( . . . ) que tout l’élan de la sève gonfle de préfére nce
1 André Gide, Numquid et tu ?, ed. cit., pp.38
2 André Gide, Numquid et tu ?, ed. cit., pp.40
3 André Gide, Nouvelles Nourritures , ed. cit., pp.270
4 Id., pp. 205
5 André Gide, Journal . ed. cit., pp. 93
6 André Gide, Les Nouvelles Nourritures , ed. cit., pp. 195
62 les bourgeons de la fine extrémité des branches et les plus éloignées du tronc.
Sache comprendre et t’éloigner le plus possible du passé.»1
Gide a essayé beaucoup de clés pour ouvrir la porte de la vie aventureuse,
de l’émancipation et, finalement, il s’est rendu compte qu’il avait besoin de la
même clé avec laquelle il avait fermé la porte de son passé ténébreux. Pour lui,
il était impossible de gagner une vie à l’écart de la contrainte et de la morale sans
se débarasser du passé:
«Mon esprit s’achoppe à ce mot: conséquence. La conséquence de nos
actes; la conséquence avec soi -même. N’attendrai -je plus de moi qu’une suite?
Conséquence; compromission, cheminement tracé par avance. Je ne veux plus
marcher, mais bondir; d’un coup de jarret repousser, renie r mon passé; n’avoir
plus à tenir de promesses: j’en ai trop fait! Avenir, que je t’amerais infidèle!»2.
Dans toute cette construction argumentative, qui témoigne de la
disponibilité gidienne, on distingue une nouvelle attaque, assez acide et
pertinente à Barrés l’auteur du roman Les Déracinés :
«Oh Barrés! combien différent du vôtre est l’enseignement que j’écoute
dans le livre de la Nature! J’admire chaque animal chasser loin de lui ses petits
dès qu’ils sont aptes à se suffire. Si le sol ne réussit pas lo ngtemps la même
culture, ce n’est point tant qu’il s’appauvrisse, mais bien surtout parce que, selon
un phénomène d’exosmose récemment découvert, chaque plante distile un poison
pour la plante qui lui ressemble… Et du reste, de quelque manière qu’on
l’explique, l’important à constater c’est ceci: le même sol ne réussit pas
longtemps de suite la même culture.»3
Ce que l’on comprend est qu’André Gide est entièrement en faveur de
l’originalité individuelle; il plaide pour la découverte du particulier qui nou s
distingue des autres; en fait, il semble dire que l’individu s’oppose à la race et
qu’on doit absolument faire un effort vers l’individualisation.
Pour lui la réalité est dans l’individuel. Chaque individu a sa propre
réalité, aussi sera -t-il d’autant pl us riche qu’il sortira de soi, se fera autre,
comprendra ce qui l’entoure:
«Et puis, d’autres vies! d’autres vies ( . . . ) »4; «Il ne faudrait pas avoir
de tristesses personnelles, mais faire siennes celles des autres … de sorte qu’on
1 André Gide, Les Nouvelles Nourritures , ed. cit., pp.298
2 André Gide, Les Nouvelles Nourritures , ed. cit., pp.209
3 André Gide, Journal , ed. cit., pp. 302
4 André Gide, Journal , ed. cit., pp.40
63 en puisse changer»1. Gide cherche la vie partout, et dans cette tâche d’inquiéteur
qu’il a assumée, il veut éveiller notre esprit de son état ordinaire. Son œuvre est
un signal d’alarme qui nous arrache au conformisme, à une existence fade. Ce
qu’il dédaigne le plus c’est le ren oncement à la vie, à l’instinct, l’autosuffisance
humaine. Alors il rédige son œuvre comme une invitation pour ses lecteurs à
chercher, à examiner, à questionner et surtout à agir. Tout dans sa production
littéraire renvoie à la manifestation:
«Que mon liv re t’enseigne à t’intéresser plus à toi qu’à lui -même, puis à
tout le reste plus qu’à toi»2.
André Gide s’est apperçu que la pensée est une déformation de
l’individu, une tentative de tuer l’instinct, un obstacle à son libre épanouissement.
Au lieu de pens er, il nous conseille de vivre pleinement, d’accepter la vie et ses
attraits et non pas la rejeter:
«ASSUMER LE PLUS POSSIBLE D’HUMANITÉ, voilà la bonne
formule. Formes diverses de la vie; toutes vous me parûtes belles. ( . . . ) J’espère
bien avoir connu tout es les passions et tous les vices; au moins les ai -je favorisés.
Tout mon être s’est précipité vers toutes les croyances ( … )»3.
Hostile à tout conservatorisme et traditionalisme, réfractaire à la lourdeur
didactique de toute doctrine, Gide adopte la va lorisation de «l’inconséquence»,
de l’appétit de nouveauté, du désir:
«A chaque auberge m’attendait ma faim; devant chaque source
m’attendait une soif – une soif, devant chacune, particulière ( . . . ) »4.
Ce que Gide veut nous transmettre, c’est une analyse pr ofonde de son
être, analyse qui lui a permis de comprendre l’essence de son être, le mécanisme
de son esprit! Il ne veut pas transmettre par son exemple la réponse à la quête du
bonheur, mais seulement une réponse possible, sa recette personnelle.
Alors, o n peut affirmer que le mouvement gidien est un mouvement vers
l’intérieur. Il cherche à retrouver son moi authentique, altéré par l’éducation
protestante. C’est l’entreprise présentée dans L’Immoraliste qui reflète de plus
cette recherche:
«… ce fut dès lors celui que je prétendis découvrir: l’être authentique, le
«vieil homme», celui dont ne voulait plus l’Évangile; celui que tout, autour de
moi, livres, maîtres, parents, et que moi -même avions tâché d’abord de
1 André Gide, Journal , ed. cit., pp.40
2André Gide, Les Nourritures terrestres, ed. cit., pp.16
3André Gide, Les Nourritures terrestres , ed. cit., pp.25
4 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed. cit., pp.36
64 supprimer. Et il m’apparaissait déjà, grâce aux surcharges, plus fruste difficile à
découvrir et valeureux. Je méprisai alors cet être secondaire, appris, que
l’instruction avait dessiné par -dessus. Il fallait secouer ces surcharges»1.
Dans l’œuvre gidienne il y a beaucoup de références à ce moi
authentique, au visage pur, non fardé de l’être, en voilà encore une qui apparaît
comme un cri et un conseil en même temps:
« Ne t’attache en toi qu’à ce que tu sens, qui n’est nulle part ailleurs qu’en
toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, a h! le plus irremplaçable
des êtres»2.
Tout cela implique l’abandon à la nature, la pureté, la justesse des désirs.
Évidemment, ce moi est un moi de l’instant, mais c’est ce qui le sauve, établit sa
vérité: «le Moi est haïssable» dit Pascal, mais le Moi d’hier, pas celui
d’aujour d’hui.
En guise de conclusion, pour cette dimension de la personnalité d’André
Gide, on ajoute seulement que cet auteur a constamment cherché à nous
encourager à être nous -mêmes et non à prétendre l’être:
«Cultiver les différences .. . Par quel malentendu Guéhenno peut -il me
reprocher cella? Nul besoin de cultiver le reste, et qui se retrouvera bien toujours
(…) La figure de l’homme mérite d’être conatamment enrichie. Malheur à qui
tente de la réduire! ou même simplement d’en limiter l es traits. ( … ) Par souci,
Guéhenno, de n’approuver et épouser que les sentiments les plus généraux, les
plus communs, de l’humanité, tu l’appauvris. Cette figure idéale de l’homme je
la vois, avec une épaisse masse commune, toute nimbée d’individuelles
possibilités. Est -il nécessaire de le redire encore? – Tout effort de
désindividualisation au profit de la masse, est en dernier ressort, funeste à la
masse elle -même»3 .
Ce mouvement tout personnel pour être soi, sans se laisser arrêter par
rien, et en salua nt différences et contradictions comme des profits, on peut le
nommer sincérité. En lui se résumerait presque toute la morale d’André Gide qui
décrit cette recherche angoissante de la sincérité, comme étant la chose la plus
difficile liée au processus de c réation littéraire:
«La chose la plus difficile, quand on a commencé d’écrire, c’est d’être
sincère ( . . . ) qui jamais le mot ne précède l’idée. Ou bien: que le mot soit
1 André Gide, L’Immoraliste , ed. cit., pp.83
2 André Gide, Les Nourritures terrestres , ed. cit., pp.186
3 André Gide, Journal , ed. cit., pp.231
65 toujours nécessité par elle; il faut qu’il soit irrésistible, insupprimable et de même
pour la phrase, pour l’œuvre tout entière. Et pour la vie entière de l’artiste, il faut
que sa vocation soit irrésistible; qu’il ne puisse pas ne pas écrire (je voudrais qu’il
se résiste à lui -même d’abord). La crainte de ne pas être sincère me tourmente
depuis plusieurs mois et m’empêche d’écrire. Etre parfaitement sincère…»1.
Gide n’aime pas sonner faux. On pourrait dire, après avoir fait un examen
attentif de sa création, que jamais il ne se cache, mais qu’il cache toujours
quelque chose. Il veut construi re une phrase qui dise le moins possible, mais qui
nous détermine à chercher au -delà de l’apparence des mots, qui stimule notre
pensée et imagination: «ma phrase plutôt sugèrre qu’affirme et pratique
l’insinuation», avoue -t-il dans son Journal. En même tem ps qu’il est ouvert, il
est subtil et demande l’attention de son lecteur.
Mais, si l’on veut faire référence à la sincérité pure, on doit arrêter son
regard sur l’œuvre autobiographique Si le grain ne meurt. Il semble d’abord
difficile d’émettre sur cette œuvre un jugement définit et impartial. Elle nous
séduit d’abord par son ton sincère. En lisant ce livre nous espérons savoir enfin
en quoi consiste la solution de continuité des œuvres précédentes, de connaître
leur livraison, c’est à dire la personnalité de Gide.
Et nous ne sommes point déçus. Le livre contient ses chemins, ses
tournants et ses impasses. Nous découvrons enfin la vérité et nous embrassons en
même temps d’un seul coup d’œil une grande partie de l’humanité. Le mal se
dévoile: nous appercevon s la terrible dissociation entre l’esprit et la chair, entre
l’amour et la jouissance. Tout un aspect de la société, tout un milieu s’anime dans
ce livre et, à travers les méandres d’une adolescence maladive et inquiète, nous
suivons peu à peu l’origine et le progrès du mal, Si le grain ne meurt est donc
avant tout un document humain. Son importance est considérable. S’il n’apporte
aucun réconfort, aucune aide positive, ce livre détruit ce qui est mauvais et laisse
la place pour construire. Il montre les dé fauts d’une société et ruine un monde
d’éducation.
Ainsi apparaît la grande portée humaine de l’œuvre. On doit avant tout insister
sur la valeur humaine de l’œuvre et on doit aussi féliciter André Gide d’avoir osé
publier ses mémoires. Il s’expose ainsi à l’incompréhension d’un grand public
qui ne verra dans cette œuvre qu’une grande audance sans apercevoir sa
conséquence immédiate et bienfaisante dans le monde moral.
Cet écrivain n’a jamais franchi les limites de son moi, et c’est ce qui lui
1 André Gide, Journal , ed. cit., pp.27 -28
66 garde jusqu’à ces années du XXIe siècle, cet étonnant aspect sinon de fraîcheur,
du moins de jeunesse. Dans cette limite il a pu résister aux variations qui
entraînaient tant d’autres et à l’usure qu’on y contracte. Comme embaumé en lui –
même, il n’a rien subi des attein tes du temps.
La partie supérieure de cette confession totale, directe, sans transposition
est celle qui a pour cadre l’Algérie. Ici, comme dans d’autres chapitres des
Nourritures terrestres et de L 'Immoraliste , Algérie apparaît comme la terre
d’élection de Gide. Il a su nous en rendre les sites, la lumière, l’atmosphère avec
un grand talent. Il semble être un peintre exotique qui met sur la toile ces lieux
ardents à l’aide des aquarelles aux tons intenses. Qui mieux que lui nous a dit la
langueur de telle s heures à Biskra, la fièvre qu’on y respire, la couleur des sables,
la grâce d’un palmier, l’ombre d’un cabaret, la fraîcheur juteuse d’un fruit!
L’auteur lève le rideau pour nous permettre de jeter un coup d’œil dans ce
paysage unique, mais il nous faut le baisser, car les choses qui vont s’y passer
sont étranges. Dans cette seconde partie du livre, il s’engage dans l’élucidation
de ses problèmes sexuels, question particulièrement grave et complexe pour un
tempérament comme le sien, impressionnable et hyp ersensible, empêtré dans les
interdits d’une éducation puritaine. Mais il jette le masque avec une audance
provocante qui traduit aussi son obsession de la sincérité. Pendant des années
d’angoisse et de contention, il fut partagé entre l’amour pur pour sa cousine et la
perspective d’une union avec elle, et des amitiés masculines de plus en plus
sensuelles. D’où une crise qui s’accompagna naturellement d’inquiétudes
religieuses. Cependant, avec son ami, Paul Laurens, il partit pour Afrique du
Nord où, devant la beauté des jeunes garçons, il décida d’échapper aux
contraintes, de s’abandonner aux instincts, à toutes les solicitations de sa chair.
C’est à Biskra qu’il eut enfin la révélation du plaisir avec le jeune Mériem et
quand, plus tard, « une plantureuse Suisseusse … s’écroula dans ses bras», il ne
fut «écoeuré». Il retourna seul en Algérie, y rencontra Oscar Wilde qui y était en
compagnie de Lord Alfred Douglas et, entraînés par leur audance, trouva «sa
normale», ayant avec «la petit Mohammed» «cinq foi s atteint la volupté». André
Gide affirme dans son livre -confession qu’il ne lui suffit pas de s’émanciper de
la règle; il prétendait légitimer son délire, donner raison à sa folie. Après la mort
de sa mère, il fut «étourdi par sa liberté» et, pourtant, di ssociant l’amour et le
plaisir, il se raccrocha à «l’amour pour sa cousine», le livre s’achevant sur
l’annonce de leurs fiançailles.
Faisant, par le titre, allusion à la parole de Jésus: «Si le grain de blé tombé
en terre ne meurt pas, il reste seul. Mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruits»,
67 Gide a voulu, ou en tout cas tenté, de montrer qu’il lui a fallu mourir au monde
contraignant de son enfance pour révéler l’écrivain qu’il était devenu. Il a gardé
toute sa vie une sincérité totale, ouvrant pratiqu ement une nouvelle voie dans la
littérature autobiographique, même si Rousseau fut le premier à avoir fait preuve
de succès dans la matière. André Gide doit être apprécié pour ne pas s’être laissé
envahir par le sentiment de la honte. Sa sincérité envers l ui-même s’exerça avant
tout sur sa vie sexuelle, d’où proviennent des réminiscenses et des descriptions
d’une grande impudeur. S’il a pu être si libre, si ouvert et honnête, c’est qu’il
avait pris une distance de trente ans, que cet enfant et ce jeune homm e qui avaient
été lui -même lui paraissaient des étrangers, et que presque tous les protagonistes
qu’il évoquait étaient morts (sauf son épouse; est -ce la raison pour laquelle il
l’appelle Emmanuèle au lieu de Madeleine Rondeaux, soi vrai nom?). D’autre
part, les obstacles en la matière avaient été grandement levés grâce aux
recherches et aux théories de Freud. Gide montra la profonde et durable influence
qu’a eue sur lui Wilde, qu’il a personnifié à maintes reprises à travers la figure
mythique de Ménalque. Il poussa jusqu’à leurs extrêmes limites le tact et la
délicatesse de la langue, l’art classique du non -dit et l’art d’offrir de manière
oblique une idée ou une image qui serait autrement offensante. La pureré de la
manière, remplaçant la pureté de la vie , confère au récit un style et un attrait mêlé
de respectabilité bourgeoise et d’élégance toute française. Plutôt que le
pittoresque, c’est l’élégance qui est recherchée. Le style est minutieux et attentif,
prêt à verser dans la poésie et capable de condui re à des analyses et discussions
séduisantes.
Si le grain ne meurt compte parmi les chefs -d’œuvre de la création
littéraire d’André Gide et parmi les chefs -d’œuvre des autobiographies de tous
les temps.
68 L IMMORALISTE ET L ITINÉRAIRE D’UN
NOU VEL ÊTRE
MOTTO:«Comme Nietzsche, André Gide a découvert un homme
nouveau, une nouvelle religion de l’âme.»
ERNST -ROBERT CURTIUS
Il est fort difficile de parler de L’Immoraliste parce que c’est un livre qui
cache de redoutables pièges cérébraux. Je m’effo rcerai, malgré la subtilité du
style adopté par André Gide, de justifier le choix du titre par rapport au contenu
du récit. D’abord, je résumerai l’histoire.
L’Immoraliste s’ouvre sur une lettre à Monsieur D.R., Président du
Conseil. Cette lettre d’un scri pteur dont nous ne connaîtrons pas le nom, forme
le cadre dans lequel le récit de Michel est enchâssé. On y apprend, qu’appelés
par leur ami qu’ils n’on pas revu depuis son mariage, Denis, Daniel et le scripteur
ont rejoint Michel en Algérie. Ce qui est to ut à fait intéressant c’est le fait que le
lecteur, aussi que les amis venus à la rencontre de Michel, font un retour en arrière
à cause de la confession, on a un sentiment courieux que le livre a commencé
inversement.
Michel ne veut d’autre secours que ce lui de pouvoir parler et ajoute,
comme une conclusion anticipée de son récit: «Savoir se libérer n’est rien; l’ardu,
c’est savoir être libre»1. Son histoire commence par leur dernière rencontre:
c’était aux environs d’Angers, à l’occasion de son mariage av ec Marceline qu’il
n’a épousée que pour «complaire à son père»2 mourant.
De sa vie antérieure, de sa jeunesse, nous ne saurons que peu de choses,
sinon que «le grave enseignement huguenot»3 d’une mère tôt décedée, aura
donné à Michel ce goût du travail qu’ il cultive, sous l’impulsion de son père, dans
l’étude des langues et des civilisations mortes (on peut identifier l’influence
autobiographique exercée sur ces donnés textuels).
Le jeune couple, après une cérémonie très sobre, s’embarque pour Tunis.
Dès le ur arrivée en Afrique du Nord, la santé de Michel commence à se
détériorer. Dans la diligence qui les mène de Sousse à El Djem, où Michel veut
visiter les ruines d’un amphithéâtre romain, les premiers symptômes de la
1 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.17
2 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .18
3 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.19
69 tuberculose apparaissent. Le lendemain, en repartant vers Sousse, Michel crache
le sang. Dans un premier instant, il cherche à dissimuler son malaise à Marceline
par «haine de tout abandon par faiblesse»1; puis, fâché que son épouse n’a rien
su voir, il le lui annonce brutalement.
Ils font veni r un médecin; Michel comprend qu’il ne reste que peu
d’espoir de guérison et sans trop de regret envisage la mort prochaine. Pourtant
Marceline n’abandonne pas; par «violence d’amour», elle l’arrache de ce lieu et
l’entraîne en Algérie: «C’est à Biskra que je devais guérir»2.
Après des jours d’agonie et après que «la mort l’a touché de son aile»3,
Michel grâce aux soins constants de Marceline, revient peu à peu à la vie. Un
jour, pour distraire son époux convalescent, Marceline ramène un petit Arabe,
Bachir . Devant cet enfant débordant de santé, Michel reste admiratif, l’observer
l’emplit déjà du goût de la vie. Un sentiment nouveau germe en lui, sentiment
qui annonce l’uranisme de plus tard. Mais la maladie n’est pas encore vaincue.
Un jour jouant aux bille s avec Bachir, il a un nouveau crachement de sang.
De cette rechute Michel conclut qu’il ne s’était pas guéri comme il
l’aurait fallu; pour guérir, il fallait le vouloir de toutes les forces. Dès lors, prenant
des résolutions pratiques pour une nouvelle hy giène de vie, il est conduit, encore
inconsciemment, à subordoner la morale à la guérison: «il fallait juger bon,
nommer Bien, tout ce qui m’était salutaire.»4
Ne comptant que sur sa propre volonté et sur le soutien de son épouse,
Michel, apprenant que Mar celine priait pour lui, repousse l’aide de Dieu: «Il ne
faut pas prier pour moi, Marceline.»5
La nécessité de guérir a fait Michel s’intéresser à ce qui jusque -là ne le
préoccupait guère: son corps. Progressivement, grâce à des exercices
méthodiques et quo tidiens, il parvient à «en finir avec ces premiers bégaiments
de santé»6; à présent, il peut découvrir le jardin public et la vie nouvelle qui
l’entoure. Ce sont surtout les enfants qui l’attirent et qui l’amusent. Marceline, si
prévenante, commence à l’ir riter, à le gêner dans ses promenades qu’à présent il
veut les faire seul, ou accompagné de Bachir.
Dans ce nouvel environement il entre dans la vie, sans avoir jamais songé
1 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.27
2 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .30
3 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .31
4 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.37
5 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .39
6 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .42
70 à la vie et il va s’étonner de tout autour de lui. Tous ses sens se réveillent. À
travers cette sensation «aussi forte qu’une pensée»1, Michel découvre un pasée
enfoui, la réminiscence de sa première enfance.
Sa santé s’améliorant, Michel découvre en compagnie de Marceline les
verges de l’oasis. Dans ce paysage idylligue où des berges, joueurs de flûte, se
répondent d’un jardin à l’autre, Michel goûte l’exaltation des sens et de la chair.
Curieux de tout, désireux de faire des rencontres, il y retourne tous les jours
jusqu’à l’arivée de l’hiver. Le mauvais temps de nouveau l’oblige à res ter dedans
où un jour il a «une curieuse révélation sur [lui] -même.»
En effet, Moktir, l’un des enfants que le couple a pris l’habitude de faire
venir chez eux -étant seul dans la chambre avec Michel en ne se sachant pas
observé, vole une paire de ciseaux. Ce qui est curieux est que Michel ne dénonce
pas le petit à Marceline. Il semble apprécier son courage et dès lors Moktir
devient son préféré.
Le printemps éclate à Biskra en même temps que le rétablissement de
Michel. C’est l’occasion de prendre de nouvel les décisions. Réalisant combien il
a délaissé Marceline jusqu’à présent, Michel se promet de l’aimer mieux à
l’avenir. On peut observer que le changement d’un être moral dans un être
immoral se passe, dans le cas de Michel, lentement à des allers et retou rs.
Avec l’arrivée des grandes chaleurs, le couple décide de quitter Biskra.
Le dernier nuit Michel ne peut trouver le sommeil et sort sur la terrasse. Le calme
qui règne dans la petite cour, l’immobilité des palmes, tout cela lui semble un
peu étrange. So udainement il est envahi par «le sentiment tragique de [sa] vie»2.
Avant de se recoucher, ouvrant au hasard la Bible, il tombe sur ce passage de
l’évangile selon Saint Jean: «Maintenant tu te ceins toi -même et tu vas où tu veux
aller; mais quand tu seras v ieux, tu étendras les mains.»3
De Tunis, Marceline et Michel regagnent Syracuse, puis l’Italie. Là, sur
une terre culturellement familière, Michel réalise qu’il est changé: son goût pour
l’histoire s’est altéré. Le voici donc ouvrant des yeux différents s ur tout ce qui
l’attachait autrefois. Son ancienne science ne l’intéresse qu’en «l’imaginant au
présent»4.
Tout lui donne l’impression, le fait pressentir qu’un être nouveau,
longtemps étouffé par l’instruction et les habitudes sociales, cherche à s’impose r:
1 André G ide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .47
2 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.58
3 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .60
4 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .61
71 «je me comparais aux palimpsestes». Cet être, Michel l’imagine libre, fort,
respirant la santé. À Ravello, prenant exemple les paysans aux «belles peaux
hâlées», il prend des bains de mer et de soleil. Après quelques jours, sa cure
s’avère efficace: il se trouve «non pas robuste encore, mais pouvant l’être,
harmonieux, sensuel, presque beau.»1
Pour faire apparaître physiquement l’être nouveau, pour se débarasser
d’un ornement qu’il juge à présent ridicule, Michel décide de se faire raser la
barbe à Amalf i; c’est un geste symbolique, fort révélateur – c’est l’ultime masque
qui tombe sous les ciseaux du barbier. Pour la première fois, Michel s’effraie de
sa transformation: «il me semblait qu’on voyait à nu ma pensée»2. Redoutant que
Marceline observe sa mét amorphose, Michel cherche à la lui dissimuler. Il trouve
plaisir à ce jeu, tout en étant conscient du problème moral que pose cette
dissimulation: «je finis par trouver plaisir à cette dissimulation, à m’y attarder,
comme au jeu de mes facultés inconus.»3
Parti seul pour Positano où Marceline doit le rejoindre, Michel manque
de se faire écraser par une voiture, le cocher, très soûl, fouette violemment le
cheval et Michel risque d’être précipité dans la mer. C’est l’occasion où Michel
fait preuve de sa force psysique en demand le pion du cocher. Cet événement va
déclencher un autre, plus important. Cet incident va unir véritablement le couple:
«Ce fut cette nuit -là que je possédai Marceline.»4
À Sorrente, le couple vit un amour sensuelle sous le ciel calme et
souriant. Mais, Michel, maintenant guéri, se sent inutile et songe à reprendre
quelques travaux d’histoire. Sous l’influence de ce qui est en train de devenir sa
«nouvelle philosophie», Michel s’intéresse surtout aux dernières années de
l’empire des Goths , et en particulier au jeune roi Athalaric qui a eu une vie
violente et volupteuse .
À Naples, une lettre d’un ami lui apprend qu’une chaire est vacante au
Collège de France; le couple las de voyages et de la vie errante, décide alors de
rentrer en France e t de s’installer à La Morinière, une propriété que Michel a
héritée de sa mère.
Le couple arrive en Normandie au début de juillet où, peu après
Marceline annonce à son mari qu’elle est enceinte. La Morinière, longtemps
inhabitée, se réveille d’un long somm eil.
1 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.68
2 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.73
3 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .73
4 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .74
72 Michel se met au travail comme un vrai propriétaire. Son expérience et
l’exemple de cette terre lourde et opulente «où tout s’apprête au fruit»1, reflètent
cette étique qui s’élabore dans son esprit et qui devient peu à peu une «science
de la parfaite utilisation de soi par une intelligente contrainte.»2
La parfaite utilisation de soi signifie aussi pour Michel une parfaite
utilisation de ce que lui appartient. C’est cette science de la gestion, cette
intelligence pragmatique qui transforme en amitié l es relations d’être Michel et
Charles, le fils du vieux garde Bocage. Avec Charles, il commence à s’intéresser
à ses terres, à entreprendre des travaux d’entretien, à réorganiser l’exploitation
de ses fermes. C’est encore sous son influence que Michel, irr ité de constater que
tous ont profité de son ignorance, congédie deux fermiers qui laissaient certaines
pièces de terre inexploitées.
Au début de l’automme, Michel et Marceline repartent à Paris pour y
passer l’hiver. Le couple s’installe luxeusement à Pas sy; le cours au Collège de
France, un livre à paraître et les nouveaux rendements des fermes sont censés
leur assurer une existence sans problèmes financiares. Cependant la vie à Paris
déplaît à Michel; il ne trouve d’interlocuteur ni auprès de ses collègu es. C’est
que, n’ayant pas confronté la mort, ils ne connaissent pas le prix de la vie, ils
n’ont pas comme Michel «un secret de ressuscité»3.
Le premier cours est un échec. La philosofie de Michel n’est pas
comprise: les uns blâment une tendance, les autr es une méthode. Mais
l’incompréhension du grand public se trouve anulée par la sympathie de
Ménalque qui est venu assister à cette première leçon. Cet explorateur qui a eu
l’honneur salie par «un honteux procès à scandale»4, est un être mystérieux,
solitai re et fier. Les deux hommes, qui jadis avaient peu d’estime l’un pour
l’autre, se trouvent à présent des points communs.
Le soir même, Michel retrouve Ménalque à son hôtel. Ce dernier, ayant
retrouvé par hasard ses traces à Biskra, a appris que Michel avai t été malade.
Intrigué, il a interrogé ceux qui l’ont connu sur son état. Il a fini par retrouver le
petit Moktir qui lui a raconté l’histoire des ciseaux volés, car Moktir s’était
aperçu que Michel l’avait observé dans la glace!
Trois semaines après cette première rencontre, les deux hommes se
retrouvent chez Michel, lors d’une soirée. Ménalque, qui vient d’être chargé
1 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .83
2 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .84
3 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.105
4 André Gide , L 'Immoraliste , ed. cit., pp .107
73 d’une nouvelle mission par le Ministère des Colonies, s’apprête à partir; il
voudrait revoir une dernière fois Michel et l’invite à venir p asser avec lui la nuit
de veille.
Après cette soirée, la santé de Marceline décline; on fait appel à un
spécialiste qui ordonne un régime strict, ainsi que de la quinine «à des doses dont
son enfant pouvait souffrir »1.
Le soir que Michel avait promis à Mé nalque arrive. Marceline semble
aller un peu mieux et Michel se rend chez Ménalque dans un «état de surtension,
d’exaltation singulière»2.
Cette nuit -là, Ménalque expose à Michel ses idées, son expérience de vie.
Dans cet éloge du nomadisme, de l’instant p résent, Michel reconnaît ses propres
pensées. On peut affirmer que Ménalque devient, à partir de cette nuit, son maître
d’immoralisme.
De retour à l’appartement, il apprend que la nuit passée, son épouse a fait
une fausse couche. Affaiblie, Marceline tombe malade, son état de santé la situe
entre la vie et la mort. Elle se remet doucement mais «la maladie était entrée en
Marceline, l’habitait désormais, la marquait, la tachait»3.
Marceline a besoin de repos; le couple retourne à La Morinière à la belle
saison. Michel retrouve avec bonheur ses terres; il les parcourt souvent et préfère
de plus en plus la compagnie des gens de la ferme à celle des quelques amis venus
habiter avec eux pour l’été.
Au même moment, Charles revient de la ferme modèle où il a été fa ire
son apprentissage. Mais ce n’est plus le même jeune homme; depuis l’automne
précédent il est devenu «un absurde Monsieur, coiffé d’un ridicule chapeau
melon.»4. Michel ne retrouve pas de plaisir à sa compagnie et se lie d’amitié avec
Bute, l’un des gar çons de la ferme. Bute lui apprend que Bocage a un deuxième
fils, Alcide, qui tous les soirs braconne dans le bois. Adoptant une attitude
contraire à celle de l’année précédente, quand il se montrait soucieux de bien
gérer ses biens, maintenant Michel s’am use à braconner, en compagnie d’Alcide,
ses propres forêts. Il se montre même cynique au point de jouer double jeu,
donnant dix sous à Alcide pour chaque gibier braconné et dix sous à son père
pour chaque collet pris. Lorsque Charles découvrira la superche rie, il lui en fera
1 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.120
2 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp .121
3 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.129
4 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.136
74 le reproche: «I1 faut prendre ces devoirs au sérieux et renoncer de jouer»1.
Réalisant que sur ce point Charles a raison, il lui annonce qu’il met en
vente La Morinière. Il décide de partir le plus vite possible avec Marceline;
ailleurs , pense -t-il, il l’aimera de nouveau, comme il l’a aimée à Sorrente. Vers
la fin de l’été, le couple quitte la France et reprend une vie nomade «comme pour
de nouvelles noces».
L’état de santé de Marceline se détérioré; un médecin diagnostique la
tuberculo se. Sur les conseils du spécialiste, ils repartent pour les hautes Alpes.
Dans la diligence qui la mène, Marceline, comme naguère Michel, crache le sang.
Arrivés dans les Alpes, Marceline se remet doucement. Mais, dans cette Suisse
trop honnête, Michel s’e nnuie. Ses études historiques ne l’intéressent plus; seule
le préoccupe la question: «Qu’est -ce que l’homme peut encore?»2.
Désireux de retrouver le climat plus doux du sud, Michel convainc son
épouse de partir le plus rapidement en Italie. Mais Marceline supporte mal la
violence de la saison, elle se trouve mal et devient de plus en plus consciente de
l’intolérance de son mari: «Je comprends bien votre doctrine, car c’est une
doctrine à présent. Elle est belle, peut -être mais elle supprime les faibles.»3
Avec l’augmentation de la chaleur, Michel se laisse aller plus loin, plus
librement à son vice: la nuit, quittant Marceline, il erre dans les quartiers
malfamés, sympathisant avec les vagabonds, dépensant son argent pour
encourager le vice.
Mais c’est l’Afr ique que Michel désire rejoindre; ils s’embarquent pour
Tunis et regagnent Biskra: «C’est donc là que je veux en venir»4. Quand ils y
arrivent, Michel délaisse Marceline pour retrouver les enfants qu’il avait tant
aimés. Mais ils ont grandi terriblement. L es uns sont devenus laids, les autres
sont mariés… Seul Moktir est resté fidèle à lui -même.
Avec lui, Michel désire aller voir Touggourt: il entraîne Marceline de
nouveau dans un voyage qui d’ailleurs sera le dernier. Peut -on croire encore qu’il
cherche à guérir sa femme? Elle tousse, elle est fatiguée; son état s’empire de
jour en jour. À Touggourt, Michel se laisse entraîner par Moktir dans un café et
ne revient que tard dans la nuit. Marceline est à l’agonie, elle s’éteint sous les
yeux de son mari.
L’histoire de Michel s’arrête là. Il est désoeuvré, ses jours s’écoulent,
1 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.150
2 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.158
3 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.162
4 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.171
75 selon ses paroles, dans un «insupportable loisir». Mais il n’a plus assez de force
pour s’en détacher. Il compte sur ses amis pour l’aider: «Arrachez -moi d’ici; je
ne puis le faire moi -même.»1
On lit L 'Immoraliste de la première page à la dernière, entraîné par la
brûlante beauté de cette prose. Les paysages éblouissent – M. André Gide les
décrit à merveille, brièvement et transposant en des phrases enthousiastes et
concises la splende ur du soleil, l’odeur du sol, la saveur des fruits, l’immensité
du désert. On découvre en André Gide un pélérin passionné. Il porte son âme
dans ses voyages, il n’est pas un simple observateur, qui se contente de la vue.
Tout anime ses sens. Il communique au lecteur une inquiétude, un désir d’errer,
de voir, de jouir qui le pousse à l’action.
Mais ce qui fait de ce livre un bouquin tout à fait spécial, c’est l’étude
approfondi de l’immoralisme, de l’égoisme. Le protagoniste, Michel, qui ne
cherche que sa sa tisfaction personnelle devient figure illustrative de la vie
d’André Gide qui, à son tour, a sacrifié sa femme à son penchant pour les
aventures inqualifiables. Aussi que son créateur, Michel a d’abord aimé son
cerveau. Plus tard, il s’est occupé de sa san té et finalement a cultivé ses sens et a
goûté à toutes les nourritures terrestres. La descente dans le milieu exotique de
l’Afrique du Nord fait apparaître les traces de l’immoralisme. Cette descente peut
être comparée à une «chute». C’est la «chute» dans la matière qui s’accomplit.
Ce sujet d’un être qui n’en a point de remords, mais vit un peu
désaccordé, tombé dans une moralité inférieure est assez neuf à l’époque et traité
avec une grande audance. Prenant pour guide exclusif son instinct, Michel,
auque l l’approche de la mort avait exacerbé en lui l’instinct de la conservation,
devient la cause de la mort de sa femme. Pourtant il l’aime, mais sa vie lui parle
plus haut que le souci d’une autre santé. Il sacrifie lentement à ses goûts, à ses
désirs, à ses fantaisies, la vie de la malheureuse créature qui est sa femme. Il
transforme son retour à la nature dans un nouvel exces qui mérite de sacrifier
Marceline.
La primordiale liberté humaine surmonte donc les temps et voici la
nouvelle doctrine et le nouvel homme avec son âme délivrée.
Michel n’est pas un immoraliste complet, il n’est qu’un effort vers
l’immoralisme, ou plutôt, il est l’étemel immoralisé, celui qui demande des
leçons et des exemples à tout et à tous, même à des petits arabes (à voir le geste
de Moktir qui vole les ciseaux), à des paysans et braconniers normands, ayant
1 André Gide, L 'Immoraliste , ed. cit., pp.181
76 senti en eux une ignorante grossièreté qu’il prend pour de la belle barbarie.
Ce qu’on doit apprécier à Michel, c’est son courage d’embrasser le
changement, son courage d’aller j usqu’au bout de lui -même. Qu’a poursuivi
Michel dans sa nouvelle vie? Non tel ou tel plaisir, rare, étrange, pervers, mais
toujours et partout l’instinct et son libre jeu. Qu’a -t-il demandé à Ménalque, à
Alcide, à Moktir, à tous? Il a demandé l’exemple de l’instinct. Ainsi, Michel
cherchant l’instinct, ne saura trouver que le vice, ambitionnant l’amoralisme. Son
«retour à la nature» sera un «retour à la mauvaise nature».
Cette nouvelle pensée adoptée par Michel déborde de disponibilité et
garde en elle le d icton: «Aller vers TOUT ce qui augmente la vie». L’inquiet et
brûlant Michel devient immoraliste, non parce qu’il trouve la loi injuste, mais
parce qu’il aime à la vie l’esprit de révolte qui la rend plus intense. Il préfère être
naturel dans le mal que co ntrefait dans le bien.
L’Immoraliste est le seuil d’une vie nouvelle. C’est le roman d’un homme
qui découvre la vie, qui se penche vers elle et en respire tous les parfums. Cette
œuvre de révolte morale et d’insubordination, à titre théorique et doctrinal (il
semble traduir l’idée «Nous autres immoralistes») est une profonde histoire
humaine qui pose le problème fondamental et étemel des conditions morales de
notre existence. C’est le roman d’un être guéri qui a subi une transformation
psychologique, transf ormation qui lui a développé la volonté d’agir.
En guise de conclusion on peut dire que l’écriture d’André Gide est en
général, et L 'Immoraliste ne fait pas exception, une écriture qui traduit le besoin
de se dépouiller du passé; c’est un parfait oubli d’hier qui te pousse à découvrir
le présent, à saisir la beauté d’un instant.
77 MORT DE LA MORALE ?
MOTTO: «Redressez -vous donc, fronts courbés! Regards inclinés vers
les tombes, relevez -vous! Levez -vous non vers le ciel creux,
mais vers l’horizo n de la terre. Vers où te porteront tes pas,
camarade, régénéré, vaillant, prêt à quitter ces lieux tout
empuantis par les morts, laisse t’importer en avant ton espoir.
Ne permets pas qu’aucun amour du passé te retienne. Vers
l’avenir élance -toi. La poésie , cesse de la transférer dans le
rêve; sache la voir dans la réalité»1.
Depuis quelques décennies, on parle souvent de «post – modernité». On
veut ainsi caractériser l’évolution de la société marquée par la montée d’un
nouveau souffle, celui de l’invidual isme. Pour comprende l’apparition et
l’évolution d’une société hyper -individualiste il faut, dès la début, jetter un œil
critique sur la longue durée de l’histoire.
BRÈVE HISTOIRE DE LA MORALE
Nous distinguerons trois phases essentielles dans l’histoire de la morale.
La première est la plus longue historiquement. C’est la phase théologique. A peu
près jusqu’au début du XVIIIeme siècle, en Europe, la morale est inséparable des
commandements de Dieu. C’est par la Bible, et par elle seule, que les hommes
peuvent connaître la vraie morale, qui n’apparaît pas comme une sphère
indépendante de la religion. Hors de l’Église et de la foi en Dieu, il ne peut y
avoir de vertu. Pour la majorité des gens et des penseurs, seul l’Évangile et la foi
en Dieu justicier perm ettent d’assurer efficacement la morale. Donc, pour
résumer cette caractérisation on peut affirmer que la morale n’est possible que
par la croyance en Dieu.
Ce schéma fonctionne en gros jusqu’à la fin du XVIIeme siècle. C’est là
que commence la deuxième ét ape, que l’on pourrait appeler la phase laïque –
moraliste des sociétés nées de la modernité. On la situe entre 1700 et 1950.
À partir du siècle des Lumières, les modernes ont cherché à construire
une morale indépendante des dogmes religieux et de l’autorité de l’Église. Pour
1 André Gide, Les nourritures terrestres , ed. cit., pp .245
78 ces penseurs, la morale vient des hommes, de la raison humaine, et c’est tout. On
rejette l’idée d’un fondement théologique de la morale. Les principes moraux
sont pensés comme des principes strictement rationnels, universels. C’est la
constitution de la morale «naturelle». L’idée est que ce sont les religions qui
détournent les hommes de la vraie justice et de la vraie moralité et qu’en réalité,
s’il y a plusieurs religions, il n’y a qu’une seule vraie justice et une seule vraie
morale, rationnelle, présente en tout homme. Autrement dit la morale est
indépendante des confessions théologiques.
On trouve cette idée chez la plupart des penseurs du XVIIIeme siècle, de
Voltaire à Kant, en passant par Montesquieu, Rousseau, etc. L’idée qui s’im pose
est qu’une vraie morale est possible, même pour les athées, que la moralité n’a
pas besoin des châtiments de l’enfer pour être authentique. L’homme peut
accéder à la vertu sans l’aide de Dieu et des dogmes théologiques.
Mais le paradoxe est qu’en s’ém ancipant de l’esprit de religion, cette
deuxième phase de l’histoire de la morale connut une autre religion, celle du
devoir, c’est -à-dire le culte laïque de l’abnégation et d’un dévouement sans
limites au service de la famille, de la patrie ou de l’histoi re.
Donc ces sociétés laïques qui ont inventé les Droits de l’Homme et qui
se sont édifiées pour la première fois dans l’histoire à partir des droits de
l’individu (liberté, égalité), ces mêmes sociétés ont continué longtemps, en dépit
de cette référence f ondamentale aux droits de l’homme, à entrenir la rhétorique
d’un devoir rigoriste, sacrificiel et absolu.
Depuis 1950 commence une troisième phase de l’histoire de la morale,
celle qu’on peut appeler «post -moraliste». Mais il est absolument nécessaire de
préciser que la société «post -moraliste» ne veut pas dire société sans morale. Cela
signifie tout simplement une société qui stimule d’avantage les désirs, le moi, les
droits, le bonheur et le bien -être individuel. Ce type de société n’est plus dominé
par l es grands impératifs d’un devoir difficile, sacrificiel même, mais par la
préoccupation pour obtenir le bonheur, la satisfaction.
André Gide, chantre de l’épanouissement de l’individu, qui n’a cessé de
parler de l’individu qu’il connaissait le mieux: lui -même, semble difficile à
situer. Strictement du point de vue chronologique, il se place dans la deuxième
phase (en fait, la société décrite par André Gide ressemble à celle laïque –
moraliste), mais son esprit contradictoire, qui aime choquer et qui l’a fait mener
une vie vouée à des combats dans tous les domaines (littéraire, moral, religieux,
esthétique, politique, sexuel) le situe dans la dernière phase de morale
révolutionnaire. Là, il n’y a plus d’obligations, là tout est disponibilité, là est le
79 nouveau.
En l’honneur de ce «renouveau», Gide construit la nouvelle Évangile
dont on a parlé.
Cet écrivain, plus qu’aucun autre jusqu’à lui, cherche à traduire l’idée
qu’on ne doit plus culpabiliser les individus, mais qu’on doit les animer, les
réveiller du somme il contagieux de la monotonie, de l’ennui et de l’esprit de
discipline. Il s’offre en exemple éloquent. Il s’apporte comme évidence d’un être
révitalisé, ressuscité, exorcisé.
Telle est la nouveauté de l’âge «post -moraliste». Il ne crée pas une
conscience régulière, difficile, intériorisée du devoir. Il institue plutôt ce que l’on
pourrait appeler, une morale sans obligation ni sanction.
On peut avancer l’idée que la bonne littérature doit produire des livres
qui ne soient pas comme une drogue médiocre, ou qui ne fasse que nous amuser
pendant quelques instants. Le rôle d’une vraie œuvre d’art doit être, lié, avant
tout, à une meilleure connaissance de soi -même, connaissance qui peut être
acquise par la réflexion du lecteur sur les questions que lui poseront le livre,
fauteur. En revenant à Gide il faut remarquer que par opposition aux naturalistes,
qu’il a pleinement critiqués, il est en faveur d’une “opéra aperta”, mobile et
nonfinie , qui ne massacre pas la surprise: «l’art serait, malgré la plus parfaite
explication, de réserver encore la surprise »1. D’ailleurs une des raisons de cet
inachèvenement est, à côté de la vie, la latitude qu’il veut laisser au lecteur, pour
qu’il y ait aussi esprit critique et individualité de son côté. André Gide confesse
qu’il veut une œuvre d’art où rien ne soit accordé par avance, une œuvre devant
laquelle chacun reste libre de protester. Certes, son œuvre rencontrera des
incompréhensions, sera victime d’injustices, mais c’est bien son aspect
contradictoire qui devient le sign e même de sa richesse, de sa vérité, ainsi que le
garant de sa durée.
«S’il (Passavant) sentait son œuvre durable, il la laisserait se défendre
elle-même et ne chercherait pas sans cesse à la justifier. Que dis -je? Il se
féliciterait des incompréhensions, des injustices. Autant de fil à retordre pour les
critiques de demain.»2. C’est ainsi qu’André Gide exprime son désir de laisser
les gens se tromper, son besoin de ne pas être intégralement compris, de s’offrir
aux incompréhensions, le plus simplement, le plus naturellement et sincèrement
qu’il peut. Le grand art à toujours connu cette loi:
1 André Gide, Journal 1906, pp.196
2 André Gide, Journal d'Edouard, Les F aux -Monnayeurs, ed. cit., pp.98
80 «Toutes les grandes œuvres d’art sont d’assez difficile accès. Le lecteur
qui les croit aisées, c’est qu’il n’a pas su pénétrer au cœur de l’œuvre.»1
Grand libérateur. A ndré Gide a constatemment lutté pour la possibilité
d’agir, de penser et de s’exprimer selon son choix. Il y a, donc, plusieurs
modalités de manifester sa liberté: par l’action, par la pensée et par l’expression.
Il a valorisé chacune de ces libertés et c’ est ainsi seulement, par cette voie du
renoncement au passé avec ses contraintes, qu’il a réussi à manifester pleinement
sa personnalité.
Sa quête du bonheur, son besoin de volupté, impérieux jusqu’aux
derniers jours de sa vie lui confèrent son statut de p ermanence. Il n’est pas devenu
un respectable auteur de bibliothèques, qu’on ne lit plus, il a encore des paroles
pour les temps présents.
Gide est orienté vers un devenir, il suit un itinéraire et affirme une
conscience en mouvement, en genèse illimitée. Il est une conscience encore
vivante, un exemple irremplaçable, parce qu’il a choisi de devenir sa vérité. C’est
à partir de là que les hommes d’aujour d’hui peuvent devenir des vérités
nouvelles.
1 André Gide, Journal . ed. cit., pp.660
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